Le Radicalisme et ses variétés

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Le Radicalisme et ses variétés
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 201-211).
LE
RADICALISME ET SES VARIÉTÉS

Les remarquables discours prononcés récemment en Normandie par M. le président du conseil ont produit partout une profonde sensation, et personne ne peut s’en étonner. Les avertissemens aussi nets que courageux qu’il vient d’adresser aux Normands et à toute la Francs avaient un caractère de nouveauté; ils ne ressemblaient guère à ceux qu’on nous a prodigués depuis longtemps. On nous avait dit jadis : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi! » Ou nous a dit depuis : « Chassez les princes, et tout ira bien. » M. Ferry n’a pas craint de nous dire : « Le péril monarchique n’est pas sérieux, e’-la république n’a pas d’autres ennemis à redouter qu’une certaine race de républicains qui compromettent sa bonne renommée, ses relations extérieures, son avenir. »

Jusqu’ici nos ministres s’étaient appliqués à atténuer, à dissimuler autant qu’ils le pouvaient les divergences d’opinions, les dissensions intestines des groupes dont se compose la majorité républicaine, ils se plaisaient à répéter qu’après tout il ne s’agissait que de nuances ou d’une affaire de tempérament, que les républicains avaient, les uns plus de vivacité dans l’imagination, plus de fougue dans le caractère, les autres plus de réflexion et de sang-froid, qu’il y avait dans le parti des sanguins et des lymphatiques, mais qu’au fond tout le monde voulait à peu près la même chose. A la vérité, ceux qu’on traitait de sanguins protestaient énergiquement contre de telles interprétations. Ils disaient : « Ce que vous appelez une nuance est une différence du rouge au bleu. Avec sa présidence, son sénat et le reste, votre république n’est qu’une monarchie déguisée, et nous voulons une république républicaine. Pour la faire, il faut que nous commencions par tout démolir, la machine et les mécaniciens. » Mais les ministres disaient au pays avec un sourire de belle humeur : « Ne les croyez pas. Ils ont la tête un peu chaude, le verbe haut. Laissons-les déclamer, comme on laisse chanter les canaris. Ils sont plus accommodans, plus raisonnables qu’on ne croit, et nous finirons par nous entendre. » Cependant on n’est pas toujours maître de soi; les bonnes relations furent gâtées plus d’une fois par des vivacités, par des aigreurs. On laissait échapper à la tribune des propos désobligeans; mais, dans les couloirs, on rachetait ses incartades par un redoublement de bonhomie, on caressait de la prunelle ceux qu’on venait de maltraiter, on cherchait à les regagner par tous les moyens agréables auxquels recourt un carlin pour séduire un dogue maussade dont il redoute les crocs. On s’écriait : « Vaille que vaille, nous sommes tous frères. — Non, nous ne sommes pas frères, ripostaient les sanguins et les bourrus. Nous vous considérons comme de faux républicains, comme des traîtres. — Laissez donc, répliquaient les ministres, vous ne nous empêcherez pas de vous aimer, c’est plus fort que nous. » C’était ce qu’on peut appeler la politique des bons enfans, et les bons enfans sont une aimable espèce, mais ils ont discrédité plus d’un gouvernement. M. le président du conseil semble avoir senti les inconvéniens de ce système de conduite. Ce qu’il fera, nous ne le savons point; mais nous savons ce qu’il a dit. Depuis qu’il a parlé, la France est avenir que le seul danger qui menace la république est le radicalisme intransigeant.

Les déclarations de M. le président du conseil ont été d’un bout de la France à l’autre chaleureusement accueillies de tous ceux qui, par goût naturel ou par désabusement de tout autre régime, souhaitent que la république s’affermisse, mais qui sont convaincus qu’elle ne peut durer qu’à la condition d’acquérir l’autorité et les pratiques d’un gouvernement régulier. Depuis longtemps;, ils avaient découvert par leur propre clairvoyance les dangers que nous fait courir la politique des bons enfans, et ils reprochaient aux divers cabinets qui se sont succédé dans ces dernières années leur aveuglement ou leur faiblesse. Il leur tardait que le pilote ouvrît les yeux et donnât un coup de barre. Il leur a paru qu’il se réveillait, que le coup de barre serait donné, et ils s’en sont réjouis.

