Le Premier Noël en Alsace-Lorraine

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LE PREMIER NOËL
EN ALSACE DÉLIVRÉE

Colmar, dimanche 22 décembre.

Noël… C’est la première fois, depuis quarante-huit années, — presque un demi-siècle d’oppression, d’inquiétude et de deuil, quarante-huit années de souvenirs, douloureusement ravivés par la guerre, et d’espérances magnifiquement justifiées par la victoire, — c’est la première fois que les cloches des églises d’Alsace, annonçant par de joyeux carillons à tous les Alsaciens de la plaine et des montagnes la fête anniversaire de la nativité du Christ, vont sonner à toute volée le réveil des âmes, enfin délivrées des ombres d’un affreux cauchemar et conviées à s’unir fraternellement dans la lumière d’un rêve idéal qui est devenu la plus radieuse des réalités.

Hier, en passant à Strasbourg, j’ai voulu revoir cette cathédrale, dont la haute flèche domine de sa pointe aiguë tout le pays d’alentour et, jalonnant la ligne de nos frontières naturelles, marque un des plus beaux emplacements qu’aient jamais choisis nos vieux « maîtres d’œuvres » pour y faire triompher en floraisons délicates et puissantes l’art ogival des Français. Elle était toute rose, sous un léger voile de brume hivernale. Les figures de son grand portail, les nervures de ses clochetons et de ses colonnettes, les trèfles de ses fenestrages fleuronnés, tous les symboles de cette bible de pierre dont le déchiffrement total serait la plus instructive, la plus divertissante et la plus émouvante des récréations morales, semblaient flotter dans la blancheur diaphane d’une atmosphère immatérielle où s’atténuait en clartés pâles et suaves le rayonnement d’un jour d’hiver, aussi doux à nos cœurs qu’une aube de printemps. Mais voici qu’une soudaine éclaircie allège les nuages et dissipe le brouillard, qui monte, s’efface, s’évanouit peu à peu, laissant apparaître les innombrables détails de la façade ouvragée, les découpures de la rosace merveilleusement épanouie, les angles des pignons, les arceaux des balustres, les bordures des croisillons, les feuillages sculptés et les guirlandes ciselées qui forment l’entourage des statues taillées en plein air par des imagiers contemporains de saint Bernard. La cathédrale se révèle dans toute sa beauté prodigieusement variée. On dirait qu’elle a quitté son voile, pour nous permettre d’admirer à loisir, de loin et de près, sa splendeur imposante et ses grâces presque familières. La tour du clocher se découvre peu à peu, de façon à laisser paraître au grand jour les dentelures de ses balcons ajourés, le filigrane de ses encorbellements, son pinacle orfévri comme un ostensoir, son lanternon de grès et le faîte, effilé comme une aiguille, où s’arbore, très haut dans le ciel, un drapeau tout rayonnant de bleu, de blanc, de rouge… Un rayon de soleil, glissant à travers un nuage léger, vient toucher l’étoffe teintée d’azur, d’argent, de pourpre, et fait chanter nos trois couleurs, au-dessus de la ville où naquit la Marseillaise.

Entrons dans la cathédrale. La nef, étoilée de cierges, resplendit de l’éclat multicolore des vitraux, jetant comme un reflet de pierres précieuses sur les larges dalles et sur les robustes piliers, à travers le clair-obscur de la voûte construite en croisées d’ogive. Les travées et l’abside sont peuplées d’un va-et-vient de soldats en bleu horizon. Ils marchent par groupes, à pas lents, avec précaution, sans bruit, nu-tête, tenant à la main leurs casques d’acier bleui. Ces visiteurs, venus de tous les points de la France en guerre, apportant ici, dans l’expression de leurs traits caractéristiques et dans l’accent de leur parler natal, la marque diverse de nos différents terroirs, se sentent, plus que jamais, réunis les uns aux autres, en ce sanctuaire de l’Alsace, par la claire conscience de l’unité française. C’est ici que j’ai assisté, l’autre jour, à la visite du Président de la République et de M. Clemenceau, reçus par le vicaire général du diocèse de Strasbourg. En ce lieu historique, peu de temps avant la fête de Noël, des paroles furent prononcées qui avaient un son nouveau, particulièrement agréable aux oreilles de ceux qui ont voué tous les efforts de leur bonne volonté à la préparation de la concorde nationale. Est-ce le prélude de la paix religieuse qu’a méritée ce peuple de France qui a tant combattu, tant travaillé, tant souffert afin de conquérir par une juste victoire son indépendance politique et l’intégrité de son domaine trop longtemps mutilé ?

