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Le Poète Novalis (T. de Wyzewa, 1900)

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Revue des Deux Mondes4e période, tome 162 (p. 400-423).

LE POÈTE NOVALIS



Novalis, der Romantiker, par Ernest Heilborn, 1 vol. ; Novalis Schriften, 3 vol. ; Berlin, librairie Reimer, 1900.


Dans son livre De l’Allemagne, — qu’il paraît avoir écrit surtout pour déprécier, aux yeux du lecteur français, les poètes allemands ses confrères, — Henri Heine consacre à Novalis un petit chapitre dont on a vanté souvent la piquante et gracieuse ironie. Après avoir dit que « le véritable nom de ce poète était Hardenberg, » et après avoir donné sur sa vie et son œuvre quelques renseignemens, pour la plupart inexacts, il raconte qu’il a connu autrefois une jeune Allemande qui admirait Novalis. Le passage mérite, au reste, d’être rappelé tout entier :

La Muse de Novalis était une jeune fille blanche et élancée, aux yeux bleus et sérieux, aux cheveux blonds dorés, aux lèvres riantes, et avec un petit signe maternel, couleur de fraise, sur le côté gauche du menton. C’est que je me représente comme la Muse de la poésie de Novalis la jeune fille même qui me fit connaître Novalis, et dans les mains de qui je trouvai le livre de maroquin rouge à tranches dorées qui renfermait le roman de Ofterdingen. Elle portait toujours une robe bleue, et elle se nommait Sophie. Elle vivait à quelques heures de Gœttingue, chez sa sœur, qui était maîtresse de poste… Elle était délicate comme une sensitive, et ses paroles étaient si parfumées, si harmonieuses ! Quand on les mettait ensemble, elles devenaient tout naturellement des vers. J’ai noté plusieurs choses qu’elle m’a dites : ce sont de singulières poésies tout à fait à la manière de Novalis, mais encore plus spiritualisées et plus éclatantes. Une de ces poésies, qu’elle me disait lorsque je lui fis mes adieux, en partant pour l’Italie, m’est particulièrement chère. Une nuit d’automne, dans un jardin où une fête s’est terminée par une illumination, on entend un colloque entre le dernier lampion, la dernière rose et un cygne sauvage. Les brouillards du matin s’élèvent, le dernière lampe s’éteint, la rose s’effeuille, et le cygne, ouvrant ses ailes blanches, s’envole vers le Sud…

Lorsque, vers la fin de l’automne de 1828, je revins du Sud, ma route me conduisit dans les environs de Gœttingue, et je m’arrêtai, pour changer de chevaux, chez ma grosse amie la maîtresse de poste… Mlle Sophie était à la fenêtre et lisait ; et, lorsque je montai vers elle, je retrouvai dans ses mains le volume de maroquin rouge à tranches dorées, le roman d’Ofterdingen de Novalis. Elle avait toujours lu et sans cesse dans ce livre ; aussi elle ressemblait à une ombre. Sa beauté était toute céleste, et sa vue excitait une douce douleur. Je pris ses deux mains pâles et amaigries dans les miennes, et je lui demandai : « Mademoiselle Sophie, comment vous portez-vous ? — Je suis bien, répondit-elle, et bientôt je serai mieux encore ! » Et elle me montra par la fenêtre, dans le nouveau cimetière, un petit monticule peu éloigné de la maison. Sur cette éminence s’élevait un petit peuplier mince et desséché : on ne voyait que quelques feuilles qui tremblotaient au souffle du vent d’automne. Ce n’était pas un arbre, c’était le fantôme d’un arbre.

Sous ce peuplier repose maintenant Mlle Sophie ; et le souvenir qu’elle m’a laissé, le livre de maroquin rouge aux tranches dorées, où se trouve le roman d’Henri d’Ofterdingen de Novalis, est placé en ce moment sur ma table, et je m’en suis servi pour composer ces pages.

C’est là, certainement, d’excellente ironie, encore qu’elle puisse s’appliquer à n’importe quel poète tout autant qu’à l’auteur d’Henri d’Ofterdingen. Mais, pour peu qu’on ait fait connaissance avec Novalis, cette ironie risque de perdre une partie de son charme : car non seulement on regrette, alors, qu’Henri Heine n’ait pas cru devoir relire d’abord le livre dont il se moquait, puisqu’il en avait précisément sous la main un bel exemplaire de maroquin rouge aux tranches dorées ; on regrette aussi que, s’étant chargé de nous renseigner sur les poètes allemands, il ait cru devoir prendre pour objet de sa moquerie le plus pur et le plus noble d’entre eux, un poète dont je ne crois pas que personne, avant ni après lui, ait cité le nom sans un tendre respect. Et l’on a beau se rappeler que la critique de Heine, de l’aveu même des plus zélés de ses apologistes, « est toujours inspirée par des rancunes personnelles, » on ne devine pas quelle rancune peut avoir inspirée au poète d’Atta Troll un homme qu’il n’a point connu, — Novalis étant mort dès 1801, — et qui, durant sa courte vie, s’est soigneusement gardé de toute polémique. Peut-être le grand tort de Novalis, aux yeux de Heine, a-t-il été de s’appeler Hardenberg, ou plutôt de Hardenberg (la particule, ici, constitue entre les deux noms une différence essentielle), et de descendre d’une des plus illustres familles de l’Allemagne ? Ou bien encore, peut-être, Henri Heine ne pardonnait-il pas à Novalis d’être le plus chrétien des poètes allemands, celui d’eux tous qui, suivant l’expression du romancier réaliste Théodore Fontane, « a exprimé avec le plus de vie et de profondeur l’aspiration des âmes vers la Croix ? » Comme la sœur de la maîtresse de poste, Novalis ne croyait pas que la mort nous détruisît tout entiers : là était, en vérité, leur seule ressemblance ; mais c’est elle, sans doute, qui aura suffi à l’Hellène de Dusseldorf pour associer dans un même mépris leurs deux souvenirs.

Fort heureusement, d’ailleurs, Henri Heine s’exagérait la portée de sa critique, lorsque, dans l’épilogue de son Allemagne, il parlait de ses « campagnes exterminatrices contre le romantisme, » et se vantait « d’avoir porté à la poésie romantique allemande les coups les plus mortels. » Ces « coups » ne paraissent pas, en tout cas, avoir nui le moins du monde à la renommée de Novalis ; car celle-ci reste aujourd’hui plus vivante, plus fraîche que jamais. D’un bout à l’autre du siècle qui s’achève, depuis Schleiermacher jusqu’à Théodore Fontane, tous les écrivains allemands se sont accordés à lui rendre hommage. L’influence de Novalis s’est fait sentir dans les domaines les plus divers de la pensée allemande. Elle a créé, pour ainsi dire, une forme nouvelle de l’ancienne sensibilité nationale, un état romantique foncier et constant, dont on chercherait vainement la trace au XVIIIe siècle, et qui, désormais, survit à toutes les variations des écoles et des genres. Plus que l’influence de Weber et plus que celle de Schopenhauer, c’est l’influence de Novalis qui se retrouve au fond de l’art wagnérien : choix des sujets, doctrine artistique, procédés pratiques, tout le drame de Richard Wagner est comme pressenti dans les Fragmens du poète-philosophe. Et lorsque, après un effort obstiné de près d’un demi-siècle, l’Allemagne a enfin reconnu l’impossibilité, pour elle, d’échapper à ce romantisme qui est sa nature même, vers aucun de ses poètes d’autrefois elle ne s’est retournée aussi volontiers que vers l’auteur d’Henri d’Ofterdingen et de l’Hymne à la Nuit. C’est au nom de Novalis que, depuis deux ou trois ans, la jeune critique allemande proclame la faillite définitive du naturalisme, et présage l’avènement d’un esprit nouveau.

