Le Porte-Chaîne/Chapitre 22

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 233-243).


CHAPITRE XXII.


Quand Adam bêchait et qu’Ève filait, où était alors le gentleman ?
Vieux dicton.


Mille-Acres, tout en s’insurgeant contre la loi, n’avait pas négligé les formalités. Nous trouvâmes une sorte de cour de justice établie devant la porte de la maison. Lui-même siégeait au milieu, tandis que la pièce principale ne contenait que Prudence et deux ou trois de ses filles. Je fus surpris d’y apercevoir Laviny, car je ne l’avais pas vue revenir de la forêt, quoique mes yeux n’eussent presque pas quitté cette direction, dans l’espérance d’entrevoir Ursule.

Tobit nous fit entrer dans la maison, et nous plaça près de la porte, en face de son père ; arrangement qui dispensait d’une grande surveillance à notre égard, puisque, pour nous échapper, il nous eût fallu percer la foule qui était en dehors, ce qui était matériellement impossible. Mais le porte-chaîne ne semblait songer en aucune manière à la fuite. Il entra dans le cercle de ces jeunes hercules avec une complète indifférence, et il me parut en ce moment tel que j’avais coutume de le voir quand notre régiment était sur le point de donner. Alors le vieil André avait un maintien vraiment imposant ; il unissait le sang-froid et la dignité à un courage remarquable.

On le fit asseoir ainsi que moi près de la porte, tandis que Mille-Acres avait un siège en face sur la pelouse ; il était entouré de ses fils, qui tous étaient debout. Comme cet arrangement se fit au milieu d’un grave silence, les apprêts ne manquaient pas d’une certaine solennité, qui rappelait jusqu’à un certain point les séances ordinaires d’un tribunal. Je fus frappé du sentiment de curiosité inquiète qui se peignait sur le visage des femmes ; car pour elles la décision que Mille-Acres allait rendre, aurait toute l’autorité d’un jugement de Salomon.

Je ne sais si le long intervalle qui s’écoula dans une muette attente après notre arrivée, provenait du désir d’ajouter à l’effet de cette scène étrange, ou si Mille-Acres voulait réellement avoir le temps de rassembler ses pensées et de mûrir ses projets. Une chose me frappa ! Malgré la scène violente qui avait eu lieu si récemment entre le porte-chaîne et lui, il n’y avait aucune trace de ressentiment sur les traits rudes et ridés de ce vieil habitant des forêts ; car il était trop accoutumé à ces rixes soudaines, pour en conserver longtemps le souvenir.

Il m’était facile de m’apercevoir que je ne jouais que le second rôle dans cette occasion ; le vieil André était pour le moment le personnage le plus important. On le regardait comme une puissance ennemie, puisque, par la nature même de sa profession, il était en hostilité continuelle avec les squatters.

— Porte-chaîne, commença Mille-Acres, après une pause qui avait duré plusieurs minutes, et parlant avec une certaine dignité que lui donnait sa position de juge ; porte-chaîne, vous êtes toujours à me contrecarrer, moi et les miens, depuis le jour où nous nous sommes rencontrés pour la première fois. Vous êtes notre ennemi par votre cruel métier, et pourtant vous êtes assez osé pour vous jeter vous-même entre nos mains.

— Je suis l’ennemi de tous les fripons, Mille-Acres, et je ne crains pas de le proclamer, répondit avec force le vieil André. Je suis votre ennemi par mon métier ? c’est moi qui puis dire cela de vous qui ne laisseriez rien à faire aux arpenteurs et aux porte-chaînes, avec votre habitude de prendre les terres qui vous conviennent, comme vous l’avez fait toute votre vie, sans même crier : gare ! aux propriétaires.

— Ne nous fâchons pas, porte-chaîne. Maintenant que vous êtes en mon pouvoir, je suis disposé à discuter paisiblement la chose avec vous, afin de n’avoir plus à y revenir. Nous nous faisons vieux, voyez-vous, et, quand on approche du terme, il est bon d’y songer quelquefois. Je ne viens pas d’une colonie hollandaise, moi, mais d’une partie du monde où l’on craint Dieu et où l’on se dit tout bas que tout ne finit pas à la mort.