Je revois toutes ces images d’hier, en suivant la route de Rouffach, par où l’on entre dans les rues pittoresques de la vieille ville de Colmar, encore toute frémissante de l’émoi dont elle fut saisie, ces jours derniers, en voyant descendre, du haut des Vosges proches, nos soldats libérateurs. Ah ! le beau Noël, tout illuminé du sourire de la patrie retrouvée ! En Alsace, Noël est la fête de famille par excellence. C’est le moment solennel où, dans la bonne chaleur du foyer, dans la maison bien abritée contre le vent, contre la pluie, contre la neige, autour du sapin étincelant de lumières, la coutume séculaire et patriarcale rassemble les parents et les enfants, les vieux et les jeunes, ceux qui se souviennent et ceux qui espèrent, — tout le passé et tout l’avenir.

Un passant, avec qui je lie conversation, me fait la description du premier régiment français qui, depuis l’armistice, passa par Colmar, venant d’Eguisheim, dont les vieilles tours sont encore debout parmi les vignes, aux premières pentes des Vosges, et alla cantonner à Horbourg, où l’on peut voir encore, au cimetière, près de l’église, les tombes des Colmariens tombés au champ d’honneur, le 14 septembre 1870, en essayant de défendre leur cité contre un ennemi dix fois supérieur en nombre.

— Quand nous avons entendu les clairons, me dit mon interlocuteur, nous sommes tous venus sur la route, au-devant des soldats français. Femmes, enfants, vieillards, tout le monde était sorti. Dans les maisons, il n’y avait plus personne. En un clin d’œil, la ville entière s’était pavoisée comme par enchantement. Les cocardes tricolores fleurissaient aux boutonnières des vieilles redingotes, au revers des vestes neuves, aux rubans flottants des coiffes alsaciennes. En même temps, toutes les autorités allemandes avaient filé, disparu comme par une trappe. L’exemple de la fuite avait été donné par les officiers de la « Kommandantur, » ceux-là mêmes qui s’étaient montrés si arrogants après les affaires de Saverne, si durs pour Hansi, pour Helmer, pour Wetterlé. Nous étions débarrassés de cette police obsédante. Nous étions désormais entre nous, entre Français… Voici que les clairons et les tambours se rapprochent, faisant un joyeux bruit de victoire. La musique du régiment s’en mêle, et joue Sambre-et-Meuse. C’est le 43e d’infanterie, colonel en tête. Ce régiment était à Lille au moment de la mobilisation. Il est composé de jeunes gens du Nord, dont les parents ont connu, comme nous, l’invasion, l’occupation ennemie, les déportations, l’exil. Son chef actuel, le colonel Carrot, un Alsacien, était, à ce moment-là, capitaine au 170e, à Épinal, Ah ! quel beau régiment ! Comme il défilait bien, sur la route et dans la Grande-Rue ! Le scintillement de ses baïonnettes mettait de la lumière, au loin, sous le ciel gris. Quand le drapeau parut, décoré de la Croix de guerre, orné de la fourragère qu’il a gagnée sur l’Yser, à Verdun, aux Éparges, ce fut, dans la foule, un enthousiasme tel que tous en chœur nous nous sommes mis à chanter :

Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine !

À l’appui de ce récit, le narrateur ingénument épique me montre une photographie instantanée, qui a saisi au passage cette minute inoubliable. On y voit tout ce qu’il vient de dire, les innombrables têtes d’une multitude en extase, les enfants hissés à califourchon sur les épaules des pères et ouvrant sur cette prodigieuse aventure leurs yeux émerveillés, la belle allure et le geste chevaleresque des officiers à cheval, devant les compagnies, s’avançant sur cette route où chevaucha Turenne… C’est un décor d’histoire et de légende où se dresse, sur un haut piédestal, sabre au clair, comme pour commander la manœuvre, Jean Rapp, engagé volontaire à l’âge de seize ans, chef d’escadron en Égypte, colonel à Marengo, général à Austerlitz, à Iéna, à Essling, à Wagram, blessé à la Moskova, gouverneur de Thorn et de Dantzig, fils d’un « bourgeois négociant » de Colmar.

Lundi, 23 décembre.

On ne parle, à Colmar, que d’un seul sujet. Les cartes postales en vente aux vitrines des libraires et des marchands de tabac, représentent tous les aspects de l’entrée solennelle du général de Castelnau, du Président de la République, de M. Clémenceau, Tous les épisodes, les moindres détails de ces heures bénies sont dans toutes les mémoires et n’en sortiront plus.

