Le Président de Thou justifié/Édition Garnier

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Le Président de Thou justifiéGarniertome 25 (p. 477-490).


LE PRÉSIDENT DE THOU[1]
JUSTIFIÉ CONTRE LES ACCUSATIONS DE M. DE BURY
AUTEUR D’UNE VIE DE HENRI IV.

Tout homme de lettres, tout bon Français, doit être étonné et affligé de voir notre illustre président de Thou indignement traité dans la préface que M. de Bury a mise au devant de son Histoire de la vie de Henri IV. Voici comme il s’exprime sur un des plus grands hommes que nous ayons jamais eus dans la magistrature et dans les lettres :

« L’histoire, dit-il[2], ne doit point être un recueil de bons mots et d’épigrammes, encore moins de satires et de médisances, auxquels se livrent les historiens qui veulent donner de l’esprit, et le font souvent aux dépens de la vérité. Nous avons beaucoup d’écrivains qui ont acquis leur principale réputation par le mal qu’ils ont affecté de dire des princes et des particuliers : tels sont entre autres de Thou et Mézerai, écrivains recherchés par les médisances qu’ils ont répandues dans leurs ouvrages, parce que beaucoup de personnes s’imaginent que ce sont des actes de vérité. »

Il faudrait au moins savoir parler sa langue, lorsqu’on ose censurer si durement un historien qui a écrit aussi purement que le président de Thou dans une langue étrangère. On ne dit point donner de l’esprit tout court ; on dit donner de l’esprit à ceux que l’on fait parler, et pour cela il faut en avoir. Cette expression donner de l’esprit n’est pas française. On ne dit point des actes de vérité, comme on dit des actes de foi, de charité, de justice.

« La plupart des auteurs, continue-t-il, ont voulu imiter Tacite, dont le style a gâté beaucoup d’historiens par la malignité de ses réflexions, qui n’ont rien de naturel ni d’innocent. »

Il aurait dû voir que le style n’a rien de commun avec la malignité des réflexions. On peut avoir un bon ou un mauvais style, soit qu’on fasse une satire, soit qu’on fasse un panégyrique. Et une malignité qui n’a rien d’innocent est assurément une phrase qui n’a rien de spirituel.

Est-il permis à un homme qui écrit ainsi de reprocher à M. de Thou de pédantisme ? Il le condamne surtout[3] parce qu’il a écrit en latin. Ne sait-il pas que du temps de M. de Thou, le latin était encore la langue universelle des savants ? Le français n’était pas formé ; il fallait écrire en latin pour être lu de toutes les nations.

Une telle préface révolte tout honnête homme ; et lorsqu’on voit ensuite l’auteur parler de lui-même, en commençant la Vie de Henri IV, et dire qu’il a déjà donné au public la Vie de Philippe de Macédoine[4], on voit que ce pédant de Thou, qui peut-être était en droit, par son rang et son mérite, d’oser parler de lui dans son admirable histoire, n’a pourtant point eu un pédantisme si déplacé.

Le sieur de Bury ne devait ni se citer ainsi lui-même, ni insulter un grand homme, mais il devait mieux écrire.

« Son courage, dit-il[5] (en parlant de Henri IV), était presque au-dessus de l’humanité. Il est toujours sorti des occasions périlleuses victorieux et avec avantage. »

Le terme d’humanité fait ici une équivoque qui n’est pas permise, et quand on sort victorieux d’une action périlleuse, apparemment qu’on en sort aussi avec avantage. Ce n’est pas là le style du pédant de Thou.

Je ne remarque ces fautes dans le début de cette histoire que pour faire voir combien il est indécent à un homme qui écrit si mal de se déchaîner contre le plus éloquent de nos historiens. Je ne parlerai point des fautes de langage qui sont en trop grand nombre dans cet ouvrage ; je passe à des objets plus importants.

L’auteur remonte jusqu’à la mort de François Ier, et dit[6] que ce monarque laissa dans son trésor quatre millions d’espèces. Je ne veux point trop blâmer ici l’usage où sont tant d’auteurs de répéter ce que d’autres ont dit ; mais il faut au moins s’expliquer d’une manière intelligible. Quatre millions d’espèces ne signifient rien. Le pédant de Thou nous apprend que François Ier laissa quatre cent mille écus d’or[7], outre le quart des revenus dont le recouvrement n’était pas encore fait, ce qui ne compose point quatre millions d’espèces, mais seize cent mille livres numériques, à quatre livres l’écu d’or.

Venant ensuite à la paix de Cateau-Cambrésis faite avec Philippe II, l’auteur dit[8] « qu’on rendit les conquêtes de part et d’autre, excepté Metz, Toul et Verdun ». On croirait, par cet énoncé, que Henri II avait pris Metz, Toul et Verdun, sur Philippe ; mais il les avait prises sur l’Allemagne, et il n’en fut point du tout question dans le traité de Cateau-Cambrésis.

Il est bien étrange que, dans la Vie de Henri IV, on parle des batailles[9] de Jarnac, de Moncontour, et de la Saint-Barthélemy, avant de parler de la naissance de ce prince, de son éducation, et de la part qu’il eut à tous ces événements ; et il est encore plus étrange que l’auteur, en revenant sur ses pas, et en parlant de la Saint-Barthélemy, ne nomme aucun de ceux qui étaient alors auprès de Henri de Navarre, et qui se cachèrent jusque sous le lit de la princesse Marguerite sa femme. Il ne parle point de ceux qui furent égorgés entre ses bras. La réticence sur des faits si intéressants n’est point pardonnable.

Il est encore plus répréhensible de ne pas dire que Henri IV, étant gardé à vue après la Saint-Barthélemy, changea de religion. C’est un fait si important, et le nom de relaps qu’on lui donna depuis suscita contre lui tant d’ennemis, et fut pour eux un prétexte si spécieux, qu’il est impossible de se faire une idée nette des traverses qu’il essuya, quand on omet ce qui en a été le principe ; c’est pécher contre la principale loi de l’histoire. Il est vrai que, quarante pages après[10], il dit un mot qui suppose cette abjuration de Henri IV ; mais un mot qui n’est pas à sa place ne suffit pas :

Ut jam nunc dicat jam nunc debentia dici.

(Hor., de Arte poet.)

Je passe bien des fautes de cette espèce pour arriver à la mort du prince Henri de Condé en 1588. On ne trouve que cinq ou six lignes sur ce fatal événement[11]. Henri IV, alors roi de Navarre, n’était qu’à quelques lieues de Saint-Jean-d’Angely, où le prince Henri de Condé était mort. Les lettres qu’il écrivit sur cette mort sont un des plus précieux monuments de l’histoire ; elles sont connues, elles sont authentiques[12] : je les transcrirais ici si elles n’étaient pas imprimées dans le tome XVIII de cette édition, pages 157 et suivantes.

Ce sont là des monuments précieux, absolument nécessaires à un historien qui doit s’instruire avant que d’instruire le public. Ce n’est pas la peine de répéter des faits rebattus, et de transcrire sans choix les mémoires composés par les secrétaires du duc de Sully, et trop corrigés par l’abbé de L’Écluse[13]. Qui n’a rien de nouveau à dire doit se taire, ou du moins se faire pardonner son inutilité par son éloquence.

Il faut surtout, quand on répète, ne se pas tromper : l’exactitude doit venir au secours de la stérilité.

L’auteur s’exprime ainsi sur le prince Casimir, qui vint plusieurs fois faire la guerre en France : « On donna[14] au prince Casimir, pour le renvoyer dans ses États, une satisfaction tant en argent qu’en présents. »

Ce prince Casimir ne put être renvoyé dans ses États, car il n’en avait point ; il était le quatrième fils de Frédéric III, électeur palatin ; mais c’était un prince entreprenant et courageux, qui offrait ses services à tous les partis qui désolaient alors la France. Le roi Henri III lui avait donné une compagnie de cent hommes d’armes, le duché d’Étampes, et des pensions. Voilà le prince que M. de Bury nous donne pour souverain, dans une histoire où il veut réformer tous ceux qui ont écrit avant lui.

On sait que le pape Sixte-Quint eut l’insolence d’envoyer, en 1589, un monitoire par lequel il ordonnait au roi de se rendre à Rome dans trente jours pour se justifier de la mort du cardinal de Guise ; l’auteur dit[15] que « le roi fut cité à comparoir dans trente jours à Rome ».

Il semble par cette expression que Sixte-Quint ait écrit ce monitoire en français, et qu’il se soit servi du langage de notre barreau. Il était écrit en latin selon l’usage de Rome. L’auteur devait se servir du mot de comparaître pour lever cette équivoque.

L’auteur, après l’assassinat de Henri III par le jacobin Jacques Clément, ne devait pas omettre l’arrêt que porta en personne Henri IV contre le cadavre du moine, et l’interrogation faite par le grand prévôt de l’hôtel au procureur général La Guesle, qui avait introduit cet assassin. Lorsqu’on fait une Histoire de Henri IV en quatre volumes, un fait aussi singulier ne doit pas être passé sous silence. Nous avons encore le procès criminel fait au cadavre. Il commence par le passe-port donné à Jacques Clément par le comte de Brienne de la maison de Luxembourg, et signé Charles de Luxembourg, du 29 juillet 1589, et plus bas : « Par mondit seigneur, de Geoffre. »

Les interrogatoires et confrontations sont signés : François du Plessis, seigneur de Richelieu, grand prévôt de l’hôtel ; de La Guesle, du Mont, Monciries, gentilhomme ordinaire de la chambre ; d’Aupou, idem ; Roger de Bellegarde, premier gentilhomme de la chambre et grand écuyer ; Savari de Bonrepos, gentilhomme ordinaire ; Antoine Portail, valet de chambre et chirurgien du roi. L’arrêt, signé Henri, et plus bas, Ruzé, le 2 août 1589, est conçu en ces termes :

« Le roi étant en son conseil, après avoir ouï le rapport fait par le sieur de Richelieu, chevalier de ses ordres, conseiller en son conseil d’État, prévôt de son hôtel, et grand prévôt de France, du procès fait au corps mort de feu Jacques Clément, jacobin, pour raison de l’assassinat commis en la personne de feu bonne mémoire Henri de Valois, naguère roi de France et de Pologne : Sa Majesté, de l’avis de sondit conseil, a ordonné et ordonne que le corps dudit Clément soit tiré à quatre chevaux ; ce fait, ledit corps brûlé et mis en cendres, jeté à la rivière, à ce qu’il n’en soit à l’avenir aucune mémoire. Fait à Saint-Cloud, Sadite Majesté y étant. »

Un homme qui fait une histoire de Henri IV après de Thou, Mézerai, Daniel, et tant d’autres, doit au moins puiser quelque chose de nouveau dans les sources. Et ce n’est pas la peine d’écrire quand on ne fait que répéter, et tronquer, sans ordre et sans liaison, des faits connus de tout le monde.

Ce qui fait peine encore dans cette histoire, c’est que les événements n’y sont presque jamais à leur place. On y parle souvent de faits dont on n’a précédemment donné aucune idée ; le lecteur ne sait point où il en est ; il se trouve continuellement égaré ; en voici un exemple.

En parlant de la mort du duc d’Anjou, dernier fils du roi Henri II, l’auteur s’exprime ainsi[16] : « Le bruit courut qu’il avait été empoisonné ; mais la véritable cause de sa mort fut le chagrin qu’il avait conçu du mauvais succès de ses entreprises, et, en dernier lieu, de celle d’Anvers. »

Mais par qui et pourquoi aurait-il été empoisonné ? Quelles étaient ses entreprises ? quelle était celle d’Anvers ? C’est ce que l’auteur ne dit pas ; et c’est sur quoi de Thou et Mézerai, que l’auteur méprise si fort, donnent de grandes lumières.

« Le légat voyant une armée victorieuse près[17] de Paris. » Quel était ce légat ? il était important de le savoir ; l’auteur n’en dit qu’un seul mot dans le premier tome. Il devait dire que Sixte-Quint envoya en France le cardinal Cajetan avec le jésuite Bellarmin et Panigarole, et que tous trois étaient vendus à Philippe II ; qu’il arriva à Lyon le 9 novembre 1589 ; que Henri IV, en le déclarant son ennemi, et en protestant de nullité contre toutes ses entreprises, eut la générosité et la prudence de le faire recevoir avec honneur dans toutes les villes qui lui obéissaient. Il fallait surtout dire que ce légat, dont le duc de Mayenne se défiait autant que Henri IV, cabalait alors, c’est-à-dire en 1590, pour faire donner le royaume de France à l’infante Claire-Eugénie.

