Le Pouvoir exécutif aux États-Unis

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Le pouvoir exécutif aux Etats-Unis
Duc de Noailles

Revue des Deux Mondes tome 87, 1888


« Nous avons notre exécutif, » répondent volontiers les Américains aux critiques dont leurs institutions sont l’objet. La nécessité d’assurer à l’autorité exécutive élue sa juste mesure d’indépendance et d’énergie constitue en effet un problème politique de premier ordre. C’est un grand mérite de l’avoir résolu, ne fût-ce que partiellement. Aucune république démocratique n’y était parvenue jusqu’ici.

Dans un récent ouvrage, très remarqué, Sumner Maine[1] affirme à plusieurs reprises que le gouvernement populaire est le plus fragile et le plus difficile de tous à pratiquer. La difficulté essentielle tient sans conteste à l’organisation du pouvoir exécutif, pierre de touche des constitutions. Quelque libéral ou républicain que soit un peuple, il ne saurait se passer d’être administré et gouverné. Ce n’est pas la liberté seule qui fait sa grandeur et sa force, c’est aussi la part d’autorité consentie à laquelle il sait obéir. Les gouvernemens faibles ne sont-ils pas d’ailleurs les pires ennemis de la vraie liberté ? Constans seulement dans leurs défaillances, toujours à la merci du parti le plus violent, ils deviennent les complaisans ou les complices de toutes les oppressions successives.

Depuis le siècle dernier, la plupart des nations civilisées ont fait campagne contre le pouvoir exécutif, jusqu’alors aux mains des aristocraties et des rois. Renverser les exécutifs monarchiques était assez facile ; les remplacer l’était moins. On commence à s’en rendre compte. La victoire de la démocratie est à peine constatée, et déjà les mêmes nations, par raison ou par instinct, sont à la recherche des moyens de fortifier leur exécutif, devenu si débile, que L’organe politique et social indispensable, le gouvernement, a perdu presque toute efficacité. Il n’existe plus guère que nominalement, sous forme de situation lucrative pour ceux qui en prennent le titre sans en exercer les fonctions directrices.

Tombé en d’inhabiles mains, le système parlementaire a trompé nos espérances. L’agitation stérile et l’omnipotence irresponsable des assemblées démocratiques déconcertent les meilleurs esprits. Quoique les États-Unis n’échappent pas à ces mécomptes, cent ans d’épreuve relativement heureuse appellent l’attention sur les combinaisons imaginées par les Américains pour établir un gouvernement capable d’atténuer les abus et les périls du parlementarisme républicain. C’est en ce point que leur république reste vraiment originale et diffère le plus de celles d’Europe.


I

D’après la définition consacrée, le pouvoir législatif fait les lois ; le pouvoir exécutif en assure purement et simplement l’exécution. Cette étroite formule ne saurait s’appliquer à l’Amérique. Le titulaire des fonctions exécutives est naturellement chargé, là comme ailleurs, de donner plein effet aux lois votées par les chambres. Mais les républicains du Nouveau-Monde n’ont pas voulu que leur premier magistrat fût l’agent passif ou subalterne d’une puissance prédominante, « le constable du congrès, » selon le mot dédaigneux de M. Boutwell. Sa mission a beaucoup plus d’importance et de grandeur.

Étant l’élu du peuple entier, le président des États-Unis ne dépend pas des assemblées par son origine. Affranchi de la tutelle d’un cabinet parlementaire, il conserve une part d’initiative. Investi du droit de veto, il intervient dans l’adoption des lois et peut repousser toutes celles qu’il désapprouve. Sauf la mise en accusation par impeachment, ressource extrême et presque illusoire, le congrès ne possède aucun moyen régulier de porter atteinte à l’indépendance de l’exécutif. Au contraire, l’arme légale du veto présidentiel, beaucoup plus maniable que l’impeachment parlementaire, et d’un usage habituel, permet au président de combattre la volonté expresse des majorités législatives, et même de l’annuler, pour peu qu’il soit appuyé par une minorité suffisante de représentans ou de sénateurs.

Rien de moins facile à définir nettement que cette forme de magistrature spéciale, qui n’a d’équivalent exact dans aucune autre constitution connue. Le président appartient à la démocratie par l’origine de l’élection et la brièveté du mandat quadriennal. Mais, sous certains aspects, « ce roi en habit noir, » comme on l’appelle parfois aux États-Unis, semble plus puissant qu’un roi constitutionnel. Ne gouverne-t-il pas personnellement, sans l’intermédiaire ni le contrôle d’un cabinet responsable ? Ne possède-t-il pas le droit de grâce, prérogative essentielle de la couronne ? Et il en dispose suivant son libre arbitre, tandis que sous le régime parlementaire ce droit se trouve exercé en fait par le cabinet et le ministre dirigeant. Les Adams rattachaient au type monarchique le gouvernement des États-Unis.

Faut-il donc assimiler la présidence à une royauté élective et temporaire, comme à l’inverse on qualifie parfois de « république héréditaire » la monarchie britannique[2] ? Ce serait méconnaître une distinction capitale. Le principe des monarchies veut que le roi, placé en dehors et au-dessus de tous les partis politiques, soit leur arbitre impartial. La règle du système américain est précisément l’opposé. Chef ou créature du parti qui l’a élevé au rang suprême, le président doit rester le premier agent, l’homme-lige de ses partisans, et servir leurs intérêts exclusifs. Ainsi l’exige le partisan government[3], qui paraît inséparable de la forme républicaine.

Stuart Mill compare le président des États-Unis à une sorte de premier ministre, inamovible pendant quatre années[4]. La différence pourtant est essentielle : « Il faut qu’un premier ministre parlementaire vive d’accord avec la majorité représentative ; le président américain n’a qu’à vivre[5]. » Les changemens d’opinion dans le pays ou dans les chambres n’ont pas prise sur lui. Sa puissance se trouve sans doute plus ou moins limitée par les diverses combinaisons constitutionnelles ; mais il peut gouverner et il a gouverné maintes fois contrairement aux votes de la majorité du congrès. Pratiquement, il n’est responsable que devant la nation seule. Encore sa responsabilité se réduit-elle à cette unique sanction : être ou n’être pas réélu à la fin du premier terme quadriennal. Jusqu’à l’expiration légale de son mandat, il est donc en définitive indépendant du peuple même. Celui-ci n’a pas d’autre garantie que les promesses, toujours vagues et trop faciles à éluder, du programme ou platform signé par le candidat, véritable contrat léonin dont l’effet réel est moins de lier l’élu que de paralyser pour quatre ans la volonté des électeurs.

M. Gladstone se fait une si haute idée de la présidence, qu’il la trouve comparable au maître organe du système britannique, à la chambre élective elle-même, la plus puissante dans le parlement tout-puissant. « Les Américains, dit l’illustre homme d’état, abandonnent le pouvoir à leur président pendant quatre années aussi complètement que nous l’abandonnons pour un certain temps à notre chambre des communes. » Ce rapprochement inattendu n’est pas un pur paradoxe. L’irresponsabilité semble égale de part et d’autre. Quant aux attributions du président, leur importance suffit en tout cas à caractériser, suivant M. Bagehot, une forme particulière de gouvernement, « la république présidentielle, » par opposition aux républiques parlementaires.

Pour bien apprécier la valeur de l’exécutif américain, il faudrait étudier avec quelque détail, non-seulement les actes de chaque président des États-Unis, mais encore le rôle considérable que jouent dans chacun des états particuliers de l’Union les gouverneurs élus, sortes de présidens au petit pied. Ce serait un travail intéressant, mais infini, qui comprendrait toute l’histoire nationale et locale de l’Amérique. Une étude rapide et forcément incomplète permet seulement de montrer quelle place éminente tient l’exécutif dans cette immense démocratie fédérative, qu’il a jusqu’ici préservée de la dislocation et de l’anarchie.

A l’origine, deux opinions tranchées divisèrent la Convention de 1787. La minorité, imbue des doctrines familières aux réformateurs d’Europe, affirmait nettement la suprématie du pouvoir législatif, et prétendait l’établir. Roger Sherman, entre autres, soutenait que le congrès, étant l’unique dépositaire de la souveraineté nationale, possédait le droit absolu de façonner à sa guise l’instrument de ses volontés. En conséquence, la magistrature exécutive devait être organisée par le congrès même et responsable envers lui seul.

La majorité des constituons tenait par-dessus tout à éviter l’omnipotence parlementaire. Au lieu d’admettre que le président fût l’agent révocable des assemblées, elle voulait le rendre aussi indépendant que possible de leur domination, à le placer à l’abri de l’instabilité législative, » suivant le mot du juge Marshall. Le chef de l’état devait donc avoir assez de puissance pour résister selon les circonstances à la représentation nationale, et, ce qui étonnera encore davantage, à la nation même.

« Certains hommes regardent comme le premier mérite du pouvoir exécutif sa docilité servile à céder aux courans qui entraînent la législature ou le pays, écrivait Hamilton. Ceux-là n’ont qu’une idée absolument fausse des véritables moyens d’assurer le bonheur public, et du but pour lequel les gouvernemens sont institués. Le principe républicain veut que l’opinion générale et réfléchie de la communauté dicte la conduite des gouvernans, mais il n’exige pas d’eux l’obéissance à toutes les impulsions du sentiment populaire. C’est le devoir de ceux qui détiennent l’autorité de s’opposer aux passions soudaines du peuple, quand celles-ci sont contraires aux intérêts fondamentaux de la société. »

Loin d’être obsédés par la crainte de trop grandir le pouvoir exécutif, les fédéralistes de Philadelphie redoutaient plutôt de le laisser désarmé ou trop faible en face des assemblées souveraines. La plupart d’entre eux auraient désiré faire de la présidence une sorte de monarchie élective et viagère, investie de toutes les prérogatives très importantes qu’exerçait la couronne en Angleterre sous George III. Quelques-uns doutaient même qu’il fût possible de donner à un chef d’état républicain cette vigueur d’action qui paraissait aux meilleurs esprits la condition capitale et le trait distinctif d’un bon système politique. « Si l’on a le droit d’affirmer que la république est incompatible avec un pouvoir exécutif énergique, en ce cas la république est un mauvais gouvernement, disait Hamilton j’car la qualité des gouvernemens se mesure à la force de leur exécutif. »

Qualifiera-t-on de préjugés monarchiques ces opinions des fédéralistes ? Voici le plus éminent de leurs adversaires, le coryphée du parti opposé, Jefferson, qui écrit en 1789 : « Dans nos institutions, le pouvoir exécutif n’est pas le seul, ni peut-être le principal objet de ma méfiance. La tyrannie des assemblées est actuellement et sera pendant de longues années encore le danger le plus redoutable. Celle du pouvoir exécutif viendra à son tour, mais dans un avenir éloigné. » Tocqueville fait justement ressortir l’importance qu’empruntent de telles paroles à la signature « du plus puissant apôtre qu’ait jamais eu la démocratie. »

Ces doctrines, dont l’application étonnait l’Europe libérale, furent adoptées sans difficultés par l’Amérique. Le prestige de l’autorité présidentielle, loin de s’effacer peu à peu comme un dernier vestige d’ancien régime, ne cessa de grandir dans l’opinion populaire. Quarante ans après la fondation définitive de la république, les constituans sont de beaucoup dépassés. Jackson, appelé au pouvoir, ne craint pas d’affirmer que « le président est le représentant direct du peuple, choisi par lui, et responsable envers lui seul. »

C’était la contre-partie textuelle des paroles de Roger Sherman à Philadelphie, et le désaveu radical des principes du parti républicain[6], que personnifiait pourtant le nouveau titulaire de la présidence. Il exagère même abusivement à son profit certaines théories des fédéralistes, ses adversaires, sur « la nécessité d’interpréter largement les constitutions, pour atteindre les grandes fins de tout gouvernement, qui sont le salut et l’indépendance du peuple. » L’élasticité constitutionnelle devient un système, dont Jackson a bientôt trouvé la formule : « Le président, par le serment consacré, s’engage à défendre la constitution comme il la comprend, et non comme la comprennent les autres. » Autant dire que l’appréciation individuelle du chef de l’état primait le droit public de l’Union. En effet, objectait Webster, « ou bien la loi n’existe pas, ou elle doit être obéie, non pas telle qu’elle peut être comprise, mais telle qu’elle est. »

Jamais, certes, Hamilton et ses amis, si préoccupés qu’ils fussent de rehausser l’exécutif, n’avaient voulu l’élever à une situation quasi césarienne. Jackson eut cette audace, et sa popularité ne fit que s’accroître. Son interprétation constitutionnelle lui rallia les suffrages des masses, toujours prêtes à s’incliner devant un maître, pour peu qu’il prétende régner en leur nom et contraigne toutes les têtes à se courber sous le même niveau.