Étrange et enviable fortune d’un poète mort à vingt-neuf ans, et qui n’a, en quelque sorte, laissé que des ébauches ! Car de son Henri d’Ofterdingen Novalis, comme on sait, n’a pu écrire que le premier chapitre ; le recueil complet de ses poèmes tient à peine cinquante pages ; et, si l’on excepte de son œuvre les Fragmens extraits par ses amis de ses cahiers de notes, ces poèmes et ce chapitre de roman forment la totalité de son bagage littéraire, avec un petit conte philosophique et un article de dix pages sur le Christianisme. C’est avec ce mince bagage que la gloire de Novalis a traversé tout un siècle : et un phénomène aussi rare prouve assez, à lui seul, qu’il y a dans l’œuvre du poète romantique quelque chose de plus « spiritualisé » et de plus « éclatant » que dans les dialogues imaginés par la jeune amie de Heine entre un lampion et un cygne sauvage. Mais, au reste, le phénomène, pour rare qu’il soit, n’a plus rien qui étonne dès que l’on a jeté les yeux sur l’œuvre de Novalis : œuvre qui ne pouvait, en effet, avoir à craindre la concurrence d’autres œuvres de poètes, car elle ne ressemble à aucune autre, et restera à jamais unique dans son genre. Elle est, avec cela, parfaite, écrite en une langue d’une sobriété, d’une justesse, d’une harmorie merveilleuses ; elle est si riche d’idées que Carlyle a pu dire d’elle qu’elle « transportait la pensée dans un monde nouveau ; » mais surtout elle est tout imprégnée, pétrie de poésie. Qu’on lise Henri d’Ofterdingen ou l’article sur le Christianisme, les hymnes à la Vierge ou les Fragmens, un même parfum se dégage de ces écrits divers : le parfum d’une âme passionnément, exclusivement poétique, portée, par instinct à la fois et par habitude, à ne concevoir toutes choses que sous la catégorie de la pure beauté.

Trois hommes qui, tous trois, avaient dans leur jeunesse connu Novalis, Frédéric Schlegel, Schleiermacher et Henri Steffens, se sont rencontrés plus tard à lui appliquer l’épithète de « divin : » ils voulaient sans doute désigner par là cet indéfinissable rayonnement de génie qui, après cent ans, continue à émaner pour nous de son œuvre. Mais lui-même nous a laissé un terme meilleur encore pour le définir. Un de ses Fragmens se termine par ces mots, en français, et notés peut-être dans quelque livre français : « Toujours en état de poésie. » C’est « en état de poésie » qu’il a vécu toute sa vie. Il était « ivre de poésie » comme Spinoza, d’après lui, était « ivre de Dieu, » comme le Japonais Hokousaï se disait « ivre de lignes et de couleurs. » « La poésie, lisons-nous dans un autre de ses Fragmens, est la seule réalité absolue : là est le noyau de ma philosophie. Plus une chose est belle, plus elle est vraie. » Et, comme son ivresse naturelle ne l’empêchait pas d’avoir une intelligence très active et très clairvoyante, il a eu le singulier privilège de transformer en poésie mille sujets d’ordinaire réservés à la prose, depuis l’histoire et la politique jusqu’à l’orographie et à la médecine. Il a transformé en poésie la philosophie de Fichte : et tout de suite, sans rien perdre de sa force logique, elle a revêtu une touchante beauté. Il a transformé en poésie sa religion protestante ; et ses hymnes, aussitôt qu’on les a publiées, ont été admises au premier rang des chants liturgiques. Il a transformé en poésie le roman sentimental tel que l’avaient créé l’auteur de la Nouvelle Héloïse et l’auteur de Werther : et le premier chapitre d’Henri dOfterdingen est devenu à la fois la source et le modèle d’un roman nouveau, où la réalité des sentimens ne trouve de place qu’après s’être soumise aux conditions de la beauté poétique. Tout ce qu’il a touché, Novalis l’a aussitôt transformé en poésie ; et du même coup il l’a, pour ainsi dire, rendu inaltérable, il l’a mis à l’abri des changemens de la mode. Voilà pourquoi son œuvre garde, après un siècle, la fraîcheur qui émerveille en elle tous ceux qui l’approchent. Ce n’est point par son romantisme qu’elle touche et séduit : c’est par cet incomparable parfum de poésie qui se dégage d’elle.

Et toute l’âme de Novalis est dans ce parfum. Comme le dit encore Carlyle, « jamais œuvre ne fut plus étroitement rattachée à l’être de son auteur. » Lire Novalis, c’est pénétrer en lui, c’est le voir lui-même, un beau jeune prince attentif et souriant, avec le doux éclat de ses grands yeux noirs. Tel, du moins, il apparaît à travers son œuvre. Tel je me l’imaginais, sans rien savoir de sa vie ni de sa personne ; et tel je viens de le retrouver dans une intéressante étude biographique que lui a consacrée un érudit allemand, M. Ernest Heilborn, qui a en même temps publié une nouvelle édition de son œuvre, classée suivant l’ordre des dates et enrichie de nombreux fragmens inédits.

Mais je ne puis songer, malheureusement, à définir ici l’œuvre de Novalis. Malgré l’exemple de Taine et d’autres maîtres éminens, je suis de plus en plus disposé à croire que c’est chose impossible de porter un jugement critique sur des œuvres étrangères, surtout lorsqu’elles n’ont pas été traduites et mises, ainsi, d’avance à la disposition du lecteur. Et je dois ajouter que l’œuvre de Novalis, au contraire de la plupart des œuvres des poètes, me semble de celles qu’on pourrait traduire sans trop de dommage ; ou plutôt le dommage serait grand, car le charme du style s’évanouirait dans la traduction ; mais la pensée, au moins, resterait entière, et l’on serait étonné de sa nouveauté, de sa hardiesse, des magnifiques horizons qu’elle découvre comme en se jouant. Un choix des Fragmens philosophiques de Novalis ferait pâlir les paradoxes les plus brillans de Nietzsche : aussi bien Jean Paul, il y a cent ans déjà, appelait-il Novalis un « nihiliste poétique. » Et l’on s’apercevrait que, des deux « nihilistes,» le poète n’est ni le moins spirituel, ni le moins profond. Mais, en attendant que, de cette façon, nous soit enfin révélée l’œuvre de Novalis, je vais essayer de raconter brièvement sa vie, m’aidant à la fois du consciencieux travail de M. Heilborn et de l’image que Novalis nous offre de lui-même, presque à toutes les pages de tous ses écrits.

I


« Le deuxième jour de mai de l’an 1772, à Wiederstedt, Dieu nous a fait la joie de nous envoyer un fils, qui a reçu au baptême le nom de Georges-Frédéric-Philippe de Hardenberg. » C’est en ces termes que la mère de Novalis notait, dans le « livre de raison » de la famille, la naissance du futur poète. Le château de Wiederstedt, construit sur les ruines d’un ancien couvent, appartenait aux Hardenberg depuis la guerre de Trente Ans. Il leur appartient encore. C’est un vaste édifice d’aspect tout militaire, formé de deux ailes massives entre lesquelles se dresse une tour à créneaux. « Une porte basse conduit à l’intérieur du château, où s’ouvrent de longs corridors, restes de l’ancien cloître. Des escaliers très larges donnent accès aux grandes et claires salles du premier étage. Mais les pièces du rez-de-chaussée sont humides et sombres, et c’est dans ces pièces que demeuraient les parens de Novalis ; séjour qui ne pouvait manquer d’être fort malsain pour une race anémique et minée de phtisie. On voit encore le lit où Novalis est né : il est au fond d’une alcôve creusée dans le mur, et l’on y monte par des marches de bois, hautes et difficiles. »

Le père de Novalis paraît avoir été un homme d’un esprit supérieur. Juriste, ingénieur, soldat, il s’était distingué dans tous les emplois qu’il avait traversés. Mais en vieillissant il était devenu misanthrope, et la jeune femme que, presque quadragénaire, il avait épousée en secondes noces eut fort à souffrir de ses sombres humeurs. Elle était, elle aussi, de famille noble, mais orpheline et tout à fait sans fortune : les Hardenberg l’avaient recueillie chez eux par charité. Ses trois fils l’adoraient, autant qu’ils respectaient et craignaient leur père. Et, tandis qu’elle leur transmettait les rêves ingénus dont son cœur était plein, le père, avec une rigueur toute féodale, s’occupait du côté positif de leur éducation. Il leur apprenait le grec, le latin, les mathématiques ; il soumettait leurs esprits et leurs corps à une discipline impitoyable ; et surtout il les entretenait dans la pratique de la plus étroite piété, s’étant lui-même affilié à la communauté des Frères Moraves, et ayant donné libre cours à son penchant naturel vers le mysticisme. En 1787, il avait dû quitter le vieux château et se transporter dans la petite ville saxonne de Weissenfels, où il avait obtenu la place de directeur des salines : mais, à Weissenfels comme à Wiederstedt, il avait imposé à sa femme et à ses enfans une vie de privations et de solitude. Et Georges-Frédéric, jusqu’à dix-huit ans, n’avait connu d’autre distraction qu’un assez long séjour chez un de ses oncles, commandeur de l’Ordre Teutonique. Il y avait entrevu une vie d’élégance et de luxe dont le souvenir, plus tard, devait former un des principaux alimens de sa rêverie.