— Ne parlons point de cela, Mille-Acres, dit André d’un ton d’impatience. Laissez de côté la religion, qui est une bonne chose, une chose qu’on doit honorer et vénérer, mais qui n’est pas à sa place dans la bouche d’un squatter. Pourriez-vous me dire, Mille-Acres, pourquoi vous autres Yankees, qui parlez tant de Dieu et qui priez si fort le dimanche, vous allez ensuite vous installer sur les terres d’un Hollandais ? J’ai vécu assez longtemps pour n’être pas plus bouché qu’un autre, mais j’avoue que je n’ai jamais pu comprendre cela. Il faut que la religion des Yankees et celle des Hollandais ne soient pas tirées de la même Bible.

— C’est ce que je crois en effet, porte-chaîne ; et, je dirai plus, c’est ce que j’espère. Votre religion n’est nullement mon fait, et je ne vous l’envie pas. Mais laissons la religion…

— Oui, vous ne ferez pas mal, grommela le porte-chaîne, car vous ne paraissez pas y entendre grand-chose.

— Écoutons ce que Mille-Acres peut dire pour excuser sa conduite, porte-chaîne, dis-je en intervenant dans le débat ; vous lui répondrez ensuite ; car je ne connais personne plus en état que vous, mon vieil ami, de défendre une cause juste.

André se rendit à mon désir ; mais il était évident qu’il se faisait violence. Le squatter, qui eût bien voulu, non-seulement rester en possession de ses terres usurpées, mais encore nous convaincre que la raison et le bon droit étaient de son côté, reprit aussitôt :

— Jeune homme, je ne demande pas mieux que de discuter paisiblement avec vous. Il faut que je commence à l’origine des choses, car si vous accordez quelque valeur aux titres, aux concessions du roi, et à toutes ces chimères, je conçois que mes droits vous semblent peu évidents. Mais remontons au principe, comme je vous disais. Vous ne contesterez pas, je suppose, que le Seigneur a créé le ciel et la terre, et qu’il a créé l’homme pour être le maître de tout le reste ?

— Bah ! répliqua vivement le porte-chaîne. Ainsi donc parce que le Seigneur a créé l’aigle qui vole si fort au-dessus de votre tête, est-ce un signe que vous deviez le tuer ou qu’il doive vous tuer ?

— Écoutez la raison, porte-chaîne, et laissez-moi parler. Je veux bien vous écouter ensuite. Je commence par le commencement, au moment où l’homme fut mis pour la première fois en possession de la terre, pour la bêcher, la retourner dans tous les sens, couper du bois, le travailler, selon ses besoins et ses caprices. Eh bien ! Adam fut notre père à tous, et la terre lui fut donnée à lui et à sa postérité par Celui dont les titres valent bien ceux de tous les rois, de tous les gouverneurs et de toutes les assemblées du monde. Adam vécut son temps, et il laissa toutes choses à ses descendants ; et il en fut ainsi de père en fils jusqu’à nous, suivant la loi de Dieu, sinon suivant les lois de l’homme.

— En admettant ce que vous dites, squatter, comment votre droit ici serait-il meilleur que celui de tout autre homme ? demanda André d’un ton de dédain.

— C’est la raison qui nous dit où commence le droit de tel ou tel homme ; suivez mon raisonnement, porte-chaîne. Voilà la terre, n’est-ce pas, donnée à l’homme afin qu’il s’en serve pour ses besoins. Quand vous et moi nous sommes nés, quelques parties de la terre étaient employées, d’autres ne l’étaient pas. Nous avons besoin de terres, quand nos bras sont assez robustes pour travailler ; et j’ai dressé une tente ici dans les bois, là où aucun homme n’avait dressé la sienne avant moi. Eh bien ! à mon avis, c’est ce qui constitue le meilleur des titres, le titre du Seigneur[1].

— Soit, c’est du Seigneur que vous tenez votre titre et vos terres. Mais la ligne de démarcation qu’il vous faudra nécessairement tracer entre vous et votre plus proche voisin, où l’établirez-vous ?

— Chaque homme prend ce qui est nécessaire pour ses besoins, tantôt plus, tantôt moins, suivant l’accroissement de sa famille. Quand il est las d’être dans un lieu, et qu’il veut changer de place, il va s’établir ailleurs, en cédant son établissement aux meilleures conditions qu’il peut trouver.

— Ah ! il cède son établissement ! Comment ! vous vendriez le titre du Seigneur, Mille-Acres, et cela pour quelques misérables pièces d’argent ?

— Vous ne comprenez pas Aaron, dit Prudence qui crut devoir intervenir, toujours prête qu’elle était à voler au secours de son mari, et à mettre à son service, sa langue, ses dents, ses ongles ou sa carabine. Il veut dire que le Seigneur a créé la terre pour ses créatures ; que chacun a droit d’en prendre ce qu’il lui en faut, de s’en servir tant qu’il lui plaît, et de céder ensuite ce qu’il a pu y construire, au prix dont on convient.