En revanche, les discours du Havre et de Rouen ont causé de violens accès de fureur aux radicaux dénoncés comme un péril : on avait eu pour eux tant de complaisances, tant de ménagemens que ce brusque retour de fortune les a pris au dépourvu. Quand un enfant gâté se rend tellement insupportable que ses parens se décident enfin, par égard pour leurs voisins ou pour les hôtes qu’ils reçoivent, à lui donner les verge ?, cette juste exécution lui fait l’effet d’une horrible injustice. Les intransigeans auraient dû se dire qu’ils s’étaient attiré leur malheur, qu’ils avaient bien souvent rejeté les avances qu’on leur faisait, mordu la main qui les caressait, qu’après de longues patiences on usait de représailles. Au fond, leur colère n’était que de la surprise, accoutumés qu’ils étaient à se croire assez forts, assez redoutables pour qu’on les ménageât toujours. Ils se considèrent comme les vrais représentans de la volonté nationale, de la souveraineté du peuple, comme les seuls interprètes autorisés de l’opinion publique ; c’est un privilège, une sorte de droit divin dont il n’est pas permis de discuter les titres. Quoi qu’ils disent, c’est la nation tout entière qui parle, qui proclame des principes ou fulmine des anathèmes. — « Brûlez toutes les archives du royaume, s’écriait Jack Cade en se drapant dans son manteau de tribun. Ma bouche sera désormais le parlement d’Angleterre. »

M. le président du conseil n’a pas seulement bravé la colère de ses ennemis, il a eu le courage de contrister quelques-uns de ses amis, et c’est un courage bien nécessaire à un homme d’état. Il y a dans le groupe de la gauche radicale nombre de députés qui tenaient à ne pas se brouiller avec le gouvernement, mais qui tenaient beaucoup aussi à conserver de bonnes relations avec leurs voisins de l’extrême gauche. Ces derniers ne sont pas commodes à vivre, il est difficile de conclure une alliance avec eux. Ils n’admettent pas qu’on les conseille, ils veulent être obéis, il faut se mettre à leur discrétion. Quand Jean Labadie, d’abord jésuite, puis protestant, proposa à la célèbre Bourignon de s’unir à lui pour fonder une secte, elle lui répondit que chacun avait son saint-esprit et que le sien était fort supérieur à celui de Labadie. Le saint-esprit de l’extrême gauche sait à peu près ce qu’il veut, celui de la gauche radicale a manqué jusqu’aujourd’hui de netteté. L’un des membres influens de ce groupe, M. Remoiville, se plaignait dernièrement que lui et ses amis n’avaient pas encore découvert « le phare de leur orientation. » Ils n’étaient d’accord que sur un point, ils voulaient se réserver la faculté de voter quelquefois pour le ministère sans se rendre désagréables à M. Clemenceau, Mais quoi ! M. Ferry a fait le discernement des boucs et des brebis. Il a fallu se livrer à un examen de conscience. Était-on brebis? était-on bouc? Dans cette fâcheuse conjoncture, M. Remoiville a fait son choix et l’a fait connaître à l’univers, il s’est déclaré bouc, mais il reste à savoir si l’honorable député de Corbeil est un de ces hommes dont les décisions sont des événemens.

Les discours de Rouen et du Havre ont été applaudis, cela va sans dire, par la plupart des députés dont se compose l’Union républicaine. Quelques-uns cependant ont accompagné leur approbation de quelques réserves et laissé percer des inquiétudes. Ils trouvaient fâcheux que M. le président du conseil eût paru prendre à partie tous les radicaux sans distinction. S’il les avait consultés, il eût déclaré nettement qu’il y a deux radicalismes qui n’ont rien de commun, que l’un est un système, une doctrine raisonnable et raisonnée, que l’autre est une pernicieuse extravagance. Les députés qui font partie de l’Union républicaine se disent tous radicaux et tiennent beaucoup à ce titre, mais ils se disent aussi opportunistes, quoique ces deux étiquettes ne s’accordent guère. Dans le fait, l’Union républicaine est moins unie qu’il ne semble. Quelques-uns de ses membres sont plus radicaux qu’opportunistes, les autres sont beaucoup plus opportunistes que radicaux. Le vrai radical est celui qui est toujours prêt à sacrifier les colonies aux principes, et les hommes les plus influens de l’Union républicaine ont de grands égards pour les colonies, ils en ont aussi pour le bon sens. Ce sont les vrais amis du ministère. Dieu nous garde de les en blâmer!

