Le Répertoire de la Comédie-Française de 1680 à 1900

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ESSAIS ET NOTICES


Grec d’origine, Anglais de naissance, et Français par choix ou par sympathie littéraire, — cette réunion de conditions assez rare était-elle donc nécessaire pour que M. Joannidès nous donnât ce Dictionnaire général des pièces et des auteurs représentés de 1680 à 1900 sur la scène de la Comédie-Française ?[1] Il faut bien le croire, puisque personne avant lui ne s’en était avisé ! Et il faut le remercier d’en avoir eu l’idée, puisque enfin peu de « dictionnaires » ou de « répertoires » sont de nature à intéresser plus utilement la critique et l’histoire littéraire. Des noms d’auteurs, des titres de pièces, des dates, c’est, à la vérité, tout ce que ce livre contient, et je ne le recommande à personne comme un livre de lecture. Mais l’historien du théâtre ne pourra se dispenser de le consulter, et l’histoire de notre théâtre elle-même en sera tôt ou tard, mais sûrement, renouvelée, si je crois pouvoir dire que nous ne la connaissons guère jusqu’ici que dans ses grandes lignes, et si, précisément, ce qui nous manquait pour la mieux connaître, c’étaient les titres et les noms, les chiffres et les dates que nous donne M. Joannidès, ou, en deux mots, un peu de statistique et de chronologie. La statistique et la chronologie contiennent plus d’enseignemens qu’on ne pense, et je sais bien qu’à l’ordinaire les grands historiens n’en font que peu de cas, comme aussi les grands pédagogues, mais ce sont les grands pédagogues et les grands historiens qui ont tort. « Il n’y a que l’approbation de la postérité qui puisse établir le vrai mérite des ouvrages, » a dit quelque part Boileau : cette approbation ne s’établit, elle ne se prouve, en quelque sorte, que par le moyen de la statistique ou de la chronologie, et le Dictionnaire général de M. Joannidès en fournit un bien curieux exemple.

Nous avons dans notre histoire littéraire trois grands écrivains de théâtre, Corneille, Molière et Racine ; n’est-il pas extrêmement intéressant de savoir que, de 1680 à 1900, tandis que douze pièces de Racine donnaient 6 270 représentations, vingt-deux pièces de Corneille n’en fournissaient que 4 717 ? Il est vrai qu’en revanche Molière, lui tout seul, avec trente-deux pièces, n’occupait pas moins de 20 290 soirées. Si maintenant, du total des représentations de Corneille, on retranche 650 représentations du Menteur, et, du total des représentations de Racine, 1 219 représentations des Plaideurs, soit ensemble 1 869, nous avons 4 717 + 6 270 — 1 869 = 9 118 représentations du répertoire tragique, contre 1 869 + 20 290 = 22 159 représentations du répertoire comique. Je ne sais pas si les Anglais ont dressé quelque part une statistique analogue, mais je serais bien étonné que les représentations des drames de Shakspeare fissent un peu moins de la moitié du nombre des représentations de ses propres comédies, et, quand on ajouterait aux siennes celles de Congreve et de Wycherley, de Van Brugh et de Farquhar, de Fielding et de Sheridan, j’incline à croire que c’est encore lui, Shakspeare, qui serait, au point de vue statistique, le Molière des Anglais. Une comparaison encore instructive est celle du nombre des représentations de Regnard, — 5 262 avec onze pièces, — et du nombre des représentations de Voltaire, — 3 950 avec trente et une pièces. — Notons d’ailleurs que, de ce chiffre de 3 950, il faut même retrancher 779 représentations de l’Écossaise, du Droit du Seigneur, de Nanine, de l’lndiscret, de l’Enfant prodigue, qui sont des comédies, et ainsi le total se trouve réduit à 3 171 représentations contre 5 262. L’observation que nous indiquions à peine tout à l’heure se précise : le public français est plus voisin de Molière que de Racine, de Regnard que de Corneille. Il est « gaulois » d’abord, je veux dire dans le sens littéraire du mot ; et la fine, subtile et vivante psychologie de Racine l’attire de préférence à l’héroïsme épique de Corneille. C’est tout juste après cela si l’Espagne du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro, — 814 représentations de 1831 à 1900, — ne l’intéresse pas plus que l’Espagne romantique de Ruy Blas et à Hernani, — 871 représentations dans le même laps de temps.