Les débris du vieux parti fédéraliste, accusé jadis d’aristocratie « t de royalisme, se trouvèrent alors presque seuls à lutter contre l’abus des doctrines autoritaires qui menaient droit au gouvernement personnel. Story écrivait tristement : « Quoique nous vivions sous un régime de forme républicaine, je ne puis me dissimuler que nous subissons en réalité le pouvoir absolu d’un homme. »

Van Buren, désigné au choix populaire par Jackson même, et son successeur immédiat, pour ne pas dire son héritier, fut aussi l’un des docteurs de l’école nouvelle. Selon lui, le président est le défenseur par excellence et le gardien attitré de la constitution américaine. « Seul, en effet, il prête un serment tout spécial, dans lequel la formule ordinaire est complétée par ces mots caractéristiques : Je jure que je conserverai, protégerai et défendrai de mon mieux la constitution des États-Unis. » Cependant une fraction du même parti démocrate dirige de vives attaques contre les prérogatives présidentielles. L’esprit d’indépendance provinciale inspire surtout cette opposition intestine, qui vise moins le président que le défenseur naturel de la suprématie fédérale. Calhoun, l’éloquent adversaire des doctrines de Jackson, n’entend sans doute pas annuler ni affaiblir l’exécutif local, personnifié dans chaque état particulier par le gouverneur. C’est le pouvoir exécutif central, trop fortement organisé selon lui, que l’infatigable champion de la souveraineté des états dénonce comme incompatible avec une république fédérative. Sa pensée inquiète semble déjà envisager le moment où s’imposera la nécessité, soit de rompre l’Union pour conserver la république, soit de sacrifier la république pour sauver l’Union. La terrible crise de la guerre civile, qui provoqua la sécession momentanée, faillit une première fois justifier les prévisions de Calhoun dans le sens le plus conforme, dit-on, à ses préférences. Nul ne saurait prévoir quel serait le dénoûment d’un nouveau conflit.

En déclarant « que le choix deviendrait tôt ou tard inévitable entre la monarchie ou la séparation définitive, » Calhoun posait-il le dilemme de l’avenir ? La nation alors ne s’en émut pas. Désireuse avant tout d’empêcher le déchirement de la patrie commune, elle se serra autour d’André Jackson, son président, dont l’énergie réprima les tentatives de révolte locale. Le pouvoir exécutif grandit encore dans cette épreuve. Il y gagna d’apparaître désormais aux yeux du peuple comme le protecteur indispensable des intérêts collectifs et le garant de l’unité fédérale.

Dans la suite, l’autorité présidentielle eut tour à tour ses phases de défaillance ou de vigueur. Elle emprunte naturellement une part de sa force aux qualités personnelles et au prestige de ceux qui l’exercent. Maintes fois les politiciens trouvèrent habile de faire élire des personnages secondaires, et le congrès en profita pour pousser plus loin ses perpétuels empiètemens. Mais, sauf quelques rares dissidences où se trahissent les rancunes et les mécomptes du parti battu au scrutin, l’opinion publique resta favorable à la cause du chef de l’état national. Si l’on excepte les crises passagères pendant lesquelles l’hostilité contre sa personne s’explique par la violence des passions ou l’importance des intérêts enjeu, le temps cimenta l’alliance du pouvoir exécutif avec les couches profondes de la démocratie.

Contrairement aux républicains d’Europe, dont l’idéal est un gouvernement qui ne gouverne pas, les Américains imposent à leur premier magistrat l’obligation de gouverner. Ils lui recommandent même de faire servir à cet usage, non-seulement ses attributions constitutionnelles, mais encore l’influence que ses hautes fonctions lui donnent sur les membres du congrès.

M. Hayes, nommé président à la majorité d’une seule voix, contestée d’ailleurs, parut d’abord vouloir se renfermer dans les strictes limites du pouvoir exécutif, tel que l’admettent les états parlementaires. D’honorables scrupules lui conseillaient peut-être cet effacement volontaire après les scandales inouïs d’une élection sans précédent. Aux critiques immédiates de ses partisans indignés, il dut vite reconnaître sa méprise. Les organes les plus modérés de la presse républicaine reprochèrent amèrement au nouvel élu de déserter ses devoirs professionnels, de trahir la nation et surtout le parti. On lui signifia de reprendre un rôle actif selon les vrais principes et les traditions.

« Dans les deux camps politiques, l’accord est à peu près unanime. Ni la constitution ni le bien du pays ne permettent au président de se réduire à n’être que le simple exécuteur des lois. Son devoir lui ordonne d’agir sur le congrès au sujet des bills en discussion. C’est l’usage consacré depuis si longtemps que les amis du pouvoir attendent, pour s’occuper d’une loi, de savoir ce qu’on en pense à la Maison-Blanche. L’abstention de M. Hayes, son refus d’employer les moyens ordinaires pour diriger les actes des chambres, offensent la coutume établie et causent le désarroi des affaires publiques. Les fidèles de la présidence, ne recevant d’elle ni direction ni mot d’ordre, sont mécontens et démoralisés ; les politiciens émérites trouvent le spectacle choquant ; les patriotes de toutes classes se sentent également découragés, quoique pour des raisons différentes. En fait, dans les conditions actuelles et traditionnelles de l’Amérique, cette situation équivaut presque à l’absence complète de gouvernement[7]. »

Ces moyens ordinaires d’influence qu’on accusait M. Hayes d’abandonner consistent, chacun le devine, dans la distribution des emplois publics. Les Américains ont du moins la bonne foi de l’avouer. Gouvernez avec « le système des dépouilles, » disent-ils à leur président, puisque la méthode républicaine n’admet pas de procédé supérieur. Mais vous nous devez un gouvernement. La république n’étant que la domination alternative des partis, restez le chef agissant du parti qui vous a nommé. C’est de lui que vous tenez le pouvoir ; c’est à lui seul qu’en reviennent de droit les faveurs et les profits.

Sur ce point, les constituons de 1787 ont donc entièrement échoué. Ils rêvaient pour leur premier magistrat le rôle indépendant et impartial, attribué à la personne royale en Angleterre. Modérer de haut tous les partis, sans autre préoccupation que de faire prévaloir l’intérêt national, forcer les minorités à l’obéissance et les protéger au besoin contre l’usurpation des majorités, de façon qu’il n’y eût jamais ni vainqueurs ni vaincus, tel apparaissait justement aux conventionnels de Philadelphie l’inappréciable avantage de la monarchie héréditaire. L’illusion était d’attendre les mêmes services du pouvoir exécutif républicain dans les conditions fâcheuses, mais inévitables, où celui-ci se trouve placé.

Un président élu ne saurait être que le chef du parti vainqueur ; ce poste de combat l’oblige à peser fortement sur le parti battu, et parfois sur la moitié presque de la nation. Les liens politiques ne suffisent pas à maintenir compactes et disciplinées en vue d’efforts communs les grandes masses de votans indécis. Il faut surtout l’attache puissante des intérêts. Aussi l’élection n’est-elle qu’un contrat tacite. Le président, une fois nommé, doit payer sa dette électorale, fût-ce au détriment du pays, par la distribution des emplois lucratifs à ses partisans, dignes ou indignes, capables ou non, clientèle impérieuse qui lui a donné la présidence pour obtenir en échange le monopole du patronage présidentiel. Ce n’est pas seulement le gouvernement de parti sous sa forme la plus étroite ; c’est, à vrai dire, le gouvernement de parti par la corruption.

Comme auteur responsable du système, l’histoire désigne d’ordinaire André Jackson. A peine, en effet, venait-il d’être élu, que ses intentions s’annonçaient sans équivoque dans un journal officieux, le Télégraphe : « Nous ignorons quelle ligne politique adoptera le nouveau président, mais nous pouvons affirmer qu’il saura bien récompenser ses amis et punir ses adversaires. » Bientôt après commença la curée des places. « To the victors belong the spoils, aux vainqueurs appartiennent les dépouilles ! » Ce mot fameux, prononcé en plein sénat par Marcy, devint désormais le Credo des politiciens, l’alpha et l’oméga du gouvernement.

Certes, Jackson appliqua brutalement le programme que Marcy résumait dans sa devise alléchante. Mais, en bonne justice, ni l’un ni l’autre ne doivent supporter seuls la responsabilité d’une méthode gouvernementale qui répond aux tendances naturelles de la démocratie républicaine et semble partout en être la conséquence forcée.

Dès l’origine de la république, Washington voyait avec douleur le gouvernement de parti s’organiser de toutes pièces au lieu et place du gouvernement national. Les symptômes de corruption ne tardèrent pas à se montrer. John Quincy Adams comparait sans façon la bande éhontée des solliciteurs, sous la première administration de Madison, à un troupeau bruyant et vorace, se pressant autour d’une auge trop étroite. Arrivé plus tard au pouvoir, il eut à subir les mêmes assauts. Sa résistance aux âpres convoitises de ceux qu’il flétrissait naguère honore grandement son courage. Mais cette politique des mains nettes ne reçut pas la ratification du suffrage populaire. Quincy Adams se fit battre à l’élection présidentielle de 1828 ; il avait tenté de remonter le courant. Jackson, en s’y abandonnant tout entier, fut le président selon le cœur de la démocratie et vint à point personnifier un système conforme aux mœurs. Il était l’homme que l’Amérique attendait.

Sous les présidences de Polk, de Pierce, de Buchanan, la distribution méthodique des dépouilles au parti régnant resta plus que jamais l’unique ressource gouvernementale, le pivot de la politique intérieure des États-Unis. L’opinion avait fini par trouver le procédé si légitime, que d’honnêtes esprits le préconisaient comme obligatoire. « Nul ne peut remplir heureusement et fidèlement les fonctions présidentielles, écrivait le général Scott, s’il manque au devoir de maintenir avant tout la force et l’union du parti, qui l’a élu, sur lequel il doit chercher son point d’appui. En conséquence, le président est tenu de livrer les emplois publics à ses partisans, et se voit solliciter vivement de nommer, dans le nombre, beaucoup de sujets indignes et incapables. Il repoussera ces derniers le plus possible, mais sans offense, avec bonne grâce et aménité. Faute de quoi, il affaiblirait son parti et risquerait de le diviser profondément. »

Ce vœu timide de ne pas sacrifier entièrement l’honnêteté aux exigences de parti, si faire se peut, résume tout ce que le régime parvenait à fournir de plus haute morale à ceux qui se piquaient de moralité. Encore n’étaient-ce là que des réserves théoriques. Candidat malheureux à la présidence, le général Scott n’eut pas l’occasion d’appliquer son programme de vertu discrète et de corruption mitigée. Les présidens en fonctions ne sauraient y mettre tant de délicatesse. Une fois saisis dans l’engrenage, ils ne sont pas toujours libres de considérer la probité comme un titre, chez les plus dévoués mêmes de leurs partisans. La probité a des scrupules, et le parti veut vaincre à tout prix.