En 1790, à dix-huit ans, il fut envoyé au collège d’Eisleben, où il acheva de se prendre d’un amour passionné pour Virgile et Horace. On peut dire que, depuis lors, il ne cessa plus de les lire : ils furent ses vrais maîtres, avec Fichte, le mystique hollandais Hemsterhuys, et l’auteur de Wilhelm Meister. Mais son premier initiateur à la vie poétique fut Schiller, qu’il eut l’occasion de connaître, dès l’année suivante, à léna. Il vint en effet dans cette ville, au sortir du collège, pour commencer ses études de droit ; et, dès qu’il y fut arrivé, il oublia ce qu’il était venu faire. Il eut de nombreux duels, des aventures galantes plus nombreuses encore : car, comme je l’ai dit, il ne ressemblait que de très loin à la chaste Sophie dont parle Henri Heine ; il était, par nature, plein de jeunesse et de vie, avec une ardeur sensuelle dont ses amis eux-mêmes étaient effrayés. Et peut-être commençait-il, dès lors, à écrire des vers. On a gardé toute une série de ballades, de sonnets, d’épigrammes qui doivent dater de ses années d’université, et qui, d’ailleurs, auraient pu sans dommage demeurer inédites.

Il passa près d’un an à léna, y fit des dettes que ses parens eurent peine à payer, et négligea tout à fait ses études de droit. Son père commençait à désespérer de lui, lorsque l’idée lui vint d’appeler à son aide ce Frédéric Schiller dont son fils lui parlait avec tant d’enthousiasme. Et ce fut Schiller qui, à la demande du vieux baron de Hardenberg, entreprit de ramener Novalis à l’étude du droit. « Schiller, — écrivait Novalis, — vient de me convertir. Il m’a révélé des fins supérieures, et que jusqu’ici je n’avais point soupçonnées, dans ces graves sciences qui, je le vois à présent, ont de quoi intéresser passionnément tout homme sain d’esprit et de cœur. » Et, pour mieux profiter de sa conversion, il résolut de quitter le milieu, trop littéraire, d’Iéna, pour aller faire son droit à l’université de Leipzig.

Il rencontra à Leipzig un jeune homme qui n’eut certainement pas sur lui l’influence profonde qu’avait eue Schiller, mais qui devint, depuis lors, le plus intime de ses confidens. « Figure-toi, — écrivait Frédéric Schlegel à son frère Auguste-Guillaume, — que la destinée a envoyé sur ma route un garçon dont on peut tout attendre pour l’avenir. Il m’a plu infiniment, je lui ai plu aussi, et bientôt il m’a ouvert au large le sanctuaire de son cœur. Tout jeune encore, d’éducation raffinée, un charmant visage avec des yeux noirs d’une expression magnifique. Et une rapidité de conception et d’élaboration vraiment surnaturelle. Figure-toi qu’il ne tient pas à la vérité, mais à la beauté ! Il m’a exposé son opinion, avec un feu sauvage, le premier soir où il est venu chez moi. Il dit qu’il n’y a au monde rien de mauvais, et que l’humanité, partie de l’âge d’or, finira tôt ou tard par y revenir. Jamais je n’ai vu une aussi parfaite gaieté de jeunesse... Son nom est Frédéric de Hardenberg. »

Le soir où Novalis, dans une petite chambre d’étudiant, à Leipzig, « exposa son opinion » devant Frédéric Schlegel, c’est de ce soir que date l’école romantique allemande. Et l’on ne peut s’empêcher de se rappeler, à cette occasion, les lettres où un autre jeune homme élu d’en haut, Mozart, exposait à son père le devoir, pour l’artiste, de maintenir la vérité dans les limites de la beauté. Aussi bien Mozart est-il peut-être, de tous les poètes, celui dont le génie ressemble le plus à celui de Novalis. Et tous deux, par un touchant privilège, ont pu garder jusqu’au bout leur « gaieté de jeunesse. » On lit dans les Fragmens de Novalis : « Darwin a fait la remarque que la lumière du jour, à notre réveil, nous aveugle moins quand nous avons rêvé d’objets lumineux. Heureux donc ceux qui, dès ce monde, ont rêvé du ciel ! Ils seront ainsi plus préparés à en supporter l’éclat. » Heureux Novalis et Mozart, qui tous deux, dès ce monde, « ont rêvé du ciel ! »

Mais, tout en rêvant du ciel, et tout en associant à ses rêves son ami, — qui aussitôt s’empressait de les réaliser en bonne prose, pour en faire le programme d’une école nouvelle, — le jeune étudiant continuait à jouer, à courir les filles, et à s’endetter. « Le pauvre Hardenberg m’effraie fort , écrivait Frédéric Schlegel, il se conduit comme un enfant, et vient de faire une tache à son honneur. » Quelle « tache ? » On l’ignore, mais on suppose qu’il se sera agi de quelque adultère : et, dans ce cas, le reproche est particulièrement piquant de la part de Frédéric Schlegel qui devait, bientôt après, enlever la femme de son ami Veit, fille du fameux Moïse Mendelssohn. On sait du moins que, bientôt, la situation de Novalis à Leipzig devint si intolérable que le jeune homme, prenant un grand parti, résolut de renoncer à ses études pour entrer dans l’armée. Il se rendit à Eisleben, se présenta chez le colonel d’un corps de cuirassiers, et apprit, à sa grande désolation, que, faute de fortune, il ne pourrait s’engager que dans l’infanterie. Ainsi s’effondra son rêve de gloire militaire.

Il voulut alors essayer d’une troisième université, la plus studieuse de toutes et la plus paisible. Et, cette fois, l’essai fut heureux. Un an de séjour à Wittenberg lui suffit pour achever ses études de droit, si bien que, dès le mois d’octobre 1794, il fut en état de commencer son stage dans l’administration : car ses parens entendaient faire de lui un fonctionnaire, et lui-même s’y résignait sans trop de regrets. Il commença donc son stage à Tennstedt, en Thuringe, auprès d’un président de district à qui son père l’avait recommandé. Et c’est là, en novembre 1794, que lui arriva l’unique aventure de sa vie qui mérite d’être rapportée.

II


Le hasard d’une tournée administrative le conduisit, un jour, dans un château des environs de Tennstedt où demeurait un certain baron de Kühn, homme de mœurs équivoques, et fort mal élevé. Ce baron avait une fille toute jeune encore, nommée Sophie, que l’on présenta à Novalis avec les autres enfans : et Novalis, dès qu’il la vit, se prit pour elle d’un amour passionné. Tous les soirs, depuis lors, il revint au château de Grüningen, chevauchant à travers le vent et la pluie pour passer quelques minutes auprès de sa chère Sophie, Et, cinq mois après sa première visite, en mars 1795, il se fiança secrètement avec elle.

Un extrait du Journal de Sophie de Kühn suffira à donner l’idée de la simple et naïve enfant qu’elle était, surtout si nous ajoutons encore qu’elle ne savait ni l’orthographe ni la grammaire, et que son petit cerveau semblait tout à fait incapable d’acquérir jamais aucune instruction.

