Le Régime directorial

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Le Régime directorial
Revue des Deux Mondes4e période, tome 134 (p. 337-363).
LE REGIME DIRECTORIAL
D'APRES DES DOUCMENS INEDITS

« Les cinq Directeurs, ne prétendaient point être des hommes de génie ; mais nous étions sûrs d’être des hommes de tête et de cœur, éprouvés dans les périls de la guerre et de la Révolution. Nous pouvons encore les regarder en face ! disions-nous ; et nous jurions de vaincre ou de mourir. Je vais rapporter ce que nous avons fait ou tenté successivement pour rendre à notre pays l’ordre, la paix et la liberté… »

Ainsi parle Barras[1]. C’est donc bien une apologie du Directoire que l’ex-Directeur a prétendu composer dans ses Mémoires, dont les deux premiers volumes sont déjà connus du public. Barras a-t-il réussi à réhabiliter le gouvernement quelque peu décrié dont il a fait partie ? Ou bien, au contraire, ne nous aurait-il, sans le vouloir, fourni qu’un nouveau témoignage contre ce régime qu’une ironique destinée a placé, — comme pour le mieux accabler par la comparaison du voisinage, — entre la grandeur tragique de la Convention et la glorieuse, la réparatrice période du Consulat ? C’est ce que va nous apprendre l’étude de la seconde partie des Mémoires de Barras[2].


I. — LA DISCORDE DANS LE GOUVERNEMENT

Dès les premiers mots, la profondeur des divisions qui travaillent ce gouvernement nous est révélée. Trois des Directeurs, Barras, Rewbell, La Revellière, sont en guerre avec deux autres, Carnot et Barthélémy. Guerre ouverte, sous forme d’altercations violentes qui éclatent entre eux à tout moment, et qui, de l’aveu même de Barras, transforment leurs délibérations en « combats de gladiateurs dans l’arène[3]. » Guerre occulte, au moyen de venimeux articles de journaux qu’ils inspirent, de bruits périodes qu’ils sèment les uns contre les autres. Barras a sa police secrète, dirigée par un maître en la matière, Fouché, qui espionne pour lui Directeurs, ministres, députés, et lui adresse chaque jour des rapports[4]. Et comment n’en aurait-il pas, « lorsque chacun avait sa police et sa contre-police… lorsque nous n’étions sûrs d’aucun de nos ministres ? »

Carnot et Barthélémy sont chassés, proscrits. L’harmonie va régner sans doute entre les Cinq. La glorieuse épuration du 18 Fructidor n’a pas encore un mois de date, que déjà les dissensions recommencent : « On m’insinue que le nouveau Directeur, Merlin, veut me perdre ;… Rewbell et La Revellière m’en voudraient aussi beaucoup, suivant certains rapporteurs[5]. »

Et il en sera de même jusqu’à la fin. La discorde est tellement l’essence du régime, que le personnel gouvernemental a beau changer, se renouveler, soit par le tirage au sort légal, qui rend vacante chaque année la place d’un des Directeurs, soit par les coups d’Etat : les divisions, les conflits mesquins d’ambition, de vanité, d’intérêts, recommencent aussitôt entre ces cinq hommes. Ils se haïssent et se méprisent. On verra comment Barras, au cours du tome III de ses Mémoires, traite ses collègues. Je me contenterai de citer ces quelques lignes sur Merlin : « À la même époque, on me remit une pièce, de la main de Merlin, qui aurait pu l’impliquer dans une association de fournitures très peu honorable. Je dois à la vérité de ne pas émettre une pareille assertion sans produire la pièce[6]… »

Carnot n’a pas une police qui lui procure, — Dieu sait par quels moyens ! — des papiers compromettans pour ses collègues. Mais, moins bien documenté que le prudent Barras, il n’est pas plus indulgent : « Cet homme (Barras), sous l’écorce d’une feinte étourderie, cache la férocité d’un Caligula… Rewbell était constamment le patron des gens accusés de vols et de dilapidations ; Barras, celui des nobles tarés et des pourfendeurs ; La Revellière, celui des prêtres scandaleux… Il n’est pas d’homme plus hypocrite et plus immoral que La Revellière ; la nature, en le rendant puant et difforme, semble avoir eu pour objet de mettre en garde ceux qui en approchent contre la fausseté de son caractère et la profonde corruption de son cœur[7]… » Nous ne nous portons pas garant des accusations de Carnot !

Lisez maintenant cette terrible déposition sur Barras : «… Il avait un mauvais ton dans la société et manquait de distinction… Avec une belle taille et une figure mâle, il conservait toujours quelque chose de cet air commun et hardi que donne la mauvaise société… Il a une grande aptitude à l’intrigue ; il y est infatigable… La fausseté et une dissimulation profonde, jointes à ses autres vices, n’avaient fait que se fortifier en lui avec l’âge. Au Luxembourg, il n’était entouré que des chefs de l’anarchie la plus crapuleuse, des aristocrates les plus corrompus, de femmes perdues, d’hommes ruinés, de faiseurs d’affaires, d’agioteurs, de maîtresses et de mignons. La débauche la plus infâme se pratiquait, de son aveu, dans sa maison… Le mensonge ne lui coûte rien, la calomnie n’est qu’un jeu pour lui. Il est sans foi, comme sans mœurs… Quoique brave comme soldat, il n’a aucun courage moral ; en politique, il est sans caractère ut sans résolution… Quoiqu’il eût toujours à la bouche le langage d’un patriote, et même celui d’un vrai sans-culotte, il s’environnait d’un faste extraordinaire. Il a tous les goûts d’un prince opulent, généreux, magnifique et dissipateur[8]… » C’est La Revellière-Lépeaux qui trace ce portrait de Barras : tant de fiel entre-t-il dans l’âme d’un théophilanthrope ! Le témoignage de l’honnête Gohier, un peu plus mesuré dans la forme, est au fond presque aussi sévère pour Barras[9]. Sieyès accuse Rewbell d’emporter des bougies dans sa poche au sortir des séances et colporte un méchant jeu de mots : « Ce monsieur Rewbell, il faut qu’il prenne tous les matins quelque chose pour sa santé[10]. »

Ainsi parlent les uns des autres ces hommes qui, de 1795 à 1799, ont été appelés à l’honneur de gérer ensemble les affaires de la France. Les observateurs ironiques des petitesses et des laideurs de la nature humaine ne manqueront pas de sourire au spectacle des sentimens naïvement dévoilés que se portent ces anciens collègues, si ardens à se traîner mutuellement dans la boue. Le cas paraîtra moins plaisant, pour peu qu’on veuille bien songer au prix dont un pays gouverné de la sorte a dû payer les dissensions de ses chefs. Barras va nous montrer qu’elles ont coûté cher, en effet, non seulement à la France, mais aussi à la liberté et à la République.


II. — LES PROCÉDÉS DE GOUVERNEMENT : 1o LA « POLITIQUE DE BASCULE »

D’un gouvernement, cet étrange pouvoir exécutif à cinq têtes n’a d’ailleurs que les apparences. Emanation de deux assemblées, les Anciens et les Cinq-Cents, que troublent de profondes, d’incurables divisions, le Directoire exécutif est comme elles en proie à l’esprit de parti et docile à toutes les suggestions de cet esprit.

Parti lui-même, il n’a pas la force de s’élever au-dessus des autres partis, de les dominer, de les rappeler à la concorde, de la leur imposer, s’il le faut, au nom de quelque haute et généreuse pensée de réconciliation nationale. Sans doute, les Directeurs s’appliquent à reproduire le geste et l’accent de leurs devanciers : pauvre parodie qui ne trompe personne, car il leur manque le souffle de foi qui rendait si vibrante la parole des grands conventionnels. Certes la Patrie, la Liberté, la haine des tyrans sont encore sur leurs lèvres. Mais quelque chose s’est insinué en eux, un ferment corrupteur que ne connaissaient guère les hommes de l’âge héroïque auxquels ils ont succédé : calculs égoïstes substitués à l’amour ardent de la chose publique ; arrière-pensées d’intérêt personnel influant sourdement sur la direction donnée à la politique intérieure ou étrangère, sur le choix des généraux, des ministres, des moindres agens ; favoritisme éhonté, exerçant une répercussion funeste sur les affaires du pays ; toutes les misères, enfin, d’un régime où la conception des véritables devoirs d’un gouvernement s’est à ce point affaiblie, que les détenteurs du pouvoir sont les premiers adonner l’exemple d’exploiter l’État au lieu de le servir. Une des mesures du Directoire dès ses débuts n’est-elle pas d’assurer une indemnité pécuniaire à celui de ses membres que le tirage au sort privera chaque année de sa lucrative fonction[11] ! À ce trait, mesurez la distance qui sépare les nouveaux maîtres de la France du laborieux et intègre Comité de Salut public. Mais comment la chose publique serait-elle leur plus chère, leur unique pensée, alors que la surveillance attentive et inquiète de la bascule politique les absorbe, les retient, les yeux obstinément fixés sur un seul point, pleins de joie ou d’effroi, selon que les oscillations de la machine, ses hauts et ses bas, rassurent ou inquiètent leur mesquine ambition ? Modérés d’une part, qu’on flétrit indistinctement du nom de royalistes ; patriotes ou jacobins de l’autre, qualifiés désormais d’anarchistes : entre ces deux partis rivaux manœuvrer, louvoyer, en les opposant l’un à l’autre, en les accablant, au besoin, l’un par l’autre, ne voilà-t-il pas un programme, une politique[12] ?