— J’entends ; mais voilà deux hommes qui commencent en même temps le voyage de la vie. Il leur faut des fermes à tous deux. Ils s’enfoncent dans le désert, et ils ont envie de la même colline. Que feront-ils ?

— Le premier venu est le premier servi, c’est ma maxime. C’est la possession qui fait le droit.

— Eh bien ! volontiers, Mille-Acres ; le premier venu sera le possesseur ; mais jusqu’où s’étendra sa possession ?

— Je vous l’ai déjà dit ; cela dépendra de ses besoins.

— Mais quand son ami, plus lent, arrivera, et qu’il voudra s’établir à côté de lui, où sera placée la limite entre eux ?

— C’est ce dont ils conviendront à l’amiable, cria Tobit dont la patience commençait à se lasser ; ce seraient de bien tristes voisins, s’ils ne pouvaient tomber d’accord sur une pareille vétille.

— Enfin, si nos deux squatters voulaient avoir le même coin de terre, qui l’emporterait ?

— Faudra-t-il vous le répéter sans cesse ? le premier venu.

— Ah ! voilà où je vous attendais ! Êtes-vous donc le premier qui soyez venu ici ? Est-ce que longtemps avant vous, un certain général Littlepage et son ami le colonel Follock n’avaient pas pris possession de cette terre ? Est-ce qu’ils ne l’avaient pas fait mesurer et diviser en plusieurs lots ? Ils ont la possession pour eux depuis plus d’un quart de siècle, ils veulent la conserver, et, d’après vos principes mêmes, ils en ont le droit.

Il y eut un long intervalle de silence, pendant lequel les différents membres de la famille se regardèrent les uns les autres comme pour voir lequel d’entre eux se chargerait de réfuter le porte-chaîne ; mais, comme ils avaient été accoutumés à ne jamais envisager qu’un seul côté de la question, ils se sentaient déconcertés.

— Je ne m’étonne plus qu’on vous ait surnommé Mille-Acres, continua le porte-chaîne, poursuivant ses avantages ; vous avez même été modeste ; car avec un titre tel que celui que vous invoquez, vous auriez pu vous faire appeler tout aussi bien Dix-Mille-Acres. Vous vous êtes vraiment arrêté en beau chemin.

Mais le squatter n’était plus d’humeur à supporter cette ironie ; et il interrompit brusquement une conférence dont il avait attendu de tout autres résultats.

— Qu’on le remmène ! dit-il à ses enfants en se levant et en se plaçant un peu de côté pour laisser un passage. J’aurais peine à me contenir plus longtemps. Il est né le serviteur des riches, et il mourra leur serviteur. Puisqu’il aime tant les chaînes, tout ce que je lui souhaite, c’est d’en porter tout le reste de sa vie.

— Voyez donc ces enfants de la liberté ! cria André pendant qu’il se laissait reconduire tranquillement en prison. Tout va bien, quand tout est pour eux, rien pour les autres. La loi du Seigneur est admirable, tant qu’ils pensent pouvoir s’en prévaoir ; mais que les Littlepage l’invoquent à leur tour, vous verrez comme ces squatters en feront fi !

Une escorte s’était formée pour accompagner mon vieil ami, et elle partit sans qu’on fût venu me chercher. Prudence était sortie, suivie de toute sa jeune couvée, et, pendant un moment, je me crus oublié. Cependant un mouvement qui se fit dans un coin de la salle attira mon attention, et je vis Laviny, suspendue sur la pointe des pieds, et un doigt sur les lèvres pour me recommander le silence, tandis que, de l’autre main, elle me faisait vivement signe d’entrer dans un petit corridor qui communiquait avec le toit par le moyen d’une échelle. Mes mocassins me furent alors d’une grande utilité. Sans m’amuser à réfléchir aux conséquences ou à regarder autour de moi, je fis ce qui m’était ordonné ; et, dès que je fus dans le corridor seul avec la jeune fille, mon premier mouvement fut de me précipiter à la fenêtre qui n’avait pas de vitre, et j’allais passer à travers, quand Laviny me saisit par le bras :

— Que Dieu nous protège ! dit tout bas la jeune fille, vous ne pourriez manquer d’être vu. Vous seriez pris et tué à l’instant. De grâce, n’essayez pas de sortir à présent. Tenez, il y a ici un trou qui sert de cave. Voilà la trappe ; descendez, et attendez là que je vous donne de mes nouvelles.

Il n’y avait pas de temps à perdre en réflexions ; la vue du détachement qui conduisait le porte-chaîne, me convainquit d’ailleurs que la jeune fille disait vrai. Elle leva la trappe, et je me laissai glisser dans la cave. J’entendis Laviny qui tirait une caisse sur la trappe, et je crus distinguer le craquement des bâtons de l’échelle, pendant qu’elle montait au grenier, qui était sa chambre à coucher ordinaire.

Tout cela fut l’affaire d’une minute. Une autre minute pouvait s’être écoulée encore, lorsque j’entendis le pas pesant de Mille-Acres sur le plancher qui était au-dessus de moi, et le bruit confus de plusieurs voix qui parlaient toutes en même temps. Il était évident qu’on s’était aperçu de ma disparition, et qu’on était occupé à me chercher. Pendant quelques secondes, tout bruit parut cesser, puis j’entendis la voix aigre de Prudence, qui criait :

— Laviny ! Laviny ! où êtes-vous donc passée ?

— Je suis ici, ma mère, répondit la jeune fille ; vous m’avez dit de monter pour chercher votre nouvelle Bible.

C’était la vérité, et cette circonstance suffisait pour écarter tout soupçon de connivence de sa part. De nouveaux piétinements se firent entendre au-dessus de ma tête ; et, dans la confusion des voix, je distinguai celle de Laviny qui était sans doute descendue et qui prenait part à la recherche.

— Il ne faut à aucun prix le laisser échapper, s’écria Mille-Acres, ou nous sommes tous perdus. Nous n’aurions pas le temps de mettre la moindre chose de côté.

— Il est en haut ! cria une voix : — à la cave ! dit un autre. Les uns grimpèrent à l’échelle, pendant que d’autres retiraient le coffre qui recouvrait la trappe, et un rayon de jour qui pénétra dans mon gîte me convainquit qu’elle venait d’être levée. Le trou où j’étais pouvait avoir vingt pieds carrés ; il ne s’y trouvait que deux tonneaux remplis de porc et quelques vieilles futailles. Dans l’hiver, on y serrait sans doute les légumes. Il n’y avait point d’endroit où se cacher. Je me blottis dans un coin complètement obscur ; mais je me crus perdu quand je vis paraître deux jambes, puis deux autres, jusqu’à ce qu’enfin cinq personnes, dont trois femmes, fussent descendues dans la cave. Une quatrième femme, que je reconnus en suite pour Laviny, se tenait à l’entrée de la trappe de manière à intercepter la lumière le plus possible. Le premier homme qui descendit commença par bouleverser les futailles, et par regarder dans les coins. L’heureuse idée me vint d’en faire autant, et de me mettre à ma recherche avec autant d’ardeur que qui que ce fût. L’obscurité m’empêcha d’être reconnu, et Tobit courut bientôt à l’échelle en criant : La fenêtre ! la fenêtre ! Il n’est pas ici, — voyons la fenêtre ! — En moins d’une demi-minute, la cave était vide de nouveau, ou plutôt j’y restais seul.

D’abord j’eus peine à croire à ma bonne fortune ; mais la trappe retomba, et le profond silence qui régnait me convainquit que j’avais échappé au danger, du moins pour le moment. Tous ces incidents s’étaient succédé avec une telle rapidité, que j’en avais une sorte de vertige, et lorsque j’eus la conviction que le péril était passé, je fus pris d’un accès de rire, qui était de la folie, et je m’assis sur un tonneau pour y donner un libre cours. Il paraît que je n’étais pas le seul à éprouver cette singulière impression ; Laviny s’abandonnait de son côté aux éclats de sa gaieté, tandis que ses frères trébuchaient à chaque pas au milieu des tonneaux, des barils et des ustensiles qui encombraient la partie supérieure de la maison, où ils continuaient leurs recherches. Cet accès de gaieté ne resta pas impuni, car Prudence détacha à sa fille un soufflet dont le bruit arriva jusqu’à mes oreilles ; mais cet air d’insouciance et de bonne humeur était encore de nature à éloigner tout soupçon. Deux ou trois minutes après que la trappe s’était refermée, tout bruit de pas et de voix cessa de se faire entendre, et la hutte parut abandonnée.