3 janvier 1795. — Ce matin, j’ai écrit aux tantes. Il n’y a pas eu d’école parce que M. Graf était malade. — 4. Nous avons été seules. Après-midi, j’ai été au Fauwerk. Le soir, nous avons voulu aller chez le maître d’école, mais il n’était pas chez lui. — 5. Ce matin, papa et Georges sont partis pour Sagafftet. Le départ de Georges m’a gâté toute ma journée. — 7. Ce matin, Hardenberg est monté à cheval. Rien d’autre ne s’est passé. — 8. Aujourd’hui nous avons été seuls de nouveau. Rien ne s’est passé. — 9. Aujourd’hui nous avons été seuls de nouveau, et rien ne s’est passé.

Elle écrivait à son fiancé des lettres du genre de celle-ci :

Comment êtes-vous rentré, cher Hardenberg ? Bien, n’est-ce pas, et sans accident ? Et maintenant écoutez une réclamation que je vais vous faire. Quand vous m’avez donné de vos cheveux, je les ai enroulés dans un papier et les ai mis sur la table de Hans. Et l’autre jour, quand j’ai voulu les prendre, il n’y avait plus ni cheveux ni papier. Prière, donc, de vous faire encore une fois couper des cheveux ! Votre amie Sophie de Kühn.

Novalis, cependant, l’aimait de tout son cœur. Tantôt il jouait avec elle, car il n’était lui-même qu’un enfant, tantôt il lui confiait ses projets et ses rêves, qu’elle écoutait avec de grands yeux étonnés. Et la nuit, rentré à Tennstedt, il essayait de fixer, de préciser l’image qu’il se faisait d’elle, comme aussi de définir la vraie nature des sentimens qu’elle lui inspirait. Ce poète a été en effet, toute sa vie, le plus attentif des observateurs, et nous aurons bientôt l’occasion de voir avec quelle sûreté il savait analyser jusqu’aux nuances les plus subtiles de sa vie morale. Quant à la petite Sophie, voici une sorte de portrait que, pour son propre usage, il avait dessiné d’elle, sans doute au retour d’une de ses visites :

Sa maturité précoce. Elle désire plaire à tous. Sa crainte respectueuse de son père, sa décence, et pourtant son innocent abandon. Son attitude dans la maladie, ses humeurs. De quoi parle-t-elle le plus volontiers ? Sa politesse à l’égard des étrangers, sa bienfaisance, son goût pour les jeux enfantins, son instinct musical. Aime-t-elle lire ? Son goût pour les ouvrages de dames. Elle ne veut rien être. Elle est quelque chose. Son visage, sa taille, sa santé. Elle ne fait pas grand cas de la poésie. Sa franchise à mon égard, à l’égard des autres. Elle ne semble pas encore s’être éveillée à la réflexion ; mais moi-même ne m’y suis éveillé qu’assez tard. Son attitude envers moi. Sa peur du mariage. Ce qui lui plaît le plus dans les hommes et les choses. Son tempérament est-il formé ? Sa peur des revenans. Son talent d’imitation. Elle est sensible, irritable. Elle a le goût de la mesure. Son esprit d’ordre. Son désir de commandement. Elle veut que tout le monde m’aime. Elle a jugé mauvais que je me sois trop tôt adressé à ses parens, que j’aie trop vite laissé échapper le secret de notre amour. Elle n’entend pas être gênée en rien par mon amour. Souvent mon amour lui pèse. Elle est profondément froide. Aptitude énorme de toutes les femmes à cacher, à feindre. Leur don d’observation plus fin que le nôtre, leur tact plus sûr. Toutes les femmes sont plus parfaites que nous. Plus libres que nous. D’ordinaire moins bonnes que nous. Elles discernent mieux que nous. Ce qui est pour elles nature, chez nous paraît art, et c’est notre nature qui est artifice chez elles. Elles individualisent, tandis que nous universalisons. Sophie ne croit pas à la vie future, mais à la métempsycose. Elle n’aime pas qu’on fasse trop attention à elle, et n’admet pas non plus d’être négligée. Elle me veut toujours gai. Elle ne se laisse pas tutoyer. Ses mets favoris : la soupe aux légumes, la viande de bœuf, les haricots, l’anguille. Elle boit volontiers du vin. Elle a du goût pour la comédie. Elle pense plus aux autres qu’à soi-même.

Novalis aimait tendrement sa fiancée, tout en ne se faisant guère, comme l’on voit, d’illusions sur elle. Il lui consacrait toutes ses heures de loisir, il n’était heureux qu’auprès d’elle, et rêvait du moment où il pourrait enfin l’avoir toute à lui. Mais, à en juger par certains mots de ses lettres, peut-être son amour n’aurait-il pas résisté à une attente trop longue, et certes, en tout cas, il n’aurait pas eu sur lui la profonde et bienfaisante influence qu’il a eue, si sa petite fiancée ne s’était, tout à coup, révélée à lui sous un jour nouveau.

Dans les derniers mois de 1795, l’enfant s’alita, dépérit, fut en danger de mort. Et dès cet instant l’amour qu’avait pour elle Novalis se trouva comme transfiguré, il devint une ardente et fiévreuse passion, il alluma dans son cœur et dans son cerveau une flamme qui, désormais, ne devait plus s’éteindre. Amour mélangé de pitié, sans doute, et peut-être de remords : mais d’autant plus il s’empara de tout l’être du jeune homme. Pendant près de deux ans, jusqu’à la mort de Sophie, la vie de Novalis fut une sorte de martyre. Il avait dû quitter Tennstedt, en janvier 1796, pour se rendre auprès de son père à Weissenfels, où il venait d’être nommé commis aux salines. Mais, de loin comme de près, il n’avait de pensée que pour sa Sophie. Quand elle fut transportée à léna, afin d’y subir une opération qui n’eut d’ailleurs d’autre effet que de hâter sa fin, il obtint un congé et accourut près d’elle. Jour et nuit il la veillait, retenant ses larmes pour rire avec elle, la consolant, l’amusant, inventant de beaux contes dont elle était ravie. Et le premier miracle que produisit ce magnifique amour fut d’éveiller l’âme de Sophie elle-même. Au contact de l’âme passionnée de Novalis, cette enfant « profondément froide » s’échauffa, s’épanouit, devint à la fois une femme et une sainte. « Mon cher Hardenberg, écrivait-elle quelques jours avant de mourir, c’est à peine si je puis vous écrire une ligne, mais faites-moi un plaisir : ne soyez pas malheureux à cause de moi ! De cela vous supplie votre Sophie, avec tout son cœur. » Affinés par la souffrance, ses traits avaient pris une beauté merveilleuse : et plus belle encore était son âme, chaque jour plus douce, plus sereine, plus gaie. Les parens de son fiancé, étant venus la voir à léna, l’adorèrent aussitôt comme leur propre enfant ; et il n’y eut pas jusqu’au solennel conseiller Gœthe qui ne pleurât d’émotion en apprenant sa mort.

Elle mourut le 19 mars 1797, après avoir exigé que Novalis s’éloignât d’auprès d’elle pour n’avoir pas l’angoisse de la voir mourir. Et Novalis, revenu à Weissenfels, se jura de continuer à ne vivre que pour elle. Un mois après la mort de Sophie, il commença une façon de Journal où il nota, chaque soir, la place qu’avait tenue la jeune morte dans l’emploi de sa journée : impitoyable à s’accuser de froideur ou de négligence, impitoyable à se torturer en toute manière, comme pour offrir à Sophie le sang de son cœur. Je regrette de ne pouvoir citer en entier les trente pages de ce Journal : c’est sans doute, en son genre, l’un des documens psychologiques les plus étonnans qui soient. En voici quelques phrases, extraites un peu au hasard :

21 avril, 34 jours après la mort de Sophie. — Ce matin, rêverie sensuelle. Puis ma pensée s’est réveillée, et a pris un tour assez philosophique. J’ai passé ma journée dans un état d’indifférence : par instans même, la société m’a presque fait plaisir. J’ai souvent pensé à Sophie, mais pas avec intimité, trop froidement.