Voici qui est plus curieux encore : c’est de voir l’opinion publique, j’entends celle du « public payant » et qui paye pour avoir du plaisir, faire insensiblement et comme inconsciemment son choix parmi les œuvres de nos grands écrivains dramatiques. Soit, par exemple, le répertoire de Molière : Tartufe vient en tête, avec 2 058 représentations ; le Médecin malgré lui le suit immédiatement, avec 1 592 représentations ; et non loin d’eux l’Avare, avec 1 503. L’École des femmes et le Misanthrope ne donnent, l’une que 1 203 et l’autre que 1 206 représentations. Les Femmes savantes, ce « chef-d’œuvre, » n’atteignent même qu’à 1 189, soit vingt ou vingt-cinq représentations de moins que l’École des maris, qui en fournit 1 211. Le Malade imaginaire en donne 1 074, qui font deux cents de plus qu’Amphitryon, 867, et quatre cents de plus que Don Juan, lequel n’a fourni que 638 représentations dont 71 en prose, de 1847 à 1900, et 567 en vers, de 1680 à 1847. Il faut donner à ces chiffres toute leur valeur de signification. Les statistiques de M. Joannidès ne partent que de 1680, Molière est mort en 1673 : aucune de ces pièces n’a donc bénéficié de l’attrait de la nouveauté. Pendant de longues années, si la critique a exprimé des préférences marquées, c’est en faveur d’Amphitryon, de l’Ecole des femmes, des Femmes savantes, du Misanthrope. Et, s’il y a des motifs pour que Tartufe ait été joué huit cents fois de plus que le Misanthrope, on n’en voit pas qui expliquent les quatre cents représentations que le Médecin malgré lui a eues de plus que l’École des femmes. C’est bien l’opinion, comme nous le disions, qui fait son choix, ou son tri, si j’ose ainsi parler ; c’est bien elle, dont les convenances ou les exigences, à peine formulées, triomphent ; et dont on pourrait enfin dire que la sélection opère presque automatiquement.

Prenons-en pour exemple le répertoire du grand Corneille : on en a donné, de 1660 à 1900, — le Menteur mis à part, — 4 253 représentations. Et, là-dessus, nous remarquons tout de suite que, de son vivant même, puisqu’il n’est mort qu’en 1684, le répertoire de sa jeunesse a cessé d’exister : Mélite, la Suivante, la Veuve, la Galerie du Palais, la Place Royale, l’Illusion comique. Deux autres pièces : Andromède et la Toison d’or ne tardent pas à suivre ses premières comédies dans l’oubli. On les joue, de 1680 à 1690, la première 45 fois, et la seconde 35 ; et c’est fini. Quelques autres durent plus longtemps : Attila, qu’on joue 2 fois encore de 1691 à 1700 ; Sophonisbe, 2 fois aussi ; Othon, qui reparait, lui, jusqu’à 10 fois dans le même intervalle de temps, et une autre fois, la dernière, de 1701 à 1710 ; Œdipe et Sertorius, dont l’agonie se prolonge jusqu’aux environs de 1730. On jouera encore 10 fois Sertorius, de 1751 à 1760 ; on ne donnera plus jamais Œdipe : l’Œdipe de Voltaire l’a tué, dont on ne croirait jamais, sans M. Joannidès, qu’il y ait eu, de 1778 à 1860, jusqu’à 336 représentations. En pleine période romantique, de 1821 à 1860, la Comédie-Française a joué 70 fois l’Œdipe de Voltaire.

Revenons à Corneille. De 1710 à 1760, son Don Sanche d’Aragon, et sa Mort de Pompée font encore une assez belle défense, et, jusqu’en 1820, Nicomède, Héraclius, Rodogune continuent de figurer au répertoire ordinaire. Il y a mieux, et, de 1801 à 1820, par exemple, contre 27 représentations de Polyeucte, on en compte 57 de Nicomède, 40 d’Héraclius, et 59 de Rodogune. Aussi bien de 1680 à 1900, trouvons-nous au total 386 représentations de Rodogune contre 418 seulement de Polyeucte. Évidemment le goût du XVIIIe siècle persiste, à moins que l’on ne continue d’en croire sur parole le poète lui-même, qui, de tous ses ouvrages, n’en estimait aucun au-dessus de Rodogune. Le spectateur sacrifie à la force du préjugé quelque chose de son plaisir.