Ma position était loin d’être agréable. Confiné dans une cave obscure, sans possibilité de m’échapper autrement que par la trappe, et avec la presque entière certitude de retomber entre les mains des squatters, si j’en faisais la tentative, je commençai à regretter de m’être prêté si facilement au projet de Laviny. Il y aurait eu tout à la fois danger et ridicule à être repris ; car on ne pouvait pas prévoir à quelles extrémités se porteraient des hommes aussi exaltés que Mille-Acres et son fils aîné. Enseveli dans mon trou, j’étais aussi complètement en leur pouvoir que dans le magasin.

Telles étaient les réflexions auxquelles je me livrais, quand le jour pénétra de nouveau dans la cave. La trappe se leva, et j’entendis prononcer tout bas mon nom. J’approchai de l’échelle, et j’aperçus Laviny qui me faisait signe de monter. Je suivis aveuglément ses instructions, et je fus bientôt à côté d’elle. La jeune fille semblait partagée presque également entre les angoisses de la frayeur et une envie de rire qu’excitait le souvenir de toutes les circonstances burlesques qui avaient accompagné la dernière recherche.

— N’est-ce pas drôle qu’aucun d’eux ne vous ait reconnu ? me dit-elle à l’oreille ; puis m’ordonnant de me taire par un geste précipité : chut ! ajouta-t-elle ; ne parlez pas ; ils sont à vous chercher tout près, et ils pourraient bien me suivre ici. Je veux vous faire sortir de la cave, car quelques-uns des plus jeunes vont venir chercher ici du porc, et ils ont des yeux de lynx. Ne pensez-vous pas que vous pourriez vous glisser jusqu’au moulin ? Il est arrêté maintenant, et il n’y a pas à craindre qu’on le remette en mouvement, tant que tout ce tumulte ne sera pas calmé.

— On ne pourrait manquer de me voir, ma chère enfant, si vos frères sont près d’ici à me chercher.

— Qui sait ? Approchez de la porte, et vous verrez qu’il y a moyen. Tous les regards sont dirigés de l’autre côté de la maison, et si vous parvenez à vous glisser jusqu’à cet amas de bois, vous êtes sauvé. Une fois arrivé au moulin, grimpez vite jusqu’au comble.

Je pris un moment pour calculer les chances. À cent pieds de la maison étaient couchés des bois de construction, de deux à quatre pieds de diamètre, qui se succédaient sans interruption jusqu’à l’entrée du moulin. Toute la difficulté était donc d’arriver jusque-là en franchissant un espace qui était complètement découvert. La maison masquait bien un peu, puisque la plupart des squatters cherchaient activement de l’autre côté, personne ne supposant un moment que je pusse être près du moulin qui se trouvait exactement en face de l’endroit où la foule était rassemblée au moment de ma soudaine disparition. Mais les enfants étaient continuellement à courir dans toutes les directions, et l’un d’eux pouvait tourner la tête de mon côté au moment où je m’y attendrais le moins.

Il fallait pourtant faire quelque chose, et je me décidai à tenter l’aventure. Me jetant à terre, je rampai tout doucement le long de cet espace terrible, et j’arrivai sans encombre derrière les arbres coupés. Aucun cri ne fut poussé, ce qui indiquait que je n’avais pas été vu. Il était alors comparativement facile de gagner le moulin. Mais ensuite il fallait arriver au comble, et je ne pouvais le faire sans me mettre en évidence. Il était donc nécessaire de prendre les plus grandes précautions. Je commençai par lever la tête assez pour examiner l’état des choses. Heureusement la maison était toujours entre moi et la plupart de mes ennemis ; le jeune fretin seul s’agitait dans tous les sens et ne faisait que paraître et disparaître. J’aperçus Laviny à la porte, les mains serrées l’une contre l’autre, dans une vive anxiété. Je lui fis un signe d’encouragement, et mettant le pied sur une poutre qui faisait saillie, je me trouvai bientôt huché sur le moulin. À peine restai-je en vue quelques secondes. Aucun cri ne fut poussé. Pour le coup j’avais quelques chances d’opérer mon évasion, et je sentis quelques lueurs d’espérance se glisser dans mon cœur.

  1. Le lecteur trouvera sans doute que M. Mordaunt Littlepage ne devrait pas se donner la peine de réfuter de semblables doctrines ; mais n’en voit-on pas tous les jours soutenir d’analogues, quoique sur des points différents, dans des journaux de New-York dévoués à la cause de l’anti-rentisme, et n’en a-t-on point poussé les conséquences jusqu’à l’effusion du sang.