Le Progrès social en France

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Le Progrès social en France
Revue des Deux Mondes4e période, tome 153 (p. 815-843).
LE PROGRÈS SOCIAL
EN FRANCE

C’est une loi générale de l’histoire que le progrès moral et social est toujours en retard sur le progrès matériel et scientifique. Alors même que, dans leurs rapports avec les choses, les hommes ont acquis une réelle supériorité, ils conservent encore un certain temps, dans leurs rapports moraux ou juridiques avec leurs semblables, les mœurs de l’âge précédent ; plus civilisés matériellement et intellectuellement, ils restent encore moralement barbares. Notre époque en est un nouvel exemple : le premier aspect sous lequel elle se montre, surtout en France, c’est celui du désarroi social : confusion et lutte des intérêts, des passions, des doctrines. Le chœur des économistes et le chœur des collectivistes nous font entendre la strophe et l’antistrophe : « La propriété se dissémine, » disent les uns. — « La propriété se concentre, disent les autres. » — « Elle passe de plus en plus, reprennent les premiers, aux mains des travailleurs. » — « Non, répliquent les seconds, elle se dissocie d’avec le travail. » En entendant ces paroles contradictoires, le philosophe ne peut s’empêcher de se demander si les deux partis n’ont pas tout ensemble tort et raison, si des courans de faits opposés ne se produisent pas dans les sociétés modernes, surtout en France, de manière à justifier partiellement des conclusions différentes, que l’on a tort d’ériger en affirmations absolues. Pour un observateur attentif et impartial, est-il donc impossible, en ce chaos de mouvemens contraires, de dégager une direction résultante, qui est le progrès social ? Nous avons, dans une précédente étude, examiné les théories contemporaines ; il s’agit aujourd’hui des réalités mêmes et de leur légitime interprétation.


I

Reportons-nous d’abord en arrière. Sous l’ancien régime, on travaillait, on souffrait : c’était la vie telle que la religion l’avait consacrée, avec les longs espoirs d’outre-tombe pour en adoucir l’amertume. Entre les classes d’alors, malgré la séparation politique, il n’y a point cet abîme que quelques-uns se figurent avoir existé : on vit ensemble, dans un espace restreint, avec le même étroit horizon ; on se voit tous les jours, on se connaît, on se mêle sans se confondre. La charité chrétienne, sous sa forme privée, accomplit une œuvre immense, trop méconnue ; quant aux fondations publiques, elles n’assistent alors que des catégories déterminées, soldats invalides, marins mutilés, lépreux, malades, incapables ; on ne rêve pas encore une assistance universelle de l’Etat. Les corporations, d’ailleurs, tout en assurant le travail, étaient aussi des confréries de secours mutuels. L’ouvrier y est pris tout entier, renfermé ; c’est toute sa personne qui y est engagée ; en échange de sa liberté perdue, il trouve aide et secours. Pourtant la misère grandit ; en vain les Vauban, les Fénelon, les Bossuet, les La Bruyère, les Turgot, en dépeignent les horreurs : « Sans les abus, répond de Galonné, que deviendrions-nous ? » Et c’est ainsi que la Révolution éclate.

Les hommes de 1789 avaient à lutter contre les excès du pouvoir absolu, contre une organisation oppressive qui s’étendait aux personnes en même temps qu’aux biens. Pour assurer les droits de tous, la Révolution, imitant ici l’individualisme anglais, déclara l’égale liberté de chacun. Était-ce assez ? Non. La liberté n’est pas par elle-même une force motrice ni directrice ; elle est, comme l’espace, nécessaire pour marcher, mais, comme lui, elle n’a jamais transporté personne. De même pour l’égalité. Il était beau et légitime de décréter théoriquement l’ouvrier l’égal du maître, mais à la condition que, sous ce prétexte, le maître ne se dispensât point pratiquement de ses obligations morales d’assistance, de protection, d’équité même dans les contrats. Les forces étant inégales, la liberté de déployer ses forces devait aboutir à des inégalités de fait tellement considérables que liberté et égalité demeureraient à l’état platonique. En face du droit individuel et pour le limiter, la Révolution ne proclama pas le devoir de justice sociale ; ou du moins, sous le nom de fraternité, elle le laissa à l’état vague. Enfin, en détruisant avec raison privilèges et monopoles, la Révolution en France, de même que la Réforme en Angleterre, se laissa entraîner jusqu’à détruire le principe même d’association. Ce fut sa grande faute.

La Révolution croyait ainsi ne fonder que la démocratie, elle ouvrit les voies à la ploutocratie. Une fois les hommes déclarés libres, égaux et frères, mais non rendus tels, quel devait être le principal signe de supériorité sociale, dans une civilisation de plus en plus industrielle ? La richesse. Les capitaux, d’ailleurs, sous ce régime d’égalité prétendue, avaient seuls le droit de s’associer ; ils en profitèrent. Les excès financiers éclatèrent dans la société nouvelle comme une maladie de croissance. Le peuple, excité par ses tribuns, ne vit que le mal. De là cette apparence plausible que les excès du capitalisme donnèrent aux accusations contre le capital même ; la foule peu instruite n’aperçut que les phénomènes de surface et les abus exceptionnels. Comment serait-elle arrivée à comprendre les causes sociales et économiques dont surent profiter des hommes intelligens, les services que certains de ces hommes purent rendre à tous en s’enrichissant eux-mêmes ? Le contraste ne fit que devenir plus choquant entre la rapide fortune des uns et la misère chronique des autres, même diminuée ; car toutes les institutions et toutes les croyances qui jadis semblaient légitimer ce contraste avaient presque disparu dans notre pays. Les anciennes inégalités étant fondées sur la violence et la conquête, leurs causes étaient visibles et ne choquaient pas les vaincus, forcés de reconnaître une supériorité de fait. Aujourd’hui, précisément parce qu’en France les inégalités sont établies sur des causes moins brutales, — tantôt sur le mérite, tantôt sur des phénomènes sociaux dont certains individus ont tiré avantage, — la justice plus grande fait paraître les inégalités plus injustes. Ceux qui en souffrent (moins qu’ils ne souffriraient d’une supériorité violente) s’imaginent qu’ils pourraient aussi bien être à la place de ceux qu’ils envient ; leur ignorance attribue tout au succès, au hasard, à l’intrigue. Moins ils sont violentés, plus ils se plaignent de l’être.

Le caractère de la nation la plus sociable devait subir au plus haut point le contre-coup d’un nouvel ordre de choses qui laissait les individus aux prises les uns avec les autres. Les conditions, jadis presque immuables, furent bouleversées depuis la Révolution. Au lieu de demeurer chacun dans sa sphère native, les membres des diverses classes subirent une sorte de « brassage » soudain, élevant les uns, abaissant les autres, enrichissant ceux-ci, ruinant ceux-là. Des courans de toutes sortes s’établirent, qu’on a justement comparés à « une eau soumise à la chaleur » où le rapport des diverses couches est rompu : ce fut une ébullition universelle. Du même coup, toutes les ambitions ne pouvaient manquer d’être excitées : le nemo sorte sua contentus prit une réalité aiguë ; la dislocation du vieil état de choses fit rêver de bouleversemens plus grands encore. Les inconvéniens de l’ordre social devinrent de plus en plus consciens dans un pays et sous un régime où tant de voix crièrent tout haut ce qu’autrefois on pensait tout bas, ce qu’on sentait même simplement sans le formuler en pensées.

Il faut d’ailleurs reconnaître que les maux d’autrefois avaient été remplacés par d’autres. L’introduction des machines et le développement de la grande industrie, ordinairement aux mains de compagnies anonymes qui jouissaient d’un monopole de fait, changèrent les conditions des travailleurs. La Révolution ayant laissé les ouvriers isolés comme des grains de poussière, la fameuse loi de l’offre et de la demande ne put fonctionner dans sa sincérité. Enfin, l’organisation nouvelle enveloppait une profonde antinomie qui ne pouvait manquer de devenir visible avec les progrès mêmes de la science et de l’outillage industriel. D’une part, la science rendait cet outillage de moins en moins individuel, de plus en plus collectif et social, en y incorporant le travail scientifique des générations ; d’autre part, l’État ne laissait plus guère subsister en France d’autre grande association que lui-même. Il en devait résulter, finalement, la pensée de confier à l’État l’outillage social. Ainsi le socialisme naissait des excès d’un individualisme qui n’avait plus d’autre frein que l’État même.

À côté de tous les maux qui choquaient avec raison les esprits dans le nouvel état social, le bien n’existait-il pas cependant, moins visible parce qu’il se cachait davantage, moins bruyant parce qu’il agissait au lieu de parler ? La vertu fondamentale de l’ordre économique, c’est le travail, avec son complément, l’épargne. « Dans mes études d’histoire naturelle, disait cuvier, je n’ai pas trouvé une espèce, une classe, une famille qui m’enraie autant que la nombreuse famille des paresseux. » Ce n’est certes pas dans le peuple français qu’elle a pullulé en ce siècle. L’épargne y est devenue plus forte qu’en mainte autre nation et elle a eu pour effet d’y disséminer le capital plus que partout ailleurs. Or, c’est là un premier progrès social, dont il convient de déterminer la portée et les limites.

