Le Procès de sorcellerie du maréchal de Luxembourg (1680)/02

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Le Procès de sorcellerie du maréchal de Luxembourg (1680)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 15 (p. 601-636).
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LE PROCÈS DE SORCELLERIE
DU
MARÉCHAL DE LUXEMBOURG

II.[1]
LE PROCÈS


VI

La nouvelle de l’arrestation s’était répandue dans Paris avec une vitesse foudroyante. Le jour même, à dix heures du soir, Mme de Sévigné dépêchait vers sa fille pour lui mander l’incroyable événement : « Quand il y a des grandes nouvelles, il faut les écrire… M. De Luxembourg s’est mis volontairement à la Bastille, et se croit assez innocent pour prendre ce ton. On parle de Mme de Tingry et de plusieurs autres encore ; mais c’est un chaos[2]… » Condé, dans sa retraite de Chantilly, est instruit le lendemain matin par un message de M. De Ricous, le dévoué serviteur de la maison de Luxembourg. Il y répond séance tenante ; le ton un peu réservé de sa lettre le révèle incertain des vrais motifs de cette disgrâce : « J’ai vu[3], par votre lettre d’aujourd’hui, ce que vous me mandez au sujet de M. De Luxembourg. Vous ne devez pas douter que j’aie un sensible déplaisir de son malheur… Ne laissez pas de témoigner combien je suis fâché de tout ce qui est arrivé. Cependant vous me ferez plaisir de me mander tout ce qui se passera dans toute cette affaire-là. Si je le puis servir en quelque chose, mandez-le-moi[4]. » Ce qui domine partout, dans ces premiers instans, c’est la stupéfaction, l’ardente curiosité, l’empressement à savoir les détails et les causes. « Il y a deux jours que l’on est assez comme le jour de Mademoiselle et de Lauzun. On est dans une agitation, on envoie aux nouvelles, on va dans les maisons pour apprendre[5]… » On reconnaît la plume alerte de la marquise de Sévigné ; elle ajoute à ce vif croquis des considérations morales : « Voilà, ma fille, un grand sujet de réflexions. Songez à la fortune brillante de cet homme, à l’honneur qu’il avait eu de commander les armées du Roi, et le voilà ! Songez à ce que ce fut pour lui d’entendre fermer ces gros verrous ; et, s’il a dormi par excès d’abattement, songez au réveil ! On ne croit pas qu’il y ait du poison dans son affaire, mais tant d’autres sottises, qu’il ne peut jamais reparaître dans le monde après un tel malheur. »

Ces propos sont ceux de la Cour. L’émoi n’est guère moins grand dans la masse du public. « C’est la matière de tous les entretiens de Paris ; on ne parle d’autre chose, » témoigne le Père du Rosel[6]. Une comédie d’actualité, la Devineresse ou les Faux Enchantemens[7], qui se jouait dans la capitale depuis deux mois et plus, dut à ces circonstances un regain de succès. « La prison de M. De Luxembourg, dit un contemporain[8], a redoublé le désir du public de voir la comédie de la Devineresse ; et les comédiens furent obligés de renvoyer hier trois ou quatre cents personnes, pour n’avoir pas de quoi les placer. »

Si telle était l’effervescence parmi les simples spectateurs, que dire des parens, des amis, de toute la clientèle d’une si puissante maison ? La sœur du maréchal, Isabelle de Montmorency, duchesse de Mecklembourg, seule de la famille proche se trouvait à Paris et fut avertie la première. On sait l’intimité qui la liait à son frère ; elle s’élança vers la Bastille et supplia qu’on la laissât entrer. Mais la consigne était inexorable ; elle s’en retourna sanglotante et, selon la coutume du temps, fut cacher sa douleur dans le fond d’un couvent[9], où ses amis, M. le Prince en tête, vinrent en foule apporter le témoignage de leur condoléance. La mère du duc de Luxembourg, la vieille comtesse de Boutteville, prévenue au château de Précy, accourut à Paris, tremblante, « à demi morte. » Elle s’enferma de même chez les filles du Saint-Sacrement. Veuve du fameux duelliste décapité par Richelieu, le drame sanglant de sa jeunesse obsédait sa mémoire. Lui faudrait-il, après cinquante ans écoulés, recommencer le même calvaire ? Le fils, après le père, gravirait-il le sinistre échafaud ? On verra qu’elle n’était pas seule à se poser cette question redoutable. La maréchale de Luxembourg, qui vivait loin du monde au fond de sa terre de Lorraine, fut la dernière au rendez-vous[10]. Elle amenait avec elle ses fils ; malgré leur grande jeunesse, ils ressentirent vivement le coup qui les frappait : « J’ai vu les pauvres petits messieurs de Luxembourg, qui sont dans une désolation horrible, » écrit un ami de Condé.

Toute cette famille, hâtivement assemblée, n’avait, de bonne foi, qu’un désir : servir la cause du prisonnier, faire éclater son innocence. Mais, comme il se voit trop souvent, les vaines paroles, les mesquines récriminations, les querelles intestines, paralysaient toute action efficace et faisaient perdre un temps précieux. Mme de Mecklembourg accusait en pleurant l’aveuglement, l’opiniâtreté de son frère : « Elle dit que, toutes les fois qu’elle lui a voulu parler de ce que l’on disait en Allemagne sur cette affaire[11], il la grondait. » La comtesse de Boutteville accablait de reproches la princesse de Tingry, qui était, disait-elle, « la cause de tous les malheurs. » La maréchale enfin, bavarde, brouillonne et bornée, se répandait en propos imprudens et s’en prenait à chacun tour à tour. Condé, seul de sang-froid parmi toutes ces femmes éplorées, avait peine à faire prévaloir la voix de la raison ; il prodiguait les sages conseils, prêchait sans se lasser l’entente et la modération : « Pour ce qui est des plaintes qu’on commence à faire contre Mme de Tingry, dit-il judicieusement, je crois qu’il serait mieux de mettre à part tous les sujets qu’on en peut avoir, jusqu’à ce que l’affaire de M. De Luxembourg fût finie, et de rallier présentement tous les amis de part et d’autre pour servir ce pauvre homme dans cette malheureuse conjoncture. » Les « crieries » de la maréchale l’impatientent particulièrement : « Je vous prie de faire en sorte, écrit-il au fidèle Ricous, qu’elle ne fasse point paraître de l’aigreur dans ces affaires-là. Car tous ces discours qu’elle tient et ces mots à l’oreille ne servent de rien, et cela pourrait plutôt nuire que d’amener la justification de M. De Luxembourg. Il serait bon que vous lui fissiez entendre tout cela, afin que leurs ennemis ne pussent point tirer avantage de tout ce qu’elle pourrait dire[12]. »

Ces avis venaient à propos. L’opinion, d’abord étonnée, se déchaînait maintenant violemment contre le maréchal. Toutes les rancunes, les jalousies anciennes, les griefs vrais ou supposés, se réveillaient, se dressaient contre lui. On l’accablait d’accusations ridicules ou abominables ; et c’étaient des récits de forfaits et d’orgies, à côté desquels pâlissaient toutes les délations de Lesage. « Je fus hier en course pour en apprendre des nouvelles, mande Bourdelot à Condé[13]. On dit cent mille ordures effroyables. On parle d’une procession blanche, d’un prêtre tout nu avec une étole, suivi de douze femmes nues, d’autres orgies ou sacrifices faits au diable. » Ce n’est pas assez d’affirmer qu’il est l’amant de sa belle-sœur, la princesse de Tingry, on sait encore de science certaine que Luxembourg a eu d’elle « trois enfans, qu’il a fait consumer dans le four de la Voisin. » D’autres, non moins bien informés, se souviennent qu’à Utrecht il s’est fait apporter un jour par un des intendans du Roi « une grosse somme, » qu’il a fait prélever sur l’argent des contributions ; quarante-huit heures plus tard, cet intendant mourait empoisonné, et le duc « reprenait le récipissé » de la somme[14]. Toutes ces horreurs ne sortent pas des bas-fonds de la populace : c’est la marquise de Sévigné, c’est Bussy-Rabutin, ce sont les amis de Condé, qui se font les échos de ces absurdes calomnies, qui les accueillent sans sourciller, comme paroles d’Évangile.

Aussi, bien des gens s’attendent-ils à un châtiment exemplaire, et l’on évoque déjà les plus tragiques souvenirs qui aient ensanglanté l’histoire des ancêtres du prisonnier : François de Boutteville, son propre père, exécuté en place de Grève ; le chef illustre de sa race, le maréchal de Montmorency, dont la tête a roulé sur le pavé de Toulouse. On remonte jusqu’aux temps lointains où l’on « brûla le maréchal de Rais, qui était de la maison de Montmorency, » pour des sortilèges et des maléfices[15]. « Les amis de M. De Luxembourg, ajoute froidement Bussy, disent qu’on ne punit plus de mort, au Parlement de Paris, le crime de sorcellerie. Il est vrai ; mais on punit les maléfices, et l’on ferait mourir M. De Luxembourg, si par la sorcellerie il avait fait mourir quelqu’un. » — « Il pourrait bien faire, lui seul, l’exemple des gens de qualité devant la Chambre ardente, » écrit-on de Paris à M. De Mazauges. Certains vont jusqu’à dire que l’on a déjà fait justice, que l’exécution capitale a eu lieu secrètement au château de Vincennes[16]. Et la comtesse de Rabutin résume tous les propos qui courent en cette phrase lapidaire : « On dirait que l’échafaud est substitué dans cette famille[17]. »

Cette malveillance, ce pessimisme, s’augmentaient de la vive terreur jetée dans les esprits par le coup d’éclat de la Chambre. Pour que le Roi, se disait-on, se résolve à frapper ainsi les familiers de son palais, ses plus illustres serviteurs, combien faut-il que le mal soit profond, le péril redoutable ? Le soupçon s’étendait partout : nulle maladie ne semblait naturelle ; personne ne mourait subitement qu’on ne réclamât l’autopsie[18]. « Ne vous paraît-il pas, disait Mme de Sévigné[19], que nous ne respirons ici que du poison ? que nous sommes dans les sacrilèges et les avortemens ? » Son fils, sous une forme plaisante, exprime la même pensée, quand il écrit à Mme de Grignan : « Me revoilà enfin, ma belle petite sœur, à côté de maman mignonne, que l’on ne m’accuse point encore d’avoir voulu empoisonner ; et je vous assure que, dans le temps qui court, ce n’est pas un petit mérite. » L’affolement se propage au-delà des frontières de France. Mmes du Soissons et d’Alluye, errant en fugitives parmi les villes de Flandre, sèment partout sur leurs pas la frayeur et la répulsion. A Bruxelles, le peuple ameuté les force à sortir de l’église, les poursuit par les rues avec des hurlemens, « une danse de chats liés ensemble, » un « sabbat si épouvantable, » qu’elles s’enfuient éperdues, croyant avoir, prétend la populace, une bande de démons à leurs trousses ! A Namur, à Anvers, les bonnes gens crient à leur approche : « Nous ne voulons point de ces empoisonneuses ! » On interdit aux malheureuses l’accès de ces deux villes. Ailleurs encore, on refuse de les recevoir dans « les grandes hôtelleries ; » il leur faut, plus d’une fois, coucher dans des greniers, sur quelques bottes de paille. Un jour que Mme de Soissons est entrée dans un béguinage pour acheter des dentelles, quelqu’un la reconnaît, excite la foule par ses clameurs ; « plus d’un millier » d’hommes et de femmes assiègent les portes du couvent, menaçant de « la déchirer. » Il faut pour la sauver l’intervention du gouverneur, qui la fait sortir à grand’peine. Et, dans l’Europe entière, c’est un même soulèvement de l’opinion publique. « Dans tous les pays étrangers, s’exclame Mme de Sévigné, désormais un Français voudra dire un empoisonneur. » — « En vérité, dit-elle encore[20], cela fait horreur à toute l’Europe ; et ceux qui nous liront dans cent ans plaindront ceux qui auront été témoins de ces accusations ! »


