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Le Radium qui tue/Texte entier

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LE RADIUM QUI TUE

ŒUVRES DE PAUL D’IVOI

LE RADIUM
QUI TUE

ÉDITIONS JULES TALLANDIER
— 75, Rue Dareau — PARIS (XIVe) —



PREMIER ÉPISODE

LE TRUST DES CORINDONS


CHAPITRE PREMIER

Où Dick Fann se présente


— Vous dormez confortablement, mon garçon !

— Je pensais faire plaisir à Monsieur.

— Vous faites ainsi, brave petite chose.

— Je le supposais bien. Quand Monsieur m’a engagé hier à son service, il m’a dit : « Jean Brot, je suis fatigué… ; j’ai eu à élucider plusieurs grands problèmes policiers. Je me suis réfugié à Paris pour m’isoler, m’enfermer ; soyez silencieux, immobile, autant que mon service le permettra. » Silencieux, immobile !… Le rêve pour un ex-vélocipédiste de quotidien… ; j’ai songé : service, six heures par jour, reste à dix-huit que j’emploierai à dormir (silence, immobilité) pour satisfaire Monsieur.

All right !

Les interlocuteurs se turent. Le bruit léger de leur respiration murmura seul dans la pièce.

Le « patron », nonchalamment étendu dans un fauteuil, apparaissait grand, mince, presque maigre.

Son attitude molle, affaissée, eût fait croire l’énergie absente en lui, si le visage n’avait révélé l’homme de volonté.

Visage curieux, peut-être beau, à coup sûr étrange, avec ce front très développé sous les cheveux d’un blond doré, avec ces yeux noir-bleu, enfoncés sous l’arcade sourcilière, ce menton ferme. La face soigneusement rasée, d’une parfaite distinction, radiait, si l’on peut s’exprimer ainsi, de la pensée incessamment en éveil.

Le serviteur, un gamin de quatorze ou quinze ans, portant encore la livrée marron à boutons d’or d’un grand journal parisien, était allongé sur un sofa.

Tous deux semblaient s’être replongés, l’un dans ses réflexions, l’autre dans son sommeil.

Soudain, un carillon électrique retentit.

D’un bond, le petit chasseur Jean Brot fut sur ses pieds et chuchota à voix basse :

— Monsieur a sonné ?

L’interpellé secoua la tête ; du geste il indiqua la porte conduisant à l’antichambre. Cela suffit. Jean glissa sans bruit sur le tapis et disparut par l’ouverture désignée.

— Qui peut venir me troubler ici ? grommela le personnage affalé sur le fauteuil. S’être perdu dans ce grand Paris, avoir loué mystérieusement une garçonnière, au fond d’une cour, dans cette paisible rue Juliette-Lamber et recevoir une visite !…

Il s’interrompit. Jean reparaissait sur le seuil, susurrant d’une voix légère comme un souffle :

— Une dame.

— Je n’y suis pas.

— Je l’ai dit.

— Eh bien ?

— Eh bien, la dame a répondu : « Parfait, passez ma carte à sir Dick Fann. »

— C’est trop fort !

— Elle a ajouté : « Il excusera. Question de vie ou de mort »

— Ah !

L’exclamation souligna un véritable changement à vue, Dick Fann, puisque tel était le nom du personnage, se redressa d’un coup. Tout à l’heure, il apparaissait veule, alangui, paresseux ; maintenant, son geste était nerveux, énergique ; une flamme s’était allumée dans ses yeux.

Il regardait le bristol que venait de lui remettre Jean.

— Fleuriane Defrance, murmura-t-il… Question de vie ou de mort… Faites entrer.

Jean disparut aussitôt, pas si vite cependant qu’il n’eût eu le temps de grommeler :

— Oh ! les femmes ! Ça passe partout !

Un instant plus tard la porte se rouvrait, et dans l’encadrement se dessinait une adorable silhouette de jeune fille.

Vingt ans environ, taille un peu au-dessus de la moyenne, élégante et robuste à la fois. Des cheveux châtain clair contrastant avec le visage blanc et rose, dont le nez délicat, la bouche gracieuse exprimaient la décision et la franchise. Mais surtout des yeux très grands, d’un bleu étrange, presque violet.

Son regard accaparait l’attention, on ne voyait plus qu’eux, et inconsciemment on appliquait à leur propriétaire la formule paradoxale du poète :

Elle se cache derrière ses yeux.

L’habit ne fait pas le moine, dit-on. Cela est possible, mais à coup sûr le costume décèle le « moi » intime de la femme.

Chez Fleuriane, aucune faute de goût. Comme dominante, la simplicité.

Un costume tailleur sobre et de coupe impeccable.

Une simple toque proportionnée à l’ovale du visage.

Cela seul eût indiqué la certitude du goût artistique, à une époque où les chapeaux à la mode, monumentaux et incommodes, donnaient aux femmes l’apparence de roses coiffées du dôme des Invalides.

D’un coup d’œil rapide, Dick Fann avait remarqué ces choses et ce fut d’un ton très aimable qu’il prononça :

— Veuillez vous asseoir, mademoiselle, je vous écoute.

Les traits de la visiteuse s’éclairèrent ; elle prit place, et d’une voix bien timbrée, à laquelle un léger tremblement ajoutait un charme de plus :

— Je vous suis infiniment reconnaissante, prononça-t-elle… infiniment, croyez-le. Je ne veux cependant pas dépenser votre temps à entendre développer les raisons de ma gratitude. Mon récit vous fera comprendre à quel point je vous serai redevable si…

Elle s’interrompit, secoua la tête, puis d’un accent plus net :

— Je commence donc. Mon nom, Fleuriane Defrance, vous est connu, je pense.

Dick Fann inclina la tête et dit :

— Fille de Catulle Defrance, syndic de l’Association mondiale du commerce des pierres précieuses, Canadien de nationalité, grand chasseur de fourrures, car il disparaît pendant des mois, signalé de temps à autre de l’Alaska à l’Araucanie, de la Sibérie au Thibet… Réputation universelle de probité et d’intelligence.

La jeune fille souriait à ce portrait de son père.

— Ajoutez, fit-elle, admirateur convaincu de sir Dick Fann.

Et arrêtant l’interruption prête à jaillir des lèvres de son interlocuteur :

— Laissez-moi parler, ce n’est pas un compliment, mais bien une constatation nécessaire, vous le reconnaîtrez à l’instant. Donc, grand admirateur de sir Dick Fann, docteur en droit, docteur ès lettres, docteur ès sciences, qui, toutes les carrières ouvertes à son savoir, a choisi celle de détective amateur et s’y est classé en deux années au-dessus de tous les autres. C’est précisément pour cela, reprit Fleuriane après un court silence, qu’en ce moment, seule en Europe et très effrayée, je viens solliciter l’appui de sir Dick Fann.

Il laissa tomber ces mots :

— Question de vie ou de mort ?

Elle répliqua :

— Oui.

Les yeux du détective amateur se fixèrent sur Fleuriane avec une acuité pénétrante.

— Vous devinez ma nature, mademoiselle. Le choix que vous rappeliez à l’instant, indique l’amour de la lutte, la surexcitation produite par tout problème défiant ma sagacité. Donc, disposez de moi.

— Je vous remercie.

— Point. Votre démarche trahit l’intérêt que doit présenter l’affaire. De plus, certains indices démontrent le trouble profond où vous êtes : l’indécision de votre regard à l’ordinaire plus assuré ; votre broche légèrement inclinée, alors que la marque de l’étoffe prouve une attache habituelle parfaitement horizontale.

Elle eut un mouvement de surprise.

— Enfin, vous êtes venue en auto-taxi, dans une voiture verte, même, voici une peluche du capitonnage sur votre manche. Eh bien ! votre anxiété est telle, qu’en arrivant ici, vous avez trouvé le concierge lavant à grande eau le vestibule, et qu’au lieu de marcher sur les trottoirs en bordure, vous avez mis le pied dans une flaque liquide, dont votre bottine droite conserve une petite éclaboussure savonneuse.

Fleuriane avait tressailli.

Certes, elle avait entendu vanter la perspicacité de Dick Fann, mais jamais elle n’eût pensé qu’à première vue il pût découvrir de si infimes détails.

Car tout était vrai ; et, de cela elle se sentit touchée, il lui avait expliqué simplement sur quels indices il avait basé ses déductions.

Au reste, il ne lui laissa pas le loisir de se livrer à ses réflexions, car il acheva :

— Donc vous êtes « hors de vous-même »… Ce qui vous met en cet état doit donc être grave, car vous êtes courageuse.

— C’est vrai, répondit la jeune fille sans la moindre forfanterie. Mon père m’a parfois entraînée dans ses longues chasses. Il a pensé que l’éducation sportive devait s’allier à l’instruction. Il m’a appris le sang-froid, la résolution rapide.

— Pour apprendre cela, il faut être doué par la nature.

— Peut-être, consentit Fleuriane. Peut-être étais-je douée, comme vous dites… Ce qui me ferait croire cette chose avantageuse, c’est que Mrs. Patorne, ma dame de compagnie, que sa fonction entraîne partout sur mes pas, — en ce moment, elle m’attend dans votre antichambre, — Patorne, donc, n’a jamais pu vaincre ses frayeurs un peu puériles.

Elle eut un geste mutin.

— Enfin, laissons cela.

— Et apprenez-moi contre quoi vous désirez être défendue.

Une rougeur monta aux joues de la visiteuse.

— Hélas ! voilà qui me bouleverse plus que tout le reste… je n’ai aucune certitude…

Elle s’attendait sans doute à voir son interlocuteur se récrier. Il n’en fit rien.

— Alors, dit-il flegmatiquement, vous supposez être menacée ?

— C’est cela, je suppose… je suis même sûre… ; seulement, cette assurance ne s’appuie pas sur des faits précis…

Elle s’embrouillait. Dick Fann vint à son secours.

— Mademoiselle, vous craignez à cette minute de paraître avoir agi légèrement en réclamant mon appui. Rassurez-vous, je ne pense pas ainsi… Avec votre volonté, votre bravoure innée, je considère comme très sérieuse la cause, si vague soit-elle, de votre émotion.

— Oh ! murmura-t-elle, vous parlez comme si vous me connaissiez depuis longtemps, et pourtant…

— Je vous vois pour la première fois, voulez-vous dire… Cela est vrai ; seulement je vous regarde depuis cinq minutes et je vous sais à présent, autant que votre père, qui sans cesse veilla sur vous depuis le jour où, toute enfant, vous vous êtes blessée au sourcil sur l’angle de la cheminée de marbre.

Et comme elle tressautait devant cette nouvelle affirmation, exacte ainsi que les précédentes, il acheva doucement :

— Trop facile. Petite cicatrice presque effacée, donc lointaine. La forme, sa position disent le reste. Parlez sans crainte.

Cette fois, Fleuriane chassa toute hésitation.

— Je commence donc. Mon début vous paraîtra bien éloigné de ma personne, mais il est indispensable. Vous vous souvenez de l’étrange nouvelle que transmirent il y a six mois, les fils télégraphiques du monde et aussi les sans-fils ? Dans une même nuit, les grands laboratoires de la terre, où l’on étudiait ce corps bizarre et féerique dénommé le radium, avaient été cambriolés. Pour la France, c’étaient les laboratoires Curie, Calmettes et autres ; les cinq cabinets savants consacrés au radium en Allemagne, les trois d’Autriche, les deux russes, les six anglais, les neuf américains, etc., etc., avaient reçu la visite de mystérieux voleurs, lesquels avaient fait main basse sur le précieux métal sans toucher à autre chose.

Dick affirma de la main.

— L’ensemble avec lequel on avait opéré prouvait clairement que les… opérateurs obéissaient à un chef unique, qui se trouvait dès lors en possession de tout le radium libre à la surface du globe, soit vingt-trois grammes, sept cent treize milligrammes, car c’est par ce poids minime que se totalise la fortune humaine en radium. Il est vrai qu’un milligramme de la terre rare, inusable et conservant ses propriétés radiantes durant deux mille ans, permet d’accomplir des prodiges de transformation, et que dès lors vingt-trois mille sept cent treize milligrammes apparaissent comme une quantité formidable. L’homme qui avait pu les centraliser, devenait le roi du radium, roi tout aussi puissant que les rois de l’or, du fer, de l’acier, des conserves ou du pétrole. Seulement, dans quel but ce vol mondial ?

C’est vous, monsieur Dick Fann, qui deviez le dire.

— Ah ! vous faites allusion à mon rapport, mademoiselle ?

— Non seulement allusion, je vais le résumer.

— Oh ! je le connais, vous savez.

— Je n’en doute pas ; mais ses conclusions étant le point de départ de mes inquiétudes, je vous prierai de me laisser parler ainsi que je le crois utile.

— À votre aise, mademoiselle, bien que j’entrevoie les tracas auxquels M. Catulle Defrance a pu être en butte.

— Voulez-vous les exposer ?

— Très volontiers, si cela vous est agréable. Seulement, je vous déclare que je ne distingue pas nettement comment vous êtes mêlée à tout cela.

— Enfin, dites ce que vous devinez, le voulez-vous ?

Le détective eut une moue mécontente :

— Je ne devine jamais, mademoiselle. Deviner, c’est se laisser emporter par l’imagination. Or, la police est une science, exacte. Ceci posé, voici ce que je déduis.

Et, lentement, en professeur faisant une démonstration, il poursuivit :

— Une chose m’a frappé de suite. Le vol mondial du radium coïncidait en quelque sorte avec la publication des résultats d’une étude entreprise par des savants de haute valeur, touchant l’influence du radium sur les corindons, ou pierres précieuses formées d’alumine pure cristallisée, telles que rubis, émeraudes, saphirs, topazes, béryls, améthystes, etc. Ces expériences démontraient que si l’exposition au four électrique amenait la décoloration et la dépréciation de ces pierres précieuses, par contre, la mise en présence au radium transformait les corindons vulgaires, à deux francs le carat, en rubis, topazes, émeraudes, saphirs sans défaut, estimés entre quarante-cinq et cinq cents francs le carat. Dès lors, une déduction logique s’imposa à mon esprit. Pour perpétrer la razzia générale du radium, il avait fallu dépenser l’argent sans compter. Pourquoi semer une fortune, courir des dangers… judiciaires, si les risques ne sont point compensés par des avantages tels que l’enjeu vaille la partie ? Or, la mutation de corindons à deux francs en gemmes de quarante-cinq à cinq cents francs le carat, répondait exactement aux qualités réclamées de l’enjeu. Le possesseur du radium pensait réaliser des bénéfices incalculables.

— Et votre conclusion, acheva Fleuriane, fut celle-ci : Chercher parmi les acheteurs de corindons communs et spécialement dans l’entourage immédiat des savants qui ont expérimenté ; c’est de là qu’est partie à tout le moins l’indiscrétion dont le pillage des laboratoires est le résultat.

Dick Fann approuva en s’inclinant :

— J’étais moi-même absorbé par une affaire extrêmement grave… des manœuvres anarchiques menaçant les arsenaux d’un grand État européen. Ne pouvant me dédoubler, j’ai indiqué la piste.

— Oui, mais les détectives officiels n’ont rien découvert.

L’interlocuteur de la jeune fille ne répondit que par un sourire.

— Oh ! s’empressa-t-elle d’ajouter, ceci n’est point pour formuler un doute contre votre allégation.

— Je le sais bien, mademoiselle. M. Catulle Defrance l’a prise au contraire très au sérieux. Comme syndic de l’association mondiale de joailliers, il a provoqué le trust de tous les corindons vulgaires en circulation… Vous-même, alors à Londres, avez été chargée par lui de surveiller ces gemmes sans valeur actuelle et de les expédier par caisses séparées aux divers dépôts établis au Canada.

Elle frissonna, surprise :

— Vous savez cela ?

— Je l’ai déduit facilement. Aux projets des criminels, votre père avait trouvé la parade.

— C’est vrai… Eh bien, sir Dick Fann, c’est de là que viennent mes craintes.

— Ah ! Ah !

Très intéressé, le détective amateur rapprocha sa chaise de celle de son interlocutrice.

— Comme vous le pensez bien, reprit-elle, les joailliers, ayant tout à craindre des voleurs, emploient des ruses propres à les dépister. Les caisses de corindons, expédiées ostensiblement à des dépôts connus, en ressortaient déguisées, méconnaissables, pour être réunies dans un asile sûr. Or, j’ai l’impression que les voleurs de radium, car je tiens pour absolument exacte votre déclaration, j’ai l’impression, dis-je, que ces drôles me surveillent afin d’arriver, par moi, à la cachette des objets de leur convoitise.

— Cela est sûrement.

— Vous le pensez aussi ?

— C’est l’évidence même. Vous allez rejoindre votre père, par conséquent l’obliger en quelque sorte à se fixer dans celle de ses propriétés que vous aurez choisie, au lieu de rester, comme en votre absence, un nomade, et dès lors rien de plus aisé que de le surveiller, lui, ses serviteurs, ses amis, ses collègues, d’acheter ses domestiques, fournisseurs ou autres, et d’arriver, c’est une simple question de temps, au gîte des corindons. Vous êtes le fil conducteur, mademoiselle.

La jeune fille frappa joyeusement des mains.

— Que je suis heureuse de vous entendre !  J’avais si peur d’être considérée comme une visionnaire.

— Vous n’avez plus cette appréhension. Alors que comptez-vous faire ?

— Avertir mon père. Seulement je me défie du télégraphe même.

— Cela est prudent. Il faut vous rendre en Amérique.

— C’est mon intention. Mais je ne puis pas résider auprès de mon père, sans faire le jeu des mauvais garçons qui nous surveillent D’autre part, je ne saurais, au Canada, habiter à part, sans être mal jugée. Voilà pourquoi est née en moi une idée baroque, mais pratique dans l’espèce, car elle me permettra de voir mon père et de ne point demeurer auprès de lui.

Dick Fann hocha la tête d’un air satisfait.

— Très bien, fit-il, très bien. Je vois. Vous ne ferez que traverser le continent américain. M. Catulle Defrance, prévenu par une dépêche laconique, vous rencontrera en un point qu’il choisira à sa convenance.

— Qui vous fait croire ?

— L’élimination de tous les moyens inutilisables. Il ne reste que celui-ci permettant de concilier les deux obligations que vous avez énoncées : Aviser M. Defrance et ne point élire domicile chez lui.

— C’est vrai, fit-elle, stupéfiée par la simplicité du raisonnement

— Par suite, continua son interlocuteur, vous passerez en Amérique comme voyageuse, comme traveller…, à la suite d’un pari, d’un match probablement, car il n’est point de meilleure excuse aux yeux des Nord-Américains.

— C’est merveilleux, s’écria Fleuriane, vous avez trouvé.

Il ne parut point concevoir l’admiration perçant dans les paroles de l’élégante Canadienne. D’un ton interrogatif, il demanda :

— Et ce match ?

— Le tour du monde en automobile.

— Serait-ce le défi lancé ?…

— Par le Matin, oui. Partir de Paris pour le Havre, traversée jusqu’à New-York, auto de cette ville à San-Francisco, seconde traversée, l’Alaska, Sibérie, Russie, Allemagne, Paris. Je suis inscrite parmi les partants… J’ai une trente chevaux de Dion, quatre places avec les bagages. J’entraîne ma dame de compagnie Patorne… seulement…

Elle hésita une seconde.

— Seulement, acheva-t-elle enfin, je n’ai point de mécanicien et…

Du coup, Dick Fann se prit à rire franchement. Comme elle l’interrogeait d’un regard inquiet, il plaisanta :

— Un mécanicien spécial doublé d’un détective, capable de tenir le volant et de démasquer le voleur… de radium, lequel se trouvera forcément sur la route…

Elle gardait le silence, ses grands yeux implorant. Il lui tendit la main.

— Donnez le shake-hand, mademoiselle. Dick Fann sera votre mécanicien.

Et, comme prise d’une émotion soudaine, elle bégayait :

— Oh ! merci, merci de vous dévouer…

Il l’arrêta flegmatiquement.

— Ne remerciez plus… Cette affaire des corindons est très intéressante.

Il s’était levé, indiquant ainsi à la jeune fille que l’audience avait pris fin. Elle obéit à cette injonction muette et se dirigea vers la porte, précédée par Dick.

Mais au moment où ils allaient l’atteindre, le battant s’ouvrit brusquement ; un homme trapu, haut en couleur, tirant après lui le petit Jean Brot, désespérément cramponné aux basques de sa jaquette, fit irruption dans la pièce en criant :

— Vous demande pardon, cher monsieur Dick Fann… ; on me dit que vous n’êtes pas là, mais l’affaire est trop sérieuse pour que vous soyez absent

À ce moment, le nouveau venu aperçut Fleuriane. Il s’arrêta net, devint écarlate, et bredouilla :

— Ah bon ! Je ne savais pas…

Dick ne lui permit pas de continuer :

— Enchanté de vous voir, M. Ginat, vous êtes une des lumières de la police française ; j’ai eu plaisir à vous recevoir à Londres et suis heureux de renouer connaissance.

Puis, s’adressant à Fleuriane :

— Ne vous éloignez pas, mademoiselle… ; je croyais notre entretien terminé. Il se pourrait qu’il en fût autrement.

— Pourquoi ? fit-elle avec étonnement.

Il haussa les épaules.

— Quand on est à l’affût, il faut prévoir que le gibier va passer.

Et, coupant court à toute interrogation nouvelle, il conduisit doucement, mais irrésistiblement la jeune fille à la porte, qu’il referma sur elle.


CHAPITRE II

Un vol étrange


— Eh bien, monsieur Ginat ?

La question fut chuchotée. Dick Fann s’était tourné vers le nouveau venu.

— Eh bien, cher monsieur, commença l’interpellé, je m’excuse d’abord de vous déranger…

— Inutile… Les politesses font perdre du temps, et les criminels en profitent pour tirer au large. Donc, entrons en plein cœur du sujet. Vous venez de procéder à une enquête sans résultat et vous désirez avoir mon avis.

Les yeux de l’agent parisien exprimèrent la stupéfaction.

— Comment voyez-vous que je viens de l’enquête ? murmura-t-il.

— Oh ! trop simple en vérité. Votre question est pour vous amuser.

— Je vous assure que non.

— Je réponds alors. Vous êtes très soigné, monsieur Ginat. Donc, si vous sortiez de chez vous, vos vêtements ne porteraient pas les traces légères de poussière, que je remarque sur vos manches, sur les pans de votre jaquette.

— Ah !

— Enfin, tenez, là ; sur l’épaule, un filament brillant qui me semble avoir appartenu à une toile d’araignée.

— Ce qui vous fait croire ?

— Que vous avez exploré un appartement bien mal tenu, vraisemblablement inhabité.

L’interlocuteur de Dick Fann leva les bras vers le plafond.

— Pourquoi un appartement, et non une usine, une cave ?…

— La poussière n’aurait ni cette apparence, ni cette finesse, monsieur Ginat.

Et avec un sourire, où flottait une imperceptible ironie, le détective amateur poursuivit :

— Je penche décidément pour l’appartement inhabité… Pour vous promener en pareil lieu, il faut qu’il s’y soit produit des faits se répercutant sur des locaux voisins…, habités ceux-là. Conclusion : Un vol commis par des perceurs de murailles. Ces industriels n’opérant guère que chez les manieurs d’or ou de pierreries, les victimes appartiennent à la banque ou à la joaillerie.

Le visage de M. Ginat était bouleversé. Sur ses traits se fondaient, en un mélange burlesque, l’ahurissement et la mauvaise humeur.

— Oui… c’est bien cela… j’ai visité l’appartement contigu à la boutique de bijouterie… je me suis glissé par le trou même qu’avaient percé les voleurs… C’est là, en effet, que j’ai sali mes vêtements… Mais jamais je ne comprendrai comment, avec un grain de poussière, vous arrivez à tomber juste, gronda-t-il.

— Bon, fit placidement Dick… Ma déduction est exacte. Voilà l’important, car c’est un gain de conversation de quelques minutes. Le nom des volés ?

— Larmette et Cie.

— Les grands bijoutiers de la rue de la Paix.

— Établis depuis trois mois à peine…

Un fugitif sourire détendit les lèvres du détective, mais reprenant aussitôt sa gravité :

— Qu’avez-vous relevé comme indices ?

— Rien !

— Oh ! monsieur Ginat, si vous me cachez quelque chose, je ne pourrai à mon grand regret vous être d’aucune utilité.

L’agent frappa le plancher d’un pied impatient.

— Ma présence vous démontre que je ne distingue rien dans cette absurde affaire… Vous savez que les magasins de Larmette et Cie occupent le rez-de-chaussée et l’entresol de la maison ; le premier étage est vacant. Des filous se sont glissés dans cet appartement… Comment ? Quand ? Mystère ! Personne n’a rien vu, rien entendu. J’ai interrogé concierge, locataires, domestiques, boutiquiers voisins… Rien, rien, et cependant les cambrioleurs existent, à preuve qu’ils ont percé le plancher, qu’ils sont descendus par l’ouverture dans les galeries Larmette, et qu’ils…

Ginat tendit les poings devant lui en un mouvement rageur.

— Ici, cela se complique encore. Ils ont fait un choix parmi les bijoux.

Un nouvel éclair joyeux flamba dans les yeux de Dick Fann. Son interlocuteur ne le vit pas. Lui, d’ailleurs, prononça avec une indifférence affectée.

— Naturellement, ils ont pris les pierres de plus grande valeur.

— Cette fois, vous êtes en défaut, cher monsieur Fann, s’écria l’agent avec une satisfaction évidente. Ils ont enlevé des pierres de second ordre : rubis, topazes, saphirs, etc., et ont scrupuleusement respecté les diamants. Que dites-vous de cela ?

D’un geste inconscient, le détective se frottait les mains.

— Vous êtes content ? interrogea M. Ginat, qui surprit ce mouvement.

Mais sans doute son hôte n’avait point souci de lui expliquer sa pensée, car son visage se rembrunit et, d’un ton hésitant, il grommela :

— Très étrange, en effet… Je souhaiterais examiner le terrain.

— Rien de plus facile. Je vous conduirai et vous présenterai à ces messieurs.

Comme si une idée soudaine naissait en son cerveau, Dick Fann secoua la tête.

— Non, au fait, je me suis réfugié à Paris parce que très las… ; je ne veux pas compromettre mon rétablissement en me lançant sur une affaire que je sens captivante.

— Trop mystérieuse, n’est-ce pas ? souffla Ginat, dont la face s’épanouit.

De fait, l’agent, encore qu’il y perdit un allié dont l’habileté émerveillait les policiers de l’Europe, ressentait une joie vaniteuse à l’idée que celui-ci craignait de s’engager dans une enquête à laquelle lui-même ne concevait rien. Le sentiment est humain. L’agent n’était qu’un homme. Aussi tressaillit-il quand Fann reprit :

— Je veux néanmoins coopérer à votre succès.

— Sans vous occuper de la chose ?…

— Sans m’en occuper « personnellement », dear monsieur Ginat. Je vais prier un ami sûr de se rendre chez Larmette et Cie. Prévenez ces derniers et obtenez d’eux qu’ils se soumettent aux investigations de sir Braddy, l’ami en question, un chiromancien absolument stupéfiant

— Un chiromancien ? répéta l’agent d’un air stupide.

— Oui… Il lit dans la main avec une perspicacité incroyable et…

— Lira-t-il le nom des voleurs dans la paume des volés ? plaisanta M. Ginat d’un ton dédaigneux.

Dick Fann ne parut pas discerner l’ironie.

— Non pas les noms, cher monsieur, mais certaines coïncidences, qui, peut-être, vous mettront sur la voie. Bien souvent, je lui ai dû l’orientation de mes enquêtes.

— Ah !… Ah !… Ah !…

Le policier français lança ces exclamations sur trois tons différents.

On devinait une immense satisfaction dans son accent. Ainsi, le détective anglais, ce détective dont on rebattait les oreilles à tous les policiers professionnels, ce détective de génie, ce merle blanc, avouait un collaborateur…, précieux à n’en pas douter, puisqu’il serait chargé de la première reconnaissance du théâtre du vol.

M. Ginat profiterait des lumières de ce sir Braddy, et le prestige de Dick Fann serait amoindri, car l’amateur n’ayant point demandé le secret, on pourrait, les voleurs pris, raconter l’aventure. Il y aurait gloire et jalousie satisfaite… Aussi la voix de l’agent eut-elle des inflexions caressantes pour répondre :

— Je vous suis reconnaissant. Je me rends à l’instant chez Larmette et Cie ; j’annonce votre chiromancien.

— De mon côté, je le préviendrai.

Les deux hommes se serrèrent la main, et M. Ginat sortit en mâchonnant entre ses dents :

— Décidément, la suite vaut mieux que le commencement… Parbleu, un détective anglais n’est pas plus sorcier que moi… C’est ce que je disais toujours…, et je comprends son succès… Du bluff ! du truc !… toujours de l’habileté à se faire valoir.

Peut-être sa joie eût-elle été moins grande s’il avait pu voir son interlocuteur demeuré seul dans son cabinet.

Pendant plus d’une minute, Dick Fann se livra aux contorsions d’un rire silencieux. Ah ! il ne ressemblait plus au gentleman somnolant une heure plus tôt dans son fauteuil. Toute sa personne exprimait la vigueur, la soif de la lutte, et ses yeux brillaient ainsi que des escarboucles.

Enfin, cette gaieté s’apaisa. Le détective marcha vers la porte, l’ouvrit avec précaution et regarda au dehors.

Dans la pièce voisine, deux femmes attendaient, bavardant à voix basse.

L’une était Fleuriane. Le regard scrutateur du détective se fixa sur sa compagne, en qui il devina sans peine la dame de compagnie, Mme Patorne.

Tout de noir vêtue, grande, osseuse, assez masculine d’allure, celle-ci pouvait compter quarante-cinq ans, âge fatal où l’on commence à n’avoir plus que les restes de la beauté d’antan. Les restes de Mme Patorne indiquaient une laideur remontant à la naissance, laideur dont la propriétaire avait dû cruellement souffrir si l’on en jugeait par ses mines, ses gestes remplis d’afféterie. Évidemment, l’existence de la dame avait dû être un incessant combat entre l’invincible laideur et la recherche de grâces artificielles. Comme il advient en général en ces sortes de luttes, Mme Patorne avait atteint à ce degré de ridicule où l’on amuse tellement la galerie qu’elle vous pardonne de n’être point jolie à voir.

— Une bête à bon Dieu qui fait des grimaces, formula le détective pour lui-même.

Puis, à haute voix, il appela :

— Mademoiselle Fleuriane, voulez-vous venir un instant ?

La jeune fille tressaillit et s’empressant vers son interlocuteur :

— Qu’y a-t-il donc ?

Pour toute réponse, Dick la fit entrer dans son cabinet et s’y enferma avec elle. Fleuriane le considéra avec surprise. Il lui semblait changé depuis tout à l’heure. Sous le calme de ses traits on devinait la circulation formidablement active de l’idée. Elle ouvrit la bouche pour l’interroger, il parla plus vite qu’elle-même.

— Écoutez, je vous juge droite, courageuse, intelligente. Je vous donnerai, en preuve, la grande marque d’estime de me confier à vous.

Elle remercia du geste, comprenant toute la valeur des paroles prononcées.

— Seulement, acheva-t-il, je vous demande une promesse. Mme Patorne ne doit rien savoir. Il ne faut jamais qu’elle connaisse le but ou les causes.

— La croiriez-vous capable de trahir ?

— Les sots ne trahissent pas, mademoiselle. Ils se laissent circonvenir sans en avoir conscience.

Fleuriane parut songer un instant. L’affirmation si nette du détective l’avait tout d’abord interloquée. Probablement reconnut-elle la justesse de la pensée, car elle répondit franchement :

— Je promets.

Alors, le visage de Dick s’éclaira, et reprenant le langage cynégétique auquel il avait emprunté sa dernière phrase, lors de la venue de Ginat, il murmura d’une voix assourdie :

— La bête a passé.

La gracieuse Canadienne frissonna. La bête, c’était l’ennemi inconnu, insaisissable, contre lequel elle était venue demander protection. Dick Fann lui apparaissait doté d’un pouvoir surhumain, car, à peine la requête formulée, il affirmait être sur la piste.

Il lut la pensée de la jeune fille, et, avec simplicité :

— Non, mademoiselle, il n’y a rien de merveilleux là dedans. Voici trois mois que j’attendais la nouvelle que l’on m’apporte ce matin. Une coïncidence vous a fait choisir le même jour pour vous présenter chez moi.

— Vous attendiez depuis trois mois ? murmura-t-elle d’une voix incertaine, touchée de la loyauté de l’explication.

Il inclina la tête.

— Tout vous sera clair. Quand je dressai mon rapport sur l’affaire du radium, j’en autorisai la publication, uniquement parce que je voulais obliger le chef de ce vol mondial à se démasquer lui-même.

— Je ne comprends pas.

— Aussi j’expliquerai, mademoiselle. L’homme, qui avait voulu… truster le radium, avait un but. Lequel ? J’ai supposé une entreprise de bijouterie, transformation de corindons communs en pierres rares ; mais je n’avais point la certitude mathématique.

— Continuez, je vous en prie, car je ne devine pas comment…

— Je l’ai, maintenant, cette certitude. Écoutez : l’homme habite Paris ; il vous surveille, vous qui devez lui faire découvrir le gîte des corindons enlevés sur tous les marchés par M. votre père.

— Jusque-là, je pense comme vous.

— Ma présence à Paris l’inquiète, ce qui démontre un homme très intelligent. Il estime que peut-être je possède certains indices dangereux pour lui. Sans nul doute, toutes mes démarches sont épiées. Comme je n’en ai fait aucune, l’inquiétude de mon adversaire a dû redoubler. Il vient d’arriver fatalement là où je souhaitais l’amener : se poser en volé afin de faire chercher le voleur ailleurs que chez lui.

En quelques mots, avec une lucidité singulière, Dick Fann mit son interlocutrice au courant de la visite des perceurs de murailles à la maison Larmette et Cie. Ah ! M. Ginat eût été stupéfié s’il avait entendu celui qui, si prestement, s’était débarrassé de lui.

— Tout me démontre, conclut ce dernier, que le vol est simulé. Par le choix des pierres dérobées, on a voulu jeter dans mon esprit la double conviction que les voleurs du radium et des corindons ne sont pas les mêmes et que le volé est un innocent. Or, ma déduction est autre. C’est le même coupable qui a opéré, et le voleur se trouve parmi les volés. J’ai affirmé que le radium devait transformer des corindons sans valeur, on vole des corindons de prix, à l’exclusion de toute autre pierre précieuse, vous voyez le lien.

— Certes… guidée par vous, je vois. Mais le personnage me fait plus peur, car je le comprends audacieux, doué d’une habileté…

— Infernale, dites le mot. Seulement, il a commis une faute grave. Il nous a révélé son gîte. J’espère qu’aujourd’hui même, il nous révélera sa personnalité.

— Et je cesserai de trembler pour mon père, pour moi.

Dick arrêta la jeune fille d’un sourire mélancolique.

— Vous tremblerez moins, mademoiselle, car il est plus aisé de se défendre du connu que de l’inconnu.

— Vous ne le ferez donc pas arrêter ?

— La loi ne condamne que sur des preuves matérielles, mademoiselle. L’homme ne doit pas se douter de nos soupçons. À nous de le suivre des yeux et de le prendre en flagrant délit.

Avec une intonation singulière, le détective ajouta :

— Je le réduirai à l’impuissance, je vous le promets… ou bien…

Il s’arrêta, pour reprendre d’un ton plus calme :

— Nul n’est à l’épreuve d’un coup de couteau ou d’une balle de revolver, et dame ! un défunt n’est point coupable s’il ne remplit pas les engagements pris par le vivant.

Fleuriane ne répondit pas. Son visage s’était décoloré à ces dernières paroles. Un instant, elle ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, ses regards brillaient d’un éclat inaccoutumé. Elle tendit la main à son interlocuteur et, d’une voix profonde, elle prononça :

— Monsieur Dick Fann, je remets entre vos mains l’existence de mon père et la mienne.

Le même jour, vers deux heures, un auto-taxi s’arrêtait en face des magasins Larmette et Cie, installés rue de la Paix.

Un homme entre deux âges, d’une mise correcte, en descendait. À première vue, rien ne semblait attirer l’attention sur ce personnage, et cependant les passants le considéraient avec un étonnement manifeste.

En suivant la direction de leurs regards, on en comprenait la cause.

Les yeux de l’inconnu disparaissaient sous des lunettes d’or, lunettes bizarres, certes. Les verres étaient fixés sur une sorte de tambour d’environ un centimètre de hauteur, et ce tambour lui-même figurait une mosaïque de cristaux prismatiques qui, à chaque mouvement de l’individu, jetaient des feux comme l’eût fait une parure de diamants.

Au surplus, le propriétaire de cet étonnant appareil optique ne s’émut pas de la curiosité dont il était l’objet. Il régla le chauffeur, puis d’un pas mesuré, il traversa le trottoir, gagna l’entrée principale des magasins de joaillerie Larmette et Cie, dans lesquels il disparut.

Tout le monde connaît les salles somptueuses, aux vitrines de style, dont l’ouverture a fait sensation dans le monde, pourtant difficile, de la joaillerie.

Le visiteur parut chercher, avisa un employé, et d’une petite voix pointue, comme essoufflée, il demanda :

— MM. Larmette et Cie… Je suis sir Braddy, dont on a dû leur annoncer la venue.

Avant que l’employé eût pu répondre, un homme râblé, au visage rougeaud, assis jusque-là devant un comptoir, avait bondi vers le questionneur.

— Sir Braddy, c’est vous… Parfait ! je vous attendais… Je suis Ginat, l’inspecteur de la Sûreté, Dick Fann a dû vous parler de moi… Bien… Alors, vous me connaissez… Ces messieurs seront ici dans un quart d’heure, ils sont allés déjeuner un peu tard…

Le policier s’interrompit brusquement.

— Tiens ! tiens ! tiens ! fit-il avec un étonnement plus accentué sur chacune des monosyllabes… Excusez, mais vous portez des lunettes tout à fait originales.

— De Churchil et Natanson, de Londres, à qui j’en ai une reconnaissance infinie, répliqua sir Braddy. Grâce à ces opticiens de génie, je vois ; sans eux, je serais aveugle ou à peu près.

Et avec volubilité :

— Un accident de laboratoire m’a brûlé les yeux. La cornée transparente, lisse chez les êtres normaux, est devenue chez moi à facettes comme chez les insectes. Chaque facette donnait une image qui, se confondant sur la rétine, me donnent l’impression d’un brouillard fauve. Churchil et Natanson ont cherché deux ans, avant de trouver la combinaison de prismes amenant la superposition des images, tellement précise, que la rétine n’en perçoit plus qu’une seule et que je vois comme tout le monde. C’est la théorie du stéréoscope multiplié par quinze ; car j’avais trente facettes…

— Ah ! ah ! modula Ginat d’un ton d’autant plus convaincu qu’il n’avait rien compris à l’explication scientifique, sinon que les lunettes correspondaient à une maladie de la vue.

Mais le chiromancien le rappela au but de sa visite.

— Alors, monsieur l’inspecteur de la Sûreté, le vol commis dans cette maison est important ?

— Je crois bien… Près de mille deux cents saphirs, rubis, émeraudes, béryls… enfin tout ce qu’il y avait de corindons en magasin… C’est à croire que ces gaillards-là avaient dressé à l’avance un catalogue de la maison… Ils n’en ont pas laissé un, monsieur. Pas un. Et rien que des pierres de prix… Les corindons vulgaires, ils n’y ont pas touché, et cependant cela leur eût été facile. Voyez !

Ginat ouvrit un tiroir dans lequel s’amoncelaient en vrac des corindons de prix infime. Sir Braddy regarda, prit même quelques pierres dans sa main.

— Je comprends les voleurs, fit-il en riant.

— Parbleu ! riposta le policier, s’égayant en écho, ces cailloux valent à peine de un franc soixante-quinze à trois francs le carat.

— Tant que cela… Mais alors, vu leur nombre, ceux-ci pourraient encore tenter la cupidité… Il me semble qu’il y en a bien un millier dans ce tiroir.

— Exactement quatorze cent cinquante… j’ai compté ; vous concevez, l’enquête ne doit rien négliger.

Sir Braddy garda le silence… Un léger mouvement avait seul décelé l’intérêt que les paroles de son interlocuteur éveillaient en lui.

Au surplus, la haute porte vitrée accédant à la rue venait de s’ouvrir, et trois messieurs entraient, salués par cette exclamation de Ginat :

— M. Larmette… Ses associés : MM. Mohler et Roflay !

L’inspecteur reprit aussitôt :

— Sir Braddy, dont je vous ai annoncé la visite.

Le liseur de mains s’inclina cérémonieusement.

Larmette apparaissait grand, maigre, légèrement voûté. La tête au front puissant décelait le penseur. Sous les cheveux, que commençaient à cendrer les premiers grisons de la quarantaine, le visage glabre étonnait par une pâleur, non point maladive, mais étrange. On eût cru qu’un opérateur habile avait débarrassé la peau de tout pigment coloré. Et dans cette face blanche, immobile, glaciale, des yeux noirs, ardents, inquisiteurs, jetaient un éclat de phares.

Cet homme était, sans doute possible, le chef de la maison. Mohler et Roflay, ses associés, semblaient « éteints » par lui. Ils offraient le type moyen du commerçant parisien, et se tenaient un peu en arrière, marquant ainsi une déférence instinctive au principal de la raison sociale.

Larmette tendit la main à sir Braddy, et avec une rondeur affectée :

— Soyez le bienvenu, monsieur. Nos mains sont à votre disposition, bien que je ne voie pas en quoi la lecture des lignes de nos paumes puisse servir l’enquête.

— Ah ! moi non plus, répliqua l’interpellé de sa petite voix essoufflée. J’avoue n’avoir jamais pu suivre le travail de pensée qui, de mes constatations, amenait mon ami Dick Fann à des conclusions judiciaires… Il y a là un phénomène qui échappe à la théorie scientifique.

Ginat eut un gros rire.

— Bon, bon… Commençons la représentation… Si Dick Fann a tiré des conclusions, j’en tirerai bien aussi… Un policier a une conception spéciale, et le raisonnement d’un détective vaut le raisonnement d’un autre.

— Passons donc dans mon bureau, acquiesça Larmette. M. Braddy aura toute facilité pour nous montrer ses talents.

Sur ces mots, il se mit en marche, suivi par les quatre personnages.

M. Ginat marchait à son côté, lui expliquant le fonctionnement des singulières lunettes chevauchant le nez de sir Braddy, lunettes qui vraisemblablement avaient motivé une question du joaillier.

Cinq minutes plus tard, les cinq hommes étaient réunis dans le bureau situé au bout de l’enfilade des salons de vente.

Avec une gravité qui parut amuser énormément M. Ginat, sir Braddy fit passer les joailliers d’un côté de la table-bureau, meuble principal de la pièce, et il se plaça en face d’eux.

Puis il les pria de poser leurs mains gauches sur le dit bureau, les paumes tournées vers le plafond. Sa requête ayant été exaucée, il s’absorba dans l’étude des mains ainsi soumises à sa pénétration.

Ginat s’accouda sur la table, cherchant à deviner ce que le praticien pourrait déduire de l’enchevêtrement des lignes striant les mains des bijoutiers.

S’il avait observé ces derniers, il eût pu remarquer que Roflay avait légèrement pâli, que Mohler était plus coloré que de coutume et qu’une moiteur se marquait à ses tempes. Il eût saisi un regard rapide et dur de Larmette à ses associés. Mais le digne inspecteur était bien loin de songer à scruter les visages. Toute son attention s’hypnotisait sur les mains ouvertes devant lui. Qu’est-ce que ce Braddy allait bien y lire ?

Soudain, il sursauta. Le chiromancien s’était redressé brusquement, disant d’un ton surpris :

— Étrange !… Étrange !…

— Quoi donc ? questionna Larmette, qui couvrit son interlocuteur d’un regard aigu.

— Oh ! une coïncidence véritablement curieuse. Voici la première fois que je rencontre pareille concordance.

— Mais encore ?

— Le vol dont vous avez été victimes doit vous conduire tous trois à la fortune ou au bonheur.

Mais arrêtant les exclamations de ses auditeurs, il se pencha de nouveau sur les mains qu’il maintenait sur la table.

— Un instant… Vous avez environ quarante ans, monsieur Larmette ?

Une indécision flotta sur le visage du joaillier, mais cela n’eut que la durée de l’éclair. Le négociant répondit :

— Quarante et un.

— Bien. Vous avez récemment fait un long voyage ?

Nouvelle indécision, plus marquée cette fois. Puis, nouvelle réplique :

— En effet une tournée mondiale pour l’établissement de correspondants, tournée qui m’a fatigué…

— Et cependant, vous allez entreprendre un autre voyage.

Une stupeur se peignit dans les yeux de Larmette.

— Est-ce vrai ? insista le liseur de lignes.

Son interlocuteur prit un ton jovial.

— Parbleu ! ce n’est pas un mystère. Un peu surmené par le travail, j’ai voulu réagir contre une neurasthénie menaçante, en me retrempant par la saine fatigue sportive, et je me suis fait inscrire dans la course automobile Matin-New-York-Alaska-Paris. Si j’avais su que des cambrioleurs… Certes, je n’aurais pas signé…

— Et vous auriez eu tort.

— Tort ?

— Votre main, celle de ces messieurs le disent. Et la nature, en inscrivant l’avenir, ne se trompe pas. Sur toutes trois, je lis : double voyage, personnel chez vous, par procuration chez ces messieurs.

Il désignait Mohler et Roflay dont l’attitude exprimait un malaise stupéfait.

— Un accident grave, le vol dans l’espèce, est indiqué dans l’intervalle des deux déplacements ; mais ses conséquences seront heureuses…

— Heureuses ! Une perte de près d’un million ?…

À ce cri de Larmette, sir Braddy riposta avec le plus grand flegme :

— Regardez vous-même. Ce petit trait qui coupe la ligne de chance… Voyez comme il se recourbe pour se confondre, un peu plus haut, avec cette marque cruciale signifiant raid, déplacement…

— Eh bien ?

— Eh bien, cela indique que les résultantes du vol vous seront profitables.

— Comment pourraient-elles l’être ?

Braddy leva les mains vers le plafond.

— Je n’en sais rien… moi, je ne puis autre chose que lire la main… Ce serait maintenant à mon ami Dick Fann à tirer des conclusions.

Du coup, M. Ginat poussa un véritable rugissement :

— Au diable ! Que voulez-vous que votre Dick Fann trouve dans ce fatras de bateleur ?

— Bateleur !

Le chiromancien s’était figé en une attitude menaçante, mais il s’apaisa aussitôt et, se tournant vers les joailliers :

— Vos mains droites, messieurs… Un fait de cette importance doit être tracé en dextre et senestre (terme de chiromancie, du latin sinistra, gauche).

Et ses interlocuteurs tendant leurs mains droites, il les saisit et les examina avec un soin méticuleux, puis désignant un point de la ligne de vie, il murmura triomphalement :

— Tenez… moins net naturellement ; à droite, la main fatigue davantage, les inscriptions s’effacent… Cependant, clair encore… Double voyage, accident heureux.

Puis se dressant sur ses ergots, rivant le rayon de ses lunettes à facettes sur les yeux de l’inspecteur de police, il lança de sa voix grêle :

— Monsieur l’Inspecteur, vous avez dit : bateleur… Cela mérite dommages-intérêts… Je vous propose un pari, cinq mille livres (cent vingt-cinq mille francs.)

— Oh ! gronda Ginat, j’aime mieux retirer le mot qui vous offusque. La police française n’est pas assez généreuse pour que ses agents engagent de tels paris.

Et les poings, serrés, colère et conciliant :

— Seulement, de par tous les diables, comment voulez-vous qu’un policier trouve un point de direction dans vos petites histoires !

— Dick Fann trouvera certainement, laissa flegmatiquement tomber le chiromancien.

Ginat crispa ses deux mains sur sa figure, sans doute pour arrêter les paroles violentes qu’il avait envie de jeter à la face de ce bonhomme, qui l’écrasait si tranquillement sous la supériorité du détective anglais.

Le geste l’empêcha de voir le frémissement, l’échange de regards furtifs des associés de l’importante maison de joaillerie.

Ceux-ci, d’ailleurs, après s’être assuré d’un coup d’œil que leurs interlocuteurs ne s’occupaient point d’eux, reprirent leur attitude indifférente.

— Je n’ai pas eu l’intention de vous offenser, monsieur l’inspecteur, reprit sir Braddy. Je rentre au Grand Hôtel. Sans nul doute, Dick Fann me viendra voir dans la soirée… Eh bien, je suis sûr qu’avant une huitaine, si on ne le dérange pas, il aura tout expliqué.

Le causeur tournait le dos aux joailliers. L’émoi révélé par leurs physionomies à cette déclaration lui échappa donc. Et le plus paisiblement du monde, il exécuta un demi-tour qui le remit en face d’eux.

— Messieurs, fit-il, je ne veux pas abuser de vos instants. Soyez assurés que l’épreuve dont vous êtes victimes se terminera à votre entière satisfaction.

— Ma foi, se récria Larmette, j’en accepte l’augure.

Il secoua énergiquement la main du visiteur, et lentement :

— Quand vous aurez vu ce M. Dick Fann dont vous vantez la clairvoyance, voudrez-vous me tenir au courant ?…

— Question inutile. Vous êtes le principal intéressé, et vous avez le droit…

— Je vous en serai reconnaissant pour mes associés et pour moi.

Sur ce, on reconduisit l’homme aux lunettes jusque sur le trottoir. Au moment de le quitter, le joaillier demanda encore :

— Vous allez peut-être essayer de rencontrer M. Dick Fann ?

— Ma foi, non. C’est un fantaisiste. On ne le rencontre que s’il lui plaît. Je rentre au Grand-Hôtel, tout simplement. Mais ne vous inquiétez pas. C’est lui qui m’a envoyé chez vous ; donc il viendra réclamer le résultat de ma… lecture.

Puis il s’éloigna à petits pas pressés, tandis que Larmette et Cie, ainsi que M. Ginat réintégraient les magasins. Seulement, un instant plus tard, un employé en sortait et se lançait sur les traces du chiromancien.

Vingt minutes s’étaient à peine écoulées que cet agent revenait et, rencontrant Larmette dans le premier salon, il lui disait rapidement, à voix basse :

— Bien rentré au Grand-Hôtel, occupe l’appartement no 4, au premier, sur le balcon.

Le joaillier sourit, regagna son bureau, où M. Ginat amusait énormément Mohler et Roflay, en criblant de plaisanteries acérées le détective Dick Fann, faisant des enquêtes avec le concours de chiromanciens et autres tireurs de cartes.



CHAPITRE III

Le Sir Braddy dont se gaussait Ginat


Sir Braddy avait pénétré dans le Grand-Hôtel par l’entrée ouverte sur le boulevard des Capucines, mais il n’avait point gagné l’appartement no 4.

Parvenu au premier étage, il parcourut le couloir, se jeta dans un ascenseur et, l’ayant quitté au troisième, il se livra à travers corridors, escaliers, à une série de marches et de contremarches qui le menèrent à la sortie de l’hôtel ménagée sur la rue Scribe.

Seulement, son passage dans le luxueux caravansérail parisien l’avait changé d’aspect, à ce point que le guetteur envoyé tout à l’heure par Larmette à sa suite ne l’eût point reconnu.

L’homme qui quittait le Grand-Hôtel était Dick Fann. À la rigueur, on comprenait qu’il eût fait disparaître dans sa poche lunettes et perruque ; mais que son large pardessus, tout à l’heure marron foncé fût devenu gris, que son chapeau melon noir eût pris une teinte beige très nette, cela était tout à fait inexplicable.

Seuls, les tailleurs et chapeliers de Londres, qui, sur les indications du détective, avaient réalisé ces vêtements à transformation, auraient pu renseigner le curieux assez avisé pour les découvrir.

Au demeurant, le paletot était tout uniment un imperméable à double face, sans doublure, à poches doubles, avec cloison médiane intérieure.

Quant au chapeau, par une merveille de mécanisme non visible, il se retournait comme un gant, la coiffe mobile se fixant à l’intérieur au moyen de minuscules ventouses de caoutchouc. Bref, plus rien ne rappelait la silhouette de sir Braddy.

D’un pas flâneur, Dick se dirigea vers le boulevard Haussmann, le long des bâtiments de l’Opéra, et parvint ainsi à hauteur d’un grand magasin de nouveautés.

Un auto-taxi était arrêté au long du trottoir. Sur la banquette, un journal, une rose thé, avaient été laissés par le client, sans doute occupé en cet instant à l’intérieur de l’établissement.

Dick se planta à proximité du véhicule.

Presque aussitôt une jeune personne sortit du magasin et se rapprocha de l’auto. Elle eut un léger mouvement en reconnaissant le détective, mais elle lui tendit cordialement la main, et tous d’eux prirent place dans la voiture, après que l’Anglais eût dit au wattman :

— Au Bois, le tour du lac, retour par la place de l’Étoile.

L’auto roulait maintenant, emportant Dick Fann et sa compagne, Mlle Fleuriane Defrance, car c’était elle.

— Je n’étais pas en retard ? commença la jeune fille.

— Non, c’est très bien. Vous avez parfaitement suivi les instructions que je vous ai données avant de nous séparer, ce matin. Comme cela, nous pouvons causer, avec la certitude que personne ne surprendra nos paroles.

Elle regarda avec anxiété.

— Elles sont donc ?…

— Particulièrement graves, acheva-t-il, la voix abaissée, comme si une nouvelle précaution lui paraissait nécessaire en dépit de toutes les autres. Je connais le… roi du Radium.

— Vous avez découvert chez Larmette…

— Larmette lui-même.

— Lui ?

— Oui.

Il y eut un silence. La physionomie de Fleuriane exprimait la stupeur.

— Lui ! répéta la jeune fille, lui !… Vous êtes certain de cela ?

— Certain.

— Mais songez donc qu’il appartient à une excellente famille, qu’il est riche, puisqu’un gros héritage parfaitement régulier lui a permis de fonder la maison de joaillerie.

— C’est un millionnaire qui se juge pauvre. Le milliard l’attire, l’hypnotise. Pour le milliard, il est capable de tout. Il a la folie de la royauté de l’or. Il a l’état d’esprit des multimillionnaires américains, pour qui l’accumulation des millions est le seul but de la vie, qui oppriment cyniquement les peuples en croyant sincèrement accomplir une mission providentielle, qui jettent au vent, par ostentation, des fortunes faites de la souffrance, de la ruine, de l’agonie de milliers d’individus.

Le détective s’était animé. Il se calma soudain et conclut d’une voix tranchante :

— C’est un fou dangereux.

— Ami des illustres savants qui découvrirent l’action du radium sur les corindons, murmura Fleuriane, essayant encore de lutter contre les affirmations si précises de son compagnon.

Il secoua doucement la tête.

— Rappelez-vous mon premier rapport, mademoiselle. N’avais-je pas indiqué que l’idée du trust du radium avait dû naître dans l’entourage de ces hommes de sciences ?

Et comme elle courbait le front :

— Il faudra vingt années pour reconstituer la fortune, en radium, de l’humanité. Pendant vingt ans, Larmette est maître de la transformation des corindons… Le voilà bien, le milliard convoité.

Puis, doucement, il reprit :

— Je veux vous convaincre, car le danger viendra de lui. Voici ce que j’ai vu, durant ma rapide inspection. La mise en scène du vol fut bien réglée. La police officielle devait s’y laisser prendre. Les pierres disparues ont été enlevées par Larmette et ses associés eux-mêmes… Ils les ont simplement changées de place, et comme toutes les solutions simples, celle-ci ne viendra à l’esprit de personne.

— Changées de place, dites-vous ? Mais on peut les trouver ?

— Oh ! facilement. Un tiroir, non fermé à clef, les contient… j’en ai tenu en mains.

— Vous… mais alors ?…

Les regards de la Canadienne disaient l’affolement.

— Vous pensez que l’arrestation deviendrait aisée, mademoiselle… Détrompez-vous. Les pierres sont méconnaissables. Elles ont été exposées à la chaleur d’un four électrique qui, vous le savez, a la propriété de les décolorer, de les rendre opaques. Elles demeureront ainsi, jusqu’au jour où il plaira à M. Larmette de leur rendre leur éclat primitif, à l’aide du radium. Pour l’instant, elles se présentent sous l’apparence des corindons absolument communs.

Et comme elle considérait son interlocuteur d’un air de doute :

— Je vous certifie que cela est ainsi, déclara-t-il un peu sèchement.

— Oh ! s’empressa-t-elle de répondre, je vous crois, je veux vous croire ; seulement je ne comprends pas.

Déjà il avait oublié son mouvement de mauvaise humeur.

— J’ai tort, mademoiselle, vous ne pouvez pas comprendre… mais je tiens à vous persuader, et je ne vous cacherai rien. Quel fut le mobile de ce cambriolage simulé ?… Donner au voleur du radium la situation inattaquable de volé des corindons.

— Oui, fit-elle, les sourcils froncés, toute sa personne trahissant l’effort de l’attention.

— Il fallait prouver sans prouver trop. Si on avait dérobé à la fois et les corindons de valeur et les corindons communs, le détenteur du radium eût été désigné de façon trop claire. C’eût été une maladresse, inadmissible de la part de l’accusé assez habile pour avoir préparé et perpétré le cambriolage des grands laboratoires du monde. D’où transmutation des corindons, et nécessité pour les coupables d’appeler l’attention sur le mépris marqué par les pseudo-voleurs. Ils n’y ont pas manqué. D’autre part, la mesure permettait de conserver les pierres sous la main. Le four électrique d’abord, le radium ensuite, et le tour était joué.

— Je commence à voir, murmura Fleuriane d’un accent troublé… Je vois et j’admire la puissance du cerveau qui prévoit de telles complications.

Une légère rougeur monta aux joues de Dick Fann, mais il poursuivit :

— J’ai vu les corindons devenus sans éclat, sans valeur en apparence. Un envoyé de Dick Fann devait fatalement inquiéter les coquins, les exciter aux fausses manœuvres prévues. On m’a montré les pierres, appris leur nombre sensiblement supérieur à celui des gemmes dérobées.

— Supérieur, mais alors ?…

— Cela prouve l’exactitude de mes affirmations… Étant donnée sa clientèle riche, une maison comme Larmette et Cie ne s’encombre pas de pierres à bas prix… Elle n’en vend qu’exceptionnellement… Donc, un stock de cent à cent cinquante est très largement suffisant. Or, les tiroirs en contiennent mille quatre cent cinquante, ce qui s’explique par l’adjonction des mille trois cents corindons volés et transformés.

À présent on sentait la conviction pénétrer dans l’esprit de Fleuriane, ses traits reflétaient sa pensée. Dick s’en aperçut et, avec un sourire de satisfaction :

— M’étant donné comme chiromancien, j’ai examiné les mains de ces messieurs. Tandis que je leur débitais des phrases charlatanesques sur les lignes striant leur paume, j’observais des traces légères laissées par la manipulation du four électrique.

— Vous dites ?

— Ce qui est, mademoiselle. Quelques précautions que l’on prenne, ces traces inévitables persistent pendant deux ou trois jours. Je le savais, et je les cherchais, voilà pourquoi je les ai trouvées. Mais l’aveu le plus formel fut l’inquiétude apparaissant par moments sur les traits des associés de Larmette, les coups d’œil autoritaires de ce dernier à ses complices.

— Comment, devant vous, ils étaient assez imprudents…

De nouveau, le détective se prit à rire.

— Oh ! j’étais, à ce moment, penché sur leurs mains… et, je dois leur rendre cette justice, il était normalement impossible que je les visse.

— Allons, soupira la jeune fille, je recommence à ne plus comprendre.

— Parce que vous ne m’accordez pas le temps d’expliquer. Normalement, vous disais-je, je ne pouvais les voir, mais j’avais un moyen anormal, qu’ils n’étaient point en posture de soupçonner.

Il plongea sa main dans sa poche et la ramena, présentant à son interlocutrice les lunettes étranges qui avaient surpris M. Ginat.

— Ceci, dit-il.

— Qu’est-ce ?

— La transformation d’un appareil d’optique, imaginé naguère pour un de mes amis qu’un accident de laboratoire avait presque privé de la vue. Il voyait plusieurs images des objets, d’où confusion. Sur le tambour de la monture étaient disposés des prismes dont la combinaison amenait la superposition des images, de façon à n’en former qu’une. Ce fut le point de départ de mon idée. Des prismes à réflexion totale amènent devant mes yeux ce qui se passe à côté et même en arrière de moi. De sorte que, penché en avant, je vois distinctement le visage des personnes placées en face de moi, lesquelles, vu ma position, sont persuadées que je ne saurais apercevoir d’elles autre chose que leurs pieds.

Mais, faisant disparaître ses lunettes :

— Je me hâte… notre tour du lac prend fin. Dans Quelques minutes, nous nous séparerons… J’ai bien juste le temps. Donc, un employé de Larmette m’a suivi jusqu’au Grand-Hôtel et s’est enquis, au bureau, de l’appartement occupé par sir Braddy. Moi, j’ai traversé l’immeuble, profitant de la solitude des corridors pour redevenir moi. Ce soir, je quitte Paris pour retourner en Angleterre.

— Comment, vous partez ?

Fleuriane avait prononcé ces mots avec terreur. Il la rassura du geste.

— Il le faut bien. Larmette sait, n’en doutez pas, que vous êtes venue chez moi. Je disparais pour le tranquilliser, mais soyez tranquille, je partirai avec vous pour le tour du monde New-York-Paris. Seulement, je ne serai plus Dick Fann, je serai Frachay, le wattman dévoué que vous avez engagé.

À ce mot engagé, qui au Canada, comme dans tous les pays de domination anglaise, signifie fiancé, Fleuriane rougit, ses yeux exprimèrent un trouble passager. Sans paraître s’en apercevoir, Dick reprit :

— Mon boy, Jean Brot, entrera à votre service demain matin. C’est un gamin parisien, mais un gamin de la bonne race, brave et fidèle, j’en réponds. Il surveillera Mme Patorne et la lancera sur toutes les fausses pistes que sa sottise sera chargée de dévoiler à nos adversaires.

— Vous n’oubliez pas, modula Mlle Defrance d’un accent ému, que le départ du raid automobile doit avoir lieu dans six jours.

Il affirma de la tête :

— Dans cinq, au train de sept heures, vous attendrez à la gare de Lyon, votre mécanicien Frachay.

— À la gare de Lyon ?

— Oui, Frachay habite Mâcon : c’est donc de Mâcon qu’il arrivera.

— Ah çà ! il existe donc ?

— Naturellement. Sans cela, la moindre enquête de nos adversaires — et ils la feront, l’enquête, car ils sont gens défiants, — la moindre enquête, dis-je, leur révélerait la supercherie.

— Mais encore, si vous prenez son nom, on le retrouvera.

— Point, Frachay est un taciturne, vivant très retiré, ne confiant ses affaires à personne. Un chagrin de cœur que j’ai découvert… en cherchant autre chose. Ce chagrin, grâce à quelques paroles prononcées par moi à l’oreille d’une tierce personne, va prendre fin. Je pensais accomplir uniment une bonne action ; elle vous servira… Frachay quittera mystérieusement son logis, dans cinq jours, et se rendra en Algérie, à Ouargla.

— Pourquoi à Ouargla ?

— Pour rejoindre la tierce personne. N’insistez pas… Il y a là un petit secret qui ne m’appartient pas. Retenez seulement qu’il nous sert.

L’Arc de Triomphe se dressait en face des causeurs. Encore quelques tours de roue et l’auto-taxi pénétrait dans le cercle grandiose de la place de l’Étoile.

— Tout est bien convenu, mademoiselle, murmura le détective. Dick Fann vous fait ses adieux. Dans cinq jours, à la gare de Lyon, Frachay vous présentera ses hommages.

Et sans laisser à la jeune fille le loisir de répondre, il se pencha à la portière :

— Wattman, stop !

La voiture s’arrêta. Dick descendit, serra la petite main tendue vers lui et s’éloigna d’un bon pas dans la direction de l’avenue de Wagram, tandis que l’auto emportait Fleuriane vers son logis.

La gentille Canadienne songeait. Tout au fond d’elle-même gémissait un regret, dont elle ne s’étonnait pas. Elle déplorait de n’avoir pas dit à Dick Fann, devenu en quelques heures un ami différent de tous ceux qu’elle s’était connus, la situation extraordinaire d’affection et de confiance qu’il avait acquise en son esprit !

Vers huit heures du soir, la nuit venue, deux hommes stationnaient sur le trottoir en face de l’entrée du Grand-Hôtel.

Ils se tenaient sous les arbres qui bordent le boulevard des Capucines, mais leurs yeux détaillaient tous les personnages qui se montraient dans le vestibule brillamment éclairé de l’établissement.

— Pensez-vous qu’il viendra ? fit entre haut et bas l’un des curieux, en qui on eût pu reconnaître l’employé qui avait suivi sir Braddy, après sa sortie du magasin de la rue de la Paix.

— Je l’espère, riposta l’autre sur le même ton. Il ne m’a pas été signalé dans la journée… Donc, si le liseur de mains ne s’est point trompé, il pourrait bien se présenter ce soir, ce satané Dick Fann.

— Il vous inquiète, monsieur Larmette ?

— Le cerf qui ne s’inquiète pas en croisant la trace d’un fin limier mérite de figurer à l’hallali.

Sur cette réplique sentencieuse, la conversation prit fin.

Les causeurs observaient toujours. Soudain, ils eurent un tressaillement. Dans la baie inondée de lumière, la silhouette d’un homme coiffé d’un chapeau beige, enveloppé d’un pardessus gris, se découpait. Le nouveau venu entra sans hésiter, en familier du Grand-Hôtel, et se dirigea vers l’un des escaliers.

— C’est lui, monsieur Larmette.

— Parbleu ! je le vois bien… J’ai envie de le surprendre en conversation avec son ami Braddy…

— Ne s’étonnera-t-il pas de vous voir ?…

— Mais non. Démarche toute naturelle. Volé, je veux savoir s’il y a chance de capturer mes voleurs.

Ces mots furent soulignés d’ironie.

— Et puis… Voyons, Davisse, ne trouveriez-vous pas intéressant d’apprendre de sa bouche même ce qu’il pourra comploter contre nos chers cambrioleurs ?

— Certes… mais dangereux aussi.

— Bah ! la vie n’est qu’une défense contre des dangers sans nombre… un de plus, un de moins… Faire face toujours, voilà la vraie tactique… Si Dick Fann se trompe, nous le laisserons marcher. Mais s’il met le pied dans un chemin capable de le conduire à la vérité, alors, ah ! alors…

Le ton de Larmette exprimait la menace.

— Quoi, monsieur Larmette, vous iriez jusqu’aux grands moyens ?

L’interpellé eut un rire sec, et nettement :

— Quelques pouces d’acier bien placés entre les côtes assurent le silence d’un bavard… et les braves apaches, la providence de la police, endossent toutes les responsabilités… Décidément, je monte chez le sir Braddy. Attendez-moi dans la cour vitrée… Prenez une consommation quelconque.

Il s’engouffra aussitôt dans l’hôtel.

Dick Fann, lui, était arrivé depuis un instant au premier étage. Il s’arrêta devant la porte de l’appartement no 4, s’assura que le couloir était désert, puis, tout en frappant l’huis de la main gauche, il introduisit sans bruit, de la droite, une clef dans la serrure et fit jouer le pêne.

Le battant s’ouvrit. Prestement le policier amateur se glissa par l’ouverture, referma derrière lui, poussa un verrou et lança un « ouf » retentissant.

— Larmette est en bas, murmura-t-il. Il va monter sûrement, c’est un gaillard audacieux… Or, il pensera trouver Braddy et moi !… Je ne puis les lui présenter que successivement, et cependant il faut qu’il n’ait aucun soupçon.

L’appartement se composait d’une petite entrée, d’une chambre à coucher dont la haute fenêtre s’ouvrait sur le balcon qui, à hauteur du premier étage, fait le tour du massif polygone de pierre occupé par le Grand-Hôtel, et d’un spacieux cabinet de toilette.

Ce fut dans cette pièce que Dick pénétra. En un tour de main, la perruque, les lunettes d’or avaient recouvert ses cheveux, ses yeux, lui rendant la personnalité de sir Braddy. Il se considéra dans la glace surmontant le lavabo, s’assura que le déguisement était parfait, puis, rentrant dans la chambre à coucher, il retira son pardessus, l’accrocha à une patère, de façon que la face marron de l’étoffe fût en dehors, transforma en noir son chapeau gris, qu’il suspendit à un crochet voisin.

— Là, fit-il, je suis prêt.

Tout en parlant, il alla à la fenêtre qu’il ouvrit… puis, revenant à la porte d’entrée, il fit glisser le verrou poussé tout à l’heure.

— Larmette peut me surprendre maintenant, je suis prêt à le recevoir.

Ces différentes manœuvres s’étaient exécutées avec une rapidité merveilleuse. Dick Fann revint dans la chambre à coucher, s’installa devant une petite table, tira de sa poche deux ou trois lettres qu’il plaça sur le bureau, ouvrit l’encrier, prit la plume en main, et s’absorba dans la confection d’une épître en tête de laquelle il avait écrit :

À son honneur Lord Algounst,
Membre correspondant de la geological and chemical Academy.

On frappa légèrement à la porte. Le détective sourit. Mais quand il cria : « Entrez ! » le battant de la porte avait déjà tourné sur ses gonds, et M. Larmette s’avançait vers lui.

— Tiens ! monsieur Larmette, si je ne me trompe.

À l’exclamation du pseudo-sir Braddy, le joaillier ne répondit pas. Il regardait autour de lui d’un air surpris, son regard fouillait la chambre, l’entrée, le cabinet de toilette, dont la porte, laissée ouverte par Dick, permettait de constater le vide parfait.

— Vous venez aux nouvelles ? poursuivit imperturbablement Braddy… Pas bonnes ! Pas bonnes ! Dick Fann ne pourra pas s’occuper de l’enquête… Il a reçu des nouvelles de Londres, une affaire d’importance… Et dame, il se doit à Londres plutôt qu’à Paris… Il attend un coup de téléphone de Scotland Yard, notre préfecture de police à nous, pour savoir quand il doit partir…

Larmette avait réussi à dominer sa surprise.

— Voilà qui est fâcheux, très fâcheux, grommela-t-il… On m’a beaucoup vanté ce Dick Fann… J’aurais voulu le voir, lui promettre, au nom de mes associés et au mien, une prime…

— Il est rappelé à Londres…

— Peut-être le chiffre modifierait-il sa décision ?

— Je ne crois pas. Dick Fann est désintéressé. C’est avant tout la satisfaction d’amour-propre qu’il cherche…

— C’est égal, je pense que si je le rencontrais…

— Il fallait venir plus tôt, monsieur Larmette… Il se trouvait ici, il y a trois minutes à peine.

Les yeux du joaillier lancèrent un éclair. Évidemment, la remarque lui fournissait la transition qu’il cherchait depuis un instant.

— Il était ici… Je m’en doutais… Il m’avait semblé reconnaître la silhouette popularisée par les journaux illustrés. Je me suis attardé au bureau des renseignements pour m’enquérir de la situation de votre logement…

Il se frappa le front comme si une idée soudaine traversait son esprit.

— Vraiment, je ne conçois pas que je ne l’aie pas rencontré.

Il s’arrêta net. Sir Braddy faisait entendre un petit rire aigu.

— Je vous demande pardon, s’excusa-t-il en dominant à grand’peine son hilarité, mais vous ne pouviez pas le croiser.

— Comment, je ne pouvais pas ?

— Mais non, cher monsieur, non, vous ne pouviez pas. Dick Fann prétend que, vu sa réputation, il est très surveillé par ceux qui ont à redouter son adresse. « Dès lors, dit-il, je ne puis conserver avantage qu’en les surprenant sans cesse, même en temps ordinaire, en dehors de toute enquête. » Et il se dirige, entre, sort par le chemin précisément que l’on ne s’attend pas à lui voir choisir. Ce fut d’abord un entraînement, c’est, à présent, une habitude.

Larmette écoutait, les yeux agrandis par l’étonnement, ces explications débitées du ton le plus naturel.

— Ah ! conclut le chiromancien, c’est un drôle de corps que mon ami Dick Fann !

— Quelle sortie a-t-il donc préparée, cette fois ? demanda le négociant, du ton le plus indifférent qu’il put simuler.

De la main, le faux Braddy désigna la croisée ouverte.

— La fenêtre ?…

— Et le balcon, acheva l’homme aux lunettes d’or en se reprenant à rire. Vous pouvez le rencontrer cependant.

— Où, quand ? questionna Larmette un peu désorienté par cette conversation bizarre.

— Ce soir même, à neuf heures, au téléphone du Grand-Hôtel.

Et, sans paraître remarquer l’ahurissement de son interlocuteur, sir Braddy poursuivit :

— Oui, rendez-vous a été pris avec Scotland Yard, pour fixer le moment du départ pour Londres. Ma valise est bouclée, ma note réglée… car…

— Vous partez aussi ?

— Sans doute ! sans doute ! Seulement, je ne suis pas matinal, et si l’ordre était pour demain matin, je quitterais Paris ce soir même par le service anglais de dix heures. Comme cela je serais arrivé à Londres à l’instant où Dick quitterait Paris, et j’aurais le temps de dormir à mon aise avant qu’il vienne me relancer.

Larmette n’écoutait plus. Il avait tiré sa montre.

— Neuf heures moins cinq… Vous êtes sûr de l’heure de la communication téléphonique ?

— Absolument, Dick m’avait téléphoné dans l’après-midi. Tout à l’heure il n’a fait que me confirmer la chose.

— Alors, je descends à la cabine.

— Je ne vous retiens pas, car les minutes n’attendent point.

Sur ces mots, les deux hommes se saluèrent, et le joaillier quitta la pièce.

À peine avait-il disparu, que sir Braddy fermait la croisée, repoussait le verrou, enfermait perruque et lunettes dans les poches du pardessus qu’il endossait, la face grise en dehors. Puis, saisissant son chapeau, il le ramenait du noir au beige.

Après quoi, il allait à l’entrée, ouvrait légèrement, s’assurait d’un regard aigu que Larmette s’était bien décidément éloigné et, assuré du chemin libre, il se glissait dehors.

Le joaillier, certes, ne songeait pas à l’espionner à cette heure. Complètement trompé par le débit placide du pseudo-Braddy, il se rendait, sans arrière-pensée, à la cabine du rez-de-chaussée, avec l’unique désir d’acquérir la certitude du départ du détective.

Cet homme éloigné, il n’avait plus rien à craindre. C’était la tranquillité reconquise, la possibilité de continuer l’exécution du plan que le détective avait percé à jour sans que son adversaire le soupçonnât.

Dans le hall vitré, l’employé Davisse était attablé devant un verre de liqueur.

— La cabine téléphonique ? lui demanda Larmette.

— Là, au fond…

Et avec une timide curiosité :

— Content de votre entrevue ?

— Peut-être… Mais vous, n’avez-vous point aperçu Dick Fann ?

— Comment aurais-je pu, puisque vous étiez avec lui au premier ?

Le joaillier haussa violemment les épaules, il trouvait son complice stupide. Il oubliait que lui-même, un instant plus tôt, avait déclaré rejoindre le détective chez sir Braddy ; il ne se souvenait plus de son propre étonnement en apprenant la sortie inattendue de Dick.

— Cet Anglais est une véritable anguille, grommela-t-il. Il est là où on ne l’attend pas, et il ne paraît pas là où on l’attend…

— Ma foi, patron, on ne saurait dire plus juste, interrompit Davisse, quelque peu interloqué par les paroles de son interlocuteur.

Le marchand de gemmes eut un haut-le-corps. Celui dont il parlait venait de passer à côté de lui, se dirigeant vers la cabine du téléphone. Instinctivement il s’élança à sa poursuite.

Neuf heures sonnèrent au même instant.

À trois pas de distance, Larmette entendit Dick Fann et le préposé aux communications téléphoniques échanger les répliques suivantes :

— On n’a pas encore appelé de Londres ?

— Non, monsieur.

— J’ai été prévenu d’un appel pour neuf heures.

Le carillon avertisseur retentit, coupant l’entretien. D’un bond, l’employé fut à l’appareil, et presque aussitôt, se tournant vers l’Anglais ?

— Votre nom ?

— Dick Fann.

— C’est bien cela, prenez les oreillons.

Et il se retira, refermant la porte de la cabine sur le détective.

Sans un mot, Larmette glissa un louis dans la main du préposé, qui salua jusqu’à terre, puis il appliqua son oreille à la rainure de la porte qui lui cachait Fann. Mais il se recula de suite, avec un sourire. Le détective parlait d’une voix claire, comme un homme n’ayant rien à cacher. Il disait :

— Allô ! allô ! j’écoute.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Ah ! c’est vous, cher monsieur… alors, départ ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Entendu ! Demain matin. Serai à Londres pour le dîner. Vous me direz par le détail les circonstances de l’affaire… Oui, oui, je vais tout à fait bien… J’allais me lancer sur une histoire de vol assez curieuse, ici, à Paris ; mais au reçu de votre télégramme, bonsoir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Oui, certainement, c’était ridicule, mais, que voulez-vous, ce qui me fatigue le plus, c’est l’inaction. Enfin… je vous quitte, je vais prévenir ce brave sir Braddy… Oh ! un chiromancien d’une pénétration extraordinaire, mais adorateur de la grasse matinée… je l’expédie ce soir même. À demain donc.

Larmette montrait, à présent, une face radieuse. Le départ de Dick Fann lui était confirmé de façon certaine.

Vite, il se jeta en arrière de la cabine, disparaissant juste au moment où la porte se rouvrait, livrant passage au détective.

Celui-ci traversa le hall en courant et s’engagea dans l’escalier accédant au premier étage. Derechef, il pénétra au no 4. retourna pardessus, chapeau, remit perruque et lunettes, redevint, en un mot, sir Braddy, et, cette toilette express terminée, il sonna, ordonna au domestique accouru de descendre sa valise et de faire avancer une voiture.

Lui-même redescendit posément, prit place dans le véhicule retenu et, tout en s’assurant que son colis était bien disposé, tout en remettant au serviteur le pourboire final qu’il gratifiait plaisamment du titre de « la pièce de l’étrier », il inspectait les environs, à l’abri des lunettes voilant l’éclat de ses yeux.

Il aperçut Davisse se disposant à monter dans un auto-taxi arrêté à quelques pas.

— Bon, monologua-t-il, le complice est seul. Larmette est rassuré, puisqu’il a jugé inutile de rester en observation… Allons, tout va bien.

Et se jetant sur la banquette, il cria au cocher :

— Allez !

À neuf heures cinquante exactement le pseudo-Braddy descendait à la gare du Nord, courait au guichet de distribution des tickets, prenait un coupon de première classe pour Londres Charing-Cross, si affairé par ce soin qu’il ne prêtait aucune attention à Davisse, lequel, penché vers lui, écoutait consciencieusement.

Son carton d’une main, sa valise de l’autre, il pénétra sur les quais, arrêta quatre employés pour les prier de lui indiquer le train du service anglais, le découvrit enfin et s’élança dans un wagon-couloir de première.

Une fois , il se prit à rire silencieusement

— Toujours pas de Larmette… Dans mes tours et détours, je l’eusse certainement éventé… Son acolyte s’est arrêté au contrôle des billets. Il a jugé inutile d’aller plus loin… On n’est jamais bien servi que par soi-même. Allons… il me reste encore à préparer le départ de Dick Fann.

Quelques mouvements rapides, et le paletot redevenu gris, le chapeau beige, la perruque et les lunettes ayant disparu, sir Braddy réapparut sous les espèces du détective.

Un employé courut le long du convoi, clamant avec ces inflexions harmonieuses que les agents des compagnies semblent avoir apprises dans un conservatoire de musique… rugie. Alors, Dick, s’adressant à son voisin, questionna :

— Ce train s’arrête bien à Amiens ?

— Mais non, monsieur, lui fut-il répondu. Service anglais. Direct jusqu’à Abbeville… Pour Amiens, c’est le train voisin, qui part dix minutes plus tard.

De vagues remerciements, et l’Anglais empoigna sa valise, descendit à contre-voie, passant de son convoi dans le train formé sur la ligne toute proche. Cent voyageurs font ainsi chaque jour, le mouvement ne pouvait étonner personne.

Et quand le rapide service anglais eut sifflé, soufflé un panache de fumée, Davisse, bien certain que son « voyageur » avait quitté Paris, alluma un cigare et s’en fut, les mains dans les poches, sans supposer qu’à la minute même Dick Fann, sortant de la gare par les « Bagages », s’installait dans une voiture qui le ramenait rue Juliette-Lamber.

Le lendemain, la scène se renouvela, Davisse suivant le détective au train de deux heures trente du matin. Seulement, cette fois, Dick Fann s’éloigna réellement de Paris avec le convoi où il avait pris place. Mais, une fois en marche, on eût pu entendre le défenseur de Fleuriane murmurer :

— Dépisté, Larmette… À présent, il faut sauver cette jeune fille !




CHAPITRE IV

Automobile for ever


— Bravo ! Bon voyage !

— Courage, la Zust !

— Hardi, la Thomas !

— Les de Dion, on compte sur vous !

Ces cris se croisaient dans l’immense rumeur de la foule encombrant le boulevard Poissonnière.

La chaussée, les trottoirs disparaissaient sous une houle humaine, bruyante, exaltée, au-dessus de laquelle des chapeaux étaient agités frénétiquement.

Que se passait-il donc ? Était-ce l’émeute parisienne se donnant carrière ? Non, les visages joyeux, les rires fusant des groupes disaient la gaieté, le contentement. Et de fait, il s’agissait d’une fête du travail et de l’audace.

Les automobiles engagées dans la course organisée par le Matin, autour du globe, partaient de l’hôtel du journal pour gagner Le Havre, New-York, San-Francisco, Seattle, Valdez dans l’Alaska, le détroit de Behring, les côtes de la mer Glaciale sibérienne, Irkoutsk, l’Oural, Moscou, Pétersbourg, Berlin, Paris.

La fabuleuse randonnée commençait. Les concurrents, hommage aux organisateurs de l’audacieuse entreprise, avaient tenu à effectuer leur départ de la maison même où en était née l’idée.

Les automobiles défilaient lentement, des drapeaux déployés disant la nationalité des rivaux. Ici, c’était la machine Zust, abritée sous les couleurs italiennes ; puis venait la Protos, sous pavillon allemand ; la Thomas, déployant l’étamine étoilée des États-Unis ; puis venaient des voitures françaises, notamment une de Dion, trente chevaux, au-dessus de laquelle flottaient, réunis, les pavillons de France et du Canada. Fleuriane Defrance, Mme Patorne, Jean Brot occupaient cette voiture, que conduisait un chauffeur à grosses lunettes d’auto, dont les gens bien informés étaient seuls à savoir le nom : Frachay.

Enfin, fermant la marche, une machine énorme, volumineuse, aux apparaux étranges, inédits, sous les couleurs chiliennes.

On disait que la Botera, avec sa puissance de cent chevaux, avait été construite spécialement dans une usine sud-américaine, sur les plans d’un ingénieur qui venait d’étudier à fond les moyens d’assurer la mobilité parfaite des voitures automobiles dans les régions accidentées et neigeuses.

Trois personnages y avaient pris place. Le joaillier Larmette, victime quelques jours plus tôt d’un vol important, et dont le visage souriant ne laissait rien paraître des soucis que l’aventure lui devait causer. Puis un chauffeur, aussi emmitouflé que Frachay lui-même, et enfin un troisième personnage, attirant l’attention de la foule.

C’était un homme basané, un métis sud-américain, disait-on, le señor Botera, inventeur et créateur de la machine que l’on allait expérimenter durant le raid extraordinaire commençant à ce moment même.

Cependant, le cortège avançait, la foule s’écartant sur leur passage. Au milieu des acclamations, il parcourait les boulevards. Peu à peu, la masse des curieux devenait moins dense. La vitesse s’accélérait.

Les fortifications furent franchies, et sur la large route, libre maintenant, les voitures s’égrenèrent, les unes filant sur Rouen et Le Havre à une vitesse folle, semblant obéir à la griserie du départ ; les autres, plus paisibles d’allure, changeant fréquemment de vitesse, marquant des arrêts brusques, comme si les mécaniciens avaient cherché à se rendre compte des qualités des machines qu’ils espéraient conduire autour du monde.

Parmi ces dernières se trouvait l’automobile franco-canadienne. Fleuriane s’était étonnée de rester en arrière de tous les concurrents, mais Frachay avait répondu tranquillement :

— On quittera Le Havre dans trois jours. Rien ne nous oblige à arriver dans cette ville avant ce soir, et j’étudie ma mécanique.

Ce qui avait fait hausser les épaules au petit Jean Brot, mais avait recueilli le suffrage de la toujours prudente Mme Patorne. Fleuriane, au surplus, n’avait pas insisté le moins du monde.

La veille, comme convenu, elle s’était rendue à la gare de Lyon, avait reçu à l’arrivée du train de Mâcon le mécanicien Frachay qu’elle avait tenu à conduire jusqu’au garage de l’automobile.