On me montre, au Café Central, la table où le dessinateur Hansi, aujourd’hui officier dans l’armée française, brûla ostensiblement du sucre, pour purifier l’air, après qu’on eut parlé de l’officier prussien von Forstner, lieutenant au 99e d’infanterie à Saverne, lequel ne se gênait pas, lui, pour déverser sur nos Lorrains et sur nos Alsaciens les plus grossières injures, appelant ceux-ci Wackes et ceux-là Schangels, ce qui constitue, comme on sait, quelques-unes des plus élégantes aménités du vocabulaire d’outre-Rhin. Ce geste, qui n’était qu’un amusant mouvement de légitime défense, valut à Hansi, aussitôt dénoncé par un mouchard, la peine de trois mois de prison.

— Ce n’était qu’un commencement, me dit l’aimable guide à qui je dois la précision de ces souvenirs des années malheureuses. La recrudescence des persécutions, dans les mois qui précédèrent immédiatement la guerre, ne nous laissait aucune illusion sur les desseins des Allemands, gros ou petits. Ils étaient plus insolents que jamais. Ici, à Colmar, il fallait voir de quel air les rittmestres du 14e régiment de dragons et du 3e régiment de chasseurs à cheval nous toisaient, lorsqu’ils nous rencontraient dans la rue des Deux-Clefs ou sur la place du Marché au Bétail, devant leur caserne de cavalerie !

Les Boches avaient pour consigne d’agir en Alsace comme « en pays ennemi (in Feindesland). ». C’était la conclusion d’une longue circulaire de M. von Jagow, alors préfet de police à Berlin. Les poursuites succédaient aux poursuites, les procès aux procès, les condamnations aux condamnations. Le proviseur allemand du lycée de Colmar, un M. Gneisse, a cru reconnaître son profil dans une caricature insérée par Hansi au Journal de Colmar que dirige l’abbé Wetterlé. Cinq cents mark d’amende pour Hansi. Deux mois de prison pour Wetterlé. Ce n’est pas tout. Les jolis dessins en couleurs que Hansi a intitulés Mon village, et où la vieille Alsace apparaît avec ses maisons rustiques et ses costumes délicieusement surannés, ont paru séditieux. L’ordre est donné de poursuivre l’audacieux auteur de ces images subversives. Accusé de haute trahison, il est cité à comparaître devant le tribunal d’empire, à Leipzig ! Là, on lui reproche (ce sont les termes mêmes de l’acte d’accusation) d’avoir voulu accréditer en France l’opinion que l’Alsace veut redevenir française. Parbleu ! Bref, on le condamne à un an de prison… C’était au mois de juillet 1914, vingt jours à peine avant l’heure où l’Allemagne, ayant longtemps prémédité, préparé son agression, déclara la guerre à la France…

— Et depuis la déclaration de guerre, que s’est-il passé à Colmar ?

— Ah ! monsieur, si vous voulez bien comprendre la douceur et le charme de ce premier Noël en Alsace délivrée, l’élan de nos âmes en fête, la sensation de liberté qui succède à l’état de gêne et de contrainte où les Allemands nous avaient réduits, pensez à toutes les mesures vexatoires par lesquelles, en temps de guerre, ils ont aggravé le régime d’oppression qui déjà, depuis près d’un demi-siècle, pesait sur nos épaules. Pensez-y, quand vous verrez à l’hospice, à l’orphelinat, ailleurs encore, nos arbres de Noël et la joie de nos enfants autour des branches du sapin vosgien, alsacien, toujours vert, sans lequel, chez nous, il n’y a pas de bonne fin d’année ni de réjouissances du nouvel an.

À l’orphelinat de Colmar, plusieurs centaines d’orphelins, garçons et filles, sont réunis autour d’un beau sapin de Noël, dont les aiguilles vertes brillent aux feux de l’électricité comme des pointes d’émeraude. Aux branches de l’arbre illuminé sont attachés des jouets enrubannés, des paquets de friandises, toutes sortes de bonnes et jolies choses, dont l’aspect engageant égaye tous ces visages enfantins, longtemps déshabitués du sourire.