Ce qu’il faut accorder aux membres de l’Union républicaine qui sont plus radicaux qu’opportunistes, c’est qu’ils représentent le vrai radicalisme et que les intransigeans ont commis une usurpation en leur contestant leur titre pour se l’approprier. Un Anglais, fort curieux de politique continentale, était venu récemment en France, pour y étudier l’état des partis. Il constata, dès le premier jour, qu’on baptisait du même nom, qu’on enrôlait dans la même armée des hommes qui passent pour être autoritaires et d’autres qui sont les ennemis jurés de toute autorité. Il en conclut que la France était en proie à la confusion des langues et il renonça à poursuivre son enquête.

Le fait, est que le véritable radicalisme, le radicalisme classique, s’est toujours montré autoritaire. C’est en Suisse qu’il faut l’étudier pour se rendre compte et de sa foi et de ses œuvres, car c’est en Suisse que ses destinées ont été les plus heureuses, c’est en Suisse qu’il a su arriver et se maintenir au pouvoir. Les gouvernemens qu’il a renversés dans la plupart des cantons joignaient à beaucoup de qualités de nombreux petits défauts qui ont fiai par leur nuire. Ils se recrutaient dans une haute bourgeoisie un peu fermée. Fière de sa fortune, de son influence, de ses lumières, elle était jalouse de son autorité, qu’elle n’entendait partager avec personne. Ces honnêtes gens, très attachés au bien public, étaient d’excellens administrateurs, et ils avaient beaucoup de vertus, mais leurs vertus n’étaient pas toujours aimables. Il y avait de prodigieuses exagérations dans le mal qu’on disait d’eux, on les calomniait à plaisir. Un journal intransigeant prétendait l’autre jour que le Dahomey seul pouvait nous envier notre gouvernement. Croirons-nous que M. Ferry soit un despote carnassier, qui se plaît à s’entourer de pyramides de têtes coupées et à les renouveler dès qu’elles ne sont plus fraîches? Entre 1830 et 1845, les radicaux suisses traitaient les conservateurs d’odieux tyrans. Le seul tort qu’on pût sérieusement leur reprocher était d’avoir un peu d’étroitesse dans leur piétisme, trop d’entêtement dans leurs préjugés, trop de morgue, et de donner à leur administration le caractère d’un gouvernement de coterie. Très entendus aux affaires, ils n’admettaient pas que personne autre y touchât. Ils disaient: Nous et nos amis, — et le monde finissait là. On les avait appelés « le parti des nous. » En revanche, la première association de radicaux qu’on vit se former à Genève fut surnommée par un homme d’esprit l’hôpital des amours-propres blessés. Le mot ne manquait pas de justesse, mais c’est une grande faute à un gouvernement de blesser trop d’amours-propres.

Une fois maîtres du pouvoir, beaucoup de radicaux trempèrent leur vin, adoucirent l’âpreté de leurs principes et de leur humeur, finirent par ressembler à peu près à tout le monde. D’autres, plus fidèles à leurs origines et d’un caractère plus entier, sont restés jusqu’au bout des hommes de combat, ils ont réduit leur radicalisme en système, et leur intolérance a fait plus d’une victime. Le vrai radical a l’esprit doctrinaire, il professe le culte des abstractions et il croit qu’elles gouvernent le monde. Il y a toujours un peu de fanatisme dans son fait, car « le fanatisme, comme l’a dit Hegel, consiste à ne pas reconnaître les diversités infinies dont se compose la vie humaine. » Mais le radical a peu de goût pour une philosophie qui considère la contradiction comme le fond des choses. Il n’en a pas davantage pour les sciences naturelles, qui nous enseignent qu’il y a beaucoup de hasards dans l’évolution des êtres, que le résultat n’en est qu’un à-peu-près, que la nature se résigne aux cotes mal taillées et que nous nous trouverions bien d’en faire autant. Le radical a son programme et il en poursuit l’entière exécution. Il croit de toute son âme à la souveraineté du peuple et à l’égalité des hommes. En vain essaie-t-on de lui représenter que la souveraineté du peuple n’est souvent qu’une fiction, que ce souverain n’est presque jamais sûr de ce qu’il veut, qu’il charge volontiers ses gouvernans de le lui apprendre; que, d’autre part, les hommes ne seront vraiment égaux que le jour où la nature, leur venant en aide, leur garantira l’égalité des cerveaux, des aptitudes, des volontés et des fortunes. Le radical ne s’arrête pas à ces objections, qu’il méprise. Il n’a qu’un petit nombre d’idées, et il n’en démord jamais. Lessing prétendait « que, quand le bon Dieu créa la femme, il prit une argile trop fine. » On peut croire qu’il commit l’erreur inverse en créant le radical.

