Le Poète polonais Jules Slowacki/VII

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VII


C’est qu’à cette époque, se place l’apparition du tovianisme. Je n’ai pas l’intention d’entamer ici la discussion de la doctrine mystique du prophète lithuanien. La juger en deux mots serait trop commode et trop injuste, l’étudier à fond philosophiquement ou, scientifiquement nous serait impossible à cause du manque de temps et de l’insuffisance des matériaux ; et d’ailleurs, tant qu’il survivra des hommes ayant été mêlés à cette tentative, il nous paraît de bon goût de ne pas soulever un débat, qui viendra à son heure, et qui rendra à chacun ce qui lui appartient. Le rôle de Mickiewicz dans la propagation de la nouvelle doctrine, en a fait toute l’importance et la tirera de l’oubli ; mais c’est justement le nom de Mickiewicz et le respect qui lui est dû qui nous impose à ce sujet, jusqu’à nouvel ordre, une très grande réserve.

C’est vers le mois d’août 1842 que Slowacki se rapprocha de Towianski et de ses adeptes. A partir de ce moment, et durant les deux années qui suivirent, la lucidité d’esprit du poète subit une sorte d’éclipse, effet ordinaire du mysticisme à l’état aigu : c’est comme une vapeur fumeuse qui monte au cerveau et qui obscurcit les idées ; celles-ci se perdent dans les nuages, et si elles jaillissent parfois encore en éclairs, elles s’éteignent vite et laissent la nuit après elles. De tous les poètes cependant qui courbèrent leur génie devant l’influence en quelque sorte occulte de celui que Krasinski appelait un magnétiseur, Slowacki fut le seul qui continua à chanter. Seulement il laissa tous ses anciens projets de drames historiques, son Jean Casimir, la suite de son Beniowski, et il composa, ou plutôt il écrivit à la hâte, sans plan, sans réflexion, sons la dictée de ce qu’il appelait faussement l’inspiration, deux drames bizarres ; le Père Marc et le Songe argenté de Salomée ; tous les deux tirés de l’histoire de la Confédération de Bar et contenant, le second surtout, de très beaux passages, mais très difficiles à comprendre dans leur ensemble et surtout dans leur intention mystique.

Au point de vue moral, le tovianisme fut peut-être plus profitable à Slowacki : il devint plus humble, moins irascible, plus tolérant ; il se réconcilia avec Mickiewicz. En revanche, Krasinski ayant refusé d’adhérer à la secte nouvelle, dont les idées étaient pourtant les siennes en grande partie, Slowacki, après avoir vainement essayé de le gagner, rompit avec lui toute correspondance et même l’offensa gravement en faisant jouer dans son Père Marc un rôle peu honorable à certains membres de la famille Krasinski et de la famille à laquelle le poète anonyme venait de s’allier. Cependant ce malentendu ne dura guère que trois ans, et la correspondance recommença entre eux, malgré l’incident des Psaumes de l’Avenir dont nous allons parler tout à l’heure.

Disons seulement à l’honneur de Slowacki qu’il fut un des premiers à se séparer de la secte, lorsqu’il vit qu’on voulait humilier le nom polonais devant le tzar Nicolas et que s’il garda l’empreinte des doctrines mystiques, il reconquit du moins son indépendance.

L’incident des Psaumes de l’Avenir a fait un grand bruit, plus de bruit peut-être qu’il n’eût fallu, et plus à coup sûr que ne l’eût voulu Slowacki. Mais il appartient à l’histoire. Il nous est impossible de le passer sous silence.

Vers 1842, la vie politique de l’émigration était à son apogée ; tous les partis étaient organisés et la lutte engagée de toutes parts ; la formation de la secte de Towianski avait versé de l’huile sur le feu ; les passions bouillonnaient. La fraction la plus active de l’émigration était la Société démocratique représentée par la Centralisation, qui, après avoir eu son siège à Poitiers, résidait actuellement à Versailles. Je n’ai pas besoin de dire que les membres de la Centralisation étaient de fervents patriotes, des gens honnêtes et dévoués, tous ou presque tous désintéressés de toute ambition personnelle et n’ayant en vue que le seul intérêt de la cause polonaise. Persuadés à tort ou à raison que l’insurrection est l’unique moyen de relever la Pologne, et que l’insurrection ne peut réussir qu’avec l’aide du peuple, c’est au nom des principes démocratiques que, par leurs émissaires et par leurs brochures, ils s’adressaient tant aux nobles qu’aux paysans, non pour les exciter les uns contre les autres, comme on l’a dit faussement, mais pour tenter de les réconcilier dans la justice avant de les unir dans une action commune. Nul de ceux qui ont connu les chefs de la Société démocratique ne pouvait se tromper à cet égard. Mais ceux qui, comme Krasinski, vivaient isolés, enfermés dans leurs méditations solitaires et leurs préjugés de classe privilégiée, n’entendaient que l’écho des querelles, écho grossi par la lutte, par la haine, par la peur, ceux-là transformaient ces démocrates en démagogues, ces partisans de l’insurrection nationale en fauteurs de la révolte socialiste, ces patriotes en utopistes et presque en égorgeurs. C’est sous l’influence de ces erreurs que Krasinski composa ses Psaumes de l’Avenir de Spiridion Prawdzicki, pour répondre au Catéchisme démocratique de Prawdowski.