Le général de Castelnau, assis au premier rang des invités, préside paternellement cette fête de famille. Il est en dolman noir, sans autres décorations que la médaille militaire, la Croix de Guerre, la médaille commémorative de l’Année terrible et la plaque de la Légion d’honneur. À côté de lui est assis un jeune commandant, portant sur sa vareuse bleu horizon, avec la palme des braves, l’insigne distinctif des membres du Conseil d’État : c’est M. Henry Poulet, maître des requêtes, commissaire de la République en Haute-Alsace, administrateur sage, avisé, aussi prompt aux décisions nécessaires que disposé aux précautions conciliantes, et qui reprend, à Colmar, comme si la présence de la France n’avait jamais été interrompue dans cette cité française, les traditions inaugurées par ses prédécesseurs, depuis plusieurs siècles, au chef-lieu de la subdélégation de l’intendance d’Alsace, comprenant les bailliages de Thann, Ensisheim, Ollwiller, Sainte-Croix, Riquewihr, Ribeauvillé, la vallée de Munster, ainsi que les anciennes villes impériales de Turckheim, de Kaysersberg et Neuf-Brisach. Ici, tous les aspects du présent se rattachent à des visions du passé. En voyant, à côté des représentants de l’autorité militaire et civile, le chef de la justice française en Alsace, M. Siben, Alsacien, avocat général près la Cour d’appel de Paris, délégué dans les fonctions de président du Tribunal supérieur d’Alsace et de Lorraine (Oberlandsgericht) en attendant la reconstitution de l’ancienne Cour d’appel de Colmar, je songe aux magistrats Français de ce Conseil souverain d’Alsace, qui fut jadis institué par la France, et où siégea le père de Bossuet… Je pourrais préciser tous ces souvenirs français par une conversation avec le savant bibliothécaire de la ville de Colmar, M. André Waltz, le père de Hansi, que j’aperçois justement dans l’assistance, et qui en sait long sur les titres de noblesse de sa cité natale, ayant consacré sa vie à l’étude de toutes les reliques vivantes qui évoquent, du fond des siècles, les innombrables preuves de l’attachement voué à la France par l’Alsace toujours fidèle.

Mais les personnes présentes à cette fête de l’arbre de Noël chez les orphelins de Colmar ont les yeux tournés vers un spectacle qui nous offre une touchante vision d’avenir. Voici que les orphelins, garçonnets et fillettes, sont rangés, en belle ordonnance, sur l’estrade. Un orchestre leur donne le ton. Et tous ces enfants, qui ne savent pas le français, chantent la Marseillaise.

Allons, enfants de la patrie,
Le jour de gloire est arrivé !

Toute la salle est debout. Le souffle d’une immense espérance a passé sur toutes les âmes. Une émotion religieuse étreint les cœurs. Le chant de guerre de l’armée du Rhin, composé à Strasbourg par un officier de cette armée, résonne ici comme un cantique. Les petits chanteurs de l’orphelinat de Colmar prononcent les paroles de notre hymne national avec un accent de gravité pieuse. On sent qu’ils accomplissent un acte solennel, en ce jour de fête chrétienne et française qui met fin à une longue période d’asservissement, de deuil et de séparation, en réunissant dans l’allégresse d’une renaissance depuis longtemps attendue, les frères qui doivent être unis pour toujours par l’« amour sacré de la patrie. » Ces enfants de Colmar se sentent redevenus définitivement Français, puisqu’ils ont le droit de chanter à haute et intelligible voix cette Marseillaise que la police allemande traquait avec un zèle hargneux, comme si ces couplets, pareils à des formules d’exorcisme, eussent effrayé nos ennemis par la vertu de quelque mystérieux enchantement, plus fort que leur volonté, plus efficace que leurs règlements et que leurs défenses, capable de déjouer tous les assauts de la force et tous les calculs de la ruse.

On sait que les directeurs de la police allemande en Alsace possédaient dans leurs archives les « listes noires, » c’est-à-dire la liste secrète des Alsaciens qui, en cas de mobilisation, devaient être expulsés, et la liste également secrète de tous ceux qui, dans le même cas, devaient être arrêtés, dirigés sur l’Allemagne, enfermés dans les casemates d’Ehrenbreitstein, de Rastadt et autres lieux de dure captivité. Sur ces listes étaient inscrits, à la place d’honneur, les noms de Paul-Albert Helmer, de Daniel Blumenthal, de l’abbé Wetterlé, du docteur Bucher, de Hansi, de Zislin, plus populaires que jamais à Colmar et dans toute l’Alsace. Mais, à côté de ces noms particulièrement notoires, combien de noms inconnus indiquaient, sur ces listes noires, les pauvres gens, les témoins ignorés, les martyrs obscurs qui, dociles aux préceptes et à l’exemple de Jacques Preiss, député protestataire de Colmar, mort après une lente agonie, assassiné par les Allemands, ont voulu, eux aussi, confesser leur foi en chantant la Marseillaise !