24-37. — J’ai eu ce matin une heure bienheureuse. Ma fantaisie, en vérité, a été par momens un peu lascive ; mais, en somme, assez bonne journée. Mon amour pour Sophie m’est apparu sous une lumière nouvelle. Le soir, jai trop parlé, mais ma résolution ne faiblit pas. Sophie doit de plus en plus vivre en moi, et je dois vivre en elle. Ce n’est que dans son souvenir que je me sens véritablement heureux.

25-38. — Aujourd’hui, viril et sage. Le matin, lu Meister. Beaucoup pensé à Sophie, bravement et librement. Le soir, j’ai eu une très vive impression de sa mort.

3 mai, 46. — Aujourd’hui, j’ai pris plaisir à causer avec le chef du district : et, en conséquence, je n’ai vu mes chères images, ce soir, que dans le lointain, et n’ai pu étreindre mes chères pensées.

4-47. — Je me refroidis, avec une tendance à retomber dans l’état de la vie quotidienne. La société m’est funeste. Efforce-toi seulement vers la réflexion du permanent, et vers l’état où elle t’élève ! Oh ! pourquoi suis-je si peu capable de me maintenir haut ?

5-48. — Ce soir, j’ai eu une vision très vive de Sophie, en profil, près de moi sur le canapé, avec sa cravate verte. Mais je constate avec effroi que, pour la voir nettement, j’ai besoin de l’évoquer dans des situations et des vêtemens caractéristiques. Plus tard, pourtant, j’ai pensé à elle très intimement.

7-50. — Ce matin, j’ai eu une folle peur de devenir malade. Je ne puis toujours pas m’habituer entièrement à ma résolution. Si ferme qu’elle soit, elle m’est trop lointaine, comme étrangère : et cela me rend furieux contre moi-même.

10-53. — J’ai cueilli aujourd’hui des fleurs sur sa tombe. J’ai pleuré, mais je suis resté froid. Le soir, je suis allé pleurer dans le jardin.

18-61. — Je dois persister toute ma vie à ne vivre que pour elle. Ni moi, ni personne autre ne doit compter pour moi. Elle est la plus haute, l’unique. Ah ! si je pouvais, à chaque instant, me rendre digne d’elle ! Mon objet doit être de tout rapporter à son souvenir.

20-63. — Sur son tombeau j’ai beaucoup pensé à elle, mais sans être ému. Ce soir, en revanche, j’ai profondément senti l’horreur de sa mort, ma solitude, ce que j’ai perdu en la perdant. Sans elle il n’y a pour moi rien de réel au monde.

26-65. — À mesure que s’apaise la douleur sensuelle, grandit en moi le deuil de l’àme, s’élève une sorte de désespoir tranquille. Le monde me devient sans cesse plus étranger, les choses autour de moi plus indifférentes. Et d’autant plus il fait clair autour de moi et en moi.

14 juin, 88. — Je m’occupe trop peu d’elle : de là tout mon malaise.

15-89. — Sans elle, que me resterait-il ? Jamais je n’oublierai le moment où, à neuf heures du matin, le 21 mars, j’ai lu la lettre d’Antoine avec ces terribles paroles : « Notre défunte Sophie. » Dieu tout-puissant ! comment puis-je, après cela, me sentir si souvent froid et distrait ?

III


Ainsi Novalis, pendant de longs mois, vécut plongé dans le souvenir de sa fiancée morte. Et, quand enfin il s’éveilla de ce rêve funèbre, un profond changement s’était produit en lui. L’amour et la douleur avaient fait de lui un poète.

C’est en effet des années 1798 et 1799 que datent son Hymne à la Nuit, ses Chants à Jésus et ses Chants à Marie, trois petits cycles qui forment en vérité toute son œuvre poétique, avec les charmantes chansons semées dans le premier chapitre d’Henri d’Ofterdingen et une chanson sans titre, plus jolies encore, où, enivré de la sève ardente du printemps, il croit voir la nature entière accélérer, d’un élan soudain, la lente série de ses transformations. « Peut-être est-ce le nouveau règne qui commence ? La pierre inerte va devenir plante, l’arbre va s’animer à la vie animale, et dans l’animal va apparaître l’homme ! » Pensée qui, d’ailleurs, se retrouve à chaque page des Fragmens, s’accompagnant de cette autre pensée, non moins platonicienne : que l’homme, étant maître de la nature, a le devoir de l’aider à se transformer, de diriger son évolution dans le sens de la bonté et de la beauté. Et tous les poèmes de Novalis sont également riches de pensées profondes et nouvelles ; mais surtout ce sont des poèmes, ou plutôt des chants, et les plus harmonieux qu’ait peut-être connus la langue allemande. Non que le poète ait jamais appliqué pleinement une autre de ses idées, qui consistait à croire que, la poésie étant une forme de la musique, on pouvait écrire des vers dont tout le sens fût dans leur rythme et la mélodie de leurs syllabes, avec l’aide seulement de certaines images fixant et précisant l’effet musical. Cette poésie spéciale, dont on trouverait la théorie complète éparse dans les Fragmens, Novalis a laissé à d’autres le soin de la créer. Tout au plus a-t-il, dans son Hymne à la Nuit, créé le vers libre, si « libre » que, lorsque les Schlegel ont publié le poème dans leur revue, ils l’ont offert au lecteur comme un morceau de prose. Et encore le vers libre, dans ce poème, n’est-il en quelque sorte qu’un artifice de composition, destiné à rendre plus vive la montée du sentiment lyrique : car de page en page le vers devient moins « libre, » s’entremêle davantage de rythmes réguliers, pour aboutir enfin à des strophes d’une prosodie toute classique, légères et fluides comme un chant de Mozart.

L’incomparable beauté musicale des vers de Novalis n’est obtenue ni aux dépens de l’idée, ni aux dépens des règles et de la tradition. Rien de moins révolutionnaire que les Chants à Marie ou que la Chanson du printemps. Mais ni les idées ni les règles n’avaient de quoi embarrasser un poète qui, d’instinct, en toute chose ne voyait que la beauté, et qui, depuis l’enfance, s’était accoutumé à « rêver du ciel. » Et vraiment, comme l’écrivait Frédéric Schlegel à Schleiermacher, il y a quelque chose de « céleste » dans l’harmonie de tous ces poèmes. Mille nuances d’émotion s’y trouvent exprimées sans qu’on aperçoive, pour ainsi dire, le passage de l’une à l’autre, et jamais deux strophes n’ont le même rythme ni la même mélodie, et toutes, cependant, découlent l’une de l’autre, toutes forment un ensemble d’une grâce parfaite.

L’Hymne à la Nuit est une sorte de symphonie lyrique que je ne puis mieux comparer qu’au second acte de Tristan et Iseult. Le poète invoque la bienfaisante douceur de la nuit, il voit en elle le symbole de la vie intérieure, de l’amour, de la beauté ; et sans cesse son invocation devient plus pressante comme aussi plus distincte, jusqu’à ce que, dans les dernières pages, il aspire de toute son âme à une nuit qui ne finisse point. Mais, au contraire des deux amans wagnériens, Novalis n’aspire à cette nuit que parce qu’elle est, pour lui, la seule vraie lumière. Cette nuit signifie à ses yeux la victoire suprême de l’âme, son affranchissement des mauvaises ombres de notre soi-disant réalité terrestre, son entrée, son retour dans sa patrie éternelle. Avec la variété de son symbolisme et le souffle de passion humaine dont il est pénétré, l’Hymne à la Nuit est essentiellement un poème chrétien.

Car, en même temps que l’amour de Novalis a fait de lui un poète, il a rouvert en lui les sources de la foi. Auprès du lit de mort de sa bien-aimée, le jeune homme s’est rappelé les prières qui, enfant, l’avaient consolé, bercé, et l’avaient conduit à ses premiers rêves. « Il y a au monde, écrivait-il dans son Journal, des fleurs qui n’appartiennent pas au climat de cette terre, des fleurs d’origine évidemment supra-terrestre, et qui sont pour nous le signe, l’annonce d’une meilleure vie. La religion et l’amour sont deux de ces fleurs. » Ces deux fleurs se sont épanouies ensemble dans le cœur de Novalis ; et toute son œuvre de poète n’a plus été, depuis lors, que l’écho des sentimens qu’elles lui ont inspirés.