Ces psaumes sont des merveilles de style et d’inspiration, mais ils ont deux défauts qui en détruisent l’effet : le premier, c’est qu’ils sont trop mystiques pour être politiques ; le second, qu’ils sont trop injustes et trop aveugles à l’égard des prétendus adversaires qu’ils combattent. Suivre leurs indications dans la pratique, c’est se résigner à ne lutter que par la prière et le perfectionnement moral, tactique évidemment insuffisante puisqu’elle oublie que Dieu n’aide que ceux qui s’aident eux-mêmes. Quant à la partie politique, elle est agressive, excessive et par là-même dangereuse, car elle contribuait à créer une terreur panique non motivée, dont dev ait profiter un des ennemis de la Pologne pour exciter les massacres de Galicie.

C’est après la publication des trois premiers psaumes que Slowacki écrivit sa pièce de vers intitulée : A l’auteur des Trois Psaumes, et qui ne devait pas être imprimée. Le poète proteste contre la doctrine passive, d’inertie, sinon de réaction des Psaumes de l’Avenir, et il raille les craintes du poète qui a rêvé aux poignards et aux égorgeurs. Cette pièce de vers est un chef-d’œuvre lyrique véritablement inspiré, malgré quelques passages un peu obscurs et mystiques. Des amis indiscrets firent imprimer cette pièce sans le consentement de l’auteur.

Dans l’intervalle survinrent les massacres de Galicie, et Krasinski, avec plus de passion que de justice, composa alors sa réponse à Slowacki, réponse triomphante en apparence, mais en somme aussi injuste, j’ajoute aussi éloquente et aussi inspirée que les trois psaumes précédents. Slowacki ne répondit pas : et les admirateurs de Krasinski regardent à tort ce silence comme un aveu. La réponse n’était pas difficile : ce n’était pas aux démocrates qu’il fallait s’en prendre des crimes de Szela, mais à ces gentilshommes qui s’appelaient Metternich et compagnie. Le marquis Wielopolski, imbu des mêmes préjugés que le poète, s’adressait du moins au véritable coupable dans sa lettre au ministre autrichien.

Mais j’ai hâte d’en finir avec ces questions irritantes. Aussi bien, nous touchons à la fin de la carrière de notre poète. Il ne nous reste plus à parler que de son dernier ouvrage et de ses derniers moments.

Son dernier ouvrage, le chef-d’œuvre de la poésie mystique, c’est le Roi Esprit. Il n’en publia de son vivant que la première partie, le premier rhapsode composé de cinq chants ; mais dans les œuvres posthumes on trouve la suite de ce poème malheureusement inachevé. Le poète voulait y représenter la suite de l’histoire de Pologne, en personnifiant dans une seule âme humaine, subissant mille métamorphoses, mille incarnations successives, l’âme même de la Patrie, d’abord Popiel, puis Miecislas I, puis Boleslas-leHardi, elle serait sans doute devenue tour à tour Boleslas Krzywousty, Kasimir II, etc., puis Lokietek ou Casimir-le-Grand, avant de revêtir le corps de Sigismond I ou de Batory, de Czarniecki ou de Sobieski et plus tard de Kosciuszko : cette œuvre grandiose et pleine de profondeur dépassait peut-être les forces humaines ; en tous cas, le poète en l’entreprenant avait compté sans la mort, qui déjà s’approchait de lui.

Depuis 1843, il avait pris l’habitude d’aller chaque année aux bains de mer à Pornic ; l’air de la mer était, croyait-il, salutaire à sa poitrine affaiblie. Toutefois, sa santé devenait de plus en plus chancelante, et il s’éteignait lentement entre quelques amis, Corneille Ujejski par exemple, le poète de Zdymem pozarow, le sculpteur Louis Norwid, et le jeune Félix Felinski, plus tard archevêque de Varsovie. — Mais avant de mourir, il voulait revoir sa mère avec laquelle il n’avait cessé de correspondre. Ils devaient se réunir à Carlsbad en avril 1848. La révolution de Février modifia leurs plans : d’ailleurs, un héritage fait par sa mère en Galicie lui permettait d’aller s’établir avec elle dans cette province qui n’était pas fermée aux émigrés.