En Angleterre, on compte seulement 200 000 rentiers sur l’État avec un revenu moyen de 2 850 francs ; en France, leur nombre est de 4 millions avec un revenu moyen de 400 francs. Pour un Anglais créancier de son gouvernement, il y a donc 17 Français créanciers du leur. Ce sont, chez nous, les petites gens dont le labeur a amassé les 4 milliards des caisses d’épargne, répartis entre 8 600 000 livrets ; ce sont les paysans, les ouvriers rangés, les employés, les petits bourgeois qui détiennent la rente et les titres de chemins de fer.

Ainsi, pendant qu’ils acquéraient par leur labeur et leur esprit d’ordre le sol sur lequel ils sont nés, nos agriculteurs trouvaient moyen de faire ces petites épargnes accumulées auxquelles les nations étrangères sont heureuses de recourir. Principal propriétaire du sol français, le paysan français est devenu, de nos jours, le « bailleur de fonds des rois. » Les enquêtes fiscales ont abouti à constater que les Français sont en grande majorité possesseurs de leurs habitations. L’Angleterre est une « nation de locataires, » la France est une « nation de propriétaires. » On a donc demandé avec raison où sont, chez nous, ces signes extérieurs de toutes les vraies et définitives décadences : le ralentissement du travail, l’indifférence du paysan pour le sol, les grandes terres incultes. Nulle part ailleurs il n’existe ni une telle proportion de propriétaires, ni un tel attachement aux biens et à la maison de la famille.

En France, le régime de la propriété et de l’héritage, tel que la Révolution l’a établi, ne pouvait manquer de produire des résultats particuliers et originaux. La loi qui prescrit le partage à peu près égal des héritages entre les enfans a été sans doute une des causes auxquelles est due l’insuffisance du développement de notre race, qui est notre plus grand péril. Mais, au point de vue social, ce partage égal des successions a produit la diffusion, sinon des richesses, au moins du « bien-être à son début. » Il n’y a guère présentement, en France, de grandes fortunes remontant à trois ou quatre générations ; celles qui ont cette ancienneté ne se sont maintenues que par des mariages apportant de nouveaux subsides. En même temps que, par la mort, les grandes propriétés foncières se divisent, le nombre des petits propriétaires a augmenté sans interruption. On voit même, aujourd’hui, dans les campagnes, des parcelles de champ qui sont poussées jusqu’à la dernière limite de la divisibilité. Les collectivistes annoncent la reconstitution de la grande propriété, mais, pour un domaine qui se reconstitue, dix héritages sont morcelés. Les partages produits par le système successoral sont tels, que, dans la dernière période décennale relevée (1882 à 1892), la moyenne propriété a diminué de 33 000 exploitations, tandis que la petite propriété augmentait de 67 000 exploitations. La moyenne propriété ronge la grande, la petite ronge la moyenne. Le morcellement (et voilà le revers de la médaille) finit par produire, sur certains points, une sorte de prolétariat rural. Les salariés de ce prolétariat, n’ayant pas une portion du sol suffisante pour les retenir, se laissent fasciner par les salaires des villes, en apparence plus élevés, et surtout par la vie plus agréable dont le service militaire leur a donné l’illusion. Ils émigrent vers les grandes cités, et c’est un des plus mauvais côtés de la situation actuelle en France. Quant à leur parcelle de propriété, elle passe finalement aux mains de propriétaires qui exploitent eux-mêmes. C’est donc ce dernier mouvement qui finit par l’emporter dans l’ensemble. Les économistes en tirent cette conclusion : Au lieu d’une féodalité financière exploitant le pays, nous voyons se développer une « démocratie financière. »

Reste à savoir si les économistes aperçoivent bien tous les élémens de la question et font à chacun d’eux sa part légitime. Le développement de la démocratie financière, qui est incontestable, exclut-il l’aristocratie financière, qui peut fort bien subsister en face de la démocratie même ? Les économistes nous semblent trop passer sous silence les faits de « concentration. » — Certaines grandes fortunes financières, peu nombreuses d’ailleurs, a remarqué M. d’Avenel, ont forcément disparu, mais elles ont été remplacées par des fortunes beaucoup plus grandes[1]. » — En Amérique, sur un vaste territoire où tout était à créer, des hommes hardis et intelligens ont construit le matériel économique de la société nouvelle : moyens de communication, chemins de fer, lignes de paquebots, usines, etc. ; de là, pour eux, d’immenses richesses personnelles. En France, grâce à certains essors d’entreprises industrielles, commerciales, financières, n’a-t-on pas vu se concentrer entre certaines mains d’immenses fortunes, d’origine plus internationale que française, qui ne tarderont pas, prétend-on, à réunir sur trois ou quatre têtes jusqu’à 10 et 20 milliards, alors que la fortune de la France est évaluée à 300 milliards ? Les mathématiciens font remarquer qu’à une table de jeu, dix joueurs possédant chacun 500 francs finissent par perdre tout contre celui qui a 10 000 francs. Le gros joueur peut, en effet, manquer vingt fois un coup de 500 francs, tandis que chacun des autres joueurs ne peut le perdre qu’une fois. L’homme qui possède 5 milliards, ne pouvant dépenser ses revenus, accumule nécessairement, à quelque faible taux qu’il prête, et peut arriver à tenir en échec le crédit public.

La France est cependant loin encore d’offrir le spectacle que présentent les contrées spécialement industrielles, où les concentrations vont augmentant jusqu’à y produire de vrais monopoles. Nous ne sommes qu’à l’aurore des grands syndicats capitalistes. L’Angleterre même n’est pas arrivée au point où sont les États-Unis. Il n’en est pas moins vrai que partout, dans l’industrie, on tend à passer du régime de la compétition à celui de la « combinaison » et du monopole[2].

Si donc la libre concurrence a fait la vie de l’ancien individualisme capitaliste, il est certain qu’elle est graduellement battue en brèche, sur beaucoup de points, par d’immenses compagnies, nationales et internationales. Le système protecteur, en beaucoup de pays, ne fait que favoriser ce mouvement. Dès lors, il est difficile de ne pas prévoir le moment où il faudra, pour protéger le public contre les grandes compagnies, établir un droit syndical, approprié aux diverses relations où peuvent mutuellement se trouver les individus, les associations de capitalistes, les associations de travailleurs, et enfin l’Etat.

Si, d’ailleurs, les grands syndicats industriels et commerciaux ont des inconvéniens pour ceux qui voudraient leur faire concurrence, ils ont aussi, pour le public, de grands avantages. Ils donnent aux prix plus de fixité ; ils ne les augmentent généralement pas autant qu’on pourrait le croire, surtout en Europe ; souvent même ils les diminuent. Leur intérêt bien entendu n’est pas d’aller trop loin, mais de conserver une certaine modération, d’autant plus que l’exagération des prix restreint la consommation et finit par faire perdre les producteurs ou vendeurs. Malgré ces avantages, il est regrettable que les grands syndicats anonymes et irresponsables socialisent en vue des spéculateurs un grand nombre de « services » industriels ou commerciaux qui devraient avoir surtout en vue l’intérêt des consommateurs. On voit donc arriver le moment où l’Etat ne pourra plus appliquer aux grandes associations la maxime du laissez-faire, où il sera obligé de contrôler, de prendre part lui-même à certaines opérations, d’exproprier parfois pour utilité publique les grandes compagnies, enfin de se substituer à elles pour certains services devenus si généraux qu’ils intéresseront l’universalité des citoyens, au même titre que les postes et les télégraphes. Dans le commerce, les grands magasins, qui iront en se multipliant, sont un nouvel exemple de concentration. Les petits commerçans établis dans les grandes villes commencent à s’unir et parfois à fonder des sociétés par actions. Le vœ soli se vérifie partout. Si les économistes ont raison de constater la diffusion des titres de propriété, immobilière ou mobilière, ils ont tort de ne pas déduire du résultat final le déchet causé par la disparition parallèle d’un grand nombre d’artisans, de petits producteurs autonomes, « dévorés chaque jour par la grande industrie ou par le grand commerce. »

On peut donc accorder à l’école de Marx qu’il existe des courans de concentration. Mais la question est de savoir si ces concentrations se font généralement au profit d’individus, si elles ne se font pas le plus souvent au profit à l’associations, et si elles ne se concilient pas finalement avec une dispersion générale des capitaux à travers la masse entière, phénomène dont la généralisation progressive des épargnes de toutes sortes est la preuve frappante. S’il est vrai que, sur bien des points, l’outillage industriel se concentre, cet outillage lui-même appartient souvent à des sociétés et se traduit par des titres mobiliers individuels. Enfin, nous avons vu que le grand outil, la terre, est bien loin d’être, en France, la propriété de quelques-uns. Il ne faut pas confondre, comme le font les collectivistes, la concentration de la culture avec la concentration de la propriété. Que dix à trente propriétaires, quand l’exploitation demande des procédés perfectionnés, afferment leur terres à un seul et même fermier, qui cultive un ensemble de 100 à 300 hectares, cette culture concentrée n’en laissera pas moins intacts les droits individuels des propriétaires. Là où la culture concentrée ne s’impose pas, on voit se correspondre assez exactement la petite propriété et la petite culture. Cette situation complexe, mêlée de biens et de maux, est loin de celle qu’imaginent les collectivistes. Les inconvéniens et excès que nous avons signalés ne doivent pas faire méconnaître ce qu’il y a de méritoire, en somme, dans l’active production et la distribution généralement équitable des richesses en France. Oui, il y a concentration terrienne sur quelques points ; oui, il y a dispersion exagérée sur d’autres ; mais ce sont là deux phénomènes extrêmes de remous, qui n’empêchent pas le courant général et moyen de diffusion du capital dans la masse.