Politique d’équilibristes, non d’hommes d’Etat ! Ministres de l’ancien régime ou tribuns de la Révolution se proposaient autre chose que de rester debout sur une corde raide et d’éviter la culbute. Tandis que son nouveau gouvernement, infidèle aux fortes traditions de travail, d’activité, de dévouement au bien public, de désintéressement, qui sont l’honneur de la Convention, songe à lui-même beaucoup plus qu’aux grands intérêts qui lui sont confiés, la France souffre, toutes les parties du corps social sont malades : le pays, épuisé, ruiné, dévasté, semble prêt à tomber en dissolution.

Mais qu’importe ! Travailler au soulagement de ces misères, délivrer ce peuple du fléau de l’agiotage, du brigandage, de la guerre civile, imposer à tous les serviteurs de l’État la probité, la justice, l’exact accomplissement des devoirs de leur fonction, c’est besogne accessoire, à laquelle on se consacre seulement s’il reste du temps pour elle ! L’essentiel, c’est de garder par tous les moyens ce pouvoir dont on use si mal ; c’est d’opposer aux trames de ses adversaires d’autres trames plus adroitement et plus fortement tissues ; c’est de triturer avec art la matière électorale, c’est d’acheter ou de proscrire quiconque vous porte ombrage. A ces traits, ne reconnaissez-vous pas cette noble science de la politique, avilie, rendue malfaisante, telle enfin que les politiciens l’ont faite ? Et l’un des méfaits du Directoire, le pire de tous peut-être, est précisément d’avoir inauguré, avec les louches pratiques de son gouvernement intérieur, l’ère néfaste des politiciens.

III. — LES PROCÉDÉS DE GOUVERNEMENT :
2° LE RESPECT DE LA CONSTITUTION, DE LA LIBERTÉ, DE LA JUSTICE

Dans une proclamation de Brumaire an IV au Peuple Français, le Directoire avait promis, — risum teneatis ! — « que l’inflexible justice et l’observation la plus stricte des lois seraient sa règle. » Il s’engageait « à éteindre tout esprit de parti…. à régénérer les mœurs,… à étouffer l’agiotage[13]… » Protestations de respect pour la légalité, belles phrases émues sur l’inviolabilité de la représentation nationale, se retrouvent dans un Message aux Cinq-Cents du 21 Prairial an IV[14]. Jamais gouvernement n’a violé avec plus d’impudeur les promesses de ses débuts.

Son respect de la légalité, c’est par des attentats contre les élus de la nation qu’il le manifeste. Coup d’Etat contre les royalistes au 18 Fructidor an V (4 septembre 1797) : opération superbe et fructueuse, cent quatre-vingt-dix-sept députés expulsés des Conseils par voie de proscription ou d’invalidation ! Coup d’Etat, quelques mois après, le 22 Floréal an VI (11 mai 1798) contre les « anarchistes » : soixante députés républicains, légalement élus, sont cette fois privés du droit d’exercer leur mandat, et la politique de bascule compte un nouveau triomphe, non moins triste que l’autre, puisqu’il est, comme le premier, remporté sur la Loi. Et voici que l’émulation gagne les Conseils. Coup d’État du 30 Prairial an VII (18 juin 1799) : le pouvoir législatif, deux fois décimé, prend sa revanche sur l’exécutif et oblige deux Directeurs à se démettre, avec la complicité d’un troisième[15]. En moins de deux années, de septembre 1797 à juin 1799, trois secousses violentes qui ébranlent la Constitution jusque dans ses fondemens.

Quand il ne viole pas par d’audacieux attentats la représentation nationale, le Directoire cherche à se rendre maître des élections en les sophistiquant. Candidature officielle[16] et corruption électorale sont ses moyens : 185 000 francs sont affectés, de l’aveu de Barras, à « manœuvrer » les élections de l’an VI. Le président du Directoire reçoit 36 000 francs pour sa part. « Revellière, Rewbell lui-même trouvent ce genre de mesure fort immoral en soi, surtout dans une république, dont le principe est la vertu… Mais le Directoire, tout en rougissant, croit devoir arrêter une distribution d’argent qui sera faite aux préparateurs et machinateurs des élections[17]… » Tartufe eût-il mieux dit ?

Et c’est en rougissant aussi, je pense, que ce gouvernement pudique, ami de l’humanité comme de la vertu, condamne à la déportation sans jugement, après le 18 Fructidor, non seulement 53 députés, 2 Directeurs, 1 ex-ministre, 3 généraux, etc., mais en outre les imprimeurs, rédacteurs et propriétaires de 42 journaux[18] hostiles à sa politique ; qu’il décide de porter sur la liste des émigrés les déportés évadés de la Guyane[19] ; qu’il repousse la requête de Siméon[20], en dépit de la lumineuse dissertation juridique qui l’accompagne ; qu’il refuse, enfin, aux 100 prêtres détenus à Rochefort dans d’infects cachots les juges que ces malheureux demandent[21], de façon si digne et si touchante, avant d’être expédiés à Cayenne.

Liberté de la presse, justice, tolérance, humanité, respect de la loi et des institutions : de tout cela, le Directoire fait litière, avec un mélange de cynisme[22] et d’hypocrisie[23] dont aucune autre période de notre histoire ne fournirait sans doute un aussi parfait exemplaire.

IV. — IMMORALITÉ FONCIÈRE DU RÉGIME :
1° VÉNALITÉ, CONCUSSIONS AU DEDANS

Et voici un autre aspect, plus répugnant encore, de ce gouvernement.

Parmi ses membres, il en est un qui demeure, alors que les autres ne font que passer et disparaître, — victimes les uns de la Constitution qui prescrit le renouvellement partiel et annuel du personnel exécutif, — les autres de coups d’État qui les expulsent du Directoire, au mépris de cette même Constitution. Ce Directeur, qui par un privilège unique exerce ses fonctions depuis le premier jusqu’au dernier jour du Directoire, est donc, aux yeux de la France, l’incarnation du régime : d’autant plus qu’à l’avantage d’être resté sur la scène tandis que ses collègues la quittaient l’un après l’autre, il joint le prestige du rôle retentissant joué en de mémorables événemens, tels que le 9 Thermidor et le 13 Vendémiaire, dont le souvenir remplit encore tous les esprits.

Il n’est donc pas excessif de dire que Barras fut l’âme de ce gouvernement[24]. Et comme cette âme était une âme profondément corrompue, il en résulte que le gouvernement tout entier, bien que n’étant pas composé uniquement de malhonnêtes gens, porta néanmoins la marque propre à l’homme qui en était le moteur principal, et que le Directoire, considéré dans l’ensemble de ses actes, dans les procédés de son administration, de sa politique intérieure ou étrangère, fut, — de par l’action ininterrompue de la pensée perverse dont il subissait l’inspiration, — un régime de foncière immoralité.

Pour qu’il devînt tel, il n’était même pas nécessaire que certains de ses membres, Rewbell et Sieyès notamment, eussent — ainsi qu’on le prétend, à tort ou à raison — donné de tristes exemples d’avidité. Un gouvernement qui porte et garde dans son sein pendant toute la durée de son existence un ferment de corruption égal en malfaisance à celui que les vices de Barras y avaient déposé, ne peut pas, le voulût-il, être autre chose qu’un gouvernement corrupteur. Il ne peut empêcher les mœurs publiques de se modeler sur celles dont le scandaleux exemple est offert à tous les yeux par le plus brillant représentant du pouvoir : contre un pareil poison, c’est un pauvre antidote que la théophilanthropie de l’honnête La Revellière ! Et il ne peut pas empêcher davantage la probité personnelle de Carnot, de Gohier n’y suffira pas — que les agens de l’Etat, petits ou grands, voyant la concussion effrontément installée au pouvoir en la personne d’un des chefs de cet Etat, et du plus notable, ne se sentent par-là autorisés à trafiquer de leur fonction, comme ce Directeur vénal trafique de la sienne. Barras seul eût suffi, — même sans que d’autres immoralités, voisines et imitatrices de la sienne, l’eussent inconsciemment aidé dans son œuvre, — à exercer sur la société, sur les mœurs gouvernementales et administratives de son temps, et par là sur la conscience même du pays, la dissolvante influence qu’il semble bien qu’on lui puisse équitablement attribuer.

Il ne me plaît pas d’en dire ici plus long contre celui que M. Ernest Hamel qualifie d’homme « de sac et de corde », toujours prêt à se vendre au plus offrant. Je me dispenserai donc de montrer par quels procédés le gentilhomme ruiné des premiers temps de la Révolution se trouvait en mesure, sous le Directoire, de subvenir aux énormes dépenses du train fastueux qu’il menait, tant à Paris que dans son domaine princier de Grosbois. Je me contenterai d’adresser aux lecteurs qui voudraient être édifiés complètement sur ce point la recommandation de lire attentivement les explications que Barras donne sur ses louches relations avec l’envoyé de Venise Quirini[25], et avec l’agent royaliste Fauche-Borel[26]. Après avoir lu et pesé la valeur des argumens invoqués, — non sans adresse, — par Barras pour sa défense, les esprits impartiaux tireront telle conclusion qu’ils jugeront équitable.