Or, en route, elle s’en souvenait, Frachay avait consenti, durant quelques minutes, à redevenir Dick Fann pour lui dire :

— À dater de ce moment, mademoiselle, nous engageons la partie. Comme l’enjeu peut être notre existence même, la prudence absolue s’impose. Veuillez me laisser agir sans me demander jamais une explication. Soyez assurée que, toutes les fois que je croirai pouvoir vous renseigner sans risquer d’avertir nos ennemis, je m’empresserai de le faire, sans attendre vos questions.

Et, maintenant, elle se reprochait d’avoir manqué si tôt à la réserve recommandée par son défenseur.

Dick agissait comme il le jugeait convenable. Sans doute, il avait un but, une raison… La jeune fille était certaine que toute manœuvre du mécanicien improvisé tendait à son bonheur, à celui de son père, à leur salut. Alors pourquoi se montrer nerveuse, pourquoi risquer de prononcer la parole imprudente qui renforcerait peut-être l’ennemi ?

L’ennemi ! Où était-il à cette heure ? Bien loin, en avant sans doute. La Botera, emportant Larmette et ses compagnons, une fois hors de Paris, avait attaqué la route à toute vitesse. Cette formidable machine de cent chevaux avait disparu ainsi qu’un météore, au milieu des meuglements assourdissants d’une trompe puissante.

Et Fleuriane se confiait que la tactique de son mécanicien devant être de contrecarrer celle de Larmette, la lenteur de marche de la de Dion provenait peut-être tout simplement de la course effrénée de la Botera.

Cependant, à si modeste allure que l’on se tienne, l’automobile n’en reste pas moins un véhicule relativement rapide. À deux heures de l’après-midi, on avait traversé Rouen et l’on suivait l’adorable route reliant la vieille cité normande au Havre.

Or, le véhicule avait parcouru environ cinq kilomètres, et du sommet d’une éminence escaladée par la route, ses passagers avaient pu saluer une dernière fois, au loin, la silhouette du pont transbordeur, quand, au milieu de la descente, se profilant devant eux, ils aperçurent la Botera arrêtée au long du fossé bordant la route.

Sans doute possible, le véhicule subissait une panne. Son « équipage », Larmette et ses deux compagnons s’agitaient autour de la massive voiture.

— Ah bien ! plaisanta le petit Jean Brot, c’est pas la peine d’avoir une maison roulante pour qu’elle prenne racine après le départ !

Ce qui fit sourire Fleuriane et dérida même Mme Patorne. Le faux Frachay, lui, n’avait rien dit ; seulement, il ralentit encore la voiture. Au surplus, en l’apercevant, Larmette s’était vivement porté au milieu de la chaussée et agitait les bras en signe d’appel.

La bonne confraternité automobile voulait que la voiture canadienne fit halte en présence d’une demande de secours non équivoque. Frachay stoppa à hauteur de la Botera.

— Ah ! mademoiselle, s’écria aussitôt le bijoutier avec un salut respectueux à l’adresse de Fleuriane, pardon d’interrompre votre marche, mais nous sommes destinés à tourner autour du globe ensemble, et je fais appel à votre concours. J’aurais préféré, je l’avoue, le plaisir de vous obliger… Je n’ai pas le choix et puis seulement manifester l’espoir que cela se retrouvera durant le voyage.

— Bon ! s’écria Frachay, avant que la jeune fille eût pu répondre. Qu’y a-t-il ?

— Je n’en sais rien, riposta Larmette. Nous sommes immobilisés, voilà qui est sûr. Pourquoi ? Nous ne trouvons pas. Vous trouveriez peut-être, vous. Je me suis laissé dire que Frachay est un mécanicien hors pair, et puis ce n’est pas votre machine, vous serez moins nerveux que nous.

Il n’avait pas achevé que le mécanicien avait sauté à terre et s’approchait de la Botera. Jean, Mme Patorne, Fleuriane elle-même l’imitèrent. Et tous, silencieux, regardèrent Frachay. Celui-ci, avec la gravité d’un médecin auscultant son malade, passait l’inspection des organes de l’automobile en panne.

Le moteur, le carburateur, les transmissions furent successivement l’objet de son examen. Enfin, il eut une brève exclamation.

— Bon ! ce n’est rien… un simple écrou qui a « sauté ».

Et, fouillant dans la sacoche de sa propre voiture, il en tira un écrou de cuivre, le fixa lui-même, puis, ce travail achevé :

— Vous pouvez repartir, messieurs.

Avec une inflexion de voix où Fleuriane put discerner une ironie voilée, il acheva :

— Comme vous le disiez, monsieur, vous étiez très nerveux. Sans cela, vous auriez, du premier coup d’œil, reconnu le léger accident qui empêchait la transmission.

Mais Larmette ne fut pas de cet avis. Il se confondit en remerciements, offrit des fleurs à la jolie Canadienne et à sa dame de compagnie, glissa la pièce à Jean, qui l’empocha sans protester. Il voulut agir de même avec Frachay, celui-ci s’en défendit :

— Non, monsieur, cela ne vaut vraiment pas la peine. Un mécanicien qui se respecte ne fait pas payer un coup de main.

— Alors, murmura gracieusement le joaillier, laissez-moi vous serrer la main en question, et veuillez accepter un cigare… ceci ne se refuse pas.

Les deux hommes échangèrent une étreinte, et Frachay remonta au volant de sa machine, ayant aux lèvres un cigare à la fumée odorante.

Comme il l’avait annoncé, la Botera s’ébranla dès que lui-même se fut mis en marche et, jusqu’au Havre, les voyageurs de la de Dion purent voir l’automobile adverse rouler dans leur sillage à faible distance.

La de Dion conduisit Fleuriane, Jean et Mme Patorne à l’hôtel Frascati, le paquebot Touraine, sur lequel les voyageurs devaient prendre passage, ne partant que le surlendemain. La Botera déposa Larmette au même hôtel.

Frachay mena alors son automobile à la tente des transatlantiques, où il apprit que l’embarquement aurait lieu le lendemain. L’ingénieur métis Botera, qui avait donné son nom à la voiture de Larmette, l’y suivit.

Mais si vite qu’il se fût mis en route, le métis ne put faire que sa machine, plus volumineuse et plus lourde que la de Dion, fût garée aussi rapidement. Et Frachay s’éloigna, le laissant à la tente des transatlantiques. Pour lui, il pressa sa marche et regagna l’hôtel Frascati.

Comme il arrivait à la grille d’entrée, Fleuriane se présenta à ses yeux.

— Imprudente ! fit-il sourdement.

Elle secoua la tête.

— Non, Larmette nous a fait porter des fleurs encore… Il fait le joli cœur avec Patorne.

Elle avait souri en prononçant ces mots.

— Alors, vous comprenez son jeu ? questionna Dick d’une voix légère comme un souffle.

La jeune fille eut un geste vague.

— Bien simple, cependant. Il achète votre entourage. Bouquets et galanteries avec Mme Patorne, la pauvre femme doit être ravie…

— Dites transportée.

— La pièce à Jean ; cigare et poignées de mains à votre mécanicien. Tout cela le plus simplement du monde ; on dévisse un écrou ; on le jette dans le fossé ; on demande aide à la voiture qui suit et, le mal réparé, on se montre tout à fait reconnaissant. Qui ne serait touché du procédé ?

Mais, changeant de ton :

— Ceci vous prouve que notre adversaire est très fort. Donc, redoublez de prudence et, surtout, ne cherchez plus à me rencontrer comme en ce moment. Je vous en prie, mademoiselle, laissez-moi le soin de me trouver sur votre passage quand je le jugerai opportun.

Fleuriane le regarda bien en face et dit seulement :

— J’obéirai.

— Merci, mademoiselle. Je tiens à vaincre, je vous le jure… Pardonnez-moi si je dois commander.

Et il passa, sans qu’elle cherchât à le retenir, éprouvant un état d’esprit dont elle se sentait stupéfaite.

Elle, la Canadienne librement élevée à l’américaine, elle pour qui, jusqu’à ce moment, vivre signifiait agir à sa volonté, elle comprenait tout à coup, — pourquoi ? comment ? questions insolubles, — elle comprenait que l’obéissance n’était point pénible.

Cependant, le pseudo-Frachay gagnait sa chambre en murmurant :

— Très dangereux, ce Larmette. Heureusement, à bord de la Touraine, je lui ai ménagé de l’occupation. Va toujours, mon bonhomme… Je crois bien que, malgré toute ton astuce, tu commettras en mer ta deuxième sottise.

Comme il passait devant le salon de lecture mis à la disposition des clients du Frascati, la porte s’ouvrit brusquement, livrant passage à Jean Brot, lequel lança à l’intérieur cette phrase :

— Bien, monsieur Larmette, des roses… place Gambetta !… J’y cours.

La porte était retombée, pas si vite cependant que Dick Fann n’eût eu le temps d’apercevoir le bijoutier et Mme Patorne en grande conversation auprès d’une fenêtre.

— Eh ! fit-il, le groom de Mlle Fleuriane m’a l’air d’être au service de ses concurrents.

Le gamin n’était pas dans la confidence du déguisement de son interlocuteur. Il se redressa avec toute la dignité dont il fut capable :

— Le service de Mademoiselle ne m’occupe pas à cette heure. Il y a occasion de gagner un pourboire, j’en profite.

— Oh ! ce que j’en dis, c’est histoire de parler.

Jean s’éloigna sans répondre ; mais, une fois dehors, il grommela :

— De quoi se mêle-t-il ? Il ne me revient pas, ce bonhomme-là… J’aurai l’œil sur lui, et le bon, comme M. Dick Fann me l’a recommandé.

Il ne se douta pas qu’à cet instant même, il se proposait tout simplement de surveiller Dick Fann lui-même.

Ce dernier, cependant, après un instant d’indécision, s’était engagé dans l’escalier. Au dernier palier, il poussa une porte et se trouva dans une galerie circulaire dominant la salle de lecture.

Il ne lui fut pas difficile de déterminer le point précis au-dessous duquel se tenaient Larmette et la dame de compagnie.

Alors, il tira de sa poche un petit instrument en forme de conque, le suspendit par un crochet à la balustrade ajourée. De la partie la plus étroite de l’appareil se détachaient deux fils, terminés par des cylindres minuscules d’ébonite.

Il déroula ces fils, s’implanta les cylindres dans les oreilles. Aussitôt la conversation, chuchotée à l’étage inférieur, lui fut aussi nettement perceptible que s’il avait été auprès des causeurs.

L’appareil, qu’il venait de mettre en action, était tout simplement un microphone renforçateur, c’est-à-dire un instrument destiné à renforcer, pour l’opérateur, les bruits les plus légers.

Et le sourire aux lèvres, il perçut les phrases suivantes :

— Non, non, ne me remerciez pas, madame. Quand le voyage, plus avancé, aura justifié une familiarité plus grande, je vous dirai pourquoi je suis votre obligé quand vous acceptez des fleurs.

À l’affirmation de Larmette, la ridicule Patorne répondit, minaudant :

— Pourquoi pas tout de suite ? Si le don de ces fleurs cache un mystère, il me semble convenable de l’élucider sans retard. Je suis une femme, j’ai charge de la réputation de Mlle Defrance et de la mienne. Tout ce qui n’est point net, clair, doit m’inspirer une prudente défiance.

Il y eut un silence, puis le joaillier reprit :

— Je suis célibataire, madame…

— Je suis veuve, monsieur.

Larmette eut un geste joyeux que Dick ne put voir, mais qu’il devina à la question de son interlocutrice.

— Que signifient ces bras étendus ?…

— Qu’une coïncidence singulière se produit, chère madame. Vous ne comprenez pas ; je vais m’expliquer puisque, aussi bien, je serai enchanté de vous confier mon secret.

Et, après un temps :

— Pourquoi suis-je resté seul dans la vie, alors que ma naissance, mes relations, ma fortune me mettaient en posture de faire ce que l’on est convenu d’appeler un beau mariage ?

— Oui, en effet, pourquoi ?

— Pourquoi ? continua Larmette en scandant les syllabes. Ma vie a été, en quelque sorte, la résultante d’une séance de spiritisme à laquelle j’assistai voici près de dix ans.

Dick Fann perçut un long soupir.

— C’était en Angleterre, reprit Larmette. J’avais été amené chez le célèbre docteur Crookes, qui faisait courir tout Londres, en effectuant devant ses invités, sous le contrôle le plus sévère, des expériences de matérialisation d’esprits. On nous avait présenté ainsi, dans un salon, une ravissante forme de jeune fille… une forme impalpable, à travers laquelle cannes, tisonniers, pincettes passaient librement, bien qu’elle fût précise pour nos regards. Elle répondait, je m’en souviens, au nom de miss Betsy. Je riais, très incrédule, m’obstinant à ne voir là que le travail d’un habile illusionniste. Le docteur me regardait en fronçant les sourcils. Tout à coup, il s’adressa à moi.

— Vous croirez un jour au mystère des esprits, me dit-il. Je vais vous ouvrir immédiatement la voie de la foi.

« Et, d’un accent qui m’impressionna, il psalmodia :

« — Esprit errant, toi qui fus créé pour accompagner l’esprit du gentleman ici présent, montre-lui ta forme matérielle, afin qu’il puisse te reconnaître au jour de rencontre et qu’il vienne à la vérité.

« Je ne riais plus. Pourquoi ? Je ne saurais l’expliquer. Un lourd silence régna dans la salle. Puis, je ne pus réprimer une exclamation. Au centre du cercle formé par les assistants, une colonne de brouillard venait d’apparaître. Elle eut des flottements, des mouvements, comme un voile de brume que tiraille le vent.

« Et, insensiblement cette vapeur se condensa en une silhouette féminine, se présenta à mes regards stupéfaits.

« C’était vous.

Mme Patorne s’exclama :

— Moi ?

Dick Fann se figura sans doute le visage des deux causeurs, car le sien se dilata en un large rire silencieux.

— Bon, grommela-t-il pour lui-même. Ce Larmette est décidément un adroit coquin. Faire la cour à Patorne, voilà une idée que je lui envie. Désormais, elle lui appartiendra corps et âme, et miss Fleuriane aura auprès d’elle un espion de tous les instants. Très fort ! très fort !

Il se tut. L’organe de la dame de compagnie se faisait entendre de nouveau.

— Moi ! moi ! Vous êtes sûr ?

— Ah ! si vous aviez vu mon émoi quand je vous ai reconnue ce matin, vous ne douteriez pas.

— Quoi ? Vous songeriez à m’épouser ?

— Au retour de notre voyage, si vous y consentez.

— Alors, vous me trouvez aimable ! murmura Patorne, perdant la tête devant l’hommage rendu à ses charmes.

Elle méritait d’être excusée, la pauvre laide, car jamais elle ne s’était trouvée à pareille fête. La réponse de son interlocuteur fut géniale.

— Si je vous trouve aimable… je ne sais pas. Depuis dix ans, je vous espère. Votre image m’accompagne sans cesse. Je suis « possédé » par vous. Tout ce qui n’est point vous m’apparaît dépourvu… je ne dirai point de grâce, de beauté ; ce sont là des mots qui n’expriment rien… Non, vous êtes pour moi l’essence même du bonheur, une émanation des combinaisons mystérieuses d’un inexplicable infini. Nos esprits furent créés pour se joindre, une immatérielle chaîne nous lie.

— Bravo ! souligna Dick Fann, ce pathos est irrésistible !

Mme Patorne jugeait sûrement de même, car elle soupira :

— Oui, oui, je sens que vous dites vrai… Je veux oublier le nom que m’a légué mon défunt, lequel, je le comprends, hélas ! fut une erreur de mon esprit. J’ai un prénom que nul ne prononça jamais. Pour vous, je veux être ce prénom-là.

— Dites-le, murmura Larmette d’une voix dévotieuse.

— Rosita.

— Oh ! fit-il avec chaleur, soyez donc ma Rosita, comme je serai votre Victorien.

En une seconde, Dick Fann eut décroché son microphone, roulé les fils et réintégré le tout dans sa poche, puis, glissant sur le parquet sans produire aucun bruit, il gagna la porte et s’alla verrouiller dans la chambre qui lui avait été attribuée.

Le soir même, Dick lui-même, sous son nom de Frachay, eut à subir les amabilités du joaillier.

Celui-ci, attablé avec l’ingénieur Botera et son second convoyeur, répondant au nom de Davisse, appela le faux mécanicien, l’obligea à prendre un verre de cognac grande marque, sous le prétexte parfaitement vraisemblable que, l’union faisant la force, il serait bon que les équipes de la de Dion et de la Botera se prêtassent secours contre les difficultés terribles que l’on rencontrerait sur le parcours.

Dès le lendemain, le mécanicien de Fleuriane et l’ingénieur Botera s’entr’aidèrent pour le chargement de leurs machines respectives à bord du paquebot la Touraine. Le surlendemain, à dix heures, les deux équipes étaient embarquées, bien que le navire ne dût quitter le port qu’à midi, heure de la marée pleine.

Dick Fann, laissant son compagnon dans le salon des premières, furetait par tout le navire. Il semblait inquiet, dévisageait les passagers arrivant à bord, les commissionnaires chargés de colis, les amis ou parents venant donner le dernier adieu.

Vers onze heures trois quarts, en proie à une impatience que, malgré sa puissance sur lui-même, il ne parvenait pas à dissimuler complètement, il revint au salon. Fleuriane s’y trouvait avec, auprès d’elle, Patorne faisant les doux yeux à Victorien Larmette, engagé dans une grave conversation sur les voies et moyens d’accomplir autour du globe le formidable raid qui commençait à cette heure.

Soudain, un employé de chemin de fer, conduit par un matelot, se présenta à l’entrée du salon. Le matelot désigna Fleuriane.

Mlle Defrance ? prononça son compagnon.

Et la jeune fille s’étant levée, en disant, avec un étonnement visible : « C’est moi ! » l’homme lui remit une caissette ficelée, ornée de cachets de cire, la pria d’apposer sa signature sur une feuille-récépissé, et s’éloigna aussitôt.

Or, tandis que la puissante sirène de la Touraine meuglait, appelant les passagers retardataires, Fleuriane ouvrait la caissette.

À l’intérieur, se trouvait une enveloppe contenant un papier couvert d’une grosse écriture épaisse et lourde. Au-dessous s’entassaient, pêle-mêle, une grande quantité de pierres.

— Des corindons communs ! laissa tomber dédaigneusement Larmette.

Dick Fann eût un tressaillement. Une pâleur s’épandit sur ses traits, et ses lèvres s’agitèrent, laissant passer, dans un souffle indistinct, ces paroles que nul n’entendit :

— Le crétin ! Il rejette le danger sur elle ! Pourvu qu’elle ne soit pas victime de ce que j’ai considéré comme une adroite manœuvre !



DEUXIÈME ÉPISODE

L’AFFAIRE DES TULIPES


CHAPITRE PREMIER

Pour faire courir un homme après sa fortune


Un dernier mugissement de la sirène et, les passerelles retirées, les amarres larguées, le paquebot se mettait en marche, sortait majestueusement des bassins, et suivait, à travers l’estuaire de la Seine, le chenal sinueux tracé parmi les bancs de sable qui gisent sous les flots aux abords du Havre.

Dans le salon, personne ne parlait plus.

Fleuriane avait déplié la missive trouvée dans la caissette, l’avait parcourue des yeux, puis son regard s’était fixé avec une expression de surprise et aussi d’embarras sur M. Larmette. Celui-ci s’en aperçut.

— Bon, fit-il en riant, je parie que les corindons qui viennent de vous être livrés sont ceux que le représentant de M. votre père m’a achetés, un peu de force, ces jours derniers.

Déjà la jeune fille s’était ressaisie. Elle répliqua délibérément :

— C’est en effet ce que mande M. Lastin, le représentant. Au surplus, une lettre d’affaire n’est point un secret… surtout vis-à-vis d’un… client… Vous venez de déclarer l’avoir été… un peu de force.

— Oh ! sans intention de récriminer ; cela n’en vaut pas la peine.

— J’en suis assurée, monsieur, mais je tiens à vous donner lecture de la lettre, afin que vous me certifiiez que tout s’est bien passé ainsi qu’il y est raconté.

Pourquoi voulait-elle lire ? Elle l’ignorait, obéissant simplement à un signe rapide de Dick Fann.

« Mademoiselle, écrivait M. Lastin, je fus avisé, il y a quatre jours, d’avoir à me transporter chez MM. Larmette et Cie, rue de la Paix, où je trouverais un petit stock de quatorze cent cinquante corindons vulgaires, dont je me rendrais acquéreur pour le compte du trust de cette pierre.

« J’obéis aussitôt à ces instructions.

« Chez Larmette et Cie, je me rencontrai avec des représentants de la police, instrumentant à l’occasion d’un vol récent. Mais comme cette question judiciaire était en dehors de mes attributions, je ne m’en préoccupai point et déclinai le but de ma visite.

« Je dois déclarer toutefois que ces messieurs de la Préfecture et du Palais de justice insistèrent vivement pour que ma proposition d’achat fut agréée, afin de neutraliser, là comme ailleurs, les effets du pillage de radium naguère relaté tout au long dans les journaux.

« MM. Larmette et Cie ne firent aucune difficulté de reconnaître que la présence de ces pierres pourrait attirer à leurs magasins une nouvelle visite des « perceurs de murailles », ce qui ne leur paraissait aucunement désirable et, séance tenante, je traitai et payai à raison de deux francs vingt-cinq centimes le carat.

« Je devais m’embarquer sur le steamer la Touraine et porter moi-même les dits corindons à nos magasins de Québec ; mais au dernier moment, un accident regrettable m’oblige à retarder mon départ.

« Une corde, tendue dans mon escalier par un gamin en mal d’inventions diaboliques, m’a fait descendre tout un étage en boule, et cela si malheureusement que je me suis cassé la jambe. »

Le fait relaté n’avait rien de particulièrement comique. Cependant, l’on eût cru que Larmette et son ami Davisse échangeaient un regard satisfait.

Fleuriane, elle, poursuivait sa lecture :

« Par bonheur, j’avais chez moi deux camarades. Tandis que l’un s’empressait à m’amener un médecin, l’autre se chargea de vous expédier, à bord de la Touraine, le coffret où j’avais enfermé les corindons. J’ai le regret de vous prier de vouloir bien les convoyer jusqu’en Amérique.

« Le docteur pense que je devrai garder le lit durant six semaines au moins, et j’ai pensé qu’il valait mieux ne pas retarder si longtemps l’envoi des pierres.

« L’accident n’aura d’ailleurs pas d’autres suites graves. La fracture est nette, sans esquilles. À présent que je suis pansé, bandé, etc… je souffre fort peu.

« Mon principal regret, mademoiselle, est de vous causer l’embarras de la transmission du coffret. Dans l’espoir que vous pardonnerez ce cas de force majeure, je vous prie de croire au respectueux dévouement de

« A. Lastin. »

Larmette avait écouté, le sourire aux lèvres ; l’ingénieur Botera avait l’air tout aussi indifférent, mais il n’en était pas de même de Davisse, dont les sourcils se froncèrent à plusieurs reprises, avec une expression non équivoque de colère. Cependant, ce dernier même avait repris son calme lorsque Fleuriane se tut.

— Tiens, tiens, tiens, modula Mme Patorne en minaudant, il était écrit que nous devions être en relations avec M. Larmette… Ma chère Fleuriane, vous étiez déjà sa cliente sans le savoir.

— Ce dont je me félicite, s’empressa d’ajouter le joaillier. Une première affaire engage à d’autres… Et j’espère que, dans l’avenir, nous échangerons de vrais bijoux au lieu de pierres sans valeur.

Il s’interrompit.

— Mais je ne veux pas me montrer indiscret ; à l’heure du départ, chacun souhaite prendre quelques dispositions pour la traversée. Je regagne ma cabine, afin de vous donner toute liberté d’en faire autant.

Sur ce, il se leva et, appelant Botera et Davisse du geste, il sortit avec eux. Mlle Defrance ouvrait la bouche… le pseudo-Frachay arrêta les paroles prêtes à jaillir.

— On dit que l’estuaire de la Seine est l’un des plus jolis panoramas qui se puissent voir. Tandis que Madame — il désigna l’anguleuse Patorne — procédera à l’aise à l’installation définitive, nous admirerons le paysage, et je me permettrai de vous soumettre quelques idées touchant la route formidablement longue que nous devons parcourir en automobile.

Peut-être Patorne eût-elle protesté. Pour être dame de compagnie, on n’en est pas moins femme, et curieuse ; mais Fleuriane coupa court à toute velléité de résistance en se levant vivement.

— C’est cela. Ma chère amie, — elle eut un gentil sourire à l’adresse de la matrone, — je m’en rapporte à votre science du « confort ».

Et, laissant la veuve interloquée, elle passa sur le pont.

Deux minutes plus tard, elle se tenait à l’arrière, auprès de Frachay. Tous deux, accoudés au bastingage, semblaient contempler le bouillonnement de l’hélice, dont le bruit couvrait leurs voix prudemment abaissées.

— Les pierres communes contenues dans la cassette, murmura le pseudo-mécanicien, sont les pierres transformées au four électrique, celles dont j’avais deviné la provenance, lors de ma visite chez Larmette et Cie.

— Je l’ai pensé ; mais pourquoi les ai-je en ma possession ?

— Parce que je l’ai voulu.

— Vous ?

— Moi-même. J’ai fait aviser M. Lastin de leur présence, de l’utilité de ne pas laisser en circulation un lot assez important pour tenter les gens du radium.

— Vous vouliez voler le voleur ?

Frachay secoua la tête, et, avec une nuance de sévérité :

— Non, mademoiselle… Celui qui souhaite démasquer les misérables ne doit à aucun instant s’abaisser à leur niveau moral.

Et comme elle baissait les yeux, rougissant sous la mercuriale :

— J’avais escompté la cupidité des hommes de cette espèce, reprit-il plus doucement. Lastin embarqué sur ce navire, détenteur des pierres, précieuses en dépit de leur apparence vulgaire, il m’apparaissait évident que Larmette tenterait de rentrer en possession de son bien… Car, acheva le jeune homme après une légère pause, ces cailloux lui appartiennent. Il a dû les céder à Lastin, parce que, la justice ayant l’œil sur ses magasins, une hésitation aurait fait naître les soupçons… Mais pour nous, qui savons la valeur réelle de la chose, nous devons penser légitime son désir de la reprendre.

— Sans doute, mais alors ?…

— En la reprenant, il fournirait une preuve matérielle, qui me permettrait de le livrer à la justice et de vous en débarrasser.

Fleuriane joignit les mains.

— Oh ! fit-elle d’une voix tremblante, pardonnez-moi de n’avoir pas compris de suite.

Toute sa gracieuse personne exprimait le regret du mot malheureux qui, tout à l’heure, avait blessé le détective amateur.

— Cela est oublié, mademoiselle. Je vous connais bien à présent, et j’ai eu tort de marquer du mécontentement. Vous, vous me connaîtrez un peu mieux chaque jour. Mais revenons à nos moutons. L’accident de Lastin, en empêchant son voyage, ne bouleverse pas mes combinaisons ; mais il m’inquiète. Larmette a vu le coffret entre vos mains. Donc, le danger est sur vous.

Elle le regarda, surprise, avec l’impression qu’une émotion singulière frémissait dans le ton du jeune homme.

— Il faut donc le réduire au minimum. Pour vous, les pierres ne doivent avoir aucune valeur. Placez donc le coffret bien en vue dans votre cabine. Que ni Larmette, ni ses amis ne devinent ce que nous connaissons. Pour moi, je veillerai.

Elle promit du geste de se conformer à ses instructions.

— Un mot encore, fit-il… Observez les moindres choses, un objet dérangé dans votre cabine en votre absence, signalez-moi les plus minces détails. Ainsi je sentirai quand votre adversaire sera sur le point d’opérer et… j’aurai les yeux ouverts.

Fleuriane écoutait attentivement ; ses prunelles dilatées, une ride coupant son front pur, disaient l’effort de sa pensée.

Elle s’étonnait des combinaisons toujours nouvelles de son défenseur. Elle était prise par la surprenante originalité des moyens imaginés par ce cerveau sans cesse en éveil. Et ce fut d’une voix incertaine qu’elle interrogea :

— Que pensez-vous qu’il fera ?

— Il est très habile, murmura-t-il, très habile. La puissance de son automobile, cent chevaux, me pousse à supposer qu’il compte beaucoup sur elle.

— Comment ?… Que voulez-vous dire ? Son auto n’a rien à voir dans cela. Pour dérober un coffret, il n’est point nécessaire d’être doté d’une cent chevaux.

Il sourit.

Prendre n’est pas tout. Le difficile est de garder.

Elle sursauta et, avec une humilité charmante :

— C’est vrai ! Je suis sotte. Il faut débarquer.

— Justement… c’est là ce qui me ramène à son véhicule énorme, puissant, doué d’organes inhabituels, dont le premier usage est certainement de dérouter les investigations. Or, si vous manifestez le souci de dépister les curieux, c’est donc que vous souhaitez leur dissimuler quelque chose… Concluez… Une automobile à double fond… Le coffret dans une cachette insoupçonnable, débarqué au grand jour avec la voiture. D’où je conclus que le vol sera tenté vers la fin de la traversée.

Mais, s’interrompant soudain :

— Voici l’ineffable Mme Patorne qui vous cherche. Elle s’est hâtée à sa tâche. Ne lui marquez aucune impatience. Il est indispensable qu’elle croie et fasse croire que vous lui conservez toute votre confiance… La dame circule à bâbord, je passe par tribord, derrière les cabines de pont. J’ai dû vous laisser seule presque tout de suite.

— Bien !

Déjà, le faux mécanicien s’éloignait. Un instant après, il disparaissait derrière les cabines de pont ; Patorne pouvait rejoindre la jeune fille sans que rien décelât la conversation qui venait d’avoir lieu. Seulement, à l’instant même où il tournait l’angle des superstructures, dont il recherchait l’abri, Dick Fann sentit sa main saisie par deux mains maigres. Jean Brot était devant lui.

— Ah ! patron, je ne vous avais pas reconnu depuis Paris.

Et comme le détective fronçait les sourcils :

— Ne vous fâchez pas, continua le petit ; seulement, vous auriez dû vous dire : « Ce gamin-là n’est pas une tourte, il peut et il veut servir la gentille demoiselle. »

Puis, secouant la tête en un mouvement insouciant :

— Bah ! je fais la preuve par neuf : je dis par neuf parce que c’est du neuf que je venais couler dans l’oreille de mam’zelle Fleuriane. Les deux à l’auto de cent, je les ai suivis dans le couloir de leurs cabines.

— Ah ! s’exclama Dick Fann, soudainement intéressé.

— Ils ne me voyaient pas, je n’allais pas leur dire : « Papa Larmette, tu as été trop généreux avec moi dès le premier jour. Quarante sous sur la route, trois francs pour avoir rapporté des fleurs à l’hôtel… cent sous en quelques heures, et c’est comme cela tout le temps… Trop de pourboires, je t’ai à l’œil. »

— Enfin, que disait-il ? interrompit l’interlocuteur du verbeux gamin.

— Il était dans sa logette avec le nommé Davisse. Vous savez qu’ils ont une cabine à deux couchettes. Alors, le Davisse a grogné :

« — Volés ! Volés, nos corindons !

« — Tais-toi, qu’a dit l’autre… parler ne vaut rien. On les reprendra, sois tranquille ! Seulement, tiens ta langue.

« Et il s’est mis à fredonner tout en rangeant ses petits bagages.

« Au bout d’un instant, il s’arrêta pour demander :

« — Tout le personnel de la 30 H-P… — 30 H-P., vous comprenez, c’est notre auto ! — Tout le personnel donc, dit-il, occupe des cabines sur le pont ?

« — Bien sûr, la milliardaire ne se refuse rien. Elle occupe l’appartement 2 ; la dame de compagnie est à côté, au 4. Le mécanicien et le groom ont la cabine 16, deux couchettes…

« — Parfait ! cela suffit.

« — Alors, conclut le gamin, j’ai filé comme une souris et je venais conter l’affaire à la demoiselle quand… j’ai l’oreille fine, j’aime mieux cela qu’être sourd, et vous aussi, pas vrai ?… donc j’ai entendu quelques mots de votre conversation… et je me suis tordu, positivement… Tantôt, je me méfiais de vous… je me confiais : « Ce Frachay-là accepte des cigares du nommé Larmette… je crois que le patron a eu du nez de me charger de veiller sur mam’zelle Fleuriane. »

Brusquement, il prit un ton suppliant :

— Seulement, patron, maintenant qu’on s’est reconnu, vous me ferez travailler avec vous.

— Je te le promets, mon brave Jean. Par exemple, personne ne doit se douter de notre entente. Il sera bon, même, que tu manifestes de l’éloignement pour moi.

Et tous deux se séparèrent. Le dîner rassembla tout le monde dans la somptueuse salle à manger du paquebot. La mer étant douce, il y avait peu de malades et l’assemblée fut nombreuse.

Larmette amusa l’assistance par des anecdotes gaiement narrées. Mais lorsque l’on passa au salon, où des virtuoses avaient promis un concert, il prétexta un malaise subit et se retira, non sans avoir susurré à l’oreille de Mme Patorne, dont la figure hommasse s’épanouit :

— J’ai fait porter des roses dans votre cabine, ô douce amie ! Elles figurent ma pensée qui, jusqu’à demain où je vous reverrai, sera constamment avec vous.

Plus bas encore, il ajouta :

— J’en ai également fait remettre chez Mlle Defrance, la propriétaire de l’automobile qui m’a porté secours sur la route du Havre.

Il y avait dans l’accent un tel dédain pour Fleuriane, que Patorne pensa s’évanouir de plaisir.

Et il disparut. Sur un signe discret de Dick Fann, Jean Brot s’était éloigné de son côté. Une demi-heure plus tard, il rentrait dans le salon.

Un monsieur plaquait à ce moment des accords tonitruants sur le piano, tandis qu’une dame, ouvrant la bouche comme si elle voulait dévorer les assistants, clamait désespérément un air d’opéra.

Profitant du vacarme produit par cette explosion de grande musique, le gamin se glissa derrière le siège du détective et tout en s’asseyant lui-même, il murmura dans un souffle :

— Il est couché, il dort.

Vers onze heures, l’assemblée se dispersa, chacun regagnant sa cabine.

Il faisait grand jour quand Dick Fann ouvrit les yeux.

Un instant il s’allongea sur son étroite couchette, au-dessus de laquelle se trouvait celle occupée par Jean Brot. Après quoi, il se passa la main sur le front en grommelant :

— C’est curieux comme j’ai la tête vide. Tout à fait vide, et lourde… Ces cabines sont véritablement trop exiguës : on manque d’air.

Mais il s’arrêta net.

— Non… ce n’est pas cela… nous avons eu de l’air en quantité suffisante… nous avons oublié de fermer le hublot.

La réflexion lui était arrachée par la vue de l’ouverture ronde, dont le châssis s’apercevait rabattu.

Tout en parlant, Dick Fann sautait à terre et procédait à sa toilette. Un ronflement léger appela son attention. Il regarda la couchette supérieure : Jean Brot dormait la bouche ouverte, dans l’abandon d’un profond sommeil.

— Comme cela dort, ces gamins ! fit le détective d’une voix indulgente. Ce serait criminel de l’éveiller !

Et sans bruit, prenant des flacons, des pots, il se mit à refaire le maquillage qui lui donnait l’apparence de Frachay le mécanicien.

Il se disposait à sortir, quand des mots confus furent balbutiés.

— Bon, Jean se décide à renaître.

Jean, en effet, s’étirait, mais ses mains revenaient toujours à son front, s’y crispant comme pour chasser une sensation importune.

Le geste inquiéta le détective.

— Eh bien, prononça-t-il à haute voix, tu as du mal à t’éveiller, petit Jean. Tu n’es pas indisposé, au moins ?

Le gamin avait ouvert les yeux.

— Ah ! c’est vous, monsieur… Bonjour, vous avez bien dormi… moi aussi… Trop dormi sans doute, car j’ai la tête lourde, douloureuse.

— Ah !

Avec son habitude de rapprocher les faits, Dick s’étonnait que le gamin, en revenant à la conscience, prononçât les mêmes paroles qui avaient jailli de ses propres lèvres un instant plus tôt.

Et, d’instinct, il promena autour de lui un regard investigateur.

Mais cette inspection amena une découverte qui fit dériver les pensées du jeune homme.

Sur le tapis couvrant le plancher, presque caché par le rebord de la couchette réservée à Dick, un large pétale de tulipe, jaune strié de rouge, se montrait. Le détective le ramassa.

— Un pétale de tulipe, murmura-t-il. Où t’es-tu procuré cela, Jean ?

— Moi, patron, je n’ai jamais eu de tulipe.

— Pourtant, voici un pétale.

— Je dis comme vous, c’en est un ; mais ce n’est pas moi qui l’ai apporté. Après ça, il est peut-être entré par la fenêtre.

Jean désignait le hublot ouvert, par lequel un rayon de soleil pénétrait dans la cabine. Le détective se prit à rire franchement.

— Tu as raison, petit ; avec ma manie de rechercher le pourquoi de tout, j’en arrive à compliquer les choses les plus simples. Mais, j’étais impressionné par ce fait que nous nous sommes éveillés l’un et l’autre en nous plaignant d’avoir le front douloureux.

— Tiens ! Ah ! ça, c’est cocasse.

— Mais je vais déjà mieux. Un tour sur le pont, et il n’y paraîtra plus ; tu me retrouveras au dining-room ; un café, une tartine me remettront tout à fait.

Dick Fann s’approcha du hublot. Il avançait déjà la main pour jeter au dehors le pétale de tulipe qu’il tenait entre le pouce et l’index, mais il se ravisa.

— Non, j’adresserai une observation aux hommes de service… une cabine doit être tenue d’impeccable façon.

Et, glissant la feuille brillante dans sa poche, il sortit en disant encore :

— Au dining, n’est-ce pas, Jean ? Dans une demi-heure.

Il semble qu’il soit tout simple de prendre son premier déjeuner quand on en a la ferme résolution. Dick Fann allait apprendre à ses dépens qu’entre le bol de café au lait, les rôties et les lèvres, il y a place pour l’inattendu.

Sur le pont, il aperçut Mme Patorne grimaçant un entretien matinal avec le bijoutier Larmette.

Mais il désirait demeurer livré à lui-même, reprendre son aplomb.

Une vague pesanteur au front, un point douloureux entre les sourcils lui rappelaient qu’il s’était levé en mauvaises dispositions. Et, feignant de ne pas voir les deux causeurs, il déambula à petits pas, humant l’air salin, le plus merveilleux des toniques, sous l’influence duquel son malaise se dissipa rapidement.

Le steamer avait fait du chemin depuis la veille. Plus aucune côte n’apparaissait à l’horizon. Le navire, couronné du panache de fumée sortant en flocons pressés de ses énormes cheminées, occupait le centre d’un cercle immense de mer. Un léger clapotis agitait la surface des eaux et, sur les facettes des lames courtes, le soleil pâle, pâli encore par une brume impalpable, piquait des tons d’opale.

Du spectacle se dégageait une mélancolie mystérieuse.

Dick s’était arrêté. Il promenait autour de lui un regard vague, pivotant lentement sur lui-même, faisant face successivement aux divers points cardinaux. Son cerveau, incessamment en activité, cessait de bouillonner sous l’empire de la majesté tranquille de l’océan.

Tout à coup, il sursauta. Un projectile vivant venait de se ruer sur lui, il discerna Jean Brot, haletant, les cheveux ébouriffés, un effarement sur les traits. Il ouvrait la bouche pour s’enquérir de la cause d’un pareil émoi. Le gamin le prévint.

— On a volé mam’zelle Fleuriane !

Volé ! Le détective oublia tout le reste à ce seul mot.

— Que lui a-t-on volé ?

— La boîte qu’on a apportée hier, un peu avant le départ.

— Le coffret aux corindons !

Dans les yeux de Fann s’alluma une petite lueur, mais ce fut rapide comme l’éclair. Il avait repris une physionomie indifférente quand il questionna :

— Comment cela s’est-il passé ?

— Je n’en sais rien. Je m’étais habillé. Je sors de la cabine, v’lan, je tombe dans le capitaine, dans les matelots, dans les stewards. Toutes les « rues » (on désigne ainsi les couloirs des cabines à bord des paquebots), étaient pleines de monde, mam’zelle Fleuriane s’était aperçue du vol. Elle avait appelé…

— A-t-on des soupçons ?

— Quels soupçons voulez-vous qu’on ait ? La cassette a disparu cette nuit, pendant que la demoiselle dormait. Elle ne s’explique pas comment ça s’est fait. Hier soir, quand elle est rentrée, elle est sûre que la boîte était encore là, car elle l’a prise en main et l’a replacée sur la planchette, au-dessus du lavabo mobile. Et ce matin, la boite est partie, sans que Mademoiselle ait rien entendu.

— Enfin, le coupable n’a pas laissé de traces ?

— Rien. Le capitaine va faire une enquête.

Un fugitif sourire distendit les lèvres du détective. Tout bas, il murmura :

— Et il ne trouvera rien… Mais moi, je le connais… il s’agit de fournir des preuves.

Puis, s’adressant au gamin, qui le considérait avec anxiété :

— Allons voir Mlle Fleuriane.

Tous deux gagnèrent la cabine de la jeune fille…

Comme l’avait dit le petit, les curieux emplissaient les couloirs : mais déjà le commandant du bord avait établi un service d’ordre. Des matelots, apostés, interdisaient l’approche immédiate de la cabine visitée par le voleur.

Les badauds, passagers, gens de l’équipage ou du service, se vengeaient de ne pouvoir rien voir en se livrant à des commentaires sans fin.

Dick Fann, sous son pseudo-nom de Frachay, Jean Brot, le suivant comme son ombre, furent naturellement admis à franchir le barrage des factionnaires. Ils appartenaient à la compagnie de Fleuriane Defrance, et il semblait dès lors très naturel qu’ils accourussent auprès d’elle.

La porte de la cabine était ouverte. De l’intérieur, jaillissaient des voix contenues.

Le détective regarda. Fleuriane se tenait dans la petite pièce, ayant en face d’elle le commandant, un des seconds, le commissaire du bord.

— Que vous dirais-je, messieurs ? prononçait-elle. Je n’ai aucun soupçon, aucun. Comment voulez-vous que je désigne quelqu’un ?

Elle aperçut les nouveaux venus. Son visage s’éclaira. Évidemment, elle redoutait de prononcer une parole qui pût nuire aux projets de son défenseur.

— Ah ! vous voici, Frachay ?

Le pseudo-mécanicien salua, et, pénétrant dans la cabine :

— Il paraît que les voleurs se sont exercés dans votre appartement, mademoiselle ?

— Mais oui. Cette nuit, durant mon sommeil.

— Vos bijoux ? votre argent ?

— Non, non. Ce n’est pas si grave que cela. Les coupables se sont contentés d’emporter le coffret où se trouvent les corindons communs que l’on m’a apportés hier.

Tandis qu’elle parlait, Dick promenait autour de lui un regard interrogateur. Sur une tablette, il distingua une botte de roses thé. Il s’en approcha, les sentit et, lentement :

— Vous avez de jolies fleurs, mademoiselle.

En même temps, il se tournait vers la jeune fille, l’invitant d’un regard expressif à parler. Dans cette position, il masquait l’endroit où reposait le bouquet.

— Ah ! mes fleurs… Je les avais oubliées. C’est une gracieuseté de M. Larmette, notre concurrent autour du monde. Je les ai trouvées hier soir en rentrant.

— Très aimable, en vérité, soulignèrent les officiers du bord. Les parterres sont rares à bord de nos navires.

— Aussi, je pense que ce galant monsieur s’était approvisionné à terre avant le départ. Il a dû même s’adresser à une excellente maison, car ces tulipes doubles sont merveilleuses.

— Ces tulipes doubles ?

Comme mû par un ressort, Dick Fann s’était retourné, il considérait les fleurs. D’un ton étrange, il demanda :

— Où prenez-vous des tulipes, mademoiselle ? Je ne vois ici que des roses.

— Des roses !

La Canadienne était déjà auprès de lui. À son tour, elle regardait. Puis elle eut un geste de surprise, son visage exprima le doute. Elle murmura :

— C’est vrai, ce sont des roses… C’est tout à fait curieux, j’aurais juré avoir vu des tulipes…

— Jaune pâle, striées de rouge, peut-être ? acheva son interlocuteur.

Les traits de Fleuriane dirent l’ébahissement.

— Précisément ! mais comment devinez-vous ?…

Avec un sourire tout plein de bonhomie, le faux mécanicien répliqua :

— Ah ! je ne devine pas. Seulement, hier, en venant embarquer, nous avons aperçu des tulipes, veinées de pourpre. Cet éclat m’a frappé, j’en ai rêvé cette nuit… Alors, vous comprenez, quand vous avez parlé de tulipes, j’ai fait un rapprochement.

Sa gaieté était si parfaitement jouée que les officiers se prirent à rire.

— C’est de la lecture de pensées expliquée, mise à la portée de tous, lança le commandant, approuvé aussitôt par ses subordonnés.

L’hilarité redoubla. Personne ne soupçonna que, tout en feignant de partager la gaieté générale, Dick monologuait à part lui :

— Il avait des tulipes. La preuve est que je porte dans ma poche un pétale ramassé tout à l’heure dans ma cabine, la cabine 16. Pourquoi les tulipes disparues au 2 ont-elles marqué leur passage au 16, pourquoi ? Celui qui a pénétré ici pour dérober le coffret a donc aussi fait une incursion dans mon domicile ?

Qu’est-ce que cela signifie ?

Et, avec une grimace ?

— Si c’est Larmette, il m’a vu endormi, débarrassé de mon grime, de tout ce qui me déguise… Il m’a reconnu. Je suis « brûlé », comme on dit à Scotland Yard.



CHAPITRE II

La Tache jaune


Quelques minutes plus tard, Dick, rentré dans sa cabine, appelait un des stewards du bord et se faisait apporter un verre de gin.

La chose n’était pour surprendre personne. Seulement, celui qui eût pu observer le détective eût été surpris de sa façon de consommer.

Il s’était enfermé soigneusement d’abord. Puis, de sa valise, il tira une sorte d’écrin. À l’intérieur étaient rangées deux ou trois éprouvettes graduées, des pipettes de verre, et enfin plusieurs petits flacons bouchés à l’émeri et contenant des réactifs variés.

Quelques gouttes de gin passèrent du verre dans l’une des éprouvettes, au fond de laquelle il avait laissé tomber le pétale de tulipe.

Alors, Dick se rapprocha du hublot, mira le contenu du tube de verre, c’est-à-dire qu’il le considéra par transparence, et, satisfait sans doute de son examen, il choisit l’un des flacons coiffé d’un bouchon compte-gouttes.

Avec précaution, il fit couler une gouttelette dans le récipient. L’effet fut instantané. Le liquide se troubla, une sorte de buée opaline embruma le gin transparent.

— On nous a endormis, murmura le jeune homme. Le chloroforme, soluble dans l’alcool, vient de se révéler.

Il continua pensivement :

— Les fleurs imbibées de chloroforme, des tulipes remplacées ensuite par des roses, nos hublots ouverts, afin que l’odeur de l’anesthésique s’échappât… Plus de traces… Je ne me serais douté de rien sans cette mince feuille oubliée dans ma cabine par le nocturne visiteur.

Il eut un geste rageur.

— Je ne me serais douté de rien !… Seulement, si je vois l’acte à cette heure, je ne conçois pas le but.

Une minute, il garda le silence. Son front penché, son attitude décelaient l’effort de la réflexion :

— Parbleu, reprit-il, chez miss Fleuriane, c’est clair. Le but était le vol des corindons… Mais pour moi personnellement, quelle nécessité de m’endormir ?… La crainte de me voir troubler leurs opérations ? Non, ce n’est pas cela… Larmette est trop intelligent… Il devait comprendre que je serais sans défiance jusqu’au dernier jour de la traversée… ; car, il n’y a pas à dire, en opérant au départ il a compliqué sa situation. Il me donne cinq fois vingt-quatre heures pour découvrir la nouvelle cachette des gemmes…

Mais le détective amateur secoua la tête :

— Non, il ne me les donne pas. Cet homme est très fort. Il a opéré avec le maximum de chances de n’être pas surpris. S’il a agi ainsi, c’est qu’il a ou croit avoir une cachette sûre, introuvable. Le tout est de savoir s’il ne s’est pas trompé.

Les recherches faites à bord se chargèrent de répondre à la question. Cabines, machinerie, salons, cales, furent fouillés en vain. Les automobiles mêmes, sur une remarque du pseudo-Frachay, soucieux de ne pouvoir être soupçonné, furent visitées dans la cale. Rien n’apparut qui mit sur la trace des voleurs. La caissette de corindons semblait s’être volatilisée, réduite en vapeurs. Et le commissaire du bord en arriva à supposer :

— N’aurait-on pas jeté la chose à la mer ?

Larmette et ses compagnons, l’ingénieur chilien Botera ainsi que Davisse semblaient unir leurs efforts pour aider l’enquête. Des premiers, ils avaient ouvert leurs cabines, leurs bagages aux investigations. Avec une inlassable amabilité, ils avaient démonté les divers compartiments de leur voiture automobile. À chaque instant, ils exprimaient une idée nouvelle.

— Avez-vous fouillé telle partie du navire ? tel coin ?

On eût cru que la prise des voleurs les intéressait plus que tout le monde. Et cette ardeur même troublait Dick Fann. À part lui, le jeune homme en arrivait peu à peu à se dire :

— On ne trouvera rien.

Au soir, aucun recoin du paquebot n’avait échappé aux perquisitions. Commissaire, officiers, passagers, matelots donnaient, selon l’expression populaire, leur langue aux chiens.

Après le dîner, Fleuriane, Dick Fann et Jean Brot se retrouvèrent sur le pont. Mme Patorne, elle, s’était éloignée discrètement ; mais, en cherchant bien, on eût aperçu à peu de distance son anguleuse silhouette accoudée au bastingage auprès de celle du joaillier Larmette. La laide continuait son flirt.

En tout état de cause, sa folie douce permettait aux jeunes gens de causer en liberté.

— Eh bien ? interrogea Fleuriane.

— Ce Larmette est très fort, riposta Dick Fann.

— Quoi ! vous vous découragez.

— Je n’ai pas dit cela, mademoiselle. Au contraire, mon adversaire m’intéresse beaucoup. Il y a plaisir à se mesurer avec un coquin de cette envergure.

Il y eut un silence. La jolie Canadienne fut la première à le rompre :

— Avez-vous quelque idée de la cachette choisie ?

— Aucune.

— Mais alors ?…

Dick coupa la phrase commencée, phrase de doute qui allait être exprimée.

— Souvenez-vous de ce que je vous disais hier. Le difficile n’est pas de prendre, mais de garder.

— Eh bien ?

— C’est au moment de débarquer qu’ils se trahiront… Il faudra remporter les corindons… Jean et moi nous veillerons.

La traversée devait se continuer sans qu’aucun fait nouveau se produisit.

Toujours aimable, Larmette offrait chaque jour des fleurs à ses compagnes de voyage.

Au départ du Havre, il avait dévalisé le magasin d’un fleuriste, et sa moisson odorante, enfermée dans une caisse, qu’un arrosage savant rafraîchissait chaque matin, lui permettait de continuer ses gracieux envois.

L’ingénieur Botera travaillait au salon, coupant son labeur de courtes promenades. Le mathématicien apparaissait en lui, et durant ces brèves absences, il laissait négligemment sur la table les feuilles de papier où ses calculs algébriques s’alignaient en rangs serrés.

Larmette, lui, lisait, ou s’empressait autour de Mme Patorne, que ces attentions rendaient positivement folle. La dame de compagnie arborait maintenant des parures inédites, combinaisons de couleurs hurlant de se trouver côte à côte.

À l’infirmerie, elle avait découvert du henné et, munie de ce produit tinctorial, elle avait transformé sa chevelure, que des fils blancs striaient, en une tignasse d’un rouge inédit, criard, aveuglant. Ce qui avait fait dire à Jean Brot, avec le pittoresque d’expression du vrai Parisien :

Mme Patorne fait le ravalement de sa façade.

Mais la vieille dame n’avait point entendu l’ironique appréciation du gamin. Elle n’avait d’oreilles, et quelles oreilles, grands dieux ! que pour la voix de Larmette, devenue à son cœur la plus douce des musiques.

Et le joaillier saluait chacune de ses transformations de coloris par des exclamations admiratives.

Trois jours, puis quatre de traversée s’écoulèrent ainsi.

Le soir de la dernière journée, Jean Brot avait regagné sa cabine vers dix heures. Il en était onze lorsque Dick Fann vint le joindre.

Il trouva le gamin assis dans un coin, l’air préoccupé, considérant l’un de ses pieds nus avec une inquiétude manifeste. Si absorbé était Jean, qu’il n’entendit pas son compagnon entrer dans la cabine.

— Qu’y a-t-il donc ? fit ce dernier, quelque peu surpris de l’étrange attitude du petit.

L’interpellé tressaillit. Il leva les yeux vers le détective.

— Il y a quelque chose, bien sûr ; mais vous dire quoi, je n’en suis pas capable. Tenez, tout à l’heure j’arrive. Je me déchausse pour me coucher. Je me plante là, au milieu de la cabine, en face de la petite glace ovale du lavabo.

— Après ? Je ne vois rien là qui ait pu t’émouvoir à ce point.

— Attendez. Voilà que je sens une douleur à la plante de ma patte gauche comme si l’on m’avait piqué avec une aiguille… D’abord, ce n’était pas très fort ; puis cela augmentait de minute en minute… Alors je saute en arrière, je tombe assis sur votre couchette… Excusez, je ne l’ai pas fait exprès. Machinalement, je regarde mon pied, car il me cuit toujours, et…

— Et ?… répéta avec une nuance d’impatience Dick, voyant que le gamin s’arrêtait

— Et voilà.

Jean avait avancé son pied gauche. Sous la plante, à l’endroit que le petit désignait du doigt, Dick discerna une sorte de disque rougeâtre. En ce point, la peau tendue, brillante, semblait avoir été désorganisée par le contact d’un objet de température élevée.

— Mais tu es brûlé ! s’exclama le détective.

— Brûlé… et avec quoi ? Vous pensez bien que je ne m’amuse pas à me frotter des allumettes à cet endroit-là.

— Cependant, ceci est une brûlure.

Dans un geste de désespoir comique, Jean Brot leva les bras au ciel.

— Et moi qui pensais que vous m’expliqueriez…

— Comment t’expliquer ?…

— Bien sûr… Comme chaque soir, je tourne un peu avant de me couler dans les draps. Il n’y a pas de danger, ou du moins je croyais qu’il n’y en avait pas, à marcher nu-pieds sur le tapis moelleux qui recouvre le plancher. Bon, première surprise, il me semble que le tapis me pique comme un hérisson, et je ne découvre pas de trace de pointe. C’était déjà fort. Mais paraît que c’est encore plus raide que cela. Vous dites que le tapis m’a brûlé… Alors, vrai, ça ne me va plus, car enfin, les tapis, ça ne brûle pas les orteils, en général.

Le petit homme eût pu parler longtemps ainsi.

Dick Fann était loin de songer à lui répondre. Son esprit actif travaillait, cherchant à percer le nouveau mystère qu’il pressentait.

Oui, un point rouge sur le pied d’un enfant venait tout à coup de faire naître, dans le cerveau du détective amateur, une hypothèse étrange, grosse de conséquences… Dick se demandait si la brûlure de son jeune compagnon n’avait pas été causée par des effluves de radium.

De radium ! La supposition compliquait encore la situation. Des hommes de moindre intuition l’eussent repoussée sans hésiter comme invraisemblable.

Et cependant elle s’imposait tyranniquement à la pensée de Dick.

Brûlure de radium, avait-il dit. Pourquoi ? Parce que son raisonnement, incessamment tendu vers Larmette, ne pouvait plus séparer de cet homme les idées de corindons et de radium.

Soudain, tout l’être de Dick Fann fut agité comme par une commotion électrique. Le plancher de la cabine était recouvert d’un épais tapis feutré, de couleur cachou.

Or, à l’endroit que désignait tout à l’heure Jean Brot, le détective avait eu l’impression qu’une tache minuscule claire se dessinait.

Il l’indiqua de l’index à son compagnon. Celui-ci haussa les épaules.

— Bon, fit-il, dans ces niches où l’on a à peine la place de remuer, rien d’étonnant à ce que l’on fasse des maladresses. Cette tache-là ne doit pas être la seule.

L’Anglais s’était agenouillé sur le tapis et avait recouvert le petit cercle jaunâtre de la paume de sa main.

— Qu’est-ce que vous faites donc ? questionna le gamin très intrigué par la manœuvre.

— Chut !

Ce fut là la seule réponse de son interlocuteur. Mais elle fut lancée de façon si autoritaire qu’en dépit de son audace de Parisien, Brot resta coi.

Seulement si ses lèvres n’exprimaient pas les interrogations qui se pressaient sous son crâne, ses regards les traduisaient avec une incomparable éloquence. Ils ne quittaient plus le gentleman.

Dick Fann s’était immobilisé. Il était là sans mouvement, les paupières mi-closes, donnant l’impression d’un chasseur à l’affût.

Et, brusquement, un sourire passa sur les traits du détective.

Par effet réflexe, le visage de son compagnon s’illumina.

— Vous avez découvert quelque chose ?

Cette fois, Dick Fann répliqua :

— Oui. Et maintenant je sais pourquoi j’ai trouvé un pétale de tulipe dans cette cabine.

Puis, sans paraître remarquer l’air hébété avec lequel son interlocuteur accueillait ces paroles inintelligibles pour son intellect, Dick continua :

— Très fort ! La cachette rêvée !… Moi-même je n’eusse point cherché là… Et au pis aller eut-on découvert le pot aux roses que Larmette demeurait à l’abri du soupçon. Très fort !…

Toujours à genoux, le jeune homme avait redressé son buste.

— Ah ! petit Jean, fit-il d’un ton de bonne humeur, ne te plains plus de ton accident ; tu as subi la plus heureuse brûlure qui te pût advenir.

Et, tendant vers son compagnon, la main qui tout à l’heure cachait la tache jaunâtre du tapis cachou :

— Regarde.

— Votre main ? bégaya l’enfant de plus en plus interloqué.

— Oui, ma main ; au-dessous de l’index, ne vois-tu rien ?

Jean considéra avec attention le point désigné.

— Vous… vous êtes brûlé aussi…, moins fort que moi, par exemple.

En effet, au bas de l’index du détective une marque rose, circulaire, du diamètre d’un pois, se dessinait nettement.

— Justement, je suis brûlé.

— Par quoi ?

— Par le tapis, comme toi.

— Par le tapis ?

— Ou plutôt par ce qui est dessous.

Du coup, Jean se prit à rire, en se frottant les mains :

— Ça a l’apparence d’une charade.

— Tu dis plus vrai que tu ne penses, mon enfant. Une recherche policière est toujours un rébus qu’il importe de déchiffrer.

Tout en parlant Dick Fann se relevait. Il allait à sa valide, l’ouvrait, en extrayait une pince, un petit marteau, puis, s’accroupissant de nouveau, il commençait à déclouer le tapis cachou.

— Je vais soulever le tapis.

— Pour ?

— Pour voir ce qu’il recouvre. Il n’existe pas de meilleur moyen, tu sais.

La tapisserie cédait. Dick la replia lentement sur elle-même, découvrant ainsi les lamelles de sapin rouge qui formaient le plancher. Au centre apparut une sorte de rectangle limité par une ligne bien tranchée.

Le détective rit silencieusement, et désignant ce parallélogramme :

— Vois, on a scié le plancher. Des vis ont fixé le panneau libre.

— Une cachette ! murmura l’enfant.

Maintenant, l’Anglais, maniant avec dextérité un mignon tournevis, faisait sortir de leurs alvéoles les spires d’acier immobilisant la plaquette mobile du plancher. Celle-ci soulevée à son tour, une cavité apparut, presque remplie par un objet que les deux explorateurs reconnurent aussitôt.

— Le coffret !

Oui, c’était le coffret de Fleuriane, le coffret aux corindons que l’on avait vainement cherché par tout le navire.

— Seulement, reprit le gamin entre haut et bas, cela ne me dit pas pourquoi ça brûle.

Dans un chuchotement, son interlocuteur prononça :

— Les voleurs ne veulent pas perdre de temps.

— Je ne devine pas davantage.

— Au moyen du four électrique, ils ont donné aux gemmes l’apparence de pierres sans valeur.

— Oui, je me souviens.

— Eh bien ! à présent, ils sont en train de rendre aux joyaux leur aspect primitif.

— La boite est fermée. À quoi distinguez-vous ?

— Je sais que, sous l’action du radium, tout corindon vulgaire devient une pierre précieuse.

— Le radium, à présent !

— Eh oui, le radium, dont les effluves traversant coffret plancher, tapis, ont impressionné désagréablement ton pied d’abord, ma main ensuite.

Et, avec une douce ironie, le détective ajouta :

— Un complice dangereux, ce radium… Il se trahit et trahit son maître.

Il avait retiré la cassette de sa cachette. La clef minuscule était demeurée dans la petite serrure d’acier nickelé.

Le couvercle soulevé, les deux chercheurs plongèrent à l’intérieur des regards avides. Les corindons étaient bien là : mais déjà presque transformés en saphirs, émeraudes, rubis, béryls, topazes, entre-croisant leurs feux multicolores. Tranquillement, Dick Fann les écarta, mettant à découvert un tube de verre de deux millimètres de diamètre dans lequel se distinguait un granule imperceptible.

— Tiens, Jean, voici le transformateur.

— Ce petit grain ?…

— De radium, mon ami.

— C’est cette poussière qui nous a rissolé la peau ?

— Et qui, durant deux mille ans, conserverait la propriété de transformer en magnifiques bijoux des cailloux sans aucun prix.

Le Parisien ne disait plus rien. La bouche bée, les yeux écarquillés, tout en lui décelait une surprise voisine de l’ahurissement.

Le grand mystère scientifique l’étreignait. Il avait, cet enfant de Paris, l’éblouissement de ce qui fut le rêve de l’alchimie moyenâgeuse.

La « pierre philosophale » opérait là, sous ses yeux. Et cette pierre, destinée à transformer la parure et la richesse du monde, lui apparaissait menue, presque impalpable.

Pourtant, dans un soupir, il bégaya :

— Enfin, nous les tenons, nos voleurs…

Il s’arrêta. Son interlocuteur secouait la tête.

— Pas encore, Jean. Quelle preuve déduiras-tu contre Larmette de la présence de ce coffret dans notre cabine ?

Et le visage du gamin se rembrunissant, il s’empressa d’ajouter :

— Seulement, nous les prendrons, maintenant que, sans qu’ils s’en doutent, nous avons lu dans leur jeu. À New-York, il faudra qu’ils s’emparent du coffret

— Ah ! oui… Leur acte même les condamnera.

— Je l’espère.

Jean sursauta à cette réponse.

— Comment ! vous n’êtes pas sûr ?

— On ne l’est jamais… Et puis une chose m’inquiète. Les gemmes paient, à l’entrée du territoire des États-Unis, des droits de douane exorbitants. Larmette aurait eu tout avantage à laisser aux corindons leur aspect de pierres communes. Il a compliqué la situation. Pourquoi ?… À moins qu’il n’ait un moyen de les faire entrer en fraude…

Mais, secouant la tête :

— Bah ! nous le verrons bien. En attendant, pas un mot de notre découverte, et veillons.

Dix minutes plus tard, cassette, plancher, étaient de nouveau cachés par le tapis remis en place. D’un air indifférent, Dick Fann remontait sur le pont, où il rencontrait Fleuriane, absorbée par la lecture d’un volume.

— À New-York, vous vous munirez d’un nouveau wattman, mademoiselle.

La jeune fille sursauta.

— Pourquoi ? Voulez-vous me quitter ?

Il y avait dans ces simples paroles une émotion si sincère que le détective amateur demeura un instant sans répondre.

— Non, fit-il enfin, mais pour veiller sur vous, j’ai besoin de disparaître.

— Qu’est-il donc arrivé ?

Elle avait joint les mains. Tout son être exprimait l’émoi. Il la rassura d’un sourire.

— Ne m’interrogez pas, je vous en prie. Par le sans-fil, faites retenir un appartement au Central-Hôtel, je vous enverrai un wattman de mon choix, et vous ne partirez que sur avis de moi.

Puis, avec une ferveur singulière :

— Ne craignez rien, je vous en conjure. Pas une minute je ne vous perdrai de vue… je vous rejoindrai à San-Francisco, peut-être avant… Mais je serai toujours autour de vous.

Il quitta brusquement la jolie Canadienne, bouleversée par cet étrange entretien, puis il rejoignit Jean Brot avec lequel il parla longuement à voix basse. Quelle mission confiait-il au gamin ?

Impossible de le savoir. Mais si la mission était active, le hasard se déclara contre lui, car, le soir même, le petit Parisien, en descendant les escaliers de la passerelle, tomba si malheureusement qu’il lui devint impossible de marcher, bien qu’il ne portât aucune blessure apparente.

Le médecin du bord bougonna vaguement ce diagnostic de fortune :

— Lésion interne.

Et prescrivit le repos absolu.

Jean fut transporté dans la cabine 16. Dick Fann lui céda la couchette du bas, et l’enfant, une fois bien bordé, parut s’endormir. Seulement, quand ses porteurs furent partis, qu’il se trouva seul dans l’étroite chambre, il fut secoué par une hilarité inexplicable, et se cacha sous les couvertures, afin que les éclats convulsifs de cette gaieté subite ne pussent parvenir au dehors.




CHAPITRE III

L’Imprévu


— New-York !

— Attention, Jean ! Ne bouge pas de la cabine, jusqu’à ce que je revienne te chercher. Tu ne peux marcher, donc…

— Entendu, patron.

Ces paroles furent susurrées à l’instant où le paquebot venait ranger les quais du débarcadère.

Dick Fann remonta sur le pont. Les passagers s’y pressaient, affairés, bruyants, avides de poser le pied sur la terre ferme. En face d’eux, se bousculant sur le quai, douaniers, commissionnaires, cochers, aboyeurs d’hôtel, gesticulaient, hurlaient, s’efforçaient d’attirer l’attention des clients.

Et en arrière, les hautes maisons de commerce à dix-huit, vingt étages, les égratigneuses de ciel (skyscrapers) comme les dénomment les Américains, dressaient leurs masses lourdes et disgracieuses, disant la préoccupation, exclusive des affaires, d’où tout idéal est exclu.

L’idéal, à New-York, finit à l’îlot Bedloë, support granitique de la colossale statue-phare de la Liberté, œuvre de Bartholdi, don de la Gaule au rêve d’azur à sa sœur transatlantique, laquelle s’intitule avec un triste orgueil Golden people (Peuple de l’or).

Adroitement, Dick se glissa parmi les groupes et réussit à arriver auprès de Fleuriane qui, flanquée de Mme Patorne, attendait patiemment le moment de débarquer.

D’un coup d’œil rapide, le jeune homme s’assura que la dame de compagnie, toute au rêve grotesque qui chantait maintenant en elle, ne prêtait aucune attention à ce qui se passait autour de sa romanesque et anguleuse personne.

À trente pas, Larmette, Davisse et l’ingénieur Botera lui apparurent prêts à s’élancer sur la passerelle que les matelots jetaient à ce moment entre le steamer et le quai.

Et certain de ne pas être épié, il murmura à l’oreille de la jeune fille :

— Je demande votre pardon de vous prier de procéder aux formalités de douane pour votre automobile.

Elle l’interrogea du regard.

— Important pour moi d’avoir les mouvements libres… Attendez nouvelles au Central-Hôtel… Vous enverrai wattman nécessaire.

Fleuriane voulut parler encore. Il s’était éloigné déjà.

Et puis un tintamare de cuivres éclata soudain, couvrant tous les bruits. Un orphéon colossal, composé de plus de trois cents exécutants, attaquait la Marseillaise. Une colonne compacte d’hommes précédés par des hautes affiches les suivaient.

Sur les affiches, on lisait en caractères énormes :

xxxxxxxxxxxxxxxxxxxx RAID — NEW-YORK — PARIS
WELCOME !
WELCOME !
WELCOME !

C’était l’association des clubs automobiles de l’Union qui venait recevoir au débarqué les champions de la course géante organisée par le journal français. Le capitaine du steamer accourut auprès de Fleuriane. Bon gré, mal gré, elle dut prendre son bras, traverser la passerelle, et suivie par les divers concurrents de l’épreuve sportive, se laisser entraîner à l’Automobile Palace, où les sportsmen américains avaient dressé un lunch monstre, exorbitant comme tout ce qui naît dans les cerveaux américains.

Quatre mille gentlemen et ladies toastèrent, applaudirent, rugirent les hip ! hip ! hourrah ! de l’enthousiasme.

Et seulement vers six heures du soir, Fleuriane, brisée, assourdie, se retrouva dans l’appartement du Central-Hôtel que, suivant les instructions de Dick Fann, elle avait retenu la veille par sans-fil.

Renvoyant Patorne, absolument affolée par la gloire (ainsi prononçait-elle) de son fiancé Larmette et rendue par ce sentiment bavarde ainsi qu’une perruche, la jeune fille se laissa tomber dans un fauteuil et se prit à rêver.

Soudain, on frappa à la porte. Comme au sortir d’un songe, elle murmura :

— Entrez !

Sur le seuil parurent deux hommes chargés d’une civière, sur laquelle se prélassait Jean Brot. Un garçon de l’hôtel les accompagnait

— Quelle chambre de l’appartement est réservée au boy ? demanda celui-ci.

Fleuriane donna l’indication demandée.

Quelques instants s’écoulèrent, puis les porteurs et le serviteur regagnèrent la sortie sans saluer, avec ce mépris de la politesse affecté par les populations d’Amérique du Nord.

La Canadienne ne bougea pas. Elle avait hâte d’être seule et de se replonger dans ses réflexions. Mais il était écrit que ce plaisir ne lui serait pas permis. Le silence à peine rétabli, un pas léger glissa sur le tapis.

— Qu’est-ce encore ?

C’est Jean Brot, parfaitement ingambe, qui a quitté sa chambre et qui, le sourire aux lèvres, lui présente une enveloppe. Elle y jette les yeux.

« À Miss Fleuriane Defrance. »

Son cœur se met à battre avec violence.

— C’est de sir Dick, balbutie-t-elle, tandis qu’une rougeur ardente envahit son visage.

Elle demande encore :

— Vous l’avez vu ?

— Non, répond le gamin, un ordre écrit m’est arrivé, il y a une heure, à bord de la Touraine. J’ai obéi. Je ne sais rien de plus.

Fleuriane ouvre la lettre. Sa main tremble en déchirant l’enveloppe. Un étonnement intense fige ses traits. La missive est ainsi conçue :

« Ne vous inquiétez pas en apprenant que, sur démarches de Larmette, je suis chargé d’une enquête par la police new-yorkaise. Je ne considère comme importante que celle qui a pour but de vous protéger.

« Ce soir même, Natson, wattman, se présentera de ma part.

« Acceptez-le de suite… Il vous demandera à quand le départ. Vous lui répondrez : Demain, après le débarquement de l’automobile et les formalités de douane accomplies.

« N’ayez en lui aucune confiance amicale. C’est un homme de Larmette. Il importe de rendre à celui-ci la sécurité.

« N’ayez aucune crainte de rencontrer M. Defrance, votre père. J’ai assuré sa non-présence sur votre route.

« Vous me reverrez à San-Francisco. Mais soyez assurée que, pendant le parcours, mes yeux seront sans cesse sur vous.

« Considérez, je prie, Jean Brot comme mon représentant. Nous vaincrons, je le veux. Détruisez ce papier aussitôt après l’avoir lu.

« Vôtre vraiment,
« Dick Fann. »

Les lignes dansaient devant ses regards qu’embuait un brouillard humide. Le luxe de précautions du détective, ses phrases précises mais n’expliquant rien, lui donnaient la sensation aiguë d’un danger formidable qu’il prétendait combattre seul.

Une reconnaissance éperdue grandissait en elle. Il avait tout prévu pour la rassurer, même de rendre impossible une rencontre avec son père.

La voix du gamin la rappela à elle-même :

— Mademoiselle !

Elle regarda, vit le petit debout à côté de son fauteuil. La main de l’enfant désignait la lettre que Fleuriane tenait toujours entre ses doigts.

— Détruire ?

Elle fit oui de la tête, incapable de prononcer une parole.

Et Jean frotta une allumette. La jeune fille approcha le papier de la flamme dansante. Il y eut un grésillement, une langue de feu monta ; la missive noircit, se recroquevilla, laissant seulement sur le marbre de la cheminée une boulette charbonneuse que le souffle du petit Parisien dispersa en impalpables fragments dans la cheminée.

Et deux larmes brûlantes roulèrent sur les joues de Fleuriane. Pourquoi ces pleurs ? Elle n’eût su les expliquer. Pourtant, son cœur était triste, triste à mourir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dick Fann avait voulu qu’au moins durant la traversée du continent américain, la voyageuse n’eût à redouter que les éléments et les fatigues de la route. Profitant de l’ovation inattendue des cercles automobiles de New-York, ovation qui, emprisonnant ses adversaires, lui laissait ses coudées franches, il s’était prestement perdu dans la foule des oisifs, des badauds, des curieux, accourus au bruit.

Il marchait vite, l’œil aux aguets, mais son regard inquisiteur ne rencontra aucune figure qui pût donner prise au soupçon.

Gentlemen, ouvriers, ladies, enfants, tous ne manifestaient qu’une pensée, tous proféraient un seul cri :

— Hip ! Hip ! Hurrah !

Et cependant, au bout de cent pas, Dick s’arrêta net. Toutes les fenêtres des hôtels alignés le long du quai des débarcadères étaient garnies de spectateurs.

Or, au second étage d’un immeuble, portant en lettres d’or cette enseigne flamboyante :

SPORT’S PALACE


il venait de découvrir un personnage dont l’aspect l’avait pétrifié.

— Ah ! murmura-t-il, s’ils font le jeu de Larmette, à présent !

La phrase indiquait que l’inconnu ne lui apparaissait pas comme ennemi. Il reprit à mi-voix :

— C’est lui, il n’y a pas de doute. Je ne l’ai jamais vu, mais je le reconnais certainement.

Que signifiait cette exclamation, à tout le moins bizarre ?

Cependant, le jeune homme devait se sentir une certitude bien absolue, car au lieu de continuer sa route vers l’office de la compagnie transatlantique dont le pavillon flottait à peu de distance, il se dirigea vers le Sport’s Palace.

Dans ces vastes caravansérails que sont les hôtels américains, on entre, on sort, sans que personne se préoccupe de vos mouvements.

Nul ne s’enquit donc de ce qu’il désirait. Il se jeta dans le lift (ascenseur), s’enleva au second étage, puis se mit à compter les portes du couloir.

À la sixième, il s’arrêta. La clef pointait sur la serrure. Le détective eut un geste satisfait. Et, doucement, sans bruit, il la fit tourner.

La porte s’ouvrit. Dick passa la tête par l’entrebâillement.

La pièce ne contenait qu’un seul habitant, lequel, penché à la croisée ouverte où s’engouffrait le brouhaha de la manifestation populaire, n’avait évidemment rien entendu et ne soupçonnait pas l’envahissement de son domicile.

C’était le personnage qui, d’en bas, avait attiré l’attention de Dick Fann.

Avec une dextérité remarquable, ce dernier retira la clef, se coula dans la chambre, referma la porte, poussa un verrou, puis, s’approchant du curieux toujours absorbé par le spectacle du dehors, il lui toucha légèrement l’épaule.

L’homme se retourna avec une exclamation de surprise.

C’était un gentleman correct, portant une cinquantaine d’années ; le visage, complètement rasé a la mode américaine, apparaissait intelligent et bon.

— Monsieur, commença-t-il.

Dick Fann interrompit le visiteur, se présentant :

— Dick Fann, détective amateur, qui s’est promis de protéger miss Fleuriane et son père contre des bandits terriblement adroits.

Son interlocuteur avait eu un mouvement de recul, mais se maîtrisant aussitôt :

— Je ne vous en demande pas moins pourquoi vous vous introduisez ainsi chez moi, car vos rapports avec les personnes dont vous parlez et que je ne connais pas d’ailleurs…

Il s’arrêta au milieu de la phrase.

Flegmatiquement, Dick avait pris une chaise et s’asseyait.

— Ah çà ! Vous ne me comprenez donc pas ? grommela le gentleman.

L’Anglais l’apaisa du geste.

— Monsieur Defrance, reprit-il, vous avez reçu un câblogramme de miss Fleuriane vous indiquant le péril qu’il y aurait pour vous à la rencontrer en public.

— Pourquoi m’appelez-vous de ce nom ? balbutia l’homme, essayant encore de lutter contre celui qui entrait ainsi dans sa vie.

— Parce que tel est votre nom… Ne niez pas. Mlle votre fille vous ressemble étonnamment ; du premier coup d’œil, je vous ai reconnu. Votre présence ici, à visage découvert, est une imprudence. Et comme je joue ma vie pour protéger la vôtre, je viens vous prier de renoncer à de pareils procédés.

Cette fois, le trusteur des corindons vulgaires garda le silence.

Ses yeux, de ce bleu étrange, scintillant sous les paupières de Fleuriane, se fixaient sur Dick, avec une expression d’indécision. Mais celui-ci continua :

— Pour la première fois de ma vie, je me rencontre avec un adversaire digne de moi. Pour la première fois, je n’ai pas la certitude du succès… Cependant je ne veux pas que miss Fleuriane…

Il se reprit vivement :

— Que vous-même succombiez… Or, si vous êtes vu, reconnu, la partie est perdue… et l’enjeu est trois existences humaines.

— Trois, répéta M. Defrance cédant à l’entraînement, trois. Je n’en compte que deux : la mienne, celle de ma pauvre enfant.

— Et la mienne, acheva doucement Dick. Je ne survivrai pas à…

Il allait dire : à Fleuriane, cela montait si naturellement de son cœur à ses lèvres !  Mais il se domina, et, au prix d’un héroïque effort, il termina :

— Je ne survivrais pas à un échec.

M. Defrance le regarda un instant avant de répliquer. Sur les lèvres du père de Fleuriane, passa un sympathique sourire. Puis, lentement :

— Bien… Vous avez peut-être raison, monsieur Dick Fann. Votre nom avait, traversé l’Atlantique avant vous. J’ai confiance. Que dois-je faire ?

— Disparaître, vous terrer, jusqu’à ce que j’aie fait arrêter Larmette et Cie, les misérables qui menacent et vous et…

— Ma fille… vous me conseillez donc de l’abandonner ?…

— Tant que les criminels ignoreront votre retraite, elle n’aura rien à craindre. D’ailleurs, je vous le jure, je serai toujours entre le danger et elle.

Il y eut un silence. Brusquement, M. Defrance reprit :

— Monsieur Dick Fann, je consens à ne pas approcher ma Fleuriane, à ne pas la tenir sur mon cœur, mais j’y mets une condition sine qua non.

— Parlez.

— Dans l’inaction, je mourrais d’inquiétude : il faut que j’agisse, et maintenant je ne saurais agir que dans un seul but : la défendre.

— Quoi ! vous voudriez ?…

— Être à la peine avec vous… sous vos ordres… J’obéirai comme un soldat. Et si quelque jour, désespéré, vous veniez me dire : « Tout est perdu !… » ce jour-là, vous me relèveriez de ma promesse d’obéissance, pour que je puisse mourir avec l’enfant qui fut ma joie.

Les traits de Dick reflétaient une émotion intense. Sans une parole, sa main se tendit vers son interlocuteur, qui la saisit dans les siennes.

Durant une minute, ils demeurèrent ainsi.

Le père et le détective venaient de sceller le pacte de dévouement.

Enfin, le jeune homme dompta l’émotion dont toute sa personne frissonnait, et d’une voix mal assurée, il murmura :

— Il est des choses que l’on ne refuse pas à un père. Qu’il soit fait selon votre volonté. Seulement, mon compagnon de… travail ne doit rappeler en rien le trop connu M. Defrance. Voulez-vous me permettre de faire le nécessaire ?

— Faites, répondit simplement le père de Fleuriane.

L’Anglais le fit asseoir et ramassant sa valise qu’il avait posée à terre en entrant, il l’ouvrit et se mit en devoir de métamorphoser son futur compagnon.

Une demi-heure plus tard, Dick quittait l’hôtel en compagnie d’un mulâtre au teint basané, chargé lui-même d’un sac de voyage, mulâtre dans lequel Larmette lui-même n’aurait point reconnu M. Defrance, grimé merveilleusement par son nouvel ami.

Au dehors, ils se séparèrent. M. Defrance se dirigea vers l’embarcadère des ferry-boats (bacs) reliant l’Hudson-River à l’East-River, tandis que Dick Fann gagnait l’office des transatlantiques.

Une boutique blanche ornée de filets bleus. À l’intérieur, une sorte de comptoir, isolant les employés du public, et surmonté d’un grillage percé de guichets dont les inscriptions annonçaient la destination.

Sans hésitation, le jeune homme s’approcha du guichet affecté aux « Passages ». Au scribe embusqué en arrière, il dit :

— Je désire retenir une cabine sur la Touraine

— Oh ! rien de plus facile. Elle ne partira pas avant une semaine. Vous auriez avantage à prendre la Savoie, qui quittera New-York demain.

— Non, je préfère la Touraine. Je retiens la cabine no 16. J’y ferai porter mes bagages dès ce soir.

L’agent avait attiré devant lui un gros registre et le feuilletait…

— Ah ! fit-il soudain, la cabine 16 est déjà louée.

En dépit de son flegme, Dick Fann sursauta à l’audition de ces paroles.

— Louée ?

— Oui, mais il en reste d’autres…

— C’est la 16 que je suis chargé de retenir, expliqua aussitôt le détective qui avait repris son sang-froid… ; mon client est fort superstitieux, et je crois qu’il attache une importance capitale au nombre indiqué.

L’employé daigna sourire, en esprit fort, ayant cependant une certaine déférence pour les superstitions des passagers de première classe.

Dick riposta par un sourire d’intelligence, et baissant la voix :

— Puis-je vous demander à quel nom est portée la cabine ?

— Ce n’est pas l’usage…

— Je le sais bien. Mais mon client et le vôtre pourraient s’entendre, peut-être.

All right ! Je comprends votre pensée. Et comme, après tout, le premier désir de la compagnie est de satisfaire le plus grand nombre de voyageurs possible… je vous mets le registre sous les yeux.

Et poussant l’énorme in-folio devant Dick, l’agent lui permit de lire :

« Cabine 16. M. Davisse. Supplément vingt-cinq pour cent pour occupation durant l’escale à New-York. Ticket et supplément payés… »

Davisse ! le nom du compagnon de Larmette ! Ce fut un trait de lumière.

Voilà donc pourquoi les voleurs avaient soumis les corindons à l’action du radium ! Les pierres précieuses ne devaient pas bouger de leur cachette.

Davisse allait retourner en France avec le précieux colis, qu’il semblerait rapporter d’Amérique. Ainsi le pseudo-cambriolage, le voyage et le reste, tout cela ne coûterait rien aux habiles escrocs.

Bien plus, de l’ensemble des opérations ressortirait un bénéfice appréciable. Les cent cinquante corindons communs, devenus pierres de prix, de par la magie du radium, seraient vendus comme gemmes authentiques.

Toutefois, le jeune homme cacha ses impressions. Il salua l’employé, sortit. Mais ce fut pour courir au bureau du télégraphe le plus proche.

Là, il expédia la dépêche suivante :

« Davisse, cabine 16, Touraine. L’attendre arrivée au Havre. Corindons sur lui ou sous plancher cabine. Sitôt opération faite, télégraphier mandat San-Francisco, bureau restant, initiales D. F. 303. Merci, respect. »

L’adresse ne semblait pas d’ordre policier. Elle portait :

A.-N. Dumas, armateur,
144, rue Eyriès, Le Havre.

Cet écrit expédié, Dick repartit. Il se frottait les mains, monologuant, tout en arpentant le terrain :

— Davisse pris, Larmette est découvert. Davisse, du reste, parlera ; je m’en rapporte à Dumas… Allons, quinze jours de patience, et miss Fleuriane sera hors de danger.

Quand quatre heures sonnèrent, il avait assuré le transfert de Jean Brot au Central-Hôtel et avait, au nom de Mlle Defrance, engagé comme wattman, le nommé Natson, qu’il était allé chercher dans l’une des rues de New-Jersey.

Ces divers soins pris, Dick Fann s’enfonça dans le dédale de ruelles avoisinant Hudson-River. Dans une maison, il disparut durant une demi-heure environ. Il en ressortit, débarrassé de son grime, ayant repris son apparence naturelle.

Pourquoi cela ? Par raisonnement. Certain d’avoir été reconnu par Larmette, il lui apparaissait bon, afin de rassurer quelque peu son adversaire, de se montrer au grand jour.

Donner confiance à un ennemi, n’est-ce point l’un des plus sûrs moyens de le conduire à sa perte ?

Et pénétré de ce raisonnement, Dick regagna, à l’allure molle d’un flâneur, les constructions de l’Automobile-Palace où se tenait le banquet triomphal des automobilistes.

Dans la foule en délire, il se glissa, se faufila, employant tout à tour l’éloquence des coudes et des phrases polies. Ainsi il parvint aux premiers rangs. Il tenait à être aperçu par Larmette. Ses traits, popularisés par les revues illustrées mondiales, ne sauraient passer inaperçus. En dépit des préoccupations du moment, plusieurs agents de police, mêlés à la foule, s’étaient déjà désignés entre eux le nouveau venu.