II

Un mouvement social d’importance majeure, qui s’est produit dans le même sens que le précédent, c’est la baisse des revenus et de l’intérêt. L’avilissement des revenus du sol, en dépit de tous les droits protecteurs, continue de s’effectuer sous nos yeux, et à l’excès ; la propriété urbaine elle-même diminue de rendement et de valeur. Le prêt ne saurait sans doute, en droit, devenir gratuit, parce qu’il est le prix d’un service rendu à l’emprunteur, qui ne peut pas exiger ce service ; mais, par l’effet des lois économiques, le prêt tend à se rapprocher sans cesse de la gratuité sans l’atteindre. Deux élémens constituent l’intérêt : le loyer du capital, la prime du risque ; or ces deux élémens ont été en décroissant, en France comme ailleurs. La production ayant augmenté sans cesse, l’épargne prélevée sur la production s’est elle-même accrue ; dès lors, la quantité de capitaux offerts sur le marché devenant énorme, la loi de l’offre et de la demande ne pouvait manquer d’abaisser le taux de l’intérêt. Le capital, en s’accroissant sans cesse, se fait de plus en plus concurrence à lui-même ; il restreint ainsi, à vue d’œil, ses profits. La puissance, la rapidité, le bon marché des transports ont rapproché tous les continens, élargi tous les débouchés, produit une concurrence internationale universelle. Dans les grands vases communicans des nations, un certain niveau commun tend à s’établir. Le capital a été mis de plus en plus, comme on l’a dit, « à la portion congrue, » puisque sa part diminue dans la répartition au profit de celle du travail. Agissant à la façon des « lois lentes de la nature, » la baisse de l’intérêt, disent les économistes, ronge pacifiquement, mais sûrement, les revenus de l’oisif. Les rentiers voient sans cesse diminuer leurs ressources. Déjà le financier Laffitte disait : « Il faut travailler ou se réduire. » Depuis un demi-siècle, le taux de l’intérêt est descendu de 5 à 6 pour 100 à moins de 3 pour 100, soit une diminution de moitié. Il faut aujourd’hui un capital double pour avoir le même revenu que jadis. Et cette baisse du taux de l’intérêt n’est pas un phénomène passager ; elle est réservée à une accentuation quasi constante, jusqu’à ce que la rémunération du capital tombe au minimum compatible avec le maintien de l’épargne et avec ce dessaisissement que l’on appelle le placement.

Reste à apprécier si ce phénomène progressif ne mêle point des maux aux biens qu’il entraîne. Quand les œuvres maîtresses de la civilisation sont avancées, disent les économistes, tout nouvel accroissement de capital a des chances d’être moins productif que les précédens emplois ; on peut donc passer à des entreprises de second et de troisième ordre, moins lucratives, que la baisse de l’intérêt permet seule d’aborder : tel chemin de fer secondaire, tel canal, etc.[3]. Sous ce rapport, la baisse est un phénomène favorable. Toutefois, ici encore, les économistes ne voient-ils point trop un seul côté des choses ? Leur optimisme doit être tempéré par la considération de la crise qui sévit depuis vingt-cinq ans, de la « dépression économique, » qui se traduit par un fait non moins général que l’autre : la baisse des prix. Cette baisse a contracté et ralenti le commerce international ; elle a contracté aussi les échanges à l’intérieur, arrêté les entreprises nouvelles, qui, depuis 1850, allaient se multipliant par des appels réitérés au crédit public et par la formation des sociétés financières et industrielles. Quand « les affaires ne vont pas, » il est clair que les capitaux inoccupés abondent et que les revenus diminuent, mais il n’y a pas là de quoi se féliciter sans mélange, comme de la naissance d’un ordre de choses meilleur en tout.

Il faut ajouter que la diminution du revenu des obligations et actions ne correspond pas toujours à des pertes exactement parallèles chez les capitalistes, parce que ceux-ci trouvent moyen de rejeter sur la classe moyenne les conséquences des diminutions subites de revenu. L’abaissement des profits ou des rentes pour la généralité peut donc ne pas empêcher certains financiers d’arrondir toujours, quoique moins rapidement, le capital par eux emmagasiné.

Nous aboutissons ainsi de nouveau à cette conclusion que, s’il y a progrès général, ce n’est pas sans des mouvemens contraires, qui maintiennent en partie l’état encore chaotique de la société nouvelle.


III

Après avoir considéré les capitalistes, considérons les travailleurs. La baisse constante des prix, par la contraction des échanges et la dépression qu’elle fait subir à la production, tend à faire baisser les salaires. C’est là un autre de ses mauvais résultats. Toutefois, il y a un minimum de subsistance au-dessous duquel le salaire ne peut décroître et qui n’est pas aussi élastique que le minimum du profit et de la rente. Alors que rente et profit peuvent tomber à zéro, la diminution du salaire, fort heureusement, ne peut aller jusqu’à compromettre en moyenne la vie même de l’ouvrier. En outre, dans la période précédente, l’ouvrier ayant atteint un genre de vie meilleur, avec des besoins nouveaux, sa légitime résistance à l’avilissement des salaires est plus grande et plus efficace. De cette double cause provient ce fait heureux, que les salaires ne diminuent pas autant que les profits ou les revenus. C’est là un avantage et un élément de progrès pour la classe ouvrière, qui se trouve ainsi monter, quoique trop lentement, pendant que les autres descendent et que les revenus des capitalistes s’abaissent.

Ajoutons que, en somme, la science est libératrice : elle travaille pour tous. Nous n’en sommes plus au temps où Proudhon assimilait les machines et tous les instrumens artificiels produits par la science à un « fléau chronique, permanent, indélébile, qui tantôt apparaît sous la forme de Gutenberg, tantôt se nomme Jacquard, Watt ou Jouffroy ! » L’effet des machines a été d’augmenter ce que les économistes appellent le « rendement de l’effort humain, » c’est-à-dire sa puissance productive et son utilité par l’utilisation simultanée des forces de la nature[4]. Or, malgré les inconvéniens de la première heure, il en est résulté deux effets heureux : 1° abaissement du prix de produit, devenu accessible à un plus grand nombre de consommateurs et aux travailleurs eux-mêmes ; 2° accroissement du taux des salaires. En effet, cet accroissement augmente d’autant moins le prix de revient du produit que l’effet utile de la main-d’œuvre et sa puissance productrice augmentent eux-mêmes davantage, grâce au concours croissant des forces naturelles. L’industrie a donc pu rémunérer mieux la main-d’œuvre, à mesure que celle-ci, alliée à la science et à la nature que conquiert la science, parvenait à produire davantage. En fait, les salaires sont allés en augmentant, et l’industrie, grâce aux machines, a pu supporter cette hausse des salaires ; avec l’outillage rudimentaire du passé, c’eût été pour elle la ruine[5].