Les états de la Ligue, tenus en 1593, furent l’époque la plus célèbre et la plus critique qu’on eût vue en France depuis les temps de Philippe de Valois et de Charles VI. Il s’agissait non-seulement d’abolir la loi salique, comme sous le règne de Philippe, mais de placer une fille sur le trône, et même une fille étrangère. Philippe II promettait cinquante mille hommes pour soutenir l’élection de l’infante Claire-Eugénie, qui devait épouser le fils du duc de Guise le Balafré, tué à Blois.

Le duc de Mayenne, qui avait alors dans Paris la puissance d’un roi de France sans en avoir le titre, allait perdre tout le fruit de la guerre civile, et devenir le premier sujet de son neveu, dont il était jaloux.

Henri IV, sans argent et presque sans armée, ayant contre lui les catholiques, et environné de factions, n’aurait pu résister probablement aux trésors et aux armes de Philippe II, le plus puissant monarque de l’Europe. Le duc de Mayenne sauva la France en ne consultant que ses propres intérêts et sa jalousie contre le jeune duc de Guise. Il était trop roi dans Paris pour ne pas empêcher qu’on lui donnât un roi. Maître du parlement de la Ligue siégeant à Paris, il est très-vraisemblable qu’il engagea sous main ce parlement à rompre les mesures des Espagnols, à protester contre l’élection d’une infante, à soutenir la loi salique. Ce fut principalement ce qui déconcerta les états.

Le président de Thou ne descend pas sans doute jusqu’à rapporter ces harangues basses et ridicules de la Satyre Ménippée, au lieu de rapporter la substance de ce qui fut en effet proposé. Il est trop grave, trop sage, trop instruit, pour dire que la Satyre Ménippée ouvrit les yeux à beaucoup de personnes, et contribua à faire rentrer dans leur devoir une partie de ceux qui s’en étaient écartés[18].

C’est bien mal connaître les hommes que de prétendre qu’une satire empêche des hommes d’État de poursuivre leurs entreprises.

Il est très-certain que la Satyre Ménippée ne parut point pendant la tenue des états ; elle ne fut connue qu’en 1594, plusieurs mois après l’abjuration du roi. La première édition fut commencée sur la fin de l’année 1593, et ne fut achevée que quand le roi fut entré dans Paris. Cela est incontestable, puisque tout l’ouvrage ne fut achevé et ne put l’être qu’en 1594 ; car il y est parlé de plusieurs faits qui ne se passèrent que longtemps après la dissolution des états, comme l’aventure du conseiller d’Amour, celle de M. Vitry, du bannissement de d’Aubrai, et du meurtre de Saint-Pol.

M. de Bury croit s’appuyer de l’Abrégé chronologique du président Hénault, qui dit que la Satyre Ménippée ne fut guère moins utile à Henri IV que la bataille d’Ivry ; mais il ajoute peut-être, et il fait très-bien[19].

Ce qui réellement porta le dernier coup aux états, et ce qui mit Henri IV sur son trône, ce fut le parti qu’il prit d’abjurer ; et c’était en effet le seul parti qui restât à sa politique. Le mot si célèbre de ce monarque : Ventre-saint-gris, Paris vaut bien une messe, est une plaisanterie si connue, et en même temps si innocente, surtout dans un temps où la liberté des expressions était extrême, que l’auteur n’a aucune raison de nier cette saillie de Henri IV[20]. Il faudrait, pour être en droit de la nier, rapporter quelque autorité contraire : il n’en produit ni n’en peut produire aucune.

La fameuse lettre de Henri à Gabrielle d’Estrées[21], conservée à la Bibliothèque du roi, est un monument qui confond assez la critique de M. de Bury. Ces mots : « C’est demain que je fais le saut périlleux ; ces gens-ci vont me faire haïr Saint-Denis autant que vous haïssez Monceaux, etc., » sont plus forts que ceux-ci : « Paris vaut bien une messe ; » et son apologie auprès de la reine Élisabeth achève de mettre dans tout son jour le véritable motif de ce grand événement.

Il se fait apparemment un mérite de copier ici le jésuite Daniel, qui dit qu’au temps des conférences de Surène « Henri IV était déjà catholique dans le cœur[22] ». Mais comment pouvait-il être catholique dans le cœur en ce temps-là, puisque pendant le siége de Paris, qui précéda de très-peu ces conférences, le comte de Soissons l’étant venu assurer qu’il serait reçu dans la ville s’il se faisait catholique, il lui répondit deux fois « qu’il ne changerait jamais de religion ». Ce fait est attesté dans plusieurs mémoires, et surtout dans le discours[23] « des choses plus notables arrivées au siége de Paris, et la défense de cette ville par monseigneur le duc de Nemours contre le roi de Navarre ». N’est-il pas bien évident que Henri IV ne voulut pas changer tant qu’il espéra de se rendre maître de la ville ; et qu’il changea enfin lorsque le duc de Parme eut fait lever le siége ? Il faut avouer que le duc de Parme fut son véritable convertisseur. La vérité doit l’emporter sur les subterfuges du jésuite Daniel.

M. de Bury ne se trompe pas moins en disant[24] que « le cardinal Tolet fut celui auquel Henri eut le plus d’obligation de l’absolution du pape ». C’est sans doute à son épée et à la dextérité du cardinal d’Ossat que ce héros en eut toute l’obligation, et non pas à un jésuite espagnol qui servit fort peu dans cette affaire, et qui n’employa son faible crédit que dans la vue d’obtenir le rappel des jésuites, chassés alors de France par arrêt du parlement. Car l’absolution inutile et arrachée au pape Clément VIII est du 17 septembre 1595, et le bannissement des jésuites est du 29 décembre 1594.

Remarquez que je dis ici absolution inutile, parce que Henri IV avait été absous par les évêques de son royaume ; parce qu’il était absous par Dieu même ; parce que la prétention du pape que Henri ne pouvait être légitime possesseur de son royaume que sous le bon plaisir ultramontain était la prétention la plus absurde et la plus attentatoire à tous les droits d’un souverain, et à tous ceux des nations.

N’est-on pas un peu révolté quand on voit que M. de Bury ne parle pas seulement de la clause qui fut insérée un mois entier dans l’absolution donnée par le pape Clément VIII : « Nous réhabilitons Henri dans sa royauté. »

Certes ce ne fut pas le cardinal Tolet qui fit rayer cette formule criminelle, digne tout au plus de Grégoire VII ou de Boniface VIII, et dont la seule lecture nous saisit d’indignation. « Nous réhabilitons Henri dans sa royauté ! » Quoi ! un évêque de Rome se croit en droit de donner et d’ôter les royaumes ! et l’Europe entière n’a pas puni ces attentats ! et un écrivain qui donne la Vie de Henri IV les supprime !

M. de Bury dit que les écrivains huguenots rapportaient par dérision que « Henri[25] s’était soumis à recevoir des coups de fouet par procureur ». Ce ne sont point les huguenots qui ont parlé ainsi les premiers, c’est Mézerai lui-même dont voici les paroles[26] : « Les politiques reprochèrent au cardinal Duperron que, pour mériter la faveur du pape, il avait soumis son roi à recevoir des coups de bâton par procureur. »

Duperron pouvait épargner au roi cette cérémonie, mais il voulait être cardinal. Les évêques de France qui avaient reçu l’abjuration du roi n’avaient eu garde de proposer cette espèce de pénitence, qui aurait été regardée, dans un temps plus heureux, comme un crime de lèse-majesté ; à plus forte raison un évêque de Rome n’avait pas le droit de faire cette insulte à un roi de France.

Une chose plus importante est le parricide commis par Jean Châtel, pour lequel les jésuites avaient été chassés.

« La maison du père de Châtel fut rasée, et le prix des démolitions fut employé à la construction, sur le terrain où elle était située, d’une pyramide à quatre faces, sur lesquelles on grava le précis de l’arrêt du parlement[27], avec plusieurs inscriptions à la louange du roi, et sur le danger qu’il avait couru. Cette affaire des jésuites pensa causer au roi de grands embarras à Rome. »

Premièrement il n’est pas vrai que la pyramide érigée par arrêt du parlement ne contînt que des louanges pour le roi et des inscriptions sur son danger, comme l’auteur l’insinue ; on grava sur le côté qui regardait l’orient ces propres mots :

Pulso tota Gallia hominum genere novæ ac maleficæ superstitionis, qui rempublicam turbabant, quorum instinctu piacularis adolescens dirum facinus instituerat.