On l’a vu naguère, pendant la présidence du général Grant, qu’il faut bien mentionner ici, non pour réveiller inutilement le souvenir de scandales restés légendaires, mais pour montrer la progression du système. Combien de républicains éprouvés furent traités de félons, d’apostats, et mis à l’index, parce que leur conscience ne se prêtait pas à subir la complicité des trop grosses malversations républicaines, commises sous le couvert du patronage présidentiel ! M. Bristov, secrétaire du trésor (ministre des finances), avait poursuivi une vaste association de fraudeurs sur les boissons, le whiskey ring, sans avoir égard aux attaches politiques des coupables avec la faction régnante. Celle-ci se ligua tout entière contre lui et prétendit le forcer à quitter le ministère. Il faisait son devoir envers la nation, mais il trahissait le parti.

L’excès des abus suscite par intermittences des protestations de l’opinion publique et quelques tentatives de réforme. Harrison, élu à la présidence en 1840, semble animé du ferme vouloir de soustraire l’administration aux contre-coups des luttes électorales. Une circulaire conçue dans ce sens est adressée à tous les chefs de services par Daniel Webster, alors secrétaire d’état (ministre des affaires étrangères). Mais les partisans qui ont mené la campagne présidentielle n’entendent pas se laisser arracher les fruits de la victoire. Ils assaillent la Maison-Blanche de revendications si furieuses qu’on leur reprocha d’avoir hâté la mort de Harrison, survenue au bout d’un mois. « Ces hordes vandales de coureurs d’emplois sont plus avides que les harpies, s’écriait Woodbury au sénat en 1841. Elles nous ont déjà tué un président, elles vont empoisonner l’existence de son successeur, à moins qu’il ne soit de fer. »

Quarante ans après, le président Garfield, assassiné par Guiteau, solliciteur désappointé, fut aussi, dit-on, la victime de ses velléités réformatrices. Certains journaux accusèrent les politiciens de l’avoir désigné, par leurs invectives, aux coups des sectaires. Il ne faudrait pas prendre à la lettre les exagérations intéressées de la presse : les martyrs sont de précieux argumens de polémique. Que penser toutefois du système contre lequel des imputations semblables sont sérieusement formulées ?

En 1848, le pays essaie encore de revenir à des pratiques plus saines. On voudrait non-seulement enrayer les abus du patronage, mais établir le gouvernement pour tous au lieu de la domination exclusive des partis Taylor, choisi comme candidat national à la présidence, arrive au pouvoir avec l’intention de remplir loyalement les conditions de ce beau programme. Il se laisse accaparer presque malgré lui par les whigs, et la tentative avorte. L’effort était peut-être au-dessus de toutes les bonnes volontés.

Verrons-nous réussir définitivement le nouvel essai de réforme que poursuit le président actuel, M. Cleveland, après une première ébauche de M. Hayes ? Les fonctions publiques cesseront-elles désormais d’appartenir par droit de conquête au parti vainqueur et de servir à consommer la défaite du parti vaincu ? L’heureuse chance et le savoir-faire des Américains commandent de s’attendre à tout de leur part, même à l’improbable ou à l’impossible dans le bien. Ils ne sauraient empêcher pourtant que le partage des dépouilles ait toujours été l’instrument essentiel du gouvernement démocratique et républicain, tandis que la stabilité administrative et la hiérarchie sont des combinaisons monarchiques.

Pendant le procès du président Johnson, l’accusateur Thomas Williams critiquait amèrement le « patronage quasi royal » attribué au pouvoir exécutif. L’épithète portait à faux. Quel souverain absolu change ses agens en aussi grand nombre et aussi souvent que le faisait jusqu’ici la république américaine ? Quant au monarque constitutionnel selon les règles britanniques, peut-on sérieusement le comparer au président des États-Unis, surnommé parfois « le sultan du système des dépouilles ? »

Nul n’ignore que le roi ne dispose personnellement d’aucun poste. Le patronage royal se réduit à charger de la formation du cabinet le chef de la majorité parlementaire, lequel est ainsi désigné presque impérativement. Le cabinet lui-même, qui seul exerce le droit de nomination, loin de renouveler en masse les fonctionnaires dès son avènement, remplace à peine une cinquantaine de hauts personnages pour tout le royaume. Bien plus, dans chaque département ministériel, à côté du ministre et du sous-secrétaire d’état politiques, dont le sort est lié à celui de leur parti, se trouve un sous-secrétaire d’état permanent, qui représente la tradition et la hiérarchie administratives. Pourtant, comme le fait observer M. Gladstone, entre les ministères anglais se succédant aux affaires, les dissidences ne sont pas moins profondes qu’entre les diverses présidences américaines.

Cent mille emplois fédéraux, quelque deux cents millions d’honoraires annuels étaient hier encore la rançon régulière du pouvoir présidentiel aux États-Unis. Les élections s’y faisaient ouvertement afin d’obtenir une part de butin. « Pourquoi sommes-nous ici, s’écriait en 1880 M. Flanagan à la Convention électorale de Chicago, si ce n’est pour avoir des places ? » Cet aveu dénué d’artifice explique le mécanisme de la démocratie organisée en gouvernement de combat. Politiciens sans fonctions contre politiciens nantis, the outs against the ins[8]. Une réforme partielle des abus administratifs n’amènerait donc pas le revival politique tant promis. A quelles conditions pourrait-on l’espérer un jour ? La question revient à demander comment la république s’y prendrait pour ne plus être la revanche d’un parti sur l’autre.

Les obligations étroites du président envers ceux qui l’ont élu font à la fois sa force et sa faiblesse. Marche-t-il d’accord avec eux, il est très puissant. Leur concours l’aidera même à éluder au besoin les prohibitions légales, ou à obtenir après coup un bill d’indemnité. Le congrès ratifia en bloc tous les actes de Lincoln pendant cinq ans. Plusieurs dans le nombre étaient d’une légalité douteuse ; quelques-uns furent déclarés inconstitutionnels par les tribunaux. Le général Grant fit doubler sa liste civile au mépris de la constitution. Pour s’assurer de la complicité des chambres, il avait eu l’adresse d’arranger les choses de façon que les émolumens parlementaires et les siens fussent augmentés simultanément.

Tout président qui veut conserver sa puissance doit satisfaire d’abord ses adhérens et rester leur serviteur avant d’être celui du pays entier. Il ne peut travailler au bien général que dans la mesure où les exigences de parti le lui permettent. Les préoccupations du salut public ne le dispensent pas de surveiller les petits intérêts de ses électeurs.

Durant la guerre civile de la sécession, les habitans d’une ville du Nord s’étaient divisés en deux camps ennemis au sujet d’une place de directeur des postes que deux candidats se disputaient. Cette querelle de clocher ne s’effaça pas devant le péril national. Tandis que le sang américain coulait sur les champs de bataille où se jouait le sort de l’Union, les politiciens poursuivaient passionnément le siège de la direction des postes. Les députations rivales se succédaient sans cesse à Washington, assaillant de promesses et de menaces les représentais, les sénateurs, le président même, et encombrant les couloirs du Capitole, théâtre ordinaire des intrigues et du marchandage. Deux journaux remplissaient leurs colonnes des péripéties de l’affaire. Survient un vieux juge presbytérien de la ville, qui s’empresse d’aller rendre visite à Lincoln. Il ne peut dissimuler son émotion douloureuse en voyant les traces profondes de fatigue et de tristesse empreintes sur le visage du président. « Dieu est avec nous, dit-il enfin ; la Providence divine a ses desseins sur notre république et la protège d’en haut. Non, le Seigneur ne permettra pas que la cause de l’esclavage triomphe. — Eh ! vous n’y êtes nullement, mon cher juge, répond Lincoln ; ce n’est pas la guerre civile qui me tue, c’est votre maudit bureau de poste. »

Cherche-t-il à faire prévaloir une politique moins exclusive, le président se condamne d’avance à perdre presque toute autorité. Suspect au parti adverse, rejeté comme traître par le sien, il ne sait plus où prendre son point d’appui. Le gouvernement tombe dans l’impuissance et la confusion. Ces conséquences, toujours fâcheuses, s’aggravent en temps de crise. Johnson apprit à ses dépens qu’un chef d’état républicain devient criminel aux yeux de ses partisans pour vouloir protéger la moitié du pays contre l’autre. Les chambres l’attaquèrent à coups de lois, dès la première heure, et finirent par le décréter d’accusation, au risque de rallumer les discordes civiles mal éteintes. Sans la clause tutélaire d’après laquelle le verdict de condamnation dans les procès d’impeachment doit réunir les deux tiers des voix, Johnson était destitué. Le pouvoir présidentiel porte encore aujourd’hui la trace des blessures alors reçues ; le tenure act de 1867, qui restreignait notablement ses prérogatives, n’a pas été rapporté.

Ce rôle de l’exécutif inféodé à un seul parti ne répond guère aux données du libéralisme. Les Américains pouvaient-ils trouver une combinaison moins défectueuse ? Le gouvernement populaire est tenu de remplir les mêmes devoirs de préservation que les autres, et de s’acquitter des mêmes fonctions générales, comme le fait observer justement M. Sumner Maine. Aucun régime ne possède le privilège de concilier l’ordre avec la liberté par le seul ascendant de la raison pure et des grands principes. Il faut toujours une certaine force matérielle en aide aux forces morales pour Assurer le respect des lois et garantir les droits de chacun contre tous.

Mais le régime démocratique présente à cet égard des conditions spéciales d’infériorité. Uniquement bâtie sur le terrain mouvant de l’élection et du suffrage universels, la république n’est qu’un minimum de gouvernement, dont le fragile équilibre dépend du moindre incident, d’un vote gagné ou perdu. Elle ne peut manquer, suivant ses tendances naturelles, de relâcher à l’excès les liens indispensables de l’organisation politique et sociale, si quelque autorité vigoureuse ne réagit pas, au risque de dépasser la mesure. C’est alors la liberté qui périclite. De sorte que les démocraties républicaines, perpétuellement ballottées de l’anarchie au despotisme conventionnel ou césarien, paraissent incapables de se reposer longtemps à l’abri d’un pouvoir assez sûr du lendemain pour être à la fois libéral et conservateur.

Les États-Unis, sans voisinage inquiétant, sont affranchis des principaux dangers, dont la menace constante impose aux nations européennes la nécessité d’un gouvernement énergique et centralisé. Ils peuvent ainsi, dans les circonstances ordinaires, s’accommoder plus aisément de la faiblesse du système républicain. Malgré cet avantage et bien d’autres, les institutions officielles ne fournissent pas les élémens de force et de cohésion suffisans pour gouverner. Il a fallu y suppléer, tant bien que mal, par la discipline rigide des partis, qui exige les plus pénibles sacrifices du libre arbitre individuel, et remet finalement les droits de chacun à la discrétion du parti vainqueur.