Que Barras se soit engagé moyennant 700 000 francs à sauver la république de Venise, menacée par Bonaparte d’une subversion totale ; qu’il se soit laissé, moyennant douze millions, séduire à l’idée de préparer au prétendant Louis XVIII les voies d’une restauration, peu importe d’ailleurs. Un fait appartient sans contestation possible à l’histoire : c’est que le gouvernement directorial a donné au moins dans la personne d’un de ses membres, — si même il ne faut pas dire de plusieurs ! — les plus tristes exemples d’improbité.

Or ce ferment n’est pas resté confiné là où il avait pris naissance : il s’est répandu de proche en proche, il a gagné le corps même de la nation, gangrené la France tout entière. Et cette action corruptrice exercée par le régime auquel a présidé l’homme « sans foi ni loi[27] », le « plus effronté des pourris[28] » que fut Barras, est le second des crimes inexpiables que le Directoire a commis. Si je lui attribue le second rang seulement, c’est qu’il n’est en réalité qu’un complément nécessaire du premier : la création de la détestable politique des politiciens.

Tels maîtres, tels serviteurs. Les membres du Directoire exécutif, — certains d’entre eux tout au moins, — ont des appétits d’argent : leurs ministres en ont également. « Talleyrand a reçu de M. Sinking, envoyé de Hambourg, 500 000 francs pour le traité ; il en reçoit autant de Venise, et une somme énorme de l’Espagne pour influencer les élections et faire renvoyer la flotte[29]. » Mais quoi, le protecteur de Talleyrand, — en attendant qu’il devienne son mortel ennemi, — le puissant Directeur qui a ouvert à l’ex-évêque d’Autun les portes du ministère ardemment convoité, Barras, ne brasse-t-il pas une affaire du même genre avec M. d’Araujo[30], ministre de Portugal ?

Truguet a été chassé par le 18 Fructidor du ministère de la Marine, « où il avait porté les vues les plus saines et les plus étendues ». On exile l’amiral disgracié dans une ambassade, à Madrid. Il réussit à merveille dans ce nouveau poste. Mais il refuse de favoriser certains tripotages financiers de Talleyrand, qui, sous le couvert de sa fonction de ministre des Relations extérieures, étend jusque sur les pays étrangers le réseau de ses spéculations. Merlin, d’autre part, convoite l’ambassade de Madrid pour une de ses créatures, le médecin Guillemardet, incapable, mais conventionnel et régicide, deux titres que le 18 Fructidor vient de remettre en honneur. Truguet est donc révoqué. Comme il ne se presse pas assez de rentrer en France, on couche sur la liste des émigrés cet excellent patriote, qui est en même temps un républicain éprouvé. Truguet est réduit à se réfugier en Hollande. Le pays perd ainsi un bon ambassadeur, un bon marin. Une odieuse iniquité est commise. Mais Talleyrand pourra se livrer en paix à ses petites opérations. Et voilà, si je ne me trompe, un simple fait[31] qui éclaire d’une lumière assez vive les procédés, l’esprit, la moralité de ce gouvernement.

Sur toutes les avenues du pouvoir rôdent des hommes de proie en quête d’une fourniture, d’un marché : tel ce H… dont Barras nous dessine le profil de forban[32]. Ils assiègent les ministères, circonviennent. députés, ministres, Directeurs, achètent le droit de gruger impunément l’Etat. Les « pots-de-vin » coulent à flots. « Merlin est furieux contre Schérer. On en donne pour raison que le ministre de la Guerre n’aurait pas donné à Mme Villars, maîtresse de Merlin, des pots-de-vin qu’elle avait sollicités… Il paraît que Talleyrand n’aurait pas laissé aux choses attendues par Mme Villars le temps d’arriver à leur adresse[33]. »

Une doctrine infâme se répand : c’est que toute fonction publique doit non seulement nourrir son homme, le rémunérer de son labeur, mais l’enrichir. Comment ? Par de louches trafics, par l’exploitation de la parcelle de pouvoir, d’influence, dont tout fonctionnaire se trouve détenteur. « La place de Bourguignon (ministre de la police) a été l’objet de beaucoup de convoitises parce que de gros bénéfices sont censés attachés à ce ministère, notamment la ferme des jeux et tant d’autres revenans bons[34]… » Et, à tous les degrés de l’administration, on prévarique, on vole, chacun selon ses appétits ou selon les moyens qu’il a de les satisfaire. Énormes concussions des gros employés de l’Etat, rapines moindres des petits : un vent de malhonnêteté souffle — d’en haut — sur le pays. « Pillerie est leur devise », comme dirait Rabelais.


V. — IMMORALITÉ FONCIÈRE DU RÉGIME :
2° EXACTIONS AU DEHORS PAR LES AGENS ET LES ARMÉES DU DIRECTOIRE

Et ce n’est pas tout. La puissance corruptrice du régime est telle, qu’elle franchit les frontières, empoisonne les agens diplomatiques, les commissaires civils attachés aux armées, les administrateurs des pays conquis. « L’Italie est dans une déplorable situation ; de cruelles exactions ont soulevé les peuples[35]… Les agens civils ont fui et sont rentrés en France avec leurs rapines… » Jourdan écrit : « La mauvaise administration des agens du Directoire dans les pays étrangers a mis partout en horreur le nom français[36]. » Si impudentes ont été les exactions commises en Italie par divers agens, notamment par Trouvé, créature de La Revellière, que le Directoire, dans un bel élan de vertu, se décide à surveiller et à châtier les concussionnaires. Barras propose Fouché. Fouché, l’ami, l’associé du bandit H…, Fouché, l’entrepreneur de fournitures à l’armée d’Angleterre[37], Fouché gardien et vengeur de la morale ! Un énorme éclat de rire aurait dû, ce semble, répondre à cette proposition. Non pas ! Fouché est nommé, lâché sur la Cisalpine. Et les malheureuses populations italiennes ont à subir de la part du citoyen « agent en chef » de la République française une nouvelle razzia[38].

Toutefois la gloire de Fouché pâlit auprès de celle d’un autre Verrès, Rapinat. Épurer le Directoire helvétique à la façon française[39], c’est-à-dire en expulsant de sa propre autorité d’ « estimables citoyens » qui font partie de ce corps ; les remplacer « par des gens tout à fait indignes d’estime » ; de pareils exploits semblent trop minces à cet agent. Accompagné de deux secrétaires, Forfait et Grugeon, dont les noms symboliques encadrent assez heureusement celui de leur chef, Rapinat met en coupe réglée les finances helvétiques. Le scandale est tel qu’une plainte est adressée à Paris. Le Directoire délibère. Les faits sont patens : Rapinat « n’est pas seulement un exacteur impudent, c’est un faiseur de coups d’Etat audacieux. » Seulement, le drôle est beau-frère de Rewbell, qui lui a donné cet os, la Suisse, à ronger. Il serait regrettable de contrister l’âme de Rewbell… Rapinat est donc maintenu à ce poste, où il déshonore la République. Et la morale n’est vengée que par une épigramme :


La pauvre Suisse qu’on ruine
Voudrait bien que l’on décidât
Si Rapinat vient de rapine
Ou rapine de Rapinat[40].


Destitution, inscription de Truguet sur la liste des émigrés ; impunité, faveur de Rapinat : la politique même du Directoire résumée en deux actes cruellement significatifs, l’image du régime avec ses deux profils, l’un d’injustice et de violence, l’autre de cynique improbité.

Mais voici qui est plus douloureux, plus humiliant encore, — une autre plaie honteuse qu’il faut bien dévoiler aussi, et qu’on ne peut, après cent ans écoulés, exposer aux regards sans que quelque chose souffre au fond de nos cœurs. L’armée elle-même, cette généreuse armée où s’était réfugié pendant la Terreur le meilleur de l’âme ardente et pure de la Révolution, — l’armée est contaminée comme le reste ; en sorte que, par le rayonnement du foyer de corruption qui réside en son chef, la France est pourrie jusque dans le plus sain de ses membres. Et c’est Barras encore qui va nous montrer combien les armées du Directoire sont inférieures, — non pas sans doute en vaillance dans les soldats ni en talens dans les chefs, mais en valeur morale, — à ces admirables armées de l’an II.

Notons d’abord que le pays est dégoûté de cette guerre qui ne finit pas. Ces campagnes, ces conquêtes lointaines, auxquelles il ne comprend plus rien, le touchent beaucoup moins que les combats livrés naguère sur la frontière menacée. Dans les dernières années du Directoire, comme dans les dernières années de l’Empire, et en vertu de causes identiques, la France ne veut plus se battre : « les formes les plus inexorables sont employées pour lever la conscription[41]. » Lisez le récit des aventures de ce malheureux bossu[42], arrêté plusieurs fois par la gendarmerie, traîné de prison en prison comme réfractaire, malgré la dispense en bonne forme, pour cause d’infirmité physique, qu’il invoque : sommes-nous en l’an VII ou en 1813 ?