« On a chassé de toute la France ce genre d’hommes d’une superstition nouvelle et pernicieuse, perturbateurs du royaume, pour avoir induit un jeune homme à commettre un parricide par pénitence. »

Ce mot pénitence répond précisément à piacularis[28], et devient par là un des plus singuliers monuments qui puissent servir à l’histoire de l’esprit humain.

On ne sort point d’étonnement de voir que l’auteur appelle le parricide commis contre Henri IV cette affaire des jésuites. C’est assurément une singulière affaire.

Je passe enfin au grand et terrible événement qui priva la France du meilleur de ses rois, et qui changea la face de l’Europe. Je ne vois pas sur quoi M. de Bury rapporte que dès que Concini, depuis maréchal d’Ancre, sut la mort de Henri IV, il « se présenta[29] à la porte du cabinet de la reine, l’entr’ouvrit, avança la tête, et dit : È ammazzato, la referma, et se retira ».

On sent la valeur de ces paroles et les affreuses conséquences d’un pareil discours. Entr’ouvrir la porte, dire simplement : Il est tué, et le dire à la reine, à la femme du mort ; prononcer, dis-je, il est tué, sans prononcer le nom du roi, comme si le pronom il avait été un terme convenu entre eux ; refermer la porte sur-le-champ, comme pour aller pourvoir aux suites de l’assassinat ; quelles conséquences, quels crimes n’en résultent-ils pas ?

Quand on allègue une accusation si terrible, il faut dire d’où on la tient, examiner si l’auteur est croyable, peser exactement toutes les circonstances ; sans quoi l’on se rend coupable d’une prodigieuse témérité. Cette anecdote ne se trouve ni dans de Thou, ni dans Mézerai, ni dans aucun des mémoires du temps un peu connus. Si elle était vraie, elle prouverait trop sans doute.

On se souviendra longtemps dans une province de France du supplice d’un homme en place, qui fut convaincu d’un assassinat sur une parole à peu près semblable qu’il avait dite devant témoins. Il venait de tuer le mari d’une femme dont il était amoureux. Cette femme était alors au spectacle ; il va dans sa loge immédiatement après avoir fait le coup, et lui dit en l’abordant : Il dort. Ce seul mot conduisit les juges à la conviction du crime.

Quoi ! l’auteur ose accuser M. de Thou de témérité, de malignité ! Et lui-même, sans aucune raison, sans aucune autorité, intente une accusation qui fait frémir.

Je dois dire un mot de la prétendue paix universelle à laquelle Henri IV, dit-on[30], voulait parvenir par la guerre, dont l’événement est toujours incertain.

S’il y avait eu la moindre apparence au prétendu projet de Henri IV de partager l’Europe en quinze dominations, et d’établir un tribunal perpétuel, on en trouverait quelques traces dans les Mémoires de Villeroi, dans ceux de tant d’autres hommes d’État, dans les archives d’Angleterre, de Venise, dans celles des princes protestants si attachés à Henri IV, et si intéressés à cette balance générale. Il ne se trouve aucun monument de ce dessein. Ce silence universel doit produire un doute raisonnable.

Il n’est pas naturel que M. de Villeroi, qui eut la confiance de Henri IV, ignorât un projet si extraordinaire, qui regardait uniquement son département. Les secrétaires qui compilèrent les Économies politiques attribuées au duc de Sully, lorsqu’il était âgé de quatre-vingts ans, sont les seuls qui parlent de cette étrange idée.

Je vais examiner une chose non moins étrange : c’est la comparaison de Henri IV avec Philippe[31], roi de Macédoine.

Si le judicieux de Thou avait voulu comparer Henri avec quelque autre monarque, il aurait choisi un roi de France. On aurait pu trouver un peu de ressemblance entre lui et Charles VII. Tous deux eurent une guerre civile à soutenir. Tous deux virent l’étranger dans la capitale. Les Anglais y bravèrent quelque temps Charles VII, et les Espagnols Henri IV ; ils regagnèrent l’un et l’autre leur royaume pied à pied, par les armes et par les négociations. Tous deux au milieu de la guerre eurent des maîtresses.