Il resta encore quelque temps à Paris où il se mêla aux travaux politiques de ses compatriotes et leur soumit un projet de confédération (le 19 mars 1848) : ce projet échoua naturellement, et Slowacki partit pour Posen, dans l’espérance de le faire accepter par le Comité national et de prendre part à la lutte. Mais l’insurrection touchait à son terme : les batailles de Xionz, de Miloslaw de Wrzesnia allaient ruiner les espérances des patriotes de la grande Pologne (29 avril et 2 mai). Slowacki dut quitter Posen et se rendre à Breslau. Il dut aussi à cause des événements renoncer à partir en Galicie, et il écrivit à sa mère de venir le rejoindre en Silésie. Elle arriva et passa à peine huit jours avec lui : un ordre de la police les obligea de retourner, elle en Galicie, et lui à Paris, où il arriva le 1er août 1848.

Les six derniers mois de son existence furent une longue agonie pour son corps épuisé, mais une époque de transformation et de perfectionnement pour son être moral : il y avait en lui quelque chose d’idéal, et il répandait autour de lui les sentiments de paix, de fraternité, d’amour. Il ne vivait plus de la vie terrestre. Cependant il rêvait encore de se rendre en Galicie au printemps de d849 ; mais au mois de janvier et de février, la douleur devint de plus en plus violente, et il sentit qu’il allait mourir. Le 4 mars, il s’alita pour ne plus se relever : pendant ses derniers jours, il faisait encore transcrire son Roi Esprit par Felinski.

Il mourut le 3 avril, très chrétiennement, en pleine connaissance, et, deux jours après, le service se fit modestement à Saint-Philip pe-du-Roule, d’où il fut transporté au cimetière Montmartre.

Maintenant, comment résumerai-je ce long entretien, où pourtant j’ai dû me borner au strict nécessaire ? Vous dirai-je encore combien il fut national, ce poète que certains critiques accusaient de ne pas l’être, combien il avait droit de dire à la patrie qu’il a toujours chantée, tantôt en la glorifiant, tantôt en lui jetant à la face d’amères vérités :

« Grâce à nous, » Ton grand nom est l’amour et le remords du monde » La prière qui pleure et la foudre qui gronde ! » (Enfer de Piast Dantyszek.)

Vous dirai-je combien aussi sont injustes ceux qui l’accusent d’obscurité hiéroglyphique, parce qu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas le comprendre, parce qu’ils ne l’ont pas lu, peut-être. Enfin, combien sont aveuglés par la passion ceux qui, l’opposant à Krasinski, lui reprochent on ne sait quelle tendance démagogique ou impie ! Slowacki fut un poète, un grand poète, le plus artiste, le plus fécond de tous nos poètes, et il fut un Polonais, un patriote ardent, fervent, rien de plus, rien de moins, et sa poésie fut mise au service de sa foi patriotique.

Au surplus, pourquoi ne citerais-je pas, en terminant, deux morceaux : son Testament et le fragment où il raconte comment lui vint sa vocation. Ce sera le plus exact résumé de cette conférence ; le premier vous caractérisera la vie de Slowacki ;

et le second la tendance de son œuvre.
MON TESTAMENT


Avec vous j’ai vécu, j’ai pleuré, j’ai souffert,
Et mon cœur à tout cœur généreux s’est ouvert.
Aujourd’hui je vous quitte ; — ombre je pars dans l’ombre ;
Comme si je perdais le bonheur — je pars sombre ;

Je ne laisse ici-bas, hélas ! nul héritier
Ni pour mon luth muet, ni pour mon nom altier.
Ce nom — il a passé comme un éclair rapide
Et pour nos descendants ne sera qu’un son vide !

Mais vous du moins, amis, contez à vos enfants
Que j’ai pour la patrie usé mes jeunes ans ;
Que debout sur le mât tant qu’a duré la lutte,
Le navire m’a seul entraîné dans sa chute,


Et plus tard quand le monde ému se souviendra
De mon pays martyr, du poète on dira :
« Ce rêveur avait fait pour son âme loyale
» De la gloire des siens une pourpre royale ! »

La nuit d’après ma mort, sans pitié ni terreur,
Dans l’aloès, amis, vous brûlerez mon cœur ;
Tu l’auras mort, ô toi qui lui donnas naissance !
Pour nos mères, voilà notre reconnaissance !