Si le progrès de l’industrie s’est montré, en définitive, favorable au progrès des ouvriers, ce dernier, à son tour, se montre de plus en plus favorable au progrès de l’industrie. Plus l’ouvrier a de valeur personnelle, à la fois physique et morale, plus il peut réserver d’énergie pour employer cette énergie à son propre développement matériel et intellectuel ; plus il devient productif et moins il devient coûteux pour l’industrie même, qui, nous l’avons vu, peut augmenter son salaire sans voir baisser ses profits. A la conférence de Berlin, le délégué français, M. Victor Delahaye, a montré ce fait par des chiffres, et M. Schulze-Gaewernitz en a donné de nombreux exemples. La loi posée par cet éminent esprit est la suivante : « La qualité de l’ouvrier devient essentielle, la question du salaire perd de son importance pour l’industrie. Par exemple, en Amérique, grâce à un outillage merveilleux, une fabrique de 420 ouvriers produit 1 500 montres par jour. Or, le salaire de ces ouvriers est le quadruple de celui de l’ouvrier de la Forêt-Noire, qui fabrique chez lui toute la montre : pourtant, les frais de fabrication sont moindres aux Etats-Unis et la montre américaine coûte moins. Et tandis que, dans la Forêt-Noire, la plus petite fluctuation du salaire trouble toute l’industrie, aux États-Unis, sur un chiffre si colossal de montres, une augmentation de salaire de 1 dollar ne produit pas d’effet sensible. Autre exemple : l’ouvrier agricole russe n’a guère de besoins et travaille seize à dix-sept heures ; l’Anglais, qui se nourrit fort bien, travaille dix heures et fait deux fois plus de besogne. Actuellement, dans la construction du chemin de fer du Congo, le nègre, qui n’a presque pas de besoins et se contente comme salaire de colifichets, est un ouvrier qui coûte fort cher. L’ouvrier filateur de l’Inde ne demande qu’un peu de riz ; mais, dès qu’il a sa pitance, il chôme, et la main-d’œuvre est horriblement coûteuse. » Déjà Stuart-Mill avait remarqué que le faucheur du Middlesex fauche, en un jour, autant que trois faucheurs russes, et que le fermier anglais, pour faucher la même portion de prairie, paye seulement 10 centimes là où le propriétaire russe en paie 50.

Cependant, ici encore, le bien et le mal se mêlent. Si une ouvrière de filature fait aujourd’hui, grâce au concours des machines, la besogne de plusieurs milliers de fileuses armées d’une quenouille et d’un fuseau ; si l’appareil Northrop permet à un seul ouvrier de mener dix, seize, vingt-quatre métiers à tisser, on peut et on doit regretter l’extension du séjour dans les manufactures, avec tous ses inconvéniens physiques et moraux. Mais enfin, au point de vue des salaires, que résulte-t-il de cet énorme accroissement dans la productivité du travail ? C’est encore que les salaires s’élèvent d’autant plus que la part de cette augmentation devient peu de chose eu égard au machinisme. Aussi les salaires les plus bas se trouvent-ils dans les industries les moins avancées sous le rapport mécanique, telles que la confection ; et les salaires les plus élevés se rencontrent dans les pays où l’outillage industriel est le plus parfait, comme les Etats-Unis[6].

Dans son bel ouvrage : la Dépression économique et sociale et la Baisse des Prix (1895), M. Hector Denis démontre, par de patientes recherches, qu’il y a bien, de nos jours, amélioration du salaire, non pas nominal, mais réel, ainsi que du pouvoir d’achat qu’il entraîne et qui a augmenté de 42 pour 100. Pour l’ensemble des ouvriers, le salaire moyen, qui était de 2 fr. 07 en 1845, est de 3 fr. 90 en 1893. Pour l’ensemble des ouvrières, la moyenne des salaires a passé de 1 fr. 02 à 2 fr. 15. Ainsi, le salaire des ouvriers a presque doublé et le salaire des femmes a plus que doublé. M. Neymarck a montré que, dans les grandes compagnies minières, comme celles d’Anzin, Lens, Liège, etc., les sommes payées en salaires aux mineurs sont quatre fois plus élevées que le montant des dividendes payés aux actionnaires. Sur 100 francs de produits nets, la part du travail s’élève à 75 et 80 ; la part du capital est descendue à 25 et 20 francs. Il est impossible que le pouvoir d’achat n’augmente pas en faveur de salaires qui augmentent.

Ce n’est pas tout. A mesure que la rémunération du travail devenait plus abondante, la durée de ce même travail diminuait. Il y a cinquante ans, la journée de travail, dans les usines, dans les manufactures et la plupart des ateliers, était au minimum de douze heures ; les journées de treize et même de quatorze heures n’étaient pas rares. Aujourd’hui, il est assez difficile d’établir une moyenne, parce que la durée effective de la journée de travail varie suivant les régions et suivant l’époque de l’année ; néanmoins la longueur de la journée réelle de travail a été évaluée par les économistes à dix heures et demie, et les deux tiers des journées sont de dix à douze heures. La durée la moins longue s’observe dans les mines, où elle ne dépasse pas huit heures, et la plus longue dans le groupe des industries textiles, surtout dans les petits ateliers.

— Qu’importe, dira-t-on, que les salaires augmentent, si la vie devient plus chère ? — C’est là encore, en effet, un des mauvais côtés de la situation. Mais les statisticiens répondent que la hausse des salaires dépasse de beaucoup celle des denrées et des vêtemens, et que la condition matérielle des travailleurs s’améliore. La surface des terres cultivées s’est élevée de 4 millions d’hectares à 7 millions et le rendement total a plus que doublé ; la consommation en pain s’est élevée de 2 hectolitres à 3 par tête d’habitant. Historiens et économistes[7] font observer que, sous l’Empire et sous la Restauration, le premier mérite d’un préfet était de pourvoir aux subsistances, non seulement aux époques de troubles, mais au cours des hivers ordinaires ; on sait l’énorme mortalité en temps de disette. Aujourd’hui les approvisionnemens sont réguliers ; non seulement la quantité, mais la qualité des alimens s’est accrue ; la moyenne de la consommation de viande pour toute la France a doublé depuis 1812 et triplé à Paris. Inutile d’insister sur l’évidente amélioration des vêtemens et des logemens ; non seulement les maisons sont beaucoup plus nombreuses, mais elles sont plus divisées, sinon mieux, et plus aérées : le nombre de fenêtres a augmenté dans la proportion de 5 à 7. Les sociétés d’habitations ouvrières se sont multipliées, notamment à Lyon, où l’on a construit 1 000 logemens sains dans 100 maisons, à Paris (500 logemens), à Rouen (100 logemens).

Les économistes, il est vrai, se contentent trop de comparer la classe des travailleurs avec elle-même à des époques différentes. Il faut aussi la comparer aux autres classes, pour savoir si l’égalité est allée croissant entre elles. Le calcul des ressources matérielles n’est pas tout : il faut tenir compte du moral, qui joue le principal rôle dans le bonheur. Tout est comparatif et relatif dans la société humaine comme ailleurs. Lassalle allait jusqu’à dire qu’on doit mesurer la condition d’une classe non point par rapport aux troglodytes de l’âge de pierre, mais par rapport à ses compagnons d’humanité. Là est effectivement le point faible de l’optimisme économiste. Il est probable qu’aujourd’hui, plus que jamais, le pauvre souffre de la richesse du riche. Mais, d’autre part, jamais le riche n’a tant souffert de la misère du pauvre ; jamais il ne s’en est préoccupé comme de nos jours, jamais il n’a tant cherché de remèdes. Malgré les réserves que nous venons de faire, on peut soutenir que la distance devient moins énorme entre les capitalistes et les travailleurs. MM. Leone Levi et Giffen ont montré pour l’Angleterre que le revenu moyen des classes ouvrières s’était, de 1851 à 1881, augmenté de 59 pour 100, tandis que celui des classes moyennes ne s’élevait que de 37 pour 100, et que celui des classes aisées s’abaissait de 30 pour 100. M. Harzé, pour la Belgique, a fait voir que, dans l’espace de trente-quatre ans, la part proportionnelle de l’exploitant par rapport à l’ouvrier est tombée de 18,3 à 7,36 pour 100, c’est-à-dire qu’elle a diminué de plus de moitié, tandis que la part de l’ouvrier était plus que doublée.

D’autres considérations montrent que l’amélioration du sort des travailleurs est réelle. Il y a cinquante ans, alors que l’industrie sortait à peine de « la période chaotique, » les institutions patronales n’existaient pas ; l’ouvrier devait se contenter de son « salaire argent » sans autres avantages accessoires. Aujourd’hui, dans toutes les grandes industries de transport, de mines, de métallurgie, de produits chimiques, dans beaucoup de filatures et de tissages mécaniques, les ouvriers reçoivent gratuitement des secours en cas de maladie et ils bénéficient d’une pension de retraite, sans parler d’autres avantages accessoires tels que chauffage gratuit, logemens à bon marché, économats, etc. Il est assez difficile d’apprécier rigoureusement pour combien ces avantages entrent dans l’augmentation du bien-être ; mais il est manifeste que cette augmentation est très appréciable. Les économistes rappellent aussi les établissemens où la participation aux bénéfices est appliquée ; mais l’expérience, quoique ayant donné d’excellens résultats, n’a pas été assez généralisée pour qu’elle puisse entrer en ligne de compte dans l’amélioration générale du sort des ouvriers.

Devant ces faits, que penser des deux prétendues lois fondamentales du collectivisme : « Les riches deviennent toujours plus riches, les pauvres deviennent toujours plus pauvres ? » Nous avons sous les yeux leur réfutation vivante et mouvante.