Dans ces armées, dont le recrutement devient difficile, la désorganisation règne : « tout y est en dislocation ; une partie des généraux est destituée et en instance d’être jugée ; les soldats sont fatigués, demandent à rentrer dans leurs foyers[43]… » Trop faible, trop divisé, trop mobile et trop ondoyant dans ses vues pour s’imposer avec la souveraine autorité du Comité de Salut public, le Directoire croit faire œuvre de gouvernement fort en prononçant de brutales et fréquentes révocations. C’est ainsi que Masséna est destitué. Le ministre de la Guerre s’interpose heureusement, obtient l’ajournement de la mise à exécution de l’absurde décret[44] qui, au moment le plus critique, va priver la France d’un pareil homme de guerre. Ce jour-là, Bernadotte a bien mérité du pays ; car c’est précisément quelques semaines après cet incident que Masséna remporte sa belle et décisive victoire de Zurich (septembre-octobre 1799).

Au ministère le plus important, — puisque la République est en guerre avec une partie de l’Europe, — au ministère de la Guerre, les titulaires du portefeuille apparaissent, passent, s’évanouissent avec une rapidité d’ombres de lanterne magique. L’exemple le plus significatif de cette désastreuse instabilité est fourni par Bernadotte. Appelé au ministère dans des circonstances très critiques, après le désastre et la mort de Joubert à Novi (août 1799), Bernadotte a fait preuve d’activité, de résolution, tant contre les soulèvemens royalistes à l’intérieur que contre la coalition[45]. Il a donc préparé, par une bonne administration, les deux grands succès de Brune en Hollande, à Bergen, et de Masséna en Helvétie, à Zurich (septembre-octobre 1799). Bernadotte, en butte à l’hostilité de Sieyès, qui voudrait la Guerre pour son protégé Marescot, n’en est pas moins chassé du ministère[46].

Autre trait qui, comme la résistance à la conscription, fait songer aux derniers temps de l’Empire : les généraux se jalousent, se montrent moins entreprenans, et, devenus trop riches, payent moins allègrement de leur personne sur le champ de bataille : « la discorde fait des progrès parmi nos meilleurs généraux ;… l’ardeur des chefs militaires commence à se ralentir : ils ont acquis la fortune[47] » Et comment l’ont-ils acquise ? Hélas ! en s’inspirant des exemples funestes que donnent les hommes qui gouvernent la France, en tirant profit de leurs commandemens, comme directeurs et ministres tirent profit de leurs fonctions, et, puisqu’il faut tout dire, en mettant au pillage les pays conquis.

La pénurie dans laquelle il est laissé par le gouvernement oblige Bonaparte à nourrir la guerre par la guerre, durant la campagne de 1790 et 1797. Des lourdes contributions qu’il lève sur l’Italie, deux parts sont faites : avec l’une, il nourrit, habille, solde son armée ; avec l’autre, il aide, entretient le gouvernement[48]. Le glorieux général de l’armée de Sambre-et-Meuse fait de même : Hoche met, lui aussi, de l’argent à la disposition du Directoire[49], et cet argent ne paraît pas avoir une provenance autre ni plus avouable que les millions expédiés à Paris par son collègue de l’armée d’Italie. Le plus répugnant des spectacles nous est ainsi offert : des généraux vainqueurs qui rançonnent impitoyablement les vaincus ; un gouvernement qui encourage ces déprédations, puisqu’il ne rougit pas d’en percevoir la dîme. S’ils revenaient parmi leurs successeurs, Marceau et Dugommier devraient se voiler la face. Exactions et rapines sont désormais mœurs courantes dans les armées, comme dans l’administration, comme dans le gouvernement de la République. A tous ceux qu’il emploie, le Directoire communique la tare d’improbité qui est en lui.


VI. — L’ESPRIT PUBLIC : LASSITUDE ET DECOURAGEMENT UNIVERSELS ; DÉCADENCE DE L’IDÉE RÉPUBLICAINE

Cependant, le pays souffre chaque jour davantage.

La Terreur frappée à mort avec Robespierre, on a cru que la crise financière allait cesser ; et cette idée ne fut certainement pas étrangère à la sensation de délivrance que la nation éprouva en apprenant le 9 Thermidor. Car, de même que la Bastille avait été le symbole de l’ancien régime, Robespierre avait fini par incarner aux yeux de la France le système terroriste et toutes ses violences, y compris celles de sa fiscalité.

Vain espoir ! Le pouvoir est aux mains des hommes qui ont tué Robespierre, et la crise financière dure toujours, puisque le duel engagé entre la Révolution et l’Europe, — cause profonde de cette crise, — n’est pas terminé. Et non seulement elle dure, mais elle rappelle par son intensité, comme aussi par le caractère des remèdes qu’on emploie pour la conjurer, les plus sombres jours du régime jacobin dont la France s’est crue délivrée. Conversion des assignats en mandats territoriaux, bientôt discrédités à l’égal des assignats eux-mêmes ; emprunt forcé de 600 millions ; augmentation des droits d’enregistrement et de timbre ; droit de passe sur les routes ; réduction de la dette publique au tiers pur une sorte de banqueroute de l’Etat : pas une condition sociale qui ne soit atteinte, brutalement lésée dans ses intérêts par les expédions désespérés d’une fiscalité aux abois.

Donc, Robespierre est mort, mais les procédés jacobins lui survivent. Rien n’est changé. Je me trompe ; il y a quelque chose de nouveau, un spectacle que ces jacobins détestés, que l’Incorruptible n’auraient pas toléré, et dont ils eussent avec raison lavé la honte dans le sang : la bande des agioteurs infâmes qui épie les réactions de ces mesures sur le crédit, qui guette les convulsions de la fortune publique, et, avec la complicité de certains hauts fonctionnaires de la République, dresse à grands coups de spéculations d’insolentes fortunes sur la ruine de tous. En sorte que ce peuple, si lourdement pressuré, n’a plus même comme autrefois dans sa détresse la consolation de se dire que c’est pour le salut de la patrie qu’on le réduit ainsi à la misère, puisqu’il sait, puisqu’il voit qu’une partie de cet or qu’on lui arrache reste aux mains de bandits, et puisqu’il reconnaît avec stupeur, au premier rang de ces bandits, quelques-uns des hommes — députés, ministres, Directeurs — qui le gouvernent. Ecoutez Mallet du Pan : « Nul pinceau ne peut rendre le tableau de cette capitale (Paris) où le pain ne se distribue que tous les deux jours, où chacun voit périr entre ses mains le signe représentatif de sa richesse, où la livre de chandelles coûte 200 francs (en assignats), où la population se divise en dupes et en fripons qui se volent eux-mêmes dans les poches, pendant que le gouvernement s’occupe à son tour de les voler. Une licence affreuse, plus de devoirs, de morale, d’honneur, de sentiment, de respect humain… Cette dépravation et cette misère répondent au gouvernement de la soumission du peuple[50]. »

Stofflet et Charette sont morts (25 février et 29 mars 1796) ; la Vendée est à peu près pacifiée par Hoche : et pourtant la guerre civile sévit toujours. Conjuré dans l’Ouest, le fléau reparaît dans le Midi, s’y installe, y prend, sous des formes diverses, le caractère d’une sorte de mal endémique. Routes infestées par le brigandage, pillage des caisses publiques, assassinats d’acquéreurs de biens nationaux, de fonctionnaires, de patriotes par les Compagnons du Soleil ou les Compagnons de Jésus : les excès de la Terreur blanche répondent dès la fin de 1795 aux excès de la Terreur révolutionnaire, les crimes des « chauffeurs » royalistes à ceux des tueurs jacobins de 1793.

La gendarmerie désorganisée est impuissante à contenir l’audace de ces bandes. Dans la Haute-Garonne, c’est une armée entière, 16 000 hommes, marchant le drapeau blanc déployé, au cri de « Vive Louis XVIII ![51] » A Paris même, collision sanglante entre « chouans » et républicains, à l’occasion de la réunion de la société du Manège (24 messidor an VII-12 juillet 1799). Partout l’insécurité, la violence rendue plus hardie par l’impunité, le vol à main armée, le meurtre, un déchaînement de passions sauvages déguisées en représailles politiques, une sorte de retour à l’état de nature, les deux tiers de la France offrant le spectacle d’une ville prise d’assaut, mise à sac.