Un habitant de Colmar, très renseigné sur tous ces faits, qu’il a notés au jour le jour, me dit :

— Il faudrait qu’une sorte de tableau d’honneur fît connaître dans toute la France, nominativement, nos pauvres gens d’Alsace, ces simples artisans, ces ouvriers, ces paysans, ces servantes qui, ne pouvant pas faire la guerre autrement, voulant, tout de même, servir leur pays et contribuer, ne fût-ce que par leur souffrance, à la victoire, se sont exposés volontairement à toutes les rigueurs des Conseils de guerre extraordinaires de Strasbourg, de Colmar, de Mulhouse, en manifestant leur attachement à leur patrie. Au mois d’octobre 1915, la veuve Graff, à Saverne, chante la Marseillaise en pleine rue, sachant à quoi elle s’expose. Elle est aussitôt condamnée à six mois de prison. En prison aussi, Émilie Zimmerlé, cuisinière dans une auberge de Colmar, pour avoir chanté une musique désagréable aux oreilles allemandes. Jeanne Enderlin, servante, comparaît devant le Conseil de guerre extraordinaire de Colmar, pour avoir chanté la Marseillaise. En prison, Frédéric Fischer, coupable d’avoir chanté, lui aussi, la Marseillaise dans une auberge de Mulhouse. Nous connaissons un jeune ouvrier de dix-neuf ans, Auguste Bugmann, qui osa faire au Conseil de guerre de Colmar, dans l’audience du 5 avril 1916, cette déclaration : « Je tiens mes sentiments français de mon père adoptif, un vieux soldat de Crimée, qui m’a élevé dans un esprit tout à fait français et dans la haine de l’Allemagne. » Un marchand de Strasbourg, Théodore Wagner, originaire de Soultzbach, comparaît devant le Conseil de guerre. Pourquoi ? Se trouvant à Wisches, dans la vallée de la Bruche, le 16 août 1914, il aperçut de loin une patrouille française et fit des signes d’amitié à nos soldats en agitant son mouchoir blanc. Pour ce crime, il est condamné à dix ans de travaux forcés et dix ans de perte de ses droits civils. Faites connaître tous ces faits, je vous prie. En les constatant, on comprendra mieux les tenants et les aboutissants de nos manifestations publiques et de nos fêtes populaires. Le mouchoir blanc du pauvre Wagner, de Strasbourg, a précédé de plusieurs années les innombrables mouchoirs blancs que vous avez vus palpiter aux mains de nos femmes et de nos filles, quand fut signalée au loin, sur la route de Rouffach, l’approche des régiments français. Le voilà, notre plébiscite !

Mardi, 24 décembre.

À table, chez un vieil ami, un « ancien » de l’autre guerre, dont les quatre-vingts ans, bien sonnés, sont rajeunis, ragaillardis par la victoire et par la délivrance. Le déjeuner fut cordial, simple, excellent. L’hospitalité alsacienne est réputée pour la variété copieuse de ses attentions. Sans atteindre tout à fait le degré de succulence dont Erckmann-Chatrian nous entretient avec tant de goût et de saveur dans la délicieuse idylle des Amoureux de Catherine, la chère fut délicate autant qu’abondante, les vins furent généreux. Ce bon repas de famille s’achève dans la douce chaleur d’une salle chauffée par un poêle qui ronfle. On grignote, pour finir, quelques petits gâteaux de Noël, qu’on a fait cuire au four, chez le boulanger, à l’ancienne mode. Ce sont de menus chefs-d’œuvre de pâtisserie, ayant des formes amusantes, dessinés en étoiles ou en croissants, disposés en spirales ou en tortillons, amincis et gondolés en craquelins qui font un petit bruit sec sous la dent qui les croque. On s’attarde volontiers à cet amusant dessert, tandis qu’il pleut dehors, à verse. La bise d’hiver est bourrue. La rafale fait rage, autour de la vieille maison solide et bien assise sur ses fondements antiques. L’âme des générations successives qui, pendant plusieurs siècles traversés par des alternatives de joie et de douleur, ont vécu sous ce toit héréditaire, à la clarté de ce foyer respectable et doux, semble animer encore les choses très anciennes qui ont composé d’âge en âge, à loisir et sans hâte, l’intimité pittoresque de ce décor paisible et familier. Le rouet et la quenouille d’une aïeule défunte sont là, tout près de la haute pendule dont le balancier a rythmé des existences déjà lointaines et dont les aiguilles d’acier, sur le cadran de porcelaine, sous la vitre du boîtier de chêne verni, ont marqué des heures tour à tour légères et pesantes. Le timbre joyeux vient de sonner enfin, après une longue attente pleine de souvenirs et d’espoirs, l’heure triomphale de la liberté.