IV

Si certaines concentrations capitalistes, en notre siècle, ont pu se produire et se montrer injustes, c’est qu’elles n’avaient encore devant elles que de la poussière d’hommes. Mais les unions anglaises de travailleurs, par leur cohésion et leur discipline, ont réussi à faire fléchir les grands entrepreneurs d’industrie. Les Chevaliers du travail, dans le Nouveau Monde, ont également entrepris la « rédemption économique » des travailleurs. Au régime de la guerre plus ou moins latente peut succéder un régime de paix. Le but doit être de faire acquérir progressivement les instrumens de travail par les associations ouvrières elles-mêmes.

La France serait-elle, comme on l’a prétendu, particulièrement rebelle à ce dernier progrès ? Que de théories, de paradoxes et de lieux communs n’a-t-on pas énoncés à propos du développement plus ou moins grand chez les divers peuples de l’esprit d’association ! On a soutenu que cet esprit est très médiocre en France par l’effet de je ne sais quelle fatalité de race. Nous serions trop individualistes selon les uns, pas assez selon les autres. Les étrangers nous demandent avec ironie comment le peuple qui se dit le plus sociable a si peu la pratique des sociétés et associations. Ils nous opposent les nombreuses sociétés des pays anglo-saxons, où l’on voit des gens se réunir même pour commenter Browning ou Tennyson : les Anglais individualistes seraient-ils donc plus sociables que les Français ?

Non, mais l’excès même de sociabilité n’est pas toujours une bonne condition mentale pour le développement des associations particulières. L’esprit français, — comme l’esprit romain, qui a exercé sur lui une triple influence par le catholicisme, par le droit, par la littérature, — a une aspiration à l’universel ; il aime les idées générales et, de plus, à cause de sa sociabilité, il les applique volontiers aux autres comme à lui, à l’humanité entière. Quand il est individualiste, il l’est pour lui-même et radicalement, sans s’arrêter aussi volontiers que d’autres nations à des groupes particuliers, à des associations particulières : celles-ci n’offrent à ses yeux ni l’universalité dont il est épris, ni la liberté personnelle et même individuelle dont il est également épris, surtout aux heures de résistance. C’est ce qui fait qu’un esprit trop rationaliste, joint à une sociabilité trop universelle et trop indéterminée, a médiocrement favorisé, de nos jours, le développement des associations, qui, en outre, impliquent des intérêts communs à un groupe et, par cela même, une préoccupation utilitaire.

M. de Boyve, qui est à la tête des deux grandes associations nîmoises, a cherché dans le caractère même du Français les principales raisons pour lesquelles il est si en retard sur l’Anglais dans l’œuvre de la coopération. Il nous montre l’Anglais froid, tenace, prêt à tous les sacrifices, ne se laissant pas influencer par le qu’en dira-t-on, disposé à admettre les supériorités et sachant s’en servir, fier de celle de son pays, qu’il surfait volontiers, respectueux de la religion, patriote à l’excès, entreprenant, poussant le souci de l’intérêt national jusqu’à devenir égoïste, faux, insupportable quand cet intérêt est en jeu, bien qu’il se montre individuellement ennemi du mensonge. En regard, M. de Boyve nous peint le Français léger, spirituel, impétueux, toujours préoccupé de l’opinion d’autrui et cherchant ce qui peut le faire briller, très égalitaire, n’aimant aucune supériorité, pas même celle de son pays, qu’il dénigre souvent ; ayant pour idéal la subordination et la quiétude de la vie dans l’irresponsabilité, en appelant toujours au gouvernement pour tout ce qui touche à ses intérêts ; railleur et frondeur à l’égard des choses religieuses ; chevaleresque, d’ailleurs, et prêt à se sacrifier pour toutes les nobles causes, sans calculer ce qui pourra en résulter pour lui-même, mais aussi trop prompt à brûler un jour ce qu’il aura adoré la veille ; enfin, désintéressé en politique et très sensible à l’injustice des nations et des gouvernemens qui abusent de sa loyauté. Transportez dans les associations ces esprits différens de l’Anglais et du Français ; il est clair que les divisions politiques et religieuses, en France, entraîneront la difficulté de se grouper, que l’esprit de dénigrement empêchera la discipline, que l’ouvrier ne se souciera pas d’être gouverné par ses pairs ; il refusera d’abandonner son indépendance et son argent pour une association qui est tout près de lui et soumise à sa critique, alors qu’il s’adapte volontiers à la grande et lointaine association de l’Etat, dont il s’exagère les infaillibles vertus. Docile aux injonctions d’un employé d’administration, dit M. Gide, il n’acceptera pas d’être gouverné par son camarade. Aux socialistes, la coopération paraît « trop bourgeoise, » aux libéraux trop socialiste. Chaque parti ne veut consentir qu’à la pleine satisfaction de ses vœux et à la pleine réalisation de ses théories. En attendant, il laisse flotter son drapeau et l’élève le plus haut qu’il peut dans les airs pour que tout le monde l’admire. Et il est content. « La coopération, disait amèrement Blanqui, est venue en aide à l’ennemi et s’est mise à démolir la Révolution en remplaçant un drapeau par le Doit et Avoir. Depuis 1789, l’idée seule est la force et le salut des prolétaires. Ils lui ont dû toutes leurs victoires... Que le peuple ne sorte pas de l’idée pour se jeter dans la spéculation. La spéculation, c’est la voie de l’iniquité et des exploiteurs, ce n’est pas la sienne, il y périrait. » Ainsi, sous prétexte d’idée, on refuse les réformes pratiques et on demande la révolution. Grâce à cet esprit « radical » et « intransigeant, » nos ouvriers français ont pour adage : tout ou rien. Ils seront partisans d’un collectivisme qui, en le supposant réalisable, ne pourrait être réalisé que dans quelque deux cents ans, et ils refuseront les réformes à la portée de leur main, comme l’association coopérative, qui leur paraît une « demi-mesure. » Aussi M. Jules Guesde, au congrès de Marseille, en 1879, n’eut-il pas de peine à faire voter la motion suivante : « Considérant que les sociétés de production et de consommation, ne pouvant améliorer le sort que d’un petit nombre de privilégiés, etc. »

Remarquons-le cependant : la tendance à la fois trop universalisa et trop individualiste des Français ne s’est guère manifestée que depuis un siècle ou deux. Au moyen âge, pendant la belle période, de tous les peuples de l’Europe, ce fut précisément la France qui posséda les associations ouvrières coopératives les plus nombreuses et les plus importantes. Seulement, dans la suite, nulle part la royauté et les classes bourgeoises n’ont eu autant d’influence, nulle part le principe de l’association chez les travailleurs n’a plus souffert. Ce principe y aurait peut-être disparu, sans la résistance des sociétés de compagnonnage. Dans les États germaniques et anglo-saxons, où le pouvoir central avait été moins fort et où, de plus, les ghildes avaient eu plus d’importance, les associations ouvrières se maintinrent mieux et plus longtemps[8]. En Italie, les associations ont eu un grand rôle, et tout récemment encore, à partir de 1880, elles ont pris un développement énorme, jusqu’à devenir par leur fédération une des causes des dernières révoltes en Italie. On prétendait pourtant que l’Italien était individualiste, et, disait M. Garofalo, « impropre à l’association ! » Il faut se défier de toutes ces généralisations arbitraires et ne pas attribuer à la France plus qu’à l’Italie une sorte d’inaptitude foncière à s’associer. Les lois, les mœurs, la politique, l’histoire même et les traditions ont joué en tout cela le plus grand rôle. Si la liberté d’association a été entravée en France par tout un arsenal de lois dues à la Révolution et à l’Empire, si le droit public est resté hostile au principe d’association, ce fait tient encore moins au caractère même de la nation qu’aux événemens historiques et à la situation de la France, qui l’obligeait à un gouvernement fort, très centralisé, alors que l’Angleterre, dans son île, pouvait laisser champ libre aux individus et aux associations. Enfin le petit commerce, qui a en France un développement aussi considérable qu’il est faible en Italie, fait obstacle par son hostilité au développement des associations.

Au reste, quoique inférieur encore à celui de l’Allemagne et de l’Italie, le mouvement des sociétés coopératives s’est cependant accentué en France. Nos 1 200 sociétés de consommation comprennent un nombre considérable d’adhérens. Nos coopératives de crédit, encore trop peu nombreuses, comprennent 26 banques populaires et 126 caisses agricoles. Mais les sociétés de consommation, même les mieux organisées, ne sont qu’au début de leur haute mission sociale. Leur vraie fin ne doit pas être seulement de vendre du café et du sucre le meilleur marché possible et de partager ensuite les bénéfices. A mesure que les consommateurs associés comprendront qu’une force économique considérable réside en leur faculté d’achat, à mesure qu’ils concentreront mieux cette force, la société de consommation se changera plus vite et plus sûrement en société de production et, par cela même, mettra un terme à l’enrichissement de quelques-uns au préjudice de tous. Là est l’avenir[9].