Fort heureusement pour Luxembourg, rien de ce qu’on vient de lire ne parvenait à ses oreilles ; toutes rumeurs du monde extérieur mouraient au pied des murs de la Bastille. Au fond de son étroite cellule, il attendait les commissaires du Roi, le premier interrogatoire. Cette procédure soulevait d’ailleurs une question délicate. L’une des prérogatives des ducs et pairs de France était de ne pouvoir être jugés au criminel que par le Parlement, « toutes chambres assemblées. » Ce privilège datait de temps immémorial, et la haute noblesse du royaume y tenait ardemment comme à l’un de ses droits essentiels. Le jour même qu’il apprit l’arrestation de Luxembourg, le premier président du Parlement de Paris, M. De Harlay, prévit la chance d’un épineux conflit. Esprit souple et prudent, habile courtisan du pouvoir, il écrivit aussitôt à Colbert pour demander une ligne de conduite. « Monsieur, lui disait-il[21], la qualité de M. De Luxembourg lui pouvant, dans la suite, faire présenter quelque requête au Parlement, pour y réclamer les juges qui sont accoutumés de connaître des procès criminels des pairs de France, je crois qu’il est de mon devoir de vous supplier de me faire savoir ce qu’il plairait au Roi que je lisse à ce sujet, si cela se présentait, désirant également obéir aux ordres de Sa Majesté et par mes services et par mon silence. »

La réponse du Roi fut formelle : il avait institué pour ces sortes d’affaires « une chambre qui était au-dessus de tous les parlemens ; » il entendait, en conséquence, que tous les accusés, sans aucune distinction de rang ou de fortune, les plus humbles comme les plus grands, subissent la même justice et fussent égaux devant la procédure comme devant la juridiction. Le maréchal fut instruit par Bézemaux de cette décision sans appel. Estimant toute résistance vaine, il résolut de s’y soumettre, en réservant seulement, par une protestation expresse, « les droits des pairs du royaume, ses confrères. » En dépit de cette précaution, la renonciation de Luxembourg à « ses juges naturels » souleva, parmi les ducs et pairs, des colères violentes, valut à son auteur d’ardentes inimitiés. Beaucoup y virent une trahison ; et, quatorze ans plus tard, dans un factum livré à la publicité, le duc de Richelieu lui reprochera encore d’avoir, à ce moment, signé sa propre déchéance et « dégradé la dignité de pair. »

Peu d’instans s’écoulèrent avant qu’il eût à mettre sa résolution en pratique. Louvois, dès le 25 janvier, pressait les commissaires d’agir : « M. De Bézemaux, écrit-il à Bezons[22], a eu hier au soir un ordre pour que vous et M. De La Reynie puissiez interroger M. De Luxembourg et lui parler toutes et quantes fois que vous le désirerez. » Le lendemain, dans l’après-dînée, les deux commissaires de la Chambre se présentaient ensemble à la Bastille. Introduits près du prisonnier, ils procédaient sur l’heure à l’interrogatoire[23] : « Interrogé de ses nom, surnom, âge, qualité et demeure, après serment fait de dire vérité, a dit qu’il s’appelle François-Henry de Montmorency-Luxembourg, pair et maréchal de France, âgé de quarante-neuf à cinquante ans[24], demeurant rue Saint-Honoré, en son hôtel… » Ici, le maréchal, « avant que de répondre, » faisait entendre aux magistrats la déclaration solennelle qu’il avait préparée : « Ayant l’honneur d’être duc et pair de France, il pourrait prétendre, pour l’intérêt de messieurs ses confrères, de ne pouvoir être jugé que par messieurs du Parlement ; mais, dès l’instant qu’il s’est aperçu que l’intention du Roi était qu’il fût jugé par messieurs les commissaires pour l’exécution des lettres de la Chambre, il a cru qu’il était de son respect envers Sa Majesté de s’y soumettre ; et, faisant en cela acquit de son devoir, il est assuré d’y trouver la satisfaction d’avoir affaire à des juges de bien, et honnêtes, qui s’appliqueront à déterrer l’affreuse calomnie qui lui est imputée et qu’il a si peu méritée[25]. » Ce texte est celui qui résulte du procès-verbal officiel, tel que M. De La Reynie, après avoir entendu l’accusé, « le dicta lui-même au greffier. » Et c’était bien, observe Luxembourg, « le sens de ce que j’avais dit, mais non pas les mêmes termes ; et je ne les trouvais pas aussi bien que ceux dont je m’étais servi. Je ne m’attachai point cependant à les faire corriger, mon peu d’expérience à répondre en justice me faisant croire qu’il fallait avoir en cela de la déférence pour mes juges. »

La suite de l’interrogatoire ne nous apprend pas grand’chose de nouveau. Le maréchal raconta en détail les faits que nous savons déjà : son entrevue avec Lesage, dans la maison de Mme du Fontet ; l’escamotage de son billet qui « contenait des folies qu’il avait fait accroire être des choses importantes ; » le pouvoir confié à Bonnard « pour retirer les papiers de du Pin, et les étranges moyens mis en œuvre par l’intendant pour obtenir le gain du procès de son maître[26]. » Les commissaires écoutèrent en silence, posant par intervalle des questions « pour la forme, » sans préciser à l’accusé les charges qui pesaient sur lui ni les preuves qu’ils croyaient avoir. « On lui a d’abord donné des faits faciles, assure M. De Mondion à Condé[27], pour l’engager à répondre devant les commissaires, et à ne pas se servir de son privilège. » Après quatre heures employées de la sorte, les magistrats se retirèrent. « Il se passa depuis lors, écrit le maréchal, cinq semaines, jour pour jour, sans que j’entendisse parler de ces messieurs. »


Il est intéressant de suivre dans les correspondances du temps, — au sujet d’une affaire qui passionne si vivement la curiosité générale, — les mouvemens d’opinion qui se succèdent au jour le jour. De la déposition dont on a lu plus haut le résumé, rien n’a, les premiers temps, transpiré hors de la Bastille. Le maréchal est au secret, Bézemaux impénétrable ; les commissaires ont fait serment d’être muets comme la tombe. Ricous, envoyé par Condé pour essayer d’avoir quelques nouvelles, confesse franchement, au retour de l’expédition, sa complète ignorance : « J’arrive de la Bastille et de l’Arsenal. M. De Luxembourg a été interrogé quatre heures de temps. Depuis lors, personne n’a rien dit, et l’on ne sait pas s’il a bien ou mal répondu[28]. » De l’incertitude du public, je trouve une preuve nouvelle dans les informations qu’adressent à M. le Prince, avec plus de zèle que de conscience, dix autres de ses correspondans. Ce ne sont que contradictions : « M. De Luxembourg, dit l’un, a fort bien répondu aux interrogatoires… et ce début ne fait pas grand honneur à MM. les commissaires. » — « Il s’est bien démêlé jusqu’à présent, » dit de même M. De Mondion. — « M. De Luxembourg, reprend l’autre, ne répond rien qui vaille ; il avoue quasi tout ce qu’on lui demande, et l’on n’en a pas bonne opinion. » Quelques-uns lui reprochent d’avoir « refusé de répondre » au questionnaire des magistrats ; et quelques autres sont certains « qu’il parle bien plus qu’il ne faut, » et qu’il « en dit plus qu’on ne veut[29]. » En un mot, chacun glose, et personne ne sait rien.

Mais, au milieu de ce « chaos, » domine toujours en général la même note dénigrante. Les gens de Cour surtout colportent sur le prisonnier des bruits cruellement insultans, et travestissent son attitude sous les couleurs les plus invraisemblables. C’est à Mme de Sévigné que nous demanderons, une fois de plus, l’échantillon des propos à la mode : « M. De Luxembourg est entièrement déconfit. Ce n’est pas un homme ni un petit homme ; ce n’est pas même une femme, c’est une femmelette. Fermez cette porte ; allumez du feu ; donnez-moi du chocolat ; donnez-moi ce livre ; j’ai quitté Dieu, il m’a abandonné. » Voilà ce qu’il a montré à Bézemaux[30]et à ses commissaires, avec une pâleur mortelle… Quand on n’a que cela à porter à la Bastille, ajoute-t-elle, il vaut bien mieux gagner pays, comme le Roi avec beaucoup de bonté lui en avait donné les moyens. » Ces dernières lignes nous indiquent le thème favori du moment. A la crânerie de Luxembourg, allant lui-même se mettre à la Bastille, on compare la prudente « retraite » — personne ne dit la fuite — de Mmes de Soissons, d’Alluye, de Polignac ; et la comparaison est tout en faveur des dernières. Elles n’ont pas voulu, répète-t-on, supporter « l’idée de la prison ; » elles ont repoussé « la honte d’être confrontées à des gueuses et à des coquines ; » de l’avis général, « il y a quelque chose d’assez naturel et d’assez noble à ce procédé. » La marquise, pour sa part, les approuve, dit-elle, tout à fait[31], et ne fait que traduire l’impression de la Cour. « Tout le monde, écrit Bourdelot à Condé, dit que M. De Luxembourg eût mieux fait de s’en aller à Namur avec Mme la comtesse de Soissons[32]. »

Ce qu’on perçoit sans peine au fond de ces discours, ce n’est pas tant la conviction que le duc ait commis tous les forfaits dont on l’accuse, que la certitude où l’on est d’une irrémédiable disgrâce, et la hâte de se partager ses dépouilles, son riche héritage, emplois, honneurs, charges, grands commandemens[33] ; Innocent ou coupable, nul doute qu’il ne parvienne jamais à se relever de cette chute, à sortir sain et sauf d’un si lamentable naufrage. « Quand on ne trouverait pas de poison dans son affaire, professe le comte de Bussy-Rabutin, ses faiblesses sur les traités diaboliques ruineraient toujours sa fortune. » Et c’est encore Bussy qui, revenant sur ce sujet, coupera court à toute discussion par cet aphorisme bizarre, peut-être plus rempli de sens qu’on ne dirait à première vue : « C’est un crime, à un homme qui a un nom et un rang comme le sien, d’être assez malheureux pour obliger son maître à lui faire son procès, quand même il se trouverait innocent[34] ! »


VII

Dans la lettre à laquelle j’ai déjà fait plus d’un emprunt, Luxembourg reproche à ses juges le long mois de silence qui suivit, comme nous l’avons vu, son premier interrogatoire : « Ces messieurs, dit-il amèrement, jugèrent à propos de me laisser à la Bastille autant de temps qu’il leur faudrait pour chercher ou pour inventer contre moi des choses plus fâcheuses que celles dont ils avaient connaissance. » Sans faire un crime au prisonnier d’une impatience trop naturelle, constatons que ce temps d’arrêt ne fut pas un temps d’inaction pour les commissaires instructeurs. Pendant plusieurs semaines, ce ne sont que perquisitions, arrestations et investigations, dont sont l’objet tous ceux que l’on suppose ou témoins ou complices. La première victime de ce zèle fut Mme du Fontet. La pauvre créature fut arrêtée trois jours après le maréchal, conduite au château de Vincennes, étroitement enfermée, et si fort pressée de questions qu’elle semble avoir perdu le peu qu’elle avait de cervelle. Ses réponses vagues, incohérentes, sont d’une femme affolée, qui se débat, à l’aveuglette, dans un drame qu’elle ne comprend pas. Tantôt elle jure qu’elle ne sait rien et qu’elle ne peut éclairer la justice ; tantôt, « pour le service du Roi, » elle promet de tout dire, et cette révélation consiste à répéter encore qu’elle n’a rien vu, rien entendu, qu’elle ne connaît rien de la scène entre Luxembourg et Lesage[35]. De guerre lasse, après trois séances, les deux magistrats renoncèrent à la tourmenter davantage. On l’oublia dans sa prison ; ce ne fut que seize mois plus tard que l’on s’avisa par hasard de la remettre en liberté[36].

Quinze jours après « la du Fontet, » vint le tour de Montemayor. L’accusation comptait beaucoup sur lui, comme sur le confident du duc en « toutes les choses de la magie. » L’ayant filé longtemps sans résultat, l’exempt Desgrez[37]fut le cueillir à son logis, le 10 février, à cinq heures et demie du matin. « Il n’était pas levé, mande l’exempt à Louvois ; je suis entré et je l’ai arrêté. Comme il s’habillait, il a tiré de sa poche deux ou trois lingots, que je crois d’étain, qu’il dit avoir fondus hier au soir, pour faire une épreuve… Je m’en suis saisi et, après qu’il a été habillé, je l’ai fouillé et lui ai trouvé bien des petits paquets de poudre. Entre autres, il y en a un qu’il dit être un sel de buglose, de cerfeuil, de pimprenelle et de bourrache ; mais je crois, Monseigneur, que c’est tout autre chose. Dans son cabinet, je lui ai trouvé une cassette où il y a une quantité de drogues et d’esprit de mercure, qui est un dangereux poison, lesquels j’ai scellés avec une quantité de papiers, et ai tout porté à Vincennes. » L’arrestation de ce touche personnage alarma fort, les premiers temps, les partisans du maréchal. « Je suis fâché, écrit le grand Condé[38], qu’on ait arrêté Montemayor, parce qu’il est à craindre qu’il ne dise quelque chose de mal à propos contre M. De Luxembourg. Vous me ferez plaisir de me faire savoir les choses sur lesquelles on l’interrogera, et les réponses qu’il y fera. » La crainte des uns, l’espoir des autres, furent également trompés. Montemayor, devant les commissaires, déploya de grandes attitudes, fit parade de sa science, étala ses belles relations, mais ne dit pas un mot contre le maréchal. Il n’en fut pas moins condamné, pour magie et pour maléfices, à la réclusion perpétuelle ; on le retrouve dix ans plus tard, au fort de Salces, dans le Roussillon, toujours hâbleur, toujours outrecuidant, type achevé du faiseur et du chevalier d’industrie[39].

L’enquête n’eut garde d’oublier « tant de personnes de qualité » que la Chambre avait « décrétées d’ajournement personnel. » Dans cette catégorie, l’une des plus compromises était la princesse de Tingry, la demi-sœur de la duchesse de Luxembourg, intéressée comme telle dans l’affaire des bois de Ligny, et dont le nom s’était trouvé môle aux pactes signés par Bonnard avec « l’Esprit du mal. » Religieuse à l’âge de douze ans, maîtresse des novices à dix-huit, puis défroquée, relevée de ses vœux, chanoinesse de Poussay, dame du palais de la Reine, dès lors assidue à la Cour, « dont elle ne bougeait pas, » Marie-Louise-Claire de Luxembourg, plus connue sous le nom de princesse de Tingry, n’avait la mine ni le renom d’une personne bien équilibrée. Les Mémoires nous la représentent comme excentrique en ses allures, variable en son humeur, sujette à des colères subites, que s’amusait à provoquer la taquinerie malicieuse de ses proches. Elle avait été fort jolie, et tant soit peu galante, si l’on en croit les médisans. Certains propos donnent à penser qu’elle aurait eu jadis, malgré la parenté, quelques faiblesses pour Luxembourg. Quoi qu’il en soit, de longues années avaient passé depuis cette aventure[40], effaçant le souvenir des péchés de jeunesse, emportant également tout vestige de beauté. « Je n’aurais jamais soupçonné la princesse de Tingry de galanterie, écrivait à présent La Rivière à Bussy[41] ; sa figure m’avait garanti sa réputation et, si j’avais eu une maîtresse comme elle, je n’aurais jamais craint pour rivaux que des aveugles ! » Quand, par la suite, M. De La Reynie interrogera le maréchal sur son intimité avec cette belle-sœur surannée : « Pour son amitié, je crois l’avoir tout entière, lui répliquera railleusement Luxembourg ; mais, si j’en désirais autre chose, je m’en aviserais un peu tard. » Pourtant, et tout inoffensive fût-elle, du jour qu’on la sut impliquée dans le procès de Luxembourg, la calomnie se déchaîna contre elle avec une violence inouïe. Il circula d’effroyables histoires d’avortemens, d’enfans égorgés et jetés dans le fourneau de la Voisin, « séchés, réduits en poudre, » éparpillés parmi les cendres[42]. Tout Paris répéta ces absurdités monstrueuses.

Rien n’égala la honte, la surprise, l’épouvante de Mme de Tingry, quand elle se vit l’objet d’un décret de la Chambre ardente, et qu’elle connut les bruits qui couraient sur son compte. « Elle est dans son lit qui se désespère, mande Ricous à Condé[43]. Je lui ai dit, ce matin, qu’elle avait deux exemples à suivre : Mme la Comtesse (de Soissons), si elle était tant soit peu coupable, M. De Luxembourg, si elle était innocente. Elle m’a dit qu’elle n’avait rien à se reprocher, qu’elle n’avait jamais vu ni ne connaissait personne de tous ces gens-là. » Mme de Sévigné rapporte aussi ses gémissemens, ses plaintes effarouchées : « Elle dit : « J’admire le monde ! On croit que j’ai couché avec M. De Luxembourg, et que j’ai eu des enfans de lui. Hélas ! Dieu le sait ! » Et la marquise, qui pourtant ne l’aime guère, ne peut, tout en raillant, s’empêcher de la plaindre. En un tel état d’affolement, ses amis craignaient de sa part des dépositions imprudentes, dangereuses et pour elle-même et pour le maréchal. Condé, qui la connaissait bien, n’était nullement tranquille et l’engageait fort à se taire devant les magistrats : « Il ne faut pas qu’elle réponde un seul mot, qu’elle n’ait pris auparavant l’avis d’un bon conseil… Vous pouvez l’assurer, ajoute-t-il pour encouragement, que je n’ai rien cru de toutes les sottises que l’on a dites d’elle, et que j’ai bien au contraire toute la bonne opinion qu’on peut avoir d’une personne de sa qualité et de son mérite. »

L’effet des conseils de prudence ne se fit pas longtemps attendre. Le 29 janvier, en effet, un ordre de la Chambre mandait à l’Arsenal la princesse de Tingry, avec la duchesse de Bouillon[44], pour être, ce même jour, ouïes et interrogées, la première sur l’affaire de Bonnard et du Pin, la deuxième au sujet d’une délation de la Voisin, portant que la duchesse lui était venue demander « un peu de poison » pour se défaire « d’un vieux mari qui la faisait mourir d’ennui, » ainsi qu’une « invention pour en épouser un plus jeune. » La maréchale de La Ferté[45], accusée de complicité avec la duchesse de Bouillon, décida de se rendre également à la Chambre, bien qu’elle n’y fût point convoquée. La maréchale jouissait d’une réputation équivoque, et ses galanteries lui valaient une célébrité peu flatteuse ; mais il était bien établi qu’elle n’avait pas vu la Voisin. « Ravie d’être innocente une fois dans sa vie, elle a voulu à toute force jouir de cette qualité, » assure Mme de Sévigné. Les « nobles familles » de ces dames se résolurent à les accompagner jusqà’a l’entrée de l’Arsenal. Ce fut un beau spectacle et une brillante journée. Les ducs de Chaulnes et de Chevreuse escortaient, chacun d’un côté, la princesse de Tingry ; la duchesse de Bouillon était « conduite par le prince de Conti, » auquel faisaient cortège le vieux duc de Bouillon, époux de l’inculpée, et le duc de Vendôme, qu’on disait être son amant[46]. La maréchale de La Ferté donnait la main à son mari, qui répétait à tout venant que sa femme n’avait d’autre tort que d’avoir « demandé des secrets pour gagner au jeu, » et que, « si elle n’avait cette passion, elle n’en aurait point d’autre, » assurance qui mettait toute l’assistance en joie. Derrière ces personnages marchait en procession « tout ce qui se trouvait à Paris de gens de qualité, tout le monde murmurant contre les commissaires[47]. »

La duchesse de Bouillon fut appelée la première. « Elle entra comme une petite reine, » ôta son gant, fit voir « une très belle main, » et répondit franchement à tout, « jusqu’à son âge. » Mme de Sévigné, qui nous donne ces détails, est tout émue d’admiration. Au surplus, la duchesse se défendit fort habilement, d’un ton calme et hardi, parfois avec esprit, toujours avec hauteur. On connaît la réponse qu’elle fit à La Reynie, demandant si jamais elle avait vu le diable : « Non, Monsieur, mais je le vois en ce moment ; il est laid, vieux et déguisé en conseiller d’Etat. » Cette petite comédie dura « cinq quarts d’heure à la montre. » Alors, se levant pour sortir : « Vraiment, dit-elle à voix haute, je n’eusse jamais cru que des hommes sages pussent demander tant de sottises ! » Ses parens, ses amis, toute l’aristocratique chambrée, étaient transportés d’enthousiasme ; on la reçut « avec adoration. »

La princesse de Tingry ne se montra pas « si gaillarde, » nous apprend encore la marquise. Il est vrai qu’elle était beaucoup plus innocente. Le résumé que nous avons de l’interrogatoire la révèle toute troublée, hésitante et méfiante, flairant partout des pièges, niant tout de parti pris, même les choses les plus évidentes et les moins reprochables. Elle alla jusqu’à contester l’attachement qu’on lui connaissait pour son beau-frère de Luxembourg, prétendant que « depuis quelque temps elle était fort mal avec lui, » qu’elle le voyait à peine[48]. Les commissaires furent sans pitié pour cette pauvre femme effarée et lui firent payer l’insolence de la précédente accusée. Pendant une heure et demie et plus, on la harcela de questions sur Bonnard, sur du Pin, sur la Bosse et la Vigoureux, sur le commerce supposé de Luxembourg avec Lesage. On n’en put rien tirer qui vaille, et l’on dut la laisser aller. En larmes, défaillante, elle se réfugia dans l’hôtel de son parent, le duc de Chaulnes, où elle tomba malade de frayeur et de saisissement. On ne l’en tint pas quitte pour cette déposition. Deux fois encore, elle fut assignée à la Chambre, retournée sur le gril, menacée même, si l’on en croit Bussy, d’être « remise en son couvent, » si elle persistait à se taire. Il y fallut à la fin renoncer ; et, quelques mois après, un arrêt de la Chambre la déchargeait de toute accusation et proclamait sa complète innocence[49]. La duchesse de Bouillon, avec tout son esprit, sortit moins heureusement d’affaire. Enivrée du succès de sa déposition, elle colporta partout ses réponses, ses bons mots, les leçons qu’elle avait infligées à ses juges, annonça même son intention de « faire imprimer à ses frais son interrogatoire, » pour l’envoyer à l’étranger. Bref, elle fit si bien que le Roi, peu satisfait du ridicule qu’elle jetait sur ses magistrats, lui fit porter un beau matin une lettre de cachet et l’exila dans sa terre de Nérac, où elle put méditer à l’aise sur le danger des propos indiscrets.

Un des derniers interrogés fut le marquis de Feuquières, inculpé de complicité avec le maréchal. Il paraît avoir pris la chose avec beaucoup de belle humeur et de philosophie : « Cette affaire, écrit-il, serait un désagrément terrible si l’on était seul ; mais la compagnie diminue le désagrément. » Sa défense fut remplie d’adresse et de prudence. Il expliqua comme Luxembourg la scène chez Mme du Fontet, réfuta point par point les accusations de Lesage, s’exprimant sur soi-même avec modération, avec chaleur sur son ami, pour lequel il témoigne une affection sincère : « Je suis outré de douleur, s’écrie-t-il, quand je songe qu’un homme comme celui-là peut avoir seulement trouvé des calomniateurs assez noirs pour l’accuser, ce que je puis pénétrer de son affaire étant si faux, que l’enfer ne l’est pas davantage ! » Sauf ces éclats d’indignation, son attitude en cette mésaventure fut plutôt celle du dédain orgueilleux : « Je fus interrogé, mande-t-il le lendemain à son père[50], sur une quantité d’articles tous aussi peu considérables les uns que les autres. Quand j’aurais répondu oui à tout, il n’y aurait pas encore de quoi fouetter un laquais ! »


L’affaire jusqu’à présent n’avait pas fait un pas. L’enquête n’avait fourni nul élément nouveau, nulle preuve qui confirmât les allégations de Lesage ; ce dernier demeurait l’unique soutien de l’accusation et le « seul coq de cette paroisse, » selon l’expression d’un témoin. Pourtant rien n’ébranlait la confiance des deux commissaires en cet édifiant personnage. Il n’était guère de jour qu’on n’eût recours à ses lumières, pour « éclaircir, comme l’écrit Bezons à Louvois[51], beaucoup de choses dans lesquelles il paraissait y avoir de la contradiction. » Le drôle d’ailleurs ne se fait pas prier : il parle, il dicte ou il écrit, avec une abondance, une verbosité surprenantes[52], tantôt ressasse le même roman en y brodant des détails inédits, tantôt varie son thème par des histoires nouvelles, comme celle d’un tapissier, « compère de la Bosse et de la Vigoureux, » que celles-ci, dit-il, ont placé dans la maison du maréchal, avec mission d’empoisonner Mme de Luxembourg, sur l’ordre exprès de son époux. Impassibles, les commissaires recueillent pieusement ces confidences, les transmettent à Louvois avec une gravité parfaite : « Cet interrogatoire, affirme M. De Bezons après une de ces longues séances, ne diminue pas les charges contre M. De Luxembourg, et confirme par beaucoup de particularités ce dont nous n’avions que de médiocres indices. » En conséquence de quoi, il annonce l’intention de pousser bientôt Luxembourg sur son projet d’empoisonner du Pin[53].

Pour débrouiller ce dernier point, on comptait fort sur la Voisin, grande spécialiste en la matière, et sans les conseils de laquelle, dans toute la capitale, il ne se donnait pas une pincée d’arsenic. De semaine en semaine on avait remis son jugement, dans l’attente de révélations que l’on espérait décisives. Il fallait toutefois aboutir. Le 19 février, on lui appliqua la question, puis on l’interrogea pendant deux jours consécutifs. Les lettres de Condé témoignent que les amis du maréchal n’étaient pas sans quelque inquiétude sur ce qui sortirait de ces dépositions : « Mandez-moi, dit-il à Ricous[54], ce qui se sera passé dans le temps que la Voisin aura été sur la sellette, et si elle aura dit quelque chose contre M. De Luxembourg. » Mais rien encore ne vint de ce côté. La Voisin discourut beaucoup, chargea nombre de gens illustres, — dont le poète Racine, — mais elle ne souffla mot du duc de Luxembourg[55]. Même, pressée par les magistrats sur le compte de Montemayor, elle assura ne l’avoir jamais vu, et n’en avoir « ouï parler que comme d’un homme qui tirait des figures. » Le 22 février, elle fut brûlée en place de Grève, après avoir été promenée de Vincennes à Paris, vêtue de blanc, une torche dans la main, repoussant avec violence le confesseur et le crucifix, jurant et blasphémant jusqu’à sa dernière heure. Mme de Sévigné, avec force dames élégantes, fut voir passer la condamnée, et se divertit du spectacle : « Un juge, — écrit-elle à sa fille, — à qui mon fils disait l’autre jour que c’était une étrange chose de la faire brûler à petit feu, lui dit : « Ah ! Monsieur, il y a certains petits adoucissemens, à cause de la faiblesse du sexe. — Eh ! quoi, Monsieur, on les étrangle ? — Non, mais on leur jette des bûches sur la tête, et les garçons du bourreau leur arrachent la tête avec des crocs de fer. Vous voyez bien, ma fille, que cela n’est pas si terrible que l’on pesse. » Pas plus en montant au bûcher qu’au cours de la torture ou dans la funèbre veillée, la sorcière ne dit une seule phrase qu’on pût interpréter comme une accusation contre le maréchal. Ce fut pour les magistrats instructeurs une déception nouvelle.


Il était à prévoir que cette pénurie de témoins fît impression sur l’opinion publique. A la première excitation succède d’abord une période de calme, de silence. Mme de Sévigné voit déjà l’affaire « aplatie, » noyée dans l’indifférence générale : « On ne dit plus rien de M. De Luxembourg. Vraiment j’admire comme les choses passent ; c’est un vrai fleuve qui emporte tout[56]. » A dire vrai, le public attend les preuves et les révélations promises, et s’étonne fort de ne rien voir venir. « On ne trouve aucune preuve contre M. De Luxembourg, lit-on dans une gazette flamande[57], et l’on a entendu dire au Roi, lorsqu’il prit médecine devant son voyage, qu’il ne voyait pas une personne de qualité qu’on pourrait condamner à mort. » De la surprise à l’impatience, puis à la déception, le pas est aisément franchi. Dès maintenant, on perçoit quelques symptômes de réaction contre la hâte, la prévention des juges, « qui ont fait tant de bruit, nommé scandaleusement de si grands noms pour si peu de chose ! » Condé, sortant de sa première réserve, proclame hautement sa foi dans « l’innocence complète » de son cousin, le voit déjà « se tirant glorieusement » des pièges tendus par ses ennemis. Les parens proches du prisonnier cherchent à profiter de ce revirement des esprits. La mère, la sœur, la femme du maréchal se transportent à Saint-Germain, demandent audience à Louis XIV, qui leur fait « de grandes honnêtetés. » Même, assure-t-on, le Roi « s’est montré fort touché de ce que Mme de Luxembourg s’est jetée trois fois à ses pieds, et perdit la parole, » implorant pour unique faveur d’entrer à la Bastille, de voir un moment son époux. Le Roi, doucement, conseilla la patience, laissant entendre que bientôt on obtiendrait sans doute une satisfaction plus complète. Les trois femmes revinrent à Paris, le cœur plein d’espérance[58].

Mais Louvois n’était pas d’humeur à lâcher si promptement sa proie. Encouragés par lui sous main, endoctrinés par ses exhortations, poussés sans doute aussi par l’amour-propre de métier et l’entêtement professionnel, les commissaires s’acharnaient à leur tâche. Il fallait, à tout prix, que le maréchal fût coupable. « On dit qu’on ne trouve pas grand’chose contre M. De Luxembourg, écrit Bussy-Rabutin, et cela fait qu’on le recherche depuis peu sur la concussion et la fausse monnaie ; car cela serait bien honteux à la Chambre d’en avoir le démenti. » Bussy, du fond de sa province, voyait clair et raisonnait juste. À défaut de poison, et la magie semblant bien difficilement saisissable, on se rabat sur des faits d’un autre ordre. On fouille dans le passé pour y découvrir des griefs : une taxe perçue indûment sur les habitans de Ligny, la séquestration arbitraire d’un bourgeois détenu au cachot pour n’avoir point voulu payer, la fausse monnaie surtout, qui fait l’objet d’une instruction spéciale et minutieuse. Dans une petite maison d’Arcueil, où l’on croit avoir vu jadis entrer le maréchal, la police a trouvé des instrumens suspects et « de la poudre métallique[59]. » On n’a d’ailleurs nul autre indice ; ajoutons même qu’on n’en aura jamais ; mais il n’en faut pas plus pour une inculpation nouvelle ; tous les limiers de La Reynie sont lancés sur cette piste, et battent activement les buissons. « Assurément, dit Ricous à Condé, on ne le ménagera sur rien, et d’une souris on lui fait un éléphant ! »

Tout cela ne laisse point d’alarmer la conscience de certains des juges de la Chambre. L’un d’eux, — dont on regrette de ne pas connaître le nom, — s’honore un jour par une protestation : « Notre commission est pour les poisons, dit-il à La Reynie ; d’où vient que nous écoutons autre chose ? » La Reynie fut surpris, et lui dit : « Monsieur, nous avons des ordres secrets. — Monsieur, dit l’autre, faites-nous-en une loi, et nous obéirons comme vous ; mais, n’ayant pas vos lumières, je crois parler selon la justice et la raison de dire ce que je dis[60]. » Le résultat de cette réclamation fut que Louvois fit donner à la Chambre une « ampliation de pouvoirs » pour connaître des impiétés, des avortemens et de la fausse monnaie. « Voilà de quoi la perpétuer 1 » observe avec raison Feuquières.


VIII

Le maréchal, pendant ce temps, soumis étroitement au secret, ne sachant rien des phases de l’affaire, s’irritait fort de ces retards et s’en prenait à M. De Bézemaux, le seul qui pût entendre et transmettre ses plaintes : « Je le chargeai de dire à ces messieurs[61]l’étonnement où j’étais de ce qu’ils ne m’interrogeaient point, que je savais qu’on ne pouvait être retenu où j’étais que de deux manières : ou par la volonté du maître, ou par l’ordre de la justice ; que, quant à la première, je ne croyais pas avoir déplu au Roi et que ce n’était pas pour cela que j’étais à la Bastille ; et que, puisqu’il y avait décret contre moi, donné en justice, cette même justice voulait qu’on apportât plus de diligence à reconnaître ou mes crimes ou mon innocence. » S’échauffant par degrés, il se laissait aller à menacer ses juges, s’ils le laissaient languir davantage en prison, d’intenter contre eux une action en déni de justice. Bézemaux, embarrassé, ne savait que répondre. Luxembourg réclamait alors la permission d’écrire à M. De Louvois, « pour qu’il parlât au Roi de ces délais cruels ; » mais le ministre déclinait toute communication directe avec le prisonnier, et l’invitait à recourir à l’intermédiaire de Bézemaux. Le maréchal ressentit vivement cet outrage : « Je répliquai que j’étais accoutumé à écrire moi-même à M. De Louvois et que, s’il fallait que j’en perdisse l’habitude, je ne donnerais ce soin à nul autre. »

L’espoir l’abandonnait, quand, le samedi 2 mars, sans aucun avis préalable, on lui vint dire que les deux commissaires étaient « au pied de son degré, » demandant s’il était « en état de les recevoir. » — « Je laisse à penser, s’écrie-t-il, s’ils furent les bienvenus ! » La Reynie et Bezons entrèrent aussitôt dans la chambre. Ce furent d’abord « de grandes et profondes révérences, » des excuses d’avoir tant tardé, des assurances réitérées d’avoir conduit l’enquête avec autant de diligence que le comportait cette affaire. « Je ne crus pas leur en devoir de grands remerciemens… Mais, ce qui prouve ma bêtise, c’est que je les croyais encore gens de bien et d’honneur et que je pensais que, puisque je voulais me justifier devant des juges, ceux-là m’étaient aussi bons que d’autres. » On procéda promptement à l’interrogatoire, qui, cette fois, fut sérieux et dura toute l’après-dînée. Il roula sur l’affaire Bonnard, sur le projet d’empoisonner du Pin, ainsi que sur les mystérieux engins trouvés dans la maison d’Arcueil et sur « les fausses monnaies » que le duc, devait, disait-on, « faire débiter à l’armée, pendant l’occupation d’Utrecht[62]. » Luxembourg répondit à tout sans embarras ni réticences, avec une précision et une netteté parfaites[63]. On le poussa encore sur les femmes Bosse et Vigoureux, sur la Voisin et la Deslandes, sur « une vingtaine d’hommes et de femmes » qu’il n’avait jamais vus et de certains desquels il n’avait même pas ouï parler. « Je n’avais sur cela, écrit-il, qu’à dire la vérité, qui était que je ne connaissais pas un de ces gens-là. Je le dis en peu de paroles ; mais ils me tournèrent fort, ayant bien envie de me faire tomber dans quelque piège. » Trois heures s’écoulèrent de la sorte ; après quoi, nouvelles révérences des magistrats à l’accusé, force protestations de « respect et de dévouement, » promesses de ne rien négliger de « ce qui pourrait servir à la justification espérée. » « Ce jour-là, remarque Luxembourg, ils furent bien plus honnêtes qu’ils ne l’avaient été la première fois ; et je ne sais si c’était parce qu’ils jugeaient dès lors que mon affaire ne pouvait mal aller, ou s’ils le faisaient pour me surprendre. » Quoi qu’il en soit, deux mois allaient encore couler sans que le prisonnier vît revenir les commissaires.

Ce second interrogatoire eut néanmoins un résultat : les magistrats se décidèrent enfin à rechercher Bonnard et à l’appeler en témoignage. On le trouva sans peine ; on le fit parler sans effort. A la première question qu’on lui posa, le malheureux confessa tout, son long commerce avec Lesage, les messes noires et les maléfices, les « conjurations » faites au nom de Luxembourg et de la princesse de Tingry, et, — comme écrit Gourville — « déchargea entièrement son maître » de toute complicité dans cette triste aventure. L’arrestation suivit l’aveu ; l’intendant, peu après, fut décrété de prise de corps, écroué à Vincennes, où on le réunit à Lesage et Botot[64]. « Ainsi, — dit M. De Pomponne, en annonçant l’événement à Feuquières, — toute cette affaire s’évanouit et sera apparemment bientôt terminée à l’entière satisfaction de M. De Luxembourg. » Condé, sur ces nouvelles,. jugeait l’instant venu de frapper un coup décisif. Malgré l’âge et la goutte, il quittait Chantilly, accourait dans la capitale : « Dites à Mme de Mecklembourg, écrit-il à Ricous[65], que je serai lundi prochain de bonne heure à Paris, où je serai bien aise de la voir chez elle en particulier, avec M. Hotman[66]s’il y a moyen, étant à propos que je m’entretienne avec lui… J’irai voir aussi Mme de Boutteville, ajoute-t-il ; cependant, comme je ne serais pas bien aise que tout le monde sût que je vais à Paris, il n’est pas nécessaire d’en parler. »

De ces conciliabules il sortit quelques jours après un Mémoire habile et hardi, signé des noms de la duchesse de Luxembourg et de la comtesse de Boutteville, « épouse et mère du suppliant. » La Chambre, lit-on dans cette pièce[67], « sait que l’interrogatoire que l’accusé a subi confirme son innocence et découvre l’artifice criminel de ses calomniateurs, de sorte que sa liberté, au moins pour les conférences avec ceux qui auraient voulu le visiter, semblait lui être acquise dès ce temps-là, suivant toutes les règles et lois de la procédure criminelle. Eh bien ! loin d’avoir sa liberté, tout accès lui est encore renié, de manière qu’il n’a pu recevoir aucun des secours légitimes et nécessaires aux accusés, ni travailler à sa défense. » Que si la Chambre, malgré tout, persistait à maintenir l’interdit sur le prisonnier, sa famille réclamait alors le droit de déposer, à ses dépens et à ses risques, une demande « en inscription de faux contre certain écrit daté du 10 mars 1679[68], et contre les autres pièces prétendues écrites et signées de lui, qui se trouvent au procès. » Elle se proposait également d’intenter des poursuites contre ceux des accusateurs qui seraient convaincus de faux témoignage.

Toute légitime qu’elle fût, soutenue par le prince de Condé, appuyée d’un « placet » que l’on fit parvenir au Roi, cette requête ne fut pas admise et resta sans réponse. Bien plus, on apprit peu après que le Roi se rendait pour trois semaines à Fontainebleau, que Louvois l’y accompagnait, et que la Chambre avait l’ordre formel de « ne rien terminer » qu’ils ne fussent tous deux de retour. Le maréchal, en attendant, devrait être l’objet d’une surveillance de plus en plus sévère. Sa garde fut doublée, et le major de la Bastille eut la consigne de coucher dans la même tour que l’accusé et vis-à-vis sa porte[69]. Il semblait que l’on redoutât quelque tentative d’évasion. Lorsque, aux approches de Pâques, Luxembourg insista pour voir un confesseur, la chose parut si grave qu’on crut devoir en référer au Roi. L’autorisation fut donnée à titre exceptionnel, et Louvois écrivit au gouverneur de la Bastille pour spécifier que Bourdaloue ne serait admis qu’une seule fois près de son pénitent. « Permission à M. De Luxembourg de se confesser au Père Bourdaloue, qui demeurera le temps qu’il voudra avec ce prisonnier ; après quoi, ne plus laisser entrer le Père Bourdaloue, jusqu’à autre ordre de Sa Majesté[70]. »

Que l’édifiante requête du maréchal cachât quelque désir secret de se faire mieux voir en haut lieu, dans une Cour où perçait déjà l’influence religieuse de Mme de Maintenon, l’affirmer ou le nier serait également téméraire. Il semble certain, en tout cas, que le séjour de la Bastille ait ramené le sceptique et le « libertin » d’autrefois vers des pensées sérieuses, réveillé quelque chose en lui de la vieille foi de son enfance. Nous l’avons vu déjà, le jour de son arrestation, s’agenouiller au pied de l’autel ; maintenant, dans sa cellule, il lit l’Imitation, la Vie des Saints, d’autres livres de dévotion. Il fait « tout son carême » avec une rigueur scrupuleuse. « Il paraît bien converti, » écrit La Rivière à Bussy. Et si l’on s’étonnait qu’une fois hors des cachots, il soit vite retombé, comme le constate le Père La Rue[71], dans « tous ses égaremens » passés, ne serait-ce point ici le lieu de répéter la phrase de Mme de Motte ville à propos d’un cas analogue : « Le duc de Beaufort avait vécu dévotement dans sa prison, car c’est l’ordinaire des hommes de chercher Dieu dans le malheur, et de l’oublier dans la prospérité[72]. »

Dévot ou non, une aussi longue épreuve agissait fortement sur le moral du prisonnier, aussi bien que sur sa santé. « M. De Bézemaux, écrit un correspondant de Condé[73], a dit à l’un de mes amis que M. De Luxembourg est extraordinairement triste. » Il souffre cruellement du défaut d’air et d’exercice ; de pénibles « incommodités » minent peu à peu son organisme, une fluxion, de grands maux de reins, des suffocations douloureuses. Il réclame l’aide d’un « chirurgien, » qui lui est refusée tout net. Même on pousse plus loin la rigueur : un certain soir, pris d’oppression, se sentant prêt à défaillir, il fait demander à Bézemaux la licence de « porter sa chaise à une fenêtre vis-à-vis de sa chambre, pour respirer durant un quart d’heure un air plus libre, » en la présence du gouverneur et de « tous ses officiers. » Bézemaux doit confesser que sa consigne expresse interdit formellement l’octroi d’une aussi grande faveur. À ce régime, l’état du prisonnier s’aggrave, au point qu’on s’en préoccupe à la Cour : « Il serait désagréable pour le Roi, qui est un prince doux et humain, remarque Bussy-Rabutin[74], que M. De Luxembourg mourût à la Bastille, comme M. Foucquet dans Pignerol. » Bézemaux en écrit à Louvois, lui fait part de ses inquiétudes ; et le ministre, pris de peur, accorde enfin au maréchal la liberté de la terrasse, « chose rare et recherchée, » assurent les mémoires de Jean Rou. « J’ai reçu, mande Louvois au gouverneur[75], la lettre que vous avez pris la peine de m’écrire le 8 de ce mois. Le Roi trouve bon de me commander d’expédier l’ordre que vous trouverez ci-joint, par lequel Sa Majesté vous permet de faire promener M. De Luxembourg, deux heures par jour, sur la terrasse de la Bastille. Je crois qu’il est inutile de vous recommander de l’exécuter exactement aux conditions que le Roi vous prescrit. » La nouvelle se répand rapidement dans Paris ; chaque jour, à l’heure indiquée, une grande foule de badauds se porte au faubourg Saint-Antoine, pour regarder de loin, se profilant solitairement sur le sommet du vieux donjon, la grêle et caractéristique silhouette du vainqueur de Guillaume d’Orange[76].


Cet empressement suffit à démontrer combien, après trois mois et plus, le public restait passionné par cet étrange et ténébreux procès. Le mystère des enquêtes irritait la curiosité ; au silence obstiné des juges, les nouvellistes suppléaient par des inventions fantaisistes ; des « papiers écrits à la main » circulaient dans Paris, sous ce titre alléchant : Consécration du maréchal de Luxembourg entre les mains du diable. « L’on y marque, écrit le P. Talon[77], le temps où se fit ce sacrifice, le lieu et les autres circonstances de cette belle action, avec les clauses en vingt-huit points du pacte avec l’Esprit. » Il existe encore aujourd’hui quelques spécimens de cette pièce, qui fut traduite dans toutes les langues, et répandue à profusion chez toutes les nations de l’Europe. Pierre Bayle[78], à cette même heure, retiré dans la ville de Rouen, lançait sous un nom supposé une « harangue en quatre points, » où Luxembourg était censé plaider lui-même sa cause et justifier par des raisons burlesques son traité satanique ; puis, sous un autre nom, Bayle publiait, quinze jours plus tard, une critique de ce même discours, « encore plus satirique que la satire elle-même[79]. » Quoique ce procédé parût peu généreux envers un homme emprisonné, sous le coup d’une peine capitale, ces libelles, où l’auteur donnait un libre cours aux rancunes protestantes, eurent un grand succès de lecture et firent sensation dans Paris. On se les arrachait dans les salons et dans les ruelles.

L’opinion néanmoins n’en était pas influencée. Les lenteurs de l’information valaient aux magistrats une juste impopularité : « On se lasse furieusement de leurs procédures ; on n’a jamais vu des lenteurs si extraordinaires ! » s’écrie le gazetier de Bruxelles. La Reynie notamment voyait, de jour en jour, se former et grossir un mouvement contre lui : « Il me semble, mande M. De Gourville à Condé[80], que M. De La Reynie ne s’acquiert pas, en tout cela, la réputation qu’il avait pu espérer. » Feuquières déblatère contre lui avec une curieuse véhémence : « C’est, dit-il, un fol enragé, » mais, malgré sa fureur « de ne point trouver de criminels dans tout le vacarme qu’il a fait, il aura bien de la peine à faire prendre des résolutions à la Chambre. » Mme de Sévigné, — qui, dans sa légèreté charmante, dit successivement blanc ou noir selon les impressions du jour, — renchérira bientôt sur ce sévère langage : « La réputation de M. De La Reynie est abominable… Sa vie justifie qu’il n’y a point d’empoisonneurs en France[81]. » Les vœux qu’elle formule à présent pour l’acquittement de Luxembourg ne sont pas moins sincères que ses précédens anathèmes. La présidente Leféron, cliente assidue de la Voisin, n’ayant été frappée que d’une condamnation légère[82] : « Mme de Dreux, s’exclame joyeusement la marquise, ne sera pas plus mal traitée, ni notre pauvre frère de la Bastille. Quel scandale pour rien ! »


IX

L’équité naturelle du Roi et son ferme bon sens hâtèrent le dénouement. Dès qu’il reconnut le danger de prolonger l’agitation et de perpétuer le scandale, il intima l’ordre à Louvois d’activer la marche des choses et de faire aboutir cet interminable débat. Le 1er mai, une note officieuse remise à La Reynie appelait son attention sur « la nécessité de faire travailler au procès du nommé Lesage[83]. » A quatre jours de là, nouvelle sommation à Boucherat : « Sa Majesté, lui dit Louvois, m’a fait l’honneur de me commander de vous faire savoir que son intention est que la Chambre juge M. De Luxembourg aussitôt après le jugement de Bonnard et de Botot… Sa Majesté désire qu’après l’affaire de M. De Luxembourg finie, la Chambre diffère de s’assembler jusqu’à ce que Sa Majesté vous donne les autres ordres qu’elle jugera à propos. » L’effet fut immédiat, comme le constate deux jours après l’une des gazettes du temps : « On travaille à force à l’affaire de M. De Luxembourg, et les juges après cela prendront six mois de vacances. »., Effectivement, dès le 5 mai, les commissaires de l’Arsenal, se transportant à la Bastille, reprenaient la série des interrogatoires. Dans cette séance, et pour la première fois, il fut enfin question du pouvoir remis à Bonnard, seule base matérielle du procès[84]. On sortit la pièce du dossier ; puis, au bout de la table, « à quatre pas » de l’accusé, le greffier la prit à la main, la tourna vers le maréchal. Les commissaires lui demandèrent s’il la reconnaissait. Luxembourg, malgré la distance, put distinguer sa signature et le déclara sans détour ; aussitôt le greffier replaça l’écrit sur la table. Les magistrats, sur le moment, ne firent nul commentaire ; mais aux questions qu’ils lui posèrent bientôt, la méfiance du duc s’éveilla. Se levant brusquement, il allongea le bras, se saisit du pouvoir, pour l’examiner de plus près. Ce qu’il vit au premier coup d’œil le pétrifia d’étonnement : dans « le blanc » qui restait entre la date et la signature, une phrase était intercalée, écrite « d’une autre main et d’une encre plus blanche, » une phrase si visiblement ajoutée que les mots chevauchaient sur la ligne finale et sur le nom de Luxembourg. On y lisait l’injonction à Bonnard de faire « toutes les conjurations nécessaires » au gain du procès engagé, et la « donation à Satan, » pour réaliser cet objet.

Ce qui suivit cette découverte, l’indignation de l’accusé, les reproches qu’il fit à ses juges, on se le représente sans peine. Il termina sa philippique en réclamant « qu’on allât quérir un expert, » à l’opinion duquel il déclara se rapporter d’avance. Sans répondre, Bezons fit un signe au greffier, qui sortit de la chambre et rentra peu d’instans après. Un homme l’accompagnait, un homme à l’aspect misérable, pâle, amaigri, la barbe longue et hérissée, si changé que le maréchal eut peine à le reconnaître. C’était Bonnard, réduit à cet état par six semaines du régime de Vincennes. Il roulait des yeux effarés et semblait frappé d’hébétement. Sans regarder les commissaires, il alla droit au maréchal, lui fit une révérence profonde. Le duc l’apostropha d’abord avec une certaine violence : « Oserez-vous bien, lui cria-t-il, soutenir vos dires et m’accuser en face ? » L’intendant protesta : « Moi, vous accuser ! Je ne l’ai point fait, et je ne saurais le faire… Je l’ai dit à M. De La Reynie dès que je fus mis à Vincennes. » — « En cet endroit, rapporte Luxembourg, M. De Bezons le menaça du doigt, et lui commanda de se taire. » Mais, bravant les défenses réitérées des magistrats, le maréchal prit alors la parole : s’adressant au témoin, il reprit tour à tour les divers chefs d’accusation : — conjurations, messes noires, pactes, poison, fabrication de fausse monnaie, — demandant chaque fois à Bonnard si, dans tous ces méfaits, il avait eu son maître pour complice, et recevant chaque fois une réponse négative. A la fin de cette scène l’intendant, confus, accablé,. « tomba aux pieds » du prisonnier, le conjurant avec sanglots de lui pardonner les tourmens dont il avait été la cause. « Je vis bien, écrit Luxembourg, que cet aveu sincère ne plaisait pas à M. De Bezons, à en juger par la mine qu’il fit. Pour M. De La Reynie, il n’en fit aucune. »

Les confrontations commencées se poursuivirent le surlendemain. Dès le matin, les commissaires se présentaient à la Bastille. Le maréchal, encore au lit, s’habilla pour les recevoir. Ils entrèrent dans la chambre ; on introduisit sur leurs pas un homme vêtu d’habits de prêtre, auquel fut demandé s’il connaissait le prisonnier. L’inconnu regarda longuement : « Non, répondit-il à la fin. — Prenez garde, insista Bezons, vous connaissez pourtant Monsieur. » Sur une dénégation nouvelle : « Comment, reprit le magistrat, ne connaissez-vous pas bien M. le duc de Luxembourg ? » Et il tenta de soutenir au témoin qu’il avait bien des fois rencontré, entretenu le duc à l’Hôtel de Toulouse. « Le prêtre répliqua qu’il n’y avait jamais été qu’une fois, nomma l’homme qu’il y avait vu[85], assura que je n’y étais point, et que, là ni ailleurs, il ne m’avait vu ni rencontré de sa vie. » On eut beau le pousser, le « tourner de toutes les manières, » on n’en put tirer autre chose. Le prêtre fut emmené, sans qu’on eût dit son nom. Ce fut alors le tour d’un homme d’une cinquantaine d’années, de mine basse et d’allures vulgaires, auquel les enquêteurs posèrent les mêmes questions. Celui-ci-répondit d’abord qu’il reconnaissait l’accusé ; mais, l’ayant mieux considéré, il se rétracta sur-le-champ, disant qu’il l’avait pris pour M. le comte de Gassilly[86]. Malgré des efforts laborieux, rien ne l’en fit démordre. « Le reste de cette confrontation ne fut que bagatelles. » Après qu’il fut sorti, le maréchal fut informé que ce second témoin était Mathurin Vigoureux, mari de l’empoisonneuse et complice de ses crimes[87]. Comme on approchait de midi, les commissaires s’en furent dîner ; deux heures sonnaient quand ils se remirent en besogne.

Les gens jusqu’alors entendus n’étaient que de simples comparses ; il fallait à présent confronter Luxembourg avec son seul accusateur, le magicien Lesage. On l’avait extrait le matin du château de Vincennes, pour le conduire à la Bastille ; au pied de l’escalier, il attendait son tour. On ordonna de l’introduire : comme il semblait troublé, les gardes, avant de le laisser entrer, lui firent avaler coup sur coup « trois grands verres » de vin pur : cette précaution suffit à lui rendre tout son aplomb. De tous les témoins assignés, Lesage fut en effet le seul qui tint ce que l’on attendait de lui. Avec une audace impudente, il réédita ses histoires, soutint que Luxembourg l’employait de longue date, avait recours à lui pour des conjurations et pour des maléfices[88] ; puis il reprit sur nouveaux frais la fameuse entrevue chez Mme du Fontet, défilant une fois de plus la série des demandes qu’on devait, à l’entendre, « proposer à l’Esprit : » mort de la maréchale, mort du duc de Créqui, mariage du fils de Luxembourg avec Mlle de Louvois, gouvernement d’une place ou d’une province, succès capables d’effacer les souvenirs de l’échec subi à Philipsbourg — vœux les uns criminels, les autres ambitieux, et quelques-uns puérils.

Je ne saurais reproduire en détail toutes les répliques du maréchal à ces imputations. Disons seulement qu’il se montra toujours calme et maître de soi, dédaigneux et railleur avec le magicien, quelquefois même avec les juges. Il semble ne s’être échauffé qu’au sujet du prétendu souhait de voir mourir sa femme : « Je n’ai jamais eu à me plaindre d’elle, s’écria-t-il avec quelque émotion. Comment donc aurais-je pu avoir une intention méchante à son endroit ? » Il relève avec ironie le désir qu’on lui prête d’un gouvernement militaire : « Je n’aurais pas cru qu’il fallût que je me donnasse au diable pour cela ! Je m’y serais plutôt donné de chagrin, si l’on ne m’avait fait que gouverneur d’une place ou d’une province. » Le ton se fait plus haut lorsqu’il s’agit du mariage de son fils[89]avec l’héritière de Louvois : « Le scélérat, dit-il aux commissaires, ne sait sans doute pas que je suis d’une maison où l’on n’achète pas les alliances par des crimes… et que, quand Mathieu de Montmorency épousa une reine de France[90], mère d’un roi mineur, il ne s’est pas donné au diable pour conclure le mariage, puisque la chose se fit par une résolution des États Généraux, qui la déclarèrent nécessaire pour acquérir au Roi les services des seigneurs de Montmorency[91]. »

Ce sont là, si l’on veut, des objections de sentiment ; mais il existe un indice plus certain de la fourberie de Lesage. La scène chez Mme du Fontet remonte aux premiers jours de l’année 1676,) comme en témoigne sans réplique la présence du marquis de La Vallière[92], qui mourut quelques mois plus tard. Or ce fut au milieu d’août de cette même année 1676 qu’eut lieu l’affaire de Philipsbourg, qu’avait citée étourdiment Lesage. Comment Luxembourg eût-il pu demander en janvier la revanche d’un échec qu’il essuya six mois après ? C’est la preuve matérielle du mensonge de l’accusation ; c’est l’imposture prise en flagrant délit ; et l’on a peine à s’expliquer que les deux commissaires n’aient point soupçonné dès l’abord, à cette grossière invraisemblance, la fable inventée après coup pour les besoins de la cause.

Au surplus, Lesage se chargea de démontrer lui-même l’inanité de ses allégations. Comme la confrontation approchait de son terme, le magicien, pour corser le récit, crut devoir ajouter que le prêtre Davot assistait Luxembourg dans ses conjurations et dans ses pactes sacrilèges. Sur démenti de l’accusé, il cita des détails : Davot, dit-il, avait « plus de soixante fois » rendu visite au maréchal ; ce dernier, en cas de succès, lui avait promis « cent mille francs, » sur lesquels il avait « versé cent louis d’avance… » Lesage, ainsi lancé, se préparait à continuer, quand les magistrats le firent taire et donnèrent ordre qu’on l’emmenât ; et comme Luxembourg, irrité, réclamait avec insistance qu’on fit venir sur-le-champ ledit prêtre, « M. De Bezons se mit à sourire, » en fixant son collègue d’un regard interrogateur. La Reynie répondit par un signe d’assentiment ; sur quoi Bezons informa Luxembourg que ce Davot était « le même prêtre auquel ou l’avait confronté le matin, et qui avait affirmé ne l’avoir jamais vu de sa vie. » Ainsi s’écroulait, pièce à pièce, l’échafaudage fragile construit avec tant de labeur.

Les derniers témoins entendus ne le furent guère que pour la forme. Ce fut d’abord la marquise du Fontet, plus que jamais craintive et gémissante, et qui ne fit que confirmer les assertions du maréchal ; et l’on termina la séance par la comparution du vicomte de Montemayor, dont les explications ne furent pas plus compromettantes. Des longs discours de l’astrologue, je ne citerai que le trait final : comme La Reynie le questionnait sur la confiance de Luxembourg en ses talens divinatoires, le témoin répondit que le duc, à la vérité, riait parfois de ses prédictions, mais que d’autres, moins incroyans, le consolaient de ces moqueries ; et, d’un ton détaché, il ajouta que récemment encore, depuis qu’il était à Vincennes, il avait eu de M. De Louvois l’ordre de travailler pour lui « sur ce qui regardait l’avenir » et de « lui rendre compte du résultat de ses calculs, » — révélation inattendue qui mit Luxembourg en gaîté et les magistrats mal à l’aise.


X

Sur ces mots, fut déclarée close l’enquête, depuis plus de trois mois poursuivie. Les choses, de ce moment, marchèrent, selon la volonté du maître, avec une vitesse surprenante. On commença par expédier Lesage. Le lendemain même, il fut mis en jugement. Aussi criminel, à coup sûr, que la Voisin et ses autres complices, le public attendait qu’il eût un sort pareil, bûcher, roue ou potence ; toutefois, par une faveur qu’on s’expliquera sans peine, il ne fut condamné qu’à la détention perpétuelle. Nous le trouvons, quelques années plus tard, dans la prison de Besançon, intriguant comme par le passé, essayant même encore de dénonciations nouvelles, mais rabroué maintenant avec une rudesse méritée[93]. Si l’on s’en rapporte aux on-dit, il aurait, malgré tout, obtenu finalement sa grâce et terminé ses jours paisiblement à l’étranger ; mais je n’ai trouvé aucune trace, dans les pièces authentiques, de cette mesure de clémence scandaleuse. Bonnard fut jugé le 8 mai ; il renouvela tous ses aveux et fit paraître un sincère repentir, « Il a justifié son maître, écrit Mme de Sévigné[94] ; il a fait amende honorable. Tout ce qu’on peut dire là-dessus, c’est que c’est un très bon ou un très mauvais valet ! » Il n’en fut pas moins condamné aux galères à perpétuité[95], mis séance tenante « à la chaîne, » puis embarqué dans la rade de Marseille, où il rama[96], le restant de ses jours, sur les vaisseaux du Roi.

Le terrain ainsi déblayé, restait l’accusé principal. La séance de la Chambre ardente où serait rendu le jugement fut fixée au 14 mai. Deux jours avant cette échéance, Louis XIV avertit lui-même le gouverneur de la Bastille : « M. De Bézemaux, écrivit-il[97], la Chambre royale, qui se tient à l’Arsenal, pouvant avoir besoin de mon cousin le duc de Luxembourg, je vous fais cette lettre pour vous dire qu’en ce cas je désire que vous l’accompagniez, avec quelques-uns des officiers de votre garnison, jusqu’à la Chambre, et qu’ensuite vous le rameniez à mon château de la Bastille. » Quelque soin qu’on eût pris de la tenir secrète, la nouvelle s’était répandue. Condé, prévenu à Chantilly, accourait à Paris et passait tour à tour « chez chacun des juges de la Chambre, » pour leur recommander la cause de son parent, démarche qui, dans l’occurrence, pouvait paraître superflue, mais dictée par l’usage et la civilité du temps.


Enfin se leva l’aube du jour si longtemps attendu. Le mardi 14, de bon matin, le carrosse de Bézemaux vint, dans la cour de la Bastille, quérir le maréchal. L’accusé y monta, suivi du gouverneur ; un petit groupe d’officiers à cheval entoura la voiture, et l’on partit pour l’Arsenal. En approchant, on vit, massée à la porte du tribunal, une nombreuse foule de gens qui attendaient le prisonnier : c’étaient ses parens, ses amis, les alliés à tous les degrés de la maison de Montmorency. M. le Prince était au premier rang, avec son fils, le duc d’Enghien. Luxembourg, en passant près d’eux, les salua de la tête, mais ne s’arrêta point et continua son chemin en silence, afin, dit-il plus tard, qu’on ne pût l’accuser, « d’avoir mendié ni les conseils, ni l’appui de personne[98]. » Lorsqu’il franchit le seuil de l’Arsenal, la Chambre, au grand complet, était déjà depuis un moment en séance ; le sieur Robert, procureur général, achevait de donner connaissance des conclusions définitives de son réquisitoire. Favorables à l’accusé, elles se résumaient à la fin en cette formule d’usage : « Il n’empêche pour le Roi Montmorency, duc de Luxembourg, être déchargé de l’accusation[99]. » Cette lecture à peine terminée, on fit entrer le maréchal.

Dès qu’il apparut dans la salle, tous les juges se levèrent, et se découvrirent devant lui. Il marcha vers la barre, s’y tint debout, attendant les questions. L’interrogatoire fut conduit par Louis Boucherat, président de la Chambre ; il fut d’ailleurs sommaire, ne roula que sur peu de points, tout étant d’avance éclairci. L’accusé répondit avec une brièveté pareille ; on sentait, des deux parts, qu’on n’agissait que pour la forme. A l’instant de se retirer, Luxembourg s’arrêta, fit un pas vers le tribunal, puis d’une voix ferme et haute : « Messieurs, dit-il aux magistrats[100], je ne me suis rendu volontairement à la Bastille que pour me justifier des accusations fausses, horribles et absurdes, intentées contre moi. Si vous trouvez que je ne les ai pas détruites d’une manière victorieuse, je n’ai qu’une grâce à vous demander : c’est de resserrer mes liens, jusqu’à ce que toute la nation sache bien que je n’eus jamais de faiblesses indignes de mon rang envers les misérables avec lesquels on m’a accusé d’être en étroite liaison. » Sur ces mots, il sortit, regagna son carrosse, il fut ramené vers la Bastille, où on l’écroua derechef.

Aussitôt son départ, les juges opinèrent tour à tour. L’avis, dit-on, fut unanime. Luxembourg, d’une seule voix, fut déchargé de toute accusation. L’arrêt rendu et rédigé sur l’heure, le chevalier de Valençay fut dépêché vers Fontainebleau ; il avait pour mission de porter le jugement au Roi et de lui demander une « lettre de cachet, » pour élargir le maréchal. La décision royale ne fut connue que le lendemain, par un billet adressé à Bézemaux : Louis XIV lui prescrivait d’ouvrir à son prisonnier les portes de la Bastille, mais, joignant à cet ordre un correctif inattendu, il y mettait pour condition que Luxembourg quittât Paris, et s’en allât dans quelqu’une de ses terres, « avec défense d’approcher de la capitale de plus près que vingt lieues[101]. » C’était la disgrâce officielle, et presque un désaveu de l’absolution de la Chambre.

La surprise fut extrême, à la Cour comme dans le public. L’arrêt était déjà connu ; déjà l’on commentait partout « la justification complète » de la victime d’une odieuse calomnie ; on escomptait son retour triomphal ; les félicitations pleuvaient à l’hôtel Luxembourg et chez les membres de la famille. « Tout le monde y a été trompé, et lui plus que les autres ! » s’écrie le comte de Bussy-Rabutin.

Aussi épluche-t-on les motifs de cette mesure étrange au lendemain même de l’acquittement, et des rumeurs circulent, pour la plupart injustes et blessantes. De ces mouvemens, de ces fluctuations, une dernière fois Mme de Sévigné nous fournira l’exemple. « M. De Luxembourg est sorti de la Bastille plus blanc qu’un cygne ; il est allé pour quelque temps à la campagne, » telle est la note du premier jour. Aussitôt que, dans sa province, elle sait la nouvelle de l’exil : « On dit que notre pauvre frère n’est pas du tout si blanc qu’un cygne, et que ces Messieurs qui sont allés à Marseille (Bonnard et Botot) ont dit beaucoup de choses… » Et la marquise cite ce perfide propos qu’elle attribue au président Boucherat : « Nous jugeons sur des preuves, mais il ne faut au Roi que des indices[102], » Certains autres, en ce coup brutal, croient discerner l’influence de Louvois, suivant malgré tout sa vengeance[103]. Parmi tant de contradictions, le mot juste est dit, semble-t-il, par Bussy-Rabutin : « Pour moi, écrit-il froidement, j’ai toujours cru que M. De Luxembourg ne rentrerait pas de sitôt dans ses charges. Je connais la Cour, par ma propre expérience. Son esprit est de ne remettre pas en place les gens qu’elle croit avoir offensés. »

Nul, il en faut convenir, ne fait preuve d’un plus beau sang-froid que le héros de la mésaventure. Le mercredi 15 mai, le jour où s’ouvre devant lui le guichet de la forteresse, sans bruit, sans récriminations, il quitte la capitale et prend le chemin de Piney, seigneuriale résidence qu’il possédait à quelques lieues de Troyes. Là, dans une calme et silencieuse retraite, il fixe ses pénates, « attendant fort tranquillement, — écrit le marquis de Pas[104], — et comme un homme tel qu’il est, l’issue de son affaire. » Il se plaisante lui-même doucement : « Je suis, dit-il en souriant, hors de procès et hors de Cour ! » C’est qu’il sait bien, au fond, qu’il a sauvé sa mise et qu’il obtiendra sa revanche. S’il lui en coûte, pour le présent, la faveur éphémère du maître, il garde en main le meilleur atout de son jeu, sa victorieuse épée, dont, au jour du péril, on ne se passera pas sans peine. Confiant en son étoile, il patiente en attendant l’heure qui ne saurait manquer de sonner tôt ou tard ; et, dans ce consolant espoir, rapidement s’effacent de son âme les cruels souvenirs du passé. Au cours du récit détaillé que, pour occuper ses loisirs, il trace de sa captivité, à peine relève-t-on, par endroits, quelque légère pointe d’amertume.

En même temps, il est vrai, s’envolent les belles résolutions, la dévotion, la vertu, la sagesse ; il cesse promptement d’être un objet d’édification pour ses proches. Toutefois, de l’épreuve temporaire il subsiste un effet durable, qui n’échappe pas à l’attention de ses contemporains. Le dur soldat d’antan, implacable aux misères et aux larmes des peuples, destructeur par plaisir, bouffonnant au plus fort du massacre et de l’incendie, le Luxembourg qu’a connu la Hollande, a disparu de la scène de ce monde et n’y reparaîtra jamais. Durant ses longs mois de Bastille, entre les murs de son étroit cachot, le grand seigneur tombé a, pour la première fois, connu l’humiliation, l’abandon et le dénûment ; la souffrance humaine a cessé d’être, à ses yeux, une chose vague et lointaine, faite pour les humbles, les petits, mais non pour les hommes de son rang. Au fond d’un cœur longtemps inexorable, s’est insensiblement éveillée la Pitié.


PIERRE DE SEGUR.

  1. Voyez la Revue du 15 mai.
  2. Lettre du 24 janvier 1680. Édition Monmerqué.
  3. Condé à Ricous, 25 janv. Archives de Chantilly.
  4. Le grand Condé ne cessa de prendre le plus vif intérêt au procès de son parent. Il n’est presque pas de jour, les premiers mois, où l’on ne trouve quelque billet de lui à ce propos : la plupart se terminent par cette recommandation : « Brûlez mes lettres. » Il est heureux que cette injonction n’ait pas été obéie, car nous y eussions perdu une source précieuse d’informations sur cette singulière affaire.
  5. Lettre de Mme de Sévigné, du 26 janvier 1680.
  6. Lettre à Condé du 27 janvier. Archives de Chantilly.
  7. Pièce de Donneau de Visé et de Thomas Corneille, représentée pour la première fois par la troupe du Roi le 19 novembre 1679. Voir sur cette comédie le Drame des poisons, par M. Frantz Funck-Brentano, p. 295 et suivantes.
  8. M. Martin à Condé, 27 janv. 1680. Archives de Chantilly.
  9. Aux filles du Saint-Sacrement, rue Cassette. — L’hôtel de la duchesse de Mecklembourg se trouvait alors rue Taranne.
  10. Si peu mêlée que fût la maréchale de Luxembourg à l’existence de son époux, il ne s’en fallut guère qu’elle fût impliquée dans l’affaire Une noie de La Reynie, du 28 janvier 1680, mentionne qu’il a reçu « l’avis de faire une enquête à Ligny sur le maréchal, sa femme et sa belle-sœur ; » et La Reynie écrit en marge : « Observer Mme de Luxembourg, au lieu où elle est présentement. » (Archives de la Bastille.)
  11. Il s’agit des visites aux devineresses et des sorcelleries de Montemayor. (Ricous à Condé, 25 janvier 1680. Archives de Chantilly.)
  12. Lettres des 31 janvier et 13 février 1680. Archives de Chantilly.
  13. 29 janvier. Archives de Chantilly.
  14. Lettres de Bussy à La Rivière, de M. Brayer à M. De Mazauges, etc.
  15. Bussy à Mme de Rabutin, 28 janvier 1680. Correspondance de Bussy-Rabutin.
  16. Relations véritables des Pays-Bas. Bibliothèque de Bruxelles.
  17. Lettre du 26 janvier. Correspondance de Bussy.
  18. « Un homme étant tombé en apoplexie au faubourg Saint-Antoine, la justice, croyant qu’il était mort de poison, voulut le faire ouvrir ; mais, au premier coup de rasoir, cet homme revint de son assoupissement. » (Relations véritables du 8 mars 1680.)
  19. Lettre du 29 janvier au comte de Guitaut. Édition Monmerqué.
  20. Lettre du 29 janvier.
  21. Lettre du 25 janvier 1680. Archives nationales K. K. 598.
  22. Louvois à M. De Bezons. Archives de la Bastille.
  23. L’intitulé du procès-verbal officiel est conçu en ces termes : « Interrogatoire fait par nous, Claude Bazin, chancelier, seigneur de Bezons, et Gabriel Nicolas de La Reynie, conseillers du Roi, députés par le Roi pour l’exécution des lettres patentes du 7 avril dernier à M. le duc de Luxembourg, prisonnier au château de la Bastille, de l’ordre du Roi, et depuis arrêté recommandé, en vertu du décret contre lui décerné par arrêt de la Chambre séante au Château de l’Arsenal, le 23 du présent mois et an. Auquel interrogatoire a été par nous procédé, ainsi qu’il suit. Du 26 janvier, au château de la Bastille. » (Archives de la Préfecture de Police. Carton Bastille I.)
  24. Le maréchal se rajeunit un peu. La vérité est qu’il avait cinquante-deux ans sonnés.
  25. Archives de la Préfecture de Police. Loc. cit.
  26. Interrogatoire du 26 janvier 1680. Extraits tirés de la Bibliothèque du Corps législatif.
  27. Lettre du 28 janvier. Archives de Chantilly.
  28. 29 janvier. Archives de Chantilly.
  29. Lettre de MM. Alleaume, de Gourville, de Mondion, de l’abbé de la Victoire, etc. Archives de Chantilly. — Lettres de M. Brayer, de Bussy-Rabutin, etc., etc.
  30. Il est à noter au contraire que M. De Bézemaux, le lendemain de l’arrestation, racontait à Ricous avoir passé trois heures auprès de Luxembourg, qui l’avait entretenu de ses récentes campagnes, dans la guerre de Hollande, avec autant de sang-froid que de liberté d’esprit. — Ricous à Condé, 29 janvier. Archives de Chantilly.
  31. Lettre du 29 janvier au comte de Guitaut.
  32. Lettre du 29 janvier, Archives de Chantilly.
  33. Le lendemain de l’arrestation, on escompte déjà la succession de sa charge de capitaine des gardes du corps ; et le maréchal de Créqui se met sur les rangs, ainsi qu’un parent de Louvois, le chevalier de Tilladet.
  34. Lettre des 28 janvier et 9 mars 1680. Correspondance de Bussy-Rabutin.
  35. Interrogatoire des 28 janvier et 12 mars 1680. Archives de la Bastille.
  36. Arrêtée le 24 janvier 1680, la marquise de Fontet fut relâchée le 14 juillet 1681. Archives de la Préfecture de Police. Carton Bastille I.
  37. Celui-là même qui avait jadis arrêté Mme de Brinvilliers, et l’un des meilleurs limiers de la police du temps.
  38. Lettre du 13 février à Ricous. Archives de Chantilly.
  39. Lettre du gouverneur de Perpignan. Archives de la Bastille. La Chambre de l’Arsenal, par P. Clément. Revue des Deux Mondes du 15 février 1864.
  40. Dans son interrogatoire, elle se donne quarante ans, mais il est très certain qu’elle en avait bien davantage.
  41. 9 février 1680. Correspondance de Bussy-Rabutin,
  42. Bourdelot à Condé. 29 janvier. Archives de Chantilly. — Lettres de Sévigné, de Bussy-Rabutin, etc.
  43. 25 janvier. Archives de Chantilly.
  44. Marie-Anne Mancini, née en 1649, mariée à Godefroy de La Tour, duc de Bouillon, C’était une femme spirituelle et lettrée, grande amie de La Fontaine, qui admirait et la prônait fort. Elle mourut à Paris en 1714.
  45. Madeleine d’Angennes de la Loupe, morte en 1714 à l’Age de quatre-vingts ans. Elle était la sœur de la comtesse d’Olonne, qui n’était pas moins galante qu’elle.
  46. Lettre de Bourdelot et de Ricous à Condé, des 29 et 30 janvier 1680. Archives de Chantilly.
  47. Ibid.
  48. Lettres du duc de Chaulne et de l’abbé de la Victoire à Condé, des 29 et 31 janvier. Archives de Chantilly.
  49. 15 mai 1680. Archives de la Préfecture de Police.
  50. 1er février 1680. Lettres des Feuquières.
  51. Lettre du 9 février. Archives de la Bastille.
  52. Mémoires de Lesage à Louvois des 31 janvier et 4 février 1680. Archives de la Guerre, t. 672. — Interrogatoires des 9 février, 6 mars, etc., etc. Archives de la Bastille.
  53. « Je sais de très bonne part, écrit encore Condé, que M. De Luxembourg doit être interrogé sur le sujet du poison. Ainsi il ne faut pas se rassurer si tôt. » Lettre du 8 février à Ricous. Archives de Chantilly.
  54. 17 février 1680. Archives de Chantilly. « Si vous avez quelque chose de particulier à me faire savoir là-dessus, reprend-il deux jours plus tard, ne me l’écrivez pas par la poste, mais il sera bon de m’envoyer un exprès. »
  55. Interrogatoire des 19 et 20 février. Archives de la Bastille. — Nouvelles de Paris envoyées à Condé. Archives de Chantilly.
  56. Lettres des 7 et 9 février.
  57. Relations véritables des Pays-Bas, mars 1680.
  58. Lettres de Bourdelot, du P. Bergier, de Condé, etc. De février 1680. Archives de Chantilly. — Relations véritables des Pays-Bas, passim.
  59. Interrogatoire du 2 mars. Archives de la Bastille. — Lettre de l’abbé de la Victoire, du 9 mars. Archives de Chantilly. — Lettres de Bussy-Rabutin.
  60. Lettre de Mme de Sévigné, du 14 février.
  61. MM. De La Reynie et de Bezons.
  62. Interrogatoire du 2 mars. Archives de la Bastille.
  63. Ricous à Condé, 3 mars. Archives de Chantilly.
  64. Archives de la Préfecture de police.
  65. 13 mars. Archives de Chantilly.
  66. Avocat et homme de confiance de Condé et de Luxembourg.
  67. A Nosseigneurs de la chambre royale séante à l’Arsenal, Mss. Bibliothèque Nationale. Fonds Clérambault, 1192.
  68. C’est le fameux pouvoir contenant le pacte avec le diable.
  69. Lettres de M. Brayer à M. De Mazauges. Archives de la Bastille.
  70. Louvois à Bézemaux, mars 1680. Archives de la Bastille.
  71. Oraison funèbre du Maréchal de Luxembourg.
  72. Mémoires de Mme de Motteville.
  73. M. De Mondion à Condé, 7 avril. Archives de Chantilly.
  74. Lettre du 20 avril. Correspondance de Bussy-Rabutin.
  75. 10 avril 1680. Archives de la Guerre, t. 640.
  76. Le P. Talon à Condé, 2 mai. Archives de Chantilly.
  77. Lettre à Condé, du 27 avril. Archives de Chantilly.
  78. Né en 1647, mort en 1706. C’est l’auteur du célèbre Dictionnaire historique et critique.
  79. Vie de Bayle, par Desmaizeaux. Les deux pièces parurent en avril 1680.
  80. 27 avril. Archives de Chantilly.
  81. 2 juin 1680. Édition Monmerqué.
  82. Elle fut condamnée, le 7 avril, au bannissement hors de Paris, et à 1 500 livres d’amende.
  83. Archives de la Bastille.
  84. Je suis, pour cette scène, le récit fait par Luxembourg, avec les détails qu’y ajoute la note de Mme de Ville-Evrard.
  85. C’était le marquis de Feuquières, comme il résulte de la déposition antérieure des femmes Bosse et Vigoureux.
  86. Le comte de Gassilly est en effet dénoncé par plusieurs détenus de Vincennes comme l’un des habitués du logis de la Voisin, qui lui procurait des filles, et à laquelle il faisait faire toutes sortes de conjurations (Interrogatoire de Le sage, de la Vigoureux, etc. Archives de la Bastille).
  87. Mathurin Vigoureux, après deux années de réclusion, fut relâché, le 18 août 1682, avec ordre de se retirer & Nogent-le-Rotrou. -- Archives de la Préfec. de Police.
  88. Lesage donne pour preuve de ses relations avec le maréchal une lettre datée du 28 avril 1677 et trouvée chez la Vigoureux, par laquelle le magicien faisait savoir qu’il avait « terminé le travail commandé. » Cette lettre, assure-t-il, devait être remise au duc de Luxembourg, mais la Vigoureux la garda. Elle ne portait d’ailleurs ni adresse ni suscription, et il fallut se contenter, quant au destinataire, de l’affirmation de Lesage. (Voyez à ce sujet les interrogatoires des 9 février, 6, 22 et 27 mars 1680. Archives de la Bastille.)
  89. Le fils aîné de Luxembourg, à l’époque où fut écrit le billet chez Mme du Fontet, était âgé de trente ans, ce qui rend peu vraisemblable qu’on se fût occupé dès lors de le marier.
  90. Mathieu Ier, seigneur de Montmorency, épousa en secondes noces Alix de Savoie, reine de France, veuve de Louis VI le Gros. Ce mariage eut lieu en 1138.
  91. « Ce fut même par honnêteté, ajoute le maréchal, que je mis le mot de services, car je crois que dans la déclaration il y avait celui de protection. »
  92. Cette présence est attestée notamment par la lettre de Feuquières, du 16 mars 1680, par l’interrogatoire du même, du 1er février, par celui de Mme du Fontet du 28 janvier, etc., etc. Archives de la Bastille.
  93. Lettre de Louvois au gouverneur de la forteresse de Besançon, du 6 avril 1683. Archives de la Bastille.
  94. Lettre du 17 mai 1680. Édition Monmerqué.
  95. Archives de la Préfecture de Police.
  96. Son complice Botot eut à subir neuf ans de la même peine.
  97. Lettre du 12 mai. Archives de la Bastille.
  98. Relations véritables des Pays-Bas. — Histoire de la maison de Montmorency, par Désormeaux, t. V. — Lettres de Bussy-Rabutin.
  99. Archives de la Bastille.
  100. Histoire de la maison de Montmorency, passim.
  101. Archives de la Bastille.
  102. Lettres des 18 mai et 2 juin 1680.
  103. Quel qu’ait été, dans cette mesure rigoureuse, le rôle secret de Louvois, il est juste de constater qu’il désavoua toute participation au renvoi du maréchal, témoin cette lettre qu’il écrivit à l’exilé, qui lui avait annoncé son départ : « J’avais appris avec beaucoup de plaisir votre justification ; mais la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, le 15 de ce mois, m’apprend qu’elle a été suivie d’un ordre de vous éloigner de la Cour, dont j’ai été fort affligé… » (Lettre du 28 mai 1680. Archives de la Guerre, t. 642.)
  104. Lettre du 1er juillet 1680. Lettres des Feuquières.