Le parallèle est assez frappant, et il est tout à l’honneur de Henri IV, qui, par son courage, son application et sa sagesse dans le gouvernement, l’emporte sur Charles au jugement de tout le monde.

Pourquoi donc choisir le père d’Alexandre pour le comparer au père de Louis XIII ? Ce qui fonde cette comparaison chez M. de Bury, c’est que Philippe s’empara de la couronne de Macédoine au préjudice d’Amyntas son neveu, dont il était tuteur, et que Henri était héritier légitime ;

Qu’Épaminondas présida à l’éducation de Philippe, et que Florent Chrétien fut précepteur de Henri IV ;

Que Philippe construisit des flottes, et que Henri n’en eut jamais ;

Que Philippe trouva des mines d’or dans la Thrace, et que Henri IV n’en trouva pas chez lui ;

Que Philippe fut tellement couvert de blessures qu’il en devint borgne et boiteux, et que Henri IV conserva heureusement ses yeux et ses jambes ;

Que Démosthène excita les Athéniens contre le roi de Macédoine, et que des curés prêchèrent dans Paris contre le roi de France.

Il est vrai que ce parallèle est relevé par les louanges de Salomon, du roi d’Angleterre d’aujourd’hui, du roi de Danemark, et de l’impératrice-reine de Hongrie : ce qui fera sans doute débiter son livre dans toute l’Europe. Une telle sagesse manqua au président de Thou.

Finissons par les prétendus bons mots dont la tradition populaire défigure le caractère de Henri IV.

Qu’un paysan qui avait les cheveux blancs et la barbe noire ait répondu au roi[32] que ses cheveux étaient de vingt ans plus vieux que sa barbe, c’est un bon mot de paysan, et non pas du roi. Ce conte est imprimé dans des facéties italiennes plus de dix ans avant la naissance de Henri IV, et la plupart de ces facéties ont fait le tour de l’Europe.

Qu’un autre paysan[33] ait apporté au roi du fromage de lait de bœuf, c’est une insipidité bien indigne de l’histoire ; et ce n’est pas Henri IV qui l’a dite.

Mais qu’il eût fait battre de verges[34] sept ou huit praticiens assemblés dans un cabaret pour leurs affaires, et que Henri ait exercé sur eux cette indigne vengeance parce que ces bourgeois n’avaient pas voulu partager leur dîner avec un homme qu’ils ne connaissaient pas, c’eût été une action tyrannique, infâme, non-seulement indigne d’un grand roi, mais d’un homme bien élevé. C’est L’Estoile qui rapporte cette sottise sur un ouï-dire. L’Estoile ramassait mille contes frivoles débités par la populace de Paris. Mais, si une pareille action avait la moindre lueur de vraisemblance, elle déshonorerait la mémoire de Henri IV à jamais, et cette mémoire si chère deviendrait odieuse. Le bon sens et le bon goût consistent à choisir, dans les anecdotes de la vie des grands hommes, ce qui est vraisemblable et ce qui est digne de la postérité.

Le grave et judicieux de Thou ne s’est jamais écarté de ce devoir d’un historien.

Si M. de Bury a cru rendre son ouvrage recommandable en décriant un homme tel que de Thou, il s’est bien trompé. Il n’a pas su qu’il y avait encore dans Paris des hommes alliés à cette illustre famille qui prendraient la défense du meilleur de nos historiens, et qui ne souffriraient pas qu’on attaquât en mauvais français une histoire chère à la nation, et écrite dans le latin le plus pur.