Les œuvres de solidarité ont subi une évolution digne d’intérêt dans notre siècle. L’association des capitaux, la société anonyme ou par actions a été le premier et dominant phénomène des deux premiers tiers de ce siècle, en France comme ailleurs. Nous lui avons dû un développement extraordinaire de l’industrie et de la richesse, mais elle a favorisé outre mesure l’esprit de spéculation et on lui reproche avec raison de n’avoir rien fait pour développer moralement la personne de l’associé, quantité négligeable qui s’effaçait alors devant le capital[10]. Un fait nouveau marque le dernier tiers de notre siècle : c’est l’avènement du second type économique de l’association, celle des personnes unies par contrat. La machine même, après avoir mis la personnalité de l’ouvrier en servage, tend aujourd’hui à son émancipation. En effet, la machine a groupé d’abord les ouvriers dans l’obéissance mécanique et quelque peu servile ; mais, aujourd’hui, elle les groupe dans l’action collective et libre ; les usines sont devenues les élémens et comme les cités d’une nation ouvrière qui se développe au sein de la grande nation.

La loi a autorisé les syndicats professionnels, œuvres contractuelles, en exigeant (par une restriction nécessaire et malheureusement trop négligée) qu’ils se renferment dans leurs attributions propres. La fâcheuse tendance des syndicats ouvriers, qui commence à se montrer même en Angleterre, c’est de retourner aux principes des corporations fermées, en limitant le nombre des ouvriers d’un même métier. Chez nous, les syndicats manifestent encore bien plus cette tendance au privilège ; elle les mène à des abus de force ou de pouvoir analogues à ceux qu’ils reprochent aux coalitions de capitaux, mais bien plus violens et bien plus nuisibles. Nos syndicats n’ont pas gardé le caractère professionnel : ils ont voulu devenir les organes attitrés et officiels des ouvriers dans les domaines les plus divers. On les a trouvés partout, et presque toujours en dehors de leur rôle. Ils ont cédé à une double tentation : imposer leur tyrannie à tous les ouvriers, s’imposer eux-mêmes aux pouvoirs publics comme les représentai exclusifs du monde des travailleurs. En France, les chefs des syndicats ouvriers font beaucoup plus de politique qu’ils ne travaillent. En Angleterre, le principe proclamé par les chefs de l’armée ouvrière est le suivant : « Ne vous inquiétez jamais de ce que vous ne pouvez atteindre et ne vous troublez pas de ce que vous ne pouvez éviter[11].» Voilà qui est anglais. Nos ouvriers, eux, semblent avoir adopté la devise : « Réclamez toujours l’impossible et ne vous résignez jamais à l’inévitable. »

Cependant, les économistes en conviennent, pour dix syndicats plus ou moins illégalement constitués, qui sont dangereux, qui exercent un vrai despotisme, qu’il est urgent de surveiller et de contenir en appliquant les dispositions légales, il y en a cent conformes à la loi, qui rendent les plus grands services[12]. Nous avons en France près de 6 000 syndicats : 1 818 syndicats patronaux, 2 378 syndicats ouvriers et 1800 syndicats agricoles. Les syndicats d’agriculteurs ont eu une brillante carrière depuis la loi de 1884. Si l’on veut savoir à quels besoins ils répondent, il suffira de rappeler qu’ils fournissent, directement ou par les sociétés coopératives auxquelles ils sont affiliés, le fumier, les engrais, les semences de choix et les insecticides. Ils mettent à la portée des ruraux, par l’enseignement mutuel, les élémens de la pratique agricole ; ils livrent à peu de frais, parfois gratuitement, l’outillage le plus nouveau et le plus perfectionné. C’est grâce à eux et aux associations coopératives de crédit qu’on a pu reconstituer les vignobles détruits par le phylloxéra.

La richesse même et la force des associations de travailleurs finiront par devenir plutôt des garanties de modération. En Angleterre, avant de risquer de perdre leurs réserves, les associations pèsent avec soin les chances de succès et ne se risquent pas à la légère. Si, en France, les syndicats entraînent aujourd’hui de grands abus, c’est, en partie, qu’ils ne sont pas encore aussi puissamment organisés qu’en Angleterre ; leur infériorité numérique fait aussi leur infériorité morale en les livrant aux meneurs, aux jeunes exaltés, aux « avancés. » A mesure qu’ils deviendront plus forts et plus larges, ils verront la minorité violente se noyer dans la masse ; les résolutions qui engagent tous les membres d’un même corps d’état seront prises avec plus de réflexion et plus de maturité. En outre, la puissance même de ces associations, par la crainte inspirée aux patrons, dispensera les ouvriers de recourir à la grève. Un économiste, M. Gide, a justement comparé l’armement des travailleurs, paix armée entre le capital et le travail, au développement énorme de l’organisation militaire, qui, en attendant un régime meilleur, maintient entre les peuples une paix internationale, précaire sans doute, mais constituant néanmoins un progrès. Voilà bientôt trente ans qu’il n’y a pas eu de guerre en Europe, tant on craint les désastres universels que déchaînerait une rupture, sur un point quelconque, de cet équilibre si chèrement maintenu. On peut espérer que les syndicats acquerront la sagesse avec la force.

Mais il faut craindre aussi et réfréner les abus de la force ; on peut voir un jour se produire une fédération des syndicats, un gouvernement dans le gouvernement, sans charges et sans responsabilité, dictant des ordres à huit millions d’ouvriers, de manœuvres et de paysans, arrêtant le travail suivant ses caprices. Les ouvriers comprennent-ils que les membres de cette grande fédération seraient nommés, non pas au suffrage universel, mais par un suffrage à deux ou trois degrés, et le plus souvent par une infime minorité d’électeurs ? Croient-ils que les élus auraient la capacité de gouverner au gré de tous les corps d’état ? C’est de ce côté que la société doit se défendre. Les lois actuelles sur les syndicats en assurent l’irresponsabilité presque complète, leur permettent de se changer en sociétés secrètes, leur confèrent une existence et une propriété perpétuelle, qui, sous le rapport mobilier, peut être indéfinie. Il y a là des dangers qui appellent l’attention du législateur.

Dans la période inorganique que nous traversons, les grèves

[13] ont été un moyen de lutte inévitable. Il ne faut pas voir seulement le côté intéressé et violent des grèves, il en faut reconnaître aussi le côté désintéressé. En France surtout, pour une idée politique, pour un simple « principe, » on a vu d’immenses grèves se produire et s’éterniser. Au prix de quels sacrifices ! Et que ne ferait pas, au service d’une meilleure cause, cet esprit d’abnégation ?

La loi qui organise la conciliation et l’arbitrage est le complément de la loi sur les syndicats et sur les grèves. La loi sur l’arbitrage n’a cependant pas donné chez nous les résultats qu’on en attendait ; non, comme le disent les socialistes, parce que l’arbitrage n’est point obligatoire, mais parce qu’il ne constitue pas, à l’exemple de l’Angleterre, un tribunal permanent, toujours prêt, toujours actif. En outre, l’esprit d’indiscipline, fréquent chez le Français et augmenté encore par une éducation incomplète, fait que tantôt les patrons, tantôt les ouvriers (comme à Carmaux), après avoir demandé des arbitres, refusent de se soumettre à leur décision. Dès lors, à quoi bon l’arbitrage ? Il n’en est pas moins certain que, par le progrès de l’esprit public, l’arbitrage deviendra plus fréquent et plus efficace.

Mais les coalitions et les conciliations ne sont que des palliatifs. Sous un tel régime subsiste encore la lutte de tous contre tous, avec un reste de chaos économique. Au travail inorganisé et désordonné doit donc, sous une forme ou sous une autre, succéder l’organisation rationnelle ; au pur individualisme, l’association. M. Otto Gierke[14] et M. Ad. Prins[15] ont parfaitement montré que la corporation du moyen âge, entreprenant de garantir à l’associé tout l’ensemble de sa personnalité, aboutissait à l’absorber et à l’enchaîner. De plus, elle le parquait dans des groupes entre lesquels étaient des démarcations tranchées ; elle arrivait donc à constituer des ordres et des privilèges. Au contraire, l’association actuelle n’absorbe plus la totalité de la personne : elle ne garantit à l’individu qu’un résultat déterminé et particulier ; par cela même, « la spécialisation du but entraîne la spécialisation du sacrifice que chacun doit à son groupe. » Le citoyen n’est pas obligé à un choix exclusif ; il peut être membre de plusieurs associations à la fois, dont aucune ne confisque ou ne devrait confisquer son indépendance. Même quand les associations réunissent en un seul ensemble divers objets spéciaux, même quand elles absorbent l’activité matérielle des associés, elles n’absorbent pas leur personnalité juridique, qui n’y est jamais épuisée. Les groupemens modernes, n’enveloppant plus les individualités, mais protégeant les intérêts, peuvent devenir compatibles avec la liberté, à la condition que l’on défende les individus contre tout compelle intrare, que la porte de sortie leur reste toujours ouverte et que leurs mises pécuniaires ne demeurent pas absorbées dans la masse sans reprise possible de leur part. La législation a ici beaucoup à organiser.


V

Outre la vis medicatrix qui appartient spontanément à la société humaine comme à la nature, l’intervention volontaire des individus et de l’Etat doit contribuer à diminuer les maux. C’est ce qui a lieu en France. Toutes les institutions charitables de prévoyance et d’épargne se multiplient, et leur fonctionnement se simplifie de jour en jour. Les sociétés de secours mutuels ont dépassé aujourd’hui le nombre de 10 000, comprenant 1 million et demi d’adhérens, possédant 235 millions et servant 32 705 pensions de retraite. Les fondations patronales sont devenues innombrables ; la plupart des patrons ont compris la nécessité de donner à l’ouvrier, par des caisses de secours et de retraites, par l’éducation, par le plaisir même, plus de satisfaction dans le présent et plus de sécurité dans l’avenir. L’étude de toutes les questions qui intéressent l’ouvrier a été stimulée et facilitée à Paris par la création de l’Office du travail. Lyon a ouvert une « école de la charité, où chaque génération vient puiser des notions précises sur les moyens de faire le bien ; » le jeune homme qui, dans l’administration des hospices, a reçu à vingt-cinq ans « l’empreinte du malade et du pauvre, » est prêt à s’enrôler dans une des nombreuses œuvres privées. Ainsi a été fondé le « Dispensaire général, » qui permet chaque année le traitement de 8 000 malades à domicile. Ajoutez l’Hospitalité de nuit, Imites les œuvres pour les malades, pour les femmes en couches, les convalescens, les incurables, les enfans, les orphelins, les jeunes gens, les vieillards. La Société d’Enseignement professionnel du Rhône compte plus de 180 cours et plus de 6 000 élèves ; elle en a reçu plus de 120 000 depuis l’origine ; elle a élevé le « niveau intellectuel et technique » d’une grande partie de la population.

L’Office central des Œuvres charitables a dressé un inventaire des « richesses morales » de notre pays ; il déclare n’avoir jamais vu « une plus prodigieuse création en tous genres. » Du berceau à la tombe, « tout ce que l’homme a pu inventer pour l’homme semble avoir été fondé en notre temps. » Voilà, a-t-on dit, la vraie France, « celle dont le cœur bat, celle que ne montrent pas nos romanciers en quête de plaies morales[16]. »

Mais les œuvres de charité et d’assistance ne suffisent pas. Elles ne doivent pas empêcher les œuvres de justice et de solidarité contractuelle, dont les associations et l’Etat nous offrent les types. Après avoir dit jadis : laissez faire les individus, faut-il aujourd’hui que l’Etat se borne à dire : laissez faire les associations ? Nous ne le croyons pas, et la persistance de beaucoup de misères, malgré tant d’œuvres charitables, ne permet pas de le croire. De nos jours, en France, autant qu’on peut juger par des documens encore incomplets, une population d’environ 10 millions d’adultes paye, en parts presque égales, au chômage et à la mort un tribut annuel de plus de 300 000 têtes ; on doit y ajouter près de 50 000 blessés et 200 000 sexagénaires devenus incapables, soit en tout plus de 350 000 personnes enlevées au travail. Quant au nombre des personnes que les victimes laissent après elles, on l’estime à 350 000, ce qui donne un total de 900 000 personnes, près du dixième du chiffre des adultes. 450 personnes environ sont inscrites comme mortes de faim. En présence de cette situation, on ne saurait admettre qu’il n’y ait rien à faire pour l’Etat et les communes, sinon de laisser les individus, isolés ou associés, se tirer d’embarras comme ils pourront, sauf à proclamer dans l’abstrait cet unique principe : « Tous les Français sont libres et égaux. »

Au reste, depuis vingt-cinq années, le gouvernement n’a pas cessé de faire des réformes en faveur des ouvriers. Par la loi sur la responsabilité en cas d’accidens, la protection de l’Etat enveloppera la vie entière de l’ouvrier. Au sortir de l’école, la loi sur le travail dans les manufactures reçoit, comme on l’a dit, le débutant entre ses bras. Si c’est un garçon, elle ne le livre à lui-même et aux chefs d’industrie qu’à partir de dix-huit ans ; si c’est une jeune fille, la loi la protège toute sa vie. D’après la loi de 1841, les enfans ne peuvent pas travailler dans les manufactures avant l’âge de huit ans ; d’après celle de 1874, avant l’âge de douze ans ; enfin, d’après celle de 1892, avant l’âge de treize ans. Et la durée du travail est sans cesse abrégée. La loi protège les enfans ambulans, surveille les enfans du premier âge, les enfans moralement abandonnés ; la loi établit l’inspection du travail et le contrôle des établissemens insalubres. Elle supprime les livrets d’ouvrier, elle crée le Conseil supérieur du travail, ainsi que le Conseil supérieur d’hygiène. Elle crée la caisse d’épargne postale ; elle règle l’arbitrage, s’occupe des logemens ouvriers et des habitations à bon marché ; elle protège le salaire contre la saisie ; elle s’occupe du maximum du prix des denrées, etc. Le contrat de louage des services a été modifié par la loi du 27 décembre 1890 au bénéfice des ouvriers. Enfin, et surtout, la loi a permis aux travailleurs de chercher dans l’association le moyen de lutter à armes égales contre l’entrepreneur. Si l’association était assez généralisée pour assurer l’égalité entre l’entrepreneur et l’ouvrier dans le contrat de travail, l’intervention des pouvoirs publics serait inutile, et la solution du problème se trouverait tout entière dans la libre action des syndicats ouvriers. Mais il est loin d’en être ainsi. Le développement de l’association est une œuvre lente par elle-même, rendue plus lente encore par les obstacles qu’on lui oppose. En Angleterre même, il y a seulement deux millions d’unionistes sur cinq millions de travailleurs. L’intervention du législateur doit donc suppléer à l’insuffisance de l’action individuelle et de l’action collective, quand il s’agit d’assurer la conservation et le développement du bien le plus précieux d’un peuple, sa force de travail. Au reste, cette intervention du législateur, nécessairement prudente et progressive, toujours fondée sur la connaissance exacte des faits, n’a jamais entravé le développement des unions professionnelles ; elle les a, au contraire, fortifiées. L’exemple de la société des brodeurs de Saint-Gall confirme cette thèse, car, sans la législation suisse, dont cette société n’a fait que généraliser par contrat l’application complète, elle n’eût jamais atteint la même puissance ni la même efficacité.

Nous croyons que la perfection serait « la liberté organisée pour tous, » c’est-à-dire des organisations libres et reconnues, comme en Angleterre, mais étendant l’assurance à la masse, comme en Allemagne. Et nous pensons que l’État, en France, ne saurait se désintéresser de la question ; qu’il y a une synthèse à chercher des deux systèmes ; que, par exemple, ce ne serait pas une contradiction de rendre obligatoire l’entrée dans une des associations libres reconnues par l’Etat. Supposez, par pure hypothèse, qu’on dût un jour rendre obligatoire l’assurance contre l’incendie ; il ne s’ensuivrait pas que l’Etat dût être lui-même compagnie d’assurances. En tout cas, M. Prins a raison de le dire, le difficile problème du groupement des hommes est aussi important que celui de la répartition des richesses, et il y a une connexité intime entre ces deux ordres d’idées ; si donc nous voulons nous prémunir à la fois « contre l’atomisation et contre l’absolutisme, » nous devons rechercher le meilleur groupement possible des forces sociales et, en repoussant la tyrannie de l’Etat sans exclure le concours de l’Etat, multiplier les associations douées d’une personnalité collective et d’une vie organique. « Il ne suffit pas de ne point leur apporter d’entraves ; nous devons les encourager, les protéger et les reconnaître légalement[17]. »