L’hôte vénérable et charmant a levé son verre, où le vin doré De Riquewihr brille, dans l’étincelant cristal à facettes, avec un fauve éclat de topaze brûlée :

— Vous ne pouvez pas savoir, fait-il simplement, et nous ne pouvons pas dire tout ce que contiennent de joie ces trois mots : « Nous sommes Français ! »

Cette ineffable joie, dont j’ai recueilli ainsi l’expression sur les lèvres d’un vieillard, j’en retrouve à présent la manifestation, non moins touchante, dans une assemblée d’enfants, réunis autour d’un arbre de Noël, sous les voûtes ogivales de l’ancien couvent des Catherinettes.

Les Catherinettes ! quel joli nom, et qui semble réveiller, par la gentillesse d’un diminutif affectueux, les échos et les reflets de l’époque où Colmar se donna de tout cœur à l’ancienne France ! Un savant m’explique les origines de ce mot. Il y a beaucoup de savants à Colmar, ville de magistrature où l’on aima, de tout temps, les studieux loisirs et les occupations ingénieuses. J’apprends que le couvent des Catherinettes, autrement dit le monastère de Sainte-Catherine de Colmar, fut fondé au XIVe siècle, environ cent ans après le couvent des franciscains ou récollets et le chapitre collégial de Saint-Martin. Les Catherinettes, si populaires à Colmar, étaient moins anciennes toutefois que les dominicaines, installées dès l’an 1250, dans cette maison de Saint-Jean-sous-les-Tilleuls, qui existe encore, et pour laquelle Martin Schongauer, de Colmar, a peint sa célèbre Vierge au buisson de roses.

Cinq cents enfants ont été rassemblés dans la salle des Catherinettes, autour d’un bel arbre de Noël. Ce sont les meilleurs écoliers et écolières de Colmar, choisis par leurs maîtres et maîtresses, sur le désir qu’a exprimé le général de Castelnau, désireux de donner, au nom de la France, un témoignage de sollicitude et de satisfaction aux enfants de l’Alsace.

Les enfants de l’Alsace ont bien mérité de la patrie française. On ne saura jamais assez ce qu’ils ont fait, au cours de la guerre, dans toute l’ingénuité de leur âme, pour le réconfort de tous ceux qui, autour d’eux, ont senti la bienfaisante contagion de leur invincible espoir. Ils sont les petits amis de nos soldats, s’étant conduits eux-mêmes, en mainte rencontre, comme des soldats de France. Aussi, quel éclair dans leurs yeux, quelle fierté dans la noblesse instinctive de leur salut militaire, lorsque, sous les voûtes gothiques de cette vaste salle aux échos sonores, la musique du 91e régiment d’infanterie fait entendre une Marseillaise triomphale annonçant l’entrée du général commandant en chef du groupe d’armées de l’Est !

Tous les assistants sont debout et acclament le général de Castelnau, l’homme de guerre qui a sauvé Nancy par la défense du Grand-Couronné, celui qui assura, par sa prévoyance et par une décision rapidement prise, le dégagement et le salut de Verdun, le chef qui a prévu aussi et préparé (ce que l’on sait moins) les victoires de notre armée d’Orient, — l’homme excellent, qui vient s’asseoir au milieu de ces enfants, comme un père de famille dont le cœur, ouvert à toutes les tendresses, n’est étranger à aucune douleur. Nous avons le plaisir de saluer, en même temps que lui, l’amiral Schwerer, un Alsacien qui est venu revoir le lieu d’origine de sa famille, apportant ici, par sa présence, la notion vivante des services qu’a rendus, au cours de la grande guerre, notre marine, toujours prèle au travail et au combat, digne, elle aussi, par son labeur ininterrompu, par son infatigable vaillance et par ses innombrables sacrifices, de recevoir, comme une part de gloire méritée, en ces jours de fierté nationale, l’hommage de la reconnaissance que la France réserve à ceux qui l’ont bien servie.

Parmi ces petits Français d’Alsace, qui sont ici réunis autour des hauts représentants de nos armées de terre et de mer, on pourrait trouver déjà des serviteurs du pays, capables de mériter, en même temps que la récompense de leurs travaux scolaires, une citation à l’ordre du jour. Les archives des « Conseils de guerre extraordinaires » que les Allemands ont institués à Strasbourg, à Colmar, à Mulhouse, nous permettront de retrouver et de citer les noms de tous les enfants d’Alsace qui furent traduits devant cette terrible juridiction, pour y répondre de leur incorrigible attachement à la mère patrie. On y retrouvera notamment l’état civil de deux jeunes délinquants, que les gazettes officieuses de l’Empire n’ont pas osé désigner autrement que par leurs initiales, et qui, sur les réquisitions du procureur général impérial, ont comparu, en 1915, devant le Conseil de guerre de Colmar. Ils avaient chanté des chansons françaises. Ils avaient ri tout haut, en passant devant la « Pierre de Bismarck, » sorte de fétiche, que les Allemands avaient dressé près de la gare, et qui a disparu. Ces deux enfants de Colmar, qui furent envoyés dans une colonie pénitentiaire où, sans doute, hélas ! ils sont encore enfermés, étaient âgés respectivement de huit et de onze ans…

On m’a conté qu’en 1871, à Versailles, un Anglais, M. William Jones, très sceptique en tout ce qui concernait l’avenir de l’Empire allemand, dit à Bismarck : « Comment ferez-vous. Excellence, pour dénationaliser l’Alsace ? » Et Bismarck répondit : « Nous leur prendrons leurs enfants et nous les élèverons dans nos écoles allemandes. » À cette insolente prétention, la conscience des enfants d’Alsace a répondu. C’est en vain que les Conseils de guerre de l’Empire allemand, siégeant en Alsace et appliquant la loi martiale dans toute sa rigueur, ont mis en prison l’élève Jean Ingold, coupable d’avoir peint des drapeaux français sur le mur de la classe avec cette inscription : « Vive la France ! », — en prison l’élève Jules Vonfeld qui manqua de respect à l’égard d’un buste d’Hindenburg, — en prison l’élève Eugène Reiss, coupable d’avoir fredonné la Marseillaise à l’école, — en prison l’élève Edmond Sporndle, pour avoir dit à un de ses camarades, en 1915 : « Les bulletins officiels allemands ne contiennent que des mensonges… Les Français reviendront… »

Les Français sont revenus. Les écoliers d’Alsace ont échappé à la poigne des policiers d’outre-Rhin, ainsi qu’à la férule des instituteurs allemands, qui avaient essayé en vain de leur arracher du cœur l’amour de la France. Ils ont répondu par le fameux refrain que tous les Français d’Alsace savent chanter :

On changerait plutôt le cœur de place !

Aussi, quelle joie, pour ces petits, recevoir des mains de nos soldats, leurs amis, aidés par de gracieuses jeunes filles, à qui le costume alsacien sied à ravir, les jouets tout neufs qui leur sont réservés, surtout les livres, dorés sur tranches, où ils trouveront de belles histoires, écrites en français ! Un à un, ces enfants défilent devant le général de Castelnau qui, pour chacun, trouve dans sa bonté toute paternelle un geste affable, un mot affectueux dont le bienfait ne s’effacera jamais de leur jeune mémoire. Et personne ne sera oublié. Tandis que les meilleurs élèves des écoles de Colmar sont ainsi récompensés dans la salle des Catherinettes, il y a cinq autres distributions dans les divers quartiers de la ville.

La journée se prolonge très tard. Les volets des pittoresques maisons à pignons pointus et tourelles en surplomb sur le zigzag des rues étroites, laissent filtrer des rais de lumière. On veille, en famille. Aux approches de minuit, toutes les portes s’ouvrent. Et, par groupes compacts, par files ininterrompues, dans l’ombre de cette nuit de décembre, pluvieuse et noire, tous les habitants de Colmar se dirigent vers l’église collégiale de Saint-Martin, brillamment éclairée.