Contre ces excès, qu’il n’a su ni prévenir, ni châtier, le Directoire édicte une loi dite des otages, imprégnée du pire esprit de la Terreur, frappant sans pitié les innocens pour atteindre les coupables — loi aussi barbare que les mœurs à la répression desquelles ses auteurs la destinent. Et le jour même où il la promulgue, il lance au peuple français une proclamation dans laquelle « il jure de s’ensevelir sous les ruines de la République, plutôt que de souffrir qu’il soit porté atteinte à la liberté[52]. »

Ce peuple pillé, massacré, le gouvernement l’accable sous le poids d’une législation tracassière et oppressive. Loi de police, soumettant à des formalités sans fin tous les Français de passage à Paris et non domiciliés dans cette ville ; peines correctionnelles contre quiconque se servira de cloches pour appeler les citoyens à l’exercice d’un culte ; célébration forcée du décadi, interdiction non seulement de tout travail, mais même défense aux commerçans d’étaler leurs marchandises, ce jour-là, sur la voie publique (décembre 1797) ; rétablissement de la contrainte par corps en matière civile, « vieille loi barbare tombée jadis sous les coups de Robespierre et de Danton[53] » ; responsabilité des imprimeurs pour tous ouvrages sortant de leurs presses : pas une de ces mesures qui ne soit intolérablement vexatoire, pas une qui ait — comme la plupart des mesures tyranniques ou sanguinaires de la Convention — l’excuse d’être imposée par l’inexorable nécessité du salut public ; pas une, enfin, qui ne procède de l’esprit le plus contraire à ces larges et généreux principes de 1789, dont ose se réclamer l’hypocrisie de ce gouvernement.

Sous le poids de toutes ces misères, la vieille morale républicaine, celle des premiers temps de la Révolution, si rigide, si fière, et qui donnait aux âmes une si forte trempe, s’est affaissée, relâchée. Barras lui-même l’atteste, et nous pouvons l’en croire, apparemment : « Le goût des places et même des ambassades continue et redouble. Nos anciens collègues de la Convention nationale disent : Pourquoi laisserions-nous aux aristocrates tous les avantages de la société, toutes les prérogatives que nous avons eu la modestie de rejeter si longtemps[54] ?… » « Le relâchement de la morale républicaine continue à pénétrer dans toutes les classes. » Et il note avec tristesse, à l’appui de cette observation, qu’un certain nombre de députés des Cinq-Cents, militaires en non-activité, ont réclamé néanmoins des rations de fourrage. « Tout en reconnaissant que c’est un abus, le Directoire accorde les rations[55] », conclut mélancoliquement l’austère moraliste. Et c’est bien ainsi — par la capitulation de la loi et la mise au pillage des deniers de l’Etat — que devaient finir sous un pareil gouvernement ce petit incident et beaucoup d’autres, sans doute, de même nature, mais plus graves, dont Barras s’est dispensé de nous entretenir.

La qualité des âmes a donc baissé ; simultanément l’idée républicaine a perdu le souverain empire que naguère encore elle exerçait sur ces âmes. Et ce n’est pas un médiocre honneur pour la République, telle que l’avaient conçue les hommes de l’âge héroïque et pur, que d’avoir commencé à décliner précisément à l’heure où commençaient à décliner aussi les vertus dont elle avait eu la généreuse ambition de donner l’exemple à tous les peuples. Un sourd travail de désenchantement s’opère dans la conscience française, désabusée du bel idéal qui quelques années auparavant avait provoqué en elle d’irrésistibles élans d’enthousiasme et de foi. Ces fruits, — amers ou pourris, — que la République parvenue à maturité a donnés, on les compare aux promesses de sa fleur : et c’est pour tous les dogmes, politiques aussi bien que religieux, le symptôme même de leur ruine prochaine, quand l’esprit d’examen commence à dresser, en regard de ce qu’ils ont promis, le bilan de ce qu’ils ont tenu. « La lassitude est à son comble », écrit Mallet du Pan dès 1796 ; « chacun ne songe qu’à passer en repos le reste de ses jours. On ne vote plus, même quand il s’agit de se débarrasser d’administrateurs suspects… On ne pense qu’à soi, et toujours qu’à soi… On ne pense qu’à piller et qu’à dépenser ; il n’existe plus d’opinion ; on se moque de toutes les constitutions faites ou à faire… Tous sont plongés dans une sorte d’insouciance et de léthargie sur leurs divisions politiques. Chacun ne se préoccupe plus que de boire, manger et jouir… »

Pour « ranimer l’esprit public », le Directoire prend un arrêté ordonnant à tous les directeurs des théâtres de Paris de « faire jouer chaque jour par leurs orchestres avant le lever de la toile les airs chéris des républicains. Dans l’intervalle des pièces, on chantera toujours l’hymne des Marseillais… » Obligatoire, cette Marseillaise qui jaillissait jadis avec une si ardente spontanéité de tous les cœurs ! Deux jours après, le ministre de la police, Merlin de Douai, annonce dans un rapport qu’au théâtre Feydeau « les airs chéris des républicains n’ont été accueillis que par des huées[56]. »

Et ce n’est pas la bourgeoisie seule qui s’est détachée de la République. Ecoutez ce que dit Barras de l’esprit des faubourgs de Paris : « Cette partie de la population, si animée aux premiers jours de la Révolution, avait éprouvé de si pénibles mécomptes, qu’elle était depuis longtemps tout à fait portée au repos[57]. » N’est-il pas étrangement significatif aussi, ce récit qu’il nous donne de la cérémonie commémorative de l’exécution de Louis XVI en l’an V (1797) ? Le peuple accueille par des quolibets et des risées le défilé des ministres et des Directeurs, superbement drapés dans la pompe théâtrale de leurs costumes officiels. À ces chefs de l’Etat, parés, empanachés comme des mameluks, les femmes du peuple adressent au passage d’irrévérencieuses grimaces. A Notre-Dame, on jette, du haut des galeries de la nef, de la terre et des toiles d’araignée, on crache sur les Directeurs. Gamineries, direz-vous, incorrigible instinct d’opposition et de moquerie du peuple de Paris à l’égard du pouvoir. Soit ! Mais le silence de ce peuple n’est pas au nombre de ses gamineries coutumières ; son silence exprime toujours quelque chose de profond. Or « le peuple demeura silencieux au cri de Vive la République ! répété seulement par les autorités[58]. » Apparemment la République est déjà bien malade, puisque le peuple de Paris refuse de s’associer au mensonge de ce cri qui proclame la santé de la moribonde, et puisqu’il reste muet, — comme devant la mort, quand elle passe dans la rue sous ses yeux.

VII. — L’IDEE DE COUP D’ETAT MILITAIRE ; LA DICTATURE FATALE ET IMMINENTE

De toutes les classes de la nation, c’est l’armée qui est restée le plus fidèlement attachée à la République. Et c’est l’armée pourtant, chose étrange, qui, sans le savoir ni le vouloir, va la mettre au tombeau. Or une large part de la responsabilité de ce fait pèse sur le gouvernement directorial lui-même. Barras va nous le prouver par de graves et irrécusables témoignages.

Durant les « guerres de la liberté », c’est-à-dire tant que la France révolutionnaire a été menacée dans son existence par la coalition, l’armée est restée étrangère à la politique. Sans doute, les grandes crises telles que la proscription des Girondins, le jugement et la condamnation de Danton, la chute et la mort de Robespierre, franchissaient l’enceinte de la Convention et retentissaient jusque dans les camps. Elles y soulevaient même d’ardens débats : qui donc, parmi les chefs ou les soldats, aurait pu rester, même à distance, spectateur impassible d’un tel drame ? Mais l’intérêt passionné qu’ils portaient aux péripéties de la lutte engagée à Paris entre les partis n’impliquait nullement la tentation, pour les armées de ce temps, d’intervenir dans ces dissensions, d’y jouer un rôle direct, actif. Leur lâche était de défendre la Révolution et la Patrie contre l’ennemi du dehors. Elles la jugeaient suffisante. Elles ne la confondaient nullement avec celle de la Convention et de ses Comités, à qui incombait le soin d’exterminer l’ennemi intérieur, aristocrates, modérantistes, etc. Ces armées de 92, de 93, de 94 étaient, si l’on veut, des armées « citoyennes », puisque la chose publique était l’objet de leur plus ardente sollicitude. Mlles n’étaient point des armées « politiciennes », si l’on peut dire, puisqu’elles restaient strictement confinées dans leur fonction héroïque — de laquelle nul ne songeait d’ailleurs à les détourner.

Avec le Directoire, tout change. Le gouvernement cherche dans l’armée le point d’appui qu’il sent se dérober sous lui dans la nation. Il l’invite à prendre parti en faveur de lui-même contre ses adversaires ; il l’encourage à approuver ses actes, en attendant qu’il la convie à y participer. En un mot, il introduit, — et ce n’est point là le moindre méfait de ce régime, — la politique dans l’armée, sans se douter, tant ses vues sont courtes, qu’il prépare ainsi sa propre ruine, ce qui importe peu, et, ce qui importe beaucoup plus, la ruine de la liberté.

Le pouvoir est à peine depuis quelques mois aux mains du Directoire exécutif, que l’esprit nouveau des armées se révèle dans ses adresses au gouvernement. Lisez et méditez celle-ci, par exemple, dont Barras nous a transmis le texte :

« Citoyens Directeurs, de tous les animaux produits par le caprice de la nature, le plus vil est un roi, le plus lâche un courtisan, et le pire de tous, un prêtre »… Cette profession de foi semble devoir prêter seulement à sourire : c’est la phraséologie révolutionnaire dans toute la sincérité comique de son emphase. Mais écoutez la suite : « Si vous craignez les royalistes, appelez l’armée d’Italie ; elle aura bientôt balayé les chouans, les royalistes et les Anglais. Nous poursuivrons ces assassins jusque dans la garde-robe de George III, et nous ferons subir au club de Clichy le même sort qu’à celui du Raincy[59]. »

Ainsi une armée offre ses services, non contre l’Autrichien ou l’Anglais, mais contre un parti dont les progrès, légaux d’ailleurs, inquiètent les détenteurs présens du pouvoir. De quoi se mêlent ces soldats ? Quelle est donc leur mission : combattre le club de Clichy, ou Davidovich et Wurmser ? Qui leur a inspiré l’audace de parler ainsi sous les armes, d’adresser aux chefs de l’Etat de semblables ouvertures, si ce n’est la certitude que paroles et ouvertures seront bien accueillies ? Et elles le sont en effet. Vainement Carnot et Barthélémy proposent de sévir contre une aussi flagrante violation de la discipline, de s’opposer énergiquement à l’introduction de pareilles mœurs dans l’armée. Rewbell et Barras approuvent hautement l’étrange démarche de la 21e brigade d’Italie ; la proposition de Carnot est écartée ; le droit d’ingérence des armées dans les actes de la politique intérieure, sous forme de blâmes, d’éloges ou de conseils, se trouve par-là implicitement reconnu ; — et les adresses expédiées par ces armées aux pouvoirs publics se succèdent désormais avec régularité, de plus en plus impérieuses et menaçantes. « La division Augereau a fait une adresse tellement vigoureuse que Bonaparte a hésité à la répandre ; celle de la division Masséna, celle de Joubert, l’une adressée au Directoire, l’autre à l’armée de l’Intérieur, nous sont parvenues. Le nombre des pétitionnaires est de 12 000[60]. »

De l’instrument imprudemment mis entre leurs mains, les chefs ambitieux s’emparent aussitôt. Hoche et Bonaparte annoncent que les deux armées de Sambre-et-Meuse et d’Italie « parlent de rentrer en partie dans l’intérieur pour y faire justice des assassins et des contre-révolutionnaires, envers lesquels le Directoire s’est montré trop indulgent[61]. » Il n’est pas jusqu’à un soudard comme Augereau qui ne prétende exercer, au nom des troupes qu’il commande, une pression sur les résolutions du pouvoir exécutif. Introduit au Directoire, « Augereau, de prime abord et sans préparation de discours, déclare que les braves de l’armée d’Italie ne souffriront pas que les royalistes opèrent la contre-révolution, que 12 000 braves qu’il commande sont prêts à marcher contre eux[62]… » Le Directoire laisse dire, le Directoire approuve, heureux de placer les coups de force qu’il médite sous le patronage et la sauvegarde des vainqueurs de l’Europe : « Nous sommes convenus avec le général Hoche que son armée se prononcera, qu’elle fera des adresses au Directoire, qui se mettra en position de les soutenir[63]. » L’armée se prononcera, l’armée de Sambre-et-Meuse ! En quel pays sommes-nous : France ou Espagne ?… Et c’est ainsi que cette pratique détestable et funeste, l’intervention de l’armée dans le conflit des partis, devient un système approuvé par le gouvernement, un des rouages essentiels du régime directorial.

Voilà donc l’armée introduite, jetée dans la politique. Qu’y fera-t-elle ? Ce que tout le monde a fait depuis dix ans. Le peuple a eu ses journées : 14 Juillet, 5 et 6 Octobre, 20 Juin. 10 Août. Pouvoir exécutif et pouvoir législatif ont eu les leurs : 18 Fructidor et 22 Floréal pour l’un, 30 Prairial pour l’autre. L’armée seule n’a pas donné encore : son tour est venu. Quelle considération pourrait la retenir ? Le respect de la loi ? Tout le monde l’a violée. Le respect du gouvernement ? Tout le monde le méprise. — Ainsi se forme, se précise peu à peu l’idée du coup d’Etat militaire libérateur, exécuté par l’armée pour le plus grand bien de la Révolution, mise en péril par les incapables et par les traîtres du gouvernement et des Conseils, par les complots des royalistes, par « l’or de Pitt » et par les chouans.

Ce coup d’Etat, d’ailleurs, l’aveugle gouvernement qui en sera la victime semble s’ingénier à y préparer d’avance les esprits de ceux qui le commettront, à les libérer de tout scrupule, à affaiblir, à ruiner en eux la salutaire doctrine qui, dans toute entreprise, dans tout triomphe de la force sur la loi, refuse de voir autre chose qu’un crime.

C’est avec la complicité de Hoche que le 18 Fructidor s’accomplit. Argent mis à la disposition du Directoire ; offre de rapprocher ses troupes de la « ligne constitutionnelle », afin d’être mieux à portée d’accourir, le cas échéant, et de prêter, dans Paris même, main-forte aux « triumvirs » ; envoi secret à Paris de son chef d’état-major Chérin, qui vient, dès le 2 fructidor, assister Barras dans la préparation du complot tramé contre les Conseils[64] : il faut qu’on s’y résigne, Hoche a trempé dans le coup d’État. « Toutes ses démarches, déclare M. Albert Sorel, tendent à prouver qu’il avait partie liée avec Barras, et qu’il n’attendait qu’un ordre pour engager l’action[65]. » Mais qui donc a distrait le chef de l’armée de Sambre-et-Meuse des besognes héroïques qui lui étaient plus familières que ces basses œuvres de la politique où nous rougissons de le voir engagé ? Qui donc a fait du Pacificateur de la Vendée un général de pronunciamiento ? Qui donc l’a suborné, l’a débauché de son devoir, de sa gloire ; qui donc, sinon le gouvernement lui-même, a poussé le vainqueur de Neuwied à donner, le premier, l’exemple de méditer un attentat contre la représentation nationale, d’en appeler, contre les institutions de son pays, aux baïonnettes de ses soldats ? Et qui pourrait être assez aveugle pour ne pas voir que si les intentions de Hoche et de Bonaparte ont différé, la conduite du premier en l’an V annonce déjà celle du second en l’an VIII et que Fructidor et Brumaire, enfin, sont deux frères jumeaux nés d’une même mère, la rébellion contre la loi ?

Hoche du moins est resté étranger à l’exécution du coup d’Etat : non pas de son plein gré, d’ailleurs, et tout simplement parce que le Directoire, au dernier moment, préféra les services d’un moins important et par conséquent plus docile et plus sûr auxiliaire. Mais que dire du rôle qu’Augereau — l’Augereau de Castiglione — a joué dans l’événement ! Ecoutez Barras : « Augereau avait bu quelque peu de vin de Champagne pour se préparer… En apercevant Hamel, il lui arracha ses épaulettes et poussa la dureté jusqu’à lui en battre le visage[66]… » Voilà par quels exploits de policier ivre et brutal l’intrépide soldat d’Italie se signale au 18 Fructidor, voilà le titre rare qu’il a conquis à la récompense qu’on lui décerne quand « il n’est plus utile à Paris[67] » ; voilà enfin les emplois que destine ce gouvernementaux plus illustres chefs de nos armées ! Car il a pensé à Bonaparte et à Moreau comme à Hoche[68] ; il a hésité entre Bernadotte[69] et Augereau. C’est de ses propres mains qu’il les dresse à l’insurrection contre les institutions de leur pays. Un de ses principaux soins n’est-il pas de placer toujours au commandement de la 17e division, c’est-à-dire à Paris, un homme sûr, qui puisse rendre de nouveau les services qu’Augereau a rendus, — un gendarme qu’il puisse lâcher, selon les exigences de sa politique, soit contre les « royalistes », soit contre les « anarchistes » des Conseils ?

L’armée a donc désormais, outre sa mission propre, nationale, — la défense de la patrie, — deux tâches nouvelles, aussi peu glorieuses l’une que l’autre à remplir : au dehors, elle pressure les populations vaincues pour entretenir avec le fruit de ses rapines le gouvernement ; au dedans, elle est la complice, ou même l’exécutrice des coups de force au moyen desquels ce gouvernement retient désespérément le pouvoir qu’il sent échapper à ses mains débiles et brutales. Il ne semble pas qu’on puisse formuler contre le régime directorial une accusation plus accablante que le simple énoncé d’une pareille conception du rôle de l’armée.

Or ce n’est pas en dévouement, mais en mépris, que le paie cette armée : et il est presque plus grave pour un gouvernement d’être méprisé que d’être haï. Voici deux généraux dont les convictions républicaines ne peuvent être l’objet d’aucun soupçon : Bernadotte et Joubert. Tous deux ont combattu, non sans gloire, pour la Révolution ; Joubert même va, dans quelques mois, se faire tuer héroïquement pour elle à Novi. Barras rapporte une conversation de ces deux chefs en 1797. Joubert dit : « On perd bien du temps en verbiage ; moi, quand on le voudra, je finirai tout cela avec vingt grenadiers. » Bernadotte approuve, et, en bon Gascon qu’il est, renchérissant sur le propos de son camarade, ajoute : « Vingt grenadiers, c’est trop ; un caporal et quatre hommes, c’est bien assez pour faire déguerpir les avocats[70]. »

J’ai montré plus haut les origines de l’idée du coup d’Etat militaire, et la part qu’il convient d’attribuer au gouvernement directorial lui-même dans la formation de cette idée. La voici parvenue à son expression définitive et parfaite, enrichie d’un élément nouveau : l’idée de dictature militaire, qui devait tôt ou tard se greffer sur celle du coup d’Etat exécuté par les mains de l’armée. Les jours du Directoire désormais sont comptés. Que ce soit Hoche ou Bonaparte, ou même un autre, qui débarrasse la France de ce régime dont elle est lasse jusqu’à l’écœurement, — car, à défaut de Hoche et de Bonaparte, un autre, il n’en faut pas douter, se serait trouvé pour accomplir l’œuvre, — une chose est bien certaine, c’est que, dès 1797, le régime est condamné. « Le Directoire était arrivé à un tel point de déconsidération, qu’à défaut de Bonaparte, quelque autre chef d’armée aurait fait un 18 Brumaire comme lui : Hoche peut-être, s’il eût vécu. » Ainsi parle le républicain Carnot[71]. On est dégoûté du gouvernement des assemblées, de leurs discussions, des misérables intrigues au milieu desquelles périclite, agonise même, la chose publique ; on souffre du spectacle de l’impuissance dans laquelle se débat le pouvoir exécutif.

Après le 18 Fructidor, Barras, s’il faut l’en croire, aurait reçu d’Augereau le conseil de s’emparer du pouvoir tout entier et de gouverner seul la France[72]. Ambition trop haute pour un Barras ! A celui-là il suffit de jouir. Le pouvoir suprême à cet épicurien paresseux et sceptique ? Oh ! que non pas ! Bonne table, train fastueux, jolies femmes et de vertu facile, de l’argent : Barras n’en demande pas davantage.

Mais voici un homme d’une bien autre trempe, une âme ardente et fière, qui a goûté à la gloire sans que la gloire l’assouvisse, — qui voudrait maintenant goûter au pouvoir, qui se sent digne de l’exercer et qui l’est en effet. Devenir le Pacificateur de la France, n’est-ce pas un beau rêve pour le Pacificateur de la Vendée ? Hoche est prêt à la dictature[73] comme il l’était au coup d’Etat. Son refus du commandement de l’armée d’Irlande, — un exil déguisé, — ses paroles aussi bien que ses actes, le ton étrangement personnel qui règne dans sa correspondance pendant les derniers mois de sa vie, tout enfin révèle en ce noble chef l’inquiétude et l’orgueil d’une pensée hantée par de grands desseins.

Ainsi, — et c’est à cette constatation que tendaient les pages qui précèdent, — deux ans avant Brumaire, le divorce de la France et de son gouvernement est complet. La nation, qui souffre de mille maux, auxquels le Directoire ne sait pas porter remède, l’accuse d’en être l’auteur ; l’armée, détournée par lui de sa fonction, les chefs militaires mêlés par lui aux conflits des partis, le méprisent ; le coup d’Etat militaire, ayant pour but de délivrer la France d’un régime tombé dans le plus profond discrédit, apparaît comme la ressource unique. Chose plus grave, plus significative encore du tort irréparable que le Directoire a fait à l’idée républicaine et de la décadence de cette idée : la considération que ce coup d’Etat militaire peut avoir pour conséquence logique le rétablissement du pouvoir d’un seul, d’une forme nouvelle de cette « tyrannie », contre laquelle tant de sermens d’éternelle haine ont été prononcés, — cette considération non seulement n’effraie plus personne presque, mais séduit au contraire un grand nombre d’esprits, même parmi les plus chauds partisans que la Révolution garde encore dans le pays. « La dictature, dit un contemporain, ne trouvant de résistance ni dans la nation ni dans ses députés, s’avançait audacieusement sur les débris de la Constitution[74]. » En 92, 93, 94, le peuple français, décidément conquis au nouvel ordre de choses, avait achevé de se détacher de la Monarchie. La réconciliation de ce peuple avec l’idée de pouvoir suprême exercé par un seul homme a été l’œuvre du Directoire. Jamais gouvernement n’a creusé, avec une aussi aveugle persévérance que celui-là, la tombe où il allait être dédaigneusement jeté, comme une chose morte qu’il était, et où la République, — expiant injustement le tort qu’elle avait aux yeux de la nation de s’être identifiée avec un régime aussi malfaisant et aussi vil, — allait être ensevelie avec lui.

Barras raconte qu’en 1797, un prêtre émigré, rentré en France sous un déguisement de courrier, la parcourut, afin d’étudier l’état des esprits. Et la conclusion d’une lettre, interceptée par la police et transmise au Directoire, que ce prêtre adressait à l’évêque du Puy-en-Velay, était : la France est grosse d’un roi[75].

Ce prêtre a bien discerné les symptômes d’un prochain enfantement. Oui, la France est en travail. Mais où le sagace observateur se trompe, c’est quand il annonce que de cet effort pour mettre au monde une forme nouvelle et meilleure de gouvernement, la royauté va sortir. Un roi, non pas ! Ce serait revenir au point de départ, à 1789, et la France, si désenchantée qu’elle soit du présent, est bien loin encore de songer à rétrograder vers ce passé. La Révolution n’a pas achevé son cycle, n’a pas trouvé la forme dernière qu’elle cherche obscurément. Laissez-la procéder à cette suprême et logique métamorphose. Sa vertu n’est pas toute épuisée ; elle se sent de la force encore à dépenser ; un grand destin, ébauché seulement, à remplir ; des idées à semer dans le monde en secouant sur lui les plis du drapeau conquérant de la France ; de l’avenir, enfin, plein le cœur !

La France ne veut pas un roi, qui mettrait en péril sa chère égalité, épave de la Révolution, à laquelle le pays s’est attaché d’une prise invincible. Quant à la liberté, qu’elle sombre si elle veut : c’est une menteuse qui n’a pas tenu ses promesses !

La France est grosse, en effet : non d’un roi, mais d’un maître. Après les quatre années de l’impuissant gouvernement de ces cinq hommes, c’est une pensée ferme et lucide, c’est une volonté, une énergie, c’est une tête, un chef que le peuple réclame, — un dictateur, enfin, comme chez les Romains !

Hoche aurait pu être cet homme-là, et si la France l’a tant pleuré, c’est moins peut-être en souvenir des grandes choses qu’il avait accomplies, qu’en témoignage d’une vague et profonde espérance qui s’évanouissait avec lui.

Mais voici que, — pour remplacer Hoche, — au-dessus du bas horizon empesté par les miasmes de la pourriture directoriale, voici que se dresse, dans un nimbe doré par le soleil d’Italie et d’Egypte, une tête énigmatique, à l’impérieux profil de César. Des noms de victoires, sonores comme des fanfares, chantent autour de la radieuse apparition. Il est, cet ardent et pensif général, non pas un rejeton du vieux tronc desséché de la royauté, non pas un héritier suspect du passé, mais un fils, un vrai fils, de la Révolution. Il est la Gloire, il est la Force, il est l’Apostolat guerrier de la Révolution parmi les peuples. Alors, comme Jeanne d’Arc à la vue de l’archange saint Michel dans son armure resplendissante, la France éblouie tombe aux pieds du Héros et du Maître en disant : Le voilà !

Et c’est là, en même temps que la conclusion, la philosophie de cette étude.


GEORGE DURUY.