En résumé, on peut conclure qu’un progrès social s’est déjà accompli et tend à s’accélérer en France : diffusion de la richesse dans le peuple et répartition plus égale de la propriété. C’est là, pour notre pays, au milieu de tant de misères qui frappent davantage les yeux, une condition fondamentale de stabilité, de moralité et de bien-être. Autant les déplacemens soudains de richesse sont dangereux pour la moralité nationale, autant la montée progressive de l’aisance la favorise. Si les effets moraux d’une meilleure répartition de la propriété ne se montrent pas encore chez nous, c’est que le phénomène est de date récente, que les inconvéniens du déplacement des richesses balancent encore les avantages, et que, par le retard de l’éducation morale sur l’instruction scientifique, les besoins se sont accrus plus vite que les moyens de les satisfaire. Tant il est vrai que la question sociale est aussi une question morale. D’une part, les riches sans culture morale ont toujours plus de puissance pour le vice que pour la vertu ; d’autre part, les hauts salaires accordés à des ouvriers incultes font souvent plus de mal que de bien ; car ils n’ont alors d’autres résultats « que de développer le chômage et l’alcoolisme[18]. » D’après une enquête de M. Adolphe Schulze, les ouvriers de la Saxe reçoivent un salaire moyen de 6 fr. 50 par jour ; mais ils n’ont pas de vie de famille, leur intérieur est sordide et repoussant ; ils vont s’étourdir au cabaret, et sont profondément aigris. En Silésie, au contraire, où le salaire est inférieur de moitié, le mineur connaît le confort et l’influence bienfaisante du milieu social ; il est heureux. Le bonheur n’est donc pas simplement « une question d’estomac. » Le cerveau et le cœur y ont le principal rôle. Cette vérité s’applique aux capitalistes comme aux travailleurs. La rapidité même avec laquelle naissent certaines fortunes capitalistes peut devenir pour elles une cause de ruine. Les hommes qui les ont édifiées n’ont pas eu le temps d’acquérir la culture morale indispensable à la conservation de leur patrimoine et ils n’ont pas donné à leurs enfans la forte éducation qui seule rend l’homme capable d’exercer la puissance. Les fortunes si rapidement formées, où on ne voit « qu’une faculté illimitée de jouissances, » s’écroulent rapidement. Le nombre de ceux qui ne travaillent pas diminue ; ils sont condamnés à disparaître. « La grandeur de notre époque, c’est que la puissance de l’argent n’est qu’apparente. L’argent, à lui seul, ne crée rien[19]. »

La civilisation d’autrefois était fondée sur la conquête des hommes ; celle d’aujourd’hui l’est sur la conquête de la nature. La première était l’application de la force ; la seconde est l’application de la science : or celle-ci, nous l’avons vu, en rendant la production de plus en plus abondante, tend à l’émancipation finale du travailleur[20]. La civilisation ancienne avait pour résultat la concentration des revenus ; la civilisation scientifique, après avoir, dans notre siècle de transition, aidé d’abord à une concentration analogue dont bien des effets subsistent encore, travaille, pour l’avenir, à la dispersion indéfinie des revenus entre les personnes et à leur union dans les associations.

Les ouvriers disent : — Nous possédions jadis deux choses : notre outil, notre foyer. L’outil est passé aux mains de ceux qui ont assez de capitaux pour acheter les machines, c’est-à-dire des outils collectifs ; le foyer, nous ne l’avons plus guère, forcés que nous sommes ou de vivre à l’atelier ou d’émigrer de ville en ville pour trouver du travail. — On vient de voir ce qu’il y a de juste en ces plaintes. Mais le foyer peut être rendu à l’ouvrier individuellement par la propriété privée, fruit de son épargne propre ; l’outil peut lui être rendu collectivement par les associations ouvrières, parce que l’instrument de travail fait partie désormais d’un outillage accessible aux seules ressources des associations. Il est donc clair que le progrès doit être double : d’une part, il doit individualiser de plus en plus le foyer et tout ce qui s’y rattache ; d’autre part, il doit socialiser, dans une certaine mesure, l’instrument de travail. Et ces deux progrès s’appellent mutuellement, loin de se contredire comme on le croit d’ordinaire.

Il faut donc que l’organisation des syndicats devienne enfin une école des intelligences et des caractères ; que les habitudes de prévoyance, ainsi que celles de soumission à des règles librement consenties, en un mot que les mœurs et la pratique de la solidarité rendent les travailleurs mûrs pour une forme supérieure d’organisation du travail. Celle-ci sera, selon nous, une organisation dans laquelle le capital, l’outillage et la direction intelligente de l’entreprise, ainsi que les bénéfices légitimes qu’elle procure, appartiendront aux travailleurs associés et, en conséquence, se distribueront entre eux proportionnellement aux mérites de chacun.

Ainsi, sans révolution et sans violence, se prépare une société où il y aura plus de justice. La vraie loi sociologique n’est pas la lutte des classes, phénomène transitoire ; c’est leur union progressive par la fusion croissante du capital et du travail. Les progrès de l’association et de l’organisation inquiétaient Renan : « Les valeurs morales baissent, disait-il, le sacrifice disparaît presque ; on voit venir le jour où tout sera syndiqué, où l’égoïsme organisé remplacera l’amour et le dévouement. » Mais est-il sûr que, si l’amour et le dévouement disparaissent, ce sera parce que l’esprit de solidarité et d’association aura augmenté ? La mise en commun des efforts et leur organisation savante supprimera-t-elle l’effort lui-même, avec son mérite et son désintéressement ? Si l’excès d’association peut nuire à l’initiative personnelle, l’excès d’individualisme ne favorise-t-il pas l’égoïsme ? Toutes ces appréciations vagues n’ont rien de probant, et nous pensons que, s’il y a aujourd’hui trop d’égoïsme sur bien des points, il se produit aussi, sur d’autres points, un développement supérieur de la solidarité et de la fraternité, où la France aura l’honneur d’avoir placé ses espérances.


ALFRED FOUILLÉE.

  1. Histoire économique de la propriété, t. Ier, p. 425.
  2. Le prix du charbon, dans les grandes villes, est établi par un syndicat de producteurs et de distributeurs. L’industrie du fer se concentre. Les grandes maisons comme celles des Armstrong et des Whitworth, Vichers, les grandes constructions de bateaux à vapeur de Barrow et de Maxims sont déjà « combinées. » Le procédé des grandes compagnies est bien connu : elles vendent à perte, s’il le faut, jusqu’à ce que les compagnies moins puissantes soient forcées de déposer leur bilan et achetées par les compagnies victorieuses. Le « libre marché, » dès à présent, n’existe plus pour l’antimoine, pour le nickel, pour le mercure, pour le pétrole, etc. Les grands trusts américains sont bien connus, ainsi que les cornerrings ou sociétés d’accaparement. Ces vastes compagnies sont devenues assez riches pour acheter les administrations, les juges des tribunaux, les hommes politiques, les journalistes, tous ceux qui peuvent les soutenir. Elles ont même essayé, en Amérique, de faire modifier le droit à leur profit en achetant un nombre de députés suffisant. De 1888 à 1889, ont surgi aux États-Unis environ cinq cents trusts et autres grandes « combinaisons, » qui provoquèrent une hausse de près de moitié dans les prix de la majorité des objets usuels. On arrive ainsi à avoir des États dans l’État, qui corrompent les cercles populaires, les cercles politiques, dictent aux chemins de fer et aux canaux les tarifs qui leur conviennent et traitent partout de puissance à puissance (1).
    (1) Voir le livre de M. de Rousiers : les Industries monopolisées aux États-Unis.
  3. Paul Leroy-Beaulieu, Traité d’Économie politique, t. IV, p. 135.
  4. Voyez le bel ouvrage de M. Ad. Prins, un des chefs de l’école demi-socialiste en Belgique : l’Organisation de la Liberté. Paris, Alcan, 1890, et le livre très important de M. Paul 1eroy-Beaulieu : Essai sur la Répartition des Richesses (1893).
  5. Voyez M. Cheysson, la Lutte des Classes (Revue de Sociologie, 1893).
  6. Voir la Théorie du Salaire et l’Ouvrier américain, par M. Levasseur et la Crise du Revenu, par M. Cheysson (Revue politique et parlementaire, 1898).
  7. Voir M. Levasseur, la Population, et la conférence de M. Picot intitulée : Sommes-nous en décadence ?
  8. Voyez Fournier de Flaix, A travers l’Allemagne.
  9. Voir Die schweizerischen Consumgenossenschaften, par le Dr Hans Müller. Bâle, 1896. Edité par la Fédération des Sociétés de Consommation.
  10. Voyez Ad. Prins, l’Organisation de la Liberté.
  11. Le Trade-Unionisme en Angleterre, pur MM. Paul de Rousiers, de Carbonnel, etc. Un vol. in-12 de la Bibliothèque du Musée social. Paris, 1897.
  12. M. G. Picot, Ibid.
  13. Voir le Trade-Unionisme, Ibid.
  14. Das deutsche Genossenschaftsrecht. Berlin,. 3 vol.
  15. L’Organisation de la Liberté.
  16. M. Georges Picot, Sommes-nous en décadence ?
  17. M. Prins, l’Organisation de la liberté.
  18. Ibid.
  19. M. Prins, l’Organisation de la liberté.
  20. C’est ce qu’a bien montré M. Paul Leroy-Beaulieu dans son Traité d’économie politique.