C’est la première fois, depuis cinquante ans, que la messe de minuit est célébrée dans cette vieille église, qui fut bâtie par un architecte français. Aussi la population est accourue en foule, et l’on a bien de la peine à trouver une place dans la nef ou dans les bas-côtés, où se presse, longtemps avant l’heure fixée, une multitude de gens silencieux, recueillis, pour faire place aux nouveaux venus, surtout aux soldats dont l’uniforme glorieux mêle à la grisaille des vêtements civils, dans l’étincellement éblouissant des cierges allumés, une magnifique splendeur de bleu horizon. Nos Alsaciens ont remarqué, en maintes circonstances, l’habitude de familiarité respectueuse qui permet, chez nous, aux simples soldats, à ceux qui n’ont même pas sur la manche un galon de laine, de s’asseoir auprès de leurs officiers. Quelle différence avec les coutumes de l’armée allemande, où le supérieur ne néglige aucune occasion de témoigner à l’inférieur un mépris que celui-ci accepte avec une docilité humiliée !… À cette heure de grande fraternité nationale, il semble que les distances se sont encore rapprochées, resserrées, au point de disparaître dans un élan mutuel de confiance et d’amitié entre les plus illustres chefs et les soldats qu’ils ont conduits à la victoire. Plusieurs stalles du banc d’œuvre, curieusement orné d’amusantes figures par un imagier inconnu, sont occupées par des conscrits des plus récentes classes, jeunes guerriers imberbes, aux yeux candides et purs, enfants de France, jetés au combat presque au sortir de l’école, ayant accompli déjà, sur le champ de bataille, des exploits attestés par leurs brisques, par leurs fourragères, par les palmes et les étoiles qui décorent leurs capotes bleues. Ils ont dans le regard, dans le maintien, dans tous les traits distinctifs de leurs figures une expression de maturité précoce, une gravité volontiers méditative, un ton de noblesse native qui fait qu’étant assis tout près de leurs généraux, non loin du grand chef au visage pensif et calme, ils ne semblent nullement déplacés. Entre tous ces combattants, jeunes ou vieux, célèbres ou ignorés, il y a comme un air de famille qui efface toutes les différences de condition et toutes les inégalités de fortune. Ces hommes font voir à l’Alsace tout ce que notre France a de meilleur, l’élite de la jeunesse, l’aristocratie de l’intelligence et du cœur, la fleur de la nation. Et, pour que rien ne manque aux joies spirituelles de cette assemblée de Français réunis pour la célébration fraternelle de la plus consolante des fêtes, la maîtrise de l’église Saint-Martin de Colmar a eu l’heureuse pensée de joindre à la beauté des chants liturgiques l’émotion de cet hymne dicté par l’inspiration chrétienne au génie d’un grand poète français :

Vous qui pleurez, venez à ce Dieu, car il pleure ;
Vous qui souffrez, venez à lui, car il guérit…

Mercredi, 25 décembre.

Je ne veux pas achever cette belle journée de Noël, sans aller voir, au Palais de Justice, cet Alsacien de Zimmerbach, M. Siben, qui renonce aux avantages d’une situation acquise par les plus beaux titres professionnels, au séjour de Paris, au poste élevé qu’il occupait dans la hiérarchie du parquet de la Cour d’appel, pour réorganiser, en Alsace, les services judiciaires, conformément aux principes et aux règles du droit français, sans négliger aucun des intérêts légitimes que peut mettre en cause cette transition où toutes sortes de litiges peuvent multiplier à chaque instant les difficultés. Il sait, mieux que personne, qu’une des causes qui ont le plus contribué à faire aimer la France en Alsace, ce fut l’effort de justice accompli par la magistrature française, lorsque l’équité de nos codes, la régularité de notre procédure, la probité d’une jurisprudence fondée sur le respect des personnes, sur la sauvegarde des biens, sur l’observance des contrats vinrent se substituer aux bizarres caprices et aux iniquités habituelles des tribunaux de l’Empire germanique. Tandis que nous parlons de ce grand sujet, dans le spacieux cabinet du président du Tribunal supérieur d’Alsace-Lorraine une fanfare soudaine retentit au loin et se rapproche… Nous allons à la fenêtre. C’est un de nos régiments d’artillerie de campagne qui passe, venant de Neuf-Brisach. Les batteries attelées se suivent, bien menées, en bel ordre, par les canonniers conducteurs, officiers en tête, sous-officiers et aspirant en serre-file. Les servants, mousqueton au poing, s’alignent sur les caissons. Nos canons de 75 roulent légèrement sur le sable de la route humide des pluies récentes. En passant devant la maison où flotte le fanion du général de Castelnau, les trompettes ont sonné en fanfare. À voir ce défilé d’uniformes bleu horizon, nous avons, une fois de plus, l’impression de la force calme, organisée, confiante, armée pour le droit, qui donne à la France victorieuse un renouveau d’espérance et de foi dans l’avenir. Mon interlocuteur, — un père cruellement éprouvé par la guerre, et dont le cœur a saigné des plus douloureux sacrifices, — regarde avec une tendresse ardente ces jeunes soldats vainqueurs. Puis il me dit :

— Vous écrirez, n’est-ce pas ? que vous avez vu cela des fenêtres du Palais de Justice des Allemands, de leur Oberlandsgericht !

Avec joie…

Gaston Deschamps.