Encore pourrait-on supposer que dans son amour pour Sophie entrait une part d’illusion et de fantaisie : mais sa piété, du jour où il l’a retrouvée, n’a point cessé d’être la simple et profonde piété dun enfant. Parmi les pensées de toute sorte qui lui naissaient à l’esprit, et dont ses Fragmens nous gardent la trace, vainement on chercherait l’ombre d’un doute, ou simplement d’un effort pour persévérer dans la foi. Ni la pratique assidue des sciences naturelles, ni l’habitude passionnée de l’analyse et de la réflexion intérieures, ni les tristesses et les souffrances d’une vie de malade, rien n’a ébranlé un moment la confiance ingénue du jeune poète dans la vérité des dogmes chrétiens. Et la philosophie même, loin de le détourner de Dieu, n’a fait que l’attacher davantage à lui. Lorsque, en 1797, pendant son séjour à léna auprès de Sophie, il a appris à connaître la doctrine de Fichte, cette doctrine l’a tout de suite ému jusqu’au plus intime de son être : et personne n’en a plus hardiment admis le principe et les conséquences, personne n’a plus résolument conçu l’univers comme le rêve et le reflet du moi créateur. « L’idéalisme, disait-il, est le seul empirisme sérieux et complet ; » et la moitié de ses Fragmens s’emploie à le prouver. Mais aussitôt il a conclu, de la doctrine de Fichte, la nécessité pour le moi d’avoir un guide et un juge au-dessus de lui ; et la conception du monde comme une apparence a stimulé chez lui le besoin de se chercher l’abri d’une réalité plus réelle. L’idéalisme philosophique l’a confirmé à jamais dans sa foi chrétienne. Et, tandis que Fichte le proclamait le plus pénétrant de ses disciples, tandis que Schelling, infatigable à l’interroger, lui empruntait les élémens dont il allait composer sa « philosophie de la nature, » Novalis, pour se délasser de la spéculation, écrivait des hymnes à Jésus et à la Vierge Marie.

Hymnes qui, plus encore qu’Henri d’Ofterdingen, sont et resteront le vivant témoignage de son génie de poète. On les chante, depuis cent ans, dans les églises allemandes ; mais c’est assez de les lire, sans l’accompagnement d’aucune autre musique, pour entendre un chant d’une exquise douceur. Et la foi qui s’y exprime a beau être naïve, on sent que c’est du cœur tout entier du poète qu’elle jaillit. Chaque vers porte la trace d’une émotion personnelle. Novalis s’y confesse de ses regrets et de ses espérances ; il y traduit en un langage d’une beauté immortelle les divers sentimens que nous l’avons vu noter, au fur et à mesure, sur les feuillets de son journal intime. De là vient, sans doute, le caractère profondément « lyrique » de ces chants religieux.

Il est mort, et pourtant, tous les jours, — tu reçois son amour et tu le reçois lui-même. — Tous les jours, pour qu’il te console, — tu peux doucement l’attirer dans tes bras.

Ce que tu as perdu, il te l’a retrouvé. — Ce que tu aimes, il te le garde. — Et à jamais reste lié avec toi — ce que sa main t’a une fois rendu !

Ou bien encore, dans les Chants à Marie :

Entends comme je t’appelle ! — Ce qui me manque, tu le vois en moi. — Douce mère, laisse-toi toucher ! — Consens à m’accorder un signe de ta grâce ! — Tout mon être ne repose qu’en toi : — pour un seul instant, viens près de moi !

Souvent, dans mes rêves, je l’ai vue — si belle, si intime de cœur ; — et le petit dieu, sur tes bras, — voulait prendre pitié de mes peines ; — mais toi, tu relevais ton regard hautain — et tu t’en retournais dans la gloire des nuées.

Tu sais, reine chérie, — que tout entier je suis à toi. — N’ai-je pas jadis, il y a de longues années, — éprouvé en moi ta bienfaisante faveur ? — Lorsque j’avais encore à peine conscience de moi-même, — n’ai-je pas été admis à boire le lait de ta poitrine ?

Mille fois tu es venue près de moi, — et avec une joie d’enfant je t’ai vue, — et ton enfant m’a tendu ses petites mains, — tandis que tu me souriais tendrement — et que tu me donnais des baisers de mère, ô temps bienheureux !

Loin de moi est maintenant ce monde enchanté ; — depuis longtemps la souffrance l’a remplacé en moi. — J’ai erré et péri tristement. — Mon péché a-t-il donc mérité une telle peine ? — Comme un enfant, je touche les plis de ta robe. — Mère, réveille-moi de ce mauvais rêve !

Et, si seul un enfant peut contempler la face — et jouir de ta présence auprès de lui, — alors dénoue les liens de l’âge — et fais de moi, mère, ton enfant ! — Mon amour enfantin, ma foi enfantine, — vois-tu, je les ai gardés depuis cet âge d’or !

IV


L’ingénuité de sa foi n’empêchait pas, au reste, Novalis d’approfondir librement les questions religieuses, avec ce mélange de hardiesse, de pénétration, et de fantaisie qu’il apportait à l’étude des sujets les plus divers. Ses Fragmens abondent en réflexions originales sur la différence de l’Ancien et du Nouveau Testament, sur l’authenticité des Écritures Saintes, sur la signification symbolique des dogmes chrétiens. Et un heureux hasard nous permet de connaître même d’une façon plus suivie et plus systématique l’ensemble de sa pensée en matière religieuse. Dans les premiers mois de l’année 1800, Novalis fut sollicité, par ses amis les frères Schlegel, d’écrire un article pour une revue, l’Athenæum, qu’ils venaient de fonder à léna. Il écrivit donc l’article qu’on lui demandait, l’envoya à léna, et, quelques semaines plus tard, le manuscrit lui fut renvoyé. La maîtresse de Frédéric Schlegel, Dorothée Veit, — qui devait, peu de temps après, se convertir bruyamment au catholicisme, — avait jugé l’article trop « catholique », et Gœthe, qu’elle avait consulté, l’avait jugé de même. Mais cet article, le seul qu’ait écrit Novalis, a été retrouvé parmi les papiers du poète. Il devait s’appeler, au choix des Schlegel, Le Christianisme ou Europe.

L’article débute par un tableau de l’âge d’or du christianisme. « C’étaient de beaux, d’heureux temps, ceux où l’Europe était une terre chrétienne, où une seule et même chrétienté l’habitait tout entière, où un grand intérêt commun unissait toutes les provinces de cet immense royaume intellectuel. » Suit la description de la vie des premiers peuples chrétiens, de la prédication, des légendes, des fêtes sacrées. Mais « l’histoire est faite d’évolutions montantes et descendantes ; » et cette admirable unité religieuse et morale s’est, à son tour, dissoute. Le désordre, la corruption, l’égoïsme ont pénétré dans l’Église. La religion a perdu son influence politique et morale : elle a cessé d’être un lien entre les peuples, et, pour l’individu, un principe d’action. Aussi la Réforme est-elle venue à son heure. « Les révoltés avaient raison de s’appeler protestans, car ils protestaient solennellement contre la prétention d’imposer une contrainte à la conscience humaine. » Ils protestaient, au nom des droits du saint esprit, contre la formation d’un dogmatisme étroit et sans âme. Mais, comme toute révolution, le protestantisme n’aurait dû être qu’un régime passager : et le tort de ce régime révolutionnaire a été, depuis lors, de se déclarer en permanence.

Et ce n’est pas tout. Luther a traité le christianisme de la façon la plus arbitraire, a méconnu son esprit, a promulgué une religion nouvelle, fondée sur l’universalité sacrée de la Bible ; et ainsi, malheureusement, s’est mêlée à la religion une science terrestre et prosaïque entre toutes, la philologie, dont l’influence, depuis lors, a toujours grandi. Luther lui-même, d’ailleurs, a été promu par bon nombre de protestans à la dignité d’évangéliste, et sa traduction est devenue un ouvrage canonique.