FIN DU PRÉSIDENT DE THOU JUSTIFIÉ.
  1. On pourrait croire, d’après la lettre à Damilaville, du 23 mai 1766, que cet opuscule a été imprimé sous le nom de Boursier. L’édition originale que j’ai sous les yeux, in-8o, sans date, de 38 pages, est sans nom d’auteur. Voltaire ne faisait pas toujours imprimer ses ouvrages sous les noms des personnes qu’il nommait comme auteurs dans ses lettres. L’Histoire de la vie de Henri IV, par M. de Bury, parut en 1766, quatre volumes in-12. On trouve dans l’Année littéraire, 1766, III, 244-276, une Lettre signée Lefebvre, prêtre de la doctrine chrétienne, dans laquelle est prise aussi la défense du président de Thou. Wagnière, dans l’Examen des mémoires secrets de Bachaumont (faisant partie des Mémoires sur Voltaire, publiés en 1826), attribue, tome I, page 249, cette Lettre à Voltaire. Le témoignage de Wagnière, alors depuis douze ans secrétaire de Voltaire, est certainement d’un grand poids. Mais feu Decroix craignait qu’il n’y eût erreur de la part de Wagnière. Je ne puis, dans une note, discuter le pour et le contre ; et je me borne à rappeler ce que Voltaire lui-même a dit ci-dessus (page 284) « qu’un juge équitable n’adjugera jamais à personne un bien contesté que sur des preuves évidentes ». Ce n’est pas la première fois que je prends ce parti. (B.)
  2. Pages 14 et 15 de la Préface.
  3. Préface, page 22.
  4. Ibid., page 1.
  5. Ibid., page 3.
  6. Préface, page 6.
  7. « Ut mirandum sit… ære alieno omni exsoluto, cccc aureorum millia et quartam regni vectigalium partem nondum coactam in morte reliquisse. »
  8. Histoire de Henri IV, page 12.
  9. Pages 27 et 28.
  10. Page 93.
  11. Page 195.
  12. Dans l’édition originale on lit ici : « On en a déjà imprimé quelques-unes, je transcrirai ici les principales, puisque l’auteur de la Vie de Henri IV n’en rapporte pas un seul mot. »

    Et Voltaire transcrivait ici les lettres 2, 3 et 4 (qu’on peut voir au tome XII, pages 564-66). Mais les ayant, en 1769, dans son édition in-4o, reproduites, avec six autres, à la fin du chapitre clxxiv de l’Essai sur les Mœurs, il fit ici des changements et mit la version actuelle. (B.)

  13. Voyez tome XIV, page 47 ; et XV, 561.
  14. Page 96.
  15. Page 287.
  16. Page 142.
  17. Le texte de Bury porte, tome II, page 32 : « si proche de Paris. »
  18. On lit dans l’ouvrage de Bury, tome II, page 260 : « Cette ingénieuse satire fit un merveilleux effet dans le public : elle fit ouvrir les yeux à beaucoup de personnes… et contribua beaucoup à faire rentrer dans leur devoir une partie de ceux qui s’en étaient écartés. »
  19. Hénault, Nouvel Abrégé chronologique de l’Histoire de France (événements remarquables, 1593).
  20. Tome II, page 265, à la note.
  21. Voltaire a cité cette lettre, tome XII, page 546.
  22. « Ce prince, après avoir longtemps balancé par des raisons d’État et de conscience…, était déjà catholique dans le cœur. » (Daniel, Hist. de France, 1756, in-4o, XII, 25.)
  23. Il s’agit sans doute du Discours bref et véritable des choses plus notables arrivées au siége mémorable de la renommée ville de Paris, et défense d’icelle par monseigneur le duc de Nemours, contre le roi de Navarre, par Pierre Corneio, ligueur ; Paris, Millot, 1590, in-8o. Ce Discours a été réimprimé dans les Mémoires de la Ligue (Amsterdam, 1758), IV, 276-303. L’auteur y rapporte en deux endroits (pages 287 et 294) le propos attribué à Henri IV au sujet de sa religion. (B.)
  24. Tome II, page 432.
  25. Tome II, page 431.
  26. Abrégé chronologique, ou Extrait de l’Histoire de France, 1593.
  27. Tome II, page 414. J’ai rétabli ici une ligne omise par la copie ou l’imprimeur de Voltaire. (B.)
  28. Voltaire donne l’explication du mot piacularis dans la XVIIIe Niaiserie faisant partie de Un Chrétien contre six Juifs.
  29. Tome IV, page 213.
  30. Histoire de Henri IV, tome IV, page 288.
  31. Histoire de Henri IV, tome IV, page 253.
  32. Histoire de Henri IV, tome IV, page 248.
  33. Page 237.
  34. Page 249.