Ensuite attablez-vous, amis ; et dans le vin
Avec mon souvenir noyez votre chagrin :
Si je suis un esprit, vous me verrez paraître ;
Mais Dieu permettra-t-il que je vienne ? — Peut-être !

Quoi qu’il en soit, vivants, ne perdez pas l’espoir !
Portez haut le flambeau que le peuple doit voir :
Et quand il le faudra, mourez : âmes guerrières !
Dieu construit un rempart dont nous sommes les pierres.

De mes amis, hélas ! le cercle est peu nombreux ;
Peu d’hommes ont aimé ce cœur trop orgueilleux,
Car j’avais à remplir une lâche abhorrée
Et Dieu me réservait une tombe ignorée.


D’esprits éblouissants nocher silencieux,
Sans bruit comme un esprit je m’en retourne aux deux.
Un autre pourra-t-il souffrir un tel silence,
Et payer tant d’oubli par tant d’indifférence ?

Oui ! je pars — mais je laisse une force en partant
Qui ne me donne à moi qu’un front plus éclatant,
Mais qui, moi disparu, par ses broiements étranges,
De vous, mangeurs de pain, saura faire des anges.


Voici maintenant un extrait d’un fragment intitulé « Le Poète et l’Inspiration » ; où Slowacki raconte comment lui vint l’idée de sa mission poétique :


J’étais dans un de ces moments de trouble et de doute, — je pensais avec désespoir à la Pologne meurtrie….. Où donc, disais-je, où donc trouver un sacrement capable de faire couler en elle une force cachée et comme un sang nouveau ?…

Je me désolais ainsi, et mes yeux laissèrent tomber des larmes comme une pluie de perles….. Tout à coup Dieu m’envoya une grande et profonde leçon. Une vieille poutre du toit grinça au-dessus de ma tête, et ébranla un nid d’hirondelles ; il tomba du nid un petit oiseau sans plumes, pauvre petit cadavre glacé ; bientôt la mère et le père arrivèrent à tire d’ailes vers leur demeure silencieuse, vers leur coin chéri, et, n’ayant point trouvé leur petit, ils sortirent tous deux…. — avec quel désespoir ! demandez-le à la mère à qui les hommes ont volé son enfant…. Enfin ils l’aperçurent sous le banc où j’étais : — ils tombèrent tous deux sur le sol comme sans vie, le père à gauche, et la mère à droite ; ils se placèrent près de lui, mirent sous lui leurs ailes et le traînèrent derrière eux comme des pleureuses plongées dans une profonde douleur. — Mais la mort de l’oiseau était si récente, si inattendue, c’était une telle trahison du ciel, que le père n’en croyait point la mère. Tous deux lui donnent encore la pâture ; ils tâtent de leurs becs et son corps et ses plumes naissantes. Et lui, la tête allongée et livide avec son embryon d’ailes encore informes, il est là, comme un aigle d’argent sur un écusson. Alors, ô sainte incrédulité maternelle ! ô longue et sublime inquiétude de ces deux cœurs, ô pensée sublime chez des oiseaux, pensée céleste ! tous deux prirent leur petit par une aile, et l’enlevèrent au dessus du bouleau, qui comme une nymphe rustique laisse tomber çà et là ses guirlandes de festons… ils l’enlevèrent pensant que le vol réveillerait la vie en lui, et que lorsqu’ils le lâcheraient leur petit s’envolerait !

Ainsi réuni par ce blanc diamant, ce couple affligé planait dans le ciel au dessus de moi. Ensuite le désespoir leur donna le vertige, car ils lâchèrent leur petit… qui tomba ; alors ils se placèrent encore auprès de lui et poussèrent de tels cris, que mon visage pâlit et que mon cœur saigna, comme il saigne encore aujourd’hui, car cette parabole est une leçon pour moi.

— Oh ! oui ! avant de croire à la mort de la patrie, fût-elle devenue, dans sa tombe, horrible comme un cadavre, j’agiterai d’abord ses plumes par mes plaintes, je la mettrai d’abord sûr les ailes de mon chant, je relèverai au-dessus de la terre comme fait l’ouragan, je briserai toutes les chaînes, tous les pièges qui l’enveloppent, je la porterai vers le ciel, jusqu’au trône de

Dieu, puis je la lâcherai…… si elle est vivante, elle s’envolera.


Tel a été le rôle de tous nos poètes du XIXe siècle ; tel a été celui de Slowacki, et nous pouvons, grâce à eux, répéter, non plus avec l’accent du doute, mais avec la confiance de la certitude : Oui ! elle est vivante ! oui !… elle prendra son essor !