  1. Mémoires de Barras, t. II, p. 3.
  2. Cette seconde partie, qui doit prochainement paraître à la librairie Hachette, se compose de deux volumes : tome III : le Directoire, du 18 Fructidor au 18 Brumaire, tome IV et dernier : Consulat, Empire, Restauration jusqu’à 1828.
  3. Mémoires de Barras, t. II, p. 512. Voir la lettre où Lavalette rend compte à Bonaparte d’une séance du Directoire (thermidor an V).
  4. Mémoires de Barras, t. III, p. 10 à 13.
  5. Id., t. III, p. 64.
  6. Id., t. III, p. 322.
  7. Carnot, réponse à Bailleul, cité par M. Ludovic Sciout dans son Histoire du Directoire, t. I, p. 422 à 425.
  8. Mémoires de La Revellière-Lépeaux, t. I, p. 337 à 340.
  9. Mémoires de Gohier, t. II, p. 326 à 333.
  10. Mémoires de Barras, t. III, p. 343, 344.
  11. Mémoires de Barras, t. II, p. 33. L’indemnité devait être constituée d’abord par un prélèvement annuel sur le traitement de tous les membres. Mais bientôt on rejeta sur les finances de l’État cette charge importune.
  12. « On se perd à chercher et à trouver le système politique de la France ; il n’existe point. Chaque ministre décide souverainement dans sa partie, de manière que rien n’est à la chose publique ; et quand, dans le conseil du Directoire, les choses les plus graves se décident, ce ne sont pas les plus sages, mais les plus violens qui l’emportent… Ballotté sans cesse d’un parti à l’autre, le Directoire suit une marche incertaine et affaiblit l’opinion publique, qui est la seule force du gouvernement. » (Rapport du ministre de Prusse, Sandoz-Rollin, cité par M. Pallain, Ministère de Talleyrand sous le Directoire, p. XXXIV. )
  13. Mémoires de Barras, t. II, p. 5.
  14. Voir t. II, p. 144.
  15. Voir Mémoires de Barras, t. III, p. 358 à 365, d’intéressans détails sur le 30 Prairial. Le Directoire avait songé d’abord à résister en prenant « un homme de tête et de cœur pour commander la 17e division » (Paris), c’est-à-dire à recommencer un 18 Fructidor contre les Conseils. Mais Barras, voyant les choses prendre mauvaise tournure, s’empressa de faire cause commune avec les « patriotes », et arracha à Merlin et à La Revellière la démission que les Conseils exigeaient.
  16. Mémoires de Barras, t. III, p. 157. Voir aussi Histoire de la République française sous le Directoire, par M. Ernest Hamel, p. 106 : « Dans plusieurs localités, le Directoire désigna lui-même les candidats dont la nomination lui serait agréable, et ses commissaires ne manquèrent pas de peser de tout leur pouvoir sur les assemblées électorales. »
  17. Mémoires de Barras, t. III, p. 194 et suiv.
  18. Voir Ernest Hamel, Histoire de la République sous le Directoire et le Consulat, p. 162.
  19. Mémoires de Barras, t. III, p. 450.
  20. Mémoires de Barras, t. III, p. 448 à 455. Siméon demandait à être déporté ailleurs qu’à la Guyane : « On sait, citoyen Directeur, que la Guyane et la mort sont à peu près la même chose. »
  21. Mémoires de Barras, t. III, p. 458 à 463. Ce mémoire des prêtres détenus à Rochefort est, avec la requête de Siméon dont il vient d’être parlé, au nombre des plus intéressans documens contenus dans le troisième volume. A noter que la supplique de Siméon et des prêtres de Rochefort est de deux ans postérieure au 18 Fructidor (prairial an VII). Rien ne montre mieux la dureté de ce gouvernement que la barbare ténacité de ses rancunes contre ses adversaires politiques.
  22. « Les déportés sont déportés et doivent l’être ; qu’ils nous laissent tranquilles. » Mot de Sieyès sur la requête de Siméon, cité par Barras, t. III, p. 456. Cette requête fut repoussée « à l’unanimité ».
  23. Loi du 19 brumaire an VII, complémentaire de la terrible loi du 19 fructidor an V sur la déportation : « Ce sont, ose dire le rapporteur, des précautions qu’on a prises contre eux (les condamnés à la déportation) ; ce ne sont pas des peines qu’on leur a infligées. » (Mémoires de Barras, t. III, p. 451. ) La Guyane, une précaution ! Sur 329 déportés du 18 Fructidor, 11 étaient morts de privations et de mauvais traitemens pendant la traversée, 167 autres avaient succombé en deux ans. J’emprunte ces chiffres à un article de M. Paul Mimande, publié dans la Revue Bleue du 17 février 1894.
  24. Carnot et Sieyès auraient seuls pu balancer l’influence prépondérante de Barras. Mais Carnot sort du Directoire dès le 18 fructidor an V (4 septembre 1797), et Sieyès n’y entre qu’on floréal an VII (avril-mai 1799), remplaçant Rewbell, désigné par le sort.
  25. Mémoires de Barras, t. III, p. 93 à 95. Sur cette affaire, voir les conclusions — accablantes pour Barras — de M. Ludovic Sciout, dans son savant ouvrage sur le Directoire, t. II, p. 388 à 392. Voir aussi l’Histoire du Directoire constitutionnel, publiée en l’an VII par Carnot-Feulins.
  26. Mémoires de Barras, t. III, p. 494 à 509. — Sur l’affaire Fauche-Borel, voir les Mémoires de Gohier, t. II, p. 326 à 331. — Dans un article sur les Bourbons et la Russie (Revue des Deux Mondes du 1er octobre 1885), M. Ernest Daudet déclare qu’il a entre les mains des documens inédits prouvant que Barras a été acheté par Louis XVIII, pendant le séjour du prétendant à Mittau, en 1798. — Voir enfin, dans l’Histoire de la République sous le Directoire, p. 187 et 188, ce que M. Ernest Hamel dit des origines de la fortune de Barras.
  27. M. Ernest Hamel.
  28. Taine.
  29. Mémoires de Barras, t. III. p. 389.
  30. Voir le Directoire, par M. Ludovic Scioul, t. II, p. 392, note 1.
  31. Voir Mémoires de Barras, t. III, p. 258 à 267, l’intéressant récit consacré à cette affaire.
  32. Voir t. III, p. 75 à 79.
  33. Voir t. III, p. 315.
  34. Voir t. III, p. 413.
  35. Voir t. III, p. 329 et 337.
  36. Mémoires de Barras, t. III, p. 348 à 352, Lettre de Jourdan à Barras, du 13 prairial an VII.
  37. Voir t. III, p. 73 à 79.
  38. Voir t. III, p. 288.
  39. Sur les procédés jacobins fréquemment employés par les agens du Directoire à l’étranger, voir le rapport du ministre de Prusse, Sandoz-Rollin, à son gouvernement (juin 1798). Treilhard a dit à ses collègues : « C’est à l’impéritie de vos agens qu’il faut attribuer l’alarme qui est répandue en Europe… Ne voit-on pas Garat donner au roi des Deux-Siciles le conseil de se faire jacobin ? Ne voit-on pas Gênguené organiser une guerre contre le roi de Sardaigne et Gènes ?… » (Cité par M. Pallain, Ministère de Talleyrand, p. XXXVI. )
  40. Mémoires de Barras, t. III, p. 236, 237. On remarquera qu’un passage du récit consacré à Rapinat semble indiquer que M. Rousselin de Saint-Albin aurait été l’auteur de ce quatrain.
  41. Mémoires de Barras, t. III, p. 328.
  42. Ibid.
  43. Voir t. III, p. 385.
  44. Mémoires de Barras, t. III, p. 470-471.
  45. Voir au t. IV, p. 6 à 10, quelques-unes des circulaires de Bernadotte, rédigées par son secrétaire à la Guerre, Rousselin de Saint-Albin.
  46. Voir l’édifiante histoire de la destitution de Bernadotte, t. IV, p. 10 à 21.
  47. Mémoires de Barras, t. III, p. 338 et 330. Voir aussi, même tome : « Masséna est piqué de se trouver placé sous les ordres de Jourdan » (p. 323). Bernadotte consent à servir sous Jourdan, mais non sous Masséna (p. 325). Macdonald brigue le commandement en chef de Championnet et mine sourdement son crédit auprès du Directoire (p. 318 et 325). Moreau intrigue contre Schérer (p. 332), etc.
  48. Voir Mémoires de Barras, t. III, p. 96 et 248 à 251. « Jusqu’en frimaire an V, sous le rapport financier, l’armée, en Lombardie, avait été habillée, nourrie et payée, un arriéré considérable avait été soldé, et quelques millions avaient été successivement remis au gouvernement français. La Lombardie seule avait procuré ces ressources, à l’exception de cinq millions payés par le Pape (p. 250)… »
  49. Voir t. II, p. 498. Quelques jours avant le 18 Fructidor, Hoche a dit à Barras : « Vous êtes ici sans argent : vos deux collègues m’en ont fait l’aveu. J’ai quelques fonds à l’armée : je puis vous adresser quelques mille louis dont le Directoire peut avoir besoin dans la circonstance. »
  50. Correspondance avec la cour de Vienne, t. I, p. 384.
  51. Voir Ernest Hamel, Hist. de la République sous le Directoire, p. 287.
  52. Id., ibid., p. 279.
  53. Ernest Hamel, ouvrage cité, p. 108.
  54. Mémoires de Barras, t. III, p. 239.
  55. Voir t. III, p. 242.
  56. De Barante, Histoire du Directoire, t. I, p. 64.
  57. Mémoires de Barras, t. III, p. 434.
  58. Voir t. II, p. 285.
  59. Mémoires de Barras, t. II, p. 499.
  60. Mémoires de Barras, t. II, p. 486.
  61. Voir t. II, p. 485.
  62. Voir t. II, p. 502.
  63. Voir t. II, p. 498.
  64. Sur cette participation de Hoche au 18 Fructidor, voir Mémoires de Barras, t. 11, p. 497 et 498 ; t. III, p. 7.
  65. Voir Revue de Paris du 1er août 1895, les Vues de Hoche, par M. Albert Sorel.
  66. Mémoires de Barras, t. III, p. 19.
  67. Voir t. III, p. 40.
  68. Albert Sorel, ubi supra.
  69. Mémoires de Barras, t. III, p. 16.
  70. Mémoires de Barras, t. III, p. 361.
  71. Mémoires sur Carnot, par son fils, t. II, p. 29.
  72. Mémoires de Barras, t. III, p. 22, 23.
  73. Sur ce point, voir la belle étude, déjà citée, de M. Albert Sorel. L’auteur estime que les intentions de Hoche étaient « incontestablement pures » et que s’il était prêt à s’emparer de la dictature, il était aussi « décidé à l’abdiquer dès que le péril serait conjuré. » Hoche du moins l’affirme ; et cette affirmation parait à M. Sorel suffisante.
  74. Le 18 Fructidor, ouvrage anonyme en deux volumes, Hambourg, 1799, t. I, p. III.
  75. Mémoires de Barras, t. II, p. 261.