Mais finalement voici que ce plaisir l’emporte et, de 1871 à 1900, les seules pièces de Corneille que l’on joue sont le Cid, Cinna, Horace et Polyeucte. De 919 représentations du Cid données de 1680 à 1900, il y en a 440 pour le XIXe siècle ; il y en a 181 de Polyeucte sur 418 ; et 314 d’Horace sur 586. La fortune de Cinna est plus singulière. On en avait donné 286 représentations de 1680 à 1800 ; il s’en donne 333 de 1801 à 1900, soit au total 619. Mais, de ces 333 représentations, 253 appartiennent à la période de 1801 à 1850, et 80 seulement à la période de 1850 à 1900. On en peut tirer la conclusion que Cinna jette au théâtre « ses derniers feux, » si l’on peut ainsi dire, ou, pour me servir d’une autre métaphore, « il se déclasse. » On le lira toujours : il ne se jouera bientôt plus. Le même sort attend-il Polyeucte ? Je voudrais ne pas le croire ! Mais on est bien obligé de constater qu’en ces trente dernières années la Comédie-Française ne l’a pas donné plus de 57 fois, soit en moyenne 2 fois l’an, tandis que, dans le même intervalle de temps, Horace reparaissait 71 fois sur l’affiche, et le Cid 144 fois. On ne l’avait joué que 71 fois dans les trente années précédentes, de 1841 à 1870, et si je crois devoir en faire l’observation, c’est pour écarter l’objection qui vient naturellement à l’esprit. Est-ce que le génie d’une Rachel ou d’un Talmane serait peut-être pas la cause de ces fluctuations de popularité ? Les chiffres prouvent ou semblent prouver le contraire. Le « phénomène » est indépendant du caprice ou du talent des acteurs. On achèvera de s’en convaincre en examinant la statistique des représentations de Racine.

La Comédie-Française adonné, de 1680 à 1900, 5 051 représentations des tragédies de Racine, dont 3 317 d’Andromaque, de Britannicus, d’Iphigénie et de Phèdre. Or, si, de 1831 à 1870, on a joué Phèdre 146 fois, on l’avait jouée, de 1800 à 1831, 208 fois ; et si l’on a donné Britannicus 92 fois de 1831 à 1870, nous en trouvons, de 1800 à 1831, 147 représentations. C’est également avant Rachel, de 1800 à 1831, que l’on a donné 233 représentations d’Iphigénie contre 36 seulement, de 1831 à 1860. Chose assez inattendue ! Mithridate est de toutes les tragédies de Racine celle que le talent de l’actrice aurait le plus contribué à remettre en faveur, si, tandis que l’on n’en compte que 52 représentations de 1801 à 1803, on la voit, de 1831 à 1860, s’élever à 68 pour retomber à 37 de 1871 à 1900. On n’apprendra pas après cela sans un peu d’étonnement que depuis deux cents ans passés Esther n’a pas été jouée plus de 159 fois, ni Bérénice plus de 156. Athalie même, que, dans presque toutes nos histoires de la littérature, on élève un peu systématiquement au-dessus de toutes les autres tragédies de Racine, n’a compté que 457 représentations contre 984 de Phèdre et 853 d’Andromaque. Elle n’est cependant ni moins « scénique, » ni surtout moins favorable à la pompe de la représentation. Mais ici encore l’opinion du spectateur a fait son choix. Les délicats et les curieux continueront de faire d’Esther et de Bérénice une estime toute particulière, mais le spectateur leur préférera de plus en plus Athalie, Mithridate, Bajazet ; et quatre pièces enfin : Andromaque, Britannicus, Iphigénie et Phèdre, seront comme chargées de perpétuer à la scène et, ainsi qu’on disait jadis, « aux chandelles » la gloire du nom de Racine.

Je souhaite que ces courtes observations suffisent pour montrer je ne dis pas au lecteur, mais aux curieux et aux « travailleurs, » le très grand intérêt du livre de M. Joannidès. Je ne me suis servi en effet, pour en tirer la matière de ces quelques pages, que du Tableau qu’il a donné des représentations de Racine, de Corneille et de Molière. Si j’avais maintenant le loisir de tirer du livre lui-même, c’est-à-dire : 1° de la Table alphabétique des pièces ; 2° de la Table alphabétique des auteurs ; et 3° de la Table chronologique des pièces, ce qui s’y trouve contenu de l’enseignemens, on serait étonné, je crois, de leur précision autant que de leur abondance et de leur inattendu. A vrai dire, c’est ici la base de l’histoire du théâtre français classique et moderne de 1680 à 1900. Il ne reste plus qu’à l’écrire, et nous ne savons si M. Joannidès en tentera quelque jour l’entreprise. Nous ne le connaissons pas assez pour oser l’y engager. Son Dictionnaire n’a de qualités que celles d’un excellent Dictionnaire, et il en faudrait assurément d’autres pour écrire une histoire du théâtre français. M. Joannidès peut du moins tenir pour certain que personne désormais ne saurait l’écrire sans le secours de son livre, et c’est déjà quelque chose que d’avoir ainsi rendu son nom comme inséparable de cette histoire.


F. B.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.

  1. Un vol. in-8, Plon, éditeur.