Or, rien n’est plus contraire à l’esprit religieux que la lettre, rien ne paralyse davantage le sentiment religieux. Autrefois, son influence mauvaise se trouvait neutralisée par la grande richesse et variété du dogme catholique, par l’ésotérisme de la Bible, par l’autorité des Conciles et du Pape : mais désormais ces contre-moyens étaient détruits, la Bible était mise entre les mains de tous ; et, de jour en jour, la lettre de la religion, l’ébauche abstraite et sèche qu’en renferme la Bible, ont contribué davantage à empêcher l’esprit saint de vivre, d’agir, et de se révéler librement.

Si bien que le temps est venu d’une « complète atonie des organes supérieurs de l’humanité, » la « période de l’effacement total de la foi. » La réflexion s’est substituée à la croyance. Des deux mouvemens qui se sont produits ensemble à la fin du moyen âge, le protestantisme et l’humanisme, le second a profité du travail de démolition qu’avait accompli le premier. Et les hommes, faute d’avoir désormais dans la religion le sûr et parfait appui que leurs pères avaient trouvé en elle, se sont de plus en plus adressés à la science, espérant obtenir d’elle cet appui dont ils étaient privés. Mais la science n’a rien pu faire pour eux, sauf d’agrandir encore le vide de leurs cœurs. « Une forme de pensée s’est produite qui s’est arrogé le nom de philosophie, et qui a eu pour unique programme d’aller à l’encontre de toutes choses anciennes, mais particulièrement de la religion. La haine dirigée d’abord contre l’Église catholique s’est transformée en haine de la Bible, puis en haine de l’esprit chrétien tout entier. Et cette haine ne s’en est point tenue là. D’un mouvement naturel et inévitable, elle s’est attaquée aussi à tous les objets de l’enthousiasme, à l’émotion et à la fantaisie, à la moralité et au goût du beau. Elle a rabaissé l’homme dans l’échelle des êtres. Elle a changé l’infinie musique créatrice qu’était, autrefois, la vie universelle, dans le monotone battement d’une roue de moulin immense et inutile, d’une roue de moulin en soi, qui tourne à vide et sans meunier. »

Cependant l’enthousiasme est trop naturel, au fond du cœur de l’homme, pour se laisser déraciner aussi aisément. Et l’enthousiasme a fini par se pervertir : il s’est dirigé contre lui-même. « Des artistes se sont trouvés pour arracher fiévreusement à la nature, au sol, à l’âme humaine, aux sciences, toute trace de beauté, de sainteté et de poésie ; pour salir de sarcasmes tout ce qui élève, l’homme et l’univers. Et ils ont donné à cette œuvre de destruction le nom de diffusion des lumières. » Mais « l’anarchie où ils ont plongé l’esprit humain présage le prompt avènement d’une renaissance de la religion. Devant les ruines de toute notion positive l’homme va, naturellement, relever la tête vers le ciel. L’esprit de Dieu va recommencer à planer sur les eaux. »

Et toute la fin de l’article est employée à démontrer l’imminence, comme aussi la nécessité, de ce retour de l’Europe à l’esprit chrétien. Seul cet esprit pourra mettre fin à la guerre, qui épouvante les peuples, et contre laquelle tous les autres remèdes seront toujours impuissans. « Le sang continuera à couler sur l’Europe aussi longtemps que les nations ne se guériront pas de leur folie d’égoïsme ; il continuera à couler jusqu’au jour où les peuples, apaisés et touchés par la musique sainte, reviendront la main dans la main à leurs autels anciens. » Le moment approche, pour l’Europe, de « se réconcilier et de ressusciter, unie de nouveau dans la foi en Jésus. »

V


Au moment où il écrivait cet article sur la situation religieuse de l’Europe, Novalis était, depuis quatre ans déjà, attaché à l’administration des salines dans la petite ville saxonne de Weissenfels. Il continuait à vivre « toujours en état de poésie ; » mais il ne faisait nullement métier de poésie. De toute son âme, au contraire, il s’était adonné aux devoirs de sa profession, et dans les derniers mois de 1797, après un an de lectures et de recherches scientifiques, il avait obtenu la permission d’aller achever ses études d’ingénieur à Freiberg, siège d’une très importante industrie minière. Il avait connu là un vieux savant, Werner, minéralogiste remarquable, qui non seulement l’avait tout de suite associé à ses propres travaux, mais avait encore éveillé et développé en lui l’amour passionné des sciences naturelles. Et Novalis, de retour à Weissenfels, n’avait pas tardé à devenir, lui aussi, un savant. De tous les coins de l’Allemagne, les plus fameux spécialistes lui soumettaient leurs expériences ou le consultaient sur les siennes ; et l’un d’eux, Ritter, fit paraître plus tard un ouvrage, sur des problèmes de physique, que l’on sait aujourd’hui être formé en majeure partie de notes trouvées par lui dans les papiers de Novalis.

La vie du jeune homme s’écoulait ainsi dans le travail, sans qu’aucun événement extérieur vînt en rompre la tranquillité uniforme et douce. À peine, quelquefois, un voyage à léna, où demeuraient les frères Schlegel, ou bien une visite au musée de Dresde. Mais d’autant plus active était la vie intérieure. Mathématiques, physique, chimie, minéralogie, botanique, médecine, sciences sociales, la curiosité de Novalis s’étendait à tout, et tout, naturellement, lui apparaissait sous la catégorie de la beauté poétique. Non que ses recherches aboutissent, en fin de compte, à de vaines rêveries. On trouve au contraire, dans ses Fragmens, une foule d’indications très positives et d’une portée pratique immédiate ; on y trouve, par exemple, la théorie complète du transformisme, l’affirmation de l’unité chimique des corps simples ; on y trouve le clair pressentiment de la photographie, le pressentiment non moins clair de l’origine infectieuse des maladies ; et c’est encore Novalis qui a eu, le premier, l’idée des colonies ouvrières et des sociétés coopératives ; sans compter qu’il a créé de toutes pièces le programme d’un art nouveau, où tous les arts particuliers, unis et combinés, serviraient à produire un grand drame, à la fois plastique, poétique, et musical, à la fois mythique et symbolique, le drame même qu’a ensuite tenté Richard Wagner. Mais, comme il le dit dans un de ses Fragmens, « les sciences ne vivent que par leur élément philosophique : sans lui, elles ne sont qu’un cadavre inerte. » Et c’était au point de vue de leur « élément philosophique » qu’il considérait les diverses sciences. Il y cherchait la révélation de la grande âme universelle, qui, à son tour, lui apparaissait comme le reflet idéal de son moi créateur. Son rêve était de tirer des sciences une sorte de « système de la nature, » un immense poème qui fût ensemble une œuvre de beauté et la plus haute expression de la réalité. Et c’est à la réalisation de ce rêve que furent employées les dernières années de sa courte vie.

Il voulut, d’abord, écrire une « encyclopédie, » ou ses idées seraient énoncées sous forme dogmatique. Ses Fragmens sont, pour la plupart, des notes écrites à l’intention de ce grand ouvrage. Mais, soit qu’il ne se sentît pas assez mûr pour en entreprendre la rédaction, ou que la forme d’abord choisie ne lui convînt plus, son projet d’encyclopédie se trouva un jour transformé en un projet de roman. Ainsi naquit l’idée d’Henri d’Ofterdingen.

Parmi les livres dont Novalis faisait sa lecture constante, aucun n’avait tenu autant de place dans sa vie que le Wilhelm Meister de Goethe. Il s’en était imprégné pendant de longues années, en avait médité jusqu’aux moindres détails, et sans cesse en avait admiré davantage l’admirable style. Mais de plus en plus, à mesure qu’il le relisait, il avait été choqué de la sécheresse d’âme qu’il y avait trouvée, comme aussi des tendances réalistes et immorales qu’il croyait y voir. « Un malfaisant chef-d’œuvre, — disait-il, — un Candide dirigé contre la poésie. » Le roman qu’il projeta d’écrire devait être une contre-partie de Wilhelm Meister, un Candide destiné à la glorification de la poésie. Mais en même temps ce roman devait être une encyclopédie de toutes les sciences, un miroir symbolique de l’homme et de la nature. Plus encore qu’un Wilhelm Meister, ce devait être un Faust poétique.

Des notes laissées par Novalis, et les souvenirs de ses amis, nous permettent de nous représenter assez exactement le plan général d’Henri d’Ofterdingen. Le héros du roman est un jeune chevalier qui, ayant entendu parler d’une mystérieuse « petite fleur bleue, » se met en route à travers le monde pour la conquérir. Après avoir découvert, en chemin, la beauté de la nature, il rencontre une belle jeune fille et se fiance avec elle. Mais bientôt le désir de la fleur bleue le pousse de nouveau à de longs voyages. Il visite la Grèce, il prend part à une croisade et connaît les émotions de la guerre, il s’enferme dans un cloître et approfondit les divers systèmes de philosophie ; puis, de retour en Europe, il devient confident de l’empereur Frédéric II, ce qui lui donne l’occasion de s’initier aux secrets de la politique. Enfin, lorsqu’il a tout exploré et tout analysé, lorsqu’il a traversé toutes les sphères de la réalité et du rêve, il retrouve sa fiancée, et s’aperçoit qu’elle seule est la « petite fleur bleue. » Et Henri d’Ofterdingen devient poète, et, comprenant que tout l’univers n’est que le produit de son âme, il évoque, par ses chants, il crée un univers meilleur et plus beau ; il procède à cette transformation morale de la nature qui, de tout temps, a été considérée par Novalis comme l’objet idéal de l’activité humaine.

Par malheur, Novalis ne put écrire que le premier chapitre de cette œuvre énorme : il l’acheva au mois d’avril de l’année 1800. Et la vérité m’oblige à dire que ce premier chapitre, tel que nous le possédons, ne ressemble guère au prologue d’un nouvel Organum. Ce n’est rien qu’un conte entremêlé de chansons. Nous y assistons au premier voyage du jeune Ofterdingen, se rendant d’Eisenach à Augsbourg en compagnie de sa mère et d’honnêtes marchands : et sans cesse le jeune homme fait quelque rencontre qui l’émeut ou qui le ravit, sans cesse il découvre avec plus de joie l’infinie diversité des hommes et des choses ; et les marchands, et les maîtres des châteaux où il loge en chemin, et des inconnus dans les auberges de la route, et un ermite qui rêve et prie au cœur d’une montagne, et une belle esclave mauresque ramenée de la Croisade, chacun a une histoire à lui raconter, jusqu’à ce qu’enfin, arrivé à Augsbourg, il aperçoit la charmante Mathilde et se fiance avec elle. Tel est, en résumé, Henri d’Ofterdingen.

Mais ce conte est d’un sentiment si profond et d’un art si parfait que l’on comprend sans peine la place qu’il occupe parmi les chefs-d’œuvre des lettres allemandes. On comprend que, sitôt publié, il ait enivré de plaisir l’Allemagne entière, que toute l’école romantique ait voulu l’imiter, et que, aujourd’hui encore, toute une jeune école le considère comme la plus complète expression de son idéal. « Henri d’Ofterdingen contient le programme de l’art que nous rêvons,» écrivait M. Horst Stephan dans une revue allemande d’il y a quinze jours. Et en effet Henri d’Ofterdingen a de quoi rester à jamais un « programme » poétique. Pas une ligne n’en a vieilli, n’a perdu son parfum de beauté juvénile. « Je voudrais maintenir tout le chapitre dans une tonalité bleue, — disait Novalis, — avec un jeu d’autres nuances dans les arrière-plans. » Le bleu du tableau n’a point pâli ; et le temps n’a fait que le rendre plus doux. En comparaison de l’exquise douceur du style et des images d’Ofterdingen, l’Ondine de La Motte-Fouqué, et tous les récits des Brentano et des Eichendorff ont quelque chose de lourd, de grossier, ou de faux. Une fois de plus, quand on veut se définir l’attrait particulier de l’œuvre de Novalis, c’est le souvenir de Mozart qui s’offre à l’esprit. Et, de même que toute l’âme de l’auteur des Fantaisies en fa mineur et du Requiem se retrouve sous les rythmes légers de la Flûte enchantée, de même on sent sous les fables et les chansons d’Henri d’Ofterdingen l’âme profonde d’un poète-philosophe, accoutumé à tous les modes de l’émotion et de la pensée.

Novalis allait commencer le second chapitre de son roman, lorsque la mort est venue l’arrêter. Depuis cinq ans déjà, la phtisie le rongeait, depuis les fatigues et les angoisses que lui avait values la maladie de sa petite fiancée. À l’automne de 1800, pendant un séjour qu’il fit à Dresde, son mal s’aggrava brusquement, et c’est à grand’peine que sa mère put le ramener à Weissenfels. Tout travail suivi lui devint impossible : mais, à mesure que ses forces diminuaient, il se sentait plus calme et d’esprit plus joyeux. Il s’amusait de nouveau à noter ses impressions. Apprentissage de l’art de vivre, avait-il inscrit en tête de ce Journal intime. Et voici quelques-unes de ses réflexions :

Le 8 octobre 1800. — Résister à l’inquiétude et à la crainte, en cela consiste la suprême patience. Et en cela aussi le suprême remède pour se guérir d’elles. — Toujours les momens d’inquiétude sont suivis d’un calme délicieux. — Aujourd’hui j’ai été très gai et très accommodant. J’ai travaillé avec plaisir, et ai retrouvé ma chaleur de pensée. — Le soir, j’ai cru qu’un accès allait se produire : j’ai eu une grosse angoisse.

Le 9 octobre. — Ce matin, je me suis senti un peu d’angoisse ; mais je me suis mis au travail et ne me suis pas laissé intimider. Demain, peut-être, mon sang retrouvera son calme, et ma bonne humeur me reviendra. — Oh ! que n’ai-je le sens du martyre ! — N’ai-je pas choisi moi-même tout mon sort, de toute éternité ? Chaque idée triste n’est qu’une illusion. — Mon angoisse a duré jusqu’au soir, où j’ai été très gai, et fort ranimé par la perspective du voyage à Siebeneichen. Mais, la nuit, mon angoisse est revenue : je n’ai pu m’en débarrasser que par une ardente méditation religieuse.

Le 16 octobre. — Le plus sage est d’avoir assez de bon sens pour prendre d’un cœur joyeux tout ce qui arrive, comme un bienfait de Dieu. Par la prière on obtient tout. La prière est l’unique panacée.

La prière fut en effet pour lui un réconfort précieux, durant ces derniers mois de sa maladie. Et une autre joie lui fut encore donnée. Il se crut passionnément aimé d’une belle jeune fille, avec qui il avait fait connaissance quelque temps auparavant, et qui avait entrepris de devenir sa femme. C’était, au contraire de la petite Sophie, une créature assez méprisable ; avant même que Novalis eût fini de mourir, elle essaya de séduire Charles de Hardenberg, de façon à se faire épouser par lui, à défaut de son frère. Mais Novalis prit au sérieux ses assurances d’amour ; comme elle feignait de dépérir, pleurant et se lamentant, il eut pitié d’elle et demanda sa main. Il n’attendait que d’être guéri pour se marier avec elle : et l’attente du mariage le consolait de ses maux. Toute sa vie il avait considéré le mariage comme la forme la plus haute du bonheur humain. « Sois bien sage, écrivait-il déjà à son frère cadet en 1794, et pense que quatre ou cinq ans à peine nous séparent du moment où nous pourrons nous marier ! »

Le 23 mars 1801, son ami Schlegel, étant venu le soir, le trouva « dans un état de faiblesse extraordinaire, mais plus affectueux et meilleur que jamais. » Il mourut le surlendemain, 25 mars, à une heure de l’après-midi.

T. de Wyzewa.