Fermement convaincu que des principes clairement énoncés et définis sont la source de tout bien, le radical est très sévère dans ses jugemens sur les siècles passés, qui n’ont pas connu les droits de l’homme. Il ne voit dans toute l’histoire des sociétés qui ont précédé la nôtre que des abus sans compensation, des déraisons odieuses ou ridicules, des superstitions abrutissantes, des misères, des horreurs, des oppresseurs et des opprimés; il est disposé à croire que, durant des milliers d’années, l’humanité a perdu son temps, que le bonheur et la vertu sont des idées toutes nouvelles, que le monde n’a valu quelque chose que du moment où il y a eu des hommes à principes et des radicaux. Mais, s’il juge sévèrement le passé, il promet au genre humain de beaux jours, il se fait fort de les lui procurer, et rien ne peut déconcerter l’imperturbable assurance de son optimisme.

Un philosophe anglais a remarqué « que la nature humaine, tout en étant indéfiniment modifiable, ne peut se modifier que très lentement, et que tous les systèmes qui prétendent l’améliorer à courte échéance manqueront sûrement leur effet. » Il s’est égayé aux dépens des utopistes, qui s’imaginent que tous les enfans à qui l’on enseigne la morale civique deviendront infailliblement de bons citoyens. Il ajoute que c’est une entreprise chanceuse de faire pénétrer des idées complexes dans des esprits d’une médiocre portée ; « qu’il est presque aussi facile de faire entrer une main pourvue de ses cinq doigts dans un gant qui n’en a que quatre, ou d’initier aux beautés de Beethoven un vieil officier de marine réfractaire à la musique, lequel n’attend pas la fin de la sonate pour se lever et demander que la personne qui est au piano lui joue : « Polly, mets ta bouillotte sur le feu. » Mais le radical n’éprouve jamais de telles inquiétudes. Il tient pour certain que l’humanité est foncièrement bonne, qu’il suffit de l’instruire pour qu’elle s’amende, que tout le mal qui se fait ici-bas se réduit à des péchés d’ignorance, à des malentendus, à des éducations négligées, que les scélérats et les drôles sont des gens à qui on oublia d’expliquer leurs devoirs. Le radical croit à la vertu magique des explications, il est persuadé que la parole transforme le monde; aussi parle-t-il beaucoup.

La passion égalitaire des radicaux les pousse à condamner tout ce qui peut créer entre les citoyens des différences et des distinctions. Ils voudraient que tous les hommes eussent à peu près les mêmes goûts, les mêmes habitudes, les mêmes opinions, les mêmes idées. Leur rêve est de façonner tous les esprits sur le même patron, de couler toutes les âmes dans le même moule. À cette fin, ils désirent que l’état soit le seul instituteur de la nation, et ils s’entendent à inventer d’ingénieuses combinaisons pour décourager toute concurrence qu’on pourrait lui faire. Le radical tient du jacobin, dont M. Taine traçait naguère le magistral portrait. Mais le jacobin était un homme de sang, et si le radical a comme lui la vertu pour but, il n’a pas la terreur pour moyen. Il recourt plus volontiers aux grandes et aux petites vexations, qui à la longue n’ont pas moins d’effet. Dans les cantons suisses où le radicalisme a assis le plus solidement sa domination, le gouvernement compromet la paix publique par des mesures irritantes qui lassent les plus robustes patiences. Il met partout la main, et cette main est souvent une lourde patte.

Un autre défaut qu’on reproche aux gouvernemens radicaux, c’est qu’ils sont très dépensiers. Estimant que rien ne peut être bien fait que par l’état, se défiant beaucoup de l’initiative des particuliers, ils ne reculent devant aucune entreprise et ne regardent pas aux frais. Les gouvernemens conservateurs qu’ils ont remplacés avaient le goût de l’épargne; ils administraient la fortune publique en bons pères de famille et quelquefois avec un peu de parcimonie. Les radicaux ont fait assurément beaucoup de dépenses utiles. Ils ont créé des écoles et même des laboratoires, ils ont embelli les villes ; mais quoi qu’ils fassent, ils aiment à faire grand. C’est leur plaisir et leur orgueil ; nous avons tous notre plumet. D’autre part, ils jugent que, dans une république radicale, tous les emplois doivent être rétribués, qu’il est dangereux d’autoriser les gens qui ont du bien et du loisir à acquérir de l’influence en servant gratuitement leur pays. Aussi voit-on se multiplier les emplois, les traitemens et les gens qui les convoitent. Tout cela produit quelque gaspillage. Quand il survient de graves embarras financiers, le peuple s’inquiète, s’alarme ; il sent le besoin d’enrayer la dépense, de remettre un peu d’ordre dans les affaires. A cet effet, il a recours aux conservateurs et aux libéraux, dont il méprisait les idées étroites et les habitudes mesquines. Il leur rend sa confiance pour quelque temps, les charge de rétablir l’équilibre du budget, après quoi il les met à pied. En Suisse, les libéraux ont pour office d’arranger les finances et les radicaux de les déranger. C’est l’histoire des dernières années de la république de Genève.

Le représentant le plus connu et le plus complet du radicalisme suisse est assurément M. Carteret. Ses talens, ses qualités, ses défauts, tout le prédestinait à ce rôle. Il aime les entreprises, il en a fait de bonnes et de mauvaises et n’a jamais regardé à la dépense. Il est autoritaire dans son langage comme dans ses actes, il a du goût pour les mesures vexatoires, les catholiques en savent quelque chose. On peut dire de lui beaucoup de bien et beaucoup de mal, et il est plus fier des injures que lui adressent ses ennemis que des éloges que lui prodiguent ses amis. M. Carteret trouverait sans peine parmi les radicaux les moins opportunistes de l’Union républicaine des hommes de sa trempe et de son humeur; il ne se ferait pas prier pour les traiter de frères et il s’entendrait à merveille avec eux. Mais nous sommes convaincus que ce radical classique n’a pas plus d’aversion naturelle pour les ultramontains que pour nos radicaux de la nouvelle école, de l’école fantaisiste. Il en a rencontré quelques-uns à Bourg, lors de l’inauguration du monument de Quinet. Ces messieurs ont eu la prudence ou la générosité de se taire et on ne s’est pas disputé, mais on n’en pensait pas moins.

Le radical classique est l’apôtre fervent de l’omnipotence de l’état, et il gouverne un peu trop. Les radicaux fantaisistes entendent qu’on ne gouverne plus et que toute initiative vienne d’en bas. Un président du conseil qui se débarrasse d’un de ses collègues avec lequel il ne peut plus s’entendre est traité par eux de despote. Leur idéal est une sorte d’anarchie légale, le triomphe de la sainte indiscipline. Ils sont les partisans de toutes les autonomies, de celle du soldat et de celle de la commune ; quelques-uns d’entre eux proposent de licencier les gens de police et de les remplacer par des gardes nationaux. Si on les laissait faire, ils désarticuleraient le corps social. Comme dans la vieille fable, ils poussent les membres à la révolte contre l’estomac.


De travailler pour lui les membres se lassant.
Chacun d’eux résolut de vivre en gentilhomme.


« Remarquez pourtant, mes chers conjoints, leur disait-il, que je vous suis fort nécessaire, que sans moi chacun tirerait de son côté, que grâce à mes soins il y a un peu d’ordre parmi vous, que quand je ne serai plus rien, chacun entreprendra sur la liberté de son voisin, car je vous connais, vous avez l’humeur despotique et chacun de vous ne se sentira libre que le jour où il commandera dans la maison d’autrui... Qu’en pensez-vous, vous, le gros orteil de cette assemblée?»

Parmi les radicaux fantaisistes, il y a beaucoup d’hommes sincères qui prennent au sérieux leur utopie, car les naïfs sont plus nombreux qu’on n’est tenté de le croire. Celui-ci a essuyé de grandes déconvenues et peut-être de grandes injustices; il s’en prend à l’univers et déclare que la maison est inhabitable, qu’il faut la rebâtir par le pied. C’est, le radical atrabilaire et tragique. Celui-ci a l’esprit infiniment mobile, la fureur des nouveautés et des spectacles; il considère la vie comme une aventure, il lui faut des émotions, des secousses, tout ce qui dure l’ennuie, et il dirait volontiers comme le valet d’une comédie espagnole : L’ordre me tue. C’est le radical lunatique, qui prend pour du génie le désordre de ses pensées. Tel autre a fréquenté des laboratoires, et il a la passion des expériences, il en voudrait faire sur la société; si elles ne réussissent pas, on en sera quitte pour recommencer; n’est-ce pas ainsi qu’on fait avancer la science? C’est le radical qui se croit scientifique. Tel autre a toujours été séduit par les phrases sonores; il a découvert que rien au monde n’est plus sonore que l’absurde, et il se grise de sa musique. C’est le radical virtuose.

Ces naïfs qui De savent pas toujours ce qu’ils disent et ce qu’ils font n’arriveraient pas à grand’chose s’il ne se trouvait des sceptiques, ambitieux et habiles, pour venir en aide à leur innocence et diriger la campagne. Ces derniers savent toujours ce qu’ils font, et pour eux le radicalisme est moins un système qu’une méthode. Ils s’en servent pour démolir les ministres qu’ils n’aiment pas, dans l’espoir de se mettre à leur place. Ce sont là des machinations fort dangereuses et il n’est pas sûr qu’elles tournent à leur profit. Le socialisme fut jadis autoritaire; depuis qu’il désespère de s’emparer de l’état, il s’occupe de le détruire et les radicaux autonomistes travaillent pour lui, il les charge de lui préparer les voies. Il est vrai que les habiles dont nous parlions comptent jouer au plus fin. Le socialisme ne les inquiète pas; le moment venu, ils le mettront à la raison. Peut-être se trompent-ils dans leurs calculs. Il arrive quelquefois que les dompteurs de fauves soient mangés par leurs bêtes et que les fous furieux prennent à la gorge les fous rusés.

A quoi sert l’expérience? L’Espagne nous a fait voir, en 1873, des radicaux fantaisistes préparant le triomphe des socialistes anarchiques, puis se repentant de leur ouvrage et cherchant en vain à le de faire. Ils avaient déclaré qu’une république unitaire est une monarchie déguisée, et, pour leur faire plaisir, les Cortès avaient proclamé d’une seule voix la république fédérale sans qu’aucun des votans eût pu dire ce qui venait d’être voté. Mais cette formule enchantait tout le monde, c’était une ivresse, un délire;. On venait d’inaugurer sur la terre le règne de la vertu et du bonheur. Un républicain, à qui son ennemi refusait le titre de fédéral, s’en offensait comme d’une mortelle injure. On s’abordait dans les rues en se disant : Salud y republica federal! Après quoi on entonnait des hymnes à la sainte indiscipline et à l’autonomie du soldat. Qu’était-ce que la a république fédérale? » Les uns entendaient par là l’émancipation des provinces, des institutions pareilles à celles des États-Unis ou la décentralisation administrative, d’autres visaient à l’anéantissement de toute autorité, à l’ouverture prochaine de la grande liquidation sociale. Les socialistes de Barcelone et de l’Andalousie prêchaient la souveraineté absolue des communes, ils entendaient donner à l’Espagne dix mille municipes indépendans, ne recevant de lois que d’eux-mêmes, en supprimant du même coup et l’armée et la gendarmerie. On vit bientôt dans les provinces du Midi l’insurrection se propager de ville en ville, de village en village. Dès qu’une commune avait fait son pronunciamiento, son premier soin était di détruire le télégraphe et les chemins de fer pour couper toutes ses communications avec ses voisins et avec Madrid. Il n’était pas de méchant bourg qui n’entendît faire sa cuisine à part. Le fédéralisme avait fait place à un cantonalisme brutal, incendiaire et massacrant, et partout se célébraient de sanglantes saturnales.

Les socialistes étaient ravis, les radicaux qui siégeaient dans les conseils du gouvernement étaient inquiets et navrés. Ce n’était pas là ce qu’ils avaient voulu. Mais, selon leur habitude, convaincus qu’on ne gagne rien en heurtant de front les passions, ils parlementaient, négociaient avec les condottieri du cantonalisme, leur faisaient porter des conseils par des ambassadeurs d’un caractère doux et liant. Il arriva plus d’une fois que tel agent, tel gouverneur civil dépêché en Andalousie ou en Murcie, après avoir longtemps raisonné avec l’émeute, se mettaient à sa tête pour la modérer, disaient-ils. Quand éclatèrent les troubles d’Alcoy, où des conseillers municipaux furent jetés par les fenêtres et égorgés, le gouvernement chargea le général Velarde d’occuper la ville, d’y rétablir l’ordre, mais on lui commanda aussi de n’opérer aucune arrestation. « On put craindre, écrivions-nous en ce temps, que le mal, gagnant de proche en proche, n’envahît toutes les provinces, que les plans de l’Internationale ne fussent sur le point de s’accomplir, et que l’Espagne, menacée d’une décomposition putride, n’offrît plus aux regards de l’Europe étonnée que l’assemblage confus de quelques milliers de municipes autonomes régis par la violence et administrés par le pillage. Les oiseaux de proie étaient contens ; le plus mince épervier se flattait d’attraper son lopin après que les faucons se seraient servis. Quiconque ne se sentait ni faucon, ni épervier avait le cœur pesant, se demandant avec inquiétude quand viendrait son tour d’être mangé. Les philosophes se frottaient les yeux : une grande nation semblait prête à se dissoudre en une poussière d’hommes et à s’évanouir comme un songe. » On avait tort de désespérer. Un homme qui avait été autrefois le partisan résolu du fédéralisme abjura courageusement son erreur et sauva son pays. Mais il ne put sauver la république : les radicaux l’avaient tuée.

La France aime à se sentir gouvernée, et on peut croire que les doctrines anarchiques et ceux qui les prêchent n’y seront jamais en faveur. N’oublions pas cependant que les nations ont quelquefois des goûts dépravés. Elles ressemblent par intervalles à cette princesse des Mille et une Nuits qui avait un mari fort bien fait de sa personne et qui le trahit pour un nègre qu’elle trouvait adorable. Quand on lui tua son amant, quelle ne fut pas sa douleur! Elle se répandit en lamentations, elle se jeta sur le cadavre, l’arrosa de ses larmes, le couvrit de baisers désespérés. Les nations prennent quelquefois des nègres pour amans et elles mettent du temps à se désabuser.

Mais il faut avouer que ce qui contribue le plus à procurer des succès électoraux aux partis extrêmes, c’est la mollesse avec laquelle on combat leur propagande et les ménagemens qu’on a trop souvent pour leurs principes et leurs passions. La politique des bons enfans nous a fait beaucoup de mal. Pendant longtemps on a pu croire que plus un député avait des opinions violentes et déraisonnables, plus il avait de chances d’obtenir tout ce qu’il demandait pour ses commettans ou pour lui-même. Les radicaux fantaisistes ont fait une grande imprudence quand ils ont profité de l’arrivée du roi d’Espagne à Paris pour prouver qu’il ne tenait qu’à eux de compromettre nos relations extérieures. Ce jour-là, le gouvernement s’est réveillé, il a secoué son apathie. La France n’est pas disposée à courir des aventures. En vain le citoyen Armand Lévy affirme-t-il que le seul danger qui nous menace est la conspiration des orléanistes et des faux républicains, soutenus par l’étranger. En vain nous donne-t-il sa parole la plus sacrée que, quand on aura supprimé l’armée permanente et délivré des fusils à tous les citoyens, il se fera fort d’aller chercher dans toutes les capitales de l’Europe la tête des rois et des empereurs. Le citoyen Lévy le croit, mais M. le président du conseil ne le croit pas, et il a déclaré à Rouen que le radicalisme intransigeant met en péril la dignité et le repos de la France.

La fermeté de son langage a produit une heureuse impression dans plus d’un pays étranger comme chez nous. Ses déclarations ont été bien reçues des hommes d’état qui nous veulent encore du bien, qui jugent que la France est nécessaire à l’équilibre de l’Europe et désirent entretenir avec nous des relations suivies et cordiales. Notre isolement est plus apparent que réel, et, en tout cas, il ne dépend que de nous d’avoir des amis. Il faut pour cela que nous ayons un gouvernement bien assis, beaucoup plus opportuniste que radical, capable de se dégager des intérêts et des préjugés de parti pour veiller avec sollicitude sur la paix publique, un gouvernement qui vive et qui laisse vivre. Il importe aussi qu’il ait les yeux ouverts, qu’il n’attende pas les incidens, qu’il sache prévoir et prévenir. Notre laisser-aller nous a fait commettre des fautes qui auraient pu avoir de graves conséquences; elles nous ont été épargnées, ne nous rassurons pas trop. On prétend qu’il y a une Providence pour les imprévoyans, que, grâce à son indulgente bénignité, on tombe quelquefois dans un fossé sans s’y casser la jambe. Ne la mettons pas trop à contribution et tâchons d’éviter les fossés.


G. VALBERT.