Sous le bénéfice de ces réserves, le pouvoir exécutif n’en reste pas moins un organe essentiel du système politique. C’est à l’exécutif que les Américains s’adressent pour être préservés de l’omnipotence parlementaire dont ils se sont toujours défiés de plus en plus. Les partisans sincères de la réforme administrative ne l’attendent guère que de l’énergie présidentielle. Et, en effet, le président actuel, M. Cleveland, n’a pas craint de porter une main ferme sur quelques-uns des abus les plus crians. De même dans les états particuliers, c’est aussi l’exécutif local, en la personne du gouverneur, que les citoyens tiennent pour la meilleure sauvegarde, tant les assemblées leur inspirent d’inquiétudes et de soupçons. « Désabusé par les corruptions législatives, écrivait naguère M. C.-F. Adams, le peuple s’habitue doucement à demander protection et appui, non pas à l’opinion publique, mais à quelque personnage marquant, investi d’une grande puissance exécutive. C’est en lui et ses pareils seulement qu’il croit devoir mettre sa confiance. » Récemment encore, bon nombre de journaux réclamaient le gouvernement de l’homme fort, the strong man. Toute exagération à part, cet appel à l’autorité personnelle, en pays de self government, paraîtra aux moins prévenus un signe des temps et un symptôme de désillusion profonde.

Dans leur recherche des sécurités nécessaires, les Américains en arrivent, par une évolution spontanée, à ne plus compter que sur l’organe le moins républicain de la constitution, sur le pouvoir exécutif, délégué à l’homme élu pour faire échec ou contrepoids aux assemblées. L’inconvénient grave de cet antagonisme officiel entre une personnalité énergique et le parlement est manifeste. Tout pays qui aspire à établir un gouvernement stable et fort en dehors de la solution monarchique s’expose à des aventures dictatoriales quelconques. Les États-Unis ont jusqu’ici du moins triomphé aisément de ce péril, auquel n’échapperaient pas d’autres contrées.


II

« Peut-être n’a-t-on jamais suffisamment remarqué, disait John Quincy Adams, que les pouvoirs exécutifs, concentrés chez nous entre les mains d’un titulaire unique, sont beaucoup plus étendus et plus complexes que les pouvoirs collectifs des législateurs. Le texte constitutionnel visant l’autorité législative est précis. Au contraire, l’autorité exécutive est concédée sans précision ni réserve. » S’agit-il de la puissance parlementaire, la constitution témoigne d’une prudence extrême poussée jusqu’à la méfiance. Elle marque les bornes dans lesquelles le parlement devra se tenir enfermé. Elle énumère un à un les pouvoirs qui lui seront dévolus, au nombre de dix-huit. Immédiatement après, suivent les prohibitions, classées sous sept chefs distincts.

Il est vrai que certaine clause attribue au congrès des pouvoirs généraux ou implicites (incident powers), destinés à lui permettre d’exercer pleinement ses pouvoirs définis (enumerated powers). Les frontières du domaine législatif manquent donc aussi de fixité. Mais l’intention d’imposer des limites dans la mesure du possible reste manifeste.

Contre l’exécutif, aucune précaution de ce genre ne semble prise ; la formule d’investiture est vague et générale. L’opinion avérée des constituans n’autorise guère à supposer qu’ils aient simplement reculé devant la difficulté d’une définition. Encore moins doit-on les accuser d’omission ou de négligence sur ce grave sujet, qui donna lieu aux discussions les plus approfondies. Sans avoir été préméditées peut-être, comme l’affirme Upshur, les lacunes de la rédaction ne furent pas involontaires. Les fédéralistes de Philadelphie étaient convaincus de la nécessité d’organiser solidement la puissance présidentielle ; ils évitèrent de l’emprisonner dans un texte étroit, lui laissant ainsi les moyens de s’étendre, suivant les besoins et les circonstances, à travers les mailles élargies du réseau constitutionnel.

Deux conditions principales caractérisent en Amérique la situation du chef de l’état : l’unité du pouvoir, dont la responsabilité personnelle n’est endossée par aucun cabinet parlementaire, et le droit de veto sur les actes législatifs.

Le président possède seul l’autorité exécutive. On sait que le vice-président ne joue pas de rôle actif. La constitution l’appelle simplement à présider d’office le sénat, sans même lui accorder le droit de vote, sauf pour départager l’assemblée. Il n’assiste pas le premier magistrat de la république dans les devoirs de sa charge ; il le remplace éventuellement en cas de mort ou d’incapacité légale ; le titre et les pouvoirs présidentiels lui sont alors dévolus jusqu’à la fin du terme quadriennal commencé. Le vice-président n’est donc qu’une sorte de réserve gouvernementale, d’héritier présomptif républicain, destiné à sauvegarder le pays des périls d’une élection extraordinaire ou de la vacance du pouvoir.

Quant aux secrétaires d’état (ministres), ils ne forment pas de cabinet dans le sens parlementaire du mot, et n’entrent pas en communication directe avec les chambres dont ils ne peuvent faire partie. Tout sénateur ou député qui accepte un portefeuille doit renoncer à son siège législatif ; l’incompatibilité est absolue. Aucun intermédiaire officiel et responsable ne s’interpose entre l’unique détenteur de l’exécutif et le parlement. La constitution s’abstient même de mentionner le ministère à titre de collectivité ; elle ne parle qu’incidemment des ministres, considérés comme simples chefs de services, pour indiquer de quelle manière le président pourra les consulter individuellement sur les affaires de leurs départemens respectifs, « Les conseils sont des abris, » a dit Bentham, et les Américains voulaient que l’élu du peuple couvrît ses secrétaires d’état au lieu de se dérober derrière eux.

La responsabilité personnelle du magistrat suprême semble impliquer nécessairement pour lui la liberté plénière de nommer et de destituer ses subordonnés. Ici apparaît encore une des contradictions inhérentes aux institutions américaines où ne se rencontre rien d’absolu. Les ministres sont choisis « selon le bon plaisir du président, » mais les nominations ne deviennent définitives qu’avec l’assentiment sénatorial. Si le sénat allait jusqu’au bout de son droit, cette restriction suffirait à paralyser la puissance présidentielle et même à la supprimer. Contraint de subir des ministres hostiles, ou réduit par des refus systématiques à l’impossibilité de pourvoir aux services publics indispensables, le président n’aurait plus qu’à se soumettre ou à se démettre.

En règle générale, la haute assemblée accepte les candidats proposés pour les divers postes ministériels et pour les emplois importans. A peine citerait-on quelques exceptions contraires. La limitation de pouvoir est donc plus théorique que réelle. Le bon esprit des législateurs, corrigeant la lettre de la loi, abandonne le libre choix des personnes à qui supporte l’entière responsabilité des actes.

Cette logique pratique reçut même, dès 1789, une consécration légale partielle, malgré les répugnances des chambres à restreindre leurs propres prérogatives. La constitution américaine se tait sur le droit de révocation. Son silence pouvait être interprété dans le sens le plus étroit. Le congrès, naturellement jaloux des privilèges parlementaires, était maître de statuer que la ratification sénatoriale serait requise pour révoquer les fonctionnaires et les ministres, comme pour les nommer. Ce fut pourtant la solution opposée qui prévalut.

Les représentans établirent, par 34 voix contre 20, que le président de la république exercerait seul le pouvoir de destituer ses agens. Les sénateurs, dont les attributions spéciales se trouvaient en jeu, hésitaient davantage et formaient deux groupes égaux. Il fallut que le président du sénat, usant de la faculté de voter qui lui appartient en pareille occurrence, départageât rassemblée pour assurer la victoire de l’exécutif. Si faible que fût la majorité, l’interprétation adoptée alors, grâce à l’appui de Madison et de John Adams, resta maintenue pendant près de quatre-vingts ans. Ceux mêmes qui la désapprouvaient, et Webster entre autres, admettaient que la question de droit constitutionnel était désormais résolue.

En 1867 seulement, après la guerre civile de la sécession et l’assassinat de Lincoln, le congrès revint sur la jurisprudence de 1789 et décida qu’à l’avenir aucune destitution ne serait définitive sans l’agrément du sénat. La loi nouvelle (tenure act) rompait ouvertement avec les véritables doctrines de l’Amérique. M. Holman s’efforça de le démontrera la chambre, lorsque le président Johnson y fut l’objet d’une proposition d’impeachment pour avoir révoqué -de sa propre autorité le ministre de la guerre.

C’était la première fois que les chambres du congrès engageaient toutes deux et directement la lutte avec le président des États-Unis, non pas sur l’exercice plus ou moins correct de la puissance exécutive, mais sur cette puissance même, afin de la mettre en tutelle. Depuis lors, la loi de 1867 n’a été que partiellement amendée ; elle subsiste encore aujourd’hui. Ni les réclamations réitérées des successeurs de Johnson, ni les votes conformes de la chambre des représentons, n’ont pu amener le sénat à se dessaisir entièrement de l’arme légale que les circonstances avaient mise en sa possession.

A vrai dire pourtant, le tenure act, dirigé contre la personne d’un chef d’état suspect à son parti, restreint moins qu’on ne le croirait d’abord l’indépendance du président titulaire, arrivé régulièrement au pouvoir. Car celui-ci a rarement lieu de révoquer des ministres qu’il a choisis lui-même parmi ses plus chauds partisans. Le vice-président Johnson se trouvait dans une situation très différente. Parvenu soudain à la présidence par suite de l’assassinat d’Abraham Lincoln, on voulait le forcer à conserver malgré lui les ministres nommés par son prédécesseur.

Si restrictifs que puissent être d’ailleurs les effets produits par la loi de 1867, la responsabilité politique n’est nullement déplacée. Le cabinet n’y participe pas plus actuellement qu’autrefois. En dépit des contradictions de la logique américaine, le président est seul responsable des actes du pouvoir exécutif. La constitution l’autorise à requérir l’opinion écrite des ministres sur les affaires qui intéressent le département spécial de chacun d’eux. Cette disposition a pour objet, non d’assujettir le magistrat suprême, mais de rendre plus étroite la subordination de ses principaux auxiliaires envers lui. D’après l’usage, le président de la république prend l’avis des ministres selon ses convenances et en tient compte comme il veut. Parfois même, on l’a vu se dispenser de recourir à leurs lumières et se décider à leur insu. Quelle que soit sa manière de procéder, il agit dans la plénitude de sa responsabilité personnelle.

Washington consultait ses secrétaires d’état ensemble ou séparément, de vive voix ou par écrit. Mais il entendait bien rester libre de suivre son propre jugement ; en effet, ses résolutions ne furent pas toujours d’accord avec les opinions ministérielles. Tous les présidens, à son exemple, se réservèrent le même droit et l’exercèrent au besoin.

Sans doute, Jefferson avait coutume de réunir des conseils de cabinet où les décisions se prenaient à la majorité des suffrages. Il était toutefois le premier à reconnaître que l’esprit de la constitution ne justifiait pas cette méthode, dont l’application constante aurait transformé la présidence en une sorte de directoire exécutif. Lui-même ne se regardait pas comme lié par le résultat du vote. On affirme qu’il s’abstint de mettre en délibération les affaires les plus importantes, telles que l’acquisition de la Louisiane en 1803, et le rejet du traité conclu avec l’Angleterre par Monroë et Pinckney en 1807. La première de ces deux mesures « touchait pourtant aux extrêmes limites du droit constitutionnel[9]. »

Jackson ne communiqua au ministère sa détermination de retirer de la Banque nationale les fonds publics qu’après l’avoir irrévocablement arrêtée dans son esprit. Quant au président Tyler, il ne prévint même pas ses subordonnés de son deuxième message de veto sur la Banque, en septembre 1841 ; ce manque d’égards provoqua plusieurs démissions parmi les membres du cabinet.

Lincoln aussi, dit-on, trancha certaines questions capitales sans demander l’avis de ses secrétaires d’état. S’il leur donna lecture de sa première proclamation relative à l’affranchissement des esclaves, en 1862, ce fut par un sentiment de courtoisie plutôt que par tout autre motif, car il était résolu d’avance à la publier.

L’entente préalable s’est-elle établie entre les ministres et le chef de l’exécutif, celui-ci ne craint pas néanmoins de revenir sur les décisions adoptées d’un commun accord et d’agir en sens opposé. Quelque temps avant la session parlementaire de 1846-1847, au milieu des embarras suscités par l’expédition des États-Unis contre le Mexique, le président Polk, de concert avec son cabinet, avait décidé que les opérations militaires actives seraient suspendues ; le pays conquis devait simplement rester occupé jusqu’à la conclusion de la paix. Dans le message, déjà prêt à être adressé au congrès, cette recommandation pacifique remplissait quatre pages entières. Invité à les examiner, le sénateur Benton les désapprouva, et, sur la prière de Polk, en rédigea quatre autres qui exprimaient des vues toutes contraires. La rédaction nouvelle, agréée par le président, fut communiquée immédiatement aux ministres. Mais le projet primitif était en cours d’exécution ; le secrétaire de la guerre avait refusé comme inutiles les corps de volontaires proposés par différens gouverneurs d’états. Aussi le cabinet, invoquant le fait accompli, persistait-il dans son opposition. Plusieurs conférences eurent lieu sans résultat. Enfin, le président passa outre, et donna l’ordre d’appeler aussitôt les dix régimens d’abord refusés[10].

D’autre part, l’adhésion même unanime du ministère ne pèse d’aucun poids dans la balance pour atténuer la responsabilité présidentielle. Lorsque Johnson lut décrété d’impeachment, ses défenseurs offrirent de citer comme témoins à décharge les membres du cabinet. L’accusé n’affichait nullement l’intention de s’abriter derrière eux. Il prétendait exciper de sa bonne foi, et prouver que le recours à tous les conseils possibles avait précédé l’acte incriminé. En effet, tous les ministres consultés sur la destitution qui faisait le fond du procès, et le ministre destitué lui aussi, s’étaient trouvés d’accord pour la déclarer constitutionnelle. Le sénat, érigé en tribunal, ne consentit pas à entendre les témoignages ministériels, même à titre d’éclaircissemens. Il n’admit aucune intervention capable de prêter à un cabinet collectif le moindre semblant d’existence officielle et de responsabilité gouvernementale. La constitution ne reconnaît qu’un seul dépositaire de la puissance exécutive ; les sénateurs ne voulurent avoir affaire qu’à lui.

D’après la défense, c’était un parti-pris de refuser la lumière, un véritable déni de justice. Peut-être entrait-il quelque passion politique dans les motifs qui guidèrent alors la haute assemblée. Mais sa décision, très discutable au point de vue juridique, paraît inattaquable en droit constitutionnel. La doctrine des États-Unis veut que le ministère soit placé sous la dépendance unique et immédiate du président. Celui-ci, toujours indépendant des ministres, reste maître de leur dicter ses volontés et doit en répondre seul.

Le cabinet présidentiel américain est tout l’opposé du cabinet parlementaire anglais. Les ministres britanniques étant choisis parmi les membres des assemblées et désignés, sinon imposés au souverain par la majorité représentative, le cabinet, nul ne l’ignore, est une sorte de comité d’action des chambres, qui gouverne sous leur contrôle direct. Le devoir l’oblige à rendre chaque jour de vive voix un compte exact de sa gestion. Quand ce comité dirigeant a perdu la confiance de la majorité, un autre le remplace. C’est au moyen de ces délégations successivement tirées de son sein que le parlement d’Angleterre reste le pouvoir suprême du pays. La responsabilité ministérielle se trouve liée à la souveraineté parlementaire.

En Amérique, où les ministres sont exclus des assemblées, les fluctuations des majorités législatives n’entraînent aucun changement de ministère. Le pouvoir exécutif demeure fixé pour quatre ans. Le président, qui l’exerce en personne, n’est pas tenu de subir le contrôle quotidien de ses actes et de se plier, jusque dans les détails du gouvernement, aux exigences, parfois contradictoires, des représentai et des sénateurs. Il peut suivre sa ligne de conduite et l’imposer aux secrétaires d’état, ses agens, malgré la désapprobation de l’une ou de l’autre chambre et même des deux. Car la seule ressource légale contre lui, l’impeachment, est inefficace en cas de simples dissidences politiques. L’irresponsabilité du cabinet présidentiel implique la limitation de la puissance parlementaire, ainsi que l’indépendance et l’autorité discrétionnaires du premier magistrat de la république dans un domaine assez étendu. Commandant en chef de l’armée et de la marine, le président a de plus la haute main sur les 100,000 fonctionnaires fédéraux, sur les ambassadeurs et les consuls. Son initiative trouve ample matière à se déployer.

Washington adressa, en 1793, une proclamation au peuple des États-Unis pour interdire à tous les citoyens de prendre une part quelconque aux hostilités existant alors entre la France et l’Angleterre, et de commettre aucun acte contraire à la stricte neutralité. Ce droit de parler directement à la nation et de lui prescrire des règles excède assurément les bornes des attributions royales dans les monarchies constitutionnelles.

Lorsqu’en 1812 ils furent eux-mêmes aux prises avec la Grande-Bretagne, les Américains, n’ayant que 17 navires contre 700, résolurent de mettre leur petite flotte à l’abri sous les canons des forts maritimes. Mais le président Madison adopta bientôt un autre plan, que lui conseillaient deux officiers d’expérience. En vertu de ses pouvoirs militaires, sans consulter le congrès, il ordonna de lancer immédiatement comme croiseurs tous les navires capables de tenir la haute mer.

En septembre 1833, Jackson, agissant de sa propre autorité, fait défendre aux agens du fisc de déposer désormais les deniers publics à la Banque nationale des États-Unis. Quelques mois auparavant, la chambre avait voté une motion qui invitait le gouvernement à effectuer ces dépôts selon le vœu de la loi. Dans des circonstances beaucoup plus graves, d’où dépendait la paix nationale, le président Tyler ne se montra pas moins hardi. Il venait de conclure avec le Texas une convention diplomatique, annexant aux États-Unis ce territoire qui avait secoué le joug de la domination mexicaine. Aussitôt il y expédia, pour s’en assurer la possession, toutes les forces de terre et de mer disponibles, sous prétexte que sa signature donnait provisoirement au traité force de loi jusqu’à ce que le sénat se fût prononcé. Les hostilités contre le Mexique se trouvèrent engagées de fait, quoique la constitution ait réservé au congrès seul le droit de déclarer la guerre. Plus tard, peu s’en fallut que le président Pierce, désirant s’emparer de Cuba, n’exposât l’Amérique aux attaques de l’Espagne et peut-être de la France et de l’Angleterre réunies.

Pendant la terrible lutte de la sécession, le pouvoir exécutif prend une extension extraordinaire. Sans attendre la réunion des chambres, Abraham Lincoln décrète le blocus des états révoltés, appelle 75,000 hommes sous les armes, et suspend l’habeas corpus, contrairement à la constitution et aux lois, selon quelques-uns, avant même que les événemens aient rendu indispensable cette mesure.

Une note diplomatique, contenant l’exposé doctrinal de la question, est adressée à lord Lyons, en 1861, par le secrétaire d’état (ministre des affaires étrangères) M. Seward. « Il semble nécessaire d’établir pour l’information de votre gouvernement que, d’après la constitution américaine, le congrès n’a aucune responsabilité ni puissance exécutives quelconques. C’est le président qui dispose de la totalité des pouvoirs exécutifs ; c’est à lui qu’appartient la direction de tous les agens administratifs, comme le commandement suprême de toutes les forces des États-Unis. Investi d’une autorité aussi étendue, il a le devoir d’étouffer l’insurrection, de prévenir et de repousser l’invasion. En conséquence, la constitution et les lois lui accordent le droit de suspendre l’habeas corpus où, quand et Comme il juge opportun de le faire pour le salut du pays menacé par la trahison, l’insurrection et la guerre. »

Malgré les résistances de la cour suprême, Lincoln nomme aussi des commissions militaires qui arrêtent et emprisonnent des citoyens jusque dans les états restés fidèles, où les tribunaux ordinaires siégeaient régulièrement. Enfin, au moment de réorganiser les états vaincus, il ne craint pas d’engager la lutte contre le congrès même, et de prendre pour arbitre le peuple, auquel il lance une proclamation directe, suivant l’exemple de Washington. Le suffrage populaire lui donna raison en l’élisant de nouveau à la présidence. Bon nombre de républicains estimaient toutefois que leur chef allait trop loin, a Lincoln est mort à temps pour Sa gloire, » s’écriait plus tard le vieux Thaddeus Stevens.

Dans les relations avec les puissances étrangères, le président représente seul les États-Unis, en dehors des traités soumis à l’approbation sénatoriale ; il dirige la politique extérieure selon ses vues personnelles. Dès l’origine, Washington prit à l’égard de l’Angleterre une attitude vivement blâmée par la chambre des représentais et par une grande partie de la nation. Ni les attaques parlementaires, ni les protestations publiques ne firent dévier le président de la ligne de conduite qu’il s’était tracée tout d’abord. Le traité de 1795, dûment ratifié, devint la loi du pays.

D’autre part, comme le consentement du sénat n’est exigible que pour l’acceptation définitive des traités, le pouvoir exécutif reste toujours libre de suspendre les négociations en cours, ou même de rejeter une convention diplomatique déjà conclue. C’est ce que fit Jefferson en 1807. Lincoln ne consulta pas le congrès avant de rendre à l’Angleterre les commissaires des états sécessionnistes, saisis à bord du navire anglais Trent. De même, en vertu de sa propre initiative, sans aucun traité d’extradition, sans acte législatif ni arrêt judiciaire, il livra à l’Espagne un sujet espagnol qui s’était réfugié sur le territoire américain.

Plus nettement encore s’affirma la doctrine de l’indépendance présidentielle pendant l’expédition française au Mexique. La chambre des représentans du congrès fédéral avait voté une protestation solennelle contre l’établissement de l’empire à Mexico. Le gouvernement français demanda des explications. M. Seward répondit à M. Drouyn de Lhuys que les pouvoirs conférés au président des États-Unis étaient aussi illimités dans les affaires du dehors que dans celles de l’intérieur. Aucune motion parlementaire ne pouvait l’obliger à changer de politique ou lui retirer son indépendance d’action. La France n’avait donc pas à se préoccuper du vote signalé.

Si l’idéal des institutions libres est de posséder un gouvernement assez sensible pour suivre sans cesse l’impulsion des majorités représentatives, les exemples précédons suffisent à montrer combien la démocratie américaine le cède sur ce point à la monarchie britannique. Cette différence s’explique et se justifie par la composition respective des deux parlemens, qui correspond elle-même à un état social très différent jusqu’ici chez les deux peuples.

À la chambre des lords, héréditaire, comme chacun sait, siègent les puissans propriétaires du sol, les magistrats et les jurisconsultes de premier ordre, les principaux chefs des armées et de la flotte, les plus hauts dignitaires de l’église et de l’état. La chambre des communes, élective, mais à long terme, se compose encore aujourd’hui de députés souvent réélus, et choisis pour la plupart entre les hommes qui occupent une situation éminente par le rang, l’expérience, le talent et la fortune, dans l’aristocratie, le commerce, l’agriculture ou l’industrie. Le parlement anglais, dont les membres ne reçoivent d’ailleurs aucune indemnité législative, résume en lui toutes les illustrations, tous les grands intérêts, toutes les forces vives du pays. C’est ainsi que le gouvernement appartient à une élite ouverte, se renouvelant par la sélection naturelle des capacités en tout genre. Le régime parlementaire pur ne satisfait qu’aux conditions d’une société reposant sur les traditions et la hiérarchie.

Dans le congrès fédéral des États-Unis, le sénat offre assurément des garanties de sagesse politique et possède une valeur incontestée. Quant à la chambre des représentans, les Américains lui reprochent d’être précisément le contraire d’une élite, et de n’atteindre même pas le niveau moyen du peuple qu’elle prétend représenter. Les diverses législatures locales sont plus décriées encore. Plusieurs états particuliers ont pris des mesures exceptionnelles pour se préserver de leur influence réputée funeste. C’est le résultat inévitable d’un système fondé sur la méfiance habituelle envers les supériorités reconnues, sur la rotation constante des fonctions publiques et la fréquence excessive des élections appliquées à tout. L’indépendance et la dignité du mandataire sont gravement compromises par les préoccupations électorales les plus mesquines, qui engendrent bientôt la corruption sous tous les aspects. De telles assemblées ne peuvent supporter qu’une forme inférieure de parlementarisme restreint. Le gouvernement de la nation ne saurait leur être totalement abandonné sans péril.

Si la responsabilité ministérielle était introduite dans la constitution américaine, à quoi se réduirait le rôle d’un président temporaire, élu pour quatre années seulement ? Le congrès absorberait le pouvoir exécutif par sa pression incessante sur les ministres, et attirerait tout à lui. Sa domination exclusive et jalouse amènerait vite le désordre et la confusion, à moins que, parmi les médiocrités parlementaires, ne surgît un maître, asservissant la majorité, et par elle les chambres et le pays. Il n’y aurait pas de milieu entre l’impuissance gouvernementale et le despotisme collectif d’une Convention, soumise au despotisme personnel d’un de ses membres.

En Angleterre, le pouvoir exécutif appartient bien au cabinet, qui dépend lui-même du parlement. Mais, de plus, reste la royauté. Le terme d’exécutif, employé d’ordinaire pour la qualifier, semble erroné dans l’espèce, et au-dessus ou au-dessous d’elle. En fait d’attributions positives, le monarque constitutionnel est très dénué. Par l’influence morale et les services éminens rendus à l’ordre social et politique, il remplit une mission autrement importante que celle de veiller à l’exécution des lois. Sans force officielle, sans puissance apparente, il a pourtant le don, plus facile à constater qu’à définir, de communiquer une fermeté singulière aux différens organes du gouvernement. A vrai dire, la royauté forme un quatrième pouvoir, non simplement décoratif, mais préservateur des autres et garant de tous, interprète de la majorité, défenseur des minorités et de leurs droits, symbole vivant de l’unité nationale et de la patrie.

Ce pouvoir permanent et médiateur permet seul d’établir parallèlement, à chaque degré de l’échelle, une double série non interrompue d’élections populaires et de sélections hiérarchiques qui se contrôlent, s’éclairent et s’appuient mutuellement. La stabilité administrative et judiciaire, la continuité des vues dans les relations extérieures tempèrent l’omnipotence et la mobilité excessives des assemblées. Cet ensemble de conditions est nécessaire au jeu délicat du parlementarisme libéral, aussi éloigné de la tyrannie d’une convention que de l’anarchie.

Encore la majorité représentative doit-elle savoir s’imposer des limites, et laisser quelque latitude à ceux qui exercent le gouvernement sous sa forme la plus raffinée. « Serviteur et bouc émissaire de son parti, le ministère britannique en est également le chef reconnu[11]. » La tradition lui réserve l’initiative des lois importantes et de toutes les dépenses budgétaires. Enfin, dans les circonstances graves, il peut même, avec l’assentiment de la couronne, recourir au droit de dissolution. A quel titre cette variété monarchique de l’appel au peuple rentrerait-elle dans les attributions de l’exécutif républicain ? Aucune autorité constitutionnelle n’est supérieure au congrès. Qui donc pourrait logiquement le dissoudre ?

Les Américains semblent avoir admis que deux systèmes pouvaient seuls être considérés comme pratiques : ou bien la monarchie parlementaire, dans laquelle le cabinet joue le rôle d’exécutif responsable ; ou la république présidentielle, qui exclut la responsabilité des ministres, et remet au président élu le pouvoir exécutif sans partage. Conduits à choisir la république presque malgré eux, les constituons de 1787 ont subi l’une de ses imperfections inévitables en adoptant les combinaisons moins aristocratiques et moins fines d’un pseudo-parlementarisme démocratique à la mesure du régime. Et pourtant ils n’avaient vu s’exercer la responsabilité ministérielle qu’entre les limites restreintes où l’enfermait George III. Rien ne pouvait leur faire prévoir quelle extension elle prendrait plus tard. La règle du système britannique veut également que le roi appelle tour à tour au ministère les leaders des majorités diverses qui se succèdent dans les assemblées. Il doit donc planer au-dessus de tous les partis, loin d’être solidaire d’aucun d’eux. La monarchie parlementaire, à ce point de vue, est le gouvernement alternatif par l’élite des deux grands partis nationaux, sous la présidence impartiale du souverain indépendant. La république américaine est le règne exclusif d’un parti sous la direction personnelle de son propre chef, forcé de gouverner dans l’intérêt de ceux qui l’ont élu. Par suite, le président des États-Unis distribue les portefeuilles aux plus dévoués de ses adhérons. C’est un devoir aussi strict pour lui que peut l’être pour la couronne l’obligation d’inviter les principaux membres des majorités législatives à constituer le cabinet. Le droit théorique de choisir les ministres est entier et absolu dans les deux systèmes. Le droit réel se trouve limité, en Angleterre, par les traditions du parlementarisme ; en Amérique, par les exigences électorales.

Washington, dès son avènement, voulut avoir à la fois comme secrétaires d’état Jefferson et Hamilton, les plus illustres représentai des doctrines contraires. Mais alors les institutions nouvelles étaient dans la période d’essai ; les partis se classaient à peine ; et le glorieux soldat de l’Indépendance, élu par le vœu unanime du pays reconnaissant, possédait seul assez de prestige pour grouper autour de lui toutes les bonnes volontés. Cependant cette tentative de fusion ministérielle échoua. Le ministère, divisé contre lui-même, finit par se démembrer après de pénibles tiraillemens. Jefferson donna sa démission définitive. Randolph s’étant aussi retiré, Washington ne compta plus parmi ses secrétaires d’état que la fine fleur des fédéralistes. Zachary Taylor, qui annonçait loyalement l’intention plus généreuse que réalisable d’être le président du peuple entier et non d’un parti, se déclarait décidé en conséquence à ne pas s’occuper de l’opinion des candidats pour la nomination aux emplois publics. Mais il comprenait fort bien que le même éclectisme n’était pas applicable au choix des ministres. « Les fonctions administratives, disait Taylor, doivent être accessibles aux hommes de tous les partis. Quant à mon cabinet, c’est différent. J’y ferai entrer tous les intérêts, non tous les partis de la république. Je suis et j’ai toujours été whig ; je ne saurais renoncer à mon parti en venant siéger au fauteuil présidentiel. » Telle est la vraie doctrine américaine.

Sans méconnaître les avantages de la responsabilité ministérielle dans les milieux appropriés, les publicistes des États-Unis ne se font pas faute d’en signaler certains inconvéniens manifestes, que la république, suivant eux, est incapable de supporter. Le duel incessant entre le parlement et le cabinet ; l’exécutif ministériel servant de cible à toutes les ambitions rivales ; son existence journellement à la merci des incidens de séance ou des votes les plus imprévus ; ce ne sont là, disent-ils, que les moindres défauts du système. Mais l’attaque et la défense des portefeuilles deviennent le fond de la vie parlementaire ; les affaires publiques se traitent presque uniquement à ce point de vue étroit et personnel ; l’action du gouvernement se trouve faussée ou paralysée ; l’esprit de suite dans la politique et l’administration est remplacé par l’instabilité chronique, au grand détriment du pays. Il faut borner l’énumération des critiques. Aussi bien, les assemblées républicaines, par leurs maladresses et leurs fautes, semblent prendre à tâche de fournir des traits fâcheux au tableau et de justifier les griefs. Le discrédit général atteint jusqu’au parlementarisme anglais, accusé de décadence, après deux siècles de progrès et de triomphes.

Tout n’est assurément pas à défendre dans le régime parlementaire, tel que nous l’avons connu même à ses beaux jours. Mais son équivalent ne sera pas facile à trouver. Et d’ailleurs a-t-il dit son dernier mot ? On ne saurait se passer d’assemblées investies du droit de contrôle, sinon d’initiative.

Les Américains peuvent s’applaudir d’avoir débarrassé le terrain législatif des compétitions de portefeuilles. Cela ne paraît pas suffire à supprimer les cupidités personnelles des législateurs et les manœuvres intéressées des partis. Si l’exécutif n’est pas attaqué de front, ses prérogatives sont-elles à l’abri des menées occultes ? Combien de fois le patronage représentatif et sénatorial n’a-t-il pas contraint le président à capituler ? Les intrigues ne se nouent que mieux dans l’ombre propice des commissions secrètes ou des couloirs du Capitole. Chaque jour les indiscrétions de la presse nous apprennent que les roueries de la coulisse politique n’ont rien à envier aux combinaisons du jeu ministériel et parlementaire.

En dehors de l’empirisme intelligent et du savoir-faire, il serait téméraire de proposer comme exemple le système adopté aux États-Unis. Là, plus qu’ailleurs peut-être, le défaut de la cuirasse est aux points de jointure. Les rapports nécessaires entre l’exécutif et les assemblées, pour la préparation des lois quelconques, s’établissent par l’intermédiaire des comités permanens du congrès et surtout de leurs présidons. Ceux-ci se renseignent auprès des ministres ou des principaux fonctionnaires, soit par correspondance, soit de vive voix dans les bureaux des comités. Il y a peu de règles fixes ; la plupart des communications sont officieuses et irrégulières.

Le président a la faculté d’adresser des messages directs aux chambres et de recommander l’adoption des mesures jugées par lui opportunes. Il peut aussi recourir à l’entremise de députés ou de sénateurs amis, qui se chargent d’introduire en leur propre nom les bills élaborés d’avance par les membres du cabinet. Personne n’ignore quel est le véritable inspirateur des propositions présentées sous cette forme. Mais l’équivoque subsiste, et chacun d’en profiter.

Plus tortueuse encore est la procédure suivie dans les discussions budgétaires. Heureusement pour les Américains, le chiffre restreint des frais militaires et les gros excédens de ressources qui proviennent des douanes aplanissent beaucoup les difficultés. Puis le budget des recettes n’est pas annuel aux États-Unis. Les lois de finances déterminant les revenus publics ne se distinguent pas des autres, et restent en vigueur jusqu’à ce que le congrès les abroge ou les modifie. Enfin, parmi les dépenses mêmes, plusieurs et de fort importantes, telles que l’intérêt de la dette nationale, l’amortissement, etc., échappent aux débats de chaque session et sont permanentes. En 1880, elles s’élevaient à 47 pour 100 du budget total.

Quant aux dépenses annuellement discutées, chacun des ministres prépare le compte relatif à son propre département. Les divers projets, réunis par le secrétaire du trésor (ministre des finances), en un volume d’au moins 300 pages, sont adressés à la chambre sous le nom de Lettre du secrétaire du trésor transmettant les projets d’affectations de dépenses pour l’année fiscale. C’est cet ensemble de documens qui sert de base à l’établissement du projet de loi. Le travail s’effectue à la chambre d’abord et en partie double par les soins de deux grands comités permanens : le comité d’appropriation et le comité des voies et moyens. Les chapitres distincts sont d’ailleurs envoyés aux comités permanens spéciaux (comités de la guerre, de la marine, etc.), et reviennent ensuite aux comités financiers proprement dits, lesquels parachèvent le projet définitif, puis le présentent à l’assemblée.

Une fois voté, le budget émigré au sénat, où il passe par la même filière des comités permanens, pour revenir amendé à la chambre, qui le retourne encore au sénat, jusqu’à ce qu’enfin, de guerre lasse, l’affaire se termine par une cote mal taillée. Entre temps, les ministres ont entamé des négociations personnelles avec les présidens des comités parlementaires, afin d’obtenir que des réductions trop cruelles ne fussent pas opérées sur leur budget respectif.

A travers ce dédale, tout le monde marche au hasard. Le ministère s’en tire comme il peut, a dit ici même M. de Laveleye dans son excellent exposé du système des Etats-Unis[12]. Mais chacun se dérobe ; la gestion des deniers publics et la direction du pays sont abandonnées à des pouvoirs anonymes. « Une douzaine d’hommes déterminent la politique du gouvernement, une douzaine de compromis la dénaturent, et une douzaine de bureaux, à peine connus de nom hors de Washington, l’appliquent[13]. » On ne trouve personne à qui demander des comptes dans ce conflit des irresponsabilités.

Malgré tout, au duel parlementaire quotidien, les Américains préfèrent la grande bataille gouvernementale tous les quatre ans. Les deux systèmes opposés se résument ainsi : lorsque le cabinet est responsable devant le parlement, les majorités des deux chambres imposent chaque jour à l’exécutif leurs volontés variables et parfois contradictoires. Si la responsabilité pèse sur le président seul, c’est le parti dominant au jour de l’élection présidentielle qui prend le pouvoir et le garde pendant quatre années successives, sans être obligé de régler sa conduite d’après les changemens d’opinion survenus dans le congrès. Lors même que la majorité sénatoriale qu’a ratifié le choix des ministres se déplace, le ministère subsiste intact. Les assemblées engagent-elles la lutte avec le président, les ministres doivent lui rester fidèles ou se démettre. Cette stabilité quadriennale, établie comme correctif de la perpétuelle mobilité républicaine, permet au pays de reprendre haleine entre les périodes prévues d’agitation électorale et politique.

Mais sous ses deux formes, anglaise et américaine, le parlementarisme exige une autorité forte, soit dans les mains du premier ministre en Angleterre, soit dans les mains du président aux États-Unis. C’est la condition indispensable pour en faire un système de gouvernement viable et apte à remplir sa mission, de plus en plus difficile.


III

Dans l’intention de mettre l’exécutif à l’abri des attaques parlementaires, les Américains l’ont isolé complètement des assemblées. Au contraire, c’est en le faisant participer à l’autorité législative par le moyen du veto qu’ils l’ont rendu capable d’arrêter les empiètemens des législateurs. La théorie de la séparation des pouvoirs se trouve en même temps poussée à l’extrême et méconnue. Cette contradiction n’embarrasse pas des esprits moins préoccupés d’observer la stricte logique que d’assurer l’indépendance et l’énergie du gouvernement.

Aux États-Unis, les lois ne deviennent pas définitives de par la volonté du parlement seul. Elles doivent encore être soumises à l’examen du président, qui dispose d’un délai de dix jours[14] pour se prononcer. Donne-t-il sa signature, les lois entrent aussitôt en vigueur. Mais la constitution lui confère le droit d’opposer son veto et de renvoyer avec ses objections tout bill quelconque à celle des chambres qui en a pris l’initiative. Le congrès délibère et vote de nouveau. Seulement la majorité simple ne suffit plus. Les bills renvoyés par le président n’acquièrent force de loi qu’à la condition d’être adoptés par les deux tiers des suffrages de chacune des deux chambres. Sinon, le pouvoir exécutif l’emporte ; le parlement est battu.

Il ne s’agit pas, d’ailleurs, d’une attribution exclusivement fédérale. La même prérogative, subordonnée à des règles analogues, appartient au gouverneur dans tous les états particuliers de l’Union, comme au maire dans un grand nombre de municipalités, et non des moins importantes.

Les constituans d’Amérique comptaient beaucoup sur l’efficacité du veto présidentiel pour donner à la législation les garanties nécessaires de sagesse et d’équité. Non pas que le président fût présumé supérieur en lumière au congrès. Mais la saine doctrine du contrôle mutuel trouvait ainsi une heureuse application. Les assemblées sont trop sujettes à se laisser égarer par les passions du moment et à subir les influences locales ; car les députés et les sénateurs représentent surtout les districts ou les états particuliers qui les ont choisis. L’intérêt général exige que les lois soient examinées à un point de vue moins étroit. Le mode d’élection du président, ses fonctions différentes, le placent au-dessus des divisions parlementaires et des querelles de clocher. Élu par le peuple de tous les états, il est en meilleure situation pour discerner et défendre la politique nationale. Ses objections éclairent le congrès, qui, mieux informé, peut changer d’avis.

D’ailleurs, pensait-on, lorsqu’un veto intervient et que les chambres, après délibération nouvelle, ne confirment pas leur décision première par des majorités imposantes, il y a présomption légitime contre la loi en litige. L’accord démontré du pouvoir exécutif avec la minorité législative justifie l’ajournement. Si les deux tiers du congrès se prononcent en faveur de la loi frappée de veto, il est naturel, au contraire, qu’une majorité aussi nombreuse l’emporte et que sa volonté soit immédiatement obéie.

Hamilton avait proposé que le président des États-Unis possédât le droit de veto absolu. La plupart de ses collègues, mieux inspirés, n’accordèrent que le veto suspensif. Cette restriction apparente de pouvoir laisse en réalité plus de latitude à la prérogative présidentielle, suivant la juste remarque des commentateurs.

Le veto absolu, tel qu’il appartient à la couronne dans la monarchie britannique, est devenu inutile à force d’être redoutable. « Les bills rejetés par le roi d’Angleterre, dit Curtis, sont définitivement écartés. Ces conséquences irrévocables du veto royal l’ont fait tomber en désuétude depuis le règne de Guillaume III. » Les Américains prétendent donner au président de leur république, non pas une armure de parade, mais un moyen effectif de défense. Ils préfèrent donc le veto suspensif, autrement pratique que le veto absolu, et presque aussi puissant par le fait, sous des dehors plus modestes.

Aux États-Unis, en effet, la suspension d’un bill équivaut d’ordinaire à son rejet. Pour que les lois deviennent définitives malgré le veto présidentiel, il ne faut rien moins qu’une seconde décision, prise aux deux tiers des suffrages dans chacune des deux chambres du congrès. Pour que le veto triomphe, le tiers des voix dans une seule chambre, soit le sixième de la représentation nationale, suffit. Le congrès fédéral américain compte au total 401 membres, répartis inégalement : 325 députés et 76 sénateurs. La majorité législative, qui a voté primitivement la loi, ne remportera la victoire décisive sur le veto qu’à la condition de réunir au scrutin final 269 suffrages parlementaires, 217 à la chambre, et 52 au sénat. Par contre, l’exécutif aura gain de cause avec l’unique appui, soit de 109 suffrages des représentans, soit même seulement de 26 voix sénatoriales[15].

Il est très rare que le président ne dispose pas d’un nombre de voix aussi minime dans l’une ou l’autre assemblée. Les conditions de la lutte sont donc tout à son avantage. Le concours presque certain d’une faible minorité de députés ou de sénateurs lui permet de faire échec à la majorité du congrès et d’empêcher l’adoption des lois. C’est à ce titre indirect qu’il possède une importante part de pouvoir législatif.

Ces remarques s’appliquent également à l’exécutif des états particuliers et des communes, quand « la règle des deux tiers » ou quelque autre analogue vient fortifier le droit de veto. Les gouverneurs et les maires exercent ainsi une action plus ou moins décisive sur le vote des lois locales et des budgets municipaux.

En Angleterre et dans la plupart des monarchies libérales, l’exécutif ministériel n’est pas non plus livré sans défense à la merci de tous les caprices parlementaires. Il peut, sous certaines conditions mal définies, dissoudre la chambre élective. Mais cette mesure rencontre de grosses difficultés, parfois des périls ; et ses effets semblent moins favorables à l’autorité gouvernementale que ceux du veto américain.

La dissolution d’une assemblée agite profondément l’ensemble de la nation, et touche au vif les intérêts individuels des représentai, comme ceux de leurs cliens et de leurs amis. Le conflit entre le pouvoir exécutif et le parlement se déplace, et prend des proportions dangereuses sur le terrain électoral. Toutes les passions publiques sont soulevées au moment même où le peuple, institué juge du différend, aurait le plus besoin de sang-froid. Le gouvernement se voit forcé de mettre tout son enjeu sur une dernière carte, et d’affronter soudain la grande mêlée des élections. La partie devient trop grave pour que l’on puisse la jouer souvent. C’est la ressource des cas extrêmes.

D’autre part, l’usage du droit de dissolution ne soustrait nullement l’exécutif à la suprématie parlementaire. Cette simple question se trouve posée aux électeurs : quelle est la majorité réelle du pays ? Donne-t-elle raison à la chambre dissoute ou au cabinet ? Mais que la réponse soit favorable ou contraire au ministère qui l’a demandée, celui-ci, lorsqu’il triomphe, ou son successeur immédiat, en cas de défaite, ne reste pas moins sous la tutelle impérieuse de la majorité législative reconstituée. Le parlement, modifié ou non, demeure le maître absolu.

Le veto américain a l’incontestable avantage d’éviter toute mesure extraordinaire d’appel au peuple en dehors des élections régulières, assez rapprochées d’ailleurs pour rendre la résignation plus facile au parti battu. Ce délai permet pourtant à l’opinion publique de se calmer avant l’échéance normale du scrutin. Le débat, circonscrit dans l’enceinte des chambres, ne risque pas d’être grossi et dénaturé par l’intervention confuse des foules ou les excitations intéressées des meneurs. Aucune atteinte directe n’est portée aux privilèges des corps électifs, ni aux situations des représentans. Le président qui refuse sa signature n’exerce qu’un pouvoir négatif. Au lieu de renvoyer les députés devant leurs électeurs, il les invite simplement à délibérer de nouveau, en indiquant ses objections motivées. Le congrès est libre, après examen, de maintenir son premier vote ; le bill acquiert alors force de loi, malgré l’opposition présidentielle. Sans doute la constitution exige en ce cas les deux tiers des suffrages, condition assez difficile à réaliser pratiquement. Mais la théorie laisse le dernier mot au congrès, dont l’honneur reste sauf. C’est à lui de se mettre d’accord avec lui-même et de réunir la majorité requise.

Moins brutal dans la forme que le droit de dissolution, le veto défend mieux le pouvoir exécutif. Conserver l’appui du tiers des voix dans une seule chambre est plus facile assurément que de conquérir d’emblée la majorité du pays entier. Rien n’empêche le président de repousser toute loi quelconque sans crainte d’avoir à se démettre au premier échec. Battu sur un point, il peut aussitôt recommencer la lutte sur un autre et remporter l’avantage. Les chances de vaincre sont en sa faveur, et le joug parlementaire ne lui est pas constamment imposé.

Sauf l’unique prescription relative à la majorité des deux tiers et visant les effets du veto, aucune règle n’en restreint l’usage. Le président possède à cet égard un pouvoir discrétionnaire, et les constituans des États-Unis entendaient bien qu’il y recourût sans timidité. Son refus n’a pas même besoin de s’appuyer sur des argumens de doctrine. Une simple considération d’opportunité ou de convenance particulière suffit. John Tyler rejeta certain bill financier pour cette raison toute personnelle que le bill en question abrogeait une mesure votée autrefois par lui-même comme membre du congrès fédéral. Malgré la singularité du motif, le veto présidentiel triompha.

D’ordinaire, toutefois, le président justifie son opposition en invoquant l’esprit du pacte fondamental, qu’il se trouve de la sorte appelé à interpréter. Aussi, dans la pensée de quelques-uns, le droit de veto ne devait être exercé par l’exécutif qu’avec le concours du pouvoir judiciaire, interprète naturel de la constitution et des lois. James Wilson et Madison recommandaient cette combinaison. Certes, l’examen des actes législatifs eût offert ainsi toutes les garanties possibles de compétence ; mais l’union des deux pouvoirs aurait fait leur faiblesse plutôt que leur force. Le président, dont les vetos seraient subordonnés aux décisions judiciaires et couverts par elles, descendrait au rôle d’un chef de contentieux. La magistrature, bientôt compromise dans les querelles des partis militans, y perdrait l’indépendance et l’autorité.

En Amérique, d’ailleurs, le juge exerce le droit le plus large d’interpréter et de contrôler toutes les lois dans leur application aux causes régulièrement évoquées devant lui. Il peut même, du haut de son tribunal, déclarer telle loi inconstitutionnelle, et par suite nulle en l’espèce. C’est une sorte de veto judiciaire indirect. On aurait manqué au non bis in idem en y ajoutant une part de veto exécutif, qui permettrait au juge de contrôler aussi les lois dans le domaine théorique, avant qu’elles fussent appliquées. Le projet Wilson ne fut pas admis.

Deux ans plus tard, il est vrai, en 1789, le congrès créa les fonctions d’attorney-général. Mais ce magistrat de l’ordre judiciaire, placé auprès du président pour l’éclairer sur les questions législatives et constitutionnelles, ne participe nullement à la puissance exécutive. Conseiller intime, casuiste politique ou directeur de conscience, il n’a pas plus de responsabilité devant les chambres que les autres membres du ministère. Quel que soit l’avis reçu, le président répond seul de ses vetos comme de tous ses actes, et se dispense même parfois d’en informer le cabinet.

Cette intervention de l’exécutif, tenant tête aux assemblées législatives et arrêtant l’effet de leurs votes, entretient un état permanent de lutte qui est le propre des gouvernemens électifs. Les Américains ont fait entrer ces antagonismes inévitables dans le cadre constitutionnel, et ne s’en émeuvent pas plus que de raison.

Les échéances électorales sont échelonnées de façon à mettre fréquemment en lumière les variations survenues dans les forces respectives des partis. À ces déplacemens de majorités correspondent des changemens analogues dans les situations relatives des divers pouvoirs. Tous les quatre ans a lieu l’élection présidentielle. Tous les deux ans on procède au renouvellement de la législature, intégralement pour la chambre, et par tiers pour le sénat. A son avènement, le chef de l’état peut compter d’ordinaire sur l’appui des représentons, dont la nomination a coïncidé avec la sienne. En revanche, il risque fort de se heurter au mauvais vouloir des sénateurs. Puis, deux ans après, l’harmonie entre la chambre et l’exécutif est souvent rompue par l’entrée en scène d’une majorité hostile, issue du scrutin biennal. Quelquefois même l’opposition domine dans les deux assemblées. Le président n’a plus alors la ressource de s’appuyer sur l’une d’elles pour de jouer les attaques de l’autre. Il n’est pas désarmé cependant, grâce au veto, si la minorité requise lui reste fidèle.

Rien ne l’empêche de recourir à sa prérogative en tout temps, sans avoir égard à telle circonstance où la majorité législative, émanant d’une élection plus récente que la sienne, représenterait mieux que lui l’opinion actuelle des électeurs. C’est précisément au cours des deux dernières années de sa présidence, contre une chambre nouvelle, qu’il fait le plus fréquent usage du vélo. Dans ces conditions, notamment, le pouvoir exécutif résiste aux volontés du peuple même, personnifié par ses mandataires fraîchement élus. Un désaccord aussi complet ne saurait toutefois se perpétuer indéfiniment. C’est une des raisons qui s’opposent à la prolongation souvent réclamée du terme présidentiel. La brièveté des fonctions et la fréquence des crises électorales ont des inconvéniens très graves. Mais les chances de conflits sont moindres, et les dissidences plus faciles à supporter pendant quatre ans que pendant un septennat par exemple, surtout s’il est renouvelé au profit du même personnage. La première année de la présidence américaine est une sorte de lune de miel ; la seconde et la troisième sont la vraie période d’activité ; la quatrième enfin ramène les élections, qui suppriment les différends de la veille, non sans préparer d’ailleurs ceux du lendemain.

Quoi qu’il en soit, les présidens des États-Unis ne se font pas faute d’exercer leur droit constitutionnel, aussi bien les présidons pacifiques ou peu populaires que les favoris du public et les hommes de combat, comme Jackson. Coup sur coup, à l’occasion d’une même mesure, John Tyler interjeta son veto contre la majorité parlementaire, soutenue par la presse et la nation tout ensemble. Et pourtant le vœu de ses concitoyens ne l’avait pas destiné au rang suprême. Simple vice-président, il n’était monté au fauteuil présidentiel que par suite de la mort du titulaire Harrison. En outre, le veto frappait des lois financières au sujet desquelles les assemblées se sont toujours montrées le plus jalouses de leurs privilèges. Les adversaires du président le combattirent avec ardeur. Un représentant s’écria que l’honneur de la chambre était en jeu. Un autre déclara que les Tudors eux-mêmes n’auraient pas eu tant d’audace. Tyler l’emporta néanmoins, et pendant les quatre années presque entières de son administration, il continua de tenir seul tous les pouvoirs en échec. C’était légal.

M. Hayes, dès son avènement, se trouva en présence d’une chambre hostile, et perdit bientôt le faible appoint des voix qui l’appuyaient au sénat. Les conflits ne pouvaient manquer d’éclater. Bills sur l’armée, sur les élections, sur les Chinois, furent rejetés par cinq vetos successifs dans une seule session (1878-1879), demeurée célèbre à ce titre. Loin de ressembler à l’homme fort (the strong man) rêvé par certains politiciens du temps, M. Hayes était animé d’idées conciliatrices qui s’annoncèrent aussitôt par la composition du ministère. Élu d’ailleurs à une seule voix de majorité, au moyen de fraudes inouïes, même en Amérique, il ne jouissait pas d’un grand prestige. Aucun motif ne l’empêcha de s’opposer à toutes les mesures qu’il désapprouvait. Depuis le commencement jusqu’au terme régulier de son mandat, le président républicain paralysa la volonté du congrès démocrate, et gouverna sans révolution ni secousses. Sa résistance constante aux actes législatifs ne discrédita pas le parti qu’il représentait à la Maison-Blanche. Ce fut encore un républicain, M. Garfield, que les suffrages populaires investirent, en 1880, du pouvoir suprême.

Le président actuel, M. Cleveland, mérita naguère le surnom de maire veto (Veto Mayor) pour avoir, à la mairie de Buffalo, repoussé plus de lois votées par son conseil municipal que plusieurs de ses prédécesseurs ne l’avaient fait en beaucoup d’années. Sa fermeté ne s’est pas démentie à la présidence. « On cite de lui, dans sa carrière, plus de cent vélos frappant autant de bills injustifiables, bons seulement à dissiper follement l’argent des contribuables. » Cette attitude énergique en face des assemblées de toute nature est célébrée par ses partisans comme un titre à la confiance du peuple et un motif suffisant de réélection.

Même la situation d’accusé n’enlève pas au chef de l’état le libre usage de sa prérogative. André Johnson, décrété d’impeachment par la chambre et traduit devant le sénat, ne continua pas moins, pendant le procès, de remplir ses fonctions exécutives et d’interjeter son veto. Johnson fut battu ; la loi, adoptée à la majorité des deux tiers, passa malgré lui. Mais nul ne paraît avoir contesté le droit strict du président d’exercer, même en ces circonstances critiques, un pouvoir que lui confère la constitution.

Avant la présidence de Johnson, qui forme un chapitre à part dans l’histoire des États-Unis, encore troublés par les suites de la guerre civile, aucun des bills nombreux frappés de veto sous toutes les administrations successives depuis Washington, n’avait réussi, sauf un ou deux peut-être, à obtenir force de loi. Le triomphe de l’exécutif était le fait normal ; la victoire parlementaire restait l’exception.

Depuis quelque temps, le congrès a remporté plus fréquemment l’avantage. Certaines lois importantes sont devenues définitives en dépit de l’opposition présidentielle, et souvent grâce à des votes de coalition. Ce fait nouveau n’est-il que la conséquence du désarroi des partis nationaux ? Doit-on y reconnaître plutôt le symptôme d’une transformation que plusieurs écrivains d’Amérique signalent dans la pratique des institutions de leur pays ?

La solidité du pouvoir exécutif fédéral et local avait toujours été regardée par les Américains comme la garantie nécessaire contre l’intempérance des assemblées confuses ou dévoyées. « Nous logeons nos gouverneurs dans des palais, disait naguère un journal de New-York, et nous leur donnons de beaux appointemens, à seule fin d’être préservés par eux d’autant d’actes législatifs que possible. » Si le veto devenait lettre morte, l’autorité exécutive serait singulièrement affaiblie, sinon annulée. Aucune combinaison constitutionnelle ne peut suffire par elle-même, sans le bon esprit politique des gouvernans et des gouvernés. Il faut beaucoup de savoir-faire et de prudence pour tirer profit d’un procédé dilatoire qui ne résout les difficultés qu’en les ajournant. « Le but et l’effet du veto dit Benton, consistent à suspendre l’adoption d’une loi jusqu’à ce que la nation se prononce aux élections prochaines, et fasse admettre ou rejeter définitivement la loi en litige par un congrès pertinemment élu. C’est une prérogative juste et convenable, accordée à l’exécutif dans l’intérêt du peuple, et judicieusement confiée à l’élu du peuple. »

Au fond, ce pouvoir négatif emprunte sa force à l’appui des minorités conservatrices, et constitue la plus flagrante dérogation à la règle démocratique des majorités. On le retrouve à tous les degrés de la hiérarchie gouvernementale. En face du congrès de l’Union est le président de la république ; en face de la législature dans l’état particulier est le gouverneur de l’état ; en face du conseil municipal est le maire. Chacun de ces hommes est indépendant des assemblées par son origine et possède le droit de veto. Les Américains veulent voir la responsabilité personnelle de leurs élus spéciaux s’affirmer devant chaque collectivité irresponsable ; ils ont assez de confiance dans la fermeté du libéralisme conservateur de la nation pour ne pas redouter encore l’éventualité d’une dictature de surprise ou de découragement.


DUC DE NOAILLES.


(Extrait du second volume de Cent ans de république aux États-Unis, qui paraîtra prochainement.)


  1. Sir Henry Sumner Maine, Popular government. London, 1886.
  2. England’s Hereditary Republic, par le marquis de Blandford. — Montesquieu considérait l’Angleterre comme une « nation où la république se cache sous la forme de la monarchie. » De l’esprit des lois, liv. V, ch. XIX. Il faut noter que c’était en tout cas une république aristocratique.
  3. Ce terme signifie plutôt gouvernement en faveur du parti que gouvernement par le parti.
  4. Stuart Mill, le Gouvernement représentatif, p. 296-297.
  5. Woodrow Wilson, Congressional government, p. 249.
  6. Appelé depuis et actuellement encore le parti démocrate.
  7. The Nation, de New-York, 7 février 1878.
  8. Littéralement : les dehors contre les dedans.
  9. Story, Commentaries, t. II, p. 166.
  10. Benton, Thirty years’ View, t. II, p. 693.
  11. Woodrow Wilson, Congressional government, p. 322.
  12. La Forme nouvelle du gouvernement aux États-Unis et en Suisse, par M. Emile de Laveleye. (Revue du 1er octobre 1886.)
  13. Woodrow Wilson, Congressional government, p. 318.
  14. Les dimanches exceptés.
  15. Dans ce dernier cas (26 voix sur 401), l’appui du seizième environ de la représentation totale du pays suffit pour assurer la victoire du président.