Il ne sembla point les apercevoir, bien qu’il eût remarqué leurs gestes, leurs regards, et qu’il en eût ressenti une joie profonde. Signalée par les agents, sa présence serait, dès le soir même, annoncée par les grands quotidiens. Larmette ne l’ignorerait donc pas.



TROISIÈME ÉPISODE

LES QUATRE MANTEAUX GRIS


CHAPITRE PREMIER

La Parade de l’ennemi


Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que le détective était certain d’avoir obtenu ce qu’il souhaitait. Deux hommes, à la physionomie douteuse, l’avaient dévisagé avec insistance, puis s’étaient précipités à l’intérieur de la salle du banquet. Dick ne s’y trompa pas.

— Des amis de Larmette, murmura-t-il avec un sourire. Allons, cela marche.

Cependant il ne voulut pas s’éloigner.

Deux sûretés valent mieux qu’une. Se faire voir par son adversaire serait encore plus sûr que le faire prévenir par des acolytes. Donc, il convenait de se montrer patient, d’attendre la fin du repas des fervents de l’automobile, et de se placer bien en face du joaillier lorsqu’il quitterait la salle.

Au surplus, Fann devait être surpris par la brièveté de sa faction.

Brusquement, les hautes portes vitrées accédant au hall du festin s’ouvrirent, laissant arriver dans la rue le bourdonnement confus de bravos et d’acclamations. Et le détective considéra avec étonnement deux hommes dont la silhouette s’encadrait dans l’ouverture béante.

C’était Larmette en personne, accompagné d’un inconnu. Grand, vigoureux, la face au teint pâle soigneusement rasée, ce dernier s’avançait, avec la préoccupation évidente d’avoir une attitude distinguée, réussissant seulement à donner une expression de morgue et de raideur.

Dick Fann dut saisir ces nuances d’un rapide coup d’œil, car les deux hommes vinrent droit à lui, s’arrêtèrent à deux pas de sa personne, et avant qu’il fût revenu de la surprise provoquée par cette manœuvre inattendue, le joaillier lançait ces paroles qui portèrent au paroxysme l’ahurissement du détective :

— On ne vous avait pas trompé, M. Greggson, voici bel et bien le premier détective du monde, l’incomparable Dick Fann.

Greggson ! Le nom fit sursauter l’Anglais. Ce nom lui révélait que le compagnon de son adversaire n’était autre que l’un des plus hauts fonctionnaires de la police new-yorkaise.

Que signifiait cette présentation ?

Comme pour répondre à cette question intérieure, le bijoutier continua :

— Pareille rencontre est une véritable faveur du sort, à l’instant où se présente cette inexplicable affaire.

— Quelle affaire ? demanda le détective, comme malgré lui.

Cette fois, ce fut M. Greggson qui répondit :

— Oh ! une affaire stupide, ridicule… mais qui intéresse des milliardaires de la 5e Avenue. Vous concevez… des citoyens de cette valeur ne sauraient être molestés impunément… et cela a l’air de l’œuvre d’un fou, ma parole !… Rien ne motive la chose, ne permet d’y accrocher une déduction logique… Pour tout dire, entre nous, on peut parler franc, n’est-ce pas, le service n’y comprend rien.

— Et vous souhaitez mon concours ? grommela Dick Fann.

— Justement ! Vous ne pouvez refuser… J’ai téléphoné votre présence à l’administration, sur le conseil de ce digne tourdumondiste, M. Larmette.

— Ah ! c’est M. Larmette…

— Sûrement. Moi, vous concevez, je n’y aurais pas songé… Nous ne trouvons rien ; il serait bien surprenant que vous trouvassiez mieux. Mais il a l’enthousiasme des gens du Vieux Monde. Il m’a tellement affirmé que vous réussiriez, que cela m’a agacé. Bref, l’administration compte sur vous… Il y a une prime  énorme : cent mille dollars… et puis, maintenant je dois vous prévenir, votre réputation est engagée. Si vous vous récusiez, on penserait que vous avez peur d’un insuccès.

Bien qu’il ne perdît pas une des paroles prononcées, Fann semblait ne plus écouter. Les paupières baissées, il réfléchissait.

Lui, Fann, allait se trouver lancé dans une affaire embrouillée. Les paroles de Greggson ne laissaient aucun doute à cet égard. De là immobilisation à New-York, alors que Fleuriane quitterait la ville, resterait seule, exposée aux coups du redoutable bandit qu’il s’agissait de démasquer.

Que faire ? À quoi se résoudre ?

Évidemment, il lui était impossible de se refuser à l’appel de la police de la grande cité.

Alors, accepter ?

Cela certainement donnerait confiance au joaillier… Puis, selon toute probabilité, durant les premiers jours du voyage des automobiles, l’homme espérerait sans cesse voir apparaître M. Defrance ; l’impatience, la colère, les suggestions violentes ne lui viendraient que plus tard, avec la conviction que ses espérances seraient définitivement déçues.

En hiver, les machines mettraient plusieurs semaines à gagner la côte du Pacifique… Dick pourrait les joindre par chemin de fer, les trains effectuant le parcours New-York-San-Francisco en moins de six jours.

Le tout serait donc de liquider rapidement l’affaire que son ennemi lui jetait sur les bras.

Toutes ces réflexions se succédèrent en son esprit, avec la rapidité de l’éclair, et M. Greggson, prononçant d’un ton interrogatif :

— Eh bien ?

Dick répliqua sans la moindre hésitation apparente :

— Eh bien, mais… je suis à votre entière disposition. Très heureux si je puis vous être utile… ce que, ajouta-t-il modestement, je n’espère pas ; il me semble bien difficile d’éclairer ce qui, d’après vos propres paroles, vous semble obscur.

— Obscur, ce n’est pas assez dire, s’exclama l’Américain, enchanté par l’attitude réservée de son interlocuteur… obscur n’est rien, on peut éclairer, comme vous l’exprimez si bien… Mais l’affaire est stupide, voilà le terrible ! On la classerait bien s’il ne s’agissait de grosses fortunes ; seulement avec des victimes aussi riches, ce n’est pas possible… Il faut trouver le coupable… Vous concevez, une police qui ne protégerait pas les milliardaires n’aurait plus de raison d’être.

Tout en souriant de la conception des devoirs de la police avouée par le fonctionnaire américain, Dick Fann avait noté un mouvement de satisfaction de Larmette, lors de son acceptation.

Le joaillier avait donc vraiment cherché à être certain que le détective ne le suivrait pas à travers le continent nord-américain. Le moyen de déconcerter les projets du personnage serait donc d’agir vite.

Aussi, prenant familièrement le bras de son collègue yankee, le jeune homme murmura à son oreille :

— Alors, dear (cher) monsieur Greggson, conduisez-moi en un endroit où nous puissions causer sans craindre les indiscrets, et mettez-moi au courant de ce que vous attendez de moi.

Puis, saluant amicalement le bijoutier :

— Je vous remercie, monsieur, de la bonne opinion que vous avez de mes mérites, opinion que vous avez fait partager à mes confrères du Nouveau Monde. J’espère vous en remercier un jour en mettant mes faibles talents à votre service.

Phrase qui amena une grimace sur les traits du négociant parisien. Mais ce dernier n’eut pas le loisir de répondre.

Dick Fann avait entraîné Greggson, et déjà tous deux se perdaient dans la foule, se dirigeant vers Mulberry street, où se trouve le Central Police Station ou Poste central de la police.

Un instant, Larmette les suivit du regard, puis il haussa les épaules, et rentra dans la salle du banquet en grommelant :

— Des mots tout cela. Le fait, et les faits seuls importent, le fait est que nous le laisserons en arrière, et que la charmante Fleuriane sera à ma merci.

Cependant Dick et son compagnon arrivaient dans Mulberry street. Ils s’engouffrèrent dans l’immeuble portant le no 300, et bientôt tous deux s’enfermaient dans un bureau sis au premier étage.

Dick s’assura que les doubles portes matelassées joignaient bien, puis revenant s’asseoir en face de Greggson :

— Nous sommes seuls, parlez donc et exposez-moi clairement votre affaire.

— Une affaire ridicule, je vous le répète.

— Et je vous crois, soyez-en certain. Seulement, puisque je dois collaborer à sa solution, il n’en est pas moins indispensable que j’en connaisse les détails.

— D’accord. Je vais vous narrer cela, et après, vous serez de mon avis. C’est l’œuvre d’un fou. Impossible de relever une piste.

— Ah ! ne m’influencez pas, interrompit le jeune homme. Racontez sans appréciations. Sur votre bureau, j’aperçois papiers, enveloppes… Permettez-moi d’écrire deux pneumatiques, que je vous prierai d’expédier par le tube spécial de Mulberry street.

— Volontiers, mais je puis attendre que vous ayez fini.

— Inutile, perte de temps à éviter. Ma main est à cette correspondance, mes oreilles sont à vous…

Et Fann se prit à écrire, tandis que son interlocuteur, tant soit peu ahuri par sa façon de procéder, commençait ainsi son récit :

— Vous savez que nos élégantes ont la manie de s’habiller à Paris… Old Nick (le diable) me rôtisse si je sais pourquoi, car le goût américain est certainement supérieur au goût français… Enfin, c’est comme cela… Eh bien, voilà précisément ce qui nous crée à cette heure l’embarras, grâce auquel je jouis de votre présence.

— Allez toujours, murmura Dick sans lever la tête, je ne perds pas une de vos paroles.

— Or, poursuivit docilement Greggson, non sans une grimace dépitée, quatre de nos « beautés », ayant remarqué qu’elles avaient sensiblement les mêmes mesures, se sont entendues. Quand l’une d’elles fait le voyage d’Europe, elle se rend à Paris, s’habille à la dernière mode de cette cité, et commande ce qui lui plaît par quatre exemplaires !… Par quatre, vous comprenez… quatre robes, quatre manteaux… mêmes mesures ; au prix de quelques retouches insignifiantes, tout va admirablement, et ces dames peuvent toujours être au « dernier cri de Paris », tout en économisant la fatigue de voyages trop fréquents.

— Fort bien imaginé, souligna Dick Fann, cachetant ses missives pneumatiques qui portaient ces suscriptions :

« M. Jean Brot, cabine 16,
à bord du paquebot Lorraine
et Señor Antonio, 155, W. M. 10 Street East-River. »

Antonio était le faux nom dont il était convenu avec M. Defrance, lors de sa récente rencontre.

— Bien imaginé, reprit-il. Cher monsieur Greggson, voulez-vous être assez aimable pour expédier ces deux lettres, afin que je ne paraisse pas dans ceci ?

Et, d’un ton confidentiel, il ajouta :

— Je me fais libre de petites affaires en cours, afin de me consacrer entièrement à ce qui vous intéresse.

Le policier américain s’inclina, prit les enveloppes, les introduisit dans une sorte de boîte appliquée à la muraille ; puis il appuya à plusieurs reprises, suivant un rythme évidemment convenu, sur le poussoir d’une sonnerie électrique. Après quoi, il revint à son bureau en expliquant d’un ton aimable :

— J’ai ordonné la plus grande diligence.

— Ce dont je vous suis obligé, repartit Dick Fann, à présent, me voici tout à vous. Et pour commencer, puis-je sans indiscrétion vous prier de me faire connaître les noms des élégantes ladies dont vous m’avez parlé à l’instant ?

— Les voici : La première est miss Marily, de Madison square ; la seconde, Mrs. Doles, a son hôtel sur la Cinquième Avenue, en face même de l’hôtel Vanderbilt ; la troisième, Mrs. Lodgers, réside dans une propriété voisine ; enfin, la quatrième et dernière, Mrs. veuve Tolham, est à cette heure absente de New-York. Elle se repose des fatigues mondaines qu’elle a dû supporter pour marquer la fin de son deuil, dans sa propriété de Stone-Hill, aux environs de New-Haven.

— Toutes richissimes.

— Toutes… Pour, l’instant, les deux premières seulement sont en cause : miss Marily et mistress Doles… Voici dans quelles circonstances.

Greggson gonfle ses joues d’un air important et, après une expiration profonde, continua :

— Miss Marily revint de Paris, il y a six jours. Elle était accompagnée de nombreux vêtements à son usage et à celui de ses trois amies, selon l’habitude de ces dames que je vous signalais à l’instant.

— Bien.

— Entre autres colis, une caisse contenant quatre manteaux-sorties-de-bal, de couleur gris brouillard printanier, une création nouvelle des damnées couturières, paraît-il ; les dits brouillards printaniers garnis de passementeries, galons et paillettes gorge de paon olympien et doublés de soie changeante rose opalin. Ne croyez pas, remarqua modestement le policier américain, que je sois familier avec ce jargon de la coquetterie, mais j’ai étudié le dossier et je le récite mot pour mot.

Dick Fann approuva de la tête.

— Vous avez raison, dear monsieur Greggson, le plus menu détail peut mettre sur la voie.

— La caisse aux manteaux fut transportée chez miss Marily. Celle-ci la fit ouvrir, vérifia son contenu. Le voyage avait quelque peu fripé les étoffes. Aussi, miss Marily, soucieuse de présenter à ses amies les vêtements à elles destinés, sous le jour le plus favorable, enjoignit à l’une de ses filles de service de leur donner un coup de fer. Sur chaque manteau était épinglée une fiche de papier portant le nom de la destinataire. Pour repasser, la servante enleva ces fiches, et avec la légèreté habituelle aux domestiques, ne songea à les réépingler qu’après avoir fait subir à tous quatre l’opération commandée… Vous voyez d’ici son empêchement. À quel manteau revenait maintenant chacune des fiches ?

— Oui, oui, Je vois.

— Heureusement, cette fille est douée de franchise. Elle fit part de son étourderie à sa maîtresse. Et celle-ci convia ses trois amies à venir choisir elles-mêmes les sorties-de-bal qui leur conviendraient, décidée à garder pour son propre usage celle qui resterait disponible. Comme je vous l’ai dit, ces dames ayant sensiblement les mêmes mesures, la chose en elle-même présentait peu d’inconvénients.

Ici, Greggson fit une pause, gonfla ses joues, soupira profondément et se décida enfin à reprendre son récit.

— Jusque-là, rien que de clair et d’aisé à comprendre. Le choix fut fait. Miss Marily et Mrs. Doles se rendirent, abritées sous leurs manteaux gris brouillard printanier, à une fête donnée par Coram Dirk, le propre neveu de Carnegie. Mrs. Lodgers était retenue chez elle par une légère grippe, et la veuve Tolham par sa retraite de repos près de New-Haven.

« La soirée fut éblouissante, je n’ai pas besoin de vous l’affirmer. Chez les milliardaires, on jongle avec l’argent. Comme indication, je vous conterai seulement que les accessoires du cotillon, des bijoux que les invités furent priés d’emporter, avaient coûté cent mille dollars (cinq cent mille francs).

« Le vestiaire était tenu par des agents de la police municipale, costumés en chasseurs Lafayette… on se défie des voleurs dans ces réunions, où se pressent quatre ou cinq mille personnes… Eh bien ! malgré cette précaution, malgré la vigilance des agents…

— Achevez, murmura Dick Fann, voyant que son interlocuteur s’arrêtait.

Celui-ci haussa rageusement les épaules.

— C’est que c’est dur à avouer pour un policier. Il s’est trouvé un gaillard assez adroit pour découdre les passementeries des manteaux gris brouillard et pour les enlever avec l’ourlet du bas des deux vêtements.

— Les passementeries et l’ourlet, aux deux manteaux ?

— Aux deux, oui.

— Et la section présentait sans doute même apparence ?

Greggson considéra le questionneur avec un étonnement manifeste.

— Ma foi, j’avoue ne pas m’être inquiété de ce détail. Au surplus, je ne devine pas en quoi il importe à l’enquête.

— Vous avez peut-être raison, dear sir Greggson. Seulement, en vertu même de l’axiome que nous formulions tout à l’heure, aucun détail ne saurait demeurer indifférent.

— Je le reconnais… Cependant que le coupable ait coupé…

L’Américain rit bruyamment du rapprochement de ces deux mots.

— Ait coupé, dis-je, de droit fil ou de biais, les manteaux n’en sont pas moins hors d’usage.

— D’accord.

— Nous avons évidemment affaire à un de ces maniaques qui détruisent pour le plaisir de détruire… C’est de l’ouvrage fou…

— Peut-être, grommela Fann entre ses dents.

— Vous dites ? interrogea son compagnon, qui n’avait point perçu le sens de son exclamation.

Sans nul doute, le détective ne se souciait pas de lui faire part de sa pensée, car il répliqua du ton le plus convaincu :

— Je dis que votre supposition me paraît très vraisemblable. Et l’incohérence qui préside aux actes d’un insensé nous permettra de l’arrêter aisément.

Greggson fit entendre un sifflement qui, dans son esprit, marquait le doute.

— Pas sûr, pas sûr, ajouta-t-il.

L’Anglais s’inclina poliment.

— Tenez donc compte, reprit son interlocuteur encouragé par ce mouvement approbatif, que, pour suivre une piste, il faut avoir un point de départ. Eh bien, dans notre cas, où voyez-vous le point ? Il n’y en a pas, master, il n’y en a aucun. Les agents préposés au vestiaire, des nos 1601 à 1700, c’est dans cette série que miss Marily et son amie avaient déposé leurs manteaux, n’ont jamais abandonné leur poste. Selon l’autorisation qu’ils avaient reçue, ils sont allés, à tour de rôle, se rafraîchir à la cuisine. Mais toujours, l’un d’eux est demeuré à la garde des effets confiés à leurs soins. Et ils n’ont rien vu, rien remarqué d’anormal.

Un éclair fugitif passa dans les yeux de Dick Fann, mais il s’éteignit aussitôt, et ce fut d’un ton presque indifférent que le détective demanda :

— Vous êtes sûr de ces agents ?

— Si je suis sûr ?…

Et Greggson pouffa de rire.

— Si je suis sûr ? mais ce sont deux gaillards de la brigade 17… notre brigade des médaillés pour leur conscience dans le service. Je me soupçonnerais moi-même avant de suspecter Austin et Hermann…

— Ce sont là les noms de vos agents ?

— Oui.

Tranquillement, Dick prit un crayon sur le bureau et nota les noms indiqués.

— Que faites-vous ? interrogea curieusement l’Américain.

— Vous le voyez, j’écris… pourriez-vous également me donner l’adresse privée de ces hommes ?

— Dans quel but ? Je ne comprends pas l’utilité…

— Je veux être en mesure de les joindre à toute heure. Ils ne se souviennent pas à présent, et cependant, ils ont certainement vu le découpeur des vêtements. Si on les mettait en sa présence, ils le reconnaîtraient. Si je découvre la piste, je souhaite être en mesure de recourir à leur contrôle sans aucun retard.

— Juste ! juste ! Eh bien, tous deux habitent à côté de Jolin Jay, au bord de l’East-River. Est-ce tout ce que vous désirez ?

— Veuillez encore me les présenter. Il est bon qu’ils me connaissent.

Greggson approuva du geste et actionna une sonnerie électrique.

Un instant après, les agents Austin et Hermann se trouvaient, côte à côte, en face des causeurs.

Les talons réunis, les bras tombant naturellement, le petit doigt sur la couture du pantalon, ils se tenaient immobiles, dans l’attitude correcte prévue par les règlements de police en présence de supérieurs.

C’étaient deux robustes gaillards : Austin, brun, basané, la figure soigneusement rasée ; Hermann, blond, le teint rose, le maxillaire inférieur orné d’un collier de barbe dorée.

— Voici master Dick Fann, l’illustre policier anglais, qui veut bien nous prêter son concours dans cette affaire des manteaux, prononça Greggson d’un ton cérémonieux. Il se peut qu’il ait à faire appel à vos souvenirs. Vous serez à son entière disposition.

All right ! répondirent les deux hommes avec un ensemble parfait.

— Bien, rompez…

Déjà les agents esquissaient un demi-tour pour gagner la porte. Dick les arrêta.

— Un mot, je vous prie. Vous êtes de service actuellement ?

— Parfaitement.

— Jusqu’à quelle heure ?

— Jusqu’à minuit.

— Je vous remercie.

Et les roundsmen (policiers) s’étant retirés, Greggson s’exclama :

— Vous pensez donc, master Fann, avoir besoin d’eux ce soir même ?

L’interpellé eut un sourire.

— On ne sait jamais, dear confrère. La sagesse consiste à être prêt.

— Ah ! bon, bon… Je me figurais que vous aviez découvert une piste… et, entre nous, cela m’étonnait…

Le sourire de Dick s’accentua. De toute évidence, pour qui le connaissait, la présomption de l’Américain l’amusait. Mais rien dans son accent n’avertit son interlocuteur de cet état d’esprit, lorsqu’il répondit :

— Je vais me mettre en campagne, ce soir même. Il est à peine huit heures… je puis agir. Croyez que je vous communiquerai toute découverte de nature à vous intéresser.

— Vous ne souperez pas avec moi ?

— Non, excusez-moi. En face d’une enquête, je ne tiens plus en place. Nous nous reverrons, n’est-ce pas, et vous aurez en moi un convive moins absorbé… Ah ! à propos, un mot encore : Austin et Hermann sont-ils célibataires ?

— Austin, oui ; Hermann, lui, s’est marié dernièrement avec une charmante petite femme…

Dick s’était levé. Il serra la main de Greggson, interloqué par ce brusque départ, et accompagné jusqu’au seuil par le policier new-yorkais, il quitta le bureau de Mulberry street.

À cette heure même, deux personnages se rencontraient sur le quai du débarcadère, à peu de distance du Central-Hôtel.

Ces deux êtres, ombres indistinctes dans la nuit, échangèrent ces répliques :

— En bien, quand part la jeune fille ?

— Demain, monsieur Larmette.

— Bien. Elle n’a fait aucune difficulté pour t’engager, mon garçon ?

— Aucune. Pourquoi en aurait-elle fait, d’ailleurs ?

— Oh ! le Dick Fann est bien malin.

— Il ne pouvait se douter que je vous appartiens.

— Il ne s’en doutait évidemment pas. Sans cela, sa protégée ne t’eût pas admis.

— Je le pense aussi.

— Enfin, il ne nous ennuiera pas de quelques jours. Je lui ai donné de l’occupation avec la police de New-York.

Natson eut un gros rire :

— Le fil à la patte, alors ?

— Juste ! Et la possibilité de le surveiller ici… Davisse s’en charge jusqu’à son départ pour l’Europe.

— Bon !… nous avons donc huit jours de bons.

— Et l’avance prise durant ces huit jours… Seulement il se peut que ce damné Dick trouve le moyen de nous joindre.

— Vous craignez…

— Je crains… pour lui, car je suis décidé à supprimer l’obstacle…

— Alors, si je le rencontrais sur ma route…

— Ne te gêne pas, Natson. En le supprimant, tu m’éviteras de la besogne.

Un ricanement ponctua la phrase. Les bandits venaient de condamner Dick Fann !




CHAPITRE II

le drame se mêle à l’enquête


Quelle que fût la pensée qui avait motivé son expression ironique lorsqu’il s’était séparé de Greggson, l’Anglais ne lui avait pas dissimulé la vérité, et il se mit immédiatement en chasse.

À huit heures et quart, il se présentait chez miss Marily, de Madison square, une ravissante blonde, qui ne fit aucune difficulté de lui conter l’aventure de son manteau gris brouillard, et poussa la condescendance jusqu’à lui permettre de considérer attentivement le vêtement dégradé.

L’attentat avait été commis au moyen de ciseaux fraîchement aiguisés, ainsi que le démontrait la coupure nette de l’étoffe. Tout l’ourlet du bas de la sortie de bal avait été enlevé, ainsi que les passementeries qui l’ornaient.

— Est-il d’usage, demanda le détective à miss Marily qui assistait, curieuse, à son examen, qu’une sortie de bal présente une triple épaisseur d’étoffe ?

Et comme elle le regardait étonnée, semblant ne pas comprendre la question, il expliqua :

— Veuillez remarquer qu’entre l’étoffe grise et la doublure se trouve enserrée une mince soie blanche… La coupure nous permet de discerner les trois tranches du tissu.

La jeune fille haussa les épaules.

— Je ne sais pas. Vous concevez que je ne me préoccupe pas de tels détails. Je paie et je porte mes vêtements sans m’inquiéter des procédés de fabrication. Mais ma première femme de chambre va vous renseigner à cet égard.

La soubrette, appelée, parut étonnée. Elle expliqua qu’une sortie de bal devant flotter en ondulations souples, il n’était pas pratique d’accumuler l’étoffe à la partie flottante ; on pouvait ouatiner ce qui protège les épaules et la poitrine, cela même était prudent, vu le décolletage des robes de soirée, mais cela seulement, sous peine de priver les dames de la ligne ondulante et floue qui caractérise l’élégance moderne. La soie intercalée apparaissait, il est vrai, très légère et l’on n’aurait jamais soupçonné sa présence. Pourtant elle constituait une chose inhabituelle ; la doublure étant de même tissu, cette superposition de soie ne se concevait pas bien.

Enchantée d’avoir un rôle dans l’affaire, la fille de chambre se montrait prolixe, Dick Fann l’écoutait avec attention. Bien plus, on eût dit que le bavardage de la servante l’intéressait au plus haut point.

Mais il ne jugea pas à propos d’exprimer ses pensées, et il prit congé.

Une fois dans la rue, il monologua :

— La clef du mystère est dans l’adjonction de cette soie blanche, j’en jurerais… Cela n’est qu’une intuition, il faut arriver à la certitude… Attendons et continuons nos recherches.

Dix minutes plus tard, il se faisait annoncer chez Mrs. Doles, dont le coquet hôtel a sa façade en bordure de la Cinquième Avenue.

La dame recevait, ce soir-là, quelques amies intimes. Dans un petit salon, ces ladies dégustaient un thé exquis des plantations de Californie, bien supérieur, affirmaient-elles, aux feuilles chinoises.

L’annonce du détective fut accueillie avec joie.

C’était un numéro inédit rompant la monotonie des habituels papotages. Aussi Mrs. Doles donna ordre de l’introduire.

Dick Fann se présenta, salua avec la plus parfaite correction, puis, sans hésitation, il s’avança vers la maîtresse de la maison qui, peut-être pour déconcerter le détective anglais, n’avait fait aucun mouvement pouvant trahir son incognito.

— Mistress Doles, je pense, dit-il doucement.

— Oui, fit-elle un peu décontenancée d’être reconnue ainsi ; mais comment le savez-vous ?

— Par l’enquête à laquelle a donné lieu la fâcheuse aventure qui vous vaut l’ennui de ma visite.

— Non, non, pas d’ennui, croyez-le… Mais vous disiez… l’enquête.

— A noté que vous avez mêmes mesures que miss Marily, puisque celle-ci a pu essayer robes et le reste pour vous. Je viens de voir miss Marily ; j’ai reconnu les mesures. Et même, continua Dick sans paraître remarquer l’incrédulité peinte sur tous les visages, je ne crois pas me tromper en désignant Madame, comme faisant partie du quatuor charmant des propriétaires des manteaux maltraités par une main criminelle.

Ce disant, il désignait une jeune femme aux cheveux châtains, dont le visage régulier présentait tous les indices de l’intelligence et de la volonté.

Un murmure stupéfait suivit ses paroles, lui prouvant qu’il avait touché juste.

— En ce cas, acheva-t-il en s’inclinant, je salue mistress Lodgers, reine de l’hôtel somptueux contigu à la résidence de Vanderbilt.

— Pourquoi Lodgers ? s’exclama Mrs. Doles, retrouvant la voix.

— Parce que, fit paisiblement Dick, Mrs. Tolham, se trouvant à Stone Hill, près de New-Haven, la personne ayant les mesures identiques à celles de miss Marily ne saurait être que Mrs. Lodgers.

Ce fut un concert d’éloges enthousiastes à la perspicacité du visiteur.

Et Mrs. Doles traduisit l’impression générale en s’écriant :

— Vraiment, vous êtes capable d’éclaircir le mystère. Je suis bonne Américaine, certes, mais je dois reconnaître qu’aucun de nos détectives n’eût montré une précision semblable.

Puis, mise en confiance désormais :

— Qu’a dit Marily ?

— Elle m’a permis d’examiner son manteau.

— Alors, inutile de vous faire apporter le mien ?

— Au contraire, je vous prie de me laisser le soumettre au même examen.

Un instant après, Dick avait en mains la sortie de bal gris brouillard de Mrs. Doles. Sans étonnement, il constata que l’ourlet inférieur avait été enlevé de la même façon que le premier. En outre, ici encore, une mince soie blanche existait entre l’étoffe et la doublure. Toutes les assistantes suivaient curieusement ses mouvements.

Les jolis visages anxieux, les sourcils contractés disaient que ces gracieuses mondaines s’efforçaient vainement de deviner quelle lumière le détective pourrait tirer de l’étoffe souple qui bruissait doucement sous ses doigts.

Aussi, quand il abandonna la sortie de bal, la même interrogation jaillit de toutes les lèvres :

— Eh bien ?

Il ne s’en émut pas.

— Un point est acquis, tout petit, il est vrai. C’est le même individu qui a opéré sur les deux vêtements… avec les mêmes ciseaux très affilés.

— Bon, firent les ladies déçues, cela est évident.

— Cela ne l’était pas, mesdames, cela l’est à présent. L’homme n’a donc point de complices… agissants.

Et coupant court à de nouvelles questions, Dick s’adressa à Mrs. Lodgers, qui n’avait point mêlé sa voix à celles de ses amies.

— Votre sortie de bal est intacte, n’est-ce pas ?

Elle répondit sans hésitation :

— Oui, je ne l’ai point portée. Depuis que mon amie Marily l’a fait envoyer chez moi… elle est demeurée enfermée dans un carton… Après l’aventure de Marily et de Doles, j’ai même mis ce vêtement sous clef, dans un cabinet voisin de ma chambre à coucher (bed room.)

Fann approuva d’un signe de tête, et lentement :

— Je souhaiterais voir cet ajustement.

— Je le supposais aussi, s’empressa d’affirmer Mrs. Lodgers. Je suis prête à tout pour aider l’action de la police, car je crois que la chose est plus sérieuse qu’elle n’en a l’air. Je pressens une chose grave… Désirez-vous que je vous accompagne de suite jusqu’à mon home ?… C’est à deux pas.

— Non, non, je vous remercie. J’ai en ce moment une course lointaine à faire… N’écourtez pas cette soirée amicale. Dites seulement à quelle heure vous comptez regagner votre maison ?

— Oh ! vers onze heures.

All right ! Alors je demanderai votre permission de me présenter à onze heures.

— Ce soir ! s’exclamèrent les dames présentes.

— Ce soir, oui. Je supplie mistress Lodgers d’excuser l’incorrection de ma demande ; mais une enquête doit avoir pour première qualité d’être rapide…

L’intéressée coupa la phrase :

— Inutile de vous excuser… Je conçois la nécessité d’aller vite. Donc, à onze heures, je vous recevrai…J’ai donné congé à mes domestiques… mais le concierge est dans son logis et ma fille de chambre Edith attend mon retour.

— Soyez remerciée de votre condescendance.

Sur ce, Dick Fann salua pour prendre congé.

Ce fut un concert de récriminations. Toutes les charmantes oisives rassemblées dans le boudoir avaient escompté des révélations sensationnelles du policier amateur, et il ne disait rien ; il ne jetait pas la moindre hypothèse en pâture à leur curiosité exaspérée.

Prestement, il ouvrit la porte, jetant en adieu :

— Je salue respectueusement.

Il avait disparu, laissant ses auditrices stupéfaites et déconcertées.

Lui, cependant, se trouvait à présent sur le trottoir de la Cinquième Avenue. Il marchait vite, car le froid était vif. Tout en déambulant, il monologuait :

— La clef du mystère est dans cette fausse doublure intermédiaire. Cette soie blanche est la cause de toute l’aventure… Elle ne devrait pas se trouver là, donc elle y a été placée avec intention. Elle a une signification. Laquelle ? Impossible de le déterminer… Mais l’homme qui coupe ces inoffensives sorties de bal la connaît, lui, cette signification… Quoi ? Un signal qu’il cherche, car il cherche, j’en suis certain.

Tout près de la librairie Lennox, le détective se jeta dans la première rue, laquelle franchit la voie du chemin de fer, à peu de distance de la station centrale (great central station), et se dirige en ligne droite vers les quais de West Channel, partie de l’East-River que l’île de Blackwell partage en deux bras.

Il continuait son monologue :

— Oui, ce soi-disant maniaque cherche quelque chose qu’il sait avoir été dissimulé dans l’un des manteaux. La confusion commise par la femme de chambre de miss Marily, lorsqu’elle passa le fer sur les étoffes froissées, oblige l’individu à chercher le manteau utile parmi les autres… Maintenant a-t-il trouvé dans les deux premiers ? Si oui, je n’ai d’autre moyen d’arriver à lui que la surveillance du roundsman Hermann… J’ai observé le bonhomme chez Greggson… C’est évidemment lui qui a permis au coupable d’opérer durant la soirée… Son collègue était allé se rafraîchir à l’office, rien de plus facile… Il s’agit donc de l’inquiéter. Inquiet, il ira sans doute faire part de son anxiété à l’homme que je veux trouver, car je dois me faire libre de cette enquête au plus tôt, afin de voler au secours de miss Fleuriane, dont ce misérable Larmette m’a séparé si habilement.

Comme il prononçait ces dernières paroles, il atteignait la rive de l’East Channel (canal de l’Est), ainsi nommé, par opposition avec le canal de l’Ouest, situé de l’autre côté de Blackwell.

En face de lui, se reflétant dans l’eau noire, il discernait les rangées de lumières indiquant l’emplacement de l’hôpital de la Charité, du pénitencier de Blackwell, d’Alms House ; mais ces choses n’avaient sans doute aucun intérêt pour lui, vu ses préoccupations, car il ne leur accorda qu’un rapide regard et se prit à arpenter le quai, dans la direction de Jolin Jay.

C’était là, on s’en souvient, que résidait l’agent Hermann, retenu jusqu’à minuit par son service à Mulberry-street.

Bientôt le jeune homme s’arrêtait en face de la maison que lui avait indiquée Greggson. Une bâtisse modeste, contrastant avec les immeubles importants qui l’avoisinaient.

Au second étage, une fenêtre était éclairée, et par instants, une silhouette que l’on reconnaissait appartenir à une jeune femme, se découpait sur les rideaux. Au rez-de-chaussée, à côté de la porte close, les volets fermés d’une croisée laissaient filtrer par une fente étroite un rayon lumineux, indiquant que là aussi on veillait.

— Le concierge, sans doute, murmura Dick.

Pour s’assurer qu’il ne se trompait pas, il s’approcha de la fenêtre et appliqua l’œil à la fente lumineuse.

Une grosse matrone, au visage enluminé, était assise auprès d’une table qu’éclairait violemment un bec de gaz. La peu attrayante créature semblait absorbée par la confection d’un breuvage dans lequel, grâce à la présence de récipients révélateurs, le détective n’eut aucune peine à reconnaître un grog au gin. Mais en regardant avec attention, il s’aperçut que la concierge, altérée, mélangeait très peu d’eau chaude avec beaucoup de gin.

Vraisemblablement, l’eau devait être contraire à la santé de la bonne dame.

— Dix heures moins le quart, fit-il, j’ai le temps.

Il tira la sonnette. Un déclic, l’huis s’entre-bâilla. Prestement, le détective se coula à l’intérieur et se trouva dans un couloir, à l’extrémité duquel on distinguait, à la vague clarté d’un bec brûlant en veilleuse, les premières marches de l’escalier accédant aux étages supérieurs.

À droite, une porte vitrée annonçait l’entrée de la loge.

— Qu’est-ce que vous voulez ? gronda une voix éraillée.

C’était l’habitante du lieu, trahissant par son accent désagréable son déplaisir d’être troublée dans la confection de sa boisson favorite.

Au lieu de répondre à la question, Dick appela sur ses traits une expression admirative, et de l’air d’un gourmet subissant le supplice de Tantale, il s’écria :

— Quel parfum ! On croirait flotter dans un brouillard de gin… Du gin, que dis-je ? un nectar divin… Jamais je n’ai respiré pareil fumet. Sans indiscrétion, mistress, où vous procurez-vous ce gin merveilleux dont l’atmosphère est embaumée ?

La face couperosée de la concierge s’était déridée.

Comme tous les buveurs, elle avait la prétention de confectionner son breuvage mieux que quiconque. Du premier coup d’œil, Fann l’avait bien jugée.

— Oh ! fit-elle, ce n’est pas un mystère. J’achète mon gin à l’angle de la 77e rue. C’est le gin de tout le monde.

— En ce cas, mes félicitations vont à votre tour de main. C’est votre habileté qui donne au gin cet arôme…

La concierge se redressa. D’un ton amène, elle minauda :

— Ce gentleman est sûrement un connaisseur.

— Ma foi, je l’avoue. C’est même cette qualité de connaisseur qui vous fera excuser l’incorrection de la requête que je veux vous adresser.

— Incorrect, vous ? protesta la commère, décidément ravie par la politesse du visiteur. Non, vous ne pouvez pas être incorrect. Vous désirez ?

— Goûter à cette mixture préparée par vos soins…

Et comme elle le considérait, interloquée par la proposition d’un inconnu, dont l’apparence était celle d’un gentleman.

— Oh ! ajouta-t-il, je paierai. Je ne voudrais pas vous faire tort… Excusez ma gourmandise et acceptez ce dollar.

La pièce annoncée tinta sur la table. Un dollar pour un verre de gin. Décidément, le personnage avait des façons auxquelles on ne résiste pas.

— Asseyez-vous donc, gentleman, je vais vous confectionner un julep comme le président de l’Union n’en consomme pas de semblable.

— Un julep pour deux, insista Dick ; je souhaite trinquer avec vous. Et puis, en trinquant, nous causerons, car nous avons à causer.

Elle se redressa brusquement, l’esprit traversé par une méfiance. Le jeune homme la rassura d’un mot :

— Je viens de Mulberry-street.

— Ah ! s’exclama-t-elle, que ne le disiez-vous de suite ? J’aurais dû le deviner, car il n’y a qu’à Mulberry-street que l’on ait d’aussi gentilles manières avec les concierges. Nous avons un agent dans la maison, une crème.

— Hermann, n’est-ce pas ?

— Tiens, vous savez son nom ?

Elle s’était levée tout en parlant, et versait du gin dans deux verres.

— Je viens précisément pour vous parler d’Hermann, reprit Dick. On m’a chargé de m’informer dans le quartier. Mais, à présent que je vous ai vue, que je me suis rendu compte de votre mérite, je ne veux interroger que vous… Je m’en tiendrai à vos seules déclarations.

La concierge devint cramoisie.

— Je suis prête à faire les déclarations que vous jugerez convenables.

— J’en étais assuré. À voir l’intelligence qui éclaire votre visage, je me suis confié de suite que j’avais été heureux de vous rencontrer.

La joie de la commère ne connut plus de bornes. Elle leva son verre, empli d’un grog où l’eau ne figurait que pour mémoire.

— À votre santé, gentleman, et que le vieux Nick me brûle la langue si elle ne dit pas ce que désire Votre Honneur !

Gracieusement, le visiteur choqua son verre contre celui de la mégère et sembla se délecter à déguster la boisson ardente.

— La merveille… Si j’étais plus riche, ce n’est pas d’un, mais de dix dollars que je paierais une si admirable mixture.

Interrompant les gloussements joyeux provoqués chez la portière par cette dernière affirmation, il poursuivit :

— Maintenant, passons au but de ma présence.

— Passez le premier, fit poliment son interlocutrice,

— Vous saurez donc, mistress… mistress… Ah çà ! j’ai oublié votre nom.

— Mistress Adelphi Loorn, jeta dignement l’interpellée, Adelphi Loorn, veuve d’Ezéchias Loorn, ex-sergent dans le corps des pompiers de Brooklyn.

— Troupe d’élite… Donc, mistress Adelphi, je reprends… Je suis envoyé par les bureaux de Mulberry-street, afin d’enquêter sur la vie privée d’Hermann.

— Sur sa vie privée… et vous croyez que moi, je vais dire du mal de mon locataire !…

Dick eut un sourire qui apaisa la commère.

— Qui vous parle de cela ? reprit-il d’un ton insinuant… Je suis décidé à ne questionner que vous. Vos réponses seront seules transcrites dans mon rapport. Vous tenez donc entre vos mains le sort d’Hermann, car suivant que vous le louerez ou le blâmerez, il recevra un avancement considérable ou bien demeurera dans sa situation actuelle.

À ces mots, le visage de la concierge revêtit une expression si bouffonne qu’un humain, moins maître de lui que le détective, n’eût pu résister à l’envie de rire.

Quelle gloire pour une concierge de tenir en ses mains le sort d’un locataire ; de devenir la dispensatrice des faveurs administratives !

— Alors, que désirez-vous savoir ? J’ai confiance en vous ; interrogez, je répondrai.

La commère était au point où le jeune homme avait voulu l’amener.

— Que pensez-vous d’Hermann, comme citoyen, en dehors de son service ? L’opinion d’une personne raisonnable et posée comme vous est considérable.

Considérable ! Le mot porta, Mrs. Adelphi se gonfla positivement d’orgueil, à l’instar de cette grenouille, de fabuleuse mémoire, se donnant pour carrière d’atteindre aux dimensions d’un bœuf.

— Mr. Hermann. Herr Hermann, comme l’appellent ses amis…

— Des originaires Allemands sans doute ?

— Naturellement. Un bon Saxon n’aurait jamais l’idée d’employer ce mot barbare : Herr. Moi, les vocables des Germains me font mal à la bouche… Je n’aime pas les Allemands, pour ainsi dire. Aussi quand Mr. Hermann vint louer ici, il y a quelques semaines, avant son mariage, je ne lui fis pas un accueil comme celui dont je vous ai gratifié…

— Alors, vous avez changé d’avis en ce qui touche les Allemands ?

— Non, non, se récria-t-elle. Pas les Allemands, mais l’Allemand qui s’appelle Hermann.

— Vraiment ?

— Car celui-là est un vrai brave homme, poli, prévenant, et puis il n’a rien à lui. Sa petite épouse le ferait passer par un trou de souris…

Mrs. Adelphi, lancée maintenant, poursuivait avec la prolixité pâteuse d’une demi-ivresse :

— Oui, gentleman, jamais un mot plus haut que l’autre ; jamais il ne nommerait son épouse autrement que blue duck (canard bleu), ce qui est tout à fait mignard et gracieux. Pourtant elle n’avait aucune fortune ; aucune… à preuve qu’il a été obligé de payer son trousseau de mariée… N’est-ce pas, ceci se passe de commentaires… Moi, je n’aurais jamais consenti à être mariée ainsi… J’ai payé mon trousseau moi-même… Enfin, il est si aimable que je ne veux pas critiquer son ménage… Oui, monsieur, il dépense toutes ses économies pour la parer… Eh ! eh ! on gagne de la monnaie dans la police… Et il va avoir de l’avancement encore… ce que blue duck

Elle se reprit vivement :

— Non, ça c’est un surnom qu’un mari peut seul prononcer… J’ai le sentiment de la convenabilité, moi…

Elle posa son index sur son front dans une attitude méditative.

— À propos, qu’est-ce que je disais donc ?

— Vous parliez de son avancement, et vous supposiez que sa compagne…

— Ah ! oui, c’est cela ! Elle sera enchantée, car un avancement se traduira pour elle par de somptueux cadeaux.

— Vraiment ! Ce brave Hermann…

— Oh ! gentleman, la perle des maris… On peut dire la perle… Car il y a trois jours encore, il lui a offert un collier de perles, des vraies, achetées chez Woltaley, de la Première Avenue.

— C’était une fête, un anniversaire ?

— Vous n’y êtes pas… Le lendemain, Mr. Hermann devait être de service toute la nuit à la grande réception de Coram Dirk, le neveu du milliardaire Carnegie.

— Eh bien ! je ne vois pas le rapport, murmura le jeune homme étouffant, par un effort surhumain, le cri de triomphe prêt à jaillir de ses lèvres.

Ce collier de perles, cette soirée de Coram Dirk… La seconde avait dû payer le premier. Un agent de police n’a pas les moyens de solder une fantaisie aussi coûteuse qu’un collier de perles…

Parfaitement. Tout devenait clair. Hermann avait touché la forte somme.

Il avait aussitôt acheté un bijou pour sa femme, certain que, s’il était soupçonné plus tard, on le surveillerait après la réception, sans s’inquiéter de ce qu’il aurait dépensé avant.

Adroit, cet Hermann. Mais il n’avait pas compté avec cet imprévu redoutable… les commérages de sa concierge.

Or, il saurait la venue de Dick Fann. Il prendrait peur. Il préviendrait l’homme qui l’avait payé. En observant ses mouvements, Dick arriverait jusqu’à l’ennemi des sorties de bal. Et, connaissant ce dernier, il comprendrait sans doute quelle chose précieuse l’individu cherchait dans l’ourlet des vêtements.

— Un prix fou, ce collier… deux mille cinq cents francs, gentleman, j’ai vu la facture. Mr. Hermann ne s’en serait pas vanté, mais Mrs. Elsie est fière d’être choyée comme cela… C’est elle qui m’a montré l’acquit de la maison.

— Deux mille cinq cents francs, nota Dick, à part lui… Il y avait donc un intérêt de premier ordre à taillader l’étoffe gris brouillard printanier ?

Mrs. Adelphi allait toujours.

— Un cadeau pareil pour qu’Elsie ne se fâchât pas de ce que son époux eût accepté un service devant le tenir hors de chez lui pendant près de vingt-quatre heures, c’est payer cher la minute de service…

Elle eût continué longtemps, mais Dick n’était plus disposé à l’écouter.

Il savait à présent ce qu’il souhaitait connaître. Sa démarche, motivée pour cette simple remarque que, lors de la présentation d’Austin et d’Hermann, ce dernier avait manifesté une gêne légère, inaperçue de M. Greggson, cette démarche avait donné un résultat complet.

Le détective tenait maintenant une extrémité du fil qui le conduirait à la vérité. Aussi prit-il congé de son interlocutrice, un peu marrie de voir interrompre ses confidences. Mais elle se rasséréna aussitôt, car Dick lui dit, en forme d’adieu :

— Je vous serai obligé, chère mistress, de rapporter notre conversation à Hermann. Il devra son avancement en grande partie à l’éloge que vous avez fait de sa personne. Je trouve juste qu’il n’ignore pas ce qu’il vous doit.

Quoi de plus doux pour une concierge que de protéger son locataire ? Radieuse, bien que titubante, la lourde Adelphi accompagna le visiteur jusqu’à la porte de la rue, et elle le regarda s’éloigner en murmurant dans un large rire accentué par l’ivresse :

— Un brave jeune gentleman, en vérité, un vrai brave jeune gentleman… Ma parole, je renoncerais à la liberté du veuvage, s’il m’en priait.

À vingt pas de la maison, Dick s’était arrêté sous un réverbère pour consulter sa montre.

— Onze heures moins vingt… Je serai à l’heure chez Mrs. Lodgers… J’ai scrupule de la déranger aussi tard, après ce que je viens d’apprendre… Bah ! Il faut tout voir… Décidément, cette affaire de manteaux commence à me passionner. D’autant plus que j’espère ne pas être retenu trop longtemps loin de miss Fleuriane.

Sa voix s’était faite infiniment douce pour prononcer le nom de la jeune fille.

Onze heures sonnaient à l’énorme horloge de la cathédrale de Saint-Patrick, quand il s’arrêta devant la grille artistique de l’hôtel de Mrs. Lodgers.

Le vestibule, dallé de mosaïque, apparaissait en arrière éclairé par les candélabres dont les ampoules électriques affectaient la forme de fleurs multicolores. Il sonna. Et sur le seuil de la loge spacieuse affectée au gardien ou suisse, un géant barbu se montra.

— Sir Dick Fann, sans doute ? fit-il d’une voix de basse taille qui résonna sourdement dans le vestibule.

— C’est moi-même.

All right ! Mrs. Lodgers m’a envoyé prévenir de votre visite. Elle n’est pas encore rentrée, mais elle prie le gentleman de l’attendre dans le petit salon du rez-de-chaussée… Je vais conduire moi-même.

Tout en parlant, il traversait le dallage de mosaïque, ouvrait une porte faisant presque face à celle de la loge, actionnait les allumeurs électriques, puis, s’effaçant :

— Entrez, sir… Sur la table, vous trouverez journaux et revues.

Resté seul, le détective promena autour de lui son regard.

Partout, dans le choix des styles, dans le rapprochement des couleurs, on sentait la main de la femme de goût. Un soupçon de sévérité décelait aussi le côté sérieux de l’esprit de la maîtresse du logis.

Car Mrs. Lodgers résidait presque constamment seule en son hôtel ; son mari, retenu par d’énormes intérêts miniers dans la région des Montagnes Rocheuses, n’y faisant que de très brèves et rares apparitions.

Du côté de la rue, aucune ouverture. Mais une large baie aux vitraux admirables donnait sur un petit jardin (luxe rare à New-York), occupant l’arrière de l’hôtel.

Le détective s’approcha de la baie, l’ouvrit, regarda au dehors.

La façade qu’il avait sous les yeux n’était point la régularité froide de la plupart des constructions américaines. Un architecte artiste l’avait conçue en réduction des castels Renaissance, qui font l’orgueil de la vallée de la Loire.

Une délicieuse tourelle octogonale la terminait, fantaisie sculptée qui donnait un charme souriant à tout l’ensemble.

Les stores, dentelle et soie, baissés aux fenêtres du premier étage, laissaient filtrer une lumière rosée, due évidemment à des globes colorés. L’Anglais se déclara sans hésiter que, là, était la chambre de Mrs. Lodgers.

Là aussi, certainement, la camériste Edith attendait le retour de sa maîtresse.

Il lui eût suffi de voir cette jeune fille, de la prier de lui montrer la sortie de bal. Cela eût évité à Mrs. Lodgers de presser son retour.

Il venait à peine de formuler sa réflexion qu’un ronronnement d’automobile arriva jusqu’à lui ; la grille s’ouvrit et se referma avec un claquement sec. Il y eut un murmure de voix, puis la porte du salon s’ouvrit et Mrs. Lodgers parut sur le seuil.

— Mille pardons du léger retard, fit-elle aimablement, mon auto n’était point arrivée et, vous le savez, l’usage ne permet pas à une femme riche de se montrer à pied dans la rue.

— Oh ! répliqua l’Anglais, j’occupais agréablement mon temps, et il ne me venait à l’esprit que des formules louangeuses pour le goût exquis que trahit l’agencement de ce salon, l’apparence de l’hôtel.

Elle rit gaiement.

— Oh ! on voit bien que vous êtes du Vieux Monde. Vous dites sans effort des choses gracieuses.

— Voudriez-vous critiquer les manières américaines ?…

— Au ciel ne plaise. Je constate seulement que, d’un côté de l’Atlantique, la galanterie fleurit plus que de l’autre, sans prétendre critiquer l’un ou l’autre rivage.

Mais s’interrompant :

— Vous le remarquez, nous perdons du temps, ce que les Américains n’aiment pas à faire. Si vous le voulez, vous allez m’accompagner dans mon parloir privé, je ferai apporter le manteau que vous souhaitez voir, et vous me direz, à moi, ce que vous avez découvert… Là-bas, il y avait trop de monde. Et puis, ces chères belles n’auraient point su garder le secret.

Et, précédant Dick dans le vestibule :

— Ah çà ! cette pauvre Edith s’est endormie en m’attendant, car sans cela elle m’aurait déjà jointe.

L’escalier de marbre à la rampe ouvragée, où une mosaïque merveilleuse, figurant une cérémonie antique, simulait un tapis-chemin, fut gravi lentement. La charmante femme répétait :

— Pauvre Edith. Je la fatigue trop. Jamais elle n’a dormi ainsi. Elle ne se pardonnera pas ce manquement à son service.

Et, riant gentiment :

— Elle aura bien tort. Car moi, je lui pardonne. Bien plus, je me fais des reproches. Je vais lui donner deux jours de congé. Elle les passera dans sa famille et se reposera.

Tous deux étaient parvenus au premier étage. Ils traversèrent plusieurs pièces, dont les portes garnies de ressorts se refermaient automatiquement après leur passage, et ils pénétrèrent enfin dans un ravissant boudoir-bibliothèque, que Dick jugea devoir se trouver en arrière de la chambre de la tourelle. Mais Mrs. Lodgers disait sa surprise, au fond de laquelle perçait une vague inquiétude.

— C’est inconcevable ! Jamais Edith n’a montré pareille négligence. Veuillez vous asseoir… Je vais voir.

Dick Fann obéit, marquant la parfaite discrétion du gentleman, en tournant le dos à l’entrée de la chambre à coucher. Mrs. Lodgers approuva d’un geste inconscient et ouvrit. Le détective l’entendit murmurer sur le ton de la stupeur :

— Personne ! Qu’est-ce que cela signifie ?

Puis il perçut le glissement léger de la jeune femme sur le tapis.

Évidemment elle cherchait. Selon toute apparence, un fait imprévu avait obligé Edith à quitter son poste… et la méticuleuse servante aurait dû laisser une note pour avertir sa maîtresse.

Soudain, Dick se redressa, comme mû par un ressort. Un cri étranglé venait de retentir dans la chambre où avait disparu Mrs. Lodgers, suivi d’un bruit sourd, comme celui de la chute d’un corps sur le plancher.

En deux bonds, le jeune homme se trouva dans la pièce éclairée, ainsi qu’il l’avait constaté d’en bas, par des ampoules électriques dont l’éclat était tamisé par des tulipes roses.

Mais ce ne furent ni le lit Louis XVI, aux amours et guirlandes sculptés, ni les bibelots précieux qui attirèrent ses regards.

Au fond de la salle, près de la porte d’un cabinet attenant, Mrs. Lodgers gisait sur le tapis, privée de connaissance.

Tout en allant vers elle, l’Anglais murmura :

— Elle a ouvert cette porte… Qu’a-t-elle vu pour être effrayée au point de s’évanouir ?

Effet réflexe de cette question, il tira son revolver de sa poche ad hoc, et, enjambant le corps de la jeune femme, il pénétra dans son cabinet.

L’émotion de Mrs. Lodgers lui fut aussitôt expliquée.

La fille de chambre Edith était étendue à terre au milieu d’une mare de sang. En même temps qu’il découvrait ainsi la victime d’un crime tout récent, le liquide sanguin non encore coagulé le démontrait, les regards du détective étaient attirés par divers autres objets : une armoire garde-robe, dont le panneau restait béant, la fenêtre ouverte, et, sur un coffre, un manteau identique à ceux qu’il avait examinés chez miss Marily et Mrs. Doles, manteau qui, de même que ces derniers, avait été amputé de son ourlet inférieur.

Le coupeur de manteaux s’était introduit là où il savait trouver le vêtement convoité. Un coup d’œil par la croisée convainquit Dick de la justesse de l’hypothèse. La baie, située entre la tourelle et le mur, mitoyen avec une habitation voisine, était assez rapprochée de ce mur pour qu’un homme pût l’atteindre aisément.

Le criminel avait dû trahir sa présence par quelque bruit. Edith, attendant sa maîtresse dans la pièce voisine, était accourue pour se rendre compte et elle avait rencontré la mort.

Non sans lutte, par exemple. Les vêtements en désordre, la contraction de ses traits racontaient avec une éloquence tragique le suprême combat de la malheureuse.

Entre les doigts crispés de la morte apparaissait un lambeau d’étoffe blanche. L’Anglais était un détective de race. Devant le crime, une seule préoccupation le dominait : arriver au criminel.

Il oublia Mrs. Lodgers évanouie ; il oublia le tableau atroce qu’il avait sous les yeux, pour ne plus voir que ces mains aux doigts désespérément contractés sur un lambeau d’étoffe.

Cette étoffe, il l’avait reconnue tout de suite. C’était cette mince soie blanche intercalée dans les quatre manteaux en provenance de Paris.

Il se pencha vers le cadavre, écarta avec une douceur pieuse, les doigts repliés, et s’empara du morceau d’étoffe.

C’était une bande d’environ vingt centimètres de long, appartenant, à n’en pas douter, à l’ourlet inférieur du manteau. Elle avait dû subir une traction violente, car la doublure et le liséré gris brouillard avaient cédé en même temps, formant à l’une des extrémités un bourrelet, auquel adhéraient encore des débris de passementerie.

— C’est bien cela, murmura le jeune homme… Que signifie cette poursuite acharnée, jusqu’au meurtre, d’une soie sans grande valeur ?

Les sourcils froncés, un pli barrant son front, il promenait autour de lui un regard perçant.

Dans la garde-robe ouverte, il discernait les supports, naguère affectés à la suspension du manteau ; ils n’avaient point été déplacés.

— Bon, grommela-t-il, l’homme est donc plus grand que moi. Il me serait impossible de prendre un vêtement là, sans décrocher le support… Et il est orné d’une barbe fauve, continua-t-il vivement en prenant délicatement sur le manteau un poil de barbe. Voilà une teinte pileuse, fit-il après un instant, qui est commune en Allemagne… Hermann, l’agent, est lui-même Allemand… Tiens ! tiens !…

Il considéra de nouveau le morceau de soie blanche qu’il tenait à la main, et, pensif :

— Les Allemands sont passés maîtres dans l’art de l’espionnage… un lé de soie est tout aussi commode qu’un papier pour tracer un document confidentiel… Et il se dissimule plus aisément. Il suffit d’une encre sympathique et d’un manteau.

Et vivement, il repassa dans la chambre à coucher. Avec une indifférence, dont Mrs. Lodgers, toujours évanouie, eût certes été scandalisée, si elle avait pu s’en rendre compte, il sauta par-dessus le corps de l’élégante et courut à la cheminée, dans laquelle brûlait un feu clair.

À la flamme, il exposa le morceau de soie.

L’étoffe demeura blanche. Aucun signe n’apparut à la surface.

Or, on sait que le propre des encres dites sympathiques est de devenir visibles lorsqu’elles sont exposées à la chaleur.

Et cependant, Fann parut enchanté de ce résultat négatif.

— Le hasard est pour moi… Le document cherché se trouve dans le quatrième manteau. Il faut donc que je me hâte pour en devenir le gardien.

Avec une prestesse merveilleuse, il jeta le morceau de soie dans le foyer, le regarda se consumer, puis, lorsque les cendres légères se furent fendillées, réduites en poussière, il se frotta vigoureusement les mains.

— Plus de trace. Personne ne saura cela que moi. Rien n’avertira le criminel. À présent, il s’agit de ramener cette charmante Mrs. Lodgers à la conscience des choses.

Sur la tablette d’une délicieuse « coiffeuse » de modern-style, des flacons d’odeur s’alignaient. Dick en choisit un, et, s’agenouillant auprès de la jeune femme toujours inerte, il lui aspergea délicatement le front, les paupières et les mains.

Au bout de quelques minutes, la malade fut secouée par un frisson, une aspiration profonde souleva sa poitrine, ses yeux s’ouvrirent.

Sur ses traits passa une expression stupéfaite. Évidemment, le souvenir n’était pas encore ranimé en elle, et elle ne concevait pas comment il pouvait se faire qu’elle fût étendue sur le tapis, et que le détective fût agenouillé auprès d’elle, un flacon d’essence parfumée à la main.

— Madame, fit ce dernier d’une voix légère comme un souffle, veuillez vous rappeler… Edith ! le manteau !

Elle eut un cri étouffé. Ces seuls mots avaient ramené à sa mémoire l’horrible tableau devant lequel elle avait perdu le sentiment.

— Oh ! il faut appeler… au secours… la police, balbutia-t-elle en se soulevant avec effort.

Mais, tout en l’aidant à se relever, Dick murmura :

— Tout à l’heure, je vous en prie. Il faut que je vous parle d’abord.

— Que vous me parliez ?

Avant de répondre, il la fit asseoir dans un fauteuil auprès de la cheminée, où les flammes continuaient à pétiller gaiement. Et comme elle répétait d’une voix anxieuse :

— Vous voulez me parler…

— Et vous demander d’écrire une lettre.

— Une lettre ?

Les grands yeux de l’élégante lady s’ouvrirent démesurément.

— Mais pendant ce temps, ma pauvre Edith !… ne peut-on rien pour elle ?

L’Anglais secoua la tête :

— Elle serait donc morte ?… reprit Mrs. Lodgers avec épouvante.

— Hélas !… Elle l’était avant notre arrivée… Rien ne s’oppose donc à ce que vous accueilliez ma requête, car le premier devoir est de trouver son assassin.

Les regards de la jeune femme dirent l’interrogation ardente.

— L’auriez-vous découvert ?

— Non, madame. Mais je sais où je le prendrai.

— Vous ?

— Où je le prendrai, répéta le détective, si vous consentez à m’aider en écrivant la lettre que je sollicite de votre bienveillance.

Arrêtant l’exclamation prête à jaillir des lèvres de son interlocutrice, il acheva :

— Refuserez-vous ?

Elle s’indigna :

— Refuser, quand il s’agit de venger cette malheureuse fille ! Je lui étais attachée. Je ne suis pas de ces gens qui n’ont aucune affection pour leurs serviteurs.

Elle se dressa sur ses pieds.

— Venez dans mon private parloir… J’écrirai ce que vous voudrez.

Pour toute réponse, le jeune homme ouvrit la porte de la pièce désignée, où il avait pénétré d’abord en compagnie de Mrs. Lodgers.

Comme si l’idée du devoir avait remis en place les nerfs de la jolie femme, celle-ci alla vers un secrétaire, bijou sorti naguère des ateliers de Boulle, et prenant une plume, attirant un papier à son chiffre devant elle :

— Vous plaît-il de dicter ?

— Merci de me le permettre, madame. Les instants sont précieux. Je dicte donc, sans vous exprimer plus longuement ma gratitude.

Et lentement, il prononça ces paroles, que la jeune femme transcrivit au fur et à mesure sur son papier :

« Chère amie,

« Un désastre. Ma femme de chambre Edith, assassinée chez moi, en défendant mon manteau gris. Il y a une fatalité sur ces manteaux… Et le fou qui nous persécute court toujours.

« Auprès de ce malheur, l’ennui dont je vous viens entretenir est peu de chose. Cependant, dans l’état nerveux où cette scène de carnage m’a mise, il prend pour moi une importance extrême, et je m’adresse à votre amitié pour me tirer d’embarras.

« J’ai songé, dès ce matin, à remplacer Edith. Le service de ma maison l’exige impérieusement. Eh bien, ici, nouvel ennui. Aucune fille ne consent à accepter l’emploi. Elles ont peur d’entrer dans une maison où la mort violente vient de frapper.

« Or, on n’improvise pas une première femme de chambre. Mes sous-ordres sont parfaites quand elles sont conduites par une personne expérimentée, mais livrées à elles-mêmes, leur service sera détestable. Jamais pourtant, je n’ai eu besoin plus pressant d’un bon service ».

Mrs. Lodgers avait levé les yeux, semblant quêter une explication.

— Tout à l’heure, prononça Dick, et il se reprit à dicter :

« Alors, je vous prie de vous prêter, pour quelques jours, à la combinaison suivante :

« Parmi les filles de chambre que j’ai vues ce matin, il en est une dont les références sont de tout point excellentes. C’est elle qui vous remettra cette lettre. Mathiesel Lutton a servi dans plusieurs maisons de la Cinquième Avenue et de Madison square, et toutes lui ont délivré les plus élogieux certificats.

« Mais à aucun prix, elle n’entrerait chez moi, alors, dit-elle, que le sang n’a pas encore séché.

« Voulez-vous me rendre l’inappréciable service de la garder huit à dix jours auprès de vous, et de me prêter, durant ce laps, votre Mérédith, si alerte et si au courant ? Mérédith a presque le même nom que la malheureuse victime du fou. Elle a un excellent caractère, vous me l’avez dit cent fois. Sa présence m’aidera à passer ce moment pénible.

« Aussitôt que possible, nous referons l’échange inverse, et je serai, ma chère et belle amie, votre obligée de cœur.

« Helena Lodgers. »
« P.-S. — Envoyez-moi Mérédith de suite. La police, les juges, les bévues des servantes maladroites, me rendent positivement folle. »

La jeune femme avait écrit docilement.

Lorsqu’il l’avait aperçue dans le petit salon de Mrs. Doles, Dick Fann l’avait bien jugée. Intelligente et énergique, elle obéissait au détective qu’elle comprenait être sur la piste du criminel. Et quand il ajouta :

— Veuillez dater de demain… Je consulterai l’indicateur. La missive ne sera remise à sa destinataire que dans l’après-midi. Assez tôt pourtant pour que Mérédith puisse vous être expédiée par le chemin de fer, le soir même.

— Alors, l’adresse ?

— À Mrs. veuve Tolham, Stone-Hill-Castle.

— La voici.

De son écriture décidée, la jeune femme traça la suscription, puis tendant à Dick Fann feuille et enveloppe :

— Vous me répondez de cette Mathiesel que vous me faites placer chez mon amie ?

Il se prit à rire.

— Oh ! complètement. Comme de moi-même.

— J’insiste néanmoins. Vous concevez que je serais désolée d’attirer le moindre ennui à une amie d’un caractère peut-être original, mais d’un cœur admirable.

— Je le conçois. Et je vous répète : je réponds de Mathiesel comme de moi-même. Seulement, vous le comprendrez de votre côté : pour prendre le misérable qui a si terriblement opéré ce soir chez vous, il faut que j’aie dans la place une personne dont je sois sûr.

Elle frissonna :

— Vous pensez donc que ce… que cet individu pénétrera chez Mrs. Tolham ?

— J’en suis certain. Je vous sais capable de garder un secret. Et pour vous démontrer que j’ai entière confiance en votre discrétion, j’ajouterai que l’assassin ira chez Mrs. Tolham, parce que ce qu’il cherche est inscrit sur la soie blanche du quatrième manteau.

Elle le considéra avec surprise.

— Comment le savez-vous ?

— Un simple raisonnement vous convaincra. S’il avait trouvé dans les manteaux de miss Marily ou de Mrs. Doles, il n’eût pas risqué son expédition chez vous, et votre femme de chambre vivrait encore.

— Je l’admets… Mais rien ne prouve que cette fois il n’ait pas réussi.

— Si, un morceau d’étoffe que la victime tenait encore dans ses mains glacées.

— Un morceau d’étoffe…

— Que j’ai brûlé après examen, car seuls, vous et moi, devons connaître ce détail.

— Edith a donc lutté, d’après vous ?

— Oui, comme une brave fille qu’elle était… Vous aviez raison de lui être attachée. L’homme a pénétré dans le cabinet par la fenêtre. On peut l’atteindre facilement, en s’aidant du mur mitoyen. Il a ouvert la garde-robe, décroché le manteau et coupé l’ourlet. À ce moment, il a heurté un meuble ou laissé tomber ses ciseaux, enfin produit un bruit quelconque. Edith, qui lisait au coin du feu, est accourue au bruit. Elle a cherché à reprendre au drôle le lé d’étoffe.

Il fit une pause, puis ajouta d’un accent dont Mrs. Lodgers frissonna jusqu’au fond de l’être :

— Et, à l’expression de terreur et d’étonnement dont les traits immobiles de la morte sont restés empreints, je jurerais qu’elle a reconnu son meurtrier…

— Reconnu, ce serait donc quelqu’un… ?

— De votre entourage. Voilà pourquoi le silence est indispensable. Il ne faut pas qu’un mot dévoile à ce personnage que l’on est sur sa trace. Lui laisser la confiance, la certitude que rien ne l’accuse, c’est assurer notre victoire.

— Mais si ce n’est pas un fou, qui est-ce donc ?

— Pour tout le monde, ce doit être un fou. Vous et moi seuls saurons que c’est un espion.

— Un espion ! redit-elle avec dégoût.

— Un espion, oui, à la barbe fauve. Un Allemand probablement.

Il ne continua pas. Mrs. Lodgers s’était dressée toute droite, les bras jetés en avant, une épouvante sur les traits de son charmant visage.

— La barbe fauve !… Allemand !…

Mais Dick Fann lui prit doucement les mains, et, d’une voix enveloppante :

— Je vois que vous le reconnaissez aussi… que c’est un homme de votre monde. Eh bien ! laissez-moi vous prier de n’ajouter pas un mot. Pour un personnage, il faut des preuves éclatantes. Lui seul peut nous les donner en se trahissant… oubliez mes paroles jusqu’à ce moment… Oubliez tout, même si vous le revoyez.

Une seconde, Mrs. Lodgers ferma les yeux. Le frémissement de ses lèvres décelait son angoisse. Puis ses paupières se relevèrent, et, plantant son regard dans celui du détective :

— Vous avez raison. Personne ne croirait… Moi-même je n’ose croire… Je vous promets d’agir ainsi que vous le désirez.

Dick salua respectueusement. Après quoi, il alla vers la sonnerie électrique et la fit résonner frénétiquement.

— Que faites-vous ?

— J’appelle au secours… Passez dans le salon. Jetez-vous dans un fauteuil, le flacon d’essence débouché auprès de vous…

— Pourquoi ?

— Pour expliquer que nous n’ayions pas sonné plus tôt. Le suisse sait que nous sommes montés depuis un quart d’heure.

— C’est juste. Vous pensez à tout.

Quand le suisse, deux domestiques déjà rentrés à l’hôtel pénétrèrent dans la chambre de la lady, ils trouvèrent la jeune femme semblant sortir à peine d’un évanouissement, et le détective très actionné à frapper dans les mains de la patiente.

Quelques minutes après, des roundsmen (agents), appelés par les serviteurs affolés, faisaient à leur tour irruption dans l’hôtel, et Dick, arguant de ce que désormais les habitants en étaient sous la protection de la force publique, s’esquivait, emportant dans sa poche la lettre accréditant la fille de chambre Mathiesel auprès de Mrs. Tolham, de Stone-Hill.

Sans perdre de temps, il se rendit aux bureaux de Mulberry street.

M. Greggson avait regagné son domicile.

Dick Fann lui téléphona aussitôt la nouvelle du crime commis dans la demeure de Mrs. Lodgers, mais, bien entendu, sans lui parler des déductions que lui-même en avait tirées.

L’affaire, ramenée à ses proportions apparentes, apparaissait des plus simples.

Aussi, Greggson se rendit-il aisément au conseil téléphoné de rester tranquillement dans son home, et autorisa-t-il son allié volontaire à adresser un communiqué aux journaux.

En suite de quoi, Dick prit place au bureau du policier américain, et rédigea la note suivante :

« Le coupeur de manteaux vient, pour la troisième fois, de signaler son existence. De ce coup, le sang a coulé.

« Miss Edith, première fille de chambre de Mrs. Lodgers, de la Fifth avenue (Cinquième Avenue), a trouvé la mort en défendant la propriété de ses maîtres.

« Plus que jamais, on estime à Mulberry street, que l’on se trouve en présence d’un monomane.

« La disproportion, qui existe entre le désir de déchiqueter un vêtement et l’assassinat d’une personne qui s’oppose à son accomplissement, ne saurait laisser le moindre doute à cet égard.

« Le coupable ne tardera certainement pas à tomber entre les mains de la police. Un insensé, en effet, a l’incohérence comme règle de conduite. Il ne peut donc manquer de se trahir, de se livrer aux yeux vigilants qui veillent à la sécurité de la population ».

Il relut ces lignes avec attention, pesant chaque mot. Enfin, il murmura :

— Rien ne peut, dans tout cela, inquiéter le criminel. Il faut qu’il soit tranquille, qu’il vienne là-bas, à Stone-Hill. Il le faut…

Et, avec un sourire :

— Mrs. Lodgers allait me le nommer. J’ai eu un mouvement de coquetterie, je l’ai arrêtée… Je veux le découvrir moi-même… C’est ce brave Hermann qui me le désignera demain matin. Il s’agit donc d’être en temps utile au guet. Pour ce, allons dormir.

Puis, pensif :

— Je donnerai mes instructions à M. Defrance. Il est méconnaissable maintenant. Il pourra donc, sans danger, suivre miss Fleuriane par chemin de fer et m’avertir de tout incident fâcheux…

Il serra les poings.

— Pourvu que ce misérable Larmette ne profite pas de l’absence qu’il m’a si bien imposée !

Il s’interrompit, sonna.

Au secrétaire qui se présenta aussitôt, il remit la note préparée pour la presse, ordonna d’en faire immédiatement un certain nombre de copies et de les distribuer, dans la nuit même, aux quotidiens, afin qu’elle parût dans les éditions du matin.

Et pourtant, au point du jour, quand le policier américain, rendu matinal par l’espérance de renseignements complétant son entretien téléphonique de la soirée, arriva à Mulberry street, son cabinet était vide.

En son bureau, une feuille de papier trahissait seule le passage de Dick Fann.

Elle portait ces lignes :

« Je commence enquête dans tous les milieux s’occupant spécialement de la folie. Vous ne me verrez probablement pas de plusieurs jours. Veuillez cependant, chaque après-midi, communiquer aux journaux l’une des notes ci-dessous. Il y en a dix. Cela m’assure donc dix jours de liberté. »

Suivait le texte de dix notes rendant compte d’une enquête policière de fantaisie, chacune contenant une ou plusieurs fois le nom de Dick Fann, le célèbre détective anglais.

Qu’était devenu le personnage lui-même ? Nul ne put l’apprendre à M. Greggson, absolument affolé par ce nouveau mystère.

Personne n’avait vu sortir le détective. La porte, à l’arrivée de l’Américain, était d’ailleurs fermée au double tour, il s’en souvenait.

La croisée, il est vrai, était entr’ouverte.

Mais elle se trouvait au troisième étage, à plus de quinze mètres du trottoir. Au dehors, le long de la muraille nue, courait une corniche large d’un pied à peine. Greggson ne soupçonna pas une seconde que, pour dépister tout espionnage, Dick, vers deux heures du matin, s’était engagé sur ce chemin périlleux ; qu’ainsi, risquant d’être précipité à chaque pas, se collant à la muraille unie qui ne lui offrait aucune prise, aucun point d’appui, il avait cheminé durant plus de vingt mètres, atteignant enfin une échelle de couvreur, escaladant la toiture d’une maison voisine, et qu’après un voyage périlleux sur les toits, il était redescendu par la lucarne d’une mansarde inoccupée dans un immeuble s’ouvrant sur une rue voisine.

Sans doute, le détective, pour risquer pareille aventure, avait un intérêt bien puissant à faire perdre sa trace.

Quoi qu’il en soit, Greggson demeura absorbé, ne comprenant rien à l’aventure. Tout le jour, il se creusa la cervelle à l’effet de s’expliquer « la volatilisation » de Dick. Ni lui, ni personne, ne revit l’Anglais.

Quand, vers le soir, Hermann reprit son service, l’agent parut radieux à son supérieur. Il y avait de quoi. Épouvanté par le récit que lui avait fait sa concierge de la venue d’un inspecteur de Mulberry street enquêtant sur son compte, l’agent, soupçonné avec une rare clairvoyance par Dick Fann, avait, de grand matin, fait porter par son épouse au poste de télégraphe le plus voisin, un télégramme ainsi conçu :

« Dakson Loomans, 171, Hicks-street-Brooklyn.
« Office 3 — Entretien urgent — Hermann ».

À onze heures, il s’était rendu au Park Central, s’était rencontré sur le terrain du Ball Ground avec un gentleman de solide carrure, à la soyeuse barbe fauve, l’avait mis au courant de ce qui avait causé ses inquiétudes, puis était rentré chez lui, rassuré, convaincu, avec sa vieille expérience de policier, qu’aucun espion ne l’avait suivi.

Évidemment, il ne pouvait considérer comme espion une grande jeune femme vêtue de noir, assise sur l’un des bancs en bordure du Ball Ground.

Cependant cette jeune femme, probablement, par hasard, se leva quand les deux causeurs se furent séparés. Elle sortit du parc, parcourut plusieurs rues qui l’amenèrent dans Broadway, presque en face de l’immeuble portant le numéro 33, où se tient le consulat d’Autriche-Hongrie.

L’homme à la barbe fauve y arrivait en même temps.

Lui, entra dans les bureaux du consulat ; elle, continua son chemin. À cent pas de là, elle héla un cab et se fit conduire à la Great Central Station. À la consigne, elle retira une malle de cuir attestant un long usage, la fit enregistrer pour New-Haven, puis, gardant à la main un sac de cuir, s’engagea sur les quais, où plusieurs trains se trouvaient en formation.

Qu’était cette femme ? L’indiscret qui eût jeté les yeux sur l’étiquette gommée, collée sur la malle, eût pu lire :

Mathiesel Lutton,
Pour New-Haven. Stone-Hill-Castle.

C’était la femme de chambre envoyée à Mrs. veuve Tolham.




CHAPITRE III

Stone-Hill-Castle


À quatre kilomètres de la ville maritime et balnéaire de New-Haven, se trouve la vaste propriété de Stone-Hill, appelé ainsi, son nom l’indique, parce que l’habitation est sise sur une colline pierreuse dominant une grande étendue de jardins, prés, bois et champs cultivés.

La maison a un aspect de forteresse. Et, de fait, c’en est une. Elle fut édifiée vers 1740 par un sir Ellys Randolph, émigré du comté de Fife (Angleterre).

À cette époque, les luttes entre les colons et les Indiens étaient dans toute leur violence. Les Peaux-Rouges attaquaient volontiers les fermes, maisons, bourgades, scalpant les hommes, emmenant les femmes et les enfants en esclavage.

Sir Ellys Randolph avait donc très raisonnablement édifié sa résidence ainsi qu’une forteresse.

C’était un vaste quadrilatère de schiste gris, aux murailles épaisses, dont les fenêtres les plus basses dominaient le sol de plus de six mètres. Un fossé profond entourait ce redoutable blockhaus, rendant presque impossible un assaut. Sur le fossé, un pont-levis, que l’on manœuvrait chaque soir, venait obturer de son plancher aux poutrelles de fer la porte accédant, par un vestibule voûté, à la cour réservée au centre du quadrilatère de maçonnerie.

Aujourd’hui, les Indiens ont été refoulés bien loin vers l’ouest. Leurs tribus nombreuses sont réduites à quelques peuplades, dont la population diminue chaque jour. Les précautions belliqueuses ne sont plus de mise.

Les propriétaires de Stone-Hill ont comblé le fossé, remplacé le pont-levis par une chaussée dallée, et les limites des douves sont seulement marquées par une rangée de pommiers, dont les branches agrémentées de touffes de gui, que l’on coupe pour les fêtes de Christmas, s’étendent presque jusqu’à toucher les fenêtres.

C’est là que Mrs. Tolham, demeurée veuve d’un multimillionnaire de la quincaillerie, était venue prendre un repos nécessaire.

Depuis six mois, en effet, elle avait reparu dans le monde, accueillie, choyée, courtisée, non pas tant à cause de ses charmes que des avantages financiers qu’elle eût assurés à qui eût convolé avec elle en secondes noces.

En Amérique, pas plus qu’en Europe, le vulgaire n’est point insensible au vil métal, et si le brave Jupiter, souverain détrôné d’un Olympe préhistorique, récupérait soudain sa puissance légendaire, il pourrait, comme aux temps mythologiques, se déguiser en pluie d’or, pour réussir en ses desseins les plus compliqués.

Mrs. Tolham avait, on s’en souvient, les mêmes mesures que ses amies, Marily, Doles et Lodgers ; seulement, s’il est permis de s’exprimer ainsi, celles-ci les portaient en grâce, tandis que la veuve les portait en raideur.

Elle était la vivante démonstration de cet axiome, inexplicable par le raisonnement, que le charme est tout à fait indépendant des proportions.

Son visage bizarre, aux traits heurtés, ajoutait encore à ce je ne sais quoi de peu attirant qui avait fait adopter aux ironistes de la société new-yorkaise, pour désigner les quatre amies toujours vêtues de même, cette double appellation : les trois Grâces et Mrs. Repoussoir.

Avec cela, un caractère à l’unisson, dont la dominante semblait être la passion de l’autorité tracassière.

Fatiguée en fin de saison, la veuve avait pris la résolution de se reposer dans une retraite profonde. Peut-être espérait-elle ainsi se donner le teint de lis et de roses dont la nature ne l’avait point gratifiée.

Quittant New-York, elle s’était confinée à Stone-Hill (deux heures trente-cinq de railway), amenant avec elle un groupe de serviteurs choisis parmi ses nombreux domestiques.

Mérédith, première fille de chambre, et ses subordonnées, Linna et Lucy ; le cuisinier Tobburst, accompagné de ses aides : Pitt, Luste, Fruig, et de quelques marmitons sans importance. Pas de cocher, pas de wattman, pas de chevaux, de voitures, d’automobiles.

Mrs. Tolham voulait le repos absolu et, en personne qui a de la tête, elle avait éliminé tout ce qui eût pu l’inciter à des sports fatigants.

À Stone-Hill, un règlement de repos avait été affiché, contenant entre autres articles :


xxxx« Tout le personnel doit avoir réintégré les chambres à dormir, à neuf heures du soir au plus tard.
xxxx« Le lever n’aura pas lieu avant huit heures trois quarts du matin.
xxxx« Les domestiques seront chaussés de pantoufles feutrées, afin de ne produire aucun bruit.
xxxx« Toute infraction au présent règlement entraînera l’exclusion immédiate. »

Or, comme la maison d’une milliardaire abonde en bénéfices plus ou moins licites, que les domestiques adorent ces bénéfices que, par un euphémisme triomphant, ils qualifient de dévouement à leurs maîtres, les quatre préposés aux cuisines, les trois filles du service particulier de la veuve, se conformaient scrupuleusement aux prescriptions sus-résumées, tout en maugréant, mais à voix basse, contre la folie de repos de la châtelaine de Stone-Hill.

Ce jour-là, la terreur se joignit à l’ennui.

Les journaux, parus le matin à New-York, parvinrent à New-Haven vers neuf heures. Trente minutes plus tard, le bicycliste facteur les remettait es-mains de Mérédith, première femme de chambre, laquelle s’empressait de les porter à Mrs. veuve Tolham.

Celle-ci, enveloppée dans un grand peignoir japonais, goût américain, buvait à petits coups un chocolat de santé au jus de viande, aliment détestable, mais tonique, que sa cure de repos considérait comme le premier acte important de la journée.

À la vue de Mérédith, elle interrompit son opération dégustative.

— Déchirez les bandes et lisez-moi les nouvelles. Vous lisez mal, alors que je lis admirablement. Mais après mon repas, lire me serait congestif et pernicieux. Je devrais attendre plus d’une heure. Je préfère le désagrément d’entendre votre voix peu harmonieuse.

Sans doute, la camériste était habituée à cette forme aimable de conversation, car, sans manifester le moindre mécontentement, elle fit sauter la bande du Herald, journal high life, car il coûte trois cents, c’est-à-dire environ quinze centimes de notre monnaie, et d’une voix monotone, mais non désagréable, quoi qu’en eût pu dire la veuve, elle commença à lire.

À chaque instant, Mrs. Tolham l’arrêtait :

— Passez cela… la politique ne m’intéresse pas… les faits divers m’horripilent… que m’importe qu’un tramway ait écrasé un piéton ?… les gens riches ne marchent point à pied… Et les gens riches sont les seuls qui vaillent l’attention.

L’interpellée paraissait ne rien entendre de ces propos malsonnants.

Elle passait à l’article suivant, avec la patience inlassable des serviteurs qui tiennent à leur place. Tout à coup, elle eut un cri étouffé auquel répondit une exclamation de colère de la veuve.

— Allons ! Vous êtes folle… voilà que vous avez des vapeurs. Cela est réservé aux seules ladies, ma fille… et non aux servantes…

— C’est que, mistress, voulut répondre Mérédith.

La veuve l’interrompit rudement.

— N’essayez pas de vous excuser… Je ne sais pas ce qui me retient de me séparer de vous… Je suis fatiguée, mes nerfs sont ébranlés ; vous ne l’ignorez pas… et vous poussez des clameurs qui seraient à peine acceptables chez des gens de rien.

Réduite au silence, Mérédith eut recours à la mimique.

Elle plaça le Herald sous les yeux de son interlocutrice, en lui indiquant un sous-titre, celui sans doute qui avait provoqué son exclamation.

Et à son tour, Mrs. Tolham laissa échapper un cri perçant. Elle venait de lire :

Encore les manteaux gris — Tragique incident.
Le coupeur de manteaux signale
son passage par un meurtre.

— Oh ! oh ! oh ! fit-elle enfin… un meurtre… cela cesse d’être une plaisanterie.

Puis, par un retour inconscient sur elle-même :

— J’avoue que j’avais considéré l’aventure de Marily et de Doles comme très humbug… D’abord, il ne restait que deux manteaux intacts… deux manteaux devenus historiques d’actualité… Cela est agréable… Mais un meurtre !… Qui a été tué ?

— Edith, qui remplissait auprès de Mrs. Lodgers les mêmes fonctions que moi auprès de Mistress veuve.

— Ah ! la fille de chambre, grommela Mrs. Tolham, sans soupçonner l’égoïste cruauté de sa réflexion, la fille de chambre… c’est moins grave… Et comment cela est-il arrivé ? Répondez donc, sans m’imposer la fatigue de vous interroger sans cesse.

— Probablement elle aura surpris le fou dans le cabinet garde-robe de Mrs. Lodgers, car le manteau a été retrouvé coupé comme les autres.

Un instant l’égoïste personne demeura pensive.

— Ainsi, cette pauvre Lodgers aurait pu être assassinée, si elle s’était trouvée là… une personne qui vaut trois millions de dollars de revenu ; cela est inconcevable ! À quoi donc s’occupe la police que de pareilles éventualités puissent être supposées ?

Mais il n’était pas dans la nature de la veuve de s’apitoyer longtemps sur le sort de son prochain. Bien vite, elle revint sur elle-même :

— Ces manteaux gris me semblent dangereux pour qui les possède. Ils sont absolument dangereux. Le fou sait peut-être que, moi aussi, j’en possède un… Il est capable de venir ici… Mérédith, écoutez-moi.

— J’écoute, mistress, avec la plus entière attention.

— Bien. Vous allez vous rendre à New-Jersey. Vous irez au bureau du journal Smart Review. Et vous ferez insérer que Mrs. veuve Tolham, effrayée par le crime commis chez son amie Mrs. Lodgers, ne veut pas conserver par devers elle un vêtement qui semble attirer les catastrophes.

— Je pars à l’instant, mistress.

— Attendez donc, sotte hurluberlue que vous êtes, je n’ai pas fini. Vous ajouterez que, dans ces conditions, j’ai donné le manteau dangereux à vous-même, Mérédith.

— À moi ! clama la fille de chambre d’une voix tremblante.

— Eh ! sans doute à vous, à moins que vous ne soyez pas vous-même ?

Et comme la servante demeurait médusée par ce présent périlleux, Mrs. Tolham, avec cette férocité inconsciente, dont elle semblait avoir le secret, conclut paisiblement :

— De cette façon, le coupeur de manteaux sera renseigné, et je ne risquerai pas, moi, une personne considérable, de recevoir un mauvais coup.

Elle avait débité cette énormité comme la chose la plus naturelle du monde. Aussi ce lui fut une surprise intense d’entendre Mérédith répondre :

— Que Mistress me pardonne, mais je ne puis accepter cela.

— Vous ne pouvez accepter ? redit-elle, suffoquée.

— Que Mistress veuille bien se souvenir. Je suis entrée à son service comme femme de chambre. Je dois l’habiller, la coiffer, coudre, tenir en ordre son appartement privé, etc… Je m’acquitte de ces devoirs avec ponctualité, j’ose le dire : mais lors de mon engagement, il n’a pas été question de recevoir des coups de couteau, au lieu et place de Mistress.

La veuve fit une effroyable grimace. Ses yeux lancèrent des éclairs. Toutefois elle parvint à retenir les imprécations qui montaient à ses lèvres.

Elle haussa les épaules, en articulant avec un souverain mépris :

— Voilà bien le dévouement de ces espèces !

Ce fut tout. Mais cela était plus cinglant que la plus violente apostrophe. Tout ce qu’une créature peut contenir de mépris à l’égard d’une autre vibrait dans ces simples paroles.

On eût cru que la veuve dédaignait de s’occuper plus longtemps d’une personne aussi peu recommandable, car elle ordonna sèchement :

— Envoyez-moi vos suppléantes Linna et Lucy.

Hélas ! les suppléantes, non plus que la principale femme de chambre, ne se soucièrent d’attirer sur elles les coups du fou.

Est-ce qu’elle allait être obligée de rentrer à New-York, d’interrompre sa cure de repos, de ce fait que ses serviteurs avaient l’infamie de ne pas vouloir être poignardés pour elle ?

Des heures coulèrent en tergiversations.

Vers trois heures, Mérédith vint frapper à la porte de la chambre, ce qui fit sauter en l’air la veuve, alors blottie dans un fauteuil.

— Qui est là ? clama celle-ci… Si vous entrez, je fais feu, vous êtes mort…

Comme arme à feu, elle brandissait un simple gratte-dos dont elle s’était emparée machinalement. La voix de la camériste l’apaisa :

— C’est moi, mistress, votre fidèle Mérédith. Je ne puis pas entrer du reste, car vous avez poussé le verrou.

— Qu’est-ce que vous voulez, fille sans cœur ?

— Dire à Mistress que l’on apporte une lettre de Mrs. Lodgers.

— Une lettre, glissez-la sous la porte.

Il y eut un silence. L’organe de la femme de chambre s’éleva de nouveau.

— C’est que la personne doit vous la remettre en mains propres. C’est l’ordre qui lui a été donné par Mrs. Lodgers. Alors elle refuse de se dessaisir de la lettre, et Mistress voudra bien reconnaître que je ne saurais la faire passer sous la porte.

— Sotte bête ! gronda la veuve. Évidemment, une personne ne peut entrer par là. Comment est cette personne ?

— Une jeune dame comme moi.

— Comme vous ? Alors c’est une servante et pas une dame.

— Mistress a raison.

— J’ouvre. Vous entrerez avec l’envoyée de Mrs. Lodgers.

Le verrou cliqueta, le battant tourna sur ses gonds, et Mérédith parut précédant la jeune personne de noir vêtue, dont la présence au Parc Central n’avait inquiété ni Hermann, ni l’homme à la barbe fauve disparu plus tard dans les dépendances du consulat d’Autriche-Hongrie.

Cette dernière s’avança modestement et tendit à la veuve la lettre écrite la veille par Mrs. Lodgers.

La châtelaine de Stone-Hill la lut avec attention, coupant sa lecture de petites exclamations ; enfin elle releva la tête et regardant la nouvelle venue dans les yeux :

— Ma fille, vous connaissez le contenu de cette lettre ?

— Oui, mistress. Mrs. Lodgers a été très satisfaite de mes références. Elle désire que j’entre à son service, et elle a compris que je ne me soucie pas d’entrer chez elle en ce moment où sa maison vient d’être le théâtre d’un crime.

— Ah ! vous ne vous souciez pas… Ma parole, ces espèces sont impayables ! Et peut-on savoir pourquoi ?

— Oh ! Mistress le sait mieux que moi.

— Répondez néanmoins comme si je l’ignorais.

— Par obéissance pour Mistress, je lui dirai donc que le sang répandu porte malheur, jusqu’à ce que le soleil se soit levé dix fois.

Cette réplique fit oublier à la veuve ses terreurs, au moins pendant quelques secondes. Un éclat de rire convulsif la secoua tout entière.

— Enfin, bégaya-t-elle au milieu de cette gaieté incoercible, vous êtes superstitieuse, jeune Mathiesel, puisque tel est votre nom.

L’interpellée secoua énergiquement la tête.

— Ce n’est point de la superstition, et tous les gens raisonnables savent qu’entrer dans une maison où vient d’être commis un meurtre, avant que dix jours soient révolus, c’est chercher le malheur. Ainsi, en Angleterre, où j’ai servi longtemps, chez lord Harold Burnes, j’ai appris que la reine Marie Stuart et le roi Charles Ier ont péri de mort violente pour cette unique raison. Or, si cela est vrai pour les souverains, vous pensez bien, mistress, que ce l’est encore bien plus pour une humble femme de chambre.

L’hilarité de la veuve augmenta. Décidément, cette fille était drôle. Un quart d’heure plus tôt, Mrs. Tolham eût juré ses grands dieux que personne ne réussirait à l’égayer en cette malencontreuse journée… Et voilà qu’elle riait comme il lui était arrivé peu souvent de rire.

Aussi, fut-ce d’un ton radouci, qu’elle reprit :

— Mrs. Lodgers me répond de vous. Elle me demande de vous garder une semaine ou deux et de lui prêter Mérédith pendant ce temps.

Le visage de Mérédith s’éclaira. De toute évidence, la combinaison lui plaisait. Mathiesel, elle, se borna à s’incliner respectueusement.

— Seulement, continua la veuve, il y a un seulement. Vous êtes superstitieuse et j’aurais besoin auprès de moi de quelqu’un de brave.

La grande fille en noir eut un geste insouciant.

— Je suis superstitieuse puisqu’il convient à Mistress d’appeler ainsi mon sentiment. Mais cela ne m’empêche pas d’être brave.

— Ah bah !

— Non, non, cela n’empêche pas. Au château de lord Harold Burnes, sur la frontière d’Écosse, on avait à se défier des braconniers… J’en ai arrêté deux ou trois, toute seule.

— Vous ? s’exclama la veuve avec un intérêt soudain.

— Moi, oui, mistress. Avec un revolver, une femme vaut un homme. Et j’ai toujours ce petit joujou sur moi.

Ce disant, l’étrange fille tirait de sa poche un de ces mignons revolvers à cinq coups, sortant de la manufacture célèbre de Liège, et dont les balles forcées décrivent une trajectoire de plus de deux cents mètres.

— Cachez cela ! Cachez cela ! glapit Mrs. Tolham en s’abritant derrière un fauteuil.

Mathiesel ayant obéi, la veuve se rapprocha d’elle avec un visage souriant.

— Alors, si je vous offrais mon manteau gris ?…

— Je l’accepterais, mistress.

— Mais vous ne savez pas…

— Je demande le pardon de Mistress, je sais.

— Cette bavarde pie de Mérédith vous a mise au courant…

— Oui, mistress. J’ai même pensé qu’en se rendant à la gare de New-Jersey pour prendre le train de New-York où l’attend Mrs. Lodgers, elle pourrait, si Mistress y consentait, s’arrêter au Smart Review et prier d’insérer la note que désirait Mistress, en remplaçant son nom par le mien.

— Alors, si le fou venait ?… bredouilla la veuve, admirant, en dépit de ses préjugés, la tranquille assurance de sa servante.

Cette dernière compléta paisiblement la phrase, en frappant sur la poche du revolver :

— J’imagine qu’il le regretterait énormément.

Sa mine se fit implorante tandis qu’elle ajoutait :

— Mistress agrée-t-elle mes services ?

La modestie de son attitude gagna complètement la veuve.

— Certainement, mon enfant. Et même, votre principal service consistera à garder le manteau gris. Je vais vous faire donner la chambre du premier, à l’autre aile du château. Le plus loin possible de mon appartement. Car vous êtes brave ; moi, je le suis moins, et il ne faudrait pas que le fou, s’il pénètre à l’intérieur, se trompe de porte.

Cela fit rire Mathiesel, qui décidément ne se montrait pas impressionnable. Même elle ajouta :

— Alors, miss Mérédith pourrait partir de suite, afin de se mettre, dès ce soir, à la disposition de Mrs. Lodgers.

— En effet !

— Elle se chargerait de passer au Smart Review de New-Haven pour la note, et à New-York, elle en donnerait un duplicata au Herald.

— Quoi ? vous voudriez…

La veuve était stupéfaite. Quel courage avait cette fille de chambre ! Il ne lui suffisait pas d’être signalée au coupeur de manteaux par la presse de New-Haven, elle souhaitait que le plus grand quotidien de New-York se mît de la partie.

Mais il ne convient pas de gâter les serviteurs par des louanges ; ils se gâtent suffisamment sans le secours des éloges de leurs maîtres. En vertu de cette profonde pensée, Mrs. Tolham affirma d’un geste noble, et se tournant vers Mérédith :

— Vous avez entendu, ma fille, installez cette jeune personne dans la chambre verte, après lui avoir remis l’encombrant manteau. Puis, vous m’enverrez vos suppléantes Linna et Lucy ; je me contenterai de leurs soins durant votre absence, et surtout arrangez-vous pour ne pas manquer le train. Vous présenterez mes plus tendres amitiés à Mrs. Lodgers.

Un geste souligna ce congé. Les deux caméristes sortirent.

Un quart d’heure plus tard, la vaillante Mathiesel et sa malle de cuir jaune étaient installées à l’angle nord du parallélogramme allongé formé par les bâtiments de Stone-Hill-Castle, c’est-à-dire à l’extrémité la plus éloignée des pièces occupées par la veuve Tolham.

La servante s’approcha de la fenêtre, constata qu’elle était garnie de solides barreaux. Il lui parut que cet obstacle, s’ajoutant à la hauteur de six mètres séparant la baie du sol, rendait une attaque de ce côté à peu près impossible. Alors, elle inspecta la porte.

— Solide panneau de chêne, fit-elle encore ; mais serrure tout à fait insuffisante.

La remarque, du reste, ne sembla pas l’émotionner outre mesure. L’éventualité de pareille situation s’était probablement déjà présentée à son esprit et elle connaissait un moyen d’y parer, car toute son attention se reporta sur le manteau — sortie de bal gris brouillard — étendu sur un canapé.

Avant de s’éloigner de Stone-Hill, Mérédith, se conformant aux ordres de la châtelaine, avait confié à sa remplaçante le vêtement qui troublait si fort toutes les cervelles. La jeune femme eut une réflexion bizarre :

— Voici l’appeau… Le gibier s’y prendra-t-il ?

Une minute, elle demeura, les yeux fixés sur l’étoffe retombant en plis moelleux ; puis, avec un sourire indéfinissable :

— Allons nous présenter à mes camarades du personnel.

On eût cru qu’elle savourait une plaisanterie, perceptible pour elle seule. Aucune ironie ne restait sur ses traits lorsqu’elle pénétra dans l’office, où Linna, Lucy, Tobburst et ses marmitons épiloguaient à n’en plus finir sur la venue de la « nouvelle », dont Mérédith, avant de se rendre à New-York, avait annoncé l’entrée en fonctions.

— M’est avis, déclarait sentencieusement le cuisinier avec des hochements de tête, m’est avis qu’il ne faut jamais tenter le diable et que quiconque s’assoit sur une aiguille n’a point à se lamenter s’il se pique. Au demeurant, cette folle créature appelle tout le danger sur elle-même ; je lui secouerai volontiers la main en félicitation… Le danger m’intéresse beaucoup pour les autres ; mais pour moi-même, je le préfère absent. Ma profession consiste à cuisiner de bons morceaux en demeurant tout à fait entier moi-même.

Il se tut : la « nouvelle » se montrait sur le seuil.

Avec une aisance qui démontrait qu’elle avait servi dans des maisons aristocratiques (tel fut l’avis général), miss Mathiesel serra toutes les mains, décocha à chacun un compliment. Elle passerait seulement quelques jours dans la compagnie de ces gentlemen et ladies ; mais elle souhaitait d’un cœur sincère, à son départ, ne laisser en arrière d’elle que des amis.

Elle s’informa gracieusement s’il existait un fournisseur pouvant apporter trois bouteilles de champagne extra-dry, qu’elle désirait offrir en don de bienvenue.

Renseignée sur ce point, elle parla du coupeur de manteaux, avec si peu de jactance, s’excusant presque de prendre plaisir à la lutte, que tous la proclamèrent une héroïque miss. Leur enthousiasme ne connut plus de bornes lorsqu’elle déclara ne vouloir attirer le péril sur personne. Ses camarades s’enfermeraient dans leurs chambres… Elle les y enfermerait au besoin, afin d’être bien certaine qu’ils ne viendraient point à son secours en cas d’alerte.

Elle-même vérifierait la fermeture des portes et issues quelconques, réservant pour elle seule, puisque cela l’amusait, les angoisses et le péril de l’attente de l’assassin de la malheureuse Edith.

Bref, au soir, les domestiques ravis de pouvoir décemment se désintéresser de l’aventure, Mrs. Tolham, stupéfaite des mesures de sécurité conçues par cette originale femme de chambre, la considéraient comme une garnison invincible, sous la protection de qui leur sommeil serait paisible.

On la remercia de s’emparer de toutes les clefs, d’enfermer chacun chez soi. Être prisonnier quand il y a danger à sortir, n’est-ce pas la plus enviable des situations ?

Et tous, en fermant béatement les yeux, se représentaient la jeune fille, le revolver au poing, parcourant d’un pas décidé les couloirs de Stone-Hill, veillant sur le repos des autres habitants. Ils se trompaient.

Mathiesel avait prosaïquement regagné sa chambre, clos sa porte, fixé en travers une chaîne de sûreté terminée par des crampons à ressorts, pinçant les chambranles (cet instrument fut tiré de son sac de cuir), et convaincue probablement que nul n’entrerait désormais sans sa permission, elle éteignit la lumière électrique et se coucha dans l’obscurité.

Elle murmura des mots indistincts où peut-être, en forçant l’attention, on eût pu reconnaître cette phrase :

— Miss Fleuriane Defrance a quitté New-York cet après-midi. Puisse le malheur se détourner d’elle !

Le silence se fit.

La sentinelle, sur la vigilance de qui tout le monde comptait, s’était endormie tranquillement.

Mais, puissance de l’imagination, Mrs. Tolham et ses serviteurs ne connaissaient plus l’inquiétude. Mathiesel, miss Mathiesel, comme l’appelait le personnel avec une nuance de considération, employa du reste les journées suivantes en marches et contre-marches mystérieuses, qui ne firent qu’augmenter la sécurité des habitants de Stone-Hill-Castle.

On l’apercevait dans le jardin, inspectant le sol, cherchant les traces d’un invisible ennemi. Et quand elle disparaissait dans les massifs du parc, il se trouvait toujours quelqu’un pour murmurer :

— Cette Mathiesel a le courage d’une Amazone.

Le second jour, la vaillante femme de chambre lut les journaux avec intérêt. On remarqua qu’elle rêvait longuement en présence de certains articles. Lesquels ? On ne put le découvrir.

L’événement du jour était retracé en termes dithyrambiques.

C’était le départ sensationnel de miss Fleuriane Defrance, quittant New-York en automobile pour continuer l’héroïque randonnée autour du monde.

Les publicistes s’étendaient longuement sur sa beauté, sur la « respectabilité » de sa dame de compagnie, Mrs. Patorne, sur la physionomie éveillée de son groom Jean Brot, et l’impassible tenue au volant de direction de son wattman.

Seulement, il n’y avait rien là dedans qui pût motiver les réflexions de miss Mathiesel. Cela n’avait aucun rapport avec le coupeur de manteaux.

Les heures coulèrent, les nuits se succédèrent, alternant avec les jours.

Durant la cinquième période de vingt-quatre heures, les feuilles quotidiennes absorbèrent de nouveau l’attention de la valeureuse jeune fille.

Mais, pas plus que la première fois, on ne découvrit l’article provocateur de ses pensées.

Les différents concurrents de miss Fleuriane dans le match automobile autour du globe avaient à leur tour quitté New-York. La Botera, superbe machine de cent chevaux, et son propriétaire, Larmette, de Paris, avaient soulevé l’admiration américaine.

De toute évidence, ceci n’était point pour émouvoir l’héroïne de Stone-Hill.

Le huitième jour, par contre, on découvrit, par les traces laissées sur le Herald quotidien par des ongles émus, qu’un crime commis à New-York avait agité les fibres sensitives de la femme de chambre. L’article indiqué à la perspicacité des curieux camarades de domesticité, était ainsi conçu :

« La police ne prend pas souvent les criminels ; mais les criminels viennent parfois à bout des policiers.

« Hier matin, dans un chantier de démolitions situé près de Saint-Mary’s Park, dans le quartier de Bronx, on a découvert le corps de l’un des agents les plus estimés à Mulberry street. Le malheureux, marié depuis peu, avait succombé à une blessure horrible, le traversant de part en part. Il semble que le meurtrier était armé d’une épée, dont il aurait frappé sa victime par derrière.

« L’idée d’un guet-apens froidement préparé paraît résulter de la teneur d’un papier froissé, découvert dans la poche du défunt.

« Sur cette feuille, une ligne au crayon :

« Venir, onze heures, rendez-vous no 3…

« La victime aurait donc répondu à l’appel d’un individu de ses connaissances. C’est là un précieux indice qui mettra sans doute la police sur la trace du coupable »

Le fait divers était très clair en lui-même, mais en quoi motivait-il les marques d’ongles laissées sur le papier par miss Mathiesel ?

Mystère ! Peut-être les curieux eussent-ils compris que la jeune fille savait bien des choses s’ils l’avaient entendu murmurer :

— C’est l’homme à la barbe fauve… Hermann aurait pu parler, on l’a réduit au silence… Le secret tracé sur la doublure du dernier manteau est donc bien important que l’on supprime ainsi un pauvre diable. Si je ne me retenais, je m’en assurerais cette nuit même. Non, il faut que ce soit lui. Il faut la preuve, et lui seul peut la fournir.

Mais nul n’entendit ces paroles. Vers onze heures du matin, alors que cuisinier et aides se tenaient dans la cuisine, tout à la confection des mets devant figurer au déjeuner de Mrs. Tolham, tandis que cette dernière accaparait les filles de chambre Linna et Lucy pour les soins de sa toilette, Mathiesel, certaine de n’être point remarquée, sortit du château et s’enfonça dans le parc.

Elle portait, par une courroie passée en bandoulière, une sorte de sac plat en toile kaki, extrait de sa malle de cuir.

Ainsi chargée, elle atteignit la lisière du parc. Entre les arbres, elle apercevait le ruban poussiéreux de la route conduisant à la cité de New-Haven.

Elle s’assit sur la mousse, ouvrit le sac kaki, et en tira… une de ces bicyclettes démontables en usage dans les armées. Le cadre se replie sur des charnières. De même les roues. En trois minutes, Mathiesel, avec une dextérité démontrant qu’elle était une fervente du cyclisme, eut remonté l’appareil, fixé les écrous assurant la rigidité de la machine.

Alors, elle roula le sac, l’attacha sur le guidon, puis, gagnant la route et enfourchant la machine, se prit à pédaler gaillardement dans la direction de New-Haven. Tout en « buvant la route » comme disent les adeptes du sport, la jeune fille monologuait :

— Il faut presser le mouvement. J’ai hâte de laisser Stone-Hill, une hâte qui est faite de pressentiments… Oui… l’homme à la barbe fauve doit se trahir demain… Je le veux ; ou bien je lâcherai tout. Je n’y puis plus tenir. Mon anxiété est trop grande.

Quatre kilomètres ne sont rien pour une cycliste. En dix minutes, miss Mathiesel se trouva dans les rues coquettes de New-Haven. Elle piqua droit sur l’office central des Postes, Télégraphes et Téléphones.

Une fois là, elle rédigea une dépêche ainsi conçue :

« Directeur quotidien Herald, New-York.

« Nouvelle sensationnelle. Miss Mathiesel, de Stone-Hill, détenteur du quatrième et dernier manteau gris, dont les similaires ont défrayé la chronique criminelle, va fuir les dangers émanant de ce mystérieux vêtement. Après-demain, elle quittera notre cité, se dirigeant vers le sud. Vraisemblablement, elle compte gagner un port sur la mer des Antilles et s’embarquer pour l’Europe. Voilà à quoi une police incapable réduit une citoyenne libre des États-Unis.

« L’information, prise à Stone-Hill même, est certifiée absolument exacte.

« Votre correspondant,

« Mat. »

Le télégramme aussitôt transmis, la bizarre camériste demanda une de ces cartes-express fermées que, moyennant le paiement de vingt cents (un franc), l’administration des postes américaines délivre au public.

Ces cartes sont expédiées par les voies les plus rapides, et distribuées hors tour comme les dépêches proprement dites.

Sur la tablette de correspondance du bureau, Mathiesel s’appuya et rédigea la missive que voici :

« Mistress Lodgers, en son Hôtel de la Cinquième Avenue, New-York.

« Madame, veuillez par lettre express, au reçu de la présente, me commander de rentrer à New-York, après-demain, le plus matinalement possible. Respectueux remerciements de

« Mathiesel ».

La carte fermée, la jeune fille la glissa dans la boîte ad hoc, puis partant du bureau, elle sauta sur sa machine et reprit le chemin de Stone-Hill.

Elle pénétra dans le parc, à l’endroit même qui avait servi à sa sortie, démonta sa bicyclette, la réintégra dans son enveloppe et regagna le château. Sa fugue avait duré à peine une demi-heure. Elle ne rencontra personne sur son passage, courut jusqu’à sa chambre, enfouit la machine dans la malle jaune, et celle-ci refermée soigneusement, elle poussa un soupir de satisfaction.

— Personne n’a rien vu. Il viendra… Ce cauchemar prendra fin !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le neuvième jour de la « garnison » de Stone-Hill (ainsi désignait-on la présence de Mathiesel) commença.

Des incidents variés devaient ranimer la curiosité des habitants.

À la première distribution postale, la femme de chambre reçut une lettre, la lut, poussa une exclamation dont les autres domestiques sursautèrent, et s’adressant à Linna, qui la considérait d’un air ahuri :

— Ma chère, fait-il jour chez Mrs. Tolham ?

— Oui, certes, je viens de lui porter son premier déjeuner.

— Très bien. En ce cas, elle pourra me recevoir.

Et, pivotant sur elle-même, la jeune fille s’élança dans l’escalier reliant l’office à l’appartement de mistress.

Un instant plus tard, elle frappait à la porte de la chambre de la veuve. Un murmure grognon se fit entendre à l’intérieur, murmure que Mathiesel considéra comme une invite à entrer, car elle tourna le bouton et fit irruption dans la pièce où Mrs. Tolham, assise devant un petit guéridon de marqueterie, se délectait à une hécatombe de « gâteaux secs salés » trempés dans un bol de chocolat.

— Eh ! c’est vous ? fit la veuve. Quel air avez-vous donc ? Auriez-vous rencontré le coupeur de manteaux ?

— Hélas ! non, mistress.

— Vous dites : Hélas ! comme si vous le regrettiez. En vérité, vous êtes une bizarre personne. Mais enfin, si ce n’est pas cela, à quoi dois-je attribuer votre visite ?

— À une lettre, mistress, à une lettre de Mrs. Lodgers qui me fait remarquer que la nuit prochaine sera la dixième depuis le crime, et que je pourrai dès lors me mettre à sa disposition demain, le plus tôt dans la matinée. Je viens demander à Mistress la permission d’obéir à Mrs. Lodgers.

La veuve écoutait, médusée. Enfin, elle gronda :

— Alors, vous allez nous abandonner, au moment où peut-être le fou…

Son interlocutrice ne la laissa pas continuer.

— Mistress oublie qu’elle m’a donné le manteau gris, que je vais l’emporter avec moi, et que j’en informerai le public par la voix de la presse ?

La veuve ricana :

— Mrs. Lodgers en sera flattée, pensez-vous ?

— Mrs. Lodgers l’ignorera… Du reste, rien au monde ne saurait m’empêcher de tenir mes engagements.

— Oh alors !

L’égoïsme de la châtelaine rassuré, le visage se dérida, et ce fut d’un ton presque gracieux que Mrs. Tolham prononça :

— Alors, ma fille, obéissez… Dès votre arrivée là-bas, par exemple, renvoyez-moi Mérédith dont l’absence, vous le concevez, m’a gênée. On se doit à l’amitié certainement, mais il faut en tendresse, comme en toute chose, observer la mesure.

Mathiesel se retira sur cette mirifique conclusion. Il était dit, pourtant, qu’elle ne resterait pas longtemps sans revoir Mrs. Tolham.

Celle-ci avait sonné Linna et Lucy pour l’habiller, et « l’héroïne de Stone-Hill » narrait aux cuisiniers son entrevue avec la « patronne ». Les auditeurs s’extasiaient sur le courage de celle qui, délibérément, allait entraîner à sa suite, avec le damné manteau gris, les dangers qu’aucun ne se serait soucié de courir, quand Lucy pénétra en coup de vent dans l’office.

— Miss Mathiesel, cria-t-elle, Mistress vous demande de suite.

— Qu’y a-t-il donc ? fit l’interpellée. Vous semblez tout époumonée.

— Je suis, en effet, j’ai descendu quatre à quatre, et ceci me donne des palpitations.

La camériste en second minauda. Sa manie était de jouer à la personne délicate et poétique.

— Mistress a une visite. Un ami qui veut prendre pour lui le péril du manteau gris, qui trouve indigne qu’une faible femme…, il a dit faible femme, ma chère, puisse être en butte aux entreprises sanguinaires d’un fou. Bref, on veut vous voir, vous parler.

— Dites que je viens de suite… ; je monte à ma chambre m’assurer d’une tenue décente pour être présentée à un ami de Mistress… Mais un mot, ce gentleman a-t-il l’air robuste ? Est-il de taille à dompter le fou s’il se présente ?

— Je crois bien, c’est le docteur Meulen, de l’ambassade austro-hongroise… Grand et fort, râblé comme un boxeur. Du reste, tous les hommes roux sont des hercules.

— Il est donc roux ?

— Eh oui, cheveux et barbe, c’est un coup de feu.

Lucy crut que son esprit seul amenait le rire sur les lèvres de miss Mathiesel. Elle ne perçut point la pensée de celle-ci, pensée dont l’incorrection évidente l’eût fait bondir de réprobation.

— L’homme roux… l’assassin d’Edith et d’Hermann. Enfin !!

L’héroïne, d’ailleurs, avait déjà disparu, remontant bien vite à sa chambre.

La mise en ordre de sa toilette ne fut pas longue. Cinq minutes s’étaient à peine écoulées qu’elle entrait modestement dans le boudoir où l’attendaient Mrs. Tolham et son hôte.

Lucy, debout derrière sa maîtresse, eut peine à retenir une exclamation.

Mathiesel montrait sa main droite enveloppée de bandes de toile.

Elle s’était donc blessée depuis tout à l’heure ?… Sans doute la veuve se fit une réflexion identique, car désignant la main bandée :

— Qu’est-ce que c’est que ça ? fit-elle.

— Oh ! un petit accident, répliqua l’intéressée. En me frisant, la lampe à alcool s’est renversée, j’ai éteint et me suis brûlée… Ce ne sera rien, j’ai mis de suite un cataplasme de fécule pour empêcher la brûlure de creuser, mais ceci n’a aucune importance. Mistress m’a appelée, je suis à ses ordres.

Sur un signe de la veuve, Lucy, à son grand regret, dut quitter la pièce. Il lui eût été doux d’assister à l’entrevue de l’héroïne et du non moins héroïque et roux docteur Meulen.

D’un coup d’œil rapide, Mathiesel avait enveloppé le docteur. Sans hésitation, elle avait reconnu le personnage avec lequel l’agent Hermann s’était naguère rencontré dans le Parc Central de New-York.

Mais elle avait aussitôt baissé les yeux, et dans une pose modeste, attendait que Mrs. Tolham parlât.

Celle-ci, du reste, ne mit point sa patience à une longue épreuve.

Elle expliqua la gentillesse de ce cher docteur Meulen qui, ayant appris l’état de siège dans lequel on vivait à Stone-Hill, était accouru aussitôt pour offrir son bras à la pauvre veuve effrayée. Il ne voulait pas qu’une minute de plus, l’Amérique assistât à cette honte : une jeune fille préposée à la garde d’un manteau pouvant la conduire au trépas.

— Une véritable sortie de bal de Nessus, appuya le docteur avec l’air satisfait d’un lettré lançant une citation sensationnelle. 

Bref, le docteur, cet ami dévoué, allait passer la journée à Stone-Hill. Il retournerait à New-York le lendemain matin, mais reviendrait le soir. Évidemment, le fou ne risquerait une tentative que la nuit. Eh bien, c’est lui, docteur, qui chaque nuit aurait la garde du manteau. Ainsi cette pauvre jeune Mathiesel n’aurait plus rien à redouter, cela vaudrait mieux pour tout le monde.

— J’accepte le dévouement du cher docteur, conclut la veuve d’un air pâmé. Vous disposerez pour lui la chambre que vous occupez, ma fille. Elle est loin et puis elle ferme bien… Ah ! vous y laisserez le manteau.

Toute vaillante qu’elle fût, Mathiesel déclara sans hésiter que les ordres de Mistress seraient ponctuellement exécutés, et sa soumission provoqua des exclamations laudatives de la part du docteur :

— Brave et obéissante… Vous êtes un sujet, jeune fille.

Celle-ci riposta par un sourire charmé.

Seulement, une heure après, quand elle conduisit elle-même le docteur dans la chambre de l’angle nord du château, d’où avaient disparu et la malle jaune et tous les objets appartenant à l’héroïne, elle crut vraisemblablement pouvoir user de la complaisance d’un gentleman qui manifestait à son endroit une admiration très expansive.

— J’aurais une prière à présenter à Monsieur le docteur, fit-elle en baissant les yeux.

Et, comme l’homme fauve faisait entendre un gros rire, et répondait avec cette lourde galanterie particulière à la race teutonne :

— Tout le plaisir sera pour moi.

Elle reprit :

— Avec ma main droite brûlée, je ne saurais écrire, et je voudrais jeter sur un papier le texte d’une dépêche pour Mrs. Lodgers, afin de le remettre au facteur à sa prochaine tournée.

— Et vous souhaitez ?…

— Ma foi, monsieur le docteur, il ne me paraît pas convenable de demander à mes camarades de l’office d’écrire une note destinée à ma maîtresse. Je n’ose pas m’adresser à Mrs. Tolham… alors je n’espère qu’en vous.

De sa main valide, elle présentait timidement un crayon.

Le docteur Meulen eut un gloussement hilare qu’il jugeait probablement très spirituel. Après quoi, hochant la tête d’un air protecteur :

— Un homme de science ne s’inquiète jamais de la situation mondaine de ses malades. Aussi vous rendrai-je le petit service que vous réclamez, et ce, avec d’autant plus de plaisir, que vous êtes une personne courageuse.

Tout en parlant, il s’approchait d’un secrétaire, et plaçant devant lui une feuille de papier, il questionna :

— Que voulez-vous dire à Mrs. Lodgers ?

— Ceci : « Prendrai demain train neuf heures, arriverai donc midi, à moins contre-ordre ce soir. Respectueux dévouement. Signé : Mathiesel. »

Le docteur de l’ambassade austro-hongroise avait écrit. Il remit papier et crayon à la jeune fille.

— Là. Vous serez tranquille maintenant !

Avec un élan de gratitude, elle psalmodia :

— Oh ! oui, grâce à votre bonté. Excusez-moi de vous avoir troublé du fait d’un scrupule peut-être excessif…

— Non, non, par Satan, je n’ai pas à excuser un sentiment très délicat des convenances. Croyez que je parle ainsi que je pense. Votre façon d’être me paraît tout à fait de bonne éducation. Et comme il est dit dans la sainte Bible : loin de moi le désir de critiquer le serviteur dévoué à son maître.

L’approbation biblique dut profondément toucher la jeune fille de chambre, car elle s’inclina très bas et sortit les mains jointes, les paupières mi-closes, grave et recueillie comme une méthodiste au sortir du temple.

— Eh ! eh !… se confia alors Meulen, voilà une brave personne qui remplacera merveilleusement la stupide Edith. Trop respectueuse pour être honnête… avec quelques marks bien placés, les envois futurs des costumes parisiens me passeront par les mains, sans risque… c’est à considérer. Tout a bien marché cette fois, mais je ne voudrais plus jouer ce jeu-là.

Il eut un regard aigu vers la sortie de bal grise, laissée sur le dossier d’une chaise. On eût cru qu’il voulait l’empoigner ; mais il résista à sa pensée et, secouant la tête :

— Pas de précipitation. La nuit est une amie. J’aurai le temps et la certitude de n’être pas dérangé.

Le soir au souper, Mathiesel, arguant de ce qu’elle était libérée de son… service militaire, sollicita la faveur de servir à table Mrs. Tolham et son convive. Elle s’acquitta de cette tâche délicate avec une dextérité telle, que la veuve ne put s’empêcher de dire :

— Vous voulez me donner des regrets, ma fille ? Ah ! si Lodgers n’était pas mon amie, je ne vous renverrais pas à New-York.

Le docteur Meulen ne dit rien, mais ses yeux semblaient approuver.

De fait, Mathiesel le soignait particulièrement, veillant à ce que son verre ne restât jamais vide…

Le repas achevé, la veuve et son hôte causèrent à bâtons rompus, puis, à neuf heures sonnant, ils se séparèrent pour s’enfermer chacun dans sa chambre. Mathiesel, elle, enferma les autres domestiques dans leurs cellules respectives, puis regagna la pièce où elle devait passer la dernière nuit de son séjour à Stone-Hill.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dûment enfermé et verrouillé chez lui, le docteur Meulen avait allumé les trois lampes électriques éclairant sa chambre à coucher.

Puis tirant de sa poche une trousse de maroquin, il y prit une paire de ciseaux très pointus, une aiguille et du fil qui, singulière coïncidence, présentait une nuance identique à celle de la doublure de la sortie de bal toujours repliée sur le dossier du siège où l’avait posée Mathiesel.

Il attira le vêtement à lui, l’étala sur la table guéridon, et méthodiquement, maniant les ciseaux avec une habileté inattendue, il se prit à découdre l’ourlet inférieur. Les points, menus, ainsi qu’il convient à toute parure féminine sortant d’une maison qui se respecte, mirent sa patience à longue épreuve, mais sa patience fut plus longue que l’ourlet. Au bout d’une demi-heure, toute la partie inférieure du manteau béait, laissant apercevoir la soie blanche intermédiaire.

De même que les autres, ce vêtement présentait une triple épaisseur d’étoffe.

Un instant, Meulen demeura immobile, un sourire triomphant aux lèvres, dardant un regard profond sur la soie blanche mise à jour, chatoyante sous la clarté électrique.

— Voilà une correspondance qui aura donné du mal à son destinataire, fit-il d’un ton mi-badin, mi-grondeur. Mais bah ! Le succès efface tout.

Comme rappelé à lui-même par ces paroles, le docteur, écartant doublure et tissu gris, fit glisser au dehors une bande de soie blanche d’environ vingt-cinq centimètres de hauteur, et il la coupa dans toute l’ampleur de la sortie de bal. Alors, il brandit cette bande dans un geste de triomphe.

— Vite ! assurons-nous que nous ne nous égarons pas… Une allumette fera apparaître quelques signes de la communication.

Il fouilla dans ses poches, eut une mine étonnée, fouilla encore.

— Ah çà ! qu’ai-je fait de mes « cires » (allumettes-bougies) ? Je les avais tantôt… je les aurai laissées quelque part.

Mais se morigénant :

— Cela vaut mieux ainsi… Il est préférable que la soie reste intacte jusqu’à ce qu’elle soit au pouvoir de qui de droit. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Une bande d’étoffe blanche n’éveillerait les soupçons de personne, oui, oui, cela est mieux ainsi.

Et, dans un ricanement :

— Il y avait quatre manteaux. Les trois autres ne contenaient rien, donc celui-ci est la cachette aux renseignements. Je suis absurde de vouloir m’assurer d’une chose aussi évidente.

Ce disant, il roulait la bande blanche, l’introduisait dans la poche intérieure de son veston, et, avec un soupir, il reprenait le manteau.

Lentement, il se mit à recoudre l’ourlet défait tout à l’heure.

Sa montre, placée sur la table, marquait minuit lorsqu’il replaça la sortie de bal sur le dossier d’une chaise.

L’ourlet recousu, personne ne pourrait se douter du traitement imposé au vêtement. Satisfait apparemment de ce résultat, le docteur s’étira voluptueusement, bâilla et se mit en devoir de goûter un repos bien gagné.

Bientôt il se glissait dans le lit, tournait le bouton commandant le courant électrique. Les ampoules s’éteignirent, plongeant la pièce dans l’obscurité.

La satisfaction du devoir accompli prédispose, dit-on, au sommeil paisible. Meulen devait connaître cette satisfaction au plus haut degré, car cinq minutes plus tard il dormait profondément. Si profondément qu’un fracas de branches brisées, qui retentit au dehors, ne le tira pas du pays des rêves.

Et pourtant, s’il s’était précipité à sa croisée, il eût aperçu quelque chose qui lui eût donné à réfléchir.

Une rangée de vigoureux pommiers marquait, on s’en souvient, le bord de l’ancien fossé comblé. Or, une maîtresse branche de l’un de ces arbres fruitiers s’était brisée en entraînant dans sa chute une forme humaine. L’accident s’était produit sur le pommier situé juste en face de la fenêtre du docteur.

Il y avait donc là une personne qui, selon toute apparence, observait ce qui se passait dans la chambre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le matin du départ est arrivé.

Une voiture que le docteur Meulen a commandée la veille à New-Haven, vient de s’arrêter devant la façade sombre de Stone-Hill-Castle.

On y charge la malle de Mathiesel, car, le médecin, décidément conquis par le caractère de la jeune fille, lui a offert de la transporter à la gare du railway. Il n’a pas de préjugés de caste, lui, qui est accoutumé à voir tous les humains, égaux devant la souffrance.

Et Mathiesel a accepté avec des protestations de gratitude qui ont paru très agréables à l’excellent praticien.

Mais que fait-il lui-même ?

Sur un tas de branches mortes il a placé le manteau gris, découpé en petites lanières, et il a mis le feu à ce bûcher improvisé.

Une idée géniale qu’il a eue dans la nuit et qui a fait pousser à Mrs Tolham des clameurs d’admiration.

Brûler la sortie de bal, c’est éloigner tout danger.

Une note aux journaux suffira. Le fou, irrésistiblement attiré par les vêtements gris brouillard printanier, n’aura plus aucune raison de venir à Stone-Hill. Les domestiques, définitivement rassurés, attisent joyeusement le feu. Les bandes de tissu flambent au milieu des rires.

De sa fenêtre, la veuve assiste à l’autodafé. Elle unit sa voix à celles de son personnel pour féliciter le docteur. Et quand celui-ci prend place à côté de Mathiesel dans la voiture qui s’ébranle, un hurrah s’élève en son honneur.

Le véhicule a disparu à travers les arbres du parc. Il roule maintenant sur la route de New-Haven. Meulen semble avoir oublié totalement l’humble condition de sa compagne. Il parle à Mathiesel comme à une lady.

— Tout médecin, explique-t-il, est égalitaire. Il a des amis peu fortunés, pour lesquels il se sent plus de réelle affection que pour des millionnaires.

Sans doute, pour prouver que ces affirmations ne sont point purement théoriques, c’est lui qui, à la station du railway, s’occupe de l’enregistrement du bagage de la fille de chambre, lui encore qui prend les tickets, first class (1re classe) s’il vous plaît, et comme Mathiesel rougit de plaisir à la pensée de voyager dans les voitures d’ordinaire réservées aux maîtres, il la plaisante sur sa modestie. Chez une femme de chambre ayant de l’ordre, de l’économie, de la tête et un sentiment de l’éducation, il y a l’étoffe d’une multimillionnaire mistress. Le caprice du hasard crée seul les castes.

La discussion engagée sur un sujet aussi palpitant se continue dans le train. En gare de New-York, tous deux descendent pérorant toujours. Si actionnée à sa controverse qu’elle semble oublier sa malle aux bagages, Mathiesel accompagne le docteur hors de la gare. Là, elle se ressaisit, s’excuse de son indiscrétion. Elle veut réparer en agissant en domestique et appelle du geste une des automobiles qui stationnent en face.

— Je vais installer Monsieur le docteur moi-même.

L’homme à la barbe fauve a un sourire béat. Évidemment l’attention de la camériste lui est agréable.

L’auto stoppe en face des causeurs.

Le mécanicien installé au volant est un gaillard robuste. Est-ce une idée ? On dirait qu’il considère la femme de chambre avec une envie immodérée de rire.

Vraiment il cligne des paupières d’un air d’entente.

Mathiesel semble ne rien voir. Elle a ouvert la portière, s’est effacée pour laisser passer M. Meulen. Celui-ci escalade le marchepied.

Soudain il a l’impression que des bras glissent le long des siens. Il sent aux poignets un contact métallique et froid, il subit une irrésistible poussée, tombe assis sur la banquette, tandis que l’automobile démarre en vitesse.

Et quand il regarde effaré, ne comprenant pas ce qui lui advient, il s’aperçoit que ses mains sont immobilisées par des menottes. En face de lui, Mathiesel maintient de la main gauche l’instrument qui le réduit à l’impuissance, et de la droite, elle dirige vers son crâne le canon d’un revolver.

Qu’est-ce que cela signifie ? qu’est-ce que cette fille de chambre qui applique les menottes et manie le revolver aussi tranquillement que ses collègues tirent une aiguille ?

— Voyons ! commence-t-il, désireux d’interroger…

Elle tranche encore la question…

— Silence ! Vous saurez en temps utile… Vous n’attendrez pas longtemps.

La voix de la jeune fille s’est en quelque sorte sombrée. Elle est ironique et menaçante ; elle a un timbre mâle.

Et l’automobile roule toujours. Où va-t-on ? Comme pour répondre, une plaque indicatrice se présente, et le docteur Meulen peut lire : « Mulberry Street. »

Ce nom le fait sursauter. D’instinct, il marque un mouvement de fuite, mais le revolver appuie sur son front le cercle froid de son canon d’acier.

Et le véhicule, quittant la chaussée de la voie publique, s’engouffre sous le portail du bureau Central de la police, dont les vantaux, largement ouverts, se referment derrière lui, tels les mâchoires d’un monstre ayant dévoré sa proie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans son cabinet, M. Greggson attendait pensif.

La veille, il avait reçu une lettre exprès, signée de Dick Fann.

La dite lettre ne contenait que ces quelques lignes :


xxxx« Demain, arrivée du train de New-Haven, à onze heures vingt-cinq matin. Ayez en face de la Central station, une automobile verte, avec wattman sûr.
xxxx« Une femme tout de noir vêtue, avec simple couteau vert au chapeau, fera signe. Que le wattman approche aussitôt du trottoir, sans permettre à aucun autre de le précéder, et qu’il conduise ses voyageurs auprès de vous, à Mulberry street. Je vous présenterai le coupeur de manteaux.
xxxx« Amitiés cordiales,

« D. F »


xxxx« P.-S. — Silence absolu, même vis-à-vis de vos chefs. Vous dirai pourquoi. »

Greggson avait tressailli d’aise au reçu de ce mot laconique. Et puis après avoir tressailli, il s’était énervé. La lettre en disait trop et pas assez.

Le coupeur de manteaux… Quel était-il ? Est-ce que ce discret Dick Fann n’aurait pas pu s’expliquer davantage ?

Garder le silence, recommandait-il. Parbleu ! Il n’avait point à s’inquiéter. Parler d’une chose que l’on ne connaît pas. Un policier qui a le souci de sa réputation, ne saurait agir ainsi.

En voilà un aveu agréable. Dire : nous allons tenir l’assassin de la jeune Edith, seulement nous n’y sommes pour rien et nous ne savons pas même comment cela s’est fait.

Bref, M. Greggson s’était rendu de bon matin à son cabinet, et son impatience modifiant son caractère habituel, il avait rudoyé les agents, ses secrétaires, tous ceux qui l’approchaient.

Onze heures avaient sonné à la pendule ornant la cheminée.

M. Greggson suivait les aiguilles avec impatience.

Au quart, il se mit à tambouriner un pas redoublé sur la table-bureau.

À la demie, il grommela :

— Marche donc, sale patraque.

À trente-cinq, il se répandit en raisonnements baroques, qui eussent semblé inspirés par un soudain délire.

— Ridicules horlogeries… La pendule est certainement détraquée. Elle marche comme une tortue.

La grande aiguille marquait la quarante-quatrième minute après onze heures, quand la porte s’ouvrit brusquement, et M. Greggson regarda, ahuri, les personnages faisant irruption dans son cabinet.

Une femme de noir vêtue, ayant à son chapeau une de ces plumes, dites « couteaux » par les modistes, dont la teinte vert émeraude tranchait durement sur le noir. Cette femme tirait après elle un homme, dont les mains étaient captives de « menottes ».

À la vue de ce dernier, le policier retrouva la voix.

— Monsieur le docteur Meulen, de l’ambassade d’Autriche-Hongrie ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

Mais, avant que l’interpellé eût pu répondre, la femme avait fait sauter chapeau, chignon, et mis ainsi à découvert son visage étrange et expressif.

— Dick Fann, maintenant ! murmura l’Américain.

— Dick Fann lui-même, reconnut le détective, qui avait soutenu si longtemps le rôle de la fille de chambre Mathiesel, Dick Fann, qui vous amène, selon sa promesse, le coupeur de manteaux, le meurtrier de la fille Edith et encore l’assassin de l’agent Hermann.

— Qu’est-ce que vous dites ? Savez-vous qui est celui que vous accusez ?…

L’hésitation du policier rendit à Meulen sa présence d’esprit.

— Bon, il ne suffit pas d’accuser, il faut prouver… M. Dick Fann, si je ne me trompe, est un célèbre détective anglais…, cette fois, par exemple, il a fait une école.

— Diable ! diable ! grommela Greggson, parcouru par un frisson à la pensée de la gaffe possible.

Mais Dick souriait toujours.

— Mon cher monsieur Greggson, ne vous émotionnez pas. Il faut prouver, dit M. Meulen, prouvons donc.

Et, tranquillement :

— M. Meulen a coupé d’abord les manteaux de miss Marily et de Mrs. Doles, à la fameuse soirée où Hermann était de garde au vestiaire.

— Mais un agent est sans cesse resté en observation.

— Justement, cher monsieur, c’est ce qui m’a fait juger de suite que l’un, au moins, de ces agents avait été payé pour ne pas voir.

— C’est une accusation grave.

— Du roman ! persifla Meulen, bien que le ton rosé de sa peau se plaquât de tons verdâtres.

— Du roman vécu ! reprit imperturbablement Dick Fann ; je me suis assuré que ledit Hermann, nouvellement marié, avait fait un achat de bijoux, payé au comptant, que ni sa situation, ni celle de sa femme ne justifiaient.

— Hypothèses !

— Certitudes ! Attendez la fin. Le soir même du jour où vous m’entretîntes de l’affaire, cher monsieur Greggson, je me rendis chez Hermann, près de Jobin-Jay. Pendant ce temps, M. Meulen, ici présent, pénétrait par escalade dans le cabinet garde-robe de Mrs. Lodgers, et coupait l’ourlet du troisième manteau envoyé de Paris. Edith, qui attendait sa maîtresse, accourut au bruit. Elle reconnut le docteur, un familier de la maison. Un coup de couteau la réduisit au silence.

— Et c’est moi qui l’ai donné ? s’exclama le médecin avec un rire forcé.

— Parfaitement, cela aussi sera prouvé. Ayez patience. Vous vous souvenez, cher monsieur Greggson, que, le soir de ce crime, je vous remis dix notes à faire passer successivement dans les quotidiens et rendant compte d’une enquête ultra-fantaisiste entreprise par moi. M. Meulen lit les journaux. Cela le rassurait pleinement. Pendant ce temps, sous le nom de Mathiesel, je me faisais embaucher comme femme de chambre chez Mrs. Tolham, qui détenait le quatrième manteau gris…

— Pourquoi ?

— Pour attendre que M. Meulen vint se dénoncer lui-même.

Le policier américain se prit la tête à deux mains.

— Comment pouviez-vous espérer qu’il viendrait là… à deux heures et demie de New-York ?

— Je n’espérais pas, monsieur Greggson… Je savais qu’il viendrait.

Brusquement, Dick Fann se pencha vers le docteur qui écoutait, les sourcils froncés. Sa main se glissa, rapide, dans la poche intérieure du veston de l’accusé, et reparut tenant un portefeuille et un rouleau d’étoffe blanche.

Un rugissement accueillit le geste, si prompt qu’il ne fut soupçonné qu’une fois terminé. Meulen était debout, les traits contractés, les yeux fous. Il fit mine de s’élancer sur le détective.

Mais déjà celui-ci braquait son revolver sur le médecin.

— Un pas et je vous brûle, monsieur Meulen, fit-il froidement. Vous ne doutez plus que la preuve soit faite, à présent.

Devant Greggson stupéfait, auquel le sens de la scène échappait, le jeune homme sonna. Plusieurs agents se ruèrent aussitôt dans le cabinet. Il leur désigna Meulen.

— Emmenez cet homme, et n’oubliez pas que vous répondez de lui sur votre tête.

Meulen n’opposa aucune résistance. Il se laissa saisir. Il se sentait perdu. Fann le montra du regard à Greggson.

— Vous voyez.

— Mais enfin, s’exclama rageusement l’Américain, m’expliquerez-vous enfin ? Je vois et je ne comprends rien.

Il se mordit les lèvres, cet aveu, en présence de subordonnés, portait atteinte à sa dignité. Fann eut un sourire indulgent.

— Après avoir mené l’instruction de main de maître, fit-il gracieusement, vous subissez un instant de fatigue nerveuse. Veuillez donc faire conduire le prisonnier en lieu sûr, ainsi que vous en manifestiez l’intention tout à l’heure.

Le policier comprit que son interlocuteur lui tendait une perche de salut, il le remercia d’un coup d’œil expressif, et congédiant les agents :

— Conduisez l’homme à la cellule provisoire d’instruction.

— Et surtout ne le perdez pas de vue, ajouta Dick.

Tous deux demeurèrent seuls en présence. Alors le détective parla ainsi :

— Cher monsieur Greggson, dès le début de l’enquête, vous avez été égaré par la supposition que le coupeur de manteaux était un fou. Une fois cette idée ancrée en vous, il était impossible que vous arriviez à un résultat.

— Pardon ! Quelle autre idée pouvait-on avoir ?

— Celle-ci, que le coupable cherchait dans les manteaux une chose qui était cachée à son intention.

— Quelle chose ?

— Vous le saurez à l’instant. Laissez-moi procéder par ordre. Évidemment, Meulen savait trouver l’objet en question dans un manteau désigné d’avance par le nom de la cliente qui devait le recevoir. Or, mon attention fut appelée de suite par ce fait que les manteaux avaient été confondus chez miss Marily par la servante chargée de les repasser. Cela, rapproché du fait de la mutilation de deux manteaux à la réception, me démontra que le chercheur ignorait désormais lequel contenait l’objet qu’il recherchait. Conclusion : ou bien il avait trouvé dans ces deux manteaux et alors il ne ferait plus parler de lui, ou bien son premier exploit n’avait pas été couronné de succès et il continuerait

— Bigre ! bigre ! souligna M. Greggson, frappé de la justesse de ces déductions.

— Or, j’eus la preuve qu’il n’avait point trouvé, par le crime commis chez Mrs. Lodgers. De plus, j’eus là la certitude que ce crime lui-même avait été inutile, et que, dès lors, le coupable voudrait avoir en mains le quatrième et dernier manteau. J’ai agi en conséquence.

— Mais cette certitude ?…

— Venait de ce que la victime, Edith, tenait encore dans sa main un lambeau d’étoffe qu’elle avait tenté d’arracher à l’assassin… Ce lambeau m’avait renseigné.

Du coup, Greggson piétina nerveusement.

— Eh ! je ne comprends pas davantage.

— J’explique, cher monsieur, j’explique. En examinant les sorties de bal détériorées de miss Marily et de Mrs. Doles, j’avais constaté que, dans les deux, une mince étoffe de soie se trouvait dissimulée à l’intérieur de la doublure. Le coupeur de manteaux enlevait l’ourlet inférieur, c’était donc sur la partie enlevée de cette soie interposée que devait se trouver l’indice cherché. De là à penser à un document confidentiel, à une manœuvre d’espionnage, il n’y avait qu’un pas.

L’Américain souffla bruyamment.

— C’est merveilleux !

— Ah ! vous y êtes. Vous voyez la filière. Un document, tracé à l’encre sympathique invisible sur la soie blanche, et transmis, par l’intermédiaire d’un couturier au médecin d’une ambassade.

— Parfaitement ! Parfaitement !

— Aussi, tenant en mains le fragment déchiré par Edith dans sa lutte contre le coupable, je l’exposai au feu qui, vous le savez, a la propriété de révéler, en les faisant virer au noir, les encres sympathiques. Rien n’apparut ; donc cette fois encore, le meurtrier avait opéré pour rien.

— Et vous êtes allé monter la garde auprès du quatrième manteau.

— C’est cela même. Meulen est arrivé. Il a voulu garder la sortie de bal lui-même, geste chevaleresque qui lui valut l’admiration de tous, sauf la mienne. Je l’épiai. Je le vis découdre le manteau, puis le recoudre, après avoir enlevé la bande de soie, que je viens de vous remettre avec son portefeuille. Et voilà…

Comme un milan fondant sur sa proie, l’Américain saisit le rouleau de soie, le fit flotter.

— Mais il n’y a rien dessus ! s’exclama-t-il avec un désespoir comique.

— Vous avez du feu, cher monsieur Greggson ?

— Ah ! c’est juste.

Et le policier courut à la cheminée, étendit l’étoffe au dessus de la flamme et soudain, dans un cri de triomphe :

— Ça y est ! Ça y est !… l’encre paraît…

Puis, plus calme :

— Un document chiffré !

— Bon, vous ferez traduire par les bureaux du chiffre du War-Office (ministère de la guerre). Le meurtre d’Edith est expliqué et démontré, passons à celui d’Hermann. Vous avez conservé le papier écrit au crayon retrouvé sur le cadavre de l’agent ?

— Oui, certes.

— Eh bien, vous comparerez l’écriture avec celle de ce billet, également au crayon, que j’ai extorqué à ce digne Meulen.

Ce disant, il tendait à son interlocuteur le brouillon de la dépêche qu’il avait réussi à faire écrire par le docteur, à Stone-Hill.

Du coup, Greggson lui prit les mains.

— Ah ! monsieur Dick, s’exclama-t-il avec effusion, vous nous sauvez la mise ; on ne parlait de rien moins que de notre démission.

— Bon ! Vous serez plus solide que jamais, car je veux précisément vous prier de vous attribuer tout le mérite de l’affaire. J’estimerai être suffisamment payé de mes peines, si vous voulez affirmer que vous m’avez chargé d’une nouvelle enquête, et si vous communiquez aux journaux les notes quotidiennes que j’ai préparées à votre intention.

— Vous n’en doutez pas.

— Alors, cher monsieur Greggson, c’est moi qui vous suis obligé. Durant deux semaines, grâce à ces notes, on me supposera ailleurs qu’à l’endroit où je serai. C’est inestimable pour moi.



QUATRIÈME ÉPISODE

LA TACHE INTROUVABLE


CHAPITRE PREMIER

Journal de Jean Brot


Trente-sept jours de boue, de neige, de fondrières, c’est ce qui s’appelle la traversée des États-Unis en automobile.

Ah bien ! ceux qui répètent que l’Amérique est préférable à la France, je leur souhaite seulement d’être condamnés au petit métier que nous avons fait.

Et je veux mettre en ordre les notes que j’ai inscrites exprès pour répondre à ces gaillards qui m’avaient farci la cervelle de pensées ineptes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

14 février. — On a mis ce matin à quai la trente HP de Dion. Elle n’a pas souffert du voyage dans la cale de la Touraine.

Natson l’a vérifiée : « C’est un ami des filous du radium, » a dit le patron. Donc, je l’ai à l’œil. Seulement, c’est un mécanicien sérieux. Il connaît son affaire. Il est capable, quoi !

À trois heures, on se met en route, Natson au volant, moi à côté de lui, Mlle Fleuriane et la Patorne dans le coupé.

Les autres concurrents de la course tourdumondiste ne partiront que demain ou après. Ils doivent assister à un tas de banquets.

On boit sec, en Amérique. J’ai peur qu’après tous ces festins les automobiles roulent de travers. Bah ! teuf ! teuf ! nous filons.

Les rues de New-York se succèdent. Elles se ressemblent toutes.

Des maisons hautes comme des tours, séparées par des constructions moins hautes, des affiches immenses sur les murs, sur les toits.

Au-dessus de la rue, en plafond, des milliers de fils qui se croisent comme les mailles d’un filet.

Fils de trolleys pour tramways, fils électriques, téléphoniques… On a l’impression d’être une mouche en prison dans une toile d’araignée.

Avec cela, un vacarme ! C’est le métro aérien, ce sont les tramways, les phonographes réclames, etc., etc. Les passants marchent comme s’ils étaient payés à la course, raides, avec des gestes de bonshommes en bois.

On sort peu à peu des maisons : on file dans la campagne. Il y a de la neige partout. Pas sur la route, où la boue noire forme de petites vagues qui ont gelé et s’écrasent sous les pneus en craquetant.

À la nuit, on s’arrête à Albany, cent quarante-huit kilomètres au nord-ouest.

Il fait un froid de chien, aussi tout le monde est-il enfermé chez soi. Nous gagnons donc l’hôtel où nous passerons la nuit sans fanfare et sans hurrahs !

Ouf ! cent quarante-huit kilomètres sur seize mille ! Pour un commencement, c’est un petit commencement.

Natson m’a offert un wisky-cocktail, j’ai refusé.

15, 16, 17, 18 février. — Quatre jours qui se ressemblent, sauf qu’on ne parle plus de New-York. Le premier jour, on va d’Albany à Buffalo, le second, de Buffalo à Cleveland.

Le troisième, on s’arrête à Toledo, le quatrième, on entre à Chicago.

Toujours neige et boue. On a essuyé une tourmente de neige près de Cleveland. Il y en avait trente centimètres d’épaisseur sur la machine.

À six kilomètres de Toledo, la voiture a failli verser, les roues de droite ayant enfoncé dans une ornière de boue liquide.

Chicago, une grande ville américaine, c’est-à-dire froide et triste, avec ses rues se coupant à angle droit.

C’est la patrie de la viande conservée. Tout le monde nous dit cela avec fierté… Je ne comprends pas bien pourquoi ils sont fiers, mais cela m’est égal.

Mme Patorne, en arrivant, a fait une toilette ébouriffante.

On croirait qu’elle attend des visites… Ça n’est pas vraisemblable.

Natson, de son côté, me surveille sûrement. Je ne puis faire un mouvement sans le trouver sur mes talons. Ceci n’est pas pour me déplaire. Grâce à sa curiosité, je ne le perds pas de vue. Quand il disparaîtra, je serai averti qu’il manigance quelque chose que je dois faire manquer. On a dîné pas mal.

Naturellement, on nous a fait goûter des viandes conservées des usines de Chicago : Corned beef, Tomatoes chops, Peas veal, etc.

Dix heures, Mlle Fleuriane annonce qu’elle va se retirer dans sa chambre.

Mais, pump, pump, pump… une corne automobile beugle en dehors.

Qu’est-ce ? Eh ! parbleu ! celui pour qui la Patorne s’était pomponnée.

Larmette, avec son ingénieur Botera et sa grosse machine de cent chevaux. Ils ont quitté New-York vingt-quatre heures après nous, et ils nous rattrapent. Voilà ce que c’est d’avoir cent chevaux contre trente.

On ne s’en débarrassera plus. Il a déclaré avoir forcé l’étape, vouloir marcher de conserve avec nous. On lui a porté secours sur la route du Havre. Il brûle de nous rendre la pareille. Et patati. Et patata.

C’est égal, je suis inquiet… Où est M. Dick Fann ?

Est-ce qu’il a les yeux sur nous, comme il l’a promis ?

Du 19 au 24. — J’ai beau surveiller, il ne se passe rien d’anormal. La boue, la neige continuent. De temps à autre, on circule sur la voie du chemin de fer qui est déblayée pour le passage des trains.

On a même failli être tamponné par une locomotive, qui s’est arrêtée à quatre mètres de nous.

Une seconde de plus, brrr… notre voyage finissait en marmelade.

Ce que ça a l’air brutal et mauvais, une locomotive qui vient sur vous !

Patorne s’est évanouie. Mlle Fleuriane a été très courageuse, seulement elle préfère que l’on suive désormais les routes.

Les routes ! Faut-il être bluffeur pour appeler cela des routes !

Il faut mobiliser le personnel des fermes pour que l’on nous trace une voie praticable : parfois même nous devons louer des chevaux pour tirer l’auto. C’est gai !!!

Et les fermiers sont d’un voleur. On nous fait payer quatre dollars (vingt francs) l’heure de travail. Les chevaux nous sont loués quinze francs le kilomètre.

Je sais bien que nous sommes colossalement riches. Quand je dis nous, c’est Mlle Fleuriane Defrance, n’est-ce pas ? Mais enfin, j’ai presque de la reconnaissance à Larmette quand il vient à notre secours, et nous dispense de réclamer l’aide de ces grippe-sous de paysans.

Car lui, comme pour nous narguer, il passe partout. Sa machine a des patins mobiles qui s’adaptent sous les roues en manœuvrant une simple manette. L’auto devient traîneau et file sur la neige à toute vitesse, pendant que nous ne pouvons plus avancer.

Notre trente chevaux auprès de sa cent HP est comme une tortue auprès d’un lièvre.

Dans tout ça, nous avons traversé le Missouri à Clinton, puis nous avons rencontré les villes de Cedar-Rapid, de Marshalltown, Council-Bluffs, Omaha, sur le Haut-Mississipi. Nous sommes à Columbus.

Un hôtel mal tenu, nourriture sauvage, bière exécrable, eau saumâtre.

Il ne faut pas se plaindre. Nous sommes en bonne santé, Mademoiselle et moi. Ce bourru de Natson n’a pas l’air de sentir la fatigue. Quant à Mme Patorne, elle passe son temps à se friser. Je n’aurais jamais cru qu’à un âge aussi avancé, avec une tête d’épouvantail à moineaux, on pouvait se figurer plaire.

25 février. — Nous avons été cambriolés cette nuit.

Le portefeuille de Mlle Fleuriane, son carnet de chèques, la bourse de cuir de Natson, la mienne contenant cent quarante-huit francs (jamais je n’avais été si riche)… jusqu’à la pochette de Mme Patorne, tout a été subtilisé.

Patorne sanglote, Natson jure et frappe du pied. Mlle Defrance, seule, est restée calme. Seulement l’aventure va se traduire par un retard de quelques jours.

La neige, paraît-il, a interrompu les communications télégraphiques.

Sans cela, la demoiselle aurait prié son banquier de Montréal de lui expédier un mandat électrique. Mais la neige, voilà.

Il faut envoyer un piéton jusqu’à je ne sais quel bureau de poste… et puis il y aura un transport par chemin de fer, puis par bateau… C’est le comble de la complication.

Au total, au moins cinq jours de retard. Cinq jours, où nous serons immobilisés ici.

Ah ! je peux dire que j’aurai de l’agrément pour mes cent quarante-huit francs. Enfin, quand l’argent a filé, il faut bien consentir à s’en passer.

Du reste, la demoiselle, qui est gentille tout plein, nous a demandé, à Mme Patorne et à moi, combien nous avions perdu. Elle a noté cela sur son calepin en nous disant :

— Je remplacerai ; après tout, vous êtes volés parce que vous m’accompagnez ; si vous étiez restée à Paris, rien de pareil ne serait advenu. Il est donc juste que je vous indemnise.

L’ineffable Patorne a trouvé cela fort raisonnable.

Moi, une idée m’est venue ; elle est née des paroles mêmes de la demoiselle.

— Vous êtes volés parce que vous m’accompagnez, a-t-elle dit.

Eh ! mais. C’est peut-être plus vrai qu’elle ne le pense ! Oui, je sais bien, Natson a été dépouillé comme nous. Seulement ceci peut parfaitement être un chiqué… Il aurait été trop maladroit, de la part de ses amis, de l’épargner, seul de l’équipage de notre de Dion.

Sans avoir l’air, je fais ma petite enquête… Quand on est au service d’un détective comme Dick Fann, il doit y avoir une sorte de contagion… Oh ! j’étais déjà pas mal curieux auparavant. Il est probable que j’avais le germe de la maladie.

Enfin… La veille, quelles sont les personnes arrivées à l’hôtel, en dehors de nous, du nommé Larmette et de son Péruvien Botera ?

Deux marchands qui vont continuer leur route… Des braves gens, ceux-là, avec la figure matoise de fermiers hâlés par le grand air.

Ah ! il y a un autre voyageur, un bonhomme arrivé assez tard dans la soirée.

Tout le monde s’était déjà retiré, Mlle Fleuriane et Patorne au rez-de-chaussée, les autres au premier étage.

Je restais seul dans la cuisine, occupé à passer la pâte sur les brodequins jaunes de la demoiselle. Les employés d’hôtel ne savent pas faire cela ; ils salissent le cuir, l’encrassent ; alors, ma foi, je me charge de ce soin.

En attendant mieux, je marque mon affection comme je le puis.

Et puis, elle a vraiment des amours de brodequins. Je ne sais pas comment on peut mettre des jolies chaussures comme cela pour marcher dans la boue et la poussière. Ma parole ! ça serait à moi, que je les rangerais sur une étagère.

Rrran ! la porte s’ouvre.

Le voyageur entre avec un grand manteau, un chapeau mou sur les yeux. Il secoue rudement ses pieds, enfermés dans de lourdes bottes, si boueuses, que l’on n’en distingue plus le cuir. Et d’une voix rauque, une vilaine voix d’individu qui préfère les alcools à l’eau pure, il demande :

— Où est le man[1] ?

— Dans le saloon, je réponds.

— Eh bien, boy, va le chercher, et ne lambine pas. Il me jette dix cents (cinquante centimes). Bah ! pour lui expliquer que je n’appartiens pas au personnel, il me faudrait plus de temps que pour faire sa commission. Je me lève.

À ce moment, son chapeau s’accroche dans un des fils de fer tendus au travers de la cuisine, pour y suspendre les torchons mouillés. Moi, je suis petit, je passe sans me baisser, par-dessous ; mais lui, un gaillard de bonne taille !… ; Bref, le chapeau tombe… Je vois sa figure. Mâtin ! Elle est laide.

Vous savez ce que l’on appelle une tache de vin… C’est une plaque violacée, couleur de vin commun, de bleu comme on dit, et qui couvre une partie plus ou moins grande du visage.

Certaines personnes voient le jour avec un ornement de cette espèce. Les savants expliquent cela de mille manières plus ou moins aventurées… Au résumé, il s’agit là d’un pigment coloré de la peau, analogue à celui qui fait noirs les nègres.

Seulement ce pigment-là est violet foncé.

Et il en possède du pigment, l’homme !

Toute la joue gauche, la moitié du nez, des sourcils et du front.

Il lança un juron, ramassa son chapeau, l’enfonça sur sa tête…

Moi, je gagnai la porte… Le particulier n’avait vraiment pas l’air bon.

Le directeur, prévenu par moi, s’empressa. J’en conclus qu’il attendait probablement le voyageur si bizarrement colorié. Les répliques qu’ils échangèrent me démontrèrent que je ne m’étais pas trompé.

— Ah ! c’est vous, master Jeffries, fit l’hôtelier.

— C’est moi-même, old Tomlett, à moins que vous ne me preniez pour le diable.

— Pour le vieux Nick, je n’aurais pas préparé la chambre d’acajou, et aussi tout l’attirail qui m’avait été indiqué.

— Allons voir cela… Car, par tous les tonnerres, voilà assez longtemps que je porte cela…

Il eut un geste bizarre, désignant sa tête.

On eût cru qu’il parlait de se débarrasser de cette partie de son individu, réputée à juste titre indispensable à l’existence.

Précédé par le patron Tomlett, il quitta la cuisine. J’entendis ses lourdes bottes résonner dans l’escalier, puis tout rentra dans le silence.

Où est-il mon voyageur à la tache lie-de-vin ? Mon homme est dans sa chambre.

Je l’aperçois lorsque le juge instructeur vient faire son enquête, aussi ridicule que possible. Je me faufile derrière le greffier.

Le voyageur a la tête complètement enveloppée de bandelettes.

Une violente éruption l’a pris au milieu de la nuit. Il paraît que les grands froids amènent parfois cette infirmité…

C’est très douloureux. Ses plaintes ont attiré ses voisins, Larmette, Botera. Ceux-ci l’ont soigné… Entre voyageurs, on se doit cela… Comme ils ont été debout une partie de la nuit, il semble tout simple que « notre voleur » n’ait pas exercé ses talents à leur préjudice.

Il préférait naturellement opérer chez les voyageurs endormis ?

Pourtant… il m’apparaît que ce vol, qui nous arrête ainsi dans une localité ensevelie sous la boue, sous la neige, est tout à fait à l’avantage des combinaisons de M. Larmette.

Puisqu’il veut absolument, à ce que dit M. Dick Fann, qui ne peut pas se tromper, puisqu’il veut forcer M. Defrance à se découvrir, quoi de mieux pour obtenir ce résultat qu’un accident mettant Mlle Fleuriane dans l’impossibilité pécuniaire de continuer sa route ?

Cependant, le juge s’est retiré avec son greffier, après avoir exprimé ses vifs regrets de l’ennui causé à Mlle Defrance, que la justice américaine serait heureuse de satisfaire. Il a pris note des sommes dérobées :

« Quatorze mille francs à miss Fleuriane, plus un carnet de chèques, contenant trois chèques encore attachés au talon.

« Seize cent onze francs trente-cinq, à Mrs. Patorne.

« Cent quarante-huit francs, à moi-même. »

Enfin, la journée s’écoule.

Pour ne pas jouir de la société de maître Larmette, dont le dévouement affecté est véritablement encombrant, Mlle Fleuriane m’emmène visiter la ville, où il n’y a rien à visiter.

Des églises qui ressemblent à des hangars de marchés, une école ayant l’apparence d’une église, la municipalité dont l’architecture rappelle celle d’un dé à jouer dont on aurait évidé l’intérieur, sont les seuls monuments notables.

Les habitants s’enferment chez eux, à cause du froid et de la boue.

Restent les rues, remarquables par la façon dont on y patauge.

Non, un Parisien ne saurait se faire une idée de pareil cloaque. À Paris, nous avons eu des grèves de boueux, coïncidant avec des tombées de neige. Nous avons tous crié au secours, à l’incurie administrative.

Ah ! citoyens de Paris, mes frères, que n’avez-vous vu Columbus ?

Nous rentrons pensifs, avec de la boue jusque dans les cheveux.

Il me faut une grande heure pour reprendre figure humaine.

Et quand enfin, je suis redevenu présentable, la demoiselle me fait dire que l’on dînera dans son appartement.

Ce qu’elle veut, c’est éviter la compagnie du nommé Larmette. Ah ! comme je la comprends !

Dix heures du soir, on va dormir… à présent, on fait la nique aux voleurs, nous n’avons plus rien à prendre.

Le porteur du message de miss Fleuriane à son banquier est parti ce soir, en traîneau, tiré par des espèces de cerfs, ou plutôt d’élans, qui, paraît-il, sont communs dans le nord du Canada.

Il fait un froid de loup, positivement… Au dehors, la lune brille… et sa lumière blanche fait frissonner. On dirait un disque de glace qui rayonne.

Brrou ! Je tire mes couvertures par-dessus mon nez. Je ferme énergiquement les yeux pour ne pas voir ce lampion glacial et… je dors jusqu’à huit heures du matin.

Ah bien ! il a gelé durant ce laps. Sur les vitres, des fleurs de glace figurent une décoration compliquée.

C’est très joli, mais ça n’encourage pas à se lever. Allons, courage ! Une, deux, hop ! Une potée d’eau fraîche va rétablir la circulation.

Trop fraîche, l’eau ! Elle a pris, dans le broc, la forme d’un pain de glace. Ma foi, je vais descendre à l’office.

Le « réservoir » du fourneau est toujours plein d’eau tiède. L’eau tiède, c’est moins héroïque que la glace, mais c’est infiniment plus agréable.

On me prendrait pour une poule mouillée avec des réflexions pareilles. Mais il faut tenir compte du froid, un froid… américain. Cette nuit, le thermomètre centigrade a marqué vingt-trois au-dessous de zéro.

Dans l’office, il y a des rouliers. Ces braves gens, dont le métier doit être rude en cette saison, sont arrivés dans la nuit.

Ils ont dormi dans la remise, auprès de notre auto, parce que leurs moyens ne leur permettent pas de se payer des chambres.

À présent, ils engloutissent du thé, du lard et des pommes de terre, avant de se remettre en route.

Je me suis installé dans une « petite resserre » qui ouvre sur la cuisine. Je me débarbouille voluptueusement à l’eau tiède, tout en prêtant l’oreille à la conversation des rouliers.

— Eh ! Joe, fait l’un, ton revolver est chargé ?

— Tu le penses bien, Joas, répond l’interpellé. Quand on sait l’ours en campagne, le plomb est le meilleur protecteur des dollars.

Yes, I guess[2].

Mais une servante, qui surveille les consommateurs, questionne :

— De quel ours parlez-vous donc ?

— Bon ! jolie Margot, de l’ours de la prison de Dowerpoint.

La prison de Dowerpoint, on me l’a dit ensuite, est dans un vallon éloigné de quinze à seize milles.

— Ah ! c’est le directeur de la maison de détention que vous nommez ainsi… Cela ne m’étonne pas. Pour garder des prisonniers, il faut être un véritable ours.

La réflexion de la servante égaie tous les assistants.

Ce sont des rires sonores, des exclamations bruyantes. Celui qui répond au nom de Joe se décide enfin à expliquer :

— Non, non, Magget, il ne s’agit pas du directeur, mais d’un de ses administrés qui s’est évadé, et qu’il vaut mieux ne pas rencontrer sur sa route.

— C’est donc un être bien terrible ? reprend la servante avec une curiosité terrifiée.

— Bon ! C’est l’assassin de Cedar, condamné à mort… On attendait le dégel pour le conduire en ville et l’électrocuter. Il a trouvé meilleur de déguerpir avant.

— Et il peut se présenter ici, et on le recevra sans se douter que c’est un sanglant mauvais garçon !

— Ma foi ! Dans un hôtel, on reçoit qui paie, Magget !

La servante leva les bras au ciel avec horreur.

— Et quand je le servirai, je ne reconnaîtrai pas la main qui a versé le sang d’innocentes créatures !

— Oh ! gouailla Joe, la main, non, vous ne reconnaîtrez pas la main ; mais bien certainement, si ce que dit l’affiche promettant la prime pour la capture, est vrai… vous pourrez reconnaître sa figure. On prétend que sa joue gauche, son nez et son front sont marqués d’une tache de vin.

Oh ! je faillis tomber dans le cuveau de bois où je lessivais mon individu.

Mais cette tache de vin si caractéristique, je l’avais vue, moi.

Le malade du premier, Jeffries, répondait au signalement.

Et le juge d’instruction lui avait parlé, sans s’en douter… Ah ! les juges d’instruction ! Il est vrai qu’avec le visage entortillé de bandes de toile, il n’est pas commode de distinguer si la personne est ou non agrémentée d’une tache lie de vin.

Un bandit à l’hôtel… Et les voyageurs cambriolés… Les deux choses se touchent. L’une explique l’autre. L’homme aux bandelettes a mes cent quarante-huit francs. Oh ! il les restituera.

Comment, par exemple ? Voilà qui ne m’apparaît pas tout de suite. Car enfin, je ne puis pas me présenter chez celui qui se fait appeler Jeffries, bien qu’il fût en réalité Toddy le forçat, pour lui proposer :

1o D’ôter ses bandes de toile, afin de me permettre de constater la présence de la tache de vin sur son visage ;

2o De me donner licence de rechercher mon porte-monnaie dans ses bagages.

Oh ! mais je suis stupide. Ce que je ne saurais faire, un autre a qualité pour l’exécuter. Le juge d’instruction a le droit d’être indiscret. La loi le lui confère, et dans l’espèce, elle me semble avoir joliment raison, la loi.

Et j’active ma toilette. Me voici prêt.

La demeure du juge n’est pas très éloignée. Une chance cela, car en vérité, il y a encore plus de boue qu’hier soir.

Je tourne à droite, puis à gauche, et encore à gauche. Je suis devant la maison de M. Thomson, le magistrat que je souhaite requérir.

Je frappe à la porte, à l’aide d’un marteau de fonte figurant une tête d’archange.

La servante laide et sale qui m’ouvre m’oblige à parlementer durant cinq bonnes minutes. Elle me régale de mensonges variés :

— M. le juge n’est point chez lui… Il est peut-être au greffe du tribunal ; il doit déjeuner en ville, et ne rentrera que tard dans la journée.

Seulement je ne m’en laisse pas conter. Je l’attendrai. Il faut que je le voie.

Et comme la vieille sorcière laisse un instant la porte pour lever les bras en l’air, sans doute afin de prendre le ciel à témoin de mon entêtement, je me faufile prestement à l’intérieur. Alors elle glapit ; je riposte.

C’est un sabbat dont le résultat est d’attirer M. Thomson en personne. Je ne lui donne pas le temps de se reconnaître.

— Monsieur le juge, je viens de l’hôtel Tomlett.

— Vous pourriez venir moins bruyamment, jeune homme, soit dit sans vous offenser.

— Je le reconnais, mon président.

Je me suis laissé conter que l’on amadoue toujours un juge en l’appelant président. Cela se conçoit, n’est-ce pas ? Un caporal se rengorge quand on l’appelle lieutenant.

— Avouer sa faute est mériter l’indulgence du tribunal, prononce-t-il d’un ton doctoral. Voyons, de quoi s’agit-il ?

— D’un renseignement important, mon président ; renseignement qui mettrait peut-être bien sur la piste du voleur du portefeuille de miss Fleuriane Defrance.

Le juge a sursauté. En Amérique, quand une personne est réputée très riche, les magistrats ont le plus vif désir de lui être agréable. Je crois d’ailleurs que dans les autres pays c’est absolument la même chose.

Je raconte les répliques des rouliers, l’évasion de Toddy… et aussi ma vision de la veille au soir et ma supposition que le bandage compliqué qui entortille la tête du voyageur de la chambre d’acajou, à l’hôtel Tomlett, pourrait bien n’être qu’un masque destiné à dissimuler une trop reconnaissable tache de vin.

Ma foi, M. Thomson ne cache pas l’intérêt que lui cause mon récit.

Il ouvre démesurément les paupières, se frotte les mains, se gratte le bout du nez, et enfin il clame :

— Norah ! ma pelisse et mes snowboots.

Je crois bien que la vieille a fait siffler entre ses dents cette exclamation peu amène :

— Vieux fou !

Mais elle apporte la pelisse demandée. Elle chausse les snowboots à son maître, avec des recommandations où fleurit toute la sollicitude féminine.

Le juge est habillé, emmitouflé comme s’il partait à la conquête du pôle.

— Mon jeune garçon, je vous suis.

Ces mots sont comme un signal. La servante rouvre la porte, à travers laquelle s’engouffre le souffle froid de la bise… Nous sortons.

— Pressons, pressons, murmure mon compagnon. Il fait un froid à changer le nez en aiguille de glace.

La façade de l’hôtel Tomlett est en face de nous.

Le directeur est dans le « bureau ». Il cause avec M. Larmette, nonchalamment étendu sur le canapé mis à la disposition des gentlemen qui discutent les prix avec le « patron ».

Tous deux ont une mine mécontente en reconnaissant M. Thomson.

J’ai l’impression qu’ils l’enverraient bien au diable, avec moi en postillon, s’ils le pouvaient sans danger. Ils font à mauvaise fortune bon visage.

— Master Jeffries, s’exclament-ils, quand le juge exprime le désir de voir immédiatement le voyageur de la chambre d’acajou. Eh ! le digne homme n’a pas bougé de son lit. Il ne sera pas difficile de le rencontrer.

— Alors, veuillez me conduire.

Tomlett se précipite. Larmette ne fait pas un mouvement. Il me semble que ses yeux, fixés sur moi, ont une expression sarcastique.

M. Tomlett et le juge d’instruction ont déjà quitté le bureau, et font gémir sous leur poids l’escalier qui accède au premier étage.

Je me hâte de les joindre. Au premier, on s’arrête devant la porte de la chambre occupée par le « client » que nous venons visiter.

Tomlett frappe légèrement, ouvre aussitôt, et passant la tête par l’entre-bâillement :

— Master Jeffries, dit-il, c’est M. le juge, qui désire vous parler.

— Qu’il entre, riposte l’organe enroué du malade, puisqu’il est dit qu’on ne me laissera pas dormir. J’en aurais grand besoin cependant, après la nuit blanche que j’ai passée.

Nous entrons. L’homme est couché, comme l’a affirmé Larmette. Sa tête entièrement recouverte de bandes de toile, offre l’aspect le plus bizarre. Un seul œil est découvert, et cet œil nous considère avec une acuité où je crois deviner l’inquiétude.

— Bonjour, master Jeffries, prononce rondement le juge, bonjour. Je suis fâché de vous déranger, mais Thémis ne me permet pas d’agir différemment.

— Le diable rôtisse Thémis en ce cas ! gronde sourdement le malade.

— Bon ! bon ! Ils n’appartiennent pas à la même mythologie, master Jeffries. Il est donc peu probable qu’ils se rencontrent pour procéder à l’opération de cuisson dont vous parlez. Au surplus, cela m’est indifférent et à vous aussi, je gage. Vous préférerez sans doute que je vous apprenne pourquoi je redouble ma visite.

— Je préférerai cela ou autre chose, pourvu que ce ne soit pas long.

— Et pour aller vite, je supprime toutes les circonlocutions inutiles, continue M. Thomson. En deux mots, voici l’affaire : je dois, tout le monde connaît les formalités d’une enquête judiciaire… je dois fournir un rapport sur mes constatations d’hier.

— Vous ne souhaitez pas que je l’écrive pour vous, plaisante celui que je crois être un forçat.

— Non, non, master Jeffries, ceci serait de l’indiscrétion… Or, l’indiscrétion et moi n’avons jamais passé par la même porte. Dans mon rapport, je dois donner une foule de détails, notamment des renseignements circonstanciés sur la personne de ceux que j’ai interrogés, renseignements d’ordre moral d’abord, et aussi d’ordre physique.

— Ah ! ah !

— Votre personne morale, vos papiers me l’ont fait connaître.

— Ils vous ont dit tout ce que je sais sur mon compte, interrompit l’interpellé. Si vous désirez d’autres détails, il faudra vous adresser ailleurs.

— Non. Vos papiers m’ont suffisamment éclairé.

— Alors, si vous êtes éclairé, qu’est-ce que vous voulez de plus ?

— Me renseigner sur votre personne physique.

— Ah ! bon… En bien ! vous le voyez, je suis malade.

Le juge souligna la phrase d’un rire paterne. Sa lenteur m’exaspérait. Je ne me rendais pas compte que, vu la loi américaine qui protège l’individu infiniment plus que les lois européennes, M. Thomson était tenu aux plus grands ménagements à l’égard d’un personnage dont l’identité, indiquée par moi, n’était point suffisamment prouvée par mon témoignage unique.

— Oh ! malade, reprit aimablement le magistrat, cela ne fait pas de doute, puisque vous l’affirmez, ainsi que les gentlemen qui vous ont prodigué leurs soins… Oui, mais cela ne me permet pas de constater la ressemblance de votre personne avec le signalement de vos papiers.

— Si bien que ?…

— Je suis venu, de gentleman à gentleman, faire appel à votre bonne volonté, pour obtenir de vous, mon cher honoré monsieur, la faveur de comparer votre visage à votre signalement.

Ouf ! cela y était enfin.

Le malade riposta tranquillement :

— C’est là une chose qu’un gentleman digne de ce nom ne saurait refuser.

Et, s’adressant au directeur de l’hôtel :

— Monsieur Tomlett, ayez donc la bonté d’appeler le digne voyageur qui m’a soigné l’avant-dernière nuit. Il a la main légère comme un infirmier de profession, et il me débarrassera de toute cette lingerie qui m’encercle la tête, en réduisant pour moi la fatigue au minimum.

Pour un homme estomaqué, je fus estomaqué. Je dis « un homme », quoique l’on s’obstine parfois à me considérer comme un gamin… Cela n’a aucune importance du reste ; ce qui en a, c’est que je restai stupéfait.

Le consentement du forçat supposé m’ahurissait positivement.

Comment, il allait montrer sa figure ? Supposait-il donc le juge myope au point de ne pas voir la tache lie de vin, grande comme la main, qui décorait son visage ?

L’arrivée de M. Larmette, flanqué de son ingénieur Botera, me rappela à la réalité.

Le directeur de l’hôtel avait dû prévenir le bijoutier de ce que l’on attendait de lui, car ce dernier s’approcha du lit avec une tranquillité stupéfiante :

— N’ayez crainte, master Jeffries ; je suis certain que mon pansement a fait tout son effet, et que nous vous démailloterons le crâne sans douleur. Je voulais d’ailleurs procéder aujourd’hui à cette petite opération. Elle sera avancée de deux heures peut-être. Vous y gagnerez d’être débarrassé un peu plus tôt d’un attirail gênant.

Après quoi, appelant le Sud-Américain Botera auprès de lui, il commença à dérouler la bande qui emprisonnait la tête du malade.

D’abord, elle fut blanche, puis elle se teinta de jaune, puis elle prit un ton brun rougeâtre, qui vers la fin devint presque noir.

On eût dit que le tissu avait été calciné.

— Qu’est-ce cela ? interrogea le juge.

— Dissolution iodée, répliqua sans hésiter le joaillier.

— Mais cela a dû lui enlever la peau !

— Non… Comme vous le voyez, une légère feuille d’ouate isolait l’épiderme de la compresse… Seules les vapeurs d’iode ont agi.

Ce disant, il enlevait l’ouate qui cachait encore les traits du patient, et le visage de Jeffries nous apparut débarrassé de tout voile.

Je faillis pousser un cri. Aucune trace de tache de vin !

La peau se montrait partout d’une teinte uniforme, je ne dirai pas de ce ton si suave de l’épiderme d’une jeune élégante, mais simplement comme il convient au cuir d’un homme accoutumé à braver les intempéries. La tache de vin avait disparu.

Le juge me foudroya d’un regard sévère. Ce reproche muet, il l’accentua encore en interrogeant Larmette et l’ingénieur.

— C’est vous, gentleman, qui aviez opéré le pansement de Mr. Jeffries ?

— En effet. Comme je l’ai déclaré à l’enquête, les gémissements du pauvre monsieur nous empêchaient de dormir. Il se faut entr’aider en voyage, nous entrâmes chez lui…

— Et, acheva Jeffries avec une expression de reconnaissance tout à fait touchante, en vérité, vous avez pris soin de moi, comme des frères.

À chaque réplique, le juge me décochait un coup d’œil de plus en plus sévère. Évidemment il pensait, en son for intérieur, que je ne marquais pas une contrition assez profonde.

Une idée m’entrait dans le cerveau comme une griffe. Le bandage devait être un truc médical pour faire disparaître la tache de vin.

Ce qui est sûr, c’est que je fus pris d’une envie irrésistible de m’approprier un bout de la bande de toile, teinté par l’iode.

Le juge, mécontent de ne pas constater chez moi un repentir suffisant, me tourna le dos. Larmette et Botera, sans doute pour l’amadouer, les flatteurs ont de ces combinaisons, s’empressèrent d’imiter le mouvement, et Mr. Jeffries, lui-même, se coucha sur le côté.

C’était la pantomime du mépris en grand !

Seulement, des fois, le mépris a du bon. Dans le cas présent, par exemple, il faisait qu’aucun regard ne se fixait sur moi.

Et je pus allonger le bras vers la table de nuit, sur la tablette de marbre de laquelle le bijoutier avait posé les bandelettes roulées, à mesure qu’il en débarrassait son… complice.

J’agrippai un petit rouleau de toile, bien imbibé d’iode, je le coulai dans ma poche, et M. Thomson, ayant fini de s’excuser d’avoir « abusé de la complaisance des gentlemen », prenait congé, sans même un coup d’œil à mon adresse.

Larmette, lui, fit peser sur moi un regard railleur.

— Monsieur Tomlett, dit-il, prenez donc ces bandes, il désignait la table de nuit, et brûlez-les. Après leur action sur une crise éruptive, il serait à craindre qu’elles ne transmissent le mal à quiconque les manipulerait maladroitement.

Farceur, va. Il voulait tout simplement faire disparaître les traces de la petite opération que je ne comprenais pas… Cela, je le devinais.

Obéissant, Tomlett s’empara d’un journal, y fit tomber les bandes roulées, sans y mettre les doigts et s’éclipsa.

Je le suivis. Après tout, je n’avais plus rien à attendre ici : j’étais saturé de mépris. À quoi bon en forcer la dose ?

Mais le juge pensa que je méritais un avertissement supplémentaire, car il m’arrêta un instant pour me dire d’un ton très grave :

— Vous êtes jeune. Les leçons à votre âge doivent porter des fruits ! Méfiez-vous désormais des jugements téméraires.

— Oui, monsieur, lui répondis-je non moins sérieusement. Je crois, comme vous, que tout le monde gagnerait à se méfier de jugements de cette nature.

Et je filai, sans lui laisser le temps de continuer sa mercuriale.

Un instant plus tard, j’étais dans la cuisine.

Tomlett m’y avait précédé. Dans le fourneau, bourré de charbon de terre, il avait introduit le journal contenant les bandelettes iodées, et il le regardait flamber.

« Évidemment, me dis-je, l’hôtelier est d’accord avec les autres, et il s’assure qu’il ne restera plus trace de leur damnée mystérieuse opération. »

Il en restait une pourtant… dans ma poche.

Et ma joie grandissait, à mesure que je constatais plus sûrement que je les ennuierais fort, les Larmette et compagnie, s’ils se doutaient que j’avais réussi à « subtiliser » un fragment de leur compresse iodée.

Ce fut seulement quand papier et toile furent réduits en cendres que ce digne Tomlett quitta la cuisine.

En passant près de moi, il me pinça l’oreille, modula :

— Eh ! eh ! eh !

Et sortit en riant aux éclats, comme s’il venait de prononcer la phrase la plus comique du monde. Mais je ne pus m’attarder à philosopher sur cette observation de l’esprit, car un organe inconnu frappa mon oreille.

— Oui, oui, miss Magget, vous pouvez me croire. Puisque vous êtes bien montée en linge, en rubans, etc., vous devriez m’acheter ma Ruthenia Cream, à base de ruthénium ; cela enlève, comme avec la main, les verrues, rougeurs, taches de rousseur, dont le diable s’amuse à détériorer le visage des jolies filles.

Hein ! Encore un qui enlève les verrues !

Je regarde. À la table occupée le matin par les rouliers, un colporteur est assis et s’adresse, tout en mangeant, à la servante Magget debout en face de lui.

La caisse, à bretelles de cuir, ouverte auprès de l’homme, indique clairement sa profession. Tout en reprenant des forces, il essaie évidemment d’entamer une affaire, dont le bénéfice paiera sa dépense.

Je l’écoute, intéressé malgré moi, par ce qu’il vient de dire de sa crème Ruthenia. Lui continue, insiste… Il a bien sûr remarqué que Magget a une verrue plantée au beau milieu de son menton rond.

— Voyez-vous, miss Magget, on a trouvé le radium pour les riches, ça coûte très cher… Bah ! ils peuvent payer… Mais un brave homme d’inventeur a voulu créer le radium du pauvre. Il a cherché longtemps dans son laboratoire, au milieu des cornues, des acides et des alambics. Enfin, il a découvert la Ruthenia Cream… Pour un dollar, une reine de gentillesse comme vous peut débarrasser sa jolie figure de tous les signes, végétations, bobos… Avec le radium, qui n’est pas plus expéditif, cela coûterait cent mille francs… vous voyez que mon patron est un bienfaiteur. Je n’ai aucun bénéfice sur la Cream, aucun ; je la vends prix coûtant.

J’étais médusé. La soudaine révélation des propriétés du radium, à l’égard des signes imprimés sur le visage, m’avait changé en statue.

Le radium !… Vous concevez le raisonnement…

Larmette considéré par M. Dick Fann comme le cambrioleur du radium… la tache de vin de Jeffries disparue… quel rapprochement pour mon esprit !

Un coup de sonnette. Magget se précipite au dehors avec cette phrase :

— À tout à l’heure, attendez-moi.

La jolie servante désire certainement se séparer de sa verrue… Mais moi, je reste seul avec le colporteur. Je cours à lui, et lui présentant la bande que j’ai dérobée tout à l’heure, je demande :

— Gentleman, pourriez-vous me dire s’il y a du radium là dedans ?

Il me considère, considère la bandelette, jette un regard vers le fourneau où Tomlett a procédé à l’autodafé des compresses… On dirait que ses yeux pétillent… Je me trompe, car il hausse les épaules.

— Je ne suis qu’un pauvre colporteur, comment voulez-vous que je vous dise cela ? Je ne suis pas chimiste, n’est-ce pas ?

Ma mine s’allonge à cette réplique… Je m’étais figuré qu’il allait me répondre tout de go.

Il voit mon ennui, et bon garçon, il ajoute :

— Seulement, si vous tenez à savoir… allez au collège de la ville… Il y a des professeurs de chimie. Pour eux, ce sera un jeu de vous renseigner.

Ah ! voilà un bon conseil. Dire que je n’y aurais pas songé tout seul.

Je serre les mains du colporteur, qui rit de mon exubérance et je me sauve, manquant de renverser au passage Magget qui revient.

Ma peau de chèvre d’automobiliste, ma casquette… En route !

Dehors, un brave homme, qui patauge courageusement comme moi, m’indique l’emplacement du collège. C’est à l’autre extrémité de la ville. Tant pis, il faut y aller, Jean, il le faut.

Le collège, le voici. Un grand bâtiment noir, qui a un air de prison. Est-ce que c’est bien nécessaire de bâtir des immeubles si rébarbatifs pour instruire les gens ?

La porte est entr’ouverte, j’entre. À droite, sur une baie vitrée, je lis « gardien ». Gardien, ce que nous appelons : concierge, à Paris.

Ce personnage est assis en face d’un bon feu… Il lit une gazette, et se dérange à peine pour grommeler :

— Qu’est-ce que vous demandez ?

— Le professeur de chimie.

Il se retourne brusquement, avec un visible étonnement.

— Quel professeur de chimie ? Il y en a deux dans cet établissement, le plus important de Colombus.

Je crois bien, c’est le seul collège.

Mais je n’exprime pas cette réflexion mentale. Inutile de mécontenter le bonhomme. Au surplus, une idée habile vient d’éclore dans ma tête.

— N’importe lequel, réponds-je crânement. Je viens de la part de M. le juge d’instruction Thomson, pour un renseignement de la plus haute importance.

À quoi bon se gêner ? Puisque je procède à l’instruction, j’agis pour le compte du juge, n’est-ce pas ? Indirectement, c’est vrai. Sans l’en prévenir, c’est encore vrai ; mais si je trouve, n’est-ce pas lui qui aura tout le bénéfice de l’aventure ?

Le « gardien », lui, s’est levé. Envoyé par le juge d’instruction, je prends à ses yeux une importance indéniable.

— Il n’y a, en ce moment que M. Flag au « cabinet de physique » ; montez l’escalier C au fond de la cour d’honneur. C’est au premier, la porte à droite… Vous verrez l’inscription : cabinet de physique et laboratoire.

— Merci bien, m’sieu.

Mais il me retient encore pour me dire, avec cette déférence protectrice des gens de sa profession :

— Et M. le juge Thomson se porte bien ?

— Aussi bien que possible par ce temps de chien.

— Oh ! ce temps de chien, voilà bien le mot propre.

— Au revoir, m’sieu.

Je m’élance à travers la cour d’honneur. Je n’ai aucun désir de jouir de la conversation du concierge, quelque honorable que soit, dans sa pensée, l’entretien dont il commençait à me gratifier. Escalier C. Nous y sommes.

Un étage escaladé en quelques sauts. La porte à droite, avec l’inscription signalée. Je frappe. On ne répond pas. J’ouvre.

C’est la salle où les élèves viennent apprendre la physique… la science sérieuse, s’entend ; pas la physique des prestidigitateurs.

Des gradins. Un long comptoir sur lequel se dressent des appareils bizarres en cuivre, en acier, une cuve emplie de mercure, une machine pneumatique ; des bobines électriques, etc., etc.

Derrière le comptoir une petite porte… Je refrappe. Cette fois on répond :

— Entrez.

J’obéis et, dans une seconde pièce, aux murs ornés de rayons, sur quoi s’alignent des instruments cocasses, des verreries aux formes inusitées, des flacons, je me trouve en présence d’un homme maigre, grisonnant, couvert d’une longue blouse de toile beige, et qui, les manches retroussées, tient, d’une main, une éprouvette où tremblote un liquide blanchâtre, et de l’autre, un verre conique empli de quelque chose de violet.

Il me toise à travers son binocle d’or.

— Vous désirez ?

— M. Flag, professeur de chimie.

— C’est moi. Après ?

Je le dérange, cet homme, cela se voit à son peu d’amabilité, mais j’ai le Sésame, ouvre-toi des bonnes volontés les plus récalcitrantes.

— M. le juge d’instruction Thomson m’envoie vers vous pour un renseignement que vous seul pouvez lui donner, à ce qu’il prétend.

— Ah ! ah ! il prétend cela !

La face du professeur s’est éclairée. Évidemment, il est flatté d’avoir été jugé seul capable de renseigner M. Thomson.

Est-ce drôle comme il est facile de rouler les gens en chatouillant leur vanité ? Ce professeur est bien plus malin que moi, je ne suis qu’un âne auprès de lui. Eh bien, je le prends à mon service, grâce à un tout petit mot élogieux.

— Que souhaite de moi M. le juge Thomson ?

Ce n’est plus la même voix. Le professeur s’est fait tout sucre et tout miel.

— Vous pouvez lui donner la clef d’une affaire criminelle.

— Enchanté ! Enchanté, en vérité. Vous remercierez M. Thomson d’avoir songé à moi… Et cette affaire criminelle ?

Je baisse le ton pour murmurer :

— Confidentielle.

— Je pense bien, souligne-t-il d’un air de plus en plus satisfait.

— La moindre indiscrétion pourrait donner l’éveil au coupable présumé.

— Oh ! je suis le tombeau des secrets.

Avec aplomb, je lui décoche ce compliment en pleine poitrine :

— C’est bien ce que dit M. le juge d’instruction.

Maintenant je puis entrer en matière sans crainte. M. Flag fera tout ce que je voudrai. Il se gonfle, toute révérence gardée, comme la célèbre grenouille qui souhaitait devenir aussi grosse que le bœuf.

— L’assassin Toddy s’est évadé de prison.

— Je sais cela. La Gazette conseille à tout le monde de faire bonne garde.

— Eh bien ! M. Thomson croit qu’il réside dans la ville.

Oh ! oh ! le professeur de chimie n’est sûrement pas un foudre de guerre. Il a pâli, son binocle même tremble sur son nez.

— Dans la ville ? répète-t-il avec une consternation profonde.

J’affirme du geste, tempérant cependant l’affirmation par ces paroles :

— Du moins, il y a de fortes présomptions… Il serait en ville depuis deux jours, la tête enveloppée de bandelettes, grâce auxquelles il aurait fait disparaître la « tache de vin » qui le rendait si reconnaissable.

— Mais alors, il va se glisser dans nos demeures ; il va perpétrer de nouveaux crimes.

— C’est pour l’en empêcher que je viens à vous.

— Moi, moi… suis-je donc un gendarme ?…

Fichtre non, il n’est pas gendarme ! Les gendarmes sont des braves gens et des hommes braves. Tandis que le professeur de chimie, de toute évidence, ne connaît le courage que de nom.

— Pas gendarme, gentleman, mais une des lumières de la chimie moderne.

Pan ! attrape le compliment. Cela le remet un peu.

— Et que peut la chimie ?

— Voilà. Elle peut nous dire si, sur cette bande de toile, on a étalé un corps susceptible de détruire en deux jours toute trace de tache de vin.

Je lui tends le tissu roulé que j’ai extrait de ma poche. Il le prend, l’approche de ses narines…

— Teinture d’iode, fait-il, cela serait sans effet sur un signe de la nature de celui qui nous occupe.

— M. Thomson le sait, dis-je avec un aplomb qui ne se dément pas ; mais il voudrait savoir si l’adjonction de l’iode n’a point été faite pour dissimuler la présence d’un autre corps ?

Le professeur esquisse une moue des lèvres.

— Un corps seul existe qui serait susceptible de produire la métamorphose indiquée.

— Et ce corps ?

Je questionne avec anxiété. La réponse va me fixer sur la valeur de mes suppositions.

— Ce corps ? le radium !

Le radium. Encore !

Le monsieur habitué à faire sa classe se montre. Il m’explique doucement :

— Le radium, très cher… En admettant une compresse saupoudrée de poussière de radium… il faudrait un ou deux milligrammes de la terre rare… Ce sont des milliers de dollars… Et puis, où Toddy se serait-il procuré du radium ?

J’étendis les bras à droite et à gauche pour indiquer que je l’ignorais.

— M. Thomson doit s’être inquiété de cela, il n’a pas jugé opportun de me renseigner ; mais il m’a dit : « M. le professeur Flag reconnaîtra la présence du radium, si radium il y a… » Et je viens prier M. le professeur Flag de reconnaître le radium. Voilà tout.

Cette fois, il avait compris.

— Ah ! bon, bon… Je conçois qu’il ait pensé à moi. Je l’en remercie davantage, car, le cas échéant, les journaux parleront de ma participation à l’enquête.

Il m’avança lui-même une chaise, puis il fourragea dans des flacons, verres, éprouvettes graduées, versant, des uns dans les autres, des poudres, des liquides diversement teintés.

Puis il coupa un morceau de la bande de toile, qu’il choisit dans la partie la plus noircie, et la fit infuser dans sa préparation.

Quelle cuisine que la chimie !

Après un instant, il reprit sa sauce endiablée, la transvasa, puis y ajouta d’autres ingrédients. Enfin il alluma une lampe à gaz oxhydrique, disposa un prisme sur une feuille de papier et interposa son récipient entre les deux objets.

Un spectre, — c’est ainsi que les savants appellent l’arc-en-ciel que forment les rayons lumineux passant à travers un prisme, il me l’expliqua très gracieusement — un spectre, donc, s’étala sur le papier.

Il l’examina avec attention, prit avec un compas des mesures de je ne sais pas quoi. Et enfin, il s’exclama :

— M. Thomson a deviné… toutes les « raies » du radium y sont.

Ouf ! Je me tins à quatre pour ne pas lui sauter au cou.

— Mais où donc ce Toddy s’est-il procuré du radium ?

Pour moi, c’était clair, Larmette étant de l’affaire. Mais je n’avais pas à révéler cela au professeur. Aussi interrompis-je ses réflexions.

— Monsieur le professeur, vous seriez bien aimable d’écrire votre expérience. Rédigé par vous, ce sera beaucoup plus clair que répété par moi, simple ignorant auprès de vous.

— Volontiers ! volontiers !

Il courut à un petit bureau portant de quoi écrire et sa plume se prit à courir sur le papier. Il remplit environ une page d’écriture. Puis il la plia, la mit sous enveloppe et, me présentant la missive :

— Le radium a été appliqué deux jours seulement, me disiez-vous ?

— Oui, monsieur le professeur, deux jours.

— Bien ! J’indique à M. Thomson que son action aussi brève ne saurait être complète.

— Pourtant, je vous assure qu’il n’y a plus apparence de tache de vin. J’accompagnais M. le juge d’instruction et…

Il me coupe la parole :

— Sans doute ! Sans doute ! Au repos, on ne voit rien ; mais supposez une émotion violente : colère, terreur ou autre, la tache de vin reparaîtrait.

— Vous croyez ?

— Je suis sûr, mon jeune ami.

— Pardon, je n’avais pas l’intention d’exprimer un doute.

Il sourit à mon excuse.

— La tache redeviendrait visible, non pas en violacé comme auparavant, mais en rouge vif, dessinant le contour du signe effacé par le radium.

Oh ! le digne professeur ! Comme j’aurais été heureux de le presser sur mon cœur ! Mais pareille effusion l’eût probablement surpris, d’autant plus qu’il m’eût été interdit de lui fournir la moindre explication. Aussi me contentai-je de serrer la lettre dans ma poche, de reprendre ce qui restait de la bande au radium et je m’esquivai.

Je tenais mon Toddy. De plus, je me rendais compte que, en démontrant la présence du radium dans l’affaire, je faisais le jeu de mon cher patron Dick Fann.

Je pris le chemin de la maison de M. Thomson.

Hélas ! la justice était contre moi.

Ma démarche précipitée du matin avait indisposé le juge contre moi.

Il me considérait comme un factieux qui l’avait entraîné à barboter inutilement dans les rues fangeuses de la ville, et il avait donné des ordres en conséquence.

Sa servante m’accueillit par une grimace épouvantable.

— M. le Juge ne reçoit pas.

Et la revêche créature me repoussa la porte au nez.

Quelle situation ! Avoir cent mille fois raison, tenir la vérité en poche, et se voir repoussé par ceux auxquels on a intérêt à la faire connaître.

Sans souci de m’éclabousser, je trépignais de rage, quand un brave cantonnier passa. Il y a des cantonniers à Colombus. Ils ne balaient que durant la belle saison. En hiver, il y a trop de neige et de boue ; ils préfèrent se croiser les bras, devenir des cantonniers honoraires.

Se promenant, celui-ci me considéra, et, intéressé par mes gestes de colère :

— Eh ! eh ! mon brave boy, vous semblez dans une véritable irritation.

Je le regardai de travers ; mais sa figure ouverte me mit en confiance.

— Il y a de quoi !

— Oh ! reprit-il philosophiquement, dans cette vallée de larmes, il y a toujours de quoi rouler les nerfs en pelote.

La justesse de l’observation accrut encore ma confiance.

— Je veux parler au juge Thomson et on refuse de me recevoir.

L’homme haussa les épaules.

— Un juge n’est qu’un homme ; aussi, lui arrive-t-il de faire des sottises, tout comme les camarades.

— Seulement, un retard peut coûter la vie à de braves gens qui sont actuellement en bonne santé.

Mon interlocuteur se gratta l’oreille.

— Oui, oui, murmura-t-il, c’est la vie, cela… On se porte bien… et la mort nous guette, il y a quelque chose à ce sujet-là dans la Bible… Faites excuse, ma mémoire n’est pas aussi solide que celle des « recteurs »… Ils font entrer tout le gros livre saint dans leur tête ; moi, rien ne reste dans la mienne… Après ça, chacun a reçu du ciel des aptitudes spéciales… Ainsi, moi, je n’ai pas mon pareil pour manœuvrer la raclette, et le recteur ne saurait peut-être pas, tout homme savant qu’il est…

Il respira. Je l’imitai. Son bavardage m’apaisait.

— Alors, reprit-il, vous tiendriez à voir le juge ?

— Je vous l’ai dit… Il s’agit d’existences humaines…

— Je comprends, je comprends… Si j’étais à votre place, je sais bien ce que je ferais.

— Je le ferais également, si vous me le disiez.

— Oh ! cela n’est pas un secret, et je n’ai pas besoin de me couper la langue avec mes dents pour l’empêcher de trahir le mystère[3]. Le juge va au tribunal vers deux heures de l’après-midi.

— Oui, eh bien ?

— En vous tenant dans le corridor des témoins, vous le prendrez au passage. Et comme il est au tribunal pour écouter tout le monde…

— Que je le voie seulement, je suis certain qu’il écoutera.

— Donc, faites comme je vous explique et tout ira bien.

Sur ce, le cantonnier s’éloigna, non sans me jeter un cordial :

— Adieu, boy ; vivez heureux et causez au juge autant qu’il vous plaira !

Brave cantonnier honoraire, va ! Ma reconnaissance te suivra toujours.

Son conseil était marqué au coin du bon sens.

Une horloge, située en haut d’un bâtiment tout proche, m’avertit que midi était passé depuis une heure et demie.

Si je voulais aller au tribunal, je n’avais pas le temps de rentrer déjeuner.

J’entre chez un boulanger… Une tranche de cake, une tablette de chocolat, et je file vers le Palais de justice, une affreuse bâtisse, que l’on appelle palais, sans doute parce que les citoyens de la libre Amérique se figurent que l’on ne pourrait rendre la justice dans une chaumière.

Je mange tout en marchant, en glissant, en maugréant.

Enfin, j’arrive… Je gravis un escalier, je traverse une longue salle des Pas Perdus, puis voici un couloir, éclairé à l’électricité même en plein jour.

Des banquettes s’alignent le long du mur. Ma foi, je m’asseois, car les jambes me rentrent littéralement dans le corps.

Je suis crotté comme un vacher… Je dois avoir l’air d’un « rupture de ban » égaré sur la banquette des témoins. Je songe que M. Thomson va avoir peur en me voyant en tel état.

Cependant, il ne faut pas qu’il me glisse entre les mains. J’ai l’acharnement d’un limier sur la trace du sanglier. Il faut qu’il m’écoute.

Je suis bête… Il y a un moyen.

Et je tire de ma poche la lettre de M. Flag, ce digne chimiste du collège.

J’achève à peine le mouvement, quand un pas mesuré sonne sur les dalles de la salle. C’est le juge d’instruction en personne. Il déambule gravement. Peut-être la satisfaction apparente, répandue sur tout ton individu, provient-elle de ce qu’il m’a fait mettre à la porte de chez lui tout à l’heure.

Au moment où il arrive à ma hauteur, je me dresse respectueusement, et lui présentant l’enveloppe que je tiens à la main, je dis rapidement :

— Une lettre de M. Flag, professeur de chimie au collège.

Le magistrat s’arrête net. Il me couvre d’un regard surpris. Cependant, il tient la missive. Il reconnaît l’écriture… Je lis cela sur sa physionomie. Enfin, il se décide à prendre connaissance du contenu de cette enveloppe.

Certainement, il se demande comment je me trouve être le commissionnaire de M. Flag.

Et il parcourt les lignes avec la pensée qu’elles lui apporteront l’explication cherchée.

Ah ! bien ! elles lui apportent autre chose encore.

Une stupéfaction profonde envahit le visage du juge… et aussi de la confusion… Vraisemblablement, il reconnaît tout bas ses torts envers moi.

Il m’a criblé de reproches, sous les yeux du bandit qui s’est moqué de lui.

Et ma parole, si je ne l’aidais pas un peu, je crois qu’il n’oserait plus lever les yeux. Jusqu’à la consommation des siècles, il ferait semblant de lire le papier qui tremble dans sa main.

Heureusement, je suis un boy, et je lui dis :

— Toddy, comme vous le voyez, monsieur le juge, a fait disparaître son « signe vineux » à l’aide de compresses de radium.

— Oui, oui, balbutie le pauvre homme. Comment a-t-il pu se procurer du radium ?

— C’est ce qu’il avouera sans doute, quand il aura été arrêté.

— Évidemment, oui évidemment… mais pour l’arrêter ?…

— Il suffit de démontrer son identité peu flatteuse.

— Et pour démontrer ?

— Faire reparaître la tache de vin, ainsi que l’explique M. Flag.

M. Thomson hoche gravement la tête.

Ah ! à présent, son regard fixé sur moi n’a plus rien de dédaigneux. Je lui pardonne ses torts. Il convient d’être généreux quand on triomphe.

— Alors ?… reprend-il d’un ton hésitant…

Il me consulte, moi, le gamin de Paris. Quel succès pour les Parisiens !

Je n’en marque, du reste, aucun orgueil, et modeste comme la plus humble violette, je propose :

— Si Monsieur le juge voulait, ce soir, être à l’hôtel au moment du souper…

— Diable ! diable ! Ce Toddy est un être dangereux.

— Bon, des roundsmen (agents de police) vous accompagneraient.

— Comme cela très bien.

— Et je me charge de provoquer… l’émotion nécessaire à la réapparition de la tache.

— Entendu… Venez un instant dans mon cabinet.

Je suis le magistrat. Nous demeurons enfermés quelques minutes, afin de bien arrêter nos faits et gestes ; puis je reprends le chemin de l’hôtel.

Il faut que je décide miss Fleuriane à souper dans la salle commune.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et le soir est venu. Nous sommes tous dans la salle, autour de la table.

Larmette, cet homme a le génie de déterrer les marchands de fleurs, a réussi à obtenir des bouquets qui piquent d’une note gaie la nappe blanche.

Le pseudo-Jeffries aussi, est là, non loin de miss Fleuriane. C’est une crâne jeune fille que la demoiselle. Elle ne sourcille pas, et cependant je ne lui ai rien caché. Combien d’autres, à sa place, seraient épouvantées à la pensée de dîner auprès d’un bandit, évadé de prison !

Botera baragouine des joyeusetés avec son délicieux accent sud-américain.

Je sais que le juge Thomson est dans l’hôtel avec deux policemen. Ils ont mis le directeur sous clef, afin qu’il ne révèle à personne leur présence.

À neuf heures exactement, je dois agir. Et je suis avec une pointe d’anxiété les aiguilles qui parcourent lentement le cadran du cartel, ornant un des angles du dining-room.

Oui, à neuf heures moins cinq, on enflamme l’essence de la cafetière russe, où va s’élaborer le café « soigné » qui terminera le repas. J’ai demandé un grand bol. J’ai parcouru la ville tout le jour, et j’ai besoin d’un remontant.

— D’autant plus, ricane Larmette, que la matinée a été chaude.

Il fait allusion à la mercuriale que m’a décochée M. Thomson.

Patience ! mon tour va venir. Et je réponds gentiment :

— Tout le monde peut se tromper. M. Jeffries avait un masque de bandelettes. J’avais pensé que cela serait bien commode pour cacher la tache de vin de Toddy.

Le bandit me jette un mauvais regard. J’ai idée que s’il me tenait dans un petit coin désert… je ne prendrais pas le café que Mme Patorne, avec des grâces de babouin, nous sert de ses mains chargées de bagues.

Mon bol est plein… J’y ai veillé. Tout le monde semble s’étonner de ma gourmandise, et Jeffries exprime l’opinion générale par ces mots :

— Mâtin, quand il se remonte, le boy, il prend le remontant au baquet.

Voici le moment ! Voici l’instant d’agir. Je riposte :

— Oh ! mon erreur de ce matin demande cela.

— Cela vous préoccupe à ce point ? grommelle le pseudo-Jeffries.

— Oui, parce que non seulement j’ai dérangé inutilement le juge (on le voit, j’avoue tout), mais encore, il a été en droit de me considérer comme un niais et un ignorant. Je me suis informé aujourd’hui.

Neuf heures sonnent, comme Larmette questionne :

— Vous aviez besoin de vous informer pour vous assurer de votre ignorance.

— Oui, monsieur, vous allez comprendre… Après que M. Jeffries fut débarrassé de ses bandes de pansement, une idée saugrenue me trotta dans la tête. Est-ce que les compresses d’iode n’auraient pu faire disparaître une tache de vin existant auparavant sur son visage ?

Le joaillier, Botera, Toddy ont tressailli.

Le coup est dur. Pourtant, le premier se ressaisit aussitôt.

— C’est de l’entêtement, fait-il.

Tandis que Jeffries, oubliant un instant son rôle, gronde :

— Voilà un moucheron auquel il arrivera un accident avant qu’il atteigne un âge avancé.

Il s’arrête brusquement ! Un coup d’œil de Larmette l’a rappelé à l’ordre.

— Ah çà ! repris-je en riant, pour être entêté, je le suis. À ce point que je suis allé prendre une leçon de chimie.

— De chimie ? clama-t-on tout autour de la table.

— Comme je vous le dis. J’ai appris ainsi que l’iode n’avait aucune action sur une tache comme celle qui nous occupe. Pour faire disparaître des signes de cette nature, il faudrait employer du radium.

Un grognement sourd s’échappa des lèvres de mes adversaires. Je conclus :

— Et encore, le radium efface la tache en temps normal, mais sous le coup d’une émotion violente physique ou morale, le signe reparaît en rouge.

— Vraiment ? ricanent Larmette et Jeffries…

— J’en fournis la preuve !

En prononçant ces paroles, je me suis levé. J’ai empoigné mon bol, aux deux tiers plein de café bouillant, et j’en ai projeté le contenu au visage de celui que je crois être l’assassin Toddy.

Il a un cri de rage, de douleur. Un flot de sang envahit sa figure, et la tache de vin se dessine en rouge foncé sur la peau.

— La voici, m’écriai-je en désignant le bandit ; la voici, la preuve introuvable !

Tout le monde est debout. Jeffries, ou plutôt Toddy, — on peut lui restituer son nom à présent, — a lancé un juron furieux.

Un moment, il a paru vouloir s’élancer sur moi ; mais l’instinct de la conservation est plus fort que sa colère. Il veut fuir. Il se précipite vers la porte ; il l’ouvre et recule avec un nouveau blasphème.

Au dehors, deux agents de police, revolver au poing, gardent l’issue. Derrière eux s’aperçoit la physionomie très animée de M. Thomson.

Mais la scène se précipite. Un autre bond porte Toddy contre le mur, où il s’adosse. Un revolver brille dans sa main. Il le braque sur moi.

— Maudit gamin ! Tu ne te vanteras pas d’avoir livré Toddy.

Une détonation retentit et le misérable roule à terre, le crâne troué.

Plus prompt que lui, Larmette vient de l’abattre. Du même coup, Larmette m’impose la reconnaissance et supprime un unique témoin gênant.

M. Thomson m’a remercié… Il fera un rapport sensationnel, où il sera démontré que Toddy possédait du radium, dont l’action avait déterminé une éruption si abondante que MM. Larmette et Botera, qui l’avaient soigné avec dévouement, n’avaient pu constater la présence de la tache de vin.

L’important, pour le district, était que le redoutable Toddy ne fût plus en état de nuire. Au fond, j’étais roulé.

J’avais espéré, en démasquant l’assassin, faire prendre Larmette, délivrer la demoiselle de cet ennemi dangereux.

Et je n’avais réussi qu’à une chose : éveiller sa défiance contre moi.




CHAPITRE II

de Colombus à San-Francisco

(Toujours le journal de Jean)


Nous avons quitté Colombus au matin, avec l’escorte inévitable de la cent chevaux de Larmette. Trente kilomètres à peine ont été parcourus dans la journée. Mais vers le soir, le froid se précise, solidifiant les chemins.

Ainsi nous arrivons dans un village… Lillypedi, à ce que l’on nous dit.

D’hôtel, point. Une auberge spacieuse, mais pas confortable du tout. À l’ordinaire, les voyageurs n’y séjournent pas. C’est une simple halte au milieu d’une étape.

Mais nous n’avons pas le choix. Nous sommes éreintés, transis. Natson se plaint de ne plus pouvoir mettre un pied devant l’autre. On dîne rapidement et chacun gagne son lit.

Ma chambre est au rez-de-chaussée, sur la cour.

Il n’y a pas de volets. J’ai bougonné en le constatant. Dame, il fait un froid de loup, et puis, comme les rideaux manquent également, je suis aussi peu chez moi que si je me déshabillais sur la place des Invalides.

Je dormais. Un rayon de lumière se promenant sur ma figure m’a réveillé. Heureusement je n’ai pas bougé. J’ai regardé sans presque soulever les paupières ; et j’ai vu, en dehors de ma fenêtre, une ombre humaine debout dans la cour. L’individu portait une lanterne dont il dirigeait la clarté sur moi, à travers les carreaux.

Et puis le personnage s’est éloigné, se dirigeant vers l’autre côté de la cour ; là se trouvent les écuries où l’on a remisé les automobiles.

Ma foi, j’ai sauté à bas de mon lit, chaussé mes pantoufles sans prendre le temps de passer mes chaussettes. Enveloppé dans mon « mouton » (caban de fourrure), je me suis glissé dehors.

Au moment où j’arrivais dans la cour, l’homme disparaissait dans l’écurie. Qu’est-ce qu’il allait y faire ?

J’ai toujours été curieux, mais à ce moment je l’étais bien davantage. J’avais reconnu l’homme à la lanterne. C’était Natson.

Il gelait à pierre fendre. Le froid me coupait la figure. Mais je souhaitais savoir, et, longeant les murs, m’appliquant à rester dans leur ombre, je me dirigeai vers l’écurie. Une clarté vague s’échappait par la porte entre-bâillée. Je coulai un regard à l’intérieur, et… je me mordis la langue jusqu’au sang pour retenir un cri.

Dans le rayon de la lanterne, il y avait trois personnes. Trois personnes qui m’étaient trop connues pour que je pusse hésiter à leur attribuer leurs noms : Larmette, l’ingénieur chilien Botera, et ce traître de Natson.

Ils causaient, tout en se livrant sur notre trente chevaux à un travail que je ne compris pas tout d’abord.

— Tu es certain que le gamin ne saurait se réveiller ?

— Certain, riposta Natson, ni lui, ni les dames. J’ai saupoudré d’opium le poulet au carry qu’ils ont mangé ce soir.

Tiens, tiens… J’en ai mangé et je ne dors pas. Pourquoi ? La chance ! Probablement que je suis tombé sur un côté du plat que l’opium n’avait pas touché…

Natson, qui ne se doute pas que je l’écoute, continue en ricanant :

— Ils ne se sont aperçus de rien. Le carry dissimule la saveur opiacée, aussi M. Botera n’a pas besoin de se presser ; il peut préparer le pneu tout à son aise.

— Rien n’indiquera votre travail, Botera ? reprend Larmette, se baissant vers celui qui maltraite notre pauvre voiture.

— Rien… La voiture roulera pendant deux heures avant l’accident ; à cinq minutes près, j’en réponds.

— Nous serons donc sensiblement à hauteur de la ferme en question ?

— Parfaitement. Vous y pourrez conduire la jeune fille et sa suite.

— Et ils n’en sortiront que quand nous tiendrons le père.

— Oh ! à la nouvelle de la disparition de son enfant… les journaux en parleront, je m’en charge ; il se montrera, le vieux renard…

— Je le crois…

À ce moment, Botera se releva, avec ces mots :

— C’est fait !

Qu’est-ce qui était fait ? Je n’en savais rien. J’avais seulement la certitude que, le lendemain, un accident nous arrêterait en route.

Après tout, j’avais un revolver. Quand on a sur soi un petit ami à six coups, on peut se débrouiller et défendre ceux qu’on aime. Oui, qu’on aime… je l’aime tout plein, cette mam’zelle Fleuriane.

Mais les coquins allaient sortir de l’écurie. Il s’agissait de ne pas me faire pincer.

Je regagnai ma chambre et me recouchai. Il était temps, j’étais transi ; un peu plus, je serais revenu à l’état de glaçon.

1er mars, 10 heures du soir. — Nous sommes à Buda, dans un hôtel confortable. L’accident prévu ne s’est pas produit.

Natson a eu l’air ahuri tout le jour. Il a essayé de stopper après deux heures de voyage ; mais Mlle Fleuriane lui a ordonné de continuer, et comme il semblait hésiter, j’ai armé mon revolver.

Rien de tel pour faire rouler une automobile, dont le mécanicien a un caillou dans les rouages. La Botera filait en avant.

Quand on les a rejoints, c’était à payer sa place. Larmette et l’ingénieur ouvraient des yeux comme des portes cochères qui diraient :

— Je n’y comprends rien.

Moi non plus, je n’y comprenais rien. L’important était que la machination fût déjouée. Et elle l’était.

Le soir, j’ai dîné avec des sandwiches au lard, que je me suis confectionné moi-même. Comme cela, je suis sûr de ne pas m’endormir.

Et puis, je veux veiller… car ces coquins ne resteront pas sur un échec.

C’est fort ! On m’a enfermé dans ma chambre ; enfermé du dehors, parfaitement. Seulement, la pièce est au premier, ce n’est pas bien haut, je sors par la fenêtre.

En suivant la corniche, j’arrive devant la croisée de la chambre de Larmette. Rien de plus facile que de voir à travers les lamelles mobiles des jalousies.

Décidément, c’est leur habitude de se réunir la nuit.

Larmette et Natson sont attablés devant un punch.

Ils parlent sans se gêner. Probablement qu’ils ont aussi enfermé nos compagnes de voyage. Ils agissent, en tout cas, comme des gens assurés de n’être pas épiés. En ce moment, Natson est sur la sellette.

On lui reproche de n’avoir pas stoppé, malgré les ordres de mam’zelle Fleuriane. Un mécanicien ne doit pas être embarrassé pour simuler une avarie.

— Eh ! sans ce damné crapaud ! (Le crapaud, c’est moi ; merci bien, m’sieu !) Sans ce damné crapaud, avec son revolver, j’aurais arrêté… Seulement on y regarde à deux fois avant de recevoir une balle… Il est décidé, le gars !

Il y eut un silence. Enfin, le joaillier dit d’un ton dur, qui me procura un frisson désagréable :

— Il faut laisser ce drôle en route… Mlle Defrance ne doit pas quitter le sol américain tant que nous ne tiendrons pas la trace de son père… Et ce maudit gamin devient gênant.

La porte de la chambre s’ouvrit et l’ingénieur Botera parut. Il était pâle.

— Qu’avez-vous, Botera ?

À cette question du bijoutier de la rue de la Paix, le Chilien répondit :

— On a réparé le pneu que j’avais émincé.

— Réparé ! rugirent les deux autres.

— Réparé ou remplacé… Il ne reste plus trace de mon travail. Voilà pourquoi la panne prévue ne s’est pas produite.

— C’est ce gamin d’enfer ! hurla Larmette.

Ah ! pour ça, non, ce n’est pas moi. J’avoue que je le regrette, par exemple !

— L’opium a pu ne pas agir. Que le galopin n’en ait pas absorbé suffisamment, et tout s’explique.

— Cela n’explique rien du tout. Il dormait comme une marmotte. Admettons qu’il se soit éveillé plus tard, il n’aurait pas deviné le travail de M. Botera.

— Si ce n’est lui, qui est-ce donc ?

Tous trois gardèrent le silence, évidemment interloqués par la question.

Moi, j’étais certain de ma parfaite innocence en ce qui concernait la réparation du pneu. Et, comme eux, je me disais : « Mais alors, qui a fait cela… qui ? »

Soudain, je tressaillis si fort que, pour un peu, j’aurais lâché le rebord auquel je m’agrippais. Le joaillier venait de prononcer :

— C’est ce boy, croyez-le… À moins que vous ne mettiez l’aventure au compte de Dick Fann.

Dick Fann, parbleu, oui, c’était lui. Il avait promis à mam’zelle Fleuriane d’avoir toujours l’œil sur elle, donc il voyait tout.

Les interlocuteurs de Larmette se récrièrent :

— Lui, allons donc… Il n’a pas paru depuis le départ de New-York… ; qu’il nous file, qu’il nous prépare un tour de sa façon, possible.

— Rien à craindre, gronda Larmette. Le radium est en sûreté et les corindons sont maintenant en pleine mer.

— C’est au mieux… Mais en tout cas, on peut l’affirmer, Dick Fann n’était pas dans l’écurie en même temps que nous. Donc, ce n’est pas lui qui a fait avorter notre manœuvre.

Larmette étendit les mains comme pour recommander le silence.

— Suivant une affirmation de ce policier, il faut procéder par élimination. Lorsque l’on a écarté tout ce qui n’a pu se produire, ce qui reste plausible est la vérité. De même pour les individus. Deux personnes eussent été susceptibles de nous jouer le mauvais tour en question. L’une n’y est pour rien, de toute évidence, n’est-ce pas ? Donc, l’autre seule est coupable. Ne nous inquiétons pas des moyens employés par le boy Jean. Ceci n’a aucune importance. C’est à lui seul qu’il faut attribuer notre échec. Donc, il doit disparaître.

Natson fit mine d’étrangler quelqu’un.

— Non, non, pas de ces moyens-là… Bon pour les novices. C’est l’accident, l’heureux accident amené par le… hasard propice qui nous débarrassera de lui.

— Quel accident ? gronda le mécanicien.

— Eh ! le sais-je ?… D’ici à San-Francisco, nous aurons plus d’une occasion. Et les deux femmes livrées à elles-mêmes, rien ne nous empêchera de reprendre notre plan primitif.

Le joaillier s’était levé. Ses compagnons l’imitèrent. Je compris qu’ils allaient se séparer.

Il fallait donc regagner mon logis et me glisser dans mon lit. La clef étant restée en dehors, rien en effet n’empêcherait un curieux de pénétrer chez moi. Donc, je repris mon chemin aérien, le long de la corniche.

Une minute plus tard, je m’enfonçais sous mes draps.

Il était temps. Presque aussitôt la clef tourna dans la serrure, la porte s’entre-bâilla avec un léger sifflement. Une tête se montra, puis disparut.

Le battant se referma, et je remarquai que l’ennemi, sans doute rassuré par mon immobilité, ne prenait pas la peine de donner un tour de clef.

Du 2 au 5 mars. — Le chemin devient de plus en plus mauvais.

North-Platt, Ogullala, Big-Springs se succèdent. Des localités sinistres, aux rues boueuses et noires, et dont les habitations émergent au milieu d’un océan de neige. Je suis éreinté… je ne dors plus depuis que j’ai éventé les projets de Natson et de ses associés.

J’ai pu en aviser Mlle Fleuriane. Alors, elle m’a dit :

— Veille la nuit. Le jour, je veillerai pour nous deux. Dors dans la voiture pendant la marche.

J’ai obéi, mais ce sommeil-là ne repose pas. Avec les routes mal entretenues on fait des bonds continuels ; puis c’est une « bougie » qui brûle, un pignon qui se fausse, des réparations chez les maréchaux ferrants de village.

Ce misérable Natson semble prendre plaisir à troubler mon repos.

Il me parle, il me secoue pour me faire remarquer ceci ou cela.

Le 5, on fait halte à Big-Springs. On a mis cinq jours à parcourir trois cent six kilomètres, soit une moyenne de soixante et un par jour. À quinze heures de marche environ, cela donne un peu plus de quatre kilomètres à l’heure, la vitesse d’un piéton qui traîne la jambe.

Et notre voiture faisait du quatre-vingts sur routes françaises ! Ça vous donne une idée des routes américaines !

Mais à l’auberge qui se décore du titre de Big-Springs-Hôtel, une surprise nous attend. Une surprise de premier calibre, j’ose le dire.

C’est une dépêche, signée Dick Fann. Elle vient du Havre, en France.

Elle est adressée à Mlle Fleuriane et à M. Larmette.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Je ne cherche pas. Le patron est peut-être en France, mais son œil est en Amérique. Il l’a promis, j’ai confiance.

Et je tends l’oreille.

Larmette, qui est arrivé avant nous et a fait préparer le logement, s’improvisent ainsi fourrier de la caravane, fait assaut de politesses avec Mlle Fleuriane. La dépêche adressée à eux deux, il ne la lira point.

— C’est à elle qu’il appartient d’en prendre connaissance la première.

Donc, elle décachette le télégramme et, à haute voix, elle déchiffre :

« Voleur corindons maison Larmette découvert. Corindons retrouvés. Davisse est son nom. Arrêté au Havre à l’arrivée de la Touraine. S’est empoisonné pour ne pas désigner complices. Enquête. Davisse s’était fait recevoir employé chez Larmette, avait capté sa confiance. Confiance mal placée. Salutations.

« Dick Fann. »

Il se fit un terrible silence. Le joaillier était devenu livide. Ses yeux brillaient comme des charbons ardents.

Il se mordait les lèvres jusqu’au sang, sans doute pour ne pas hurler des injures à l’adresse du « patron ». Moi, j’avais fourré mes mains dans mes poches jusqu’aux coudes. Sans cela, je crois que je n’aurais pas résisté à l’envie de me frotter énergiquement les paumes.

Au bout d’une minute, le joaillier retrouva la voix… oh ! une voix cocasse qui tremblait encore de colère… pour dire :

— Il est regrettable que l’adroit détective ne fasse pas connaître son adresse. J’aurais été heureux de lui faire tenir mes remerciements et félicitations.

Puis il se dirigea vers la porte.

Larmette était allé retrouver Natson et Botera au garage. Je les ai surveillés d’une fenêtre du premier.

En revenant de ma filature, je ne faisais pas de bruit, vous pensez.

Aussi j’arrivai sans bruit devant la porte de la chambre blanchie à la chaux que l’on appelle le « parloir ».

Mlle Fleuriane était seule. Elle relisait la dépêche de Dick Fann de tout près, et… j’ai peut-être eu la berlue, mais il m’a semblé qu’elle la portait à ses lèvres.

Tiens, tiens !… Pourquoi pas ?… Il est si chic, le patron… C’est ça qui ferait un joli couple  !

Seulement, comme on ne m’a pas encore prié d’être témoin, je me suis reculé de quelques pas et je suis revenu en toussant, comme si j’avais confisqué toutes les bronchites des États-Unis.

Quand je suis entré dans le parloir. Mlle Fleuriane ne tenait plus la dépêche, et elle était rouge comme une petite pivoine.

15 mars. — Dix jours encore de route, dont trois de repos, à Cheyenne, pour réparations urgentes.

Nous entrons dans la zone montagneuse qui avoisine les Montagnes Rocheuses. Les villages, les fermes s’espacent de plus en plus.

On rencontre des Indiens qui considèrent l’automobile avec un flegme imperturbable. Ça n’a pas l’air de les étonner.

Est-ce que Larmette aurait renoncé à ses mauvais desseins contre moi ?

Sa Botera ne convoie plus notre de Dion.

Il part le matin, de bonne heure, et nous ne le revoyons plus qu’à l’étape où, avec une amabilité qui me crispe, le dîner est préparé, les chambres disposées par ses soins.

Cependant il a de fréquents conciliabules avec Mme Patorne.

Cette imbécile-là doit lui raconter tout ce que nous disons dans la journée.

Mais on fait un nœud à sa langue, Mlle Fleuriane et moi, on ne raconte que ce que l’on veut bien laisser tomber.

16 mars. — Le pays est pittoresque maintenant, mais presque désert. Toute la nuit on a entendu hurler dans la campagne. Au matin, j’ai demandé :

— Qu’est-ce que c’est que ce vacarme ?

On m’a répondu :

— C’est les loups.

— Les loups… Il y en a donc par ici ?

— Oui. Ils sont descendus des montagnes. Ils sont affamés. On prétend que plusieurs personnes ont été attaquées.

Natson écoutait, à deux pas de moi.

— Alors, fit-il, la prudence consiste à suivre de près la voie ferrée du Trunk. (Tronc — ainsi est dénommé le chemin de fer qui relie New-York à San-Francisco.)

— Peuh ! là où ailleurs…

— Bon. Il y a les stations, les postes des gardes de la voie. On peut y trouver secours et refuge à l’occasion.

L’hôte, qu’on interrogeait, a avancé les lèvres en une mine pas rassurante. Sans nul doute, il ne croit pas à l’efficacité de la protection du personnel du chemin de fer.

Nous partons de bonne heure, sous un rayon de soleil pâle.

C’est peu de chose, mais cette clarté, remplaçant le ciel d’encre dont nous avons joui depuis Chicago, nous réjouit. On se sent pénétré de confiance. C’est beau, le soleil même quand il ne chauffe pas.

Enfin, Natson au volant, on file le plus près possible de la voie ferrée.

On est obligé de la lâcher de temps à autre, car elle franchit des vallées, elle contourne des massifs rocheux. Toutefois, on ne s’en éloigne jamais beaucoup.

Natson manœuvre avec toute la prudence possible. Du reste, des silhouettes noires, que l’on aperçoit à distance, se chargent de lui rappeler que les loups ne respecteraient pas plus l’ami de Larmette que les autres.

Car les loups se montrent. Ils se tiennent hors de portée, c’est vrai ; mais ils hurlent lamentablement, comme pour dire :

— Voilà des voyageurs que je me mettrais bien sous la dent.

Parfois, l’un d’eux se met au trot et nous accompagne de loin durant quelques centaines de mètres.

Mam’zelle Fleuriane les regarde sans s’effrayer, mais la dame de compagnie, elle, ne cesse de pousser des exclamations de terreur.

Cahin-caha, nous arrivons sans encombre à l’étape. Demain, selon toutes probabilités, nous atteindrons Ogden, sur la rive de son grand lac, et dans une dizaine de jours, nous toucherons à San-Francisco.

Nous toucherons… si Larmette et ses complices n’ont pas marqué l’heure de la mort ?

17 mars. — Ils l’avaient marquée, et sans le « patron »  !… Mais procédons par ordre.

À cinq heures du matin, nous quittions Castle-Rock, pour être à Ogden le soir. Il n’y a entre les deux localités que cinquante-cinq milles, soit quatre-vingt-dix-neuf kilomètres à vol d’oiseau. Les routes rocheuses et solides permettent de marcher à bonne allure, mais en pays de montagnes les détours incessants doublent, triplent le chemin à parcourir.

Nous avions rapidement dépassé la zone des cultures qui entourent la bourgade de Castle-Rock, et nous filions à travers un pays tourmenté, coupé de vallées encaissées, avec des hauteurs qui allaient toujours en s’élevant.

Un arbre par-ci par-là, des plaques de mousse que la neige avait rougies étaient la seule végétation.

Vers dix heures, des points mobiles apparurent sur la pente d’une colline dont nous contournions le pied. Je les désignai à mes compagnes.

— Les loups !

Natson les regarda aussi, mais il haussa les épaules en murmurant :

— La route est bonne. Qu’est-ce qu’ils peuvent contre une auto ?

Ce qu’ils pouvaient ? Ils n’allaient pas tarder à nous le montrer.

D’abord il y en eut deux, puis trois, puis cinq. Enfin, nous fûmes escortés par une trentaine de carnassiers, qui, de droite à gauche, se maintenaient à hauteur de l’automobile.

Patorne ne disait rien. Elle avait tellement peur que son maquillage se craquelait.

Je crois bien qu’elle perdit connaissance quand quelques vieux loups, reconnaissables à leur taille, se séparèrent du gros de la bande et se rapprochèrent insensiblement de notre voiture.

Natson se retourna, vers Mlle Fleuriane et vers moi.

— Quand ils seront assez près, ouvrez le feu sur ceux-là. Il faut les tenir à distance, car ils essaieraient de sauter dans l’auto.

— Et les autres ? fit tranquillement la jeune fille.

Je l’admirais. Elle était aussi calme que si elle avait été dans son salon. Quelle crâne petite femme ! Moi, je l’aime tout plein.

— Les autres, miss, répondit notre mécanicien, les autres n’attaqueront pas. Seulement, si les vieux tenaient l’un de nous, toute la troupe se précipiterait pour avoir sa part.

Moi, j’avais déjà tiré mon revolver, Mlle Fleuriane m’imita.

À présent, une douzaine de grands loups n’étaient pas à plus de vingt mètres de l’automobile.

— Prenez ceux de droite, mademoiselle, je prendrai ceux de gauche.

Quelle bête d’idée j’ai eue de dire cela !

Le premier résultat de la manœuvre fut que Mlle Fleuriane et moi, nous nous tournions le dos et nous ne nous voyions plus.

Patorne, elle, s’était définitivement trouvée mal, et elle était étendue dans la voiture sans mouvement.

Sans doute, ce gueux de Natson se rendait compte de tout cela, car au moment où je visais attentivement un vieux grand loup qui s’était avancé jusqu’à dix pas de la voiture, pan, je reçois un coup de poing dans le dos et… je pique une tête hors de la voiture avant d’avoir pu me rendre compte de ce qui m’arrivait.

Je roule par terre, quelque chose de lourd se jette sur moi. C’est le grand loup. Les autres arrivent au galop. Je suis perdu.

Eh bien non ! une fusillade terrible éclate autour de moi, les loups se sauvent en hurlant. Je me sens empoigné par des doigts de fer, hissé sur un cheval.

Je regarde, ébahi, et qu’est-ce que je vois ?

Le patron, Dick Fann, qui m’emporte au galop vers l’automobile arrêtée à six cents mètres de là.

Auprès de nous, galope un autre bonhomme, au teint de pain d’épices, qui semble aussi pressé d’atteindre la voiture que le patron lui-même.

Je veux remercier M. Dick Fann, il me coupe la parole :

— C’est Natson qui t’a fait tomber ?

— Oui.

— Saurais-tu conduire l’auto pour une journée ? À Ogden, vous trouverez des mécaniciens qui vous piloteront jusqu’à Frisco (San-Francisco, contraction habituelle en Amérique).

— Dame, je crois.

Nous sommes sur l’auto. Le patron arrête net son cheval. Il étend le bras. Une détonation. Natson s’abat, le crâne troué.

Et sans prendre garde aux exclamations de Mlle Fleuriane : « Monsieur Dick Fann, vous, vous enfin ! » il tire le mécanicien à terre avec ces mots :

— Les loups mangeront.

Il me place au volant.

— Nous vous escorterons jusqu’au prochain poste sur la voie. Pour tout le monde, Natson est tombé accidentellement. Mon nom ne doit pas être prononcé.

Puis il s’approche de Mlle Fleuriane, il lui tend la main qu’elle serre longuement. Mais qu’est cela ? Elle est tout près du bonhomme pain d’épices. Il a le bras autour de sa taille. Et les yeux pleins de larmes, elle murmure :

— Mon père, mon père ! monsieur Dick Fann, veillez sur lui.

Son père… avec cette couleur-là… Allons donc ! Je suis idiot, c’est un déguisement. Bien sûr, c’est encore le « patron » qui a fait des siennes.

Enfin, on se remet en marche, nos deux sauveurs trottant à la portière, et avant que la route tourne, j’ai le temps d’apercevoir les loups qui se disputent le corps de Natson.

Tout en filant, Dick parle. Il explique qu’il ne nous a pas perdus de vue. Par le chemin de fer il nous précédait, passait la nuit dans les mêmes hôtels que nous, surveillant Larmette et ses acolytes, qui ne s’en doutaient pas.

Je comprends tout maintenant : le pneu remplacé, l’arrivée si opportune à mon secours.

Ah ! le poste où l’on va se séparer.

Mlle Fleuriane a les larmes aux yeux. Mais les cavaliers s’éloignent. Ils partent. Ils sont partis et ont disparu derrière une éminence rocheuse.

À Ogden, ce que Larmette a fait une figure quand il a appris que Natson, tombé d’automobile, avait été dévoré par les loups, sans que nous pussions le secourir.

Jusqu’au 27 mars. — Un mécanicien s’est présenté, un brave homme, celui-là. Il s’appelle Slom.

Larmette en a-t-il eu l’assurance ? Ou bien l’aventure des loups lui a-t-elle inspiré de meilleurs sentiments ? On ne sait pas. Toujours est-il que durant les dix derniers jours de voyage, il ne s’est rien produit d’anormal.

Les montagnes Rocheuses ont été franchies, les campagnes californiennes traversées. C’est extraordinaire comme le pays ressemble peu à celui de l’autre côté des montagnes !

Là-bas, la neige, les sapins, mélèzes, mêlés aux chênes, hêtres, ormes, etc. Ici, des palmiers, des vignes, des arbres fruitiers.

27 mars. — San-Francisco ! Tout le monde descend !

Nous sommes installés dans le quartier de Golden-Gate (la porte d’or) en bordure du canal qui relie à l’océan Pacifique le vaste lac intérieur servant de rade à San-Francisco.

Notre hôtel, Jippy-Pavilion, est une succession de villas alignées sur la rue, et en arrière desquelles s’étend un jardin commun ; que dis-je, un jardin ; c’est un véritable parc.

Les petites maisons, coquettes, aux murs peints de couleurs claires, sont garnies de jolis meubles au ripolin.

Elles se composent toutes d’un unique rez-de-chaussée, surélevé d’environ un mètre cinquante par rapport à la surface du sol.

Les fenêtres donnent d’un côté sur le jardin, de l’autre sur la rue.

De ce dernier, on voit, en se penchant un peu, la mer qui miroite, tout au bord de la street : ça, c’est la façon dont les Américains prononcent rue.

Nous faisant vis-à-vis, il y a tout un alignement de hautes maisons. C’était, paraît-il, une boulangerie militaire, une espèce de manutention. Le feu a pris là dedans, a dévoré les planchers, ne laissant debout que les gros murs et les énormes cheminées des fours.

L’État a vendu le tout tel quel à une société, et celle-ci a rétabli plafonds et étages, a fait peindre en clair les murs restés debout et a ouvert un hôtel de huit cents chambres sous le titre de green-fellow cottage.

C’est, paraît-il, une plaisanterie très fine que cette enseigne.

Cela signifie à peu près : maison de campagne du bon garçon vert.

On va se reposer deux jours ici. Le 29, un navire américain, le White-Bird, nous emportera, avec notre machine de Dion, vers les ports de Seattle et de Valdez.

Huit fois vingt-quatre heures de traversée, et nous serons dans l’Alaska, presqu’île grande comme la France au moins, qui forme l’extrémité nord-ouest de l’Amérique, et qu’un détroit glacé sépare de la Sibérie orientale.

Nous aurons ainsi dix jours d’avance sur tous les concurrents, qui ont perdu cinq jours à New-York dans les banquets et les fêtes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce journal, dûment plié, fut mis sous une enveloppe que Jean orna de cette inscription calligraphiée :

À madame Brot,
15, rue de Ménilmontant
,
Paris (XIe).

Puis le gamin s’en alla, d’un pas léger, porter sa missive au bureau de poste le plus voisin, sans soupçonner le moins du monde que le départ annoncé ne s’effectuerait pas aussi facilement qu’il semblait le croire.




CHAPITRE III

un jour tragique


Il était environ huit heures du matin, quand Fleuriane quitta sa chambre de Jippy-Pavilion. La jeune fille, pour la première fois depuis de longs jours, avait admirablement dormi. Elle se sentait rassérénée, l’esprit léger, enclin à l’optimisme.

Le lendemain, 29 mars, elle s’embarquerait sur le White-Bird et, durant une huitaine au moins, elle jouirait d’une tranquillité relative. La traversée serait un entr’acte dans la lutte engagée contre le crime.

Le crime !

En dépit des dangers passés ou à venir, elle souriait en prononçant ce mot macabre.

C’est qu’il éveillait en son cœur un délicieux émoi.

Avec une stupeur joyeuse, elle avait assisté au développement de la pensée de Dick Fann. Elle avait admiré son sang-froid, son courage. Une fierté était née en elle du dévouement qu’il lui avait marqué.

Et, lors de sa dernière intervention, quand il l’avait délivrée des loups et de Natson, tout en sauvant le jeune Jean, une grande lumière s’était faite en son âme.

Au moment de la séparation, des larmes brûlantes avaient obscurci ses regards. Tout bas, elle avait murmuré :

— Mais je l’aime !

Et ce matin-là, tout en parcourant les allées du jardin, elle se redisait à mi-voix les paroles lui apportant une consolation :

— Oui, je l’aime… Oh ! quand reverrai-je mon père, pour le supplier de consentir… ?

Elle se prit à rire.

— Consentir ! Peut-il seulement avoir l’idée de résister, lui qui n’a cessé de gâter sa Fleuriane ?

Une grimace lui échappa.

Au détour de l’allée, la dame de compagnie, Patorne, se montrait.

Une robe prétentieuse, surchargée de dentelles, de flots de rubans multicolores, un chapeau inénarrable, lui assuraient l’aspect le plus hétéroclitement comique qu’il fût possible de rêver.

Ce qui ne l’empêchait pas de marcher d’un air conquérant, de contorsionner son visage anguleux en minauderies horribles.

— Ah ! ma chère, fit-elle en prenant des poses, M. Larmette, qui vient de prendre le premier lunch en ma compagnie, est vraiment le plus aimable des hommes.

— Je n’en doute pas, répondit sèchement son interlocutrice.

Mais l’accent plutôt froid de la jeune fille lui valut cette riposte inattendue :

— Oh ! je sais, vous êtes irritée contre lui… Vous êtes habituée à accaparer tous les hommages, et vous lui en voulez d’avoir fixé son attention sur la pauvre isolée créature que je suis. Laissez-moi vous dire que cela est mal. Que vous importe une exception, une petite exception ? Cela n’est rien pour vous et me donne le bonheur.

Avant que Mlle Defrance eût pu répondre à cette sortie si peu justifiée, Patorne poursuivit avec volubilité :

— Mais je suis trop heureuse pour vous faire une scène de reproches. Je parlais de l’amabilité de M. Larmette… Il craint que notre nouveau mécanicien ne soit pas bien au courant des opérations d’embarquement des automobiles. Aussi, cet après-midi, lui-même veillera au transport à bord du White-Bird de sa Botera et de notre trente chevaux. Vous voyez que vous aurez à le remercier, car cette gracieuseté ne s’adresse pas à moi, qui vous suis à mon corps défendant, mais bien à vous-même, la concurrente de la course tourdumondiste Paris-New-York-Behring-Paris !

Mais Jean Brot coupa net l’entretien.

Le gamin accourait à toutes jambes, sans cravate, nu-tête, le désordre de sa mise disant un esprit bouleversé.

D’un coup d’œil, Fleuriane remarqua cela. Elle pâlit.

Ses yeux, ses gestes interrogèrent le petit, qui, essoufflé, s’arrêta devant elle.

— Je ne sais pas, mademoiselle, il y a là un magistrat, un détective, des gens de police qui vous demandent.

— Des gens de justice ?

— Ils m’ont chargé de vous chercher et de vous ramener. Ils attendent dans le salon de lecture de Jippy-Pavilion.

— Dans le salon de lecture, dis-tu, Jean ?

— Oui, mademoiselle.

— Eh bien ! ne faisons pas attendre ces messieurs. Au surplus, je suis curieuse de savoir ce qu’ils me veulent.

Sans s’occuper de Mme Patorne qui écoutait ahurie, elle s’élança, coupant à travers les pelouses, pour gagner plus vite la villa, dite villa publique, parce qu’elle contenait les salons de lecture, de conversation, de billard, la bibliothèque et autres salles communes à tous les clients de l’hôtel.

Dans le salon de lecture, plusieurs personnes attendaient.

Parmi elles, Fleuriane, dès l’entrée, reconnut Larmette et l’ingénieur Botera.

Mais aussitôt son attention fut appelée par un autre des assistants.

C’était un personnage grand et fort, la face rosée, le poil grisonnant, le nez court et large, chevauché par des lunettes aux verres ronds qui lui donnaient une certaine ressemblance avec le chat-huant.

— Mademoiselle Fleuriane Defrance, sans doute, prononça-t-il avec cette nuance de considération que les Américains marquent toujours aux personnes valant beaucoup de dollars.

Et, sur un signe affirmatif de la jeune fille, il se présenta lui-même :

— Je suis Ézéchiel Bloomberg, juge aux instructions criminelles. Désolé de vous déranger, mais la justice a ses exigences. Moi-même, ce matin, j’ai été dérangé sans pitié par Gow Sherry, ici présent.

Il désignait un petit homme sec, nerveux, à figure de fouine, qui se tenait auprès de lui, et se crut obligé de souligner cette présentation d’une révérence raide.

— Gow Sherry est un détective remarquable. Il ne se trompe jamais. Quand il ne trouve pas le coupable, eh bien, il ne le trouve pas ; mais il ne commet pas la faute d’arrêter un innocent. Cela est d’un gaillard vraiment fort. Aussi est-il bien reçu toujours, même par moi ce matin. Cependant, il m’était désagréable de quitter Liddia. C’est ma jeune femme depuis six semaines. Liddia est aussi jolie que vous, c’est vous dire le regret, n’est-ce pas ? Malgré cela, j’ai eu le sourire pour Gow Sherry.

Devant ce bavardage, Fleuriane s’énervait. Enfin, n’y pouvant tenir davantage, elle murmura :

— J’ignorais votre mariage, monsieur…

— Ézéchiel Bloomberg…

— Merci… j’ignorais donc, et je pense que votre but n’était pas uniquement de m’en faire part.

Le juge d’instruction riposta par un rire sonore.

— Non, en vérité, miss, cela n’est pas mon but. Vous êtes très gais au Canada, vous me faites rire dans l’exercice de mes fonctions, ce qui est tout à fait inconvenable, alors que le sang a coulé et que, peut-être, il y aura mort d’homme.

— Mort ! répéta la jeune fille dont le visage se décolora.

Par hasard, ses yeux se portèrent sur Larmette. Il lui sembla que le joaillier cessait brusquement de sourire.

— Qui donc est mort ?

— Personne encore, répondit le magistrat, quoique, à vrai dire, la victime n’en vaille guère mieux… Vous la connaissiez, paraît-il, et je viens vous demander si vous n’avez aucun soupçon de nature à diriger les recherches de la justice, car depuis vingt-cinq ans que j’exerce, jamais je n’ai vu une affaire aussi obscure.

Il allait se lancer dans des considérations variées sur le crime dont il parlait. Fleuriane coupa net son bavardage.

— Mais quelle est la victime ?

— Je ne vous l’ai pas nommée ?

— Non, puisque je vous prie de vouloir bien le faire.

— Et je m’empresse de déférer à votre requête. La victime est de nationalité anglaise. Son nom est Dick Fann.

Fleuriane laissa échapper un gémissement. Elle se cramponna à un meuble pour ne pas tomber.

Seulement, elle était vaillante cette enfant qui, jusque-là, n’avait connu que le bonheur et les sourires de la fortune. Elle tendit ses nerfs, se redressa, et d’une voix profonde :

— Voulez-vous me raconter ce qui est arrivé, si toutefois vos fonctions vous le permettent ?

— Dites qu’elles m’y obligent. Je ne suis ici que pour causer avec vous, car vous connaissez M. Dick Fann ?

— Parfaitement. Il est de mes amis. Mais éclairez-moi, je vous en prie.

— Volontiers.

Ce disant, Ézéchiel Bloomberg écartait les rideaux de l’une des fenêtres s’ouvrant sur la rue.

— Vous voyez en face, de l’autre côté de la rue, l’hôtel du Bon Garçon vert, l’un des plus vastes du monde, la gloire de San-Francisco.

— Passons, je vous prie.

— Oui, passons, bien qu’il soit agréable pour un citoyen de la ville de constater que les cités du Vieux Monde (l’Europe) n’ont point d’installation aussi grandiose. Mais je passe. Remarquez que les fenêtres du rez-de-chaussée, aux moulures tout à fait artistiques, sont garnies de barreaux de fer, afin que les mauvais garçons ne puissent pas pénétrer de la rue chez les clients du Bon-Garçon-Vert.

Il rit bruyamment, heureux de son insipide jeu de mots.

— Or, les deux fenêtres qui avoisinent là-bas l’angle de la rue où l’on répare le trottoir… Ces travaux ont une importance, car l’asphalte a été enlevé pour être remplacé… La terre est à nu, et par conséquent elle conserve les traces…

— C’est entendu, monsieur… Mais les deux fenêtres, disiez-vous ?…

Ézéchiel leva les bras vers le plafond, et d’un ton paterne :

— Ah ! on voit bien que les Canadiens sont d’origine française ; vifs comme la poudre. Vous voulez être arrivée avant d’être partie… Là ! là !… Ne vous impatientez pas, j’irai aussi vite que possible. Par malheur, une instruction n’est pas une course de haies. Il faut de la prudence, beaucoup de prudence. Les erreurs judiciaires sont trop graves, la majesté de la justice en souffre.

Et comme Fleuriane, exaspérée par ce verbiage, se tordait convulsivement les mains :

— J’arrive au fait. Les deux croisées en questions éclairent deux chambres voisines, qui furent retenues avant-hier dans la journée par M. Dick Fann et un médecin mulâtre de ses amis, le docteur Francesco Noscoso.

La jeune fille frissonna. Ce mulâtre, elle l’avait déjà vu en avant d’Ogden ; c’était son père, grimé par le détective. Au moins le déguisement de M. Defrance n’avait point été découvert. Pour tous, il restait un mulâtre étranger au drame qui se jouait autour d’elle.

Entre ses paupières mi-closes, elle coula un regard rapide sur Larmette.

Le joaillier paraissait ne plus s’occuper de la conversation.

Et cependant, sur son visage immobile, un sourire vague, imprécis, semblait s’être figé.

— Donc, hier soir, ces deux messieurs, après avoir joué un bridge dans le salon avec deux autres voyageurs de l’hôtel, regagnèrent chacun sa chambre. Ici je laisse la parole au docteur Francesco Noscoso que j’ai interrogé tout à l’heure. Voici ce que m’a raconté ce gentleman, toutes ses déclarations confirmées, d’ailleurs, par le personnel de la maison.

— J’étais depuis une demi-heure dans ma chambre, me déclara-t-il.

« Mes persiennes de fer tirées, la croisée ouverte, afin de laisser pénétrer la fraîcheur du soir (j’ai l’habitude de dormir la fenêtre ouverte en toute saison), je vaquais en flânant à ma toilette de nuit.

« Tout à coup, les cloisons sont minces dans les hôtels, il me sembla entendre un gémissement, le bruit sourd d’une chute dans la chambre voisine, occupée par mon ami Dick Fann. J’écoute, plus rien.

« Ou plutôt si, au dehors, une course précipitée, produisant un bruit bizarre, que je ne saurais qualifier exactement.

« Un mouvement de curiosité instinctive me conduit à la fenêtre. Je pousse les volets. Je regarde dans la rue, personne.

« Déjà je tirais les persiennes, j’allais refermer, quand un gémissement distinct me parvient.

« Cette fois, je suis sûr d’avoir entendu. Une inquiétude me tenaille. Je jurerais que la plainte s’est fait entendre dans la chambre de mon ami.

« Je sors de ma chambre, j’arrive à sa porte, je tends l’oreille. Plus rien.

« Je suis sur le point de rentrer chez moi, sans insister davantage. Pourtant l’inquiétude subsiste en moi. Il faut que je le voie, que je lui parle, que je sois certain qu’il ne lui est arrivé aucun accident.

« Et je frappe, tout doucement d’abord, avec la crainte de provoquer un scandale dans l’hôtel. Rien ne répond.

« Mon anxiété augmente. Je frappe plus fort. Toujours pas de réponse.

« Alors, je frappe à coups redoublés, j’appelle. Les portes s’ouvrent. Les voyageurs se montrent, croyant qu’il y a le feu. Des garçons de la maison arrivent en courant.

« Je m’explique. Mes craintes gagnent tout le monde. Un employé, qui a été naguère serrurier, ouvre la porte avec difficulté, car la clef est dedans.

« Je me précipite et je vois Dick Fann étendu la face contre terre au milieu d’une mare de sang. »

Ici, Fleuriane fit entendre un douloureux gémissement.

— Voulez-vous que je m’arrête un instant, mademoiselle ? demanda M. Ézéchiel Bloomberg, avec un intérêt démontrant des qualités de cœur supérieures à celles de son esprit.

Mais, se raidissant contre sa faiblesse passagère, la jeune fille bégaya :

— Non, continuez, continuez.

— Avec une présence d’esprit, dont je ne saurais trop le louer, le docteur Francesco Noscoso arrêta les curieux sur le seuil de la chambre.

« — Un crime a été commis, dit-il, il importe donc de ne rien déplacer. Je vais entrer seul. Je donnerai à mon malheureux ami les soins nécessaires, s’il en est temps encore. On m’apportera sur le seuil tout ce dont j’aurai besoin. En attendant, l’un de vous ira prévenir la police.

« Et il fit comme il en avait décidé. Seul, il releva son ami, le déshabilla, le porta dans son lit, le pansa.

« Si bien que, lorsque Gow Sherry arriva, il trouva le blessé immobile dans son lit, sans connaissance, mais enroulé de bandelettes qui lui interdisaient tout mouvement.

« — La perte de sang a été considérable, exposa le docteur (et il pouvait l’affirmer, Gow évalue à plus de trois litres le sang répandu). La moindre hémorragie entraînerait une syncope mortelle. Je m’oppose à tout interrogatoire. Au surplus, l’enquête ne me semble pas difficile quant aux faits.

« Il avait raison. Devant la fenêtre ouverte, ainsi que les contrevents, une chaise était restée, le dossier tourné vers la rue.

« C’était devant ce siège que le corps du blessé avait été trouvé étendu, avec, auprès de lui, un livre maculé de sang.

« M. Dick Fann avait dû s’asseoir, le dos presque appuyé aux barreaux grillageant la croisée. Il lisait. Au dehors, un homme s’était approché sans être entendu, et, à travers la grille, il avait plongé un coutelas dans le dos du liseur.

« Puis, le coup fait, abandonnant dans la blessure son arme, un bowie-knife, analogue à ceux des cultivateurs de la région. Il s’était enfui.

Depuis un moment, Fleuriane ne quittait pas des yeux le visage de Larmette. Ce visage exprimait toujours l’indifférence, mais un sourire imprécis y demeurait figé.

Et dans le cerveau de la jeune fille, une conviction s’implantait :

— Voilà l’assassin !

Un peu surpris du silence accueillant son morceau d’éloquence, M. Ézéchiel Bloomberg reprit d’un ton où perçait une nuance d’amertume :

— La conviction ainsi établie, Gow Sherry constata avec joie que les travaux du trottoir, travaux dont je vous signalais tout à l’heure l’importance, avaient mis à jour le sous-sol, formé de terre et de sable, c’est-à-dire un terrain parfaitement propre à conserver des traces.

« Or, l’assassin avait sûrement marché sur le trottoir. Pour frapper sa victime, il avait été obligé de s’approcher de la fenêtre.

Fleuriane fit peser son regard sur le joaillier. Larmette souriait de plus belle.

— Bien vite, poursuivit le magistrat, Gow Sherry se précipita dans la rue. Il courut jusqu’en face de la fenêtre du crime… Des traces profondes se marquaient le long du mur, indiquaient une station prolongée près de la croisée, puis s’éloignaient dans la direction de la rue transversale.

— Et il les a mesurées, il pourra les comparer aux empreintes de qui sera soupçonné ! s’écria la jeune fille avec éclat.

Elle s’interrompit, médusée.

M. Ézéchiel secouait négativement la tête.

— Hélas ! non, mademoiselle, parce que l’assassin présumé…

Le juge fit une pause, comme pour accentuer son affirmation.

— Parce que l’assassin n’a pas de pieds.

Si M. Ézéchiel Bloomberg avait voulu obtenir un effet, il eut lieu de se féliciter. Une exclamation effarée jaillit des lèvres de tous les assistants :

— Pas de pieds !

Mais si surprise qu’elle fût, Fleuriane ne détourna pas les yeux, obstinément fixés sur le visage du joailler Larmette.

Fut-ce une illusion ? Il lui sembla que le sourire du terrible adversaire de Dick Fann s’accentuait à cet instant.

— Non, pas de pieds, répéta le magistrat, triomphant de la surprise provoquée par ses paroles. Pas de pieds, mais des traces rondes sensiblement plus larges qu’un dollar, et qui feraient supposer que l’assassin est muni de deux jambes de bois.

Et un silence suivant cette seconde affirmation, il reprit :

— C’est là un indice d’une importance qui ne vous échappera pas. Les hommes ainsi doués, sous le rapport du bois, sont une exception dans notre société bipède. Aussi, mademoiselle, ai-je tenu à vous mettre au courant de tous ces détails, avant de vous adresser la question qui motive ma présence dans cette maison.

De nouveau il marqua une pause. Après quoi, la tête renversée en arrière, le torse bombant, en une attitude qu’il devait considérer comme imposante et majestueuse, il demanda :

— Ne connaissez-vous à la victime aucun ennemi correspondant au signalement ci-dessus ?

La jeune fille répliqua froidement :

— Non ! Mais le vrai coupable n’est point celui qui a frappé, c’est l’instigateur du crime qu’il importe de rechercher.

— Possible ! Possible ! mâchonna Ézéchiel, évidemment peu charmé de l’observation, mais, en matière d’enquête, il faut procéder du connu à l’inconnu. Découvrons l’homme aux jambes de bois et nous arriverons à celui qui a conçu le meurtre, qui l’a ordonné, si cet homme existe. Je rechercherai donc un assassin sans pieds, à moins que vous ne puissiez m’indiquer une autre piste.

Fleuriane n’eut pas le temps de répondre. La voix de Larmette s’éleva.

— Je pense que Mademoiselle est absolument dans le même cas que moi.

— C’est-à-dire !…

— … Qu’elle peut avoir de vagues soupçons, mais sans aucune preuve matérielle. Or, j’ai l’honneur d’être son concurrent dans la course mondiale autour du monde, et je crois loyal de l’avertir des sévérités de la loi américaine, contre quiconque n’apporte pas la preuve en même temps que l’accusation.

— Faites, faites ! Cela en effet est d’un concurrent très loyal.

— Je le pense. Or, à la requête des personnes mises indûment en cause, celle qui accuse légèrement est immédiatement appréhendée et enfermée jusqu’à l’issue du procès à elle intentée. Il n’y a aucune libération conditionnelle à espérer, car la caution n’est pas admise.

La jeune fille écoutait, le visage rigide, le regard dur. Elle comprenait que le joaillier la bravait, lui montrant comment la loi américaine, maniée par un être retors, pouvait devenir la protectrice des misérables contre les honnêtes gens.

Et secouant la tête, elle murmura :

— M. Larmette a raison, je ne pourrais émettre que de vagues suppositions.

Elle acheva d’une voix qui tremblait à présent :

— Puis-je me retirer ? Je souhaiterais aller moi-même prendre des nouvelles du blessé.

Un geste du magistrat indiqua à Fleuriane qu’elle était libre.

Elle sortit, mais en passant devant Larmette, son regard croisa celui du joaillier.

Haletante, une émotion poignante étreignant tout son être, Fleuriane traversa la rue presque en courant. Oh ! elle se souciait bien, à cette heure, de ce qui était convenable ou non… Une force irrésistible l’entraînait au chevet de ce moribond, près duquel elle avait l’impression terrible, étrange et douce, que son âme l’avait précédée.

Au bureau, il lui sembla qu’elle allait perdre connaissance pendant qu’un huissier s’enquérait si le malade pouvait recevoir.

Elle songeait maintenant qu’auprès du blessé, se tenait l’homme qui, pour tous, était le docteur mulâtre Francesco Noscoso, et qui, pour elle seule, était M. Defrance, son père, défendu contre le danger par le déguisement imaginé par Dick Fann.

Comment le père accueillerait-il la venue de sa fille ? Elle eut un soupir profond, lorsque l’agent, revenant vers elle, prononça d’une voix indifférente :

— Miss est annoncée. On l’attend. Il lui est seulement recommandé d’éviter le moindre bruit, car la plus légère secousse serait fatale au gentleman.

Elle parcourut les couloirs du rez-de-chaussée, se dirigeant d’instinct vers l’endroit où se trouvaient les chambres contiguës des deux acteurs du drame.

Mais une porte ouverte s’offre à sa vue. Sur le seuil, un homme est debout. Elle le reconnaît. C’est le pseudo Francesco Noscoso.

Elle chancelle. Sa main s’appuie inconsciemment au chambranle et elle pousse un sourd gémissement. Doucement, le faux docteur l’attire dans la pièce dont il referme la porte avec soin.

Elle sent qu’il la pousse vers un fauteuil. Incapable de résister, elle s’y écroule. Et elle demeure là, sans force, sans pensée, sans voix, tandis que M. Defrance s’approche de la table sur laquelle s’alignent des flacons, des bandes de toile, des petits morceaux de charpie, des instruments d’acier dont les lames brillantes jaillissent de manches d’ébène sombre.

Pas une parole n’a été prononcée.

Le père a compris le cyclone moral qui emporte en une giration échevelée la pensée de Fleuriane.

Peu à peu, la pauvre enfant sent l’ordre se refaire en son cerveau. Sa respiration reprend un cours normal, son cœur cesse d’être étreint par une serre de fer. Elle promène autour d’elle des regards encore troublés, mais où scintille la flamme de l’intelligence renaissante.

La pièce est vaste, peinte de lilas clair. Voici la fenêtre, close maintenant. À travers les vitres, elle distingue les barreaux… Puis, sur le rebord lilas de la croisée, sur cette teinte printanière, il y a une série de gouttelettes rougeâtres. Et sa tête tourne lentement. Elle cherche celui qui a souffert.

Ah ! le voici. Dans le lit fer et cuivre, il est étendu immobile, rigide, la face blême, les yeux clos.

Est-ce qu’il vit ? L’interrogation cruelle la galvanise. Elle se soulève, faisant glisser le fauteuil qui la supportait.

Au bruit, le pseudo-mulâtre se retourne. Il vient à elle, lui prend les poignets, et les yeux dans les yeux, il chuchote :

— Fleuriane, parlez bas. Les murs ont des oreilles, mon enfant.

— Père, père, gémit-elle doucement, pardonnez-moi… mais il est si bon, si chevaleresque…

Dans ces simples paroles réside l’aveu. Tout son cœur s’est dévoilé.

Et maintenant elle attend, ses paupières se sont abaissées, comme si elle avait peur de lire sur les traits de son interlocuteur l’arrêt qui condamne son espérance.

Mais le chuchotement de M. Defrance se fait caressant :

— Vous n’avez donc jamais compris, Fleuriane, combien votre père vous aime ?

Dans l’accent de reproche caressant, elle a entendu passer le pardon. Non, son père ne l’accuse pas. Il s’explique d’ailleurs :

— Bon, chevaleresque et… habile, fait-il lentement. Si je le sauve, pourquoi ne serait-il pas mon fils ?

— Espérez-vous donc, père ?

Sur les traits du faux Noscoso se montre comme une hésitation.

— Je ne sais, ma pauvre enfant. Seulement, rappelez-vous l’axiome médical : « Tant que la vie subsiste, il faut espérer. »

Puis, coupant court à de nouvelles questions :

— Écoutez ce que j’attends de vous. Cet après-midi, votre automobile sera embarquée sur le White-Bird comme il était convenu.

— Mais je ne veux pas partir, commence-t-elle…

Il ne lui permet pas de poursuivre :

— Attendez donc, impatiente enfant. Vous stipulerez que la machine sera remisée dans les docks de Valdez, point terminus du parcours de la ligne Frisco-Alaska.

— Ah ! comme cela.

— Pour vous, vous annoncerez que vous séjournerez à Jippy-Pavilion jusqu’à ce que M. Dick Fann soit en état de quitter sa chambre. Vous l’annoncerez de telle façon que nul n’en ignore.

Et comme elle le considère avec étonnement :

— Est-ce bien entendu ?

— Oui, mon père, et soyez remercié de me permettre de rester.

— Il est possible que des circonstances, sur lesquelles je ne saurais m’expliquer, me contraignent à modifier ces dispositions. En ce cas, vous recevriez à Jippy-Pavilion une lettre de moi vous priant d’embarquer sur un tel navire, à telle heure. Vous obéirez sans avertir personne. Vous emmèneriez votre dame de compagnie et le jeune garçon qui vous suivent, sous couleur d’une promenade au port. Une fois là, vous monteriez à bord.

— Mais…

— Ne résistez pas, je vous en prie. Il est un homme qui fera tout au monde pour vous empêcher de quitter la terre américaine… un homme qui ne reculerait devant aucune infamie. Si je vous envoie l’ordre dont il s’agit, c’est qu’il sera occupé autre part, que vous aurez la route libre. Continuez alors le raid commencé. Le danger est ici, aux États-Unis. Une fois sortie de ce pays, je pense que vous risquerez moins.

— Mais vous, mon père, vous ?

— Je reste auprès de celui qui est là, Fleuriane. Grâce à lui, je suis méconnaissable. Je ne cours donc aucun danger.

Et doucement :

— Maintenant, enfant, retournez au Jippy-Pavilion. Agissez ainsi que je l’ai dit. Tantôt, votre voiture embarquée à destination de Valdez, je vous permets de revenir, d’emplir vos chers yeux de l’image de… notre blessé.

Elle eut un cri, voulut se jeter dans les bras de M. Defrance. Il l’arrêta du geste.

— Nos paroles murmurées échappent aux oreilles des espions ; mais il faut surveiller nos gestes. Qui vous dit que des yeux ennemis ne sont pas fixés sur nous ?

Elle lui tendit sa main glacée, et tandis qu’il la prenait dans les siennes, elle balbutia rougissante, son cœur frappant à grands coups sa poitrine :

— Et lui, père, ne lui dirai-je pas au revoir ?

Elle désignait le blessé toujours étendu sans mouvement sur le lit.

M. Defrance ne répliqua pas de suite, on eût cru qu’il interrogeait le visage du blessé.

— Allez donc, enfant chérie. Il dort, cela n’a pas d’importance.

D’un bond, Fleuriane fut auprès de la couche où gisait Dick Fann.

La main du jeune homme pendait au bord du lit. Elle l’étreignit de ses deux mains soudainement devenues brûlantes. Et elle demeura médusée, les yeux agrandis par la stupeur, les lèvres entr’ouvertes pour un cri qui s’étrangla dans sa gorge.

Le mourant s’était animé. Ses doigts avaient répondu à la pression de ceux de la jeune fille.

Et puis ses paupières se soulevèrent lentement, démasquant son regard clair qui se fixa sur la visiteuse. Ses lèvres remuèrent. Dans un souffle, la charmante Canadienne perçut ce seul mot :

— Obéissez.

Les paupières retombèrent, cachant de nouveau le regard. Les doigts se desserrèrent peu à peu. Le blessé était retombé dans son anéantissement.

Mais quelques secondes durant, au contact de l’aimante enfant, le cadavre avait vécu. Il avait vu, il avait parlé. Fleuriane s’en alla, emportant une espérance tenace que sa raison ne s’expliquait pas.

Seulement elle suivit à la lettre les instructions de son père. Elle fit prix au Jippy-Pavilion pour un séjour prolongé à la semaine.

Larmette s’empressa de l’imiter, ainsi qu’elle l’apprit par Mme Patorne, transportée au septième ciel.

De même, elle congédia son mécanicien après l’embarquement de la trente HP sur le White-Bird, embarquement qui eut lieu sous la rubrique « pour être mise en dépôt au garage de la compagnie, à Valdez… » Et elle se rendit auprès du blessé.

Durant tout l’après-midi, elle se tint à son chevet, immobile, muette, introduisant entre ses dents serrées les cordiaux préparés par le pseudo-docteur Francesco Noscoso. Dans ces soins, elle trouvait une douceur infinie. Au surplus, son père l’encourageait.

— J’espère empêcher la poussée de la fièvre. Par bonheur, durant mes chasses dans le Nord, aux confins du continent, j’ai appris comment on soigne les blessures. Les recettes des chasseurs valent mieux que les ordonnances des médecins des villes.

Dans les yeux de M. Defrance dansait une petite flamme ironique ; du moins apparut-elle ainsi à son interlocutrice. Celle-ci se demanda pourquoi son père semblait railler.

Le soir vint. Décidément le traitement du pseudo-docteur faisait merveille. Aucune trace de fièvre. Or, la fièvre constitue le réel danger pour quiconque a perdu beaucoup de sang. Fleuriane regagna donc le Jippy-Pavilion, sinon joyeuse, du moins tranquillisée.

Patorne, lors de sa rentrée au salon, interrompit une conversation animée avec Larmette et le Chilien Botera pour s’enquérir d’un ton d’intérêt affecté de l’état de Dick Fann.

La jeune fille répondit sans se faire prier. On espérait le sauver ; mais cinq à six semaines s’écouleraient, avant que le blessé pût quitter sa couche de souffrance. Elle conclut en regardant le joaillier bien en face :

— Ceci nous privera du plaisir de continuer le tour du monde en votre compagnie.

Le ton de cette remarque était celui d’un ordre.

Il ne parut pas comprendre.

— Mademoiselle, fit-il avec un respect parfaitement joué, j’ai tenu à voyager de conserve avec vous, parce que vous précédiez l’ensemble des concurrents de plusieurs jours. La situation, bien que retournée, va rester la même. Désormais, vous suivrez la course à l’arrière-garde. Or, je suis Français, vous êtes Canadienne, je considérerais comme un crime de vous abandonner à vos propres forces pour la traversée des déserts glacés de l’Alaska et du Nord Sibérien.

Mme Patorne roula des yeux blancs. Sans doute possible, la ridicule créature s’attribuait tout le mérite de cette décision.

Fleuriane regagna sa chambre. En y entrant, elle eut un mouvement de recul. Une silhouette humaine venait de se dresser devant elle. Elle fut rassurée aussitôt ; la voix du petit Jean Brot chuchotait à son oreille :

— Je vous attendais, mademoiselle, pour vous dire que, tout l’après-midi, le sieur Larmette et son acolyte sont restés au salon avec Mme Patorne. Cette vieille fée se figure que c’est pour le charme de sa conversation ; moi, je sais que de la fenêtre de cette pièce, on voit ce qui se passe chez le patron…

Il se reprit aussitôt :

— C’est-à-dire… M. Dick.

— Les volets sont fermés maintenant.

— Aussi, il y a des gens qui guettent dans la rue.

— Tu en es sûr ?

— Vous en serez aussi sûre que moi, quand vous aurez regardé dehors.

Mais changeant de ton :

— Du reste, cela ne fait rien à l’affaire… Comme les deux bonshommes étaient retenus au salon… j’ai subtilisé les clefs de leurs chambres. C’est de la serrurerie de pacotille, ça se fabrique à la grosse ; j’ai donc pu m’en procurer de semblables.

— Dans quel but, mon pauvre Jean ?

— Dans le but de pénétrer chez eux, au milieu de la nuit, quand ils dormiront, pour leur rendre le coup que M. Dick Fann ne peut pas leur payer lui-même.

Une émotion violente saisit Fleuriane. Dans un élan de dévouement sincère, naïf pourrait-on dire, il exprimait son désir d’appliquer la loi du talion, cette loi de Lynch comme l’appellent les Américains.

La jeune fille avait pris les poignets du Parisien et, les larmes ruisselant sur ses joues, elle l’exhortait à la patience. Elle lui apprit les ordres de son père.

— Tu vois ma confiance en toi, petit… Je ne te cache rien. Fais comme moi, attends, je t’en prie.

Et lui, bouleversé par ces paroles, murmura :

— Ce que vous voudrez, mademoiselle… J’attendrai. Mais vrai, là, c’est bien pour vous, car le meilleur moyen de n’avoir plus à craindre un bandit est encore de le supprimer.



CINQUIÈME ÉPISODE

L’HOMME SANS PIEDS


CHAPITRE PREMIER

Ézéchiel Bloomberg est étonné


La nuit s’était écoulée paisible.

M. Ézéchiel Bloomberg, en homme d’ordre, en magistrat ponctuel, souleva ses lourdes paupières, bâilla, étendit les bras, promena dans sa chambre de Kearny street un regard vague encore.

— Ah ! bégaya-t-il dans un second bâillement, Liddy, ma chère jeune femme aimée, est déjà levée… Ce doux cœur d’enfant aime à voir naître l’aurore ; âme pure, maîtresse de maison accomplie, et épouse inestimable pour un ancien vieux garçon comme moi.

Cet hommage matinal rendu à Mrs. Bloomberg, il se leva avec la lenteur lourde d’un bœuf au pâturage, procéda à ses ablutions qui achevèrent de le réveiller, puis, tout en commençant à se vêtir, il appela :

— Liddy ! Liddy !

La porte s’ouvrit aussitôt, livrant passage à une petite femme grassouillette, au visage poupin, auréolé de cheveux blond jaune, embroussaillés.

— Qu’est-ce que vous voulez, Ézéchiel ? Votre chocolat sans doute ?

— Oui, cher petit cœur ami.

— On va vous apporter cela. Ah ! vous pouvez dire que vous avez de la chance de m’avoir épousée. Gentleman dort douze heures ; gentleman ouvre les yeux ; aussitôt, il ouvre la bouche qu’il faut encombrer de victuailles. Mais petite femme est là, et gentleman peut dévorer autant qu’il lui plaît.

— N’oubliez pas que gentleman vous adore.

— Il ne fait que son devoir, Ézéchiel, souvenez-vous-en.

— Je m’en souviens à toute heure du jour, joli canard bleu.

— Allons, allons, gentleman est galant et cela flatte un petit morceau de femme comme moi d’inspirer une affection semblable à un homme qui, sans exagération, est bien gros cinq fois comme ma personne.

Sur ce, elle vint à lui, frotta sa tignasse emmêlée sur les joues de son époux, puis, preste comme une souris, regagna la porte, disparut un instant pour se remontrer de nouveau, tenant en équilibre des deux mains un énorme bol de chocolat fumant, et une assiette chargée d’une pyramide de rôties.

— Voilà, cher gros gentleman, de quoi combler le vide résultant d’une longue nuit de repos.

Il baisa tendrement les menottes à fossettes qui lui apportaient sa nourriture. Après quoi, il se mit avec ardeur à l’escamotage des rôties, les faisant passer de l’assiette dans son œsophage avec une prestesse absolument déconcertante.

Liddy frappait des mains en signe d’exubérante joie, mais elle interrompit brusquement ses manifestations non équivoques de satisfaction. Le timbre de la porte de la rue venait de retentir à deux reprises, coup sur coup.

— Qui vient encore vous déranger à cette heure, mon doux gentleman ?

— Cela, je le saurai quand on aura introduit le visiteur.

— Bien répondu, ma foi. Vous avez la sagesse naturelle, cher cœur.

On gratta à la porte.

— Entrez, Garet, entrez, cria la petite Mrs. Bloomberg.

Margaret, — Garet, par, abréviation — montrait sa silhouette trapue sur le seuil.

— Eh bien ? interrogèrent en même temps les deux époux.

— Quelqu’un demande à voir quelqu’un.

Le mari et la femme levèrent quatre bras vers le ciel, comme pour le prendre à témoin.

— Mais qu’est ce quelqu’un ? Le connaissez-vous ? Vous a-t-il dit son nom ?

— Non, mistress, il n’a pas dit son nom.

— Et vous ne le lui avez pas demandé ? clama la petite femme d’un accent tragique.

— Non, bien sûr, parce que cela m’aurait paru inutile.

Du coup, Liddy piétina :

— Voila qu’elle juge inutile… Ah çà ! vous êtes folle, Garet !

La servante eut un rire niais, puis avec la placidité qui ne l’abandonnait jamais :

— Je serais folle, si je l’avais demandé, le nom, puisque je le sais depuis longtemps.

Et, ses maîtres demeurant interloqués devant cette conclusion inattendue :

— Le nom, c’est Gow Sherry, acheva Margaret d’un air triomphant. Pourquoi voulez-vous que j’aille réclamer à cet homme ce que je connais aussi bien que lui ? Ça serait de la parole inutile.

Mais les époux Bloomberg ne l’écoutaient plus. Ils avaient échangé un regard de détresse et, dans un gloussement convulsif, ils se renvoyaient ces phrases désolées :

— Gow Sherry ! Qu’est-ce qu’il veut encore, cet homme endiablé ?

— Il se figure que l’on n’a pas d’autre occupation dans l’existence que d’arrêter les criminels !

Enfin, avec un haussement d’épaules résigné, Ézéchiel gémit :

— Je ne puis pas lui refuser ma porte. Faites entrer, Garet.

Le policier se montrait à la porte, attendant que l’on voulût bien remarquer sa présence.

Toute la personne du détective exprimait si clairement un ahurissement voisin de la folie, son visage maigre était parcouru par des contractions nerveuses si bizarres, que les deux époux, encore que dotés d’une pénétration fort imparfaite, reconnurent qu’une aventure particulièrement grave pouvait seule avoir mis Gow Sherry dans cet état.

Aussi, ce fut d’une voix émue qu’Ézéchiel, saluant le visiteur de la main, prononça :

— Entrez, entrez, Gow. Prenez un siège, là… Et parlez, parlez vite. Je devine à votre aspect que vous m’apportez le récit d’événements tout à fait complètement sérieux.

— Tout à fait complètement sérieux est l’expression juste, riposta le policier d’un ton lugubre.

— Oh ! oh ! vous semblez…

— Je suis déconcerté. Je ne crois ni au diable, ni aux fées, vous le savez, monsieur le juge d’instruction.

— Si l’on vous accusait de cela, je serais votre caution.

Sherry s’inclina.

— Je vous remercie, monsieur Ézéchiel Bloomberg ; vous aussi, mistress, épouse admirable du premier magistrat de la cité… votre bonne opinion me touche… Et cependant si fées ou diables ne s’en sont pas mêlés, je ne conçois pas comment cela a pu se passer.

— Mais de quoi s’agit-il, enfin ?

— De quoi ? De la chose la plus impossible… en tout cas, la plus inexplicable qui se puisse voir. Je vous demande pardon pour le décousu de mes idées. Pour être clair, je prends du commencement. Vous connaissez comme moi le vieil adage expérimental de la police : « Celui qui a tué revient presque toujours sur le lieu du crime. » Est-ce inquiétude ? Est-ce bravade ? Je l’ignore ; mais enfin le fait est patent.

— Cela est indubitable, Gow. Quiconque a exercé la justice ne saurait mettre la chose en doute.

— Par conséquent, reprit le policier, l’une des premières précautions à prendre est d’établir une souricière autour du théâtre du drame. Je n’y ai pas manqué. J’ai aposté des hommes tout autour de l’hôtel du Bon-Garçon-Vert, M. Larmette, le voyageur du Jippy-Pavilion, qui a pris à cœur l’accident survenu à un ami de ses concurrents autour du monde, a passé la nuit derrière sa fenêtre à guetter, et moi-même, sans prévenir personne, je me suis installé dans le Bon-Garçon-Vert.

Ézéchiel et Liddy approuvèrent d’une même voix :

— Très bien combiné. Si le criminel se présentait, il ne pouvait échapper.

— Eh bien ! l’homme, ou les hommes, s’est ou se sont introduits dans l’hôtel sans avoir été vus ni entendus.

— Dans l’hôtel ? Comment affirmez-vous cela, puisque vous dites qu’on ne les a pas vus ?

— J’affirme, parce qu’ils ont enlevé le blessé Dick Fann et son compagnon, le docteur Francesco Noscoso.

Les auditeurs du détective s’attendaient si peu à cette conclusion, qu’ils demeurèrent bouche bée. Liddy elle-même ne put articuler une parole. Il se passa plus d’une minute avant que le magistrat eût repris assez de sang-froid pour grommeler :

— Mais cela est incroyable… Voyons, Gow, vous êtes un homme sérieux ; si vous affirmez, c’est que vous avez relevé des indices, des…

Le policier secoua la tête avec désespoir.

— Hélas ! non, je n’ai rien relevé du tout… c’est le raisonnement seul qui me guide.

— Peut-on connaître votre raisonnement ?

— Sans nul doute. Le blessé, à deux doigts de la mort, ne s’est pas en allé tout seul.

— Oh ! consentit Bloomberg, cela est évident. J’ai vu ce malheureux, un véritable cadavre. Je m’étonne qu’il ne soit pas mort dans la journée.

— Bien, reprit l’agent, nous sommes d’accord sur ce point. D’autre part, le docteur Noscoso, qui a veillé sur son ami avec un admirable dévouement, exprimait, hier au soir, l’opinion que, la fièvre enrayée par ses juleps, il espérait, sauf complications, mettre le blessé en état de se lever dans un mois ou six semaines. Il redoutait le bruit, les secousses morales ; à tel point que le directeur de l’hôtel avait déclaré qu’il ne louerait ni les chambres immédiatement contiguës à celles occupées par les deux amis, ni celles situées au-dessus. Donc, le docteur Noscoso n’aurait pas risqué de transporter M. Dick Fann ailleurs.

— Rigoureusement exact.

— Or, les deux hommes ont disparu. Ce sont par conséquent d’autres personnes qui les ont emmenés. Et quelles personnes ont pu avoir intérêt à cela, sinon le ou les assassins, craignant d’avoir été reconnus par leur victime ?

Ce que disait le policier apparaissait comme la logique même.

En signe d’approbation, Ézéchiel et Liddy, tendrement appuyés l’un à l’autre, abaissaient et relevaient alternativement la tête à la façon de ces magots de porcelaine dont la Chine inonde les marchés d’Occident.

— Mais par où ont-ils passé ? s’exclama la petite femme, vraiment désireuse de trouver l’explication du mystère.

— Cela, monsieur, mistress, je n’en ai pas le moindre soupçon. Le docteur avait ordonné au garçon d’étage de lui apporter le petit déjeuner le matin, à sept heures. Ce petit déjeuner se composait d’un thé avec crème, de deux œufs sur le plat et de petits pains dorés. Je vous dis ceci pour vous bien montrer que je n’ai négligé aucun détail.

— J’en suis sûr, certifia dignement le magistrat.

— À sept heures cinq minutes exactement, ce garçon, un nommé Ells, natif d’Oakland, ce faubourg de Frisco, où il a toute sa famille, arrive, chargé du plateau sur lequel était disposé le déjeuner. Il frappe à la porte du docteur, on ne répond pas. Il refrappe une fois, deux fois, dix fois. Toujours le même silence. Au bruit, j’étais sorti de la pièce où j’avais passé la nuit. Je m’étonne avec Ells du mutisme du locataire de la chambre attribuée au docteur. Je frappe à mon tour, tout aussi inutilement.

— Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé un mauvais coup comme à l’autre  ! grommelle le garçon.

— Oh ! je lui réponds, cela n’est pas à craindre. Mes agents et moi-même avons été sur pied toute la nuit. Les mauvais garçons ne s’y seraient pas frottés.

— C’est vrai, monsieur le détective… Mais alors pourquoi ne répond-il pas ?

— Pourquoi ? Pourquoi ? Est-ce que je pouvais savoir, moi ? Seulement, l’inquiétude m’empoigne. Je vais chez le directeur, je lui expose les faits. Il s’inquiète avec moi, plus que moi, à cause de la respectabilité de son hôtel, que toutes ces histoires sont de nature à compromettre. Bref, il me prie de ne pas ébruiter la chose. On va ouvrir la porte et on verra. Tout se passe comme convenu. La porte est ouverte et…

— Et ? répétèrent en écho les époux Bloomberg, haletants à ce récit.

— Et la chambre est vide. Plus de voyageur, plus de valise, le lit défait… On s’y est couché, c’est sûr. Alors, sans avoir besoin de nous consulter, nous courons dans la pièce voisine, reliée à celle-ci par une porte de communication… Ici aussi, le vide, les deux voyageurs ont disparu.

— Mais comment ? comment ? s’écrièrent les interlocuteurs du policier.

Celui-ci eut un geste d’éloquent désespoir.

— C’est là que le mystère se développe.




CHAPITRE II

Larmette est étonné


Et d’une voix assourdie, qui impressionna défavorablement ses auditeurs, Gow Sherry expliqua :

— Les portes avaient été fermées en dedans, les clefs demeurées sur les serrures. Donc, les voyageurs n’avaient pas été emportés par ces issues.

— Quant aux fenêtres, remarqua le juge, comme elles sont garnies de barreaux…

— Solides, monsieur le juge d’instruction. L’idée m’est venue d’abord que l’on avait pu desceller une ou plusieurs de ces tiges de métal. Mais, après vérification, j’ai dû reconnaître que la supposition n’avait aucun fondement.

— Alors, quoi ?

— Restait la cheminée. Je dis « la », parce que la chambre du docteur n’en comporte pas. Seulement, à premier examen, j’ai écarté cette hypothèse.

— Parce que ?

— Parce que le foyer est du système Wiper and brothers Stay ; c’est un foyer complet en fonte, qui s’adapte à l’intérieur des cheminées et est séparé du tuyau de tirage par une grille. Pour passer là, il faudrait n’avoir pas plus de corpulence qu’un moineau maigre.

— Et pourtant, s’exclama rageusement la rondelette Liddy, ils sont sortis !

Puis, le désir de savoir la possédant toute, elle se leva précipitamment, apporta le chapeau, la canne à pomme d’or de son mari, en disant avec volubilité :

— Allez, allez, cher cœur ! Il faut que votre œil se pose sur cette chose. On doit savoir se sacrifier à son devoir. Mais revenez vite, car d’ici à votre retour, je ne serai bonne à rien, j’ai véritablement l’esprit à l’envers à la pensée d’une chose aussi inexplicable.

Que peut faire un magistrat devant une invite aussi pressante de la séduisante moitié qui embellit ses jours ? Obéir, n’est-ce pas ? C’est ce que fit Bloomberg. Deux minutes plus tard, il déambulait à grands pas dans la rue Kearny, tandis que Gow, bien plus court de jambes, trottait pour se maintenir à sa hauteur.

En un quart d’heure, tous deux eurent atteint l’hôtel du Fellow-Green.

Une foule houleuse, bruyante, assiégeait les abords de l’hôtel.

Les roundsmen (policemen) avaient été obligés d’établir des barrages, afin de maintenir les curieux à distance.

Au premier rang, Larmette se distinguait, pérorant, gesticulant, avec, auprès de lui, l’ingénieur Botera, non moins agité.

Tous deux aperçurent Ézéchiel Bloomberg. Ils se ruèrent vers lui, l’accablant de questions, d’exclamations.

Ils furent courtoisement invités à suivre le juge d’instruction à l’intérieur de l’établissement.

Tout en marchant, le joaillier racontait comment il avait été mis au fait de l’aventure. Le jour venu, il avait cru pouvoir mettre fin à sa faction, car, durant toute la nuit, il était demeuré aux aguets, derrière ses rideaux, et avait surveillé la rue.

Il pouvait affirmer, sous serment, que rien d’anormal ne s’était produit.

Les agents, embusqués dans le voisinage, et à la vigilance desquels il se plaisait à rendre hommage, confirmeraient ses dires. Aucune personne suspecte n’avait rôdé autour de l’hôtel.

Donc, l’aube venue, Larmette s’était jeté sur son lit, avec le projet de trouver le sommeil réparateur qui suit le devoir accompli. Mais, bast ! vers huit heures, un brouhaha avait chassé Morphée loin de lui. C’étaient des cris de surprise, des rires dans Jippy-Pavilion. Le bijoutier avait prêté l’oreille.

— Comment, entendit-il, disparus, comme cela !… La muscade sous le gobelet de l’escamoteur, alors ?

Il se leva. Alors il perçut un murmure confus venant de la rue.

Il courut à la fenêtre. La voie lui apparut, grouillante de curieux. Il vit les roundsmen aux prises avec le populaire, qui semblait vouloir, coûte que coûte, envahir l’hôtel du Bon-Garçon-Vert.

Puis Botera avait fait irruption dans sa chambre, clamant des lambeaux de phrases incompréhensibles :

— Le diable vraiment !… Évanouis en fumée !… Un gaillard qui ne pouvait remuer ni pied ni patte ! … C’est un type étonnant. Même mort, il court encore.

Cela avait duré cinq minutes avant que Larmette comprît enfin de quoi il s’agissait.

Au Fellow-Green, il lui avait bien fallu se rendre à l’évidence.

Francesco Noscoso et le moribond avaient décampé sans que personne soupçonnât par quelles voies ils avaient opéré leur sortie.

Depuis une heure, il piétinait sur place, lui, Larmette, dans l’espoir que le juge, accoutumé à lutter contre la gent criminelle, donnerait de l’affaire une explication quelle qu’elle fût, mais une explication plausible, permettant de sortir des ténèbres où l’on se débattait.

Ensemble ils parcoururent les corridors du Fellow-Green, tournèrent dans les deux pièces naguère attribuées au docteur Noscoso. Tout était dans la situation constatée par Gow Sherry lors de sa première enquête. Le manager de l’hôtel avait interdit à son personnel de déplacer la moindre chose.

De suppositions en hypothèses, le temps passa. Il était un peu plus de dix heures quand Ézéchiel Bloomberg déclara qu’ayant ouvert à tout hasard une instruction contre inconnu, contre X… comme on dit dans le jargon judiciaire, accusé d’avoir porté à une autre personne des blessures pouvant occasionner la mort, et la victime s’étant… évaporée sans avoir effectivement signé une plainte, il allait clore l’enquête par un non-lieu.

Bref, Larmette, ne pouvant rester au Bon-Garçon-Vert dès l’instant où le juge n’y séjournait plus, regagna le Jippy-Pavilion, en discutant avec Botera les circonstances singulières de la disparition de ses adversaires.

À présent, il pouvait parler sans ambages. Comme lui-même, son complice connaissait les détails ignorés de la justice. Et tous deux, certains que Dick Fann, blessé grièvement, n’avait pu quitter son lit de douleur, ils se sentaient stupéfiés par sa fuite.

Le quart après dix heures sonnait à la pendule quand ils réintégrèrent le salon du Jippy. De nombreux clients, le haut personnel de l’hôtel, y étaient rassemblés, discourant avec animation sur l’événement du jour. Beaucoup avaient envié Larmette et son compagnon, admis par la police à suivre l’instruction en amateurs.

Aussi les questions les assaillirent dès leur entrée.

— A-t-on retrouvé la trace du blessé, du docteur Noscoso ?

Larmette répliquait avec calme.

Soudain, une phrase jetée par un des assistants le fit tressaillir :

— Espérons que la jeune dame nous apportera quelques éclaircissements.

Comme malgré lui, il murmura :

— Quelle jeune dame ?

— Miss Fleuriane Defrance, riposta la caissière avec le sourire gracieux habituel aux employés de ce genre. Elle est sortie vers neuf heures et demie, au bras de sa dame de compagnie, en nous disant qu’elle voulait percer le mystère et qu’elle ne rentrerait pas avant d’en avoir trouvé une explication plausible.

Comme Larmette et Botera échangeaient un regard surpris, la conduite de Fleuriane leur apparaissant incompréhensible, un commissionnaire patenté du port entra dans le salon en criant d’une voix sonore :

— Miss Maud Bonie ?

— C’est moi-même, déclara aussitôt la caissière, que me voulez-vous ?

— Vous remettre en mains propres une lettre. La voici ! Vous la tenez… La course est payée. Bonsoir, la compagnie.

Et l’homme s’en alla sans plus. Toutes les conversations avaient cessé. Tous les regards convergeaient vers l’employée qui tournait entre ses doigts la missive à elle remise à l’instant.

Enfin le manager, plus impatient que les autres sans doute, prononça :

— Miss Maud Bonie, ne vous gênez pas pour nous. Prenez connaissance de votre courrier ; nous permettons.

La jeune personne déchira machinalement l’enveloppe.

Plusieurs papiers s’en échappèrent, parmi lesquels les assistants reconnurent sans peine des billets-dollars.

Il y avait aussi une lettre, car Maud parut lire avec attention d’abord, puis avec surprise. Enfin elle brandit les feuillets avec un geste tragique, laissant tomber ces mots :

— C’est incroyable, ce que me trace la jeune dame !

— Et que vous trace-t-elle ?

— Cela n’a rien de confidentiel, je puis donc vous en donner lecture.

« Chère miss,

Je serai retenue pour un long temps, loin de Jippy-Pavilion. Afin de régulariser ma situation vis-à-vis de cet estimable établissement et d’éviter toute cause d’inquiétude à la direction, je vous envoie sous ce pli la valeur en papier-dollar de ma dépense. Le surplus est destiné aux gratifications pour le personnel.

« Agréez mon meilleur souvenir,

« Fleuriane Defrance. »

Les auditeurs s’entre-regardèrent avec ahurissement. Ce départ anormal, venant s’ajouter aux incidents singuliers du jour, provoqua une véritable tempête de demandes.

— D’où vient cette lettre ? Il eût fallu le demander au porteur.

— Inutile. C’était un commissionnaire du port. C’est donc du port qu’elle a été expédiée.

— Du port ?

Ces deux mots passèrent comme un rugissement. Larmette, le visage contracté, les avait lâchés avant même de songer à les retenir.

Sans s’inquiéter de l’étonnement des personnes présentes, il entraîna brutalement Botera au dehors, le tira vers le pavillon-villa qui avait été affecté à Fleuriane et à sa suite.

— Qu’est-ce ? Qu’avez-vous donc ? balbutiait le Chilien, à demi étranglé.

— Ah ! vous ne comprenez pas… Le port… Elle nous glisse entre les mains peut-être, elle nous échappe.

Les portes de la villa n’étaient point fermées. Les deux hommes y pénétrèrent, l’un remorquant l’autre. Ils parcoururent les chambres de Fleuriane, de Patorne, de Jean Brot, le parloir… Tout était vide, abandonné.

Les valises avaient disparu, comme les habitants. Il était évident que la jeune fille et ses compagnons s’en étaient allés sans esprit de retour.

— Et cette Patorne qui ne me prévient pas  ! gronda Larmette.

Toujours tirant Botera, quelque peu terrifié par son exaltation, il se rendit sur le port, interrogea, distribua des pourboires.

Au bout d’une demi-heure, il était absolument fixé.

Un seul steamer avait pris la mer le matin. C’était le White-Bird de la compagnie de navigation Californie-Alaska, dont les ports terminus sont San-Francisco et Valdez, avec escale à Seattle. Or, ce steamer était précisément celui sur lequel les automobiles de Dion et Botera avaient été embarquées.

Il n’y avait pas de doute. La jeune fille avait pris passage sur ce bateau.

Tout restait ténébreux, inexplicable : l’homme mourant retrouvant des forces pour disparaître ; Fleuriane s’embarquant à l’heure même où son adversaire s’absorbait dans l’enquête judiciaire au Bon-Garçon-Vert. Jusqu’au silence de Mme Patorne, de cette sotte femme dont un espoir habilement suggéré avait fait son esclave.

Évidemment, si cette dernière ne l’avait pas averti du départ, c’est qu’elle l’ignorait.

Larmette ne se trompait pas dans son appréciation générale. Voici comment le départ, auquel la gentille Canadienne ne songeait même pas le matin, s’était préparé, exécuté, accompli.

Le matin même, un peu avant neuf heures, c’est-à-dire au moment où le joaillier et son complice se mêlaient à la foule, une lettre était arrivée à l’adresse de Mlle Fleuriane Defrance.

Jean Brot, qui, depuis sept heures, surveillait les abords du bureau de l’hôtel, l’avait presque arrachée des mains du distributeur de la poste et l’avait portée à sa destinataire. Fleuriane avait lu ce qui suit :

« Chère enfant, à neuf heures et demie très exactement, quittez Jippy-Pavilion en compagnie de Mme Patorne et du boy Jean, sous prétexte de promenade ou autre. Rendez-vous sans affectation au port. Le White-Bird sera sous pression, car, à dix heures, il doit sortir des bassins.

« En le voyant vous entraînerez vos compagnons sur le pont, afin de faire quelques recommandations concernant le transport de votre automobile.

« Une curiosité soudaine vous incitera à visiter les cabines que vous auriez pu occuper. Une fois là, un revolver braqué sur la dame Patorne la convaincra de l’utilité de ne pas faire un mouvement.

« À dix heures, le steamer se mettra en marche. Vingt minutes plus tard, vous laisserez votre dame de compagnie libre de se promener sur le pont.

« On n’aura plus à s’occuper à la fois de vous protéger et de combattre Larmette, mais simplement de lutter contre ce drôle ; ceci simplifiera la besogne.

« Partez sans crainte. Celui qui a votre cœur sera guéri, je puis vous l’affirmer. Obéir, c’est collaborer à son salut, comprenez-le bien. Donc, obéissez.

« Et recevez le baiser de cœur de votre père,

« R.-D.-C. Defrance. »

« P.-S. — Lettre à brûler de suite. »

Il y avait dans cette épître d’allure mystérieuse une phrase qui interdisait à la jeune fille la moindre résistance. « Obéir, écrivait son correspondant, c’est collaborer au salut de Dick Fann. »

S’il n’y avait eu en jeu que sa sécurité propre, que l’espoir de distancer Larmette, de se mettre hors de son atteinte, Fleuriane eût sans doute tergiversé, mais il s’agissait de coopérer à un acte utile au détective amateur.

Donc, abandonnant valises, bagages à main (elle les remplacerait aisément, à Seattle, ou même à Valdez), elle exprima le désir de faire une promenade et entraîna Mme Patorne sans défiance, non sans avoir enjoint à Jean Brot de la rejoindre sans retard sur le port.

Seulement le gamin, économe comme un vrai Parisien, profita de ce que l’attention générale se concentrait sur le Fellow-Green, pour emporter les menus bagages par une petite porte située au fond des jardins de Jippy-Pavilion ; dehors, il héla un cab, et se fit conduire à l’embarcadère du White-Bird.

Aussi, quand Fleuriane et sa compagne parurent sur le quai, le boy avait déjà disposé les colis dans les cabines retenues pour les deux dames.

La Canadienne fit franchir à la vieille dame de compagnie la passerelle reliant le steamer au quai. Elle s’enquit de sa trente HP, la recommanda aux soins de l’équipage, promit une prime et, finalement, voulut donner un coup d’œil aux cabines qu’elle et Patorne eussent occupées si elles avaient pris passage à bord du bâtiment.

Sous couleur d’amadouer sa dame de compagnie, la jeune fille la conduisit d’abord au compartiment réservé à la ridicule personne, attention dont celle-ci se déclara touchée.

Là, par exemple, le ton changea brusquement.

En pénétrant dans la cabine, Mme Patorne eut un haut-le-corps.

— Ma valise ! mes cartons ! ma mallette ! s’exclama-t-elle stupéfaite.

C’est vrai, les objets désignés apparaissaient, soigneusement arrimés.

— Qu’est-ce que cela signifie ? clama-t-elle en se tournant vers Fleuriane.

Mais elle se rejeta en arrière si précipitamment qu’elle tomba assise sur la couchette avec un cri de terreur.

La Canadienne la menaçait d’un revolver. Joli, ce revolver au canon d’argent damasquiné or, à la façon des bijoux de Tolède ou d’Eibar, avec sa crosse d’ivoire ; mais la beauté d’une arme à feu ne développe pas du tout le désir d’entrer en conversation avec elle.

— Juste ciel ! gémit la dame de compagnie, cette enfant serait-elle devenue folle ?

L’enfant riposta par un joyeux éclat de rire.

— C’est un quart d’heure, vingt minutes à passer où vous êtes. Sur l’honneur, je n’appuierai sur la gâchette qu’au cas où vous voudriez sortir.

— Vingt minutes ! Mais le bateau sera parti dans vingt minutes.

— Justement.

— Et je veux rester à San-Francisco.

Ici, Fleuriane fronça ses sourcils gracieusement arqués, et avec une gravité parfaitement jouée :

— Moi, je veux partir pour l’Alaska.

— Hein ? quoi ? vous ?… comme cela ?… Mais ça ne se fait pas.

Patorne bégayait ahurie. Elle se dressa toute droite, prête à s’ouvrir un passage par la force.

Mais, souriante, Fleuriane étendit le bras. Le canon d’argent se braqua sur le corsage de la dame de compagnie.

Celle-ci se laissa retomber sur la couchette avec un gloussement de frayeur.

— Vous tireriez sur votre fidèle amie !

Un appel mugissant de la sirène arriva jusqu’aux deux femmes.

Ce bruit sembla galvaniser Mme Patorne. Elle se leva d’un bond.

Mais un léger cliquettement l’avertit que son… interlocutrice armait le revolver. De nouveau, elle retomba assise, gémissante et épouvantée.

Deux fois encore, les hululements de la sirène amenèrent la reproduction de cette pantomime burlesque. Et puis des sons significatifs se firent entendre : grincement de la passerelle repoussée sur le quai, frottement des amarres et enfin, un léger balancement du navire.

— Nous partons ! prononça la Canadienne comme malgré elle.

Mots malheureux ! Mme Patorne oublia le danger, le revolver. En son âme de quinquagénaire affolée se produisit un déchirement.

Ce navire maudit allait l’entraîner loin de cette chance de mariage inespérée, rencontrée au hasard du raid automobile. Non, cela ne pouvait être ! Cela ne serait pas. Elle resterait à San-Francisco. Il le fallait. Elle le voulait.

Et brusquement, elle se rua vers la porte. Si imprévu fut son mouvement, que Fleuriane ne le perçut qu’en se sentant rejetée de côté, en voyant la dame de compagnie disparaître par la porte ouverte vivement.

Elle eut un cri. Patorne allait gagner le pont, obtenir par ses clameurs d’être remise à terre.

Tout allait être compromis.

Non. Une exclamation brève, le fracas sourd d’une chute dans le couloir.

La jeune fille y court. Que voit-elle ? La dame de compagnie étendue sur le dos, et debout en face d’elle, Jean Brot, le revolver à la main.

Le Parisien guettait. En apercevant Mme Patorne, il avait deviné. Un croc-en-jambe, peu galant c’est vrai, mais indispensable dans la circonstance, avait amené Mme Patorne à mesurer le sol, et maintenant Jean, avec cet inimitable accent des indigènes de la Ville-Lumière, disait :

— Mille pardons, ma petite dame, il y a un pas. Seulement, vous savez, je suis modeste comme une petite violette ; donc faut pas vous croire obligée de rester à mes pieds. Ça me gêne. Relevez-vous, je vous en prie… Tenez, je vous tends un revolver pour vous donner de l’élasticité.

Son bras se tendait vers la bonne dame. Celle-ci, terrifiée par l’appareil de ce nouvel ennemi, se releva péniblement, puis, guidée par l’arme dangereuse, rentra dans la cabine, dont Jean referma soigneusement la porte sur elle, non sans lancer cette dernière ironie :

— Le temps de rajuster votre coiffure et je vous offre mon bras pour monter sur le pont.

Sa gravité, son flegme déridèrent Fleuriane. Au surplus, l’intervention du petit avait empêché un irréparable malheur. Une conversation de Patorne avec les officiers du bord, avant que le White-Bird eût gagné la haute mer, aurait en effet pu réduire à néant les dispositions prises par M. Defrance pour arracher enfin sa fille à la poursuite de Larmette.

Un quart d’heure, vingt minutes s’écoulèrent. À présent, le steamer éprouvait le balancement moelleux des longues houles du Pacifique.

Jean Brot courut à un hublot. Il eut un cri joyeux :

— Ça y est, mam’zelle Fleuriane. La côte est loin déjà.

— Patorne sera furieuse ; je me retire dans ma cabine. Ouvrez-lui aussitôt que je me serai éloignée.

— Je lui ouvrirai et je ferai la conversation avec elle, mam’zelle.

Sur ce, la gentille Canadienne courut à sa cabine, s’y enferma, puis s’approcha du hublot, afin d’ouvrir à la brise de mer l’ouverture lenticulaire.

Dans ce mouvement, elle passa près de la tablette mobile sur laquelle étaient posés quelques prospectus des localités et régions desservies par la compagnie de navigation. Elle s’arrêta net.

Sur les programmes à l’usage des travellers (voyageurs), une large enveloppe venait de lui apparaître avec cette suscription :

« À Mlle Fleuriane Defrance.
« Pour la remercier d’avoir obéi. »

D’où venait ce message ? Qui l’avait déposé là ? Tout à l’heure, en arrivant sur le navire, la voyageuse n’avait rien vu d’anormal dans cette cabine. La lettre ne s’y trouvait certainement pas. Il y avait donc à bord un messager qui, tandis qu’elle retenait Mme Patorne, avait apporté cette correspondance.

Mais l’éducation américaine avait fait de la jeune fille une personne pratique. Au lieu de se perdre en suppositions incertaines, elle se déclara que le mieux serait de savoir le but de la lettre et, pour ce, commencer par en prendre connaissance.

Elle l’ouvrit donc, chercha la signature et, l’ayant trouvée, elle resta saisie, le regard effaré, les mains tremblantes, en proie à une extraordinaire émotion. Cette signature ferme, décidée, indiquant un être en possession de toute sa vigueur, de toute sa lucidité, était :

« Dick Fann. »

Qu’est-ce que cela signifiait ? Par quel miracle pouvait-il lui écrire ce matin ? Derechef, son esprit s’abandonnait aux hypothèses. Cette fois encore, elle se contraignit à écarter ses imaginations, et redevenue maîtresse d’elle-même, elle se prit à lire lentement ces lignes :

« Mademoiselle,

« Votre courageuse obéissance nous a amenés au succès.

« Je vous réitérerai mes remercîments à Valdez, où je reprendrai sur votre de Dion mon poste de mécanicien.

« Je vous entends. Comment cela se fait-il ? Comment le moribond vous écrit-il ? Un mot vous expliquera tout.

« Le moribond se porte admirablement bien. Il a profité de ce que Larmette avait décidé de le tuer pour vous mettre hors de portée du sinistre personnage et pour faire quitter à M. Defrance le territoire américain.

« Pardonnez de ne pas vous avoir admise dans la confidence. Votre tristesse même, qui me navrait, était nécessaire pour tromper l’individu redoutable et défiant qui s’attachait à vos pas. Aussitôt que je le puis, sans danger pour vous, je vous raconte toute l’aventure. La voici. »

Un instant Fleuriane interrompit sa lecture. Une buée rose s’était répandue sur son visage. Son corsage se soulevait avec violence, sous la poussée de son cœur battant à grands coups.

Dick Fann bien portant ! Sa maladie, sa blessure simulées. Elle ne comprenait pas, mais une joie folle chantait en elle, la secouait tout entière.

Elle reprit le papier, contraignit sa pensée à se fixer sur les caractères tracés par Dick.

« Je commence donc, disait la missive. Vous vous souvenez que, près d’Ogden, M. Defrance et moi dûmes intervenir pour sauver petit Jean, jeté aux loups par le wattman Natson. Nous dûmes même supprimer ce Natson, qui n’eût pas manqué de donner à ses complices des renseignements circonstanciés sur nous.

« Le soir, à l’étape, Larmette écouta avec défiance votre récit, d’après lequel Natson avait été victime des loups. Vous vous aperçûtes du peu de créance qu’il donnait à l’histoire. Mais ce que vous n’avez pas su, c’est ce que fit le coquin tandis que vous dormiez.

« Avec son complice Botera, il sortit sa machine et retourna vers l’endroit où avait eu lieu l’attaque des carnassiers. Il y retrouva le squelette de Natson nettoyé comme une pièce anatomique par les fauves. Mais, malheureusement, il découvrit aussi que le crâne du drôle avait été troué par une balle de revolver.

« Il était évident, n’est-ce pas, que les loups n’avaient pu revolvériser Natson. La neige, complice du criminel en la circonstance, avait conservé la trace de nos chevaux.

« La pleine lune rendait les investigations des plus faciles. Bref, Larmette suivit notre piste jusqu’au poste du chemin de fer où nous nous étions séparés de vous.

« Il interrogea les agents. Avec du papier-dollar, on ferait parler un muet.

« Il obtint notre signalement. Un autre n’y aurait rien compris, car nous nous étions métamorphosés de façon à ne rappeler en rien Dick Fann, non plus que M. Defrance. Lui, n’hésita pas. Il est très fort. De suite, il eut la certitude que j’étais l’un de ceux qui avaient mis à mal son affidé Natson. Par grand bonheur, il ne s’inquiéta que médiocrement de mon compagnon, un comparse, d’après son raisonnement.

« Or, le résultat de ses réflexions fut, je le devinai sans peine, qu’assuré maintenant que je veillais sur vous, il conclut raisonnablement qu’à l’arrivée à San-Francisco je rôderais autour de votre demeure.

« Or, douce et gentille demoiselle, vous ne savez pas, vous ; mais nous, détectives, savons qu’il est bien plus aisé d’éventer un surveillant dans une cité que durant un voyage. Et vous allez comprendre de suite pourquoi.

« Autour d’un sédentaire le champ d’exploration est forcément restreint.

« Du reste, la façon dont il accéléra la marche, la hâte qu’il manifesta inconsciemment d’atteindre Frisco ne me laissèrent pas le moindre doute.

« C’était à Frisco qu’il comptait agir contre moi. Comment agirait-il ? Ici encore le raisonnement me guidait avec certitude.

« Il s’était mis en tête que, fatalement, votre père tenterait de vous voir, de vous parler sur le continent américain, ce qui, du reste, serait advenu si notre bonne étoile ne m’avait mis en présence, à New-York, de M. Defrance, à qui j’ai pu apprendre ainsi tout ce qu’il ignorait de ses ennemis inconnus.

« Mais Larmette, ne sachant pas ces choses et n’ayant pas, en sa qualité de bandit haineux, l’habitude d’hypothétiser au pire, n’a pas admis une minute que le dieu Hasard avait pu me favoriser.

« À son avis, votre entrevue avec M. Defrance devait avoir lieu à Frisco ! Il s’agissait donc de vous y retenir assez longtemps pour que votre père s’impatientât et fit la démarche attendue.

« Eh bien ! mais on vous retenait en m’immobilisant, moi.

« De toute évidence, votre bon cœur, votre générosité vous interdisaient de quitter une ville, où vous me laisseriez moi, votre dévoué, aux prises avec de terribles difficultés.

« Et quelle difficulté est plus puissante qu’une blessure grave ou la mort ?

« Conclusion : Larmette devait prendre ses dispositions pour me régaler d’un coup de couteau, dans l’enceinte de San-Francisco.

« Mon jeu à moi était naturellement de lui donner satisfaction. C’est encore le meilleur moyen de tromper les criminels. Dans l’espèce, j’entrevis la possibilité d’écarter Larmette de votre route, de ne plus trembler à chaque instant pour vous. Et je me préparai à recevoir le coup de couteau annoncé. »

Fleuriane avait eu un mouvement de surprise à cette dernière phrase ; mais elle secoua la tête et reprit sa lecture.

« Les hôtels rivaux, Jippy et Fellow-Green, situés en face l’un de l’autre, séparés par une rue à peu près déserte à partir de neuf heures du soir, me parurent tout à fait convenir à cette petite récréation.

« Le tout était d’y amener Larmette. Ce ne fut pas très difficile. Le Jippy, avisé que des concurrents de la grande course tourdumondiale approchaient de Frisco, adressa une dépêche au joaillier pour lui offrir des « remises » importantes, afin d’avoir l’honneur de l’héberger.

« Sans doute, le coquin, son attention une fois appelée sur le Jippy, se rendit compte que le quartier, peu mouvementé, se prêterait merveilleusement à ses desseins, car, par retour, il retint des logements pour lui et pour ses compagnons de route volontaires ou involontaires.

« Ce point acquis, — je m’en assurai dès mon arrivée dans la grande ville californienne, arrivée qui précéda la vôtre ; j’avais le chemin de fer à ma disposition, vous concevez, je voyageais plus vite, — ce point acquis, je me logeai en face des locaux loués par ce brave Larmette.

« Votre père, en mulâtre Francesco Noscoso, occupa l’une des pièces du rez-de-chaussée ; moi, sous mon véritable aspect et mon véritable nom, je pris la chambre voisine.

« À votre arrivée, j’eus soin de vous observer derrière ma fenêtre, assez maladroitement pour que le joaillier me vît. Je reconnus, à un geste joyeux dont il ne fut pas maître, que j’avais réussi.

« Parfait ! Le coup de couteau s’avançait.

« Ce San-Francisco est décidément une ville bénie. Alors que, durant toute la traversée des États-Unis, nous avions été en butte aux frimas, à la neige, à la boue d’un hiver rigoureux, ici nous trouvions une température printanière, des soirées délicieuses.

« Aussi, le soir même, lus-je durant plus de deux heures, ma croisée ouverte, le dos tourné à la rue, appuyé contre les barreaux.

« Je montrais ainsi à mon adversaire comme il serait facile de me poignarder en passant.

« Rien n’incite au crime comme la facilité apparente de le commettre.

« J’eus la satisfaction de constater que mon « assassin futur » suivait mon manège avec un intérêt réel.

« Donc il comprenait les avantages que je lui offrais gracieusement.

« Comment je le voyais ? Oh ! bien simple. Un prisme à réflexion totale, posé sur un guéridon en face de moi, comme un presse-papiers vulgaire, renvoyait les images du dehors à ma gauche, dans la glace de l’armoire placée en cet endroit. De la sorte, en regardant à gauche, dans l’intérieur de ma chambre, je distinguais nettement ce qui se passait en arrière de moi, et cela sans que nul pût s’en douter. C’est, comme vous le voyez, une autre application des lunettes qui m’ont servi à Paris.

« Vers onze heures, je fermai contrevents et fenêtre, comme un bon bourgeois qui se décide au repos. Seulement, avant de m’endormir, j’eus avec votre père, ce cher mulâtre Noscoso, une conversation où fut convenu tout ce qui se produisit par la suite.

« Après cela, je travaillai une heure environ dans la cheminée de ma chambre. Je vous dirai pourquoi dans un instant.

« Je dormis admirablement. Au jour, j’étais frais, dispos ; j’étais, en vérité, admirablement préparé à me faire poignarder.

« Je sortis, me promenai à travers la ville, me donnant l’apparence de « filer Larmette ». Il est bon marcheur, me fit faire pas mal de chemin. Enfin, je le perdis, car ce jeu inutile ne devait pas être continué.

« Sans en avoir l’air, votre père, lui, grâce à un petit appareil assez ingénieux, introduit dans une fente de volet et absolument invisible du dehors, guettait le Chilien Botera.

« Quand je rentrai, il m’annonça que ce dernier avait travaillé toute la journée à transformer des chaussures japonaises.

« Vous savez que ces chaussures, dites de pagode, ou de grande cérémonie, portent sous la semelle, non pas un, mais deux talons hauts, soutenant, l’un le bout du pied, l’autre, le talon, si bien que la trace laissée sur le sable par un soulier de ce genre est un double talon, ne rappelant en rien la forme d’un pied européen.

« Autant que M. Defrance avait pu en juger, l’ingénieur avait supprimé l’un des supports, maintenant il ne restait plus que le talon de la partie antérieure de la semelle, et ce talon, Botera l’avait évidemment déformé, car il s’était escrimé dessus avec un couteau ou un ciseau, M. Defrance ne pouvait se prononcer exactement sur la nature de l’instrument.

« Huit heures, neuf heures sonnèrent. Comme à l’ordinaire, la rue se fit silencieuse. Allons, l’instant était venu de m’offrir au poignard de Larmette.

« J’ouvris mes volets et m’assis comme la veille, le dos appuyé aux barreaux de fer scellés au-devant de la croisée. Dans cette position, je parus me plonger dans la lecture d’un roman dont je m’étais muni.

« Sur ma table, le prisme à réflexion totale projetait dans le miroir de l’armoire le décor de la rue, la silhouette des rares passants.

« Une heure s’écoula ainsi. Je commençais à me demander si, au dernier moment, le joaillier allait reculer ; ce qui m’eût profondément ennuyé, car toute mon affaire était basée sur le crime dont je devais être victime.

« Soudain, je faillis pousser un cri de joie. Une ombre venait de sortir par une petite porte de service du Jippy-Pavilion, et cette ombre, dans ma glace, je la reconnaissais bien, était celle de Larmette.

« Et pourtant j’hésitais à reconnaître mon bonhomme. Il me paraissait plus grand qu’à l’ordinaire.

« Soudain, il descendit du trottoir pour traverser la rue et venir de mon côté. Le bruit caractéristique de son pied posant sur le sol, un je ne sais quoi de dégingandé dans son allure furent des traits de lumière.

« Intérieurement, je me confiai à moi-même que décidément le coquin était très fort. Il avait remarqué que, par suite de réparations, le trottoir longeant le Bon-Garçon-Vert était formé de terre meuble. Des empreintes eussent décelé le criminel. Voilà pourquoi Botera avait peiné sur des souliers japonais. Larmette avait chaussé ces pantoufles bizarres et il se souciait peu dès lors de la bande de terre à parcourir. Il marchait sur l’unique talon conservé en avant de la semelle, comme sur des échasses de faible hauteur, et il laisserait une piste semblable à celle d’un invalide agrémenté de deux jambes de bois.

« Je le félicitais encore in petto de cette trouvaille artistique en vérité, qu’il avait déjà traversé la rue. Je ne l’apercevais plus dans ma glace. Il avait dû s’appliquer contre la muraille de l’hôtel, afin de gagner insensiblement ma fenêtre, et là…

« Le coup de couteau était tout proche. All right ! mon embûche marchait au succès ».

— Joli succès ! murmura la jeune fille, qui pâlissait et rougissait tour à tour en déchiffrant la longue lettre de Dick. Évidemment il espérait éviter un coup mortel, et cependant on l’a trouvé sans connaissance sur le sol baigné de son sang.

Elle tira son mouchoir à la fine dentelle et le passa sur ses yeux.

Puis, avec un geste de résolution, elle continua la lecture commencée.

« Soudain, expliquait la missive, une silhouette humaine s’encadra dans ma fenêtre, je vis le bras se détendre dans ma direction et je sentis un coup violent vers la mi-hauteur du poumon. Cela me causa une douleur si vive que je fus sur le point de perdre connaissance et que j’eus le temps juste de m’écrouler, la face en avant sur le plancher, ce qui me mettait hors de la portée du bras de mon meurtrier et l’empêchait de redoubler.

« Larmette avait frappé certainement de tout son cœur, et il me jugeait sensiblement mort, car il ne s’attarda pas à des constatations oiseuses. Je l’entendis courir sur le trottoir jusqu’à l’angle de la rue voisine. Puis il y eut un silence. Des pas normaux résonnèrent ensuite sur la chaussée, sur le trottoir d’en face, s’arrêtèrent, autant que j’en pus juger, à la porte de service du Jippy. Celle-ci s’ouvrit avec un léger grincement, retomba, et le silence régna de nouveau dans la rue redevenue déserte.

« Alors, le docteur Francesco Noscoso entra en scène. Il vint dans le couloir. Il frappa, refrappa à ma porte, ameuta le personnel et les voyageurs de l’hôtel, fit venir un serrurier, puis quand tous eurent pu m’apercevoir au milieu d’une flaque de sang, il interdit l’entrée de la chambre, sous couleur de ne point entraver les investigations de la justice.

« Nul ne songea que le pansement était une bouffonne comédie et que des curieux, une fois les persiennes et la fenêtre closes, nous eussent horriblement gênés pour enlever et la cotte de mailles que j’avais revêtue, et la vessie étalée sur mon dos, vessie d’où avait coulé sans m’affaiblir le sang d’un mouton qui y était enfermé.

« Quand détectives et magistrats arrivèrent enfin, j’étais entouré de bandelettes comme une momie égyptienne, et un maquillage soigné m’avait assuré un teint verdâtre du plus maladif effet. »

À présent, Fleuriane souriait. Elle oubliait qu’elle avait souffert, que l’angoisse avait torturé son âme. Ou, si elle se souvenait, c’était pour approuver Dick de ne pas l’avoir mise dans la confidence. Si elle avait su, elle n’eût pu empêcher ses yeux, ses lèvres, son visage d’exprimer sa joie.

Elle reprit la lettre qui continuait ainsi :

« Il est temps de vous dire pourquoi j’avais tenu à loger au Fellow-Green ; pourquoi, par conséquent, j’avais attiré Larmette au Jippy-Pavilion.

« Le Bon-Garçon est une ancienne manutention militaire transformée en hôtel. Les cheminées immenses de la boulangerie de l’armée n’ont pas été détruites, ce qui aurait nécessité l’abattage d’une partie des bâtiments. Elles ont été simplement masquées du côté des chambres par des foyers en fonte du système Wiper and brothers Stay, système qui s’adapte à tout tuyau de tirage et ne laisse pas soupçonner aux voyageurs, peu observateurs en général, qu’en arrière de la plaque de métal s’élève à travers les murs le cylindre énorme d’une cheminée d’usine.

« Cette cheminée serait ma ligne de retraite. L’hôtel étant surveillé de toutes parts, après le crime dont j’avais voulu être la victime, ma disparition tiendrait du prodige. Elle ébranlerait le beau calme de Larmette, à ce point que, durant un laps plus ou moins long, il n’aurait qu’une idée en tête : deviner comment j’avais pu m’en aller.

« Le premier soir de mon séjour, mon travail dans la cheminée avait eu pour but d’enlever les boulons-écrous fixant le foyer de fonte aux plaques scellées dans le revêtement intérieur.

« Le second soir, une fois seuls, nos fenêtres et portes fermées avec soin, nous n’eûmes, M. Defrance et moi, qu’à tirer à nous le foyer Wiper, et à glisser dans l’ancienne cheminée de la manutention.

« Le foyer fut remis en place, les boulons-écrous rentrèrent dans leurs alvéoles. Le tour de passe-passe était accompli, et pour tous il demeurerait évident, ce qui prouve bien que l’évidence peut n’être pas la vérité, que nous n’aurions pu quitter nos chambres, ni par portes, ni par cheminées, ni par fenêtres.

« La voilà bien l’évasion sensationnelle dont l’explication affole le policier… et aussi le criminel.

« Pour le surplus, rien que de très simple. À l’intérieur des cheminées usinières sont scellés une série de montants en fer qui permettent aux ouvriers, chargés des réparations, de s’élever jusqu’à l’orifice supérieur.

« Une fois sur les toits, nous gagnâmes facilement les maisons voisines. Une mansarde inoccupée nous servit de cabinet de toilette, nous nous transformâmes l’un et l’autre. Je ne vous fais pas connaître notre déguisement, pardonnez-moi cette unique restriction, mais il faut tout prévoir. Au cas où ces lignes tomberaient par malheur sous les yeux de l’excellent Larmette ou de ses complices, nous tenons au moins à demeurer libres, méconnaissables justiciers… de Damoclès suspendus au-dessus de sa tête coupable.

« Ce matin, nous sommes sortis tranquillement d’une maison sise à cinq cents mètres de Fellow-Green.

« Immédiatement, nous nous sommes mis en route pour Valdez (Alaska), où vous nous retrouverez au débarcadère, et où j’aurai le grand plaisir de vous répéter de vive voix, mademoiselle, combien il me sera doux de redevenir

« De votre automobile le wattman dévoué,

« Dick Fann. »

Longtemps, Fleuriane demeura pensive, étonnée par ce qu’elle venait d’apprendre. Enfin, elle se leva, essuya une larme perlant au bout de ses longs cils, puis, faisant craquer une allumette, elle l’approcha de la confidence écrite de son défenseur.

La flamme mordit le papier, grandit, s’avançant, ligne noire bordée de rouge, qui dévorait peu à peu les caractères tracés par le détective amateur.

Bientôt il ne resta plus qu’un petit triangle blanc intact, dont l’extrémité était soutenue par les doigts de la jolie Canadienne. Alors celle-ci agita ce fragment de lettre. La flamme s’activa, vint lécher les ongles roses. Fleuriane lâcha, et le morceau minuscule tomba en tournoyant sur le sol, où il s’éteignit, totalement consumé.

Mais le récit était gravé dans l’esprit de la jeune fille.

Durant les huit jours de traversée, elle se le redisait sans cesse, trouvant dans cette sempiternelle redite une douceur infinie.

On remontait vers le nord.

Au climat délicieux de San-Francisco succédaient les froidures hyperboréennes. Après Seattle, des brumes glacées couvrirent la mer.

Le White-Bird dut ralentir sa marche.

Si le manteau de vapeur s’entr’ouvrait un instant, on apercevait par tribord une côte désolée, inhospitalière.

Des falaises déchiquetées, sinistres, au pied desquelles les vagues se brisaient avec fracas, et dont les sommets déchirés permettaient d’apercevoir en arrière de hautes cimes recouvertes d’un linceul de neige.

Plus loin, ce fut une effroyable tornade de grésil. Le navire dut mettre en panne, car il était impossible de s’assurer de la direction de marche et l’on eût risqué de se jeter sur l’un des innombrables récifs qui bordent la côte dans ces parages.

Aussi les passagers apprirent-ils avec joie que commençait le dernier jour de mer.

Tandis que le White-Bird s’avançait sous petite vapeur dans la vaste baie triangulaire dont le port de Valdez occupe le sommet, Fleuriane murmurait doucement :

— Vous retrouverez au débarcadère de Valdez votre wattman dévoué.

Et penchée à l’avant du steamer, les yeux obstinément fixés dans la direction où elle supposait Valdez, elle s’efforçait de découvrir ce débarcadère, sur lequel, pensait-elle, se tenait un homme, un tout petit point noir à peine visible entre le rivage énorme et la mer infinie, un tout petit point noir en qui, pour son âme, résidait maintenant l’univers.



SIXIÈME ÉPISODE

LE RADIUM QUI TUE


CHAPITRE PREMIER

Les ours


À Valdez, Fleuriane avait rencontré, au débarcadère même du White-Bird, Dick Fann et M. Defrance. Les deux hommes lui expliquèrent qu’ils n’avaient aucun mérite à se montrer exacts, car ils avaient voyagé sur le même navire qu’elle-même, sous les habits de négociants du Klondike. S’ils ne s’étaient pas montrés plus tôt, c’est qu’ils avaient voulu s’assurer qu’aucun espion de Larmette n’était à bord.

Et en effet, durant le voyage à travers l’Alaska, on n’eut à lutter que contre les obstacles naturels. Mais quels obstacles !

Plus de routes, un entassement chaotique de montagnes recouvertes d’une épaisse carapace de neige. Tantôt il fallait hisser l’automobile sur des plateaux rocheux, tantôt la retenir sur des pentes vertigineuses.

Et tout cela par des températures variant de 18 à 34° au-dessous de zéro.

Comme escales, des bourgades misérables, formées de cabanes basses enfoncées sous la neige et dont on ne devinait l’existence qu’en y pénétrant. Les provisions, emportées sur l’automobile, avaient heureusement permis aux voyageurs de compenser la grossièreté des mets, dont s’accommodent ces populations, isolées du reste du monde pendant neuf mois sur douze.

La chair d’ours séchée, les languettes de phoque conservées à l’huile rance, les conserves inférieures dont les négociants peu scrupuleux trouvent l’écoulement facile en ces pays déshérités, décourageaient le palais des voyageurs. Et la friture à la graisse de cétacé, ou, à défaut, à la chandelle fondue (que l’on considère en Alaska comme une gourmandise), eussent amené promptement pour tous la mort par inanition.

Une seule chose leur faisait plaisir.

Le thé, importé directement de Chine pendant les trois mois de « mer libre », les remettait du froid, des fatigues. Ceci au moins était exquis.

Ils avaient déjà parcouru une bonne part de la route, lorsque, à quelques kilomètres d’une bourgade du nom d’Ill-Tower, une panne du moteur les jeta dans une tragique aventure.

Le bidon d’essence se brisa, à la suite d’un choc. Il était sans doute mal attaché. Toujours est-il qu’il laissa échapper le liquide qu’il contenait et que le carburateur devait transformer en mouvement.

Plus d’essence. Impossible d’aller plus loin. À l’estime, la bourgade d’Ill-Tower devait encore être distante de trois à quatre milles.

Et pour comble d’ennui, les ténèbres nocturnes commençaient à envahir le ciel. Les champs de neige, si éclatants durant le jour, semblaient se ternir, s’assombrir de minute en minute. Dick Fann grommelait à mi-voix :

— Camper !… Eh ! sans doute, avec l’automobile, ce ne serait rien pour nous, mais elle ?…

Elle, c’était Fleuriane qui assistait, très calme, aux discussions de ses amis.

Jean Brot, qui s’était éloigné sans être remarqué, reparut soudain.

— Patron, fit-il joyeusement, j’ai trouvé un abri, là, à droite, en contournant les blocs de rochers… Une sorte de cuvette dominée par des escarpements à pic, et, dans le fond, une caverne, ou plutôt un renfoncement que des rocs surplombent. On peut barrer l’entrée, et en somme, s’y trouver presque aussi confortablement que dans les baraques de ce pays.

Tous respiraient. Le gamin apportait une solution pratique.

Au jour, l’un ou l’autre des voyageurs, chaussant les skis, dont on s’était heureusement muni à Valdez, gagnerait Ill-Tower, et ramènerait du monde, afin de ravitailler la machine. Une nuit serait bientôt passée.

Donc, tous s’attelèrent à l’automobile, la tirèrent dans le petit cirque rocheux découvert par Jean. La « caverne » ou, plus exactement, l’anfractuosité ménagée entre des blocs superposés, était assez spacieuse pour abriter voyageurs et véhicules.

Quelques pierres amoncelées à l’entrée, un feu allumé, l’on se trouva comme chez soi. Puis un repas substantiel, arrosé de quelques tasses de thé bouillant, le tout emprunté aux provisions de « réserve » occupant un compartiment de la voiture, acheva de mettre la petite troupe en heureuse disposition.

Fleuriane et Mme Patorne, toujours assombrie par ses regrets, prirent place à l’intérieur de l’automobile qui pouvait passer pour une chambre à coucher assez agréable.

M. Defrance, Dick Fann et Jean Brot s’enveloppèrent de fourrures et s’étendirent tout simplement sur le sol.

Un fracas d’éboulement les tira de leur sommeil. L’une des pierres obturant l’entrée venait de rouler au bas de la barricade improvisée.

— Qu’est-ce ?

C’est Dick qui a prononcé ces mots.

— Bon ! patron, c’est le réveille-matin. Il fait jour, riposte Jean.

En effet, la lumière filtre entre les blocs de fermeture.

— Mais voyez donc cette pierre, elle remue toute seule.

— Que signifie cela ?

Un vacarme coupe la phrase. Le bloc, dont l’équilibre a été rompu, tombe, découpant une lucarne irrégulière dans la barricade, et à l’ouverture ainsi produite paraît une tête énorme, velue, où brillent des yeux féroces.

— Un ours blanc ! clame M. Defrance.

Dans l’automobile deux voix répètent :

— Un ours blanc !

Fleuriane et sa compagne se sont aussi éveillées. Comme leurs amis, elles voient le redoutable visiteur. Mais déjà, le détective s’est précipité en avant.

Sa main brandit son revolver. À bout portant, il fait feu par deux fois sur la féroce apparition. Un grognement d’agonie répond aux détonations. La tête velue disparaît.

Jean Brot, qui s’est rué vers l’ouverture et regarde au dehors, clame d’une voix triomphante :

— Il a son compte… La tête fracassée… Voilà, gentleman ours, ce que mérite une visite indiscrète.

Mais il s’interrompt brusquement.

Ses traits expriment la stupéfaction, et d’une voix étranglée, il murmure :

— Ah bien ! ah bien ! Alors, c’est l’averse.

— Que veux-tu dire ?

Il hausse les épaules.

— Regardez.

Il y a dans l’accent du gamin, une telle expression d’anxiété que Fleuriane elle-même quitte l’abri de l’automobile, pour se porter vers la brèche, où déjà ses compagnons sont penchés.

Ah ! un coup d’œil suffit à leur faire partager le malaise du jeune garçon.

À quelques pas, l’ours, blessé par Dick, se roule convulsivement sur la neige, qui, autour de lui, se transforme en boue sanglante.

Mais le terrible plantigrade n’est pas seul. Dans la plaine exiguë, encadrée par des falaises de faible hauteur, et dont le rayon visuel peut embrasser les deux tiers, une douzaine d’ours blancs sont éparpillés. À distance, on ne peut raisonnablement espérer tuer ces animaux robustes. La première victoire est due uniquement à ce que l’ennemi se trouvait à longueur de bras du tireur.

Et une conclusion s’impose. Les voyageurs sont bloqués.

Ils ne sauraient se méprendre à la tactique des carnassiers. Ceux-ci, placés entre l’anfractuosité protectrice et la fissure rocheuse, accès du cirque, s’opposent à toute évasion.

Ah ! si l’on pouvait aller quérir du secours  !

Mais, pour ce faire, il serait indispensable de passer sur le corps de ces terribles animaux. Sans être grand clerc, il est permis d’affirmer que le résultat de pareille rencontre ne serait pas à l’avantage de l’homme.

De constater cela, tous sont devenus graves.

Dick Fann, M. Defrance fixent sur Fleuriane des regards attendris.

Mme Patorne, elle, glousse éperdument des phrases hachées, où elle déplore que sa beauté, ses charmes (elle a toutes les illusions, la pauvre dame de compagnie !) soient menacés de disparaître dans l’estomac d’un ours blanc.

Les autres considèrent les carnassiers… Plus le temps passe, plus il devient évident que les animaux, avertis par l’accueil brutal auquel leur congénère a succombé, ont résolu de temporiser.

Sans doute, la faim les mord aux entrailles ; mais qu’importe ! La faim devient presque un plaisir lorsqu’elle s’accompagne de la certitude qu’elle sera satisfaite dans un délai donné.

Une heure, deux heures se passent sans apporter le moindre changement à la situation. De temps à autre, un ours se dressait sur ses pattes, tendait la tête vers la caverne, comme s’il aspirait les émanations des victimes convoitées, puis exprimant son impatience par un long grognement, il se recouchait dans la neige.

Et chaque fois, Mme Patorne se répandait en interjections apeurées, tandis que Fleuriane interrogeait Dick Fann du regard. Elle semblait dire :

— Je ne suis pas inquiète, parce que vous êtes là, parce que je suis sûre que vous nous tirerez de ce mauvais pas.

Il détournait la tête, gêné par cette confiance absolue.

Vers midi, chacun mangea un peu de viande conservée et de biscuit. À l’issue de ce repas sommaire, M. Defrance murmura, traduisant l’impression générale :

— Nous ne pouvons cependant rester prisonniers de ces vilains animaux !

Mais Dick Fann avait tressailli. Ses yeux s’étaient portés longuement sur miss Fleuriane. Il s’était retiré un peu à l’écart de ses compagnons. Il s’appuyait à l’automobile, s’absorbant dans une réflexion ardue.

Une sensation de piqûre à la jambe le fit se retourner, chercher machinalement la cause de cette impression. Il sourit en haussant les épaules.

C’était la pointe du ski, dépassant le panneau du véhicule, et dont le frottement contre son mollet avait amené sa distraction.

Mais brusquement, son visage se figea en une expression grave.

— Pourquoi pas ?

Tout à sa pensée, il avait parlé à haute voix.

Et Fleuriane s’écriant :

— Vous avez trouvé le moyen d’échapper à ces vilains ours, n’est-ce pas, monsieur Dick ?

Il inclina la tête, ému par la confiance absolue vibrant dans la voix de la jeune fille. Des questions se croisèrent, soulignant son geste.

— Et ce moyen ?

— Oh ! le moyen est extrêmement simple, répliqua Fann. Il s’agit pour l’un de nous de chausser des skis, de sortir d’ici et de filer en vitesse jusqu’à Ill-Tower.

— Mais les ours arrêteront le messager au passage.

Fleuriane, soudainement pâlie, avait murmuré cela, approuvée par tous.

— Nous allons parler des ours. Auparavant, permettez-moi une observation. Un homme, accoutumé au ski, par un temps froid comme celui dont nous jouissons, franchit sur la neige durcie de soixante à soixante-dix kilomètres à l’heure, c’est-à-dire qu’il dépasserait un bon cheval au galop, et distancerait, à plus forte raison un animal comme l’ours, lequel peut courir longtemps, mais n’est point un coureur de vitesse.

— On peut rencontrer un obstacle, tomber… fit la jeune fille, d’un accent tremblé.

— Oh ! riposta gaiement Dick, qui se livre aux suppositions se condamne à l’inaction. Les rochers qui nous abritent peuvent se déplacer, tomber sur nous, nous écraser.

Arrêtant les paroles de protestation prêtes à jaillir des lèvres de son interlocutrice :

— Raisonnons froidement, voulez-vous ? Nous sommes à sept kilomètres d’Ill-Tower, c’est-à-dire à dix ou douze minutes sur skis ; une simple plaisanterie… Aux abords des agglomérations, vous l’avez remarqué dès hier, la piste est aisée. Donc, on peut affirmer que si l’un de nous réussit à gagner l’étranglement rocheux qui accède à ce cirque où nous sommes, celui-là aura quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour atteindre la bourgade et ramener du secours… Les habitants sont toujours disposés à la chasse à l’ours dans ces régions où messer Martin est l’ennemi invétéré.

— Ouï, soupira Fleuriane, mais il faut arriver à l’étranglement rocheux en question, et nos assiégeants à quatre pattes gardent le passage.

— Très juste ! fit joyeusement Dick Fann. Aussi allons-nous travailler d’abord à les contraindre à nous laisser le passage libre.

— Hein ?

— Là ! là ! Je m’explique et vous serez de mon avis. Voulez-vous être assez aimables pour répondre seulement, par oui ou par non, aux questions que je vais avoir l’honneur de vous adresser ?

Vraiment, le détective, voulant persuader à ses amis de l’autoriser à risquer sa vie pour eux, parlait avec une liberté d’esprit, une bonne humeur telles que le péril terrible qu’il souhaitait affronter se rapetissait, par une illusion d’optique intellectuelle, aux proportions d’un simple jeu.

— Donc, reprit-il, par la « meurtrière » trouant notre barricade, nous distinguons environ les deux tiers du cirque où nous sommes prisonniers. L’autre tiers échappe à nos vues, et par suite à nos coups de revolver. Nous pouvons, en effet, tirer sur tout ennemi se montrant dans la zone qu’embrassent nos regards. Ceci nous devient impossible dans la partie qui nous est cachée.

— Oui, mais tirer… grommela M. Defrance. Nous avons constaté qu’à distance nos revolvers sont insuffisants contre des ours à la fourrure épaisse et résistante. Dès lors, à quoi bon ?

— Je vais vous le dire, cher gentleman.

Puis, gravement :

— Croyez-vous que l’ours est un animal intelligent ?

— Ma foi, balbutia le Canadien, interloqué par la demande inattendue… j’avoue que, en tant que chasseur, cet animal m’a toujours paru fort rusé… Qu’il s’agisse pour lui de surprendre le phoque des mers glacées, ou bien l’orignal (sorte de cerf) des steppes neigeux du nord-américain, il opère des affûts subtils, dont l’établissement semble presque exiger un raisonnement humain.

Dick Fann approuvait du geste.

— Parfait ! Donc, vous pensez comme moi qu’un ours, allongé en un endroit où il pleut des pierres ou des projectiles quelconques, le quittera pour se réfugier en un autre, où cette averse désagréable ne se produit pas ?

— C’est l’évidence même.

— Eh bien, mon cher monsieur Defrance, cette conviction est la base même de mon raisonnement. Nous allons tirer à la cible sur nos ennemis au pelage blanc. Dans un quart d’heure, tous se seront réfugiés sur la bande de terrain, où nos balles ne les sauraient atteindre, et ainsi, ils laisseront libre la route entre notre caverne et l’entrée du cirque. À ce moment, nous abattons un coin de la barricade ; je m’élance à toute allure sur mes skis…

Dick eut un geste plaisant d’artiste en représentation.

— Et, acheva-t-il, le tour est joué, sans effort, le sourire sur les lèvres.

Seule peut-être, Fleuriane n’avait pas été la dupe du ton dégagé de l’orateur. Sa tendresse lui donnait une clairvoyance particulière.

— Ils seront furieux, nos balles ne pourront les tuer, c’est vrai, mais elles les blesseront et, blessés, ces animaux sont terribles.

— Bah ! la colère que l’on tient à distance n’est pas à redouter.

Fleuriane allait parler encore. La voix de Jean Brot s’éleva, arrêtant les phrases suppliantes qu’elle était sur le point de prononcer.

— Bon ! Il y aurait une combinaison qui rallierait tous les suffrages. M. Dick Fann est la tête de notre troupe. S’il servait de nourriture aux ours, cela entraînerait probablement la perte de tout le monde. Tandis que moi, cela n’aurait aucune importance. C’est donc moi qui irai à Ill-Tower.

Un silence suivit.

Ce silence exprimait l’admiration des voyageurs pour ce petit Parisien, qui offrait sa vie avec une tranquillité héroïque. Aucune pose, aucune faconde.

L’ex-vélocipédiste se dévouait avec une généreuse inconscience, sans paraître même se rendre compte du courage enfermé en pareille proposition. La vraie vaillance semble toujours s’ignorer.

D’un mouvement instinctif Dick avait saisi la main de l’enfant.

— Tu as une mère qui t’attend à Paris, dit-il d’une voix légèrement tremblante.

Et le gamin interdit, silencieux devant cette évocation de la pauvre maman, qui songeait à l’enfant emporté dans une course autour du monde, le détective reprit :

— C’est l’obéissance à mes ordres qui nous a tous amenés ici. Je suis responsable vis-à-vis de vous et vis-à-vis de moi-même. L’action m’appartient. D’ailleurs, je suis un fervent du ski. Ce qui serait pour vous terriblement dangereux est un jeu pour moi. Ne discutons plus. Aux revolvers ! Une fois le chemin libre d’ennemis, nous renverserons un coin de notre barricade de rochers, que vous rétablirez, tandis que les ours, tout occupés de ma personne, se précipiteront à ma suite.

En deux minutes, Dick eut fixé les skis à ses brodequins.

Après quoi, il se posta à l’angle de la barricade, appelant auprès de lui Mme Patorne et le petit Jean ; ceux-ci devant l’aider à ménager l’issue par laquelle il s’élancerait vers le trépas ou vers le salut.

M. Defrance et Fleuriane, ayant armé leurs revolvers, s’établirent à la meurtrière. Et le feu commença.

D’abord, les plantigrades se dressèrent, surpris par les projectiles s’abattant sur eux. Oh ! Ils ne leur faisaient pas grand mal, la distance était trop grande. Mais les contusions, pour n’être pas dangereuses, n’en sont pas moins désagréables. Tel dut être l’avis des animaux, car, après avoir couru d’un air affolé dans tous les sens, ils disparurent l’un après l’autre.

Le premier, qui avait découvert la zone exempte de projectiles, avait sans doute averti les autres, par un de ces grognements harmonieux dont les ours ont le secret, et tous s’étaient empressés de gagner cette région privilégiée. L’instant fixé pour la séparation était venu.

— Monsieur Dick Fann… supplia Fleuriane…

Un fracas d’éboulement coupa la phrase implorante.

Tandis que la jeune fille et son père tiraillaient contre les bêtes fauves, Dick Fann et Mme Patorne, qui, il faut lui rendre cette justice, travailla consciencieusement en cette circonstance, avaient retiré les pierrailles calant les blocs plus volumineux, si actionnés à leur besogne qu’ils ne remarquèrent pas la conduite de Jean Brot. Le gamin, profitant de la préoccupation de tous, avait disparu derrière l’automobile.

Mais la voie était débarrassée d’ennemis, Fleuriane avait parlé. Dick, comprenant qu’à tout prix il fallait éviter une scène d’attendrissement, précipita le mouvement.

D’un coup d’épaule, il avait renversé le pan de la barricade préparée par lui et par la dame de compagnie… il avait bondi au dehors et filait comme une flèche dans la direction de l’étroit couloir accédant au cirque.

Un cri déchirant de la jeune fille salue ce départ ; à ce cri répondent des rugissements épouvantables.

Les ours ont aperçu l’homme. Ils se ruent sur la piste de la proie convoitée. Mais un silence de stupeur succède au vacarme. Une seconde silhouette humaine a jailli de la brèche ouverte par Dick Fann.

C’est Jean Brot qui, derrière l’automobile, a chaussé les skis et qui, maintenant, obstiné dans son idée de dévouement, est dehors, en face des ours affamés.

Mais que fait-il donc ? Il ne se dirige pas vers l’entrée que le détective est près d’atteindre. Il file rapidement devant la ligne des plantigrades. On croirait qu’il les passe en revue.

Ainsi il arrive contre la falaise faisant face à la caverne.

Là, un coude brusque le porte vers la partie où les carnassiers, tout à l’heure, s’étaient réfugiés.

Les féroces animaux sont restés un instant stupéfaits, leur élan brisé par l’apparition de cette proie nouvelle, qui semble s’offrir à leur voracité !

Puis, avec un ensemble parfait, tous se précipitent vers le Parisien.

Au surplus, Dick a disparu dans le petit couloir rocheux d’entrée. Les fauves ne le voient plus, leur appétit les pousse vers la victime qu’ils discernent à quelques pas d’eux. Et alors, médusés, Fleuriane et ses compagnons assistent à une chasse diabolique.

Il a fait du ski, le petit Jean. Il évolue, tournoie, circulant au milieu de la troupe carnivore avec une précision, un sang-froid admirables. Il donne l’impression d’un numéro de domptage inédit.

L’idée du danger disparaît presque devant son assurance.

Soudain, dans un rush, il distance ses assaillants : il arrive jusqu’à la meurtrière, et jette en passant cette phrase :

— Préparez vos revolvers… Au prochain tour, je rentre… Il faudra canarder ferme.

Il est déjà loin. Mais ceux qui sont dans la caverne ont compris. Les revolvers sont rechargés. Mme Patorne, elle-même, brandit une arme. De l’excès de la terreur naît en elle le courage du désespoir.

Toujours poursuivi par la meute hurlante des ours, s’exaspérant à la chasse de l’insaisissable proie, le petit est parvenu de nouveau à la falaise opposée à celle où s’ouvre la caverne.

Ses amis suivent ses mouvements avec angoisse.

Ils comprennent qu’il va prendre l’élan qui le ramènera vers eux.

Et de fait, évitant un plantigrade adulte qui le serre de près, il se rapproche comme une flèche.

Des cris étranglés déchirent la gorge des spectateurs.

Une pierre a dû se rencontrer sur le chemin du courageux gamin ; il a chancelé, il est tombé, et un ours énorme, les yeux rouges, la gueule formidablement ouverte, se jette sur lui.

Il y a une seconde d’inexprimable horreur, d’épouvante suraiguë. Et puis une clameur stupéfaite.

Le petit s’est relevé, ayant arrêté net son adversaire d’un coup de pied terrible sur le museau, et de nouveau, il détale en tête des ours, dont la poursuite semble mollir. Peut-être les bêtes féroces s’inquiètent-elles de la voltige de cet adolescent qui tombe, se redresse, restant toujours hors de portée de leurs griffes.

Enfin, piffuitt ! À une vitesse vertigineuse, Jean revient vers la caverne, il bondit par la brèche, clamant :

— Feu ! Feu partout !

Les revolvers claquent, crachent à la face des assaillants leurs balles qui, de près, trouent cruellement les chairs des carnassiers.

Ceux-ci, sous cette pluie de projectiles, font volte-face, regagnent l’endroit où leur expérience leur a appris qu’ils sont hors d’atteinte. Et Jean, qui s’est débarrassé des skis, ordonne, un peu essoufflé, mais riant de bon cœur :

— Aveuglons la brèche ; après, on se reposera. La farce est jouée.

Tout le monde se met à l’ouvrage. Les pierres sont remises en place, solidement encastrées les unes dans les autres.

Comme Fleuriane regarde Jean Brot, ses yeux exprimant le sens des paroles qu’elle va prononcer, le gamin la prévient.

— Ne parlez pas, la demoiselle. Je me suis dit : « Si les ours m’attrapent, pendant qu’ils me croqueront, le « patron » prendra de l’avance… » Je sais bien, vous m’auriez regretté parce que vous êtes tout plein gentille ; mais lui, cela vous aurait fait beaucoup plus de peine… Alors, ça a réussi, n’est-ce pas ? n’en parlons plus. Je ne voulais pas que vous pleuriez, c’était mon droit, je pense, et personne n’a rien à voir là dedans.

Mais en dépit de son éloquence, M. Defrance et Fleuriane le pressèrent dans leurs bras. Le petit serviteur était devenu un ami.

Mme Patorne elle-même, emportée par la situation, frotta ses joues contre celles du Parisien, lequel traduisit son enthousiasme de cette faveur, par ces mots grommelés pour lui-même :

— Elle pique, la dame ! faudra que je la fasse se raser à Ill-Tower !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir vint. Comme la veille, on dîna de la petite réserve de provisions contenues dans l’automobile.

Ce repas permit de constater l’opportunité du départ de Dick Fann, car il épuisa les dernières ressources alimentaires des voyageurs.

Après quoi, on s’installa comme la veille, avec la pensée de dormir.

Mais le sommeil se refuse souvent à ceux qui l’appellent.

Une sourde inquiétude tint les voyageurs éveillés.

Dick avait quitté ses amis vers midi.

À neuf heures du soir, rien n’annonçait son retour. Or, la distance à parcourir ne justifiait pas pareille durée.

De temps à autre, un ours, tourmenté par la faim sans doute, venait rôder aux abords de la barricade.

À deux reprises, des carnassiers, plus irrités que leurs compagnons, s’efforcèrent d’ébranler la barrière qui les séparait du buffet, dit plaisamment Jean Brot, ont rien ne pouvait altérer la bonne humeur.

Quelques coups de revolvers découragèrent ces assaillants. Onze heures, minuit. Toujours rien.

Un silence de mort pesait sur la nature. Les carnassiers eux-mêmes semblaient s’être endormis.

Depuis douze heures, Dick Fann avait quitté la grotte.

Quand l’esprit s’abandonne à l’imagination, il connaît les plus effroyables tortures. À un moment même, Fleuriane, si courageuse à l’ordinaire, eut peur de la nuit, de la solitude. Elle se dressa, sortit avec précaution du coupé de l’automobile et se glissa jusqu’à l’endroit où dormait M. Defrance.

— Père, appela-t-elle doucement d’une voix frissonnante.

Il se dressa aussitôt sur son séant, avouant ainsi que lui non plus n’avait pu fixer le sommeil.

Et de la constatation, la jeune fille éprouva une commotion nouvelle.

— Quoi, vous non plus ?

Il demeura muet, comprenant ce que ces simples paroles contenaient de souffrance inexprimée, et se sentant incapable de la réponse rassurante mendiée par Fleuriane.

Soudain, tous deux tressautèrent.

Une voix légère comme un souffle venait de murmurer tout près d’eux :

— Écoutez, on vient.

C’était Jean Brot qui avait quitté ses fourrures et se rapprochait de la meurtrière permettant de voir au dehors. D’un seul mouvement, M. Defrance et sa fille furent sur leurs pieds. Ils joignirent le gamin.

Et comme ils prêtaient l’oreille, ils perçurent un bruit de pas assourdis ; seulement cela ne résonnait point dans le cirque rocheux. On eût cru que le son se produisait en haut des rochers, dans le voisinage des crêtes dentelées se découpant capricieusement sur le ciel.

— Oui, oui, on vient, s’exclama Fleuriane, passant du désespoir à l’espérance, c’est lui !

Des grondements irrités s’élèvent tout près de la caverne.

Ce sont les ours réfugiés dans la portion de terrain invisible de la meurtrière, qui révèlent leur présence.

Tout à coup, une lueur rougeâtre emplit le cirque.

Des broussailles enflammées, précipitées du faîte, étendent un rideau de sang devant l’issue reliant la petite plaine encaissée vers l’extérieur.

Les ours sont enfermés comme en un piège géant.

Et puis des détonations crépitent sur les hauteurs qui se couronnent de jets de feu. Il y a des cris, des hurlements de mort, des grondements de rage. Les fauves galopent, éperdus, faisant résonner sous leurs larges pattes le sol, qui se parsème de plaques rouges.

Et la fusillade redouble. De leur observatoire, les prisonniers assistent à une scène que l’on croirait issue d’un cauchemar.

Des ours dressés en des attitudes de fureur, battant l’air de leurs pattes, cherchant à masquer de leurs griffes les trous béants que les balles creusent dans leurs chairs. Et leur sang gicle, jetant des notes écarlates sur la neige, qui rougeoie déjà sous les clartés du brasier barrant l’entrée du cirque.

Enfin, tout se tait. Les fusils cessent de tonner. Les ours sont morts…

Le brasier est dispersé par des mains invisibles. Des silhouettes humaines accourent, renversent la barricade. Il y a un grand cri d’allégresse, un de ces cris où une âme se donne toute.

Fleuriane est dans les bras de Dick Fann, qui l’a délivrée.

Une heure après, tous dormaient profondément dans d’excellents lits, mis à leur disposition par la population d’Ill-Tower ravie, transportée, d’avoir tué douze ours.

À Milato, ils avaient oublié l’horrible aventure, car, en cet endroit, comme si le destin avait voulu se faire pardonner les heures troublées du cirque des ours, ils avaient appris par le télégraphe, fil ténu reliant l’Alaska à l’univers, que, en présence des difficultés à vaincre pour parcourir la presqu’île, les concurrents de la course tourdumondiste avaient décidé de modifier l’itinéraire primitivement adopté. Tous s’étaient embarqués à San-Francisco, pour gagner, par mer le port russe de Vladivostok, puis l’Europe, par le tract qui longe, à des distances variables, le tracé du chemin de fer transsibérien.

Le jour où cette nouvelle leur était parvenue, M. Defrance, Fleuriane, Dick et Jean Brot s’étaient regardés joyeusement, car, parmi les concurrents, Larmette se trouvait cité.

Allons ! ils achèveraient cette partie du voyage sans avoir à redouter de complications de la part de leur adversaire.

Mais, hélas ! à Port-Clarence, l’adversité allait de nouveau fondre sur eux.

Port-Clarence, situé au bord de la mer, se tient en relation avec les autres contrées pendant le trimestre où les eaux sont libres.

Conséquence : une auberge médiocre, mais excellente par comparaison avec les bouges où les voyageurs avaient été contraints de se reposer dans l’intérieur des terres. L’hôtelier, Firino Borini, un Italien maigre, brun de peau, noir de cheveux, le menton orné d’une barbe embroussaillée, s’était pris d’un véritable engouement pour ses clients.

Et tous, rompus, brisés, avaient décidé de séjourner trois jours à « l’Étoile du Gourmet » — c’était l’enseigne affriolante de la maison — avant de poursuivre leur route.

Firino Borini avait accueilli avec une joie débordante la décision de ses clients. Sa satisfaction ne s’était pas bornée à de vaines paroles ; il avait réussi à leur composer des menus à peu près présentables.

Le soir de la seconde journée, effet sans doute de la bonne chère, les cinq voyageurs furent pris d’une soif ardente.

Firino leur conseilla une limonade de sa composition : infusion de lichen aromatisée de sirop de citron, qui, affirmait-il, rafraîchirait admirablement signori et signore.

Seulement, alors que le liquide annoncé figurait déjà dans les verres, un vacarme soudain éclata dans la rue. Des ouvriers du port se battaient.

Dick et ses amis oublièrent leur soif. Ils se précipitèrent au dehors avec la pensée de séparer les combattants. Seule, Mme Patorne, plus altérée ou plus indifférente, resta à table et ingurgita coup sur coup deux verres de limonade.

Ayant très soif, elle but goulûment. Ce fut seulement en reposant son gobelet sur la table qu’elle esquissa une grimace.

— Pouah ! grommela-t-elle, c’est sans doute le lichen, mais on dirait que l’on avale des particules de terre.

Et la dispute apaisée, elle conseilla à ses amis de renoncer à la boisson vantée par l’honorable Firino Borini.

Ceux-ci, désireux de ne point blesser leur aimable aubergiste, ne lui soufflèrent mot de la recommandation, mais substituèrent à la limonade des grogs de whisky additionné d’eau fraîche.

On bavarda encore quelque peu, puis chacun s’en fut coucher, non sans avoir répandu dans la rue ce qui restait de limonade au lichen, ou, comme l’appelait plaisamment Mme Patorne, l’infusion de terre glaise.




CHAPITRE II

Le Poison mystérieux


À la pointe extrême du cap Prince of Wales, sur les rochers, que la neige et les glaçons tapissent de larges plaques scintillantes sous le soleil pâle, deux êtres regardent au loin.

Devant eux, à cent pieds plus bas, s’étend une nappe d’eau congelée, non point plane, mais bossuée, mamelonnée. On dirait que la couche épaisse de glace s’est « gondolée » sous l’effort de formidables pressions.

Il en est ainsi… C’est en ce point que le détroit de Behring, qui sépare l’Alaska américain de la Sibérie asiatique, atteint son minimum de largeur entre le promontoire du Prince of Wales et l’East Cape.

Au loin, se dessinent des groupes d’icebergs, hautes montagnes de glace, indiquant l’emplacement des îles Diomèdes situées au milieu du détroit.

Plus loin encore, la côte sibérienne se devine sous l’aspect du brouillard grisâtre.

Les deux curieux regardent toujours, engoncés dans des fourrures, cachant même leurs visages.

La rigueur de la température justifie leur accoutrement, car, en dépit du soleil de cette journée du 5 mai, le thermomètre marquait 14° au-dessous de zéro.

— Incessamment, la débâcle des glaces va commencer, prononça l’un des deux observateurs. Il faudrait avoir traversé le détroit auparavant. Et nous sommes immobilisés ici…

— Certes. Quels qu’aient été les torts inconscients de cette pauvre Patorne, on ne peut songer à l’abandonner dans cette solitude.

C’était une voix de femme qui avait prononcé ces derniers mots, une jolie voix française, avec ce je ne sais quoi de particulier qui décèle les Canadiens.

— En effet. Voyez-vous, Fleuriane, ce qui dicte mes paroles, c’est que je crains pour vous, pour votre père.

— Comment, Dick, que voulez-vous exprimer ?

Ils ont supprimé le monsieur, le mademoiselle cérémonieux. Ils s’appellent à présent par leurs prénoms comme des amis anciens.

Et, de fait, le mois employé à traverser l’Alaska, par Valdez, Fairbanks, Tanana, Milato, Unalakluk, Nome-City et Port-Clarence, a achevé d’unir ces deux jeunes gens invinciblement attirés l’un vers l’autre.

À la question de la jeune fille, Dick répondit tristement :

— Le poison pouvait vous frapper, vous.

Le poison ? Quel mot prononçait-il là ? Ah ! le matin de la troisième journée de séjour à Port-Clarence le malheur s’était abattu en coup de foudre.

Quand on s’était réuni dans la salle à manger pour le premier déjeuner, la dame de compagnie avait manqué à l’appel.

Évidemment, son absence surprit le signor Firino, car il s’enquit avec intérêt de la vieille dame. Il demanda à plusieurs reprises des nouvelles de la santé de chacun des assistants. Et enfin, son agitation croissant de minute en minute, il finit par se rendre à la chambre occupée par Mme Patorne.

Quand il en descendit, il était fort pâle, et ce fut d’une voix mal assurée qu’il annonça :

— La signora demande à voir la signorina Fleuriane.

La jeune fille se leva vivement.

— Je vais près d’elle.

Sur cette parole, la Canadienne gagna la chambre de sa dame de compagnie. Elle fut épouvantée en l’apercevant assise dans son lit, les mains crispées sur sa poitrine. L’anguleuse femme apparaissait très rouge, une sueur abondante ruisselait sur son front.

— vous souffrez ?…

À cette interrogation instinctive de Fleuriane, la malade répondit :

— Atrocement. Il y a quelque chose qui me brûle l’estomac.

— Un peu de dyspepsie, probablement.

Mais son interlocutrice secoua désespérément la tête.

— Non, non, ce n’est pas cela. Comme tout le monde, j’ai eu des crises de dyspepsie… Ce n’est pas cela ; non, non… je souffre le martyre, des gouttes de plomb fondu s’enfoncent dans les parois de mon estomac… C’est horrible, épouvantable. Si cela doit continuer, tuez-moi… je préfère mourir.

Les traits contractés de Mme Patorne, ses regards hallucinés, disaient qu’elle n’exagérait pas sa souffrance. À tout hasard, Mlle Defrance reprit :

— Du lait peut-être ?

— Inutile, j’ai essayé déjà.

Puis, brusquement, comme prenant son parti, la dame de compagnie murmura, après un gémissement lamentable :

— Approchez-vous, chère demoiselle, approchez… Plus près, plus près encore.

Elle avait empoigné la main de la jeune fille et la serrait nerveusement, ses doigts s’incrustant dans la chair de son interlocutrice, effrayée de la voir dans cet état. Ainsi elle amena l’oreille de Fleuriane tout près de ses lèvres et, d’une voix haletante :

— Je veux vous confier… vous confier… ce que je crois.

— Je reviendrai tout à l’heure, ma chère amie, je vais envoyer chercher un médecin qui vous soulagera certainement.

Mais la malade se cramponna plus étroitement à elle.

— Non, je veux vous dire. Je crois… je crois que je suis empoisonnée.

Rien de sinistre comme l’idée du poison. Le poison, cette arme anonyme du lâche criminel, qui atteint la victime en pleine santé, sans qu’elle puisse se défendre.

La Canadienne frissonna au mot prononcé par la dame de compagnie. Mais aussitôt elle se rebella contre pareille idée. Empoisonnée, par qui ? pourquoi ? Il y avait là une de ces idées fixes nées de la souffrance. Elle tenta de raisonner son interlocutrice, de lui démontrer l’inanité d’une telle supposition.

Mais Mme Patorne insista. Elle tenait à son idée.

— Si, empoisonnée. Je vous affirme que le poison seul peut expliquer mes tortures.

— Mais qui aurait pu vous donner du poison ? s’écria Mlle Defrance énervée par l’entêtement de sa dame de compagnie.

Elle regretta aussitôt la question montée à ses lèvres. La vieille dame avait répliqué sans manifester la moindre hésitation :

— C’est l’aubergiste Firino.

Fleuriane voulut pousser l’accusatrice dans ses derniers retranchements. Aussi y eut-il une nuance d’ironie dans son accent, lorsqu’elle prononça :

— Et vous savez sans doute quand ce pauvre diable vous administra le poison, puisque vous tenez pour le poison ?

À sa profonde surprise, l’interpellée lança nettement cette double affirmation :

— Hier soir… La limonade de lichen.

Et comme la jeune fille sursautait, brusquement étreinte au cœur par un pressentiment sinistre :

— Je vous ai signalé son goût désagréable… j’en ai bu toute seule… Et voyez, vous ne ressentez aucun malaise, ni les uns ni les autres ; moi, je vais mourir.

Elle agita désespérément les bras, poussa un cri déchirant et se renversa en arrière.

Épouvantée par ce brusque dénouement, Fleuriane bondit vers la porte pour appeler au secours. Elle ouvrit et s’arrêta surprise ; l’aubergiste se tenait en face d’elle, tout décontenancé. L’homme écoutait certainement à la porte un instant plus tôt.

— Ze vénais por le cas où la signorina aurait bésoin di son servitour.

Le moment n’était pas aux reproches. Il importait avant tout de porter secours à la malheureuse dame de compagnie privée de sentiment.

— Veuillez prier mes amis de monter sans retard et courez prévenir un médecin. Il y a un médecin, je pense, à Port-Clarence ?

— Si, si, signora. Lou dottore habite dans oune rue toute prossime. Oun bono dottore. Il donne le bras à la guérison. Zé vais, zé lé ramène… l’eccellentissimo, et loui, il étend la main, pas plous ; non pas plous, et lou malade, il rit, il danse, il est salvato.

Tout en baragouinant, il courait à l’escalier accédant à la salle du rez-de-chaussée où Fleuriane avait laissé ses amis. Ceux-ci, d’ailleurs, attirés par le cri douloureux de Mme Patorne, montaient déjà.

Aux questions étonnées des nouveaux venus, elle répondit brièvement par un récit résumé de son entretien avec la dame de compagnie.

Dick Fann secoua la tête d’un air de doute.

— Cela n’est pas possible. Pourquoi eût-on tenté de nous faire périr tous ?

— Pour nous voler, souffla le petit Jean, disposé, en véritable enfant de Paris, à admettre un drame que ses souvenirs de l’Ambigu-Comique lui faisaient apparaître parfaitement vraisemblable.

— Eh !  eh ! mon petit collègue, plaisanta le détective, tu ne songes pas qu’après avoir tué, il faut faire disparaître les victimes, sinon l’on est arrêté.

— Mais, m’sieur Larmette ? insinua le gamin défendant son idée.

— Larmette ! mais il nous sauverait s’il nous savait menacés… Je dis « nous », c’est excessif. Seulement, de toute évidence, il tient à la vie de Mlle Fleuriane, puisqu’il compte sur elle pour retrouver M. Defrance ; il tient également à celle de M. Defrance pour découvrir la cachette des corindons du trust. Enfin, il n’avait aucune raison de frapper Mme Patorne, qui fut et serait encore, à l’occasion, son espion inconscient.

Ce que disait le détective semblait l’évidence même.

Brusquement, tous sursautèrent ; une voix joviale venait de retentir à la porte. Un gros homme blond, à la barbe de fleuve, au teint coloré, se tenait là, sur le seuil. Dans leur préoccupation, les voyageurs ne l’avaient pas entendu venir. Et cet inconnu, d’apparence fort gaie, disait :

— Allons, je vois que mon absence n’a pas nui à l’achalandage de ma maison. Bonjour, gentlemen ! bonjour, ladies ! Floosfleet vous salue.

— Qui êtes-vous ? Que demandez-vous ? furent les seuls mots qui montèrent aux lèvres des assistants, et ils provoquèrent, chez le nouveau venu, une explosion bruyante d’hilarité.

— Qui je suis ? Je vous le dis : Floosfleet, propriétaire de l’Étoile du Gourmet, enchanté de présenter ses devoirs dès son retour de voyage.

Dick Fann retrouva le premier son sang-froid, et, lentement :

— Alors, vous êtes le maître de cette auberge, dites-vous ?

— Parfaitement, je le dis, parce que cela est conforme à la vérité. Je l’ai achetée en bons dollars, et ce n’est pas une raison suffisante de m’avoir fait une plaisanterie, que je ne trouve pas très riante, pour que l’on doute…

— Ah ! vous avez été victime d’une plaisanterie !

L’homme affirma d’un geste mécontent :

— Tiens donc, comment appelez-vous cela ? On me mande à Milato, auprès de mon compère Doyce, très malade, expliquait la dépêche, et comptant sur ma vieille amitié pour arranger ses affaires. Entre compatriotes — nous sommes tous deux de la Nevada, — ça ne se refuse pas. Je pars. Quinze jours à l’allée, autant au retour, cela est un dérangement, et je trouve Doyce en excellente santé… ne sachant pas ce que je lui raconte.

« Certainement, sa santé m’a fait plaisir, mais j’ai enragé tout de même de m’être promené pour rien.

Tous écoutaient, repris par leurs doutes. Qu’était donc cet Italien qui les avait reçus à l’Étoile du Gourmet ?

Le détective exprima la défiance générale par cette interrogation :

— Mais le sieur Firino Borini que nous croyions l’hôtelier ?…

— Oh ! un mineur qui avait besoin de se refaire… Il m’a proposé de tenir la maison en mon absence. Il avait d’excellentes références ; la saison n’est pas à la foule, j’ai accepté. Et maintenant je me demande si ce n’est pas lui qui m’a infligé le voyage de Milato, uniquement pour se nourrir à mes dépens.

— Et peut-être pour commettre un crime, acheva Dick d’une voix grave.

— Un crime ?

Le détective désigna du doigt le lit sur lequel Mme Patorne gisait sans connaissance.

— Cette personne qui nous accompagne a été prise d’intolérables douleurs d’estomac, après avoir absorbé une limonade confectionnée par Firino Borini. Elle a l’impression d’être empoisonnée.

— Empoisonnée ! chez moi ! clama l’aubergiste avec un désespoir qui, en d’autres circonstances, eût paru comique.

— Et il ne revient pas avec le médecin qu’on l’a envoyé chercher.

— Le médecin ! Il n’avait pas un long chemin à faire.

— Parce que ?

— Le docteur habite la maison voisine, ce qui, remarquez-le en passant, est très commode pour la clientèle de mon établissement, le plus prospère, le plus apprécié, j’ose le dire, de la région…

Un industriel qui fait l’éloge de son industrie ne s’arrêterait jamais s’il n’était interrompu. Ainsi pensa sans doute Dick Fann, car il coupa court au dithyrambe par cet ordre :

— Veuillez donc aviser le docteur. Le cas est urgent. Ce que vous venez de nous apprendre touchant Firino Borini augmente mon inquiétude.

— N’ayez crainte, gentleman, je vous ramène le docteur Dody, un rude homme. Il remonterait un mort. Dans cinq minutes, il sera ici.

Et, tout en effectuant sa sortie, il continua, son tempérament mercantile reprenant le dessus :

— Il n’a rien à me refuser, je pense. Je suis son client, et je ne suis jamais avare pour lui de bonne ale, brassée à miracle, ou de vin rosé de mes vignobles de Californie.

Personne ne parlait. Tous regardaient le corps inerte de la dame de compagnie. Une pensée obstinée se traduisait par les sourcils froncés, les fronts striés de rides profondes.

Ils avaient beau résister, appeler le raisonnement à leur secours, se répéter que le meurtre inutile ne s’expliquait par aucun motif plausible.

Quel avantage le meurtrier en pouvait-il espérer ?

On ne voyait pas le profit. Bien plus, l’assassinat semblait nuisible à celui qui l’avait perpétré ou conseillé.

Firino avait d’excellentes références. C’était un mineur estimé. Le patron Floosfleet l’avait dit.

S’il était coupable, il perdait d’un coup le bénéfice d’une existence honorable et cela pour un vol de peu d’importance.

Si, au contraire, il était seulement l’agent d’un autre… et de quel autre ? (le nom de Larmette se présentait aussitôt à la pensée !) le problème s’obscurcissait encore.

Mme Patorne, comparse sans importance, n’aurait pas été visée spécialement. On se serait attaqué à Dick Fann peut-être. Or, la limonade incriminée devait être absorbée par tous indistinctement, ce qui renversait l’hypothèse du crime. Pour l’intérêt, bien entendu du joaillier, il fallait que Fleuriane vécût.

Et quelque haine que les voyageurs éprouvassent à l’endroit de leur cynique adversaire, ils devaient le reconnaître trop intelligent pour ne pas avoir la perception précise de ce qui concourait ou non à la réussite de ses projets.

Un bruit de voix arracha les clients de l’Étoile du Gourmet à ces réflexions pénibles. Deux personnes montaient l’escalier.

On reconnaissait l’organe sonore de l’hôtelier.

Son compagnon devait être le médecin impatiemment attendu.

En effet, Floosfleet s’effaça sur le seuil pour laisser passer un homme de trente à trente-cinq ans, grand, distingué, le visage rasé, très doux sous une couronne de cheveux blonds.

— Le docteur Dody qui va raccommoder votre éclopée, gentlemen et ladies.

Le praticien salua, puis, sans une parole, il marcha vers le lit et commença à examiner Mme Patorne.

Personne ne songea à l’arrêter. Tous comprenaient que l’hôtelier l’avait mis au courant, tout en le ramenant à l’auberge.

Un lourd silence indiquait l’attente anxieuse des assistants.

Cela dura quelques minutes. Enfin, M. Dody se tourna vers les amis de la malade.

— Cette dame subit l’effet d’une syncope purement nerveuse, causée par une douleur violente probablement ; mais je ne discerne aucun symptôme de paralysie. Or, la syncope par empoisonnement a toujours le caractère que j’indique. À première vue, je me prononce contre le poison.

Et comme ses auditeurs respiraient avec force, se sentant délivrés d’un cauchemar, il ajouta :

— Néanmoins, son état est très grave :

— Mais encore que diagnostiquez-vous, docteur ?

C’était Fleuriane qui, très émue, n’avait pu retenir cette question.

Certes, elle avait eu à se plaindre de la sottise de la dame de compagnie, mais les fautes de celle-ci étaient oubliées par la jeune fille, du moment qu’elle la croyait en danger. M. Dody murmura :

— C’est tout à fait extraordinaire, je n’ai jamais vu cela. Je n’ose vraiment affirmer…

— Mais, encore, je vous en prie.

— Eh bien, mademoiselle, il me semble… remarquez que je n’ai pas la certitude, mais je crois… ; oui, vraiment, je crois qu’une cause qui m’échappe détermine à cette heure une perforation multiple de l’estomac.

— Une perforation multiple ! s’exclama Dick Fann. Je n’ai jamais entendu parler d’une affection semblable.

— Moi non plus, monsieur. De là mon indécision. Cependant, à l’auscultation, j’ai la perception très nette que l’estomac de cette malheureuse personne se désagrège, tend à devenir une écumoire, pour me faire comprendre par une comparaison un peu triviale.

Tous se regardaient, stupéfaits.

— Et, phénomène très curieux, conclut le médecin, les points où l’estomac se… ronge, c’est le mot juste, semblent coïncider avec des rougeurs disséminées sur la peau, à hauteur précisément de la poche stomacale.

— Mais la cause, la cause ?

— Je l’ignore.

— N’aurait-elle pas ingéré une substance toxique ? demanda Fleuriane.

— Je ne crois pas. Du moins, je ne connais pas de substance toxique déterminant des symptômes semblables.

— Alors ?

— Alors…

M. Dody parut hésiter un instant, puis avec une tristesse dans la voix :

— Je ne puis que faire des piqûres de morphine ; au moins la malheureuse n’aura plus conscience de souffrir.

Fleuriane exprima douloureusement :

— Mais, c’est un arrêt de mort que vous rendez là !

Le docteur inclina la tête.

— Je profiterais volontiers de l’état d’insensibilité actuel de la malade pour faire une première piqûre. En revenant à elle, elle se sentira soulagée.

Son accent vibrait, attendri. Ah ! l’hôtelier, dans sa lourde façon de dire les choses, avait exprimé la vérité.

M. Dody était un médecin conscient de ses devoirs.

Et M. Defrance, Fleuriane, leurs amis gémirent d’une même voix :

— Vous avez raison, docteur.

Le praticien eut un mélancolique sourire ; tirant de sa poche une trousse, il mit à jour une seringue de Pravaz et un flacon contenant la solution morphinée.

Une minute, silencieuse et tragique, il demeura penché sur Mme Patorne. Puis il se redressa, plaça l’instrument et le flacon sur la cheminée ; et doucement :

— Il faudra recommencer dans cinq heures, dit-il. Ce soir, je rapporterai une solution plus concentrée.

— Plus concentrée ?

Il hocha lentement la tête, ses traits empreints de bonté prirent un caractère d’autorité persuasive.

— Ne pouvant soigner, il faut… abrutir… Abrutir est la suprême charité. Faute de cela, ses souffrances seraient intolérables.

— Mais, s’exclama Dick Fann, le mal n’est-il pas de nature cancéreuse ?

— Non.

La réponse fut précise. M. Dody était sûr de son fait.

Et alors commença une veillée d’agonie.

Mme Patorne reprenait-elle conscience de vivre, vite on lui administrait une piqûre et elle retombait dans une sorte de torpeur, un engourdissement qui n’était point le sommeil, et qui cependant n’était point la veille, au moins consciente.

Du fond de son esprit obscurci par la morphine, des idées imprécises montaient, telles des bulles à la surface d’un étang.

Elles éclataient en phrases singulières, n’appelant pas de réponse. On eût cru que le mécanisme de la parole fonctionnait au hasard, comme une machine mise en mouvement en l’absence de son conducteur.

Avec une inlassable patience, M. Dody revenait plusieurs fois par jour, demeurant auprès de la moribonde, cherchant à surprendre le secret du mal qui la torturait.

Mme Patorne s’affaiblissait rapidement, voilà ce qui apparaissait évident pour tous.

Puis les rougeurs signalées par le praticien dans la région du diaphragme s’étaient accentuées. Roses d’abord, elles avaient viré au violet.

Et à chacune de ses visites, M. Dody répétait avec une sourde colère :

— Qu’est-ce que c’est que cela ? Ces rougeurs indiquent un caractère nettement inflammatoire, et cependant elles se différencient de toutes les maladies éruptives connues.

« Qu’est-ce que c’est que cela ?

Mais répondre à une question est presque toujours plus malaisé qu’interroger.

Et le médecin s’en rendait compte une fois de plus.

C’est pendant qu’ils étaient ainsi immobilisés à Port-Clarence, que Dick Fann et Fleuriane avaient poussé jusqu’à la pointe du Prince of Wales.

Et, pensifs, ils considéraient ce détroit de Behring qu’ils eussent déjà franchi sur les glaces, si la dame de compagnie n’avait été atteinte par cette inexplicable maladie.

— Allons, fit la jeune fille au bout d’un instant, malgré mes fourrures je me sens glacée.

— Rentrons en ce cas.

— Ou du moins marchons. Je n’ai point hâte de me retrouver dans l’hôtel où s’éteint cette pauvre femme.

Dick ne répondant pas, elle le regarda. Il semblait avoir oublié sa présence.

— À quoi songez-vous ainsi ? reprit-elle, en appuyant la main sur son bras.

Il tourna vers elle un regard étonné, comme si son esprit revenait de bien loin ; mais, sans hésiter :

— Je songe à cette maladie inconnue. Le docteur Dody est un véritable savant. Il avoue loyalement ne pas comprendre.

— Espérez-vous réussir là où il échoue ?

— Non, non. Je n’ai point d’idée aussi fantasque. Je voulais seulement exprimer le malaise que me cause cette chose inconnue.

— Un malaise, à vous ?

— Oui, à moi-même…, et à cause de vous, Fleuriane.

Touchée de son accent, elle murmura :

— Craignez-vous donc ?…

Il l’interrompit avec un grand geste de colère :

— Oui, je crains… Quoi ? Impossible de le dire. Mais comprenez-moi, comprenez-moi bien. C’est sans doute une résultante de ma vie de détective ; l’inconnu m’apparaît toujours ennemi.

— Alors, la maladie de cette pauvre Patorne… commença-t-elle.

Il l’arrêta encore :

— Non pas la maladie elle-même, mais la cause qui échappe à notre intellect, la cause que M. Dody cherche vainement ; car il cherche. Vous ne le saviez pas ? Il me l’a avoué. Depuis qu’il a été appelé auprès de votre dame de compagnie, il n’a point dormi. Il passe ses nuits à interroger ses livres, cherchant quelque chose qui le puisse mettre sur la voie. Il ne trouve rien, rien, entendez-vous ? Et si c’est une arme nouvelle forgée par le crime ! Ne la croyez-vous pas horriblement redoutable, cette arme qui frappe, sans que rien mette sur sa trace, sans que le praticien le plus versé dans son art soit en mesure de la reconnaître, de la désigner aux magistrats chargés de punir les mauvais, de protéger les bons ?

— Comment ! fit la jeune fille d’une voix légère comme un souffle, vous qui vous êtes élevé contre l’idée d’un empoisonnement, vous admettez maintenant…

— Un crime, oui, un crime inédit, inexplicable.

— Mais dans quel but, voyons ? Vous déclariez naguère que l’intérêt de nos ennemis était de nous laisser vivre. Auriez-vous découvert quelque raison de changer d’avis ?

Dick secoua la tête avec une colère sauvage. Il y avait sur ses traits, dans ses yeux, l’étonnement et la rage du lion pris au piège.

— Non, non, je n’ai rien trouvé, je ne trouve rien… et cependant la raison existe.

— Pourquoi dire aujourd’hui ce que vous combattiez hier ?

— Eh ! l’ensemble des circonstances. Mme Patorne se meurt d’un mal… non catalogué. Firino nous quitte pour aller chercher le médecin. Il ne reparaît plus. Or, il ne nous a rien volé, donc il était payé par d’autres.

Mlle Defrance frissonna. L’argument avait pénétré dans son cerveau comme une pointe d’acier.

— En effet, murmura-t-elle, l’argument semble sans réplique.

— Quels sont ces autres ? reprit son interlocuteur avec plus de force. C’est là que j’avoue mon impuissance, je ne vois pas, je ne comprends pas. Pour la première fois de ma vie, je rencontre en face de moi un mur de ténèbres. Et je souffre dans tout mon être, dans toute ma pensée. Je suis moralement sûr que le crime est là… et rien ne me conduit vers celui qui a porté le coup. Ah ! si j’avais été seul en cause, j’aurais sans difficulté accusé Larmette, mais nous devions tous être atteints. Un hasard providentiel a sorti du groupe cette infortunée Mme Patorne. Me détruire, moi, soit ! C’était un ennemi de moins tout simplement ; mais risquer de vous frapper, vous, c’est-à-dire risquer de supprimer la seule voie pouvant conduire aux corindons trustés !

— N’aurait-on pas relevé les traces de mon père ? glissa la jeune fille d’une voix tremblante.

— Eh non ! Et puis quand même, on ne tue pas l’homme qui est le seul à connaître le gîte des gemmes convoitées.

— Ce gîte, lui-même… un mot malheureux, une trahison auraient pu le révéler.

— Non, pas cela non plus. M. Defrance n’a confié à personne, à personne absolument, la cachette choisie par lui. Sur son carnet, cinq ou six chiffres, dépourvus de sens pour tout autre que lui-même, le mettent à l’abri d’un oubli, d’une erreur de mémoire. Larmette, pas plus que n’importe qui, ne découvrira les pierres, si votre père ne lui indique l’endroit où elles gîtent à l’abri de tout regard indiscret.

— Alors, quoi ?

— C’est la question que je m’adresse sans cesse, hélas ! sans y trouver de réponse acceptable.

Puis, serrant les poings, en proie à une exaltation, étrange chez cet homme si maître de lui à l’ordinaire, qui impressionna douloureusement sa compagne :

— J’ai peur, je vous dis, j’ai peur pour vous. Moi qui suis si fier de mon raisonnement, moi qui disais : « Il ne faut jamais se laisser aller à l’imagination », je divague à présent, je m’abandonne à des pressentiments.

Il se prit à rire nerveusement.

— Des pressentiments, c’est-à-dire des rêves de l’esprit névrosé. Cette terre d’Alaska me brûle les pieds. Je voudrais la fuir, vous emmener bien loin, parce que je rêve que chaque jour de retard rapproche un danger que je ne saurais ni définir, ni prévoir. C’est la faillite de la raison.

En vain, Fleuriane, bouleversée par la surexcitation du jeune homme, tenta de le calmer. Elle le berça de douces paroles, s’efforçant d’apaiser ce qu’elle appelait des chimères. Rien n’y fit. M. Dick Fann, cette fois, était complètement désorienté.

Il ne paraissait même pas comprendre de quel courage sa compagne faisait preuve en discutant avec lui. Cependant, en temps ordinaire, il lui aurait marqué une reconnaissance infinie, car elle domptait la terreur née en elle des affirmations du détective amateur, pour tâcher de le rassurer.

Tout en causant ainsi, ils avaient regagné l’agglomération de Port-Clarence. Ils apercevaient devant eux, en bordure du port, sur les eaux glacées duquel des galopins se livraient à des glissades effrénées, la façade de l’Étoile du Gourmet

Ils se taisaient maintenant, attristés par la conversation terminée et aussi par l’anxiété de la souffrance qu’ils allaient retrouver là.

Tous deux s’arrêtèrent du même coup avec une exclamation :

— C’est Jean !

En effet, le gamin venait de sortir de l’auberge en courant. Il leva les bras en l’air en reconnaissant les promeneurs, puis se précipita à leur rencontre.

Il les joignit et, la voix frémissante, quelque chose de bouleversé dans toute sa mince silhouette, il dit :

Mme Patorne vient de « passer ».




CHAPITRE III

La Route de glace


Trois jours plus tard, Fleuriane et ses amis quittaient Port-Clarence, laissant, dans le petit cimetière de la triste cité, la dépouille de la malheureuse créature qui avait été victime d’une inexorable fatalité.

Mû par une curiosité scientifique des plus respectables, le docteur Dody avait obtenu de pratiquer l’autopsie de la défunte avant la cérémonie funèbre. Hélas ! la terrible exploration du corps n’avait point révélé le mot de l’énigme. L’estomac, les viscères étaient criblés de petits trous, dont les lèvres semblaient avoir subi l’action du feu.

On eût cru voir une série de brûlures perforantes, à tel point que le praticien avait ainsi résumé ses observations :

— On dirait que la pauvre dame a absorbé des poussières enflammées !

Dick Fann, qui attendait impatiemment le verdict du médecin, s’était rembruni devant cet aveu d’impuissance.

Depuis, il demeurait de longues heures sans parler, sa face contractée disant l’effort de la pensée, des regards rapides se posant sur Fleuriane, sur M. Defrance, trahissant une angoisse inexprimée.

Il avait hâté de tout son pouvoir les préparatifs du départ.

Et, ce jour-là, il semblait plus gai.

— Le patron a l’air enchanté de sortir d’ici, avait remarqué Jean Brot, qui avait ajouté aussitôt : Sûr qu’il n’est pas le seul. J’en avais mal aux pieds de prendre racine dans ce sale pays.

L’automobile avait suivi le sommet des falaises jusqu’à la pointe du Prince-of-Wales.

Une sente rocailleuse, invraisemblable, permit de descendre jusqu’au niveau de la mer. Puis, tous ayant pris place, la machine commença à rouler sur la surface raboteuse des glaces.

En se séparant de ses hôtes, l’aubergiste Floosfleet leur avait adressé cette recommandation :

— Surtout ne vous amusez pas sur le détroit. La débâcle des glaces est en retard cette année ; seulement elle peut se produire d’un instant à l’autre. Et vous savez, si vous étiez pris, vous seriez perdus. En une demi-heure, les glaces sont libres… On entend un craquement tout d’un coup. Comme par enchantement, toute la surface s’étoile, s’écaille, et sous la poussée du courant qui descend du pôle, les blocs se mettent en marche, grimpant les uns sur les autres. C’est très beau du rivage, mais si l’on était au milieu du détroit, on pourrait recommander son âme au vieux diable des icefields (champs de glace).

Aussi, Dick, Installé au volant, donnait-il toute la vitesse compatible avec le terrain. Mais, si pressé qu’il fût, il devait tenir compte de la configuration du champ de glace.

La surface qui, du haut de la falaise, apparaissait presque plane, se présentait en réalité sous la forme de longues lames figées. Évidemment, par suite de la pression entre les rivages resserrés, ce champ s’était ridé en quelque sorte. La marche se trouvait ralentie par une incessante succession de montées et de descentes.

Tous comprenaient à présent les paroles de l’hôtelier.

Et M. Defrance traduisit le sentiment d’inquiétude né chez tous par ces mots :

— Plus vite, plus vite, si c’est possible, je vous en prie.

— Nous marchons avec toute la célérité que permet l’icefield, répliqua le détective. Et puis, une cause infime peut déterminer la débâcle. Le passage même de l’automobile, par exemple.

Un silence suivit. Dans les paroles de leur guide, tous avaient discerné une terrible menace. Oui, à l’heure de la dislocation, un choc léger, un rien peut déchaîner le cataclysme.

— Ah ! murmura le jeune homme assez bas pour que le père de Fleuriane l’entendit seul, je regrette maintenant de n’avoir pas attendu à Port-Clarence.

— Craignez-vous donc quelque chose ? Remarquez-vous quelques indices alarmants ?

— Oui et non. Tenez, voici ce qui me fait peur : constatez que les rides striant la surface glacée affectent de plus en plus à la crête la forme d’angles aigus.

— Eh bien ? Que concluez-vous de cela ?

— Je conclus que, pour arriver à cette forme, le champ de glace subit à peu de chose près le maximum de pression qu’il est capable de supporter. En d’autres termes, il est à la limite de son pouvoir de résistance.

— Mais alors retournons en arrière. Qu’importent quelques jours perdus !

Du geste, Dick Fann désigna, en avant, une série de falaises glacées qui se dressaient à deux cents pieds au-dessus de la surface de l’icefield.

— La première des îles Diomèdes, fit-il. Nous en sommes bien plus près que de la terre ferme. Au besoin, nous y camperons. Nos bagages contiennent des tentes de feutre, des provisions abondantes ; donc…

— Arrivons-y le plus rapidement possible, conclut M. Defrance, car je vous le déclare, après ce que vous venez de me dire, je ne vivrai pas jusqu’à ce que je foule un sol ferme, avec la certitude qu’il ne se disloquera pas sous mes pieds.

Les deux hommes eurent un regard à l’adresse de Fleuriane qui, inconsciente du danger signalé par le détective, causait avec le petit Jean Brot, assis à côté d’elle.

Et ils échangèrent un sourire très doux, chacun devinant chez l’autre la même tendresse dévouée pour la jeune fille. Le père, le fiancé avaient mêlé leurs âmes dans une unique affection.

Cependant l’île grandissait à vue d’œil.

En approchant, son aspect se faisait plus sauvage, plus abrupt.

Ce rocher désert, sans végétation, sans eau, se montrait comme recouvert d’une carapace de glace.

Sous la poussée intense subie par la surface solidifiée en cette partie resserrée du détroit de Behring, les glaces s’étaient élevées le long des falaises granitiques. La neige, les vents froids soufflant du pôle, les avaient cimentées en un iceberg géant, au centre duquel se cachait l’ossature de l’île désolée, émergeant au milieu de la passe.

— Jamais nous ne pourrons hisser l’automobile sur ces falaises, murmura M. Defrance d’une voix hésitante.

Mais Dick Fann le rassura aussitôt :

— De ce côté, en effet, la côte est impraticable ; mais, sur la partie exposée au nord, le terrain s’abaisse en pente douce vers la mer. J’ai étudié la route avant de partir, et si j’ai continué sur les Diomèdes, c’est que j’étais assuré d’y trouver un refuge.

Et, abaissant le levier de marche, il accéléra la vitesse de l’appareil.

Maintenant, la machine rasait les falaises contournant la côte inhospitalière. En avant, une pointe se profilait, donnant l’illusion d’une jetée gigantesque protégeant un port invisible.

Dick Fann la montra à son compagnon.

— Quand nous aurons doublé cette pointe, l’aspect du rivage changera brusquement et nous pourrons atterrir.

On filait avec rapidité. Le cap semblait s’avancer sur les voyageurs à l’allure d’un train express. Encore cinq cents ; deux cents, cent mètres… et le rocher serait doublé. Le danger que les deux hommes fuyaient, danger qui n’existait peut-être que dans leur imagination, n’obscurcissait plus leur esprit.

La pointe, voici la pointe ! Déjà ils la dépassent. Au delà, ils aperçoivent une côte basse, montant par une pente douce jusqu’au plateau couronnant l’île. Bien loin au delà, la seconde île Diomèdes se profile en gris pâle sur l’horizon.

Mais, à ce moment, il se produit une chose inattendue, stupéfiante, dont personne n’a le loisir de s’expliquer la cause. Une sorte de bolide, de projectile noir, jaillit d’une crique de la côte, fonce sur la de Dion avec une vitesse vertigineuse.

Un choc se produit. Tous les passagers sont projetés pêle-mêle sur la glace. Et quand, étourdis, ahuris, Dick, M. Defrance, Jean se relèvent, ils cherchent vainement Fleuriane : la jeune fille a disparu. Mais, à sa place, un homme évanoui gît parmi les débris de la 30 HP.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Tous se précipitent vers l’inconnu.

Ils le regardent et, dans un hoquet d’épouvante, ils clament :

— L’ingénieur Botera !

Comment est-il là ? Pourquoi l’a-t-on abandonné ? Ceci n’a pas d’importance. Sa présence dit quel fut

l’assaillant. Botera dénonce Larmette. C’est le sinistre joaillier qui, avec sa machine de cent chevaux, a pulvérisé l’automobile de Dion ! C’est lui qui a enlevé Fleuriane.

Pourquoi cet enlèvement, cette attaque brutale ? Par quels moyens d’information a-t-il connu le jour exact du départ de ses adversaires ? Qui le sait ? Mais il était assurément renseigné. Il attendait là ses victimes. Il a frappé le coup qu’il méditait.

Parbleu ! Il a abandonné Botera, probablement projeté hors de la machine au moment du choc, parce que, seul contre les trois voyageurs, il n’a pas jugé prudent d’engager un combat.

Tant pis pour Botera, qu’il se débrouille ! Larmette, lui, s’éloigne à toute vitesse avec sa proie. Son automobile n’est déjà plus qu’un point à l’horizon. Elle disparaît derrière la seconde île Diomèdes. Dick, M. Defrance sont anéantis par ce coup subit.

Ils craignaient tout de l’instabilité du champ de glace, et le danger est venu d’un autre côté. Un danger qui leur fait regretter celui qu’ils redoutaient tout à l’heure. La débâcle, certes, c’était la mort, mais la mort prompte, foudroyante, laissant à peine place à la souffrance.

Tandis que Fleuriane au pouvoir de Larmette, c’est la torture sans nom, l’épouvante du crime, la honte pesant sur la jeune fille et sur ceux qui l’aiment.

Un appel jeté par une voix sourde les rappelle à eux-mêmes.

L’ingénieur a repris connaissance. Il s’agite sur la glace. Évidemment il ne se rend pas encore un compte exact de la situation. C’est pour cela qu’il a appelé.

Mais cette voix détermine l’explosion des colères étouffées par le chagrin.

Dick et ses compagnons bondissent vers le Péruvien. Ils l’entourent, le saisissent. Des cordelettes sont là, parmi les débris de la de Dion, ils s’en servent pour ligoter Botera, ahuri de l’aventure. Puis, obéissant à un désir de vengeance qui, à cette heure, prime tout chez lui, le détective gronde :

— Il faut juger et punir cet homme, ce complice du misérable…

— Me juger ? balbutie l’ingénieur, que ces seuls mots rappellent à la réalité.

Il voit ses gardiens sombres, l’air résolu, avec quelque chose de farouche dans les yeux. Il sent la peur le mordre aux moelles et, d’un ton pleurard, les phrases frissonnant comme sa personne, prêt à toutes les lâchetés pour racheter son existence, il supplie :

— Je devais obéir à M. Larmette. Ce n’est pas ma faute. Il commandait… Mais au fond, je n’approuvais pas. Seulement, c’est un terrible homme. Il broie qui lui résiste… Je vous dirai ce que vous voulez savoir. Vrai de vrai, quand j’ai inventé mon automobile-traîneau, et qu’il a fait les fonds de la fabrication, je ne savais pas quel maître tyrannique je me donnais ; sans cela, oh ! croyez-moi, j’aurais renoncé à mon œuvre. Oui, certes, j’aurais renoncé.

— Il fallait renoncer avant de livrer mon enfant à ce misérable.

C’est M. Defrance qui lance cette menaçante apostrophe.

Et se raccrochant à l’espoir d’éveiller la pitié de ceux dont il endort l’inquiétude, le Péruvien s’écrie :

— Oh ! elle n’est pas en danger de mort.

Le lâche a bien calculé. Les traits de ses ennemis s’éclairent.

— Pas en danger, dites-vous ? Vous savez donc les projets de votre complice ?

— Oui, et je vous les dévoilerai, si vous me faites grâce de la vie. Je vous aiderai à lutter contre lui…

Et ses auditeurs ne se donnant pas la peine de réprimer un mouvement de dégoût, il ajouta cyniquement :

— Tiens, pourquoi me laisse-t-il comme un chien sur la banquise ? Après tout, mon automobile lui a rendu assez de services. Il m’a trahi, je le trahirai, ce ne sera que justice.

Il débitait cela très vite, comme s’il avait craint d’être interrompu. Ses auditeurs le considéraient avec mépris. Il n’y prenait pas garde, tout à son désir de les persuader.

Enfin, Dick Fann laissa tomber ces mots :

— Tu vas répondre sans ambages, sans hésitation. Au moindre soupçon de mensonge, je te brûle la cervelle.

— Mais si je dis vrai, vous me ferez grâce… Oh ! je puis vous aider, allez, car je sais des choses…

— Sais-tu qui a ordonné de nous empoisonner, à Port-Clarence ?

La phrase jaillit nette, cinglante, des lèvres du détective-amateur.

Le Brésilien riposta par un sourire satisfait. Et il répliqua du tac au tac :

— Firino, bien sûr. M. Larmette, après votre disparition de San-Francisco, était fou de rage. Peut-être bien aussi qu’il avait peur… Enfin, à Valdez, où nous sommes allés, avant de changer notre itinéraire autour du monde, il a su que vous conduisiez l’automobile de Mlle Defrance. Alors il a télégraphié à Port-Clarence.

— Il a télégraphié quoi ?

— Ceci : « Faire ainsi qu’il a été convenu. Employer les objets confiés. »

Les interlocuteurs de Botera s’entre-regardèrent avec incrédulité.

— Mais pareille dépêche semble supposer que, antérieurement déjà, le drôle nous avait condamnés.

— Oui.

— Mais ce n’est pas possible, c’était aller à l’encontre de son intérêt.

— Du tout. Que voulait-il ? Tenir M. Defrance à portée de sa main.

— Sans doute, mais…

— Mais n’était-il pas évident qu’à la nouvelle du trépas de sa fille, M. Defrance sortirait de la cachette introuvable où il se terre et que…

Une triple exclamation fusa entre les lèvres des trois interlocuteurs du misérable ingénieur. Dick Fann, le père de Fleuriane, le petit Jean lui-même, avaient mesuré l’abîme de la combinaison criminelle.

C’était la jeune fille qui avait été visée. Eux, on les aurait tués par-dessus le marché, ainsi que des quantités négligeables, avec l’indifférence du prospecteur de terres vierges, abattant des buissons pour se frayer un chemin. Et désireux de tout savoir maintenant, le détective questionna :

— Quel poison avait été remis à Firino Borini ?

— Firino avait quitté San-Francisco bien avant vous. Larmette est un homme de tête. Il songe à tout. Or, il avait pensé que, peut-être, il ne réussirait pas à vous vaincre sur le territoire des États-Unis. Il n’avait certes pas cru l’Alaska impraticable aux automobiles, ni que seuls vous traverseriez ce pays du froid… Mais cela, n’avait aucune importance, dès l’instant où vous passiez par Port-Clarence où Firino vous attendait.

— Quelle était l’arme remise à cet agent du crime ? répéta le détective avec énergie.

— Là, là, ne vous irritez pas. Vous êtes bien sûr de ma sincérité. Larmette est au diable. Il m’a abandonné. Et vous êtes là devant moi. Vous pouvez me tuer ou m’aider à sortir de ces pays maudits. Je serais idiot de chercher à vous tromper.

— Mais parle donc, enfin.

— Eh bien, Firino avait emporté un petit tube contenant deux milligrammes de poussière de radium.

— Du radium !

Les assistants demeurèrent bouche bée. Le radium en poudre ! Tout devenait clair. Chaque parcelle s’était incrustée dans les muqueuses stomacales de la malheureuse Patorne, et, sous la radiation des corpuscules, les tissus s’étaient désagrégés, consumés. Des perforations s’étaient produites, amenant la mort après d’épouvantables souffrances.

Rien ne pouvait sauver la victime. Le docteur Dody avait été bien inspiré en demandant à la morphine d’éteindre les atroces douleurs de la martyre, brûlée vivante par le radium.

Et une épouvante réflexe les prenait.

Tous eussent dû subir ce supplice raffiné, scientifique, pourrait-on dire. Ainsi se trouvait vérifiée une fois de plus l’affirmation des philosophes :

« Tout mal naît du bien ! tout bien jaillit du mal ! Le mal et le bien semblent, de par une ironie féroce de la nature, être les auto-générateurs de leurs contraires. »

Des êtres d’élite, comme M. et Mme Curie, avaient enseigné au monde les propriétés de ce minéral étrange, le radium. Aussitôt, un coquin avait songé à les appliquer au crime.

Ces réflexions furent interrompues. M. Defrance avait prononcé :

— Mais maintenant, Larmette s’est emparé de Fleuriane, pour me forcer à payer rançon, à me livrer…

— Vous ! s’exclama l’ingénieur, vous êtes M. Defrance ?

— Oui, pourquoi le cacher ?

— Oh ! mais alors, tout s’arrangera. Il suffit d’atteindre la côte, de gagner le chemin de fer transsibérien, Vladivostok. C’est vers la Russie, Moscou, je crois, que se dirigera mon ex-patron.

Et avec expansion :

— Vous voyez que la clémence a du bon. Si vous m’aviez occis tout à l’heure, vous ne sauriez pas à présent que Mlle Fleuriane ne court aucun danger.

Le visage du négociant canadien s’était épanoui. Oui, oui, il se livrerait, il livrerait les corindons du trust des joailliers ; sa fortune serait employée à rembourser ses cotrusteurs. Il serait ruiné peut-être, mais bah ! Fleuriane lui apporterait le réconfort de son sourire. Il se remettrait au travail avec ardeur et… et ce brave, ce loyal ami, Dick Fann, debout à côté de lui, partagerait son labeur.

Ils seraient deux à peiner pour le bonheur de sa bien-aimée Fleuriane.

Mais une phrase du détective-amateur glaça sa joie renaissante :

— Seulement, disait ce dernier, il faut gagner la côte. En aurons-nous le temps ?

Comme pour répondre à la question, un craquement sinistre passa dans l’air. Tous se dressèrent, même le Péruvien que Jean venait de débarrasser de ses liens. Puis, des détonations crépitèrent dans toutes les directions. On eût cru que se livrait un acharné combat d’artillerie. La croûte glacée qui portait les voyageurs vibrait sous leurs pieds.

— C’est la débâcle, murmura Dick Fann d’une voix étranglée. Pressons-nous de gravir les pentes de l’île Diomède, ou nous sommes perdus.

Et, tandis que le vacarme redoublait d’intensité, que des déchirures, incessamment agrandies, se produisaient à la surface de l’icefield, les quatre personnages, égarés au milieu de ce délire des choses glacées, s’élancèrent à toutes jambes vers l’îlot, abandonnant les débris du traîneau, les armes, provisions, vêtements, répandus sur la glace qui allait se disloquer.

Ainsi qu’on l’a vu, les pentes orientées vers le nord présentaient une inclinaison modérée. Elles montaient jusqu’au sommet des falaises sans raideur, sans ressauts brusques.

Bientôt les fugitifs se trouvèrent perchés au sommet de la hauteur.

Nulle part, le roc ne se montrait à nu. Partout la glace, sur une épaisseur impossible à évaluer, recouvrait le sol ; mais ils savaient que, sous cette enveloppe, le granit assurait à leur abri des assises solides qui, depuis les origines du monde, avaient résisté aux dégels annuels.

Et rassurés pour la minute présente, ils regardaient le cataclysme grandiose qui s’accomplissait sous leurs yeux.

Toute la surface des eaux semblait bouillonner.

Les glaçons brisés jaillissaient parfois à plusieurs mètres de hauteur : l’action du courant du pôle se précisait. La banquise morcelée subissait un entraînement vers le sud. Les plaques de glace se heurtaient, s’entre-choquaient, se dressaient brusquement, chevauchant les unes sur les autres. Un vacarme assourdissant, fait d’innombrables éclatements, de crépitements secs, emplissait les oreilles de bourdonnements.

Spectateurs éblouis du phénomène, déprimés devant la terrible magnificence du bouleversement des éléments, ils demeuraient immobiles sur la falaise de glace, sans voix, peut-être sans pensée.

Le sentiment de leur petitesse devant cet énorme déploiement des choses les annihilait, les plongeait en une prostration admirante jusqu’à la douleur aiguë. Tout à coup, les quatre personnages chancelèrent.

Des cris se croisèrent :

— Un tremblement de terre !

— Mais l’île cède. Elle vacille. Va-t-elle être entraînée par les glaces ?

Une secousse plus violente les précipita à terre. Avant qu’ils eussent pu se relever, la falaise eut une brusque embardée, suivie d’un roulis qui s’atténuait peu à peu. Et comme tous s’interrogeaient du regard, stupéfiés de la mobilité de l’île, Dick Fann leur donna le mot de l’énigme par une exclamation désespérée.

— Nous n’étions pas sur l’île même, mais sur un iceberg rivé à la côte !

— Alors ? firent-ils tous d’une voix étranglée extrahumaine.

— Alors il s’est détaché. Il flotte, il nous emporte vers le sud.

— Gagnons l’île ! s’écria le petit Jean, en Parisien qui comprend mal les manifestations polaires.

— Et comment, mon pauvre enfant ?… Un mille au moins nous en sépare déjà.

C’est vrai. Entre l’iceberg et l’îlot Diomèdes, dont les schistes étaient visibles à l’endroit où s’était produite la cassure de la montagne de glace qui les portait, les naufragés discernaient une sorte de canal où, sur les eaux d’un vert sombre, la multitude des glaçons bondissants semblaient se livrer à une course folle à l’abîme.

Tenter le passage eût été folie, chacun s’en rendit compte.

Et le passage eût-il été praticable qu’il eût été impossible de descendre à la surface de l’eau.

Les quatre voyageurs étaient à présent prisonniers sur une plate-forme d’environ cinquante mètres de long sur vingt de large, cernée par des pentes presque verticales dominant la mer de quarante mètres.

Et toujours le courant les entraînait. Déjà l’île Diomèdes ne se devinait plus que comme une brume grise à l’horizon.

On descendait vers le sud, vers les régions plus chaudes. Peu à peu l’iceberg allait fondre sous les pas de ceux qu’il maintenait suspendus au-dessus de l’abîme. Chaque jour serait une agonie les rapprochant du terme fatal. Ils mourraient à petit feu.

Le mot, prononcé par Jean, les fit rire d’un rire affolé, grelottant.

À petit feu, sur un morceau de glace  ! Oui, cela avait l’apparence d’une plaisanterie sinistrement macabre ! Et dans cette voie, ils persévérèrent, avec la joie maladive qu’éprouve à tourmenter sa douleur l’homme que l’espérance a abandonné.

Qu’importait la fonte de l’iceberg ? Ne seraient-ils pas morts avant ce bloc glacé ? Est-ce que la faim, la soif n’auraient pas accompli leur œuvre ?

Car, sauf trois biscuits conservés dans son bissac, par M. Defrance, ils ne possédaient ni vivres ni boisson.

Trois biscuits pour quatre naufragés, emportés sans résistance possible dans les solitudes de la débâcle de la mer de Behring !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À cette heure même, sur la côte asiatique sibérienne, parmi les rocs bas d’East-Cape, Fleuriane, à genoux, les bras tendus vers les îles Diomèdes, appelait au milieu de sanglots son père et Dick Fann.

En arrière d’elle, auprès de l’automobile Botera qui avait pu atteindre la rive un peu avant la dislocation des champs de glace, Larmette se tenait, sombre, les sourcils froncés.

Une fois en sûreté, il avait voulu rassurer sa prisonnière.

— Mademoiselle, lui dit-il, parvenu à Vladivostok où, comme les autres concurrents de la course Paris-New-York-Paris, j’étais censé devoir emprunter la route, le tract qui suit le chemin de fer transsibérien, j’ai remonté vers le nord. Je voulais vous tenir en mon pouvoir. Vous êtes l’otage : pour être libre, indiquez-moi en quel endroit réside votre père. Il n’hésitera pas à payer la rançon que je lui indiquerai. Il vous adore, je le sais, et je l’approuve : d’abord parce que vous êtes adorable, et ensuite parce que ce joli sentiment paternel assure le succès de ma combinaison.

Elle n’avait pas répondu au misérable.

Trahir la cause de son père ! Non, elle ne consentirait jamais à cela.

Larmette la pourrait tuer. Soit ! Elle mourrait digne de ce nom de Defrance, signifiant courage et loyauté. Elle s’en irait vers un monde meilleur, tout étant perdu, hors l’honneur.

L’Image de Dick Fann avait passé alors devant ses yeux. Une immense détresse l’avait envahie. Mourir, c’était ne plus le voir, lui qui avait pris tout son cœur. C’était l’adieu à la jeunesse, au bonheur, à l’affection.

Mais elle se raidit contre l’amollissement de ses pensées.

Les lèvres serrées, le regard volontaire perdu dans l’espace, elle murmura :

— Il n’hésiterait pas, lui. Il m’a choisie entre toutes. Qu’il pleure sur moi en songeant que j’étais digne de sa tendresse ! Qu’il sourie à la tombe où je dormirai après avoir accompli tout le devoir !

Hélas ! la nature se rit des serments humains. Qu’est pour elle la volonté d’une jeune fille ?

La débâcle avait commencé. Alors Fleuriane avait tremblé. Une phrase ironique de Larmette l’avait cinglée en plein cœur ainsi qu’un coup de cravache. Le joaillier s’était écrié :

— Bravo, dégel ! Tu travailles pour moi. Dick Fann et le stupide Botera, qui s’est laissé choir de la voiture, vont être engloutis grâce à toi. Plus d’adversaire ! plus de complice !

Un cri déchirant de Fleuriane avait coupé court à son invocation au cataclysme.

— Perdus ? ils sont perdus ? demandait-elle, l’air égaré.

— Ah ! absolument, mademoiselle.

Il s’était tu, saisi par la pensée que sa prisonnière devenait folle. En effet, elle se livrait à un rire déchirant, plus douloureux qu’une plainte.

— Alors, misérable, vous-même avez brisé votre rêve de honteuse fortune ?

— Que voulez-vous dire ?

— Que vous avez tué mon père… Que vous ignorerez toujours l’endroit qui recèle les corindons dont vous convoitez la possession. Vous vous êtes ruiné  !

Il avait blêmi à cette déclaration inattendue. Il avait saisi les poignets de sa captive, et la secouant rudement, une flamme rouge dans les yeux, l’écume aux lèvres :

— Voulez-vous dire que M. Defrance était là-bas ?

— Oui !

— Impossible. Je les ai vus. Trois, trois seulement : ce Dick Fann que l’enfer reçoive, ce stupide boy Jean, et enfin le fameux docteur Noscoso…

— Mon père ! fit-elle avec un geste large qui sembla repousser le criminel loin d’elle.

Et comme il se rapprochait, suppliant maintenant, cherchant à lui faire donner des précisions plus grandes, elle lui tourna le dos et s’agenouillant sur le roc :

— Assez ! fit-elle sèchement. Laissez une enfant prier pour son père qui va mourir  !

Elle éclata en sanglots en face des glaces qui, tumultueuses et effrayantes, se brisaient avec le fracas de mille tonnerres éclatant à la fois.




CHAPITRE IV

La Chasse au glaçon


La ligne du Transsibérien, on le sait, a pour point terminus Vladivostok, port de guerre sur le Pacifique. C’est le terminus officiel. Toutefois, à quelques verstes en avant de ce point, se détache vers le nord un embranchement qui se termine, lui, à Khabarovsk.

Or, quelques jours après les événements terribles dont la région des îles Diomèdes fut le théâtre, un groupe d’hommes avaient pénétré, chargés de deux civières grossières dans une maison de bois, moitié yourte, moitié isba, sise au bord de la mer, à une douzaine de verstes nord-est de Khabarovsk.

Sur des fourrures, ils avaient déposé deux corps, deux cadavres d’apparence, car ils ne faisaient aucun mouvement. Puis ils s’étaient retirés, après avoir reçu quelques pièces de monnaie d’un personnage qui les accompagnait.

Celui-ci demeura seul auprès des deux corps.

Il les considéra avec attention. Enfin, il grommela d’une voix sourde :

— Botera est bien mort. Cet homme du Pérou n’a pu supporter la température de ces régions, où le printemps est plus rigoureux que l’hiver de son pays américain. Mais le sieur Defrance vit encore. Il s’agit de le sauver, lui. Pour moi-même, il doit vivre.

Il sortit de sa poche un flacon de cristal, à fermeture d’or, dans lequel tremblotait une liqueur rosée, et fit couler quelques gouttes de l’élixir entre les dents serrées de celui qu’il avait appelé Defrance.

L’effet en fut instantané. Les tons verdâtres marbrant le visage du père de Fleuriane disparurent, remplacés par une teinte vivante. Les narines pincées se dilatèrent, les paupières eurent une légère palpitation.

— Bon ! poursuivit l’homme, un bol de bouillon, et il sera en état de m’entendre. Mais auparavant, il faut le mettre dans l’impossibilité de résister.

Dans un angle de la pièce, il ramassa un rouleau de cordelettes, et méthodiquement en ligota le patient auquel il ne laissa libre que la main droite.

— Là, fit-il encore avec satisfaction. Le voilà prêt pour la conversation. Au bouillon maintenant.

Au-dessous d’un trou circulaire percé dans le toit pour l’échappement de la fumée, un foyer rudimentaire, formé de pierres accolées, supportait une marmite de campement, dont les flancs étaient léchés par les flammes d’un combustible étrange, donnant l’illusion de mottes de gazon desséchées.

C’était la tourbe particulière à l’est sibérien, cette tourbe arrachée à la surface des toundras, immenses solitudes, glacées durant l’hiver et se transformant en marécages pendant la brève saison d’été.

L’homme souleva le couvercle ; une vapeur odorante se répandit dans la salle.

— Eh ! eh ! le brave homme va goûter un consommé de roi. Si Botera n’était pas aussi complètement mort, il se réveillerait pour tâter d’un semblable bouillon.

Comment le joaillier se trouvait-il là ?

Oh ! d’une façon bien simple. Après la conversation cruelle que Larmette avait eue avec Fleuriane sur les rochers d’East-Cape, en face des îles Diomèdes, le sinistre aventurier avait aperçu l’iceberg flottant, sur lequel Dick Fann et ses amis s’agitaient désespérément.

Une lueur avait éclairé son esprit.

Le courant froid du pôle descend vers le sud en prolongeant de très près la côte asiatique. Il fallait l’accompagner et observer du rivage la montagne de glace, sur laquelle ses adversaires étaient prisonniers.

Avec son automobile de cent chevaux, rien de plus facile.

Ainsi il aurait la certitude de l’engloutissement de ses ennemis, ou bien, peut-être, le hasard les lui livrerait. Dans les deux cas, il cesserait de craindre la pensée pénétrante de Dick, de ce détective amateur qui, il en était assuré, avait percé à jour tous ses desseins, débrouillé l’écheveau compliqué de ses méfaits. Fleuriane désarmée, garrottée comme une coupable, fut jetée par lui dans l’automobile.

Lui, au volant, dirigea la marche de l’appareil vers le sud.

Huit jours, dix jours s’écoulèrent ainsi. Tantôt l’iceberg et la voiture demeuraient de longues heures en vue l’un de l’autre ; puis un caprice du courant écartait le bloc flottant du rivage, ou bien des baies, déchirant la côte, obligeaient Larmette à s’enfoncer dans les terres.

Mais le misérable calculait avec une précision mathématique la vitesse moyenne du courant qui entraînait inexorablement ses victimes. Aussi, après une éclipse plus ou moins longue, reparaissait-il aux yeux de ceux dont il accompagnait l’agonie.

Ceux-ci, en effet, n’avaient pas tardé à remarquer cette machine qui semblait les escorter. Leur attention une fois attirée, ils avaient reconnu sans grande peine la Botera. L’ingénieur ne pouvait se méprendre sur la nature de ce véhicule imaginé et construit par lui-même. C’était une escorte à la mort que leur accordait le joaillier de la rue de la Paix.

Et tandis que Dick Fann, Jean, M. Defrance s’irritaient, usant dans des transports de rage impuissante les dernières forces que leur laissait la faim, Botera, lui, tremblait de fièvre et d’épouvante. Il se montrait terrifié à la pensée de retomber entre les mains de son ex-complice ; à tout instant, il gémissait :

— Perdu ! Perdu ! Il ne me fera pas grâce  !

Jean obéissant à sa nature de Parisien, pris du besoin d’agir, si désespérée que parût la situation, avait taillé des marches dans le flanc abrupt de l’iceberg, dont la hauteur, du reste, avait sensiblement diminué sous la morsure ardente du soleil de la saison chaude.

Car c’est là une caractéristique de ces régions d’extrême septentrion : après l’hiver et ses excessives rigueurs, vient une période de chaleur intense, presque insoutenable, qui, en peu de jours, dégèle le sol jusqu’à plus d’un mètre de profondeur.

L’iceberg fondait à vue d’œil. Néanmoins, Jean, utilisant l’escalier vertigineux creusé par lui, descendait jusqu’au niveau de l’eau. Armé d’une ficelle, au bout de laquelle il avait fixé les pointes d’une boucle de pantalon, il profitait de ce que les glaçons largement espacés laissaient entre eux des portions d’eau libre, pour essayer de pêcher.

Et sans doute les poissons, après leur long internement sous les glaces, avaient quelque peu désappris les embûches des hommes, car il réussit à prendre ainsi plusieurs de ces hôtes de l’Océan.

Oh ! pas gros, atteignant à peine la taille d’un hareng. Une bestiole de ce genre en moyenne par jour, c’était peu pour la nourriture de quatre hommes. Mais enfin ce peu éloignait la mort, et comme le répétait le petit avec son inaltérable confiance :

— Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir.

Quel espoir ? Quand il exprimait cet aphorisme, Defrance et Botera haussaient les épaules. Plus affaiblis que leurs compagnons, le Canadien à raison de son âge, le Péruvien à cause sans doute de son organisation atavique, ils n’espéraient plus rien que la mort.

Dick Fann, lui, observait la côte avec une persistance inexplicable.

Le onzième jour, l’iceberg s’en était rapproché d’une façon inquiétante. Son sommet ne dominait plus les eaux que de cinq à six mètres. Il s’était réduit, réduit dans tous les sens. Sa surface mesurait à peine cinquante mètres carrés.

Mais s’il avait fondu à ce point, les débris du champ de glace, moins compacts, étaient retournés à l’état liquide. La mer s’étendait verte, charriant à peine de loin en loin quelques glaçons.

Si les involontaires passagers du bloc flottant avaient eu les forces des premiers jours, ils eussent pu aisément atteindre la côte à la nage.

Évidemment, Larmette, attaché à sa poursuite, remarqua cela ; vers midi, un flocon de fumée jaillit du flanc de son automobile, puis un projectile frappa l’iceberg, projetant en tous sens des fragments de glace concassée.

Le misérable tirait à balles explosives, cherchant à hâter la désagrégation du support des infortunés voyageurs.

— Tout le monde sur la pente qui regarde la haute mer ! ordonna le détective.

Il voulait ainsi mettre l’épaisseur du bloc entre ses compagnons et le tireur. Mais sa voix ne réussit pas à décider le Canadien, non plus que Botera.

Tous deux demeurèrent allongés sur le plateau. À ses objurgations, ils se bornèrent à répondre d’un organe affaibli :

— Qu’importe ! Mourir comme cela ou autrement ! Autant en finir !

Était-ce le voisinage de la côte sibérienne qui amenait à leurs lèvres cette formule décourageante et découragée ? Le nitchevo, ce mot de désespérance, de fatalisme résigné, les étreignait-il comme il étreint l’âme russe, engourdie dans le séculaire abandon de la lutte ?

Ou plutôt étaient-ils arrivés à cette limite des forces humaines, où la seule aspiration précise de l’être va vers le lit où l’on dort, vers la tombe où l’on ne souffre plus ?

Dick et Jean, très affaiblis eux-mêmes, essayèrent vainement de porter leurs compagnons. Ils durent renoncer à cette opération, véritablement au-dessus de leurs forces. Et, comme la fusillade de Larmette continuait, ils se décidèrent à se laisser glisser sur la pente abritée où ils ne pouvaient amener les deux hommes.

Jean Brot, désireux de passer sa colère sur quelque chose, se remit à pêcher. Soudain, il eut un cri :

— Vite, monsieur Dick Fann, aidez-moi, j’en tiens un gros !

C’était vrai, la ficelle se tendait avec force. Un instant plus tard, le gamin eût été obligé de lâcher. Mais le détective accourut à son appel, joignit ses efforts à ceux de l’enfant, et, après une demi-heure de lutte, ils amenèrent sur la glace un gros poisson, d’environ soixante centimètres de long, d’une quinzaine de centimètres de diamètre, ressemblant au thon.

— Oh ! oh ! cette fois ci, il y a un vrai déjeuner ! s’exclama Jean, claquant des dents d’un air affamé.

De fait, sa capture pesait certainement de cinq à six kilogrammes.

Mais soudain, comme si l’espoir de manger à sa faim avait rendu au petit toutes ses facultés :

— Écoutez donc, monsieur Dick. On dirait que la canaille a cessé de nous fusiller.

Les détonations n’ébranlaient plus l’air. C’était vrai.

— Que se passe-t-il ? Il faut voir.

Sur ces mots, Jean se glissa le long de la pente et arriva bientôt à l’extrémité du bloc flottant. Il avança prudemment la tête, puis clama :

— Patron ! patron ! nous allons frôler une pointe qui s’avance dans la mer ; si l’on avait un peu d’aplomb, on pourrait débarquer.

Tout courant, il revenait auprès de son ami. À coups de talon, il broya la tête du poisson pêché tout à l’heure.

— Que fais-tu ? questionna Dick.

— Vous le voyez, je me prépare à l’emporter. Avec la tête en bouillie, il ne pensera pas à se défiler pendant que nous mettrons pied à terre.

Le détective passa affectueusement la main sur la tête du gamin.

— Tu as raison, petit. À présent, allons secouer nos compagnons. Pas un instant à perdre.

Il ne put continuer. Un choc violent se produisit, les renversant sur la glace. Puis il y eut un craquement sec et l’iceberg demeura immobile.

Dick, Jean se relèvent. Ils regardent autour d’eux.

Le bloc flottant qui les porte a brusquement diminué des deux tiers.

La partie où ils se trouvent s’est appliquée contre des rochers bas, tapissés de goémons, qui forment une chaussée praticable jusqu’à la terre ferme, et à plusieurs centaines de mètres déjà, ils aperçoivent l’autre part dérivant toujours et entraînant loin d’eux leurs compagnons.

La vérité se fait jour en leur esprit. L’iceberg est venu heurter les récifs laissés à découvert par la basse mer. Sans doute désagrégé déjà par les balles explosibles dont Larmette l’a criblé, il s’est brisé au choc en deux parties, dont l’une s’est incrustée dans le roc, dont l’autre poursuit sa périlleuse navigation.

Rejoindre ceux qui dérivent, il n’y faut pas songer. Aux heures tragiques, le cerveau se refuse aux longues recherches. L’action seule l’attire. En ce moment, l’action pratique, nécessaire, inéluctable, est de gagner la côte.

Aussi, se chargeant du poisson qui sera leur premier repas à terre, le détective et le gamin sautent sur les rochers ; glissant sur les goémons, chancelant, tombant parfois, ils se dirigent vers le sol ferme.

Sont-ils sauvés ? Vont-ils chercher sur cette rive inhospitalière, désertique, de la Sibérie orientale une agonie plus longue ? Mystère ! Ils marchent parce que, en cette minute, il n’est évidemment rien de mieux à faire.

Enfin, ils abordent. Les voici au-dessus des relais des plus hautes marées.

Avidement, ils dévorent quelques tranches du poisson pêché une heure plus tôt. Cela est d’un goût détestable, mais ils ont faim ; ce sont des forces nouvelles qu’ils emmagasinent.

Et le repas terminé, ils s’allongent sur des mousses rudes, qui craquent sous leur poids, à l’abri de quelques roches amoncelées, et ils s’enfoncent dans un lourd sommeil.

S’ils avaient eu la pensée de gravir les blocs granitiques qui les abritent, ils auraient assisté de loin à un spectacle qui les eût épouvantés pour leurs compagnons.

Une pirogue s’était détachée du rivage, avait poursuivi l’iceberg flottant, l’avait atteint, et ses passagers inertes, anéantis par l’inanition, déposés dans l’embarcation, celle-ci avait repris le chemin de la côte.

Ils eussent discerné Larmette, commandant un équipage improvisé de pêcheurs sibériens.

Defrance, Fleuriane sont maintenant captifs de leur implacable ennemi, qui, ayant perdu de vue la montagne flottante au moment de la rupture, est maître de la vie de ceux qu’il poursuivait depuis East-Cape.

Mais le sommeil s’est appesanti sur les deux hommes, leur épargnant l’angoisse de cette nouvelle et terrible péripétie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et dans la cabane où M. Defrance inanimé avait été transporté, le Canadien reprend ses sens. Il s’étonne d’être garrotté sur un amas de fourrures, lui, qui, sur l’iceberg, avait cessé de penser. Il regarde autour de lui. Un cri, faible comme un appel d’enfant, jaillit de ses lèvres pâlies :

— Fleuriane !

Oui, Fleuriane est là, en face de lui. Mais elle ne répond pas à son appel, elle n’accourt pas à sa voix. Elle se tient raide, immobile devant un des poteaux soutenant la toiture. Elle tourne le dos à la couche où son père se reprend à vivre.

— Fleuriane ! appela-t-il encore.

Alors, sans se retourner, la jeune fille murmura :

— Père, je ne suis pas libre. Je suis liée à cette poutre. Nous sommes captifs du voleur de radium, du voleur de corindons.

Un éclat de rire ponctua la phrase douloureuse, attirant les yeux de M. Defrance dans la direction du son.

Larmette était à deux pas de la jeune fille, immobilisée par ses liens.

Il brandissait une chose étrange. On eût crû une chevelure de serpents sifflant dans l’air. M. Defrance regarda mieux. Il reconnut l’instrument de supplice, le terrible knout des cosaques. Oui, c’était ce martinet aux longues et flexibles lanières, terminées par des grains de plomb.

Qu’est-ce que cela voulait dire ? Pourquoi sa fille garrottée ? Pourquoi le knout ? La réponse à ces questions ne se fit pas attendre. Larmette ricana :

— Père, tu vas décider de la vie de ton enfant. Tu la lui as donnée, peut-être te croiras-tu autorisé à la lui reprendre. Mais, avant de t’inviter à choisir, je dois t’informer que, si tu la condamnes, tu lui assureras une torture affreuse. Elle mourra sous le knout.

— Elle, pourquoi ? Comment ? Je ne comprends pas.

— Naturellement, celui qui fait le mal ne comprend jamais.

— Le mal… quel mal ai-je fait ?

Larmette s’abandonna aux éclats d’une gaieté formidable :

— Ce que tu as fait, je vais te le dire. Obéissant aux suggestions d’un ambitieux détective, un amateur, Dick Fann…

— Un noble cœur ! lança Fleuriane d’une voix vibrante.

— Noble cœur si vous voulez, riposta le bandit, noble cœur, mais fou. Car il vous a entraînés dans une aventure dont vous ne pouvez sortir que par la mort ou la soumission à ma volonté.

Puis, scandant les mots, comme pour leur donner plus de force :

— Vous vous êtes jetés à la traverse de mes projets. Sans raison vous avez ébranlé l’édifice que je dressais à la fortune, à la puissance. Vous m’avez attaqué. Je vous veux impuissants contre moi, je vous veux indissolublement rivés à ma vie.

Lentement, il s’avança vers M. Defrance, stupéfié par ce qu’il entendait. 

Il lui plaça sous les yeux un papier, et d’un accent autoritaire :

— Ta main droite est libre, brave homme. Pas assez pour que tu puisses t’en servir contre moi, mais assez pour obéir à mes ordres. Tu vas signer cette feuille. Ensuite je ne te craindrai pas, car ni toi, ni ta charmante fille ne serez capables d’agir à mon préjudice, sans vous frapper vous-mêmes.

Et, souriant méchamment, il se prit à lire ce qui suit :

« Je, soussigné, reconnais avoir organisé et exécuté le cambriolage mondial des laboratoires de radium. Mon but était la fortune incalculable, féerique, au moyen de la transformation des corindons vulgaires en gemmes précieuses. M. Larmette a percé à jour mes desseins. Il pouvait me perdre, mais il aimait ma fille. J’ai opposé son cœur à sa conscience. Fleuriane l’épousera à son retour à Paris. Pour elle, il me fera grâce. Si, soit par ma volonté, soit par toute autre, l’engagement présent n’était pas tenu, je reconnais que Larmette agirait justement en remettant à la justice l’aveu que je lui confie en gage de mon repentir et de mon désir de réparer.

« Près Khabarovsk, ce 25 mai. »

Les prisonniers du sinistre personnage étaient médusés par l’audace de leur ennemi.

— Mon père ne signera jamais cela  ! s’écria Fleuriane avec hauteur.

— Oh ! jamais, appuya M. Defrance, m’accuser d’un vol, déshonorer mon nom, mon enfant !…

Mais les protestations n’émurent point leur interlocuteur.

— Le seigneur knout est un avocat bien persuasif, plaisanta-t-il. Tu es décidé à résister, estimable Defrance ?

— Tout, plutôt que pareille honte !

— Tout, dis-tu ? Parole vaine. Nous allons bien voir…

Son bras se leva, le knout siffla dans l’air, et ses lanières coupantes s’abattirent sur Fleuriane. Elle eut un cri de douleur. Defrance s’agita sur ses fourrures, tentant vainement de se débarrasser de ses liens.

— Ah  ! misérable  ! misérable  ! rugit-il, désespéré de son impuissance.

Mais, indifférent à l’injure, Larmette grommela lourdement :

— Es-tu prêt à signer ?

— Non, père, non… Laissez-moi périr, mais conservez l’honneur.

Et la pauvre enfant s’évanouit.

Alors, affolé, ne voyant plus nettement qu’une chose : sa volonté de sauver sa fille à tout prix, le trusteur balbutia d’une voix étranglée :

— Donnez le papier, je signerai… mais que Fleuriane vive !

Le criminel lui tendit un stylographe, plaça le papier devant lui, le soutint afin de lui permettre d’écrire plus facilement. Puis, après s’être assuré que son prisonnier avait tracé lisiblement son paraphe connu, il le laissa retomber sur sa couche et se dirigea vers la porte.

— Je vais mettre ce joli contrat en sûreté. Ayez patience, je reviendrai dans une heure.

D’un ton d’indicible ironie, il conclut :

— Et maintenant que nous sommes alliés, vous verrez que je sais soigner mes amis aussi tendrement que je sais cruellement punir mes ennemis.

Il sortit. La porte se referma sur lui. Dans la cabane régna le silence ; Fleuriane demeurait inanimée, le corps soutenu par les cordes qui l’attachaient au poteau, et son père la regardait, blême, les cheveux mouillés d’une sueur d’angoisse, les yeux agrandis par une inexprimable épouvante.



SEPTIÈME ÉPISODE

LA FAUSSE MONNAIE D’ARGENTAURUM


CHAPITRE PREMIER

Dick Fann victime de la politique


— Mais enfin, patron, qu’est au juste ce parti nihiliste ?

— Le nom l’indique. Il vient du latin nihil, rien, et tend à exprimer que ses adhérents ne trouvent rien de bien dans la société actuelle. Conclusion : ils détruisent par le fer, par les bombes, par la trahison. Au demeurant, pour les gens de sang-froid et de bon sens, ce sont des malheureux d’une intelligence médiocre qui, affolés par des meneurs cupides et exempts de préjugés, deviennent de simples voleurs, de simples assassins. Si notre génération actuelle n’était pas si naïve, le mot politique ne lui paraîtrait pas modifier du tout au tout l’angle sous lequel il convient de juger ces actions ; on jugerait, et cela seul serait raisonnable, qu’un gouvernement, quelle que soit sa forme, autocratique ou démocratique, a pour devoir strict de salubrité et de sécurité publiques de défendre la société contre les voleurs et les meurtriers.

« Mais, hélas ! la fièvre politique a dévié le sens des mots les plus clairs. L’Humanité est devenue Pitié pour les criminels. Que les honnêtes gens soient occis, l’humanitaire n’en a cure. Tout son être pitoyable va aux assassins.

« Ils ne sont pas responsables, dit-on gravement. Solennelle imbécillité qui doit aboutir logiquement à la protection de toutes les bêtes féroces : tigres, loups, hyènes, chacals ou serpents à sonnettes. Car enfin, ces animaux, évidemment nuisibles, ne sont pas plus responsables que les criminels.

« On oublie la raison même de la constitution de la société.

« On s’est groupé pour se défendre, pour supprimer les fauves humains ou autres, de même que les chasseurs se groupent pour la battue et l’abattage des espèces nuisibles. Pas responsables, certes, ces espèces, ces nuisibles, mais ceux qui en souffrent n’ont point à en supporter la nuisance.

« Le progrès, l’humanité ont consisté à enlever à l’individu la faculté d’être juge et partie, pour la confier à un être impersonnel et impartial, qui a nom le corps judiciaire. Au delà de ce point, l’humanité devient une sorte de complicité morale avec le crime ou, tout au moins, une niaiserie criminelle.

Dick Fann s’interrompit.

— Mais je conférencie véritablement, je t’en demande pardon. Ta question, mon pauvre Jean, m’a lancé sur un sujet qui est pour moi un véritable dada.

Les deux voyageurs étaient assis auprès du grand poêle brique et faïence occupant le milieu de la salle commune de la Restauration Michel, établissement qui tient à la fois de l’auberge, de l’hôtel et du caravansérail.

Parvenus à Vladivostok, tous deux avaient dû y faire escale ; car ils se trouvaient sans argent, et, pour se lancer à la poursuite de Larmette, par la voie du chemin de fer Transsibérien, il fallait de toute nécessité des roubles en quantité notable.

Donc ils étaient descendus à la Restauration Michel, afin d’attendre la réponse à un câblogramme expédié à Londres et priant le banquier du détective de lui câbler par retour un mandat important sur une banque de la ville.

Ils causaient, moins par désir d’échanger des idées que pour échapper à l’étreinte de la pensée qui les torturait : Larmette emportant Fleuriane et M. Defrance à travers le steppe sibérien dans son automobile Botera.

Ils avaient mal déjeuné, tant à cause de l’insuffisance culinaire du lieu que de leur appétit rebelle.

La dépêche lancée le matin, il pouvait y être répondu d’un instant à l’autre. Chaque fois que la porte s’ouvrait, ils regardaient, espérant apercevoir la silhouette du fonctionnaire de la poste russe.

Mais tout leur ennui s’envole. Un employé du télégraphe vient de faire irruption dans la salle. Il secoue son manteau ruisselant, car il pleut à verse au dehors, et d’une voix sonore :

— Le seigneur Dick Fann ? dit-il.

— C’est moi.

— Télégramme d’Angleterre… cinq kopeks (environ treize centimes) pour le piéton.

Heureusement, il reste aux voyageurs quelque menue monnaie. Le jeune homme remet au porteur dix kopeks, et le télégraphiste se retire en saluant jusqu’à terre.

Le câblogramme est ainsi conçu :

« Banque Impériale russe avisée. Paiera à vue cinquante mille roubles (à peu près cent trente-cinq mille francs). Salutations. »

— Allons toucher.

Les deux voyageurs prononcent la phrase en même temps. Leurs visages se sont déridés. Munis de numéraire, ils vont pouvoir se lancer à la poursuite de Larmette. Le chemin de fer, encore qu’il ne soit pas ultra-rapide sur le Transsibérien, va cependant sensiblement plus vite qu’une automobile engagée sur le difficile tract, route embryonnaire tracée à travers steppes, collines et forêts.

On délivrera Fleuriane, son père… ; on punira le misérable ravisseur.

Il sera facile à suivre à la piste. Au surplus, on peut encore l’arrêter en route. Que faut-il pour cela ? Une simple dépêche filant sur les fils bordant la voie du Transsibérien, et allant porter dans les villes desservies, Irkoutsk et autres, l’annonce de l’arrivée prochaine de l’automobile Botera, qui, se conformant au règlement du raid Paris-Amérique-Paris, a parcouru les États-Unis, l’Alaska, franchi le détroit de Behring, longé les toundras marécageuses du Nord-Sibérie, pour rejoindre le tract, dont le lacet infini traverse la contrée de part en part, de l’est à l’ouest, de l’océan Pacifique à l’Oural.

Cela suffira. L’enthousiasme des foules, les réceptions, les toasts au champagne, pour lesquels tout sujet russe marque une prédilection, seront autant de causes de retard pour le misérable qui entraîne ses prisonniers.

Ces réflexions, les voyageurs se les font dans les rues transformées en canaux, sous la pluie qui les fouette avec rage.

La Banque Impériale dresse devant eux son architecture massive lourdement riche dont la finance cosmopolite a le très laid secret.

Un sous-directeur reçoit M. Dick Fann avec les égards dus à un « illustre détective ». C’est à peine s’il consent à regarder les pièces d’identité que le jeune homme, formaliste en affaires, s’obstine à lui présenter.

Il signe une fiche, la remet à un groom appelé par une sonnerie.

— Le petit va apporter la somme. Inutile de stationner au guichet de caisse. La banque paiera en billets-roubles. En ce moment, elle n’a aucune encaisse métallique, car elle refuse l’or.

— Pourquoi ? demande Dick avec étonnement, car tel n’est point l’usage des banquiers.

Et le sous-directeur explique :

— La région est mise en coupe réglée par une bande de faux monnayeurs. Une plaie, messieurs, une plaie… Ils émettent des pièces qui, au poids, au son, à la couleur, semblent être de l’or.

— Mais si elles ont ces caractères, à quoi reconnaît-on qu’elles sont fausses ?

— À la pierre de touche, messieurs… Ainsi, on a découvert qu’elles sont de ce métal nouveau que l’on appelle l’argentaurum.

Du coup, Dick Fann sursauta.

— L’argentaurum… Mais n’est-ce pas de l’argent transformé moléculairement…

— … par l’exposition à l’action du radium… Oui, monsieur, c’est bien cela, et, vous comprenez, ce métal n’a pas de cours. Au point de vue monétaire, il est sans valeur. Voilà pourquoi tous nos encaissements et versements sont assurés en papier-monnaie.

Dick n’écoutait plus.

Le radium… partout, après le passage de Larmette, il le rencontrait. Et cependant, il restait en échec en face du joaillier, qui, effrontément, jalonnait ainsi sa route. Car il ne doutait pas. La main de Larmette était dans cette émission de fausse monnaie.

Peut-être le misérable utilisait-il l’attente, née de la lutte pour la possession des corindons, à chercher une autre source de fortune criminelle.

Allait-il inonder le monde d’argentaurum ?

Le terrible jouteur arriverait-il à la fortune exceptionnelle qu’il avait rêvée en transmuant des monnaies d’argent en apparence d’or : cinquante centimes devenant dix francs, un franc se changeant en louis ?

Et une angoisse étreignait le détective amateur.

De quelle organisation gigantesque son adversaire était-il donc le chef, pour que partout on constatât le travail de ses agents ?

Oh ! certes, l’armée du crime est toujours facile à recruter. Le chef abattu, l’armée se disloque, s’effondre, disparaît. Mais pour atteindre ce chef, il fallait briser les mailles du filet qui le protégeait contre les curiosités adverses.

Le retour du groom mit fin à ces réflexions pénibles.

Fann empocha la liasse de papier-banque représentant les cent trente-cinq mille francs, et l’on prit congé de l’aimable sous-directeur.

Après tout, on allait agir, se lancer sur la trace de Fleuriane. Et ma foi, en la rejoignant, on réglerait le compte du sieur Larmette.

En hâte, les voyageurs regagnèrent la Restauration Michel.

Là, l’indicateur consulté leur donna la certitude mortifiante que, l’unique train journalier quittant Vladivostok à sept heures du matin, il leur faudrait passer encore seize heures à l’hôtel ; car l’horloge, au cadran enluminé d’une scène sainte, marquait seulement trois heures après midi.

Dick Fann voulut agir quand même.

— Allons au télégraphe, proposa-t-il, et télégraphions la venue de l’automobile Botera, victorieuse jusqu’à présent dans la course autour du globe.

— Allons-y, vous avez raison. Créons un obstacle au coquin, cela nous occupera, s’écria Jean Brot.

En revenant de la banque, le détective, qui espérait alors pouvoir quitter Vladivostok le jour même, avait soldé la dépense à la Restauration Michel, et, tout absorbé par la pensée de se rapprocher de celle qu’il aimait, il avait accepté en or une part de la monnaie lui revenant sur un billet de cent roubles.

On ne sait jamais où peut conduire une distraction.

Le brave Anglais allait en faire l’épreuve. Sa dépêche écrite, signée d’un nom illisible, fut remise à l’employé tapi derrière son guichet.

— Trois roubles cinq kopeks, murmura celui-ci, avec la dignité protectrice qui caractérise les commis russes tout autant que leurs collègues de France.

Et l’expéditeur ayant poussé une pièce d’or sur la tablette, l’agent le toisa, dirigea un coup d’œil oblique sur la pièce, puis, méthodiquement, il prit dans son tiroir une petite fiole, y trempa une baguette de couleur sombre et appuya cette dernière sur le disque métallique.

Aucun des voyageurs ne prêtait attention à cette manœuvre.

Ils discutaient les résultats que pourrait produire la dépêche rédigée.

Un sifflement aigu les rappela à la situation.

Du regard, ils interrogèrent l’employé qui appuyait encore à ses lèvres un sifflet d’argent. L’homme leur rit au nez.

Et, avant qu’ils eussent pu s’enquérir de la cause de cette inconvenante attitude, des mains brutales les saisissaient, emprisonnaient leurs poignets dans des menottes, tandis que le commis glapissait :

— Des voleurs !… Ils paient avec de l’argentaurum.

Des gendarmes entouraient les deux Européens. Déjà, avec la persuasion brutale qui leur est particulière, ils entraînaient les prisonniers vers la porte.

Mais Dick, s’étant ressaisi de suite, dit :

— Un instant : Nous tenons à ce que notre dépêche soit expédiée.

L’employé riposta :

— Pour de l’argentaurum, l’administrateur n’y retrouverait pas ses frais.

— Non, on va vous payer en papier rouble de la Banque Impériale.

Et s’adressant aux gendarmes :

— Permettez-moi de fouiller dans ma poche et de payer. Ensuite, nous nous expliquerons.

Son accent en imposa sans doute aux Pandores sibériens, car ils obtempérèrent à la requête. Il paya la dépêche que le commis commença aussitôt à transmettre, très heureux en somme d’être en mesure de conter, le soir, à ses amis, l’arrestation de ces étranges voleurs.

Cependant le détective disait aux gendarmes :

— Messieurs, vous faites erreur. Nous sommes des volés et non pas des voleurs.

— Peuh ! tous les coupables commencent par déclarer cela.

— C’est possible, mais nous, nous continuerons, pour la raison toute simple que mon compagnon est un jeune garçon à mon service, et que moi-même je suis Dick Fann, détective anglais.

— Ah !

Les braves militaires se grattèrent la tête, signe d’embarras sous toutes les latitudes.

— Nos papiers vous démontreront la véracité de nos dires, continua Dick paisiblement. Le sous-directeur de la Banque Impériale est témoin qu’il vient de me verser cent trente-cinq mille francs, et la caissière de la Restauration Michel se souviendra évidemment d’avoir rendu cet argentaurum sur un billet de cent roubles que je lui ai remis.

Plusieurs personnes étaient entrées dans le bureau. Elles regardaient, écoutant le détective qui parlait à voix haute, en homme désireux d’être entendu.

— Bon ! grommela un des assistants, on arrêtera toute la ville, car tous nous sommes exposés à avoir de l’argentaurum sur nous… Seulement on ferait peut-être mieux de trouver les faux monnayeurs.

En Sibérie, comme en Europe, le public prend volontiers parti contre la police. Le sous-officier commandant les gendarmes voulut mettre fin à une manifestation hostile.

— Messieurs, dit-il, vos allégations sont faciles à contrôler et, s’il ne dépendait que de moi, je m’empresserais de vous rendre la liberté. Mais j’ai reçu des ordres formels… la fausse monnaie abonde ; c’est la ruine imminente pour le pays et c’est aussi un crime de lèse-patrie, car il frappe directement les finances de l’État. Aussi, dois-je conduire en présence de M. le directeur de la police quiconque met en circulation, sciemment ou non, des monnaies suspectes.

D’un mot, le détective apaisa les inquiétudes du brave gendarme.

— Conduisez-nous donc, mon ami. Loin de nous la pensée de résister. La consigne donnée à un soldat doit être respectée par tous. Quiconque veut lutter contre une consigne est un mauvais citoyen, et de plus un mauvais camarade humain, car le fonctionnaire qui l’applique n’est point libre de la discuter.

Les curieux approuvèrent d’un hourra discret, avec tout autant de conviction qu’ils daubaient sur la police un instant plus tôt.

Et le sous-officier, reconnaissant du bon vouloir de ses prisonniers, les entraîna avec des égards tout à fait touchants.

En route, il crut devoir s’excuser de nouveau d’une consigne absolue ; il profita de l’occasion pour excuser aussi le ciel qui continuait à se répandre en cataractes sur la terre, et cette terre également, transformée en marécage.

Bref, tous parvinrent à la direction de la police dans les meilleures dispositions réciproques.

Là, le sergent s’excusa une dernière fois.

Il allait aviser M. le directeur de sa capture et solliciter ses ordres. Sur ce, il disparut, laissant les prisonniers sous la garde de ses subordonnés, dans une petite salle d’attente, meublée seulement de deux escabeaux.

Les gendarmes d’ailleurs, se modelant sur leur chef, indiquèrent lesdits escabeaux aux captifs en disant avec des mines aimables :

— Asseyez-vous donc, vous nous ferez honneur et plaisir.

— Ah ! merci, remarqua Jean Brot, ils sont plus aimables que les gendarmes de chez nous. Qui donc disait que la police russe est brutale ?

Brève fut l’attente. Le sous-officier reparut et d’une voix respectueuse :

— Son Excellence M. le général directeur attend ces messieurs.

Il s’effaçait, indiquant le chemin. Les voyageurs passèrent devant lui, parcoururent un petit couloir, au bout duquel une seconde porte ouverte invitait à entrer.

Et cette seconde baie franchie, ils se trouvèrent dans un bureau spacieux où trônait un homme d’une cinquantaine d’années, haut en couleur, la face élargie par les favoris à la Souwaroff. C’était M. le directeur de la police.

Son accueil fut des plus gracieux. On y sentait une admiration évidente pour le détective anglais. Les premières paroles ne laissèrent aucun doute sur ses sentiments.

— Asseyez-vous, messieurs… C’est en face de Son Excellence Dick Fann que j’ai le plaisir de me trouver ?

Son Excellence ! Le jeune homme ne put que s’incliner modestement.

— Je suis tenu par ma situation, continua le fonctionnaire, de contrôler vos dires. Le sous-officier, qui vous a amenés ici, se rend à cette heure à la banque Impériale et à la Restauration Michel… Je ne doute pas de vos affirmations, mais mon devoir commande.

Les prisonniers s’inclinèrent derechef.

— Dès son retour, vous serez libres, messieurs. C’est une demi-heure à passer en ma compagnie. Pour la rendre aussi brève que possible, je vous prierai d’accepter une tasse de thé… Par ce temps de loup, rien ne vaut la boisson chaude… J’use d’ailleurs d’un thé spécial, qui me vient en droite ligne du Kouang-Si… Vous l’apprécierez sûrement, car je sais les Anglais amateurs éclairés de l’exquis breuvage.

Commencée sur ce ton, la conversation devint tout à fait amicale. Le samovar, ustensile obligé de tout intérieur russe, chantonnait sur son réchaud. Jean Brot se chargea du service, et bientôt tous se délectèrent de l’infusion parfumée dont la chaleur dissipait le malaise de l’averse effroyable subie tout à l’heure. Soudain, on frappa à la porte. Un gendarme parut :

— Qu’est-ce ? demanda le directeur. Le sergent Boris n’est pas encore de retour, je suppose.

— Non, Excellence.

— Alors que veux-tu ?

— Vous remettre cette lettre que l’on vient d’apporter pour vous.

Le militaire tendait à son interlocuteur une large enveloppe jaune, sur laquelle s’étalaient en gros caractères les lignes suivantes :

URGENT
À Son Excellence Milkanowitch,
directeur de la police.

« À lire sans retard. »

— Qu’est-ce que cela ? fit entre haut et bas le destinataire.

Personne ne répondant, il déchira l’enveloppe, en tira une feuille de velin pliée en deux et y jeta les yeux. Mais à peine l’eut-il parcourue qu’il se leva d’un bond, les yeux hors de la tête.

— Où est le messager ? dit-il d’une voix étranglée.

— La messagère, Excellence, rectifia le soldat, car c’est une fillette d’une douzaine d’années.

— Eh  ! Fillette ou diable, où est-elle ?

— Partie !

— Vous l’avez laissée partir !

L’intensité de son émotion força le directeur à s’arrêter un instant, ce dont le gendarme profita pour s’expliquer :

— On ne savait pas. On avait ouvert la fenêtre pour voir passer un lot de forçats que l’on va embarquer pour l’île Sakhaline… Cette fillette nous a vus.

« — Ah ! bon, s’est-elle écriée, vous êtes là, je n’aurai pas la peine d’entrer. Voilà une lettre pour le chef. Elle nous a donné cette enveloppe et elle s’est éloignée en courant… Dame ! quand il pleut, il est naturel de courir.

— Triple buse !

L’injure éclata entre les lèvres du directeur. D’un geste coupant, il congédia le gendarme tout interloqué, et, demeuré seul avec les pseudo-prisonniers, il clama désespérément :

— Savez-vous qui m’écrit ?

— Ma foi non, vous vous en doutez bien, déclara paisiblement Dick Fann, qui avait suivi toute la scène précédente avec attention.

Le fonctionnaire gonfla tragiquement ses joues et d’un accent où frissonnait l’inquiétude :

— Le comité nihiliste K. 57 !

— Ah bah !

L’exclamation placide de l’Anglais fit bouillonner la colère du policier.

— Ah bah ! Vous vous dites : cela m’est égal, je suis Anglais, je n’ai rien à démêler avec les nihilistes…

— Je ne crois pas avoir, en effet, approuva Dick toujours calme…

— Eh bien vous vous trompez… Cette communication vous vise spécialement.

Et la voix brisée par l’émoi, bégayant dans son désir de prononcer plus vite, le directeur lut ce qui suit :

« Excellence directeur,
« Le comité K. 57 vous enjoint de garder sous les verrous les nommés Dick Fann et Jean Brot. »

— Hein ! clamèrent les intéressés.

Le général directeur leva la main pour leur recommander le silence.

— Attendez, je n’ai pas fini.

Et sa voix s’abaissant par degrés :

« Si vous les relâchez, ce soir, une bombe punira votre désobéissance. »

— C’est tout, gémit-il. Et ce soir, je suis commandé de service au théâtre. Nous avons un grand-duc, ma fonction m’astreint à être là en personne. Je ne puis me dispenser de sortir… Et une bombe, vous comprenez, une bombe.

Puis, persuasif :

— Alors, je serai obligé de vous emprisonner.

— Par exemple, s’exclama Jean Brot incapable de garder le silence plus longtemps. Parce que Monsieur a la frousse, nous devrons passer la nuit en prison.

— Nous nous adresserons à notre ambassadeur, interrompit Dick, et je doute que cet abus d’autorité, provoqué par une crainte personnelle, vous vaille l’approbation de l’administration supérieure.

— Oh ! avoua naïvement le policier, je puis faire durer l’enquête… Et alors personne n’a rien à réclamer.

Jean allait protester encore contre cette façon hypocrite de les priver de leur liberté. Dick Fann ne lui en laissa pas le temps.

— M. Milkanowitch nous fera remettre en liberté tout à l’heure.

— Moi ! balbutia le directeur… Vous ne comprenez pas…

— Que vous croyez de votre intérêt de nous retenir ? Si, si, j’ai fort bien compris. Mais je persiste dans mon dire, car je vais vous démontrer que votre intérêt réel est tout à fait opposé…

— Ah ! par exemple, si vous y parvenez…

— Vous m’obéirez pendant quelques heures ; c’est tout ce que j’exigerai de vous.

Le compagnon du détective l’écoutait avec étonnement. Mais sa surprise n’était rien auprès de la stupéfaction qui ouvrait la bouche du policier en O, qui recourbait ses sourcils en arcs, qui effarait son regard.

— Enfin, réussit-il à dire, allez toujours. Vous avez la réputation d’un homme capable d’accomplir l’impossible… Les journaux ont chanté vos louanges même en ce coin reculé du monde… Je n’aurai pas la sottise de refuser de vous écouter.

Ce à quoi Dick répondit par un petit hochement de tête satisfait. Évidemment, il ne lui déplaisait pas que sa renommée fût parvenue à Vladivostok.

— Voudrez-vous me permettre quelques questions ? reprit-il paisiblement.

— Autant qu’il vous plaira… Ma bonne volonté à votre égard n’est pas en cause… et sans ces menaces que les gueux ne sont que trop enclins à mettre à exécution…

— Bon, procédons par ordre ! Vous avez peur d’un attentat nihiliste contre votre personne ?

— Peur !… Peur !… bredouilla le fonctionnaire… Ce n’est pas de la peur…

— Oui, enfin, c’est de la crainte, interrompit l’Anglais. Or, cette crainte, vous l’aurez demain comme aujourd’hui…

— Naturellement, ces bandits sont terribles.

— Sauf quand ils sont aux mines du Baïkal ou au pénitencier de Sakhaline.

— Ça, évidemment, consentit M. Milkanowitch dont la face s’éclaira.

— Alors, cher monsieur, conclut Dick, ne vaudrait-il pas mieux risquer quelque chose et les prendre, que ne rien risquer et les laisser libres de poursuivre leurs sinistres exploits ?

Sa demande amena sur les traits du policier un effarement comique.

— Par saint Stanislas Newski, poser le problème, c’est le résoudre… Les prendre, c’est le rêve de tout policier, seulement…

— Seulement, plaisanta Dick Fann, il faut mettre la main dessus… Eh bien, cher monsieur, je pense que ce n’est pas si difficile que vous semblez le supposer.

Une double exclamation ponctua la déclaration du détective. Celui-ci eut un sourire amusé.

— Cela vous étonne, parce que vous n’avez pas réfléchi à la question.

— Pas réfléchi !

Le policier russe répéta ces deux mots d’un air scandalisé.

— Pas réfléchi à l’arrestation des nihilistes !… Mais je ne pense qu’à cela depuis la découverte de cette damnée émission de fausse monnaie… à cela seulement, vous pouvez le croire.

Et brusquement, braquant son regard sur l’Anglais :

— Ah ! vous croyez que c’est facile, vous. Eh bien, dites-moi simplement pourquoi ces nihilistes veulent vous retenir prisonniers.

Dick et son compagnon de voyage échangèrent un coup d’œil.

Il ne convenait pas de parler de Larmette, du radium… Ceci eût compliqué l’affaire inutilement, puisque l’on n’était pas en mesure de prouver quoi que ce fût contre le joaillier. Certes, les deux personnages avaient la conviction que ce terrible jouteur s’était entendu avec les fabricants d’argentaurum ; le radium, agent nécessaire, révélait sa main… Mais encore une fois les preuves matérielles manquaient.

Aussi Dick reprit-il d’un ton dégagé :

— Pourquoi l’on nous veut prisonniers… Il y a dix explications plausibles.

— Donnez-m’en une et je vous tiens quitte.

— Volontiers. Nous sommes, moi Anglais, mon jeune ami… Canadien, c’est-à-dire tous deux protégés de l’Angleterre qui n’abandonne jamais ses nationaux.

— Après ?

— Après… mais victimes d’une arrestation arbitraire, nous en appelons à notre ambassadeur. Vous êtes mandé à Saint-Pétersbourg pour fournir vos explications… Un sous-ordre sans valeur remplit l’intérim à Vladivostok. C’est un mois, six semaines, deux mois peut-être, où les bandits ont les plus grandes facilités pour répandre leur monnaie trompeuse.

Le directeur frappa son bureau d’un coup de poing.

— C’est ma foi vrai, s’exclama-t-il ; moi parti, je ne vois pas ce qu’ils auraient à craindre.

— Justement ! appuyèrent les voyageurs avec une légère pointe d’ironie.

Le fonctionnaire, flatté en sa vanité professionnelle, acceptait d’emblée la supposition à tout le moins contestable de son interlocuteur.

— Enfin, que proposez-vous ? murmura le policier.

— De nous remettre en liberté d’abord.

— Vous remettre !… Mais vous n’y songez pas… les menaces que cette lettre maudite m’a apportées.

— Écoutez mes paroles, cher monsieur. Nous libres, le comité K. 57 se considère comme défié par vous… Il prépare sa bombe pour ce soir.

— Sa bombe… gronda le Russe. Vous en parlez à votre aise, on voit bien que vous n’êtes pas chargé de la recevoir.

— Non, mais je me chargerai de l’arrêter, ainsi que l’individu qui en sera porteur.

— Vous ?

— Moi.

Du coup, Son Excellence Milkanowitch considéra le jeune homme avec une stupeur admirative non déguisée.

— Par saint Stanislas, fit-il enfin, vous ne doutez de rien…

— De rien de possible, rectifia le détective amateur. Or, un porteur de bombe étant un être en chair et en os comme nous, cet être devant, pour lancer son engin, se trouver sur le chemin de votre logis au théâtre, il est permis d’affirmer que son arrestation est une simple question d’adresse.

— Et de courage, fit Milkanowitch d’un accent convaincu, car ces fanatiques, quand ils se voient pris, n’hésitent pas à provoquer l’éclatement de leur odieuse machine, donnant leur existence pour prendre celle de qui leur met la main au collet.

S’il avait voulu effrayer son interlocuteur, le fonctionnaire dut éprouver une déception, car Dick riposta par un éclat de rire, accompagné par ces mots :

— Vous reconnaissez vous-même que mon jeu sera aussi dangereux que le vôtre.

— Alors vous persistez ?

— J’ajoute même que je vous prie de faire droit à ma requête, si toutefois vous n’avez pas peur de courir le risque en ma compagnie.

Demander à un fonctionnaire s’il tremble est un sûr moyen de l’entraîner à toutes les témérités. Milkanowitch se redressa.

— Je courrai le risque, monsieur Dick Fann.

— J’en étais assuré, reprit l’interpellé avec une ironie si légère qu’elle passa inaperçue du Russe. Puis-je vous demander encore de… diriger la partie ? Je crois que presque tous mes succès viennent de ce que j’étais absolument libre de mes mouvements, et de plus seul à savoir vers quel but tendaient mes actions.

Et Milkanowitch fronçant ses épais sourcils grisonnants :

— Oh ! si vous manquez de confiance en moi, mettons que je n’aie rien dit.

Mais un policier, dominé par l’espoir d’une capture importante, ne résiste pas.

— Eh bien !… monsieur Dick Fann, vous répondez du succès ?…

— Ou je serai mort, rectifia rapidement le jeune homme.

— C’est ce que je voulais exprimer… À partir de cet instant, vous commandez.

Dick s’inclina, baissant modestement les paupières pour voiler l’éclat soudain de son regard, puis, tout son flegme revenu :

— Voulez-vous tout d’abord me dire quel itinéraire votre voiture suivra pour vous amener au théâtre et vous ramener chez vous ?

Le Russe regarda autour de lui avec inquiétude. Dick se pencha vers lui, et à voix basse :

— Il faut qu’il soit connu des nihilistes, donc ne vous gênez pas pour parler haut.

Et sous un geste dominateur, le policier galvanisé prononça :

— À l’aller et au retour, nous suivrons Penskaya, la perspective Sakhalinsk et la place du Théâtre.

— Bien. Vous donnerez des ordres pour que votre cocher ne s’écarte pas de cet itinéraire.

— Je les donnerai.

— Parfait. À présent, veuillez rappeler ce brave gendarme Boris, que vous avez un peu malmené tout à l’heure, et obtenez de lui un signalement aussi complet que possible de la fillette qui a porté la lettre du comité K. 57.

M. Milkanowitch, gagné par l’imperturbable assurance de son interlocuteur, ne résistait plus. Il sonna, fit venir Boris.

Une minute plus tard, l’Anglais savait que la fillette, douze ou treize ans, était vêtue d’un long caban à capuchon, sous lequel les gendarmes avaient distingué une vieille robe brune et un tablier de cotonnade à carreaux roses et blancs. Ce qui avait également frappé les militaires, c’étaient les cheveux blond pâle de l’enfant, la maigreur de son visage, momentanément animé par la course, et ses yeux bleus, qui lui mangeaient la figure, expliqua le soldat en son langage imagé.

— Avec un regard luisant, un peu égaré ? questionna Dick.

Boris le considéra avec stupéfaction.

— Vous l’avez donc vue ?

— Peut-être.

Sur un signe discret du détective, M. Milkanowitch congédia le gendarme. La porte retombée sur le brave homme, il demanda comme son inférieur :

— Vous l’avez donc vue ?

— Par déduction, répliqua Fann.

Et son interlocuteur le couvrant d’un regard ahuri, la réponse lui semblant de toute évidence inintelligible, le jeune homme consentit à s’expliquer :

— Chargée de la remise dangereuse d’une lettre menaçante, l’enfant est certainement une pupille des nihilistes… Fille de forçat, de déporté, recueillie par l’affiliation et dressée en vue de l’accomplissement d’un crime futur. Vous savez à quel régime de privations, de détraquement nerveux sont soumis ces pauvres êtres, qui plus tard seront des illuminés, des criminels inconscients de l’horreur de leur attentat.

Tous l’écoutaient, surpris.

— Ah çà  ! Vous avez donc eu affaire à nos nihilistes ? balbutia le directeur.

— Non ; mais les associations de malfaiteurs agissent partout de même. Ils savent, ces psychologues du mal, que pour obtenir le criminel incapable d’hésitation, de remords, de conscience, il faut le prendre jeune, détruire son équilibre physiologique, et l’amener ainsi à être un anormal moral, en même temps qu’un névrosé.

Il s’interrompit.

— Douze ou treize ans, il y a encore de l’espoir… Je vous adresse une requête, Excellence.

— Elle est accordée.

— Attendez ! Si cette enfant, comme je le soupçonne, fait partie de la bande que nous allons tâcher de surprendre, je souhaite que cette innocente ne soit pas jetée à l’enfer du bagne.

— Eh ! qu’en pourrais-je faire ?

— Vous l’embarquerez dans le port de Vladivostok sur le premier bâtiment à destination de l’Europe. Vous l’expédierez à Londres, Totenham-Road, chez Mrs. Philips, une cousine à moi, à qui j’annoncerai sa venue  ! Une bonne nourriture, une existence paisible rétabliront la santé de la pauvrette.

— Et qu’en fera Mrs. Philips ? clama le Russe, sans chercher à cacher sa stupéfaction… Que pourrait-elle faire de cette fleur de bagne ?

— Une honnête femme, répondit le détective d’un ton si doux, si pitoyable, que Jean Brot en eut la larme à l’œil, et que ses lèvres remuèrent précipitamment.

Le gamin se confirmait in petto que décidément le patron était un brave homme.

Dick, du reste, reprenait :

— Vous aurez des forces policières suffisantes, disséminées dans Penskaya et l’avenue Sakhalinsk.

— Cela est facile.

— Et aussi dans les rues parallèles afin qu’à mon signal toute maison suspecte puisse être cernée et attaquée de divers côtés à la fois.

Le Russe approuva les mesures d’un geste satisfait.

— Et votre signal ?

— Indiquer le numéro de la maison à attaquer. Supposez que ce soit le trente-trois. Ce nombre s’écrit par deux trois, trois et trois.

— Naturellement !

— Alors, trois coups de sifflets rapprochés, une pause, et de nouveau, trois sifflements.

— Bien… Je donnerai les ordres en conséquence à mes chefs de détachement.

— Alors il ne vous reste plus qu’à nous mettre en liberté.

Comme Dick prononçait ces dernières paroles, le sous-officier, envoyé pour contrôler les allégations des voyageurs, parut sur le seuil :

— Eh bien ? interrogea Milkanowitch.

— Tout est exact, Excellence, répondit le militaire en saluant.

Le fonctionnaire appela aussitôt sur ses traits le plus aimable sourire.

— En ce cas, messieurs, je m’en voudrais de vous retenir plus longtemps.

Et serrant énergiquement la main du détective, il ajouta à voix basse :

— Je vous confie ma vie, monsieur Dick Fann ; j’ai une femme et quatre enfants.

D’un clignement des paupières, le jeune homme indiqua qu’il avait compris et, suivi de Jean Brot, pensif, il sortit. Un quart d’heure plus tard, tous deux rentraient à la Restauration Michel.

L’hôtelier, déjà mis au courant de l’aventure par la visite du sous-officier de gendarmerie, s’excusa d’avoir remis de la fausse monnaie aux Excellences, il voua aux puissances infernales les coquins qui répandaient dans le public du métal pareil, et faisaient ainsi que la liberté des honnêtes gens se trouvait à la merci du premier venu. Mais son éloquence fut perdue.

Dick Fann s’était assis ; il écrivait à Mrs. Philips, de Totenham-Road, une lettre où l’on eût pu lire les phrases suivantes :

« Vous regrettez, chère cousine, de n’avoir pas un petit enfant à aimer… C’est davantage que je vous assure… Une âme à sauver, un corps auquel il convient de rendre sa vigueur. Le nom, je ne le sais pas encore. Une dépêche vous l’apprendra, ainsi que le steamer qui la mènera vers vous, et la date approximative d’arrivée.

« Je crois que vous me remercierez de vous avoir associé à une œuvre de rédemption.

« Votre dévoué et respectueux cousin,
« Dick Fann. »

La lettre terminée, il la cacheta, l’affranchit, et la glissa dans la boîte-correspondance de l’hôtel que, trois fois par jour, un employé de la poste débarrassait des missives confiées au récipient.

Après quoi, appelant Jean, de la main :

— Nous souperons dans nos chambres, déclara-t-il à l’hôtelier. Après toutes les émotions de la journée, il nous sera agréable de nous mettre à l’aise et de ne plus reparaître dans la salle publique.

Ce que l’interpellé reconnut être extrêmement judicieux. Lui-même, si les nécessités de son service le lui permettaient, serait enchanté de les imiter. La fin de son approbation se perdit dans le vide. Les voyageurs s’étaient engagés déjà dans l’escalier accédant à leurs chambres.




CHAPITRE II

La Course à la bombe


La nuit est venue. Les voyageurs ont soupé ensemble dans l’une de leurs chambres. Après le repas, Dick s’est retiré ostensiblement dans la sienne.

Jean n’avait pas osé l’interroger durant le repas. Demeuré seul, il murmura :

— Que projette-t-il ?

Puis il haussa les épaules d’un mouvement dépité…

— Est-ce que l’on sait ! Par exemple, ce qui est certain, c’est qu’il se mettra en danger… Attaquer les nihilistes !… Je ne les connais que par les journaux, mais cela me donne le frisson.

De son inimitable accent parisien, il poursuivit son dialogue avec lui-même :

— Vois-tu, mon pauvre Jean, le patron est plus malin que toi. S’il te croit utile, il te le dira. S’il ne dit rien, c’est que tu l’embarrasserais… Je sais bien… c’est vexant de songer que M. Dick Fann me considère comme une cinquième roue à un carrosse ; mais tu sais, quand on a accepté un chef, un chef comme lui surtout, il faut lui obéir et d’autant plus que l’on comprend moins.

Puis, faisant mine d’arrêter une protestation prête à jaillir de ses lèvres :

— C’est mon opinion, m’sieu… Et mets-toi bien dans l’esprit que je lui suis aussi dévoué que tu peux l’être toi-même.

Au surplus, les résolutions du jeune voyageur, devaient rester purement platoniques, car, vers neuf heures, surpris de n’avoir pas vu reparaître l’Anglais, il pénétra dans sa chambre. Là, une surprise l’attendait.

Dick Fann était accoudé sur la table semblant rêver.

Mais presque aussitôt, Jean poussa une exclamation :

— C’est un mannequin !

Eh oui ! Les vêtements de Dick, remplis à l’aide du traversin, de l’édredon, surmontés d’une boule obtenue avec des serviettes et figurant la tête, étaient confortablement assis en face de lui, dessinant sur le grand rideau tiré devant la fenêtre une silhouette d’ombre, donnant l’illusion d’une ombre humaine.

— Qu’est-ce que cela ? Mais lui, où est-il ?

Cette réplique sonna, suivie immédiatement d’une nouvelle exclamation du gamin.

— Voici sans doute qui me l’apprendra.

Le petit désignait une lettre placée en vue sous la lampe, et dont la suscription, tracée en gros caractères, venait d’attirer ses regards. Il avait lu :

« À mon brave petit ami Jean Brot. »

Avidement il se saisit du papier, le déplia, et lut à mi-voix :

« Pour ceux que je veux surprendre, je ne dois pas être sorti. J’ai fermé à clef ma porte sur le corridor ; on ne peut donc pénétrer dans ma chambre que par la porte de communication avec la tienne.

« Tu empêcheras que quiconque la franchisse.

« Grâce à cela, et à ce que je vais te dire, l’illusion sera suffisante.

« Commande thé et gâteaux secs salés (pâtisserie sibérienne) pour deux… Laisse de la lumière dans nos pièces… Efforce-toi de projeter de temps à autre ton ombre sur le rideau, en masquant celle de mon effigie. De la sorte, on ne pourra se rendre compte qu’elle demeure immobile.

« Attends-moi ainsi, sans sortir, sans te montrer.

« Si tu exécutes fidèlement mes instructions, je t’affirme que le danger de mon expédition sera réduit au minimum. »

La note finissait là.

— Mais lui, lui, qu’est il devenu ? s’écria le gamin, déconcerté par cette péripétie inattendue. Il nous le racontera au retour, se répondit-il… s’il revient.

La voix du Parisien indiqua un léger tremblement ; mais elle se raffermit pour prononcer :

— Certainement, puisqu’il m’enjoint de l’attendre.

La confiance illimitée du gamin se montrait tout entière dans cette dernière phrase. Il oubliait la puissance des comités nihilistes, la maladresse de la police russe, pour ne voir qu’une chose :

Dick Fann promettait de revenir, donc il reviendrait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Où était Dick à cette heure ?

Bien loin de la Restauration Michel. Son compagnon, l’eût-il voulu, n’aurait pu le rejoindre. Quand il s’était retiré dans sa chambre, il s’était dévêtu complètement, et avait endossé sur la peau une sorte de maillot-combinaison, entièrement noir, le couvrant depuis le sommet du crâne jusqu’à l’extrémité des orteils, ne laissant exposée à l’air que sa figure.

Ce costume étrange, Dick l’avait toujours avec lui. Ses bagages disparaissaient-ils, étaient-ils égarés ? le premier soin du détective était de reconstituer, au moyen de passe-montagnes, maillots, caleçons, cet uniforme qu’il nommait lui-même : tenue d’expédition de nuit.

En effet, un homme habillé (si l’on peut dire habillé en pareil cas) de la sorte, devient à peu près invisible dans la nuit, ce qui, pour surprendre un adversaire, constitue un avantage incontestable.

Au surplus, comme il le reconnaissait sans faux amour-propre, il n’avait point inventé cet uniforme discret. L’honneur en revenait à une bande de coquins dont Londres fut terrorisée naguère, et qui donnèrent lieu au procès retentissant de la Bande des silhouettes.

Ces misérables assassins, cambrioleurs, tout noirs dans la nuit, échappèrent longtemps, grâce à leur invisibilité, aux détectives les plus habiles… Ils les voyaient nettement, grâce aux taches claires des cols, manchettes, ou autres ; tandis que leurs adversaires s’effaraient devant une forme complètement noire.

Un fil d’étoffe demeuré dans l’ongle fendu d’un agent avait révélé à Dick Fann le procédé des voleurs. Dès lors, il avait constitué une escouade, vêtue comme les coquins eux-mêmes, dont il avait triomphé en leur empruntant ainsi leurs armes.

Cette toilette d’expédition complétée par un masque de soie appliqué sur le visage, Dick avait confectionné le mannequin, que son fidèle Brot devait trouver installé devant sa table. Puis, sa mise en scène terminée, il s’était glissé dehors, avait gagné les étages supérieurs, pénétré dans la chambre du patron même de l’hôtel, à la garde-robe duquel il avait emprunté des habits qu’il avait endossés par-dessus sa combinaison noire.

À présent, il avait l’apparence d’un bourgeois sibérien avec sa toque de fourrures, sa houppelande fourrée également, ses fortes bottes.

Ainsi accoutré, il s’était hissé sur le toit par une lucarne, soigneusement refermée après son passage, et, par ce chemin aérien, avait atteint une maison voisine, dont il était sorti tranquillement en empruntant l’escalier et la porte cochère.

Il était dans la rue, libre de ses mouvements, et, cependant, le personnel de la Restauration Michel, si on l’interrogeait par hasard, jurerait ses grands dieux que le seigneur Anglais n’était point sorti.

— Voyons, murmura-t-il, première inspection… L’itinéraire de ce bon M. Milkanowitch… Penskaya et la perspective Sakhalinsk.

Une horloge du port sonna à ce moment.

— Huit heures, reprit le jeune homme. Milkanowitch est déjà au théâtre, assurant le service pour rendre les honneurs au grand-duc. Il était évident que l’attentat n’aurait pas lieu à l’aller. Trop de monde dans les rues principales… Les magasins encore ouverts… Un individu embusqué avec une bombe attirerait l’attention. C’est donc pour le retour, vers minuit. J’ai le temps.

Sur ce, il allongea le pas, parcourant les voies, à l’allure d’un promeneur attardé qui se hâte vers son logis. Seulement, en arrivant sur la place du Théâtre, il possédait admirablement la topographie des lieux qu’il se résumait en a parte dans ces termes :

— Penskaya, rue commerçante… boutiques au rez-de-chaussée. Au-dessus, appartements des négociants. Tous ces négociants ont une crainte salutaire des voleurs ; aussi entretiennent-ils, selon l’usage russe, de nombreux veilleurs de nuit. Partant, cette voie est défavorable à un attentat nihiliste. Un promeneur suspect serait de suite signalé. Reste la perspective Sakhalinsk. Ah ! celle-ci, c’est autre chose. Une avenue aristocratique. Des hôtels particuliers, habités par des gens riches, entourés d’une domesticité nombreuse, dont la présence dans les immeubles rassure les propriétaires contre les attaques des cambrioleurs. Partant, pas de gardes de nuit. D’autre part, sur un espace d’environ six cents mètres, la perspective n’est bordée d’hôtels que d’un seul côté. En face s’étendent les jardins d’Alexandreïeff, noyés d’ombre. Voilà un refuge admirable pour un criminel. Là, derrière les grilles clôturant le parc, on peut attendre le passage du fonctionnaire condamné par le comité K. 57, sans que personne soupçonne la présence du fanatique. Aisément, on peut jeter la bombe dans la rue par l’écartement des barreaux de la grille. Certes, si j’étais nihiliste, voilà l’endroit que je choisirais sans hésiter.

Sur la place du Théâtre, Dick passa le plus loin possible du péristyle brillamment éclairé. Des équipages amenaient quelques spectateurs en retard.

Des moujicks, pauvrement vêtus, se précipitaient, ouvraient les portières, quémandant quelques kopecks des invités à la soirée de gala.

Ils n’obtenaient, en général, que des rebuffades.

À présent, Dick Fann s’enfonçait dans les rues avoisinant le port.

Il gagna le quai du Commerce et se glissa adroitement sous des caisses amoncelées en vue de leur chargement à bord d’un grand steamer amarré le long du pier.

La pluie, qui tout le jour avait inondé la terre, ne tombait plus.

Mais une bise glaciale s’était levée, et le jeune homme se déclara qu’il lui paraissait bon d’avoir un abri. Abri insuffisant, par les fissures duquel le vent froid se glissait sournoisement, mais enfin abri, par comparaison avec le plein air.

Heureusement, le mauvais temps avait fait le désert sur le port. Dick, complètement gelé au bout d’une heure de faction, put se promener pour rappeler un peu de chaleur à ses membres. Un homme, de garde à bord du steamer remarqué à son arrivée, l’aperçut et l’interpella.

Ma foi, l’Anglais entra en conversation.

Il se donna pour le représentant, le gérant d’un négociant d’Irkoutsk, venu à Vladivostok à la suite du grand-duc, qu’il devait voir à la sortie du théâtre. Histoire de tuer le temps, il était venu jusqu’au port, avec l’espoir de découvrir un sien ami, employé chez l’officier marinier, lequel se trouvait en ville, ce soir-là.

Jamais un marin ne résiste à l’offre d’un punch.

Dick Fann, ayant froid, le proposa tout naturellement. Si bien que, de neuf heures et demie à onze heures vingt-cinq, il s’abrita dans le poste de l’équipage et fit brûler du rhum sucré dont le brave gardien du bord absorba les quatre cinquièmes, « à la santé du digne terrien » qui le lui offrait.

Il eut même du mal à se séparer de son nouvel ami. S’il n’avait été retenu par son service, le matelot se fût attaché au détective comme son ombre.

Songez donc  ! Un homme qui fait couler le rhum à pleins verres.

Mais le service, par bonheur, attachait le trop reconnaissant loup de mer à son navire. Il laissa partir le jeune homme, non sans les serments les plus énergiques de le revoir, et Dick s’éloigna. Un instant encore, le sourire, né des protestations de son compagnon de rencontre, flotta sur ses lèvres, puis son visage revêtit une expression grave.

L’heure de l’action approchait. Il avait promis au directeur de la police qu’il écarterait de lui le danger, et une émotion lui venait à la pensée que le débonnaire directeur pourrait être victime de sa confiance.

Le détective était parvenu sur la perspective Sakhalinsk.

La représentation au théâtre ne se terminait pas avant vingt-cinq minutes. L’avenue s’allongeait déserte.

Les hôtels en bordure apparaissaient endormis. Aucune fenêtre éclairée. Aucune, c’est trop dire. Au premier étage de l’une des constructions, une croisée, bien que masquée à l’intérieur par un store épais, se montrait lumineuse. Derrière le store, par transparence, on devinait un foyer de clarté intense.

Et comme le jeune homme considérait machinalement la baie éclairée, l’ombre d’une main se dessina sur le rideau, l’ombre d’une main tenant l’ombre d’un flambeau, qu’elle éleva d’un mètre environ, puis qu’elle replaça dans sa position première.

Presque aussitôt dans le parc Alexandreïeff, faisant face à la fenêtre éclairée, retentit l’appel bref de la corneille cendrée, cet oiseau étrange, de la taille des choucas, qui supporte les effroyables températures de l’hiver Sibérien.

Le cri était nature, suivi du claquement caractéristique dont l’oiseau ponctue son appel en choquant ses mandibules, et cependant Dick Fann se confia qu’il était imité.

L’hôtel, où les lumières se déplaçaient si singulièrement, portait le numéro 33… L’hôtel et le parc ténébreux échangeaient des explications. Le candélabre et le hululement de la corneille étaient des signaux se répondant.

C’est en ce point que l’attentat contre le directeur de la police devait avoir lieu. Dans la riche demeure portant le numéro 33 se tenait le chef nihiliste qui commandait le meurtre ; dans le parc, se cachait le pauvre fou qui exécuterait l’ordre sanguinaire.

Le premier comptait demeurer insoupçonné, libre de préparer de nouveaux crimes. Le second, par son signal, disait :

— Je suis là, j’ai la bombe. Je donne ma vie à l’Œuvre !

Et Dick eut un sourire d’ironique mélancolie, constatant une fois de plus cette aberration des peuples qui, pour marcher à une liberté illusoire, éprouvent le besoin de se donner des tyrans, mille fois plus cruels, plus exigeants, plus insupportables que les gouvernements que l’on souhaite abattre. Il conclut tout bas :

— Il est vrai que si les peuples avaient du bon sens, la politique deviendrait bien difficile.

Il ne s’était point arrêté, n’avait marqué par aucun mouvement ses réflexions… Son pas avait continué à sonner son rythme paisible de promeneur ; seulement, il eût maintenant retrouvé, les yeux fermés, le point précis d’où avait jailli le cri de la corneille.

Or, aussitôt qu’il eut dépassé les grilles, il se jeta dans la première rue latérale. À cinquante mètres de la perspective Sakhalinsk, au milieu d’un mur élevé, se découpait une petite porte de fer.

C’était l’entrée de service réservée aux jardiniers du parc.

Tout auprès s’élevait un pavillon de garde. Dick frappa.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda une voix rude.

— Vous montrer un papier qui, je crois, est à votre adresse.

— Vous repasserez demain.

— Impossible. Vous devez lire avant minuit.

— Ah !

Un bruit de clef tournant dans la serrure suivit l’exclamation… La porte tourna sur ses gonds, démasquant la silhouette d’un géant hirsute, vêtu de l’uniforme des gardiens du parc. Dick Fann s’attendait à cette apparition, car il ne manifesta aucune surprise.

— Milkanowitch  ! murmura-t-il.

L’homme s’inclina.

— J’ai là, dans ma bicoque, une douzaine de ses fils.

— Bon, le directeur a posté des gendarmes ici, j’en étais sûr.

— Et parmi eux un sous-officier, qui a vu celui que vous devez être, si vous n’êtes pas un imposteur.

— Parfait ! Conduis-moi vers le sous-officier dont tu parles.

L’interlocuteur du jeune homme posa sur son bras une main, large, à cacher une assiette, et le portant presque, il l’entraîna vers le pavillon.

Dans la première salle, plusieurs gendarmes, éclairés par une lanterne, se tenaient immobiles. Dick regarda la fenêtre, la porte vitrée… Des volets pleins les obturaient. La clarté ne pouvait être aperçue du dehors.

Puis il reporta ses regards sur ceux qui l’entouraient.

Du premier coup d’œil, il reconnut le sous-officier envoyé aux renseignements par le directeur Milkanowitch dans l’après-midi, et s’adressant à lui :

— Me reconnais-tu ?

— Oui, Excellence, répondit le gradé sans hésiter. Le gardien lâcha aussitôt le bras de l’Anglais et réunissant les talons, porta la main à son bonnet.

— Écoute, sous-officier. Envoie deux hommes prévenir tous les postes voisins. Il faut cerner l’hôtel no 33 de la perspective.

No 33, Excellence ?

— Oui. C’est là qu’est le chef nihiliste.

Les gendarmes firent entendre un grondement sourd. La haine existe entre ces représentants de l’ordre et les farouches criminels qui s’intitulent « partisans de la liberté ».

Mais, sur un geste du jeune homme, le silence se rétablit. Il continua :

— Pour attaquer, on attendra mon signal… Trois coups de sifflet.

Ce disant, l’Anglais commençait à se dépouiller de ses vêtements.

Mais telle est la force de la discipline dans la gendarmerie russe, que personne ne parut prêter attention à cette étrange action.

Le sous-officier donnait ses ordres.

Deux de ses subordonnés se glissaient dehors, accompagnés par le gardien. Ils allaient porter aux alentours la consigne donnée par Dick Fann.

Celui-ci maintenant n’était plus revêtu que de sa combinaison noire. Sur son visage il appliquait le masque de soie, également noir, dont il s’était muni. Puis, se tournant vers le sergent :

— À mon signal, vous laisserez deux hommes ici ; j’aurai un prisonnier à leur confier. Avec les autres, vous vous porterez à l’hôtel no 33.

L’interpellé salua. Et Dick, assuré d’être obéi, se coula dehors, s’enfonçant dans le parc. La nuit était profonde. Au loin cependant, à travers le lacis des branches dépouillées, il distinguait de vagues lueurs. Il devina les réverbères éclairant la perspective Sakhalinsk.

— J’ai compté cent vingt-cinq pas, murmura-t-il, depuis l’instant où j’ai perçu le signal, jusqu’à celui où j’ai atteint l’angle de la rue latérale qui m’a conduit ici… Cent vingt-cinq pas, perpendiculaires en direction au mur du parc, m’amèneront donc sensiblement en arrière du point où se cache le « lanceur de bombe ».

Et avec un sourire narquois :

— Par bonheur, les nihilistes agissent seuls… Seuls  !… Il y a le criminel et la bombe… C’est suffisamment compliqué comme cela.

La distance indiquée par lui étant franchie, il fit un crochet brusque vers les lumières lointaines.

— Maintenant, attention, il faut arriver sur mon adversaire sans qu’il soupçonne ma venue.

Et, brusquement, Dick disparut. Il s’était couché sur la terre et, forme noire perdue dans le noir, il rampait sans bruit.

Quiconque eût pu le voir eût évoqué la pensée de ces larves diaboliques dont se peuplent les légendes terrifiantes du moyen âge.

Il progressait lentement, sans que le plus léger bruit trahît ses mouvements. La bise, complaisante alliée de l’audacieux Anglais, soufflait par rafales, faisant claquer les branches ainsi que des ossements entre-choqués, couvrant tous les autres sons.

Bientôt, il parvint à la lisière d’un massif. À quelques mètres, il discernait le mur bas sur lequel se dressait la grille de clôture du parc.

Au delà, il apercevait l’hôtel portant le no 33 et sa fenêtre toujours éclairée, la rue déserte inondée par la clarté blanche et froide tombant des réverbères. Mais, dans ce décor lugubre, aucune forme humaine.

— Ah çà ! où est donc mon « bombardier » ?

La question, posée à lui-même par le détective, démontre que les périls de son expédition n’altéraient en rien sa belle humeur.

Soudain, il eut un léger frisson.

Au pied du mur de support de la grille, un mouvement s’était produit dans les ténèbres plus profondes en cet endroit.

En regardant avec attention, il discerna vaguement un paquet d’étoffes, une forme imprécise allongée sur le sol.

— C’est lui ! se dit-il… Celui que je cherche.

Eh ! Comment n’avait-il pas songé qu’au moment tout proche de l’attentat, l’individu serait là ? Le mur offrait une cachette admirable.

Au passage de la voiture du directeur de la police, l’assassin se redresserait soudainement. Il aurait projeté son terrible engin, le crime serait perpétré avant que personne eût seulement remarqué la figure brusquement apparue en arrière de la grille.

Peut-être même, à la faveur de l’affolement qui accompagne toujours ces attentats horribles, il s’échapperait, ayant jeté sur l’histoire contemporaine russe une tache de sang de plus.

Certes, l’endroit était bien choisi pour une opération de ce genre, et Dick, impartial envers ses adversaires, se confia que les dirigeants du comité no 57 avaient fait preuve d’habileté.

Mais l’instant n’était point aux raisonnements.

Dans quelques minutes, le carrosse de M. Milkanowitch allait passer. Il fallait surprendre le meurtrier intentionnel.

Comment procéder ?

S’il ne s’était agi que de risquer un coup de couteau, le jeune homme eût bondi sur son adversaire. Mais, ici, il y avait la bombe, la bombe que l’être falot, deviné dans l’ombre, tenait certainement en main.

Une de ces bombes à renversement que les nihilistes fabriquent si bien après avoir perfectionné leurs études de chimie dans les universités françaises, anglaises, allemandes ou suisses.

Un choc, un faux mouvement pouvaient déterminer l’explosion, projeter au loin les membres disloqués des combattants.

Et à présent, Dick Fann ne voulait pas mourir. Fleuriane avait besoin de lui, la pauvre chère aimée, pour être délivrée du misérable Larmette. Il fallait vivre pour elle, pour rapporter de l’aventure au moins une nouvelle présomption morale contre le bijoutier de la rue de la Paix.

Quelle situation embarrassante ?

Les yeux du détective amateur allaient de la fenêtre lumineuse du no 33 à l’individu allongé au pied du mur.

Soudain, les douze coups de minuit tintèrent dans les ténèbres.

Minuit ! Le spectacle finissait. Dans cinq minutes, moins peut-être, le roulement de la voiture de M. Milkanowitch bourdonnerait sur la chaussée délavée par la pluie torrentielle de la journée. Il fallait se décider.

Brusquement, la fenêtre du no 33 s’éteignit… et, comme si le complice avait attendu ce signal (sans doute une fissure du mur lui permettait de voir dans la rue), Dick constata que l’être étendu sur le sol se souleva, s’assura d’un regard rapide que personne ne se montrait sur la perspective, et lança par deux fois le cri de la corneille cendrée.

Mais ce mouvement avait permis au détective d’apercevoir un objet rectangulaire posé à terre auprès de l’individu.

— La bombe ! murmura-t-il.

Et, ses jarrets se détendant comme des ressorts, il bondit, tomba sur le nihiliste qui reprenait sa position primitive, l’empoigna, l’enleva, l’entraîna comme une plume légère dans les taillis où, lui-même, se blottissait tout à l’heure.

Cela avait été si rapide, si imprévu, que l’assailli ne poussa pas un cri.

D’un geste rapide, Dick fit sauter son masque et s’en servit pour bâillonner son prisonnier qu’il chargea sur son épaule.

Comme il était léger ! Ah çà ! ce criminel serait-il un enfant ?

Voilà ce que se demandait le jeune homme, tout en courant dans la direction du pavillon de garde.

Un instant, cependant, il s’arrêta et fit retentir par trois fois un sifflement aigu. Il donnait le signal de l’attaque de l’hôtel, que la lumière mystérieuse lui avait révélé être le quartier général du comité K. 57.

Après quoi, il reprit sa course et gagna le pavillon de garde.

Deux gendarmes seulement s’y trouvaient. Les autres, ponctuels observateurs des ordres de Dick, devaient en ce moment cerner l’hôtel no 33.

Mais, sous la clarté de la lanterne, l’Anglais distingua enfin son prisonnier, et il eut une exclamation attristée :

— Une enfant !

Oui, une enfant, une fillette, avec des cheveux blond pâle, de grands yeux bleus, trouant d’un rayonnement égaré son visage blême, maigre, disant les privations sans nombre. Et, brusquement, Dick Fann comprit.

— C’est toi qui as apporté tantôt la lettre de menaces à la direction de la police ?

En parlant, il enlevait le bâillon qui comprimait les lèvres de la petite.

Elle répliqua d’une voix dure :

— Oui, c’est moi.

— Et tu allais commettre un crime horrible !

Elle haussa les épaules.

— Il n’y a point crime quand la liberté est le but. Il faut du sang, des pleurs, des larmes, pour amener les aurores futures, où tous seront frères, où tous s’aimeront, où nul ne connaîtra plus la misère…

Pauvre enfant ! Son cerveau était empli des ridicules chimères dont les chefs des révolutions sanglantes (ces vrais coupables, ces hommes auxquels devrait aller, non pas une responsabilité limitée de politiciens, mais la responsabilité absolue de bandits), dont ces chefs farcissent les cerveaux faibles des ignorants, des simples, qui, dans n’importe quelle société, seront toujours les inférieurs, parce que la nature, plus puissante que l’homme, veut qu’il en soit ainsi.

Tous frères ! Quelle sinistre plaisanterie ! Les agneaux, frères des lions !… Les lions se nourriront donc de salade ? Et pourtant, il n’est pas au pouvoir des lions de faire qu’ils ne soient plus carnivores.

Les gendarmes grondaient menaçants. Dick les apaisa aussitôt.

— Vous conduirez cette enfant à la direction de la police où vous la garderez jusqu’à mon arrivée. Et surtout, soyez-lui doux et patients. C’est le désir de M. Milkanowitch.

Les interpellés clignèrent des yeux d’un air entendu.

Pour eux, la recommandation signifiait :

« On va prendre la fillette par la douceur. On en tirera des aveux qui permettront de capturer toute la bande, et le pays sera enfin tranquille. Compris ! »

Dick reprit ses vêtements abandonnés tout à l’heure et s’élança dehors, non sans avoir adressé aux soldats un dernier renseignement :

— Prévenez qu’à l’intérieur du parc, le long de la grille sur l’avenue Sakhalinsk, une bombe gît à terre.

Et, toutes les dispositions utiles prises ainsi, il regagna la perspective.

Là encore, ses ordres avaient été exécutés. Sous la porte cochère du no 33, ouverte au large, M. Milkanowitch, ayant obtenu du grand-duc la faveur de quitter son service de théâtre pour procéder à l’arrestation de nihilistes, dressait sa silhouette puissante.

À la vue de Dick, il courut à lui, lui serra les mains, le remerciant avec une incohérence qui disait sa gratitude autant que ses affres passées.

— Ah ! cher monsieur Dick Fann ! Quel service vous nous avez rendu !… Le chef du comité K. 57… Il a avoué avant de se faire sauter la cervelle.

— Il s’est tué !

— Oui, mais ses papiers sont saisis. Qui l’aurait soupçonné ? Un prince, monsieur, un prince pactisant avec les ennemis du gouvernement ! Vraiment, les gens sont fous… Prince et riche, ah ! je dis riche, cela n’est pas certain… Serge Polodoff était un infernal joueur… Il a perdu des millions…

— Et il s’est vendu pour le secret de la fabrication de l’argentaurum, acheva le détective.

— De l’argentaurum ? répéta le directeur, interloqué. Vous croyez ?

— Cela doit être. Sans cela, comment expliquez-vous son intervention dans l’affaire d’argentaurum qui nous a valu le plaisir de faire votre connaissance ?

— C’est ma foi vrai… Pourtant, la perquisition…

— Les caves, souffla Dick. Les faux monnayeurs affectionnent cette partie des édifices.

De nouveau, le directeur lui serra les mains avec enthousiasme : il donnait déjà des ordres pour que l’on explorât le sous-sol, quand une sourde détonation retentit. L’hôtel sembla frissonner sur sa base… Puis tout rentra dans le silence. Et comme Milkanowitch interrogeait son interlocuteur d’un regard anxieux, le jeune homme murmura avec une tristesse dont le policier ému ne comprit pas la nature :

— Les caves… Ils ont détruit les preuves !

Les preuves  ! Il pensait à celles qu’il eût voulu recueillir contre Larmette.

Au surplus, l’enquête démontra que, comme toujours, Dick Fann avait découvert la vérité. Dans les caves, sous un monceau de décombres, résultat de la déflagration d’un explosif qu’un complice avait fait détonner, sacrifiant ainsi sa vie à la Cause, comme disent ces malheureux, on trouva, auprès de lambeaux humains, des barres d’argent à demi transformées, et des poussières de verre… tout ce qui restait sans doute des tubes de radium, de ce radium féerique, chargé de la transmutation du métal.

Mais, si Dick était peu satisfait du résultat obtenu, M. Milkanowitch exultait. Il tint à traîner le jeune homme au logis du grand-duc, à le présenter.

Et c’est seulement après ce devoir rempli (ainsi désignait-il cette corvée), qu’il consentit à regagner la maison occupée par la direction de la police.

Dans le cabinet de travail, où le détective amateur et le policier sibérien s’étaient rencontrés pour la première fois durant l’après-midi, les deux gendarmes affectés à la garde de la jeune prisonnière du parc Alexandreïeff se tenaient, surveillant d’un œil vigilant leur captive, accroupie sur le plancher. Dick Fann la désigna du geste.

— Que fait-elle là ?

— Elle se repose vraisemblablement, répliqua l’un des gendarmes. La gueuse voulait s’asseoir dans un fauteuil, comme une barine (dame), par saint Vladimir ! Mais je lui ai dit :

« — Les sièges pour les barines, la terre pour les moujiks rebelles. »

Le jeune homme haussa les épaules sans répondre.

Qu’eût-il pu dire ?

Eût-il blâmé la rudesse du soldat ? Hélas ! La haine des gendarmes pour tout ce qui porte l’étiquette nihiliste n’est que trop explicable. Combien de ces pauvres militaires sont tombés sous les coups d’énergumènes, se figurant rénover la société par l’assassinat de ceux qui, moyennant un salaire dérisoire, consacrent leur existence à protéger le labeur des bons citoyens ?

Mais il s’adressa au directeur.

— Comme convenu, n’est-ce pas, cette enfant m’appartient ?

— Certainement. Chose promise, chose due. Allez, nous voudrions rencontrer beaucoup de voyageurs comme vous, pour débarrasser notre malheureux pays de la mauvaise graine.

— Alors, ces soldats peuvent reprendre leur liberté ?

— Sans doute.

Un rouble à chacun des gendarmes, lesquels saluèrent avec respect, et Dick les congédia. Après quoi, il revint à la fillette.

La petite avait levé la tête, examinant de ses yeux hagards cet inconnu qui avait prononcé des paroles inintelligibles pour elle :

— Cette enfant m’appartient.

Dans ses regards luisants, il y avait de la colère et de la crainte. Il lui demanda doucement :

— Quel est ton nom, petite ?

Rudement ironique, elle grommela :

— Qu’est-ce que cela vous fait ? J’avais la bombe, mon affaire est claire  ! La potence, la corde. Vous m’appellerez : la Pendue… cela suffira à vous faire rire.

Toute l’énergie maladive de ces pauvres êtres à l’imagination surexcitée, parmi lesquels les terroristes recrutent leurs soldats-victimes, vibrait dans la voix de la malheureuse. Et cependant, cette voix avait un timbre doux, légèrement voilé.

— Tu te trompes, tu ne seras pas pendue, reprit Dick, sans se laisser décourager par l’accueil de sa jeune interlocutrice… Tu ne seras pas pendue, car moi, étranger, attaqué sans raison par le comité K. 57, et qui me suis défendu comme il convenait, j’ai obtenu ta grâce.

Sur les traits amaigris de l’enfant se peignit la surprise, mais nulle trace de joie ne s’y mêlait.

— Ma grâce, fit-elle, on n’a pas l’habitude de nous faire grâce… Seulement, à quoi bon ?

Et avec une mélancolie farouche :

— Est-ce que l’on aime vivre, quand on est orpheline, quand chaque jour s’appelle le froid, la faim, la haine ?

— Tu es orpheline ?

— Oui.

— Tes parents ?…

Elle eut un geste d’ignorance…

— Arrêtés, disparus, morts… J’étais toute petite quand cela est arrivé… Alors, on m’a recueillie… on m’a appris à détester ceux qui ont supprimé mon père, ma mère, un frère aîné… Cela, avec un peu de pain, de l’eau, quelquefois une soupe, on grandit et l’on se venge…

D’un regard plein de tristesse, le détective enveloppait la petite. Il s’épouvantait de la détresse inconsciente de cette âme d’enfant. Il se demandait comment il parviendrait à toucher ce cœur pétrifié, à faire jaillir l’étincelle affective qui ramènerait sa captive à la vérité de la vie.

— Je ne suis pour rien dans tout ce que tu as souffert… Je ne suis pas Russe, moi ; mon pays est bien loin. Tu ne saurais me haïr avec justice.

Elle secoua sa tête blonde.

— Je vois bien que vous n’êtes pas Russe, puisque vous ne m’avez pas encore menacée ni insultée… Oh ! les Russes n’auraient pas attendu si longtemps… Mais je ne comprends pas pourquoi vous êtes ainsi.

— Et cela te serait agréable de le savoir ?

— Oui… Je serais aise de sortir de la nuit (forme sibérienne dont le sens est à peu près : être renseignée).

— Eh bien ! dis-moi ton nom et je t’expliquerai.

La prisonnière couvrit Dick d’un regard soupçonneux.

— Mon nom ?… fit-elle en hésitant.

— Ton prénom seulement… Un prénom, cela n’indique rien. Des milliers d’êtres portent un même prénom.

— C’est vrai. Mais ce n’est pas pour cela que je vous le dirai. C’est parce que — je ne sais pas m’expliquer comme je le voudrais, enfin vous comprendrez peut-être — c’est parce que je pense que vous ne me voulez pas de mal.

Le jeune homme poussa un soupir de soulagement. La petite Sibérienne venait d’exprimer une phrase de confiance.

— Alors, parle, mon enfant.

Elle ferma les yeux, comme bouleversée par la douce inflexion de l’organe du détective, et, la voix abaissée :

— On m’appelle Nadèje.

— Alors, petite Nadèje, lève-toi, veux-tu, et prends place sur cette chaise. Nous serons mieux pour causer.

Il relevait la pauvrette, la forçait à s’asseoir.

— Vous ne pensez donc pas que les sièges soient pour les seules barines ? murmura-t-elle avec un effarement dans l’accent.

— Non, je pense que tu seras l’amie de Dick Fann. Dick Fann est mon nom… Je te le dis, ajouta le jeune homme en souriant, je te le dis, bien que tu ne me le demandes pas. Tu m’as appris le tien ; il est juste que tu connaisses le mien.

Aveu d’un être accoutumé à être rudoyé, les grands yeux de la fillette s’embuèrent de larmes. Pour que le chien toujours battu manifeste une joie désordonnée, il n’est point besoin de le caresser. Il suffit de cesser de le frapper. Pour la petite prisonnière, les paroles si simples de Dick prenaient les proportions de phrases affectueuses.

Le détective fut profondément touché en le constatant. Quelles souffrances passées amenaient cet instant d’émotion ? La glace qui enfermait en sa gangue le cœur de la pauvrette se fondait… Les larmes contenues disaient l’émoi de la petite âme. Il fallait achever la victoire.

— Écoute, enfant, j’ai su tantôt que tu avais apporté une lettre du comité ici…

— Vous avez su ?…

— On a affirmé que la porteuse était une enfant d’une douzaine d’années, aux cheveux pâles, aux yeux bleus…

— Je comprends, je comprends !

— Et moi, continua le jeune homme, j’ai dit : « Les nihilistes m’attaquent, je les vaincrai. »

— Oh ! fit-elle avec surprise, vous êtes donc bien fort ?

Il sourit doucement :

— Quand on combat pour une cause juste, on est toujours fort, ma chère enfant…

Elle regarda tout autour d’elle, semblant chercher quelque chose, puis ses yeux se reportèrent sur Dick, et, avec une anxiété troublante :

— Ma chère enfant !… Est-ce à moi que vous dites cela ?

Pauvre petite épave de la société ! Pour la première fois de son existence, si courte d’années, si longue de misère, on lui parlait la langue dont les enfants heureux ont la douce habitude. Elle n’y pouvait croire, la déshéritée… Elle interrogeait. Et Dick, touché au plus profond du cœur, caressa les cheveux de cette enfant qu’il voulait sauver, et lentement :

— C’est à toi, et toujours maintenant on te parlera ainsi, et toi tu apprendras l’affection.

Puis vite, comme pour dominer l’émoi qui altérait sa voix :

— Donc, j’ai obtenu que tu échapperais aux tribunaux, que tu me serais remise… On va te conduire à bord d’un navire qui te mènera dans mon pays… Là-bas, en m’attendant, moi qu’un grand devoir retiendra encore quelque temps…

— D’autres à sauver, peut-être ? fit-elle à demi-voix.

Étrange clairvoyance d’un esprit s’ouvrant à la confiance. Elle devinait qu’une chose noble pouvait seule retenir Dick Fann.

La fillette, grandie dans la douleur, nourrie de haine contre tous, pressentait la bonté, l’abnégation, le dévouement, démontrant ainsi, à la confusion des philosophes pessimistes, l’irréductible tendance de l’humanité vers le bien. Il poursuivait :

— Tu as dit vrai, mignonne… Oui, d’autres ont encore besoin de moi… Mais là-bas, à Londres, c’est le nom de ma patrie, une parente t’attendra… Elle est veuve, seule au monde, avec le regret de n’avoir pas un enfant à aimer… Tu seras l’enfant… Aime-la ; elle t’aimera… Et puis tu ne connaîtras plus le froid, la faim des abandonnées.

Elle l’écoutait, respirant avec force. Son cœur devait éperdument sauter dans les parois de sa frêle poitrine. D’un geste brusque, elle agrippa la main de son interlocuteur, la porta frénétiquement à ses lèvres, puis l’abandonnant, ainsi qu’une enfant prise en faute, elle baissa la tête, murmurant :

— Pardon !

Du coup, Dick n’y tint plus. Des larmes jaillirent de ses yeux. Il enleva la fillette dans ses bras, l’embrassa sur les deux joues, et la replaçant sur sa chaise :

— Tu vois, petite, que nous serons amis.

— Oh ! oui ! fit-elle d’un ton pénétré.

Et brusquement, une pensée confuse se faisant jour en elle :

— Vous n’avez pas besoin de quelqu’un prêt à mourir pour vous ? Oh ! je ne suis pas robuste, mais, vous l’avez vu cette nuit, je puis jouer ma vie.

Vivement, elle ajouta :

— Plus comme cela ; non, plus comme cela… Vous, je le sens, vous ne demanderiez pas pareille chose…

Et sa voix se faisant suppliante :

— Mais autrement, peut-être, ma vie serait utile… C’est bien peu, la vie d’une gamine ; seulement, je n’ai que cela.

À présent, elle était dans les bras de son sauveur. Il la berçait doucement.

— Non, non, pauvre petit cœur reconnaissant… À peine sortie du danger, je ne t’y replongerai pas. Tu veux me marquer ta confiance, ton affection naissante… Eh bien ! tu le peux en obéissant.

— J’obéirai, déclara-t-elle sans hésitation.

— Je vais te conduire au vapeur Blue-Star ; demain, il se met en route pour l’Angleterre. Tu seras au milieu de citoyens anglais, qui jamais n’exigeraient d’une enfant de ton âge le crime auquel les nihilistes condamnaient ta jeunesse… Désormais, tu n’as plus qu’à vivre heureuse et à désapprendre la haine.

— Je ne la sais plus, fit-elle lentement. Je croyais auparavant que la bonté n’existait qu’au ciel, parmi les archanges que l’on voit sur les saintes images… Je sais maintenant qu’elle existe sur la terre… et je suis heureuse…

Une heure plus tard, Dick Fann, à qui le directeur de la police, beaucoup plus ému par cette scène qu’il ne consentait à l’avouer, avait offert sa voiture, remettait Nadèje sous la protection du capitaine du Blue-Star, un brave et loyal marin anglais qui promettait de veiller sur l’enfant, comme sur une des cinq jolies misses qui faisaient l’ornement de son home à Folkestone (Angleterre). Et au moment de quitter l’enfant, dont il avait surveillé l’installation dans une cabine du pont, Dick ayant murmuré comme dernière recommandation :

— Ne sois pas triste, Nadèje… Le capitaine a une certaine somme qu’il mettra à ta disposition si tu désires quelque chose.

Elle lui répondit gravement :

— Je serai triste de n’être pas auprès de vous ; mais je me consolerai en pensant que vous l’avez voulu ainsi et que je vous obéis.

Il était trois heures du matin, quand le jeune homme regagna l’hôtel Michel. Quatre heures plus tard, il devait, avec ses compagnons de route, prendre le train pour le Baïkal, Irkoutsk, l’Oural et l’Europe.

Et cependant, avant de rentrer, il avait encore passé au télégraphe de nuit et avait expédié à sa cousine le télégramme suivant :

« Enfant répond au nom de Nadèje. Embarquée sur Blue-Star, compagnie Cunard. Veiller à l’arrivée. Capitaine a instructions. Amitiés. »



HUITIÈME ÉPISODE

LE CHEVAL VOLANT


CHAPITRE PREMIER

La Voie ferrée interrompue


Podolskii ! Tout le monde descend !

— Pourquoi ?

— Attentat nihiliste. La voie qui contourne le Baïkal a été détruite de place en place, sur cinquante verstes.

— Alors, il faudra traverser le lac en traîneau ?

— Impossible. La débâcle des glaces a commencé. Ni traîneau, ni embarcations ne peuvent circuler.

— Alors, que faire ?

— Attendre. D’ici à trois ou quatre jours, la voie sera rétablie.

Tel est le dialogue qui accueillit l’entrée en gare de Podolskii du train qui, depuis Vladivostok, transportait Dick Fann et son fidèle Jean Brot.

Podolskii est une bourgade d’environ quinze cents habitants, ex-forçats des mines dont la peine a été commuée en celle de l’exil sibérien que l’administration russe désigne par cet euphémisme : colonisation.

Les colons sont soumis à l’obligation de résidence. Il leur est interdit de rentrer dans la mère patrie. Et trois sotnias de cosaques sont chargées de faire respecter ces conditions par tous.

D’autre part, Podolskii étant une bourgade où les voyageurs du Transsibérien ne marquent point d’escale, car ils préfèrent avec raison séjourner dans la ville importante d’Irkoutsk, de l’autre côté du lac Baïkal, aucun hôtelier n’a eu l’idée d’ouvrir un caravansérail.

Si bien que les cinquante passagers du train, condamnés à résider quelques jours en cette localité, durent solliciter l’hospitalité des habitants, lesquels, du reste, s’empressèrent de l’offrir.

Avoir un étranger apparaissait à ces pauvres gens comme une faveur. Quelle distraction pour ces pionniers vivant en marge de la société !

Dick Fann, lui, ne connut pas les anxiétés des autres voyageurs.

Une lettre-circulaire, que M. Milkanowitch lui avait fait remettre avant son départ, présentait le détective amateur sous la forme la plus élogieuse, priant notamment tous les commandants de forces militaires ou policières de faciliter la marche de l’homme qui venait de délivrer Vladivostok d’une terrible association de malfaiteurs ; cette lettre lui ouvrit d’emblée le logis de l’hetman ou capitaine des cosaques casernés dans la cité.

Un type, cet hetman ! Quarante ans, court, carré, légèrement bedonnant, la face large d’un Kalmouk encore élargie par d’épais favoris à la russe ; flanqué d’une épouse qui, sauf les favoris, présentait une laideur identique à la sienne, et père d’une douzaine d’enfants, garçons et filles, aussi parfaitement laids que les auteurs de leurs jours.

Cet homme s’inclinait et saluait profondément quand il lui arrivait de parler du tsar de toutes les Russies. Le reste du temps, il émaillait sa conversation des jurons les plus étranges que, régulièrement, il faisait suivre de ce correctif incompréhensible :

— Sauf le respect que je dois à saint Ourounalmèje !

Qu’était ce saint, dont aucun calendrier n’a soupçonné l’existence ? Quel pacte secret unissait le cosaque et ce personnage sanctifié par lui ? Personne, pas même les officiers placés sous les ordres de Petrokhan, tel était le nom du bonhomme, n’avait jamais pu le savoir.

Aux questions qui lui avaient été posées à ce sujet, il avait toujours répondu :

— Les saints n’aiment pas qu’un homme ordinaire les raconte. Ils s’expliquent bien mieux tout seuls, quand ils souhaitent se faire connaître.

Ou bien encore, si le questionneur appartenait au monde civil :

— Parler d’Ourounalmèje à des indifférents porte malheur. Moi et ma femme savons ce que cela veut dire. Cela nous suffit.

Ainsi, il marquait une de ses idées les plus chères : la suprématie du monde militaire sur l’élément civil ; car, il faut bien l’avouer, l’hetman eût étranglé de ses propres mains l’homme assez imprudent pour lui traduire l’axiome latin : Cedant arma togæ !

Les armes admettant la préséance de la toge !… Ah ! bien il l’aurait fait voir au fâcheux.

Par bonheur, les études classiques sont peu en honneur parmi les cadres cosaques, et l’hetman ne songeait pas à invectiver les latins, dont il ignorait complètement l’existence.

On concevra qu’après une demi-journée passée en la société de pareil individu, de sa femme et de douze marmots, dont les vingt-quatre index semblaient n’avoir d’autre fonction que de s’introduire avec passion dans les vingt-quatre narines de douze nez épatés à la mongole, Dick Fann et son jeune ami considérèrent comme une délivrance la proposition que leur fit un lieutenant de la sotnia, venu au rapport chez l’hetman Petrokhan.

— Excellence, dit-il en s’adressant à Dick Fann, à toute autre personne je ne parlerais point du service dont je suis chargé ; mais à vous, détective illustre, recommandé par le directeur Milkanowitch auquel vous avez démontré votre bon vouloir à l’égard du gouvernement russe, je crois pouvoir sans indiscrétion vous offrir de venir avec moi à la mine Borenev que nous surveillons particulièrement, car elle est affectée aux condamnés politiques à l’exclusion de tous autres.

— Ma foi, lieutenant, bien que je n’aime pas à rencontrer la souffrance, j’accepterai ce moyen de passer quelques heures.

— Et vous ne le regretterez pas, car nous autres Russes, que l’on dit si arriérés, avons imaginé une chose qu’aucun peuple d’Europe n’a encore songé à appliquer : l’aéroplane de police.

— Vous dites ?

L’exclamation échappa au jeune homme, à la satisfaction évidente du lieutenant, ravi d’avoir étonné un personnage tel que son interlocuteur.

— Cela vous surprend, hein ? s’écria-t-il.

— Ma foi, je l’avoue. Qu’appelez-vous un aéroplane de police ?

— Un moyen rapide et sûr de rejoindre les évadés. Bien qu’ils soient généralement à pied et nous à cheval, certains condamnés réussissaient à nous échapper. Profitant du voisinage de la frontière chinoise de Mongolie, de la difficulté que présente pour la poursuite le territoire accidenté qui s’étend au sud de Baïkal, ils déroutaient nos recherches… Alors, d’accord avec le gouverneur d’Irkoutsk, nous avons sollicité l’ouverture d’un crédit spécial. Nous adressant à une maison d’aviation, nous nous sommes fait construire un aéroplane pouvant enlever dix hommes. Et alors, vous comprenez, volant à soixante ou quatre-vingts kilomètres à l’heure, sans souci des accidents de la route terrestre, quel fugitif désormais pourra espérer nous distancer ?

— Mais la mine est assez éloignée.

— Borenev… vingt-cinq verstes. Mais ne vous effrayez pas ; le lieutenant Bariatine, ainsi se dénomme votre serviteur, n’est point fou. Il ne vous propose point de parcourir cette distance à pied.

— Mais des chevaux ?

— J’en ai quatre : le mien et trois autres. Il est vrai que ces derniers portent mes cosaques d’escorte. Mais je préfère, à la leur, votre compagnie et celle de votre ami. Je ne garderai avec nous qu’un seul de ces hommes. Ses deux camarades vous prêteront leurs montures et nous rejoindront.

Le lieutenant s’interrompit pour appeler d’une voix de stentor :

— Holà ! Ivan !

Ce qui fit apparaître aussitôt un cosaque cuivré, chevelu, barbu, à l’instar d’un de ces diables montés sur ressort à boudin qui sortent d’une boîte à surprise. L’officier griffonnait quelques mots au crayon sur une feuille arrachée de son carnet. Il tendit le papier au soldat.

— Voilà un bon de réquisition pour une charrette qui te ramènera, ainsi que Pepoff, à notre résidence de Borenev.

— Bien, lieutenant.

— Vos chevaux, je les prête à ces messieurs.

Ivan s’inclina profondément. Pour lui, les voyageurs auxquels son lieutenant accordait pareille politesse devaient être des personnages considérables.

— Allons, prends le large.

Et l’homme disparut.

— Le brave Ivan est « cocasse », fit légèrement Bariatine qui, ainsi que la plupart des jeunes officiers russes, affectait volontiers d’émailler son dialogue de « parisianisme ». Mais c’est un dévoué et courageux compagnon. Je ne voudrais pas être à la place du propriétaire de carriole, à qui il va présenter son bon de réquisition.

— Ce bon, n’est-il pas un peu… risqué ? hasarda Dick Fann, dont la correction britannique s’étonnait du sans-gêne marqué à l’égard de l’habitant.

Bariatine haussa les épaules :

— Risqué ?… ma foi non… C’est un bon pour nécessité du service.

— Vous croyez ?

— Je suis sûr. Quel service est plus commandé à un officier que de procurer du plaisir à des étrangers de marque ?

On ne pouvait être plus aimable.

Quelques instants plus tard, Dick et Jean Brot enfourchaient les petits chevaux des cosaques démontés, et, suivis à distance par l’unique soldat non dépossédé de sa monture, s’éloignaient en compagnie du lieutenant. Celui-ci avait pris soin de dire à l’hôte des voyageurs :

— Hetman, ces messieurs seront peut-être las, ce soir. En ce cas, je leur offrirais l’hospitalité à notre casernement et vous les ramènerais demain.

Puis, à peu de distance, certain de n’être plus entendu par son supérieur hiérarchique, il avait ajouté courtoisement :

— Ainsi je vous délivrerai un peu plus longtemps de l’ennui d’une escale dans une petite ville sans ressources.

Il était bavard, le lieutenant Bariatine.

La mine, zinc et argent, trois étages de galeries à cent cinquante, trois cents et sept cents mètres de profondeur, deux mille condamnés politiques extrayant le minerai, les anecdotes sur ces malheureux, tout cela se mêlait sans ordre dans sa conversation.

— Ah ! les nihilistes, plaisantait-il, sans eux, il

serait impossible d’exploiter les riches gisements du Baïkal ! Où trouver des mineurs, en dehors d’eux ? Par saint Pierre et saint Paul, si les nihilistes n’existaient pas, il faudrait les inventer.

Et, arrêtant net une réflexion dubitative sur les lèvres de ses interlocuteurs, il continuait :

— Je sais ce que vous allez dire : les bombes, la fausse monnaie et le reste… Qu’est cela ? Une bombe ne doit pas plus effrayer un soldat qu’un brave obus de notre artillerie… Pour la fausse monnaie, quand on n’est pas prévenu, elle passe aussi bien que la vraie… Au fond, les nihilistes eux-mêmes… moi qui les vois de près, je vous assure qu’ils ne sont pas si noirs qu’on le prétend.

Il éclata d’un rire strident.

— Pardonnez la liberté de l’appréciation… Ils vous sont ennemis, je conçois cela… tandis que moi, je les surveille. Entre prisonniers et gardiens, il s’établit une sorte de camaraderie, le knout lie celui qui le donne à celui qui le reçoit.

Cette gaieté brutale mettait les voyageurs au supplice.

— Bon, grommela même le petit Jean Brot, vous dites cela parce que vous êtes du côté du manche. Si les lanières du knout vous époussetaient le dos, elles ne feraient probablement pas naître en vous un sentiment de reconnaissance.

— C’est bien possible, consentit tranquillement Bariatine.

Pour couper court à cette conversation dangereuse, Dick Fann parut porter toute son attention sur la monture du lieutenant.

— Quelle superbe bête vous avez là ! s’exclama-t-il.

De fait, l’animal était de toute beauté.

Long, élégant, les jambes fines, le garrot solide, le col flexible et la tête gracieusement busquée éclairée par des yeux pleins de feu, il représentait un admirable échantillon de cette race des prairies mongoles, endurante comme l’arabe, docile comme le tarbais, fière autant que le pur sang anglais.

Et avec cela, noir comme le jais, sans une tache.

Ses sabots petits et parfaitement façonnés semblaient à peine s’appuyer sur le sol. Le lieutenant avait une bête de prix, un coursier comme les ballades en prêtent aux chevaliers. Bariatine parut flatté.

— Oui, oui, fit-il négligemment… Il a coûté quinze cents roubles à l’administration russe. Je me suis laissé aller à cette folie, et dame, ma solde ne me permettant pas une monture de ce prix, je me suis fait rembourser.

Puis, avec un nouvel éclat de rire, où tintait une ironie inexplicable :

— Dès lors, il n’est plus à moi ; il appartient au service de la « remonte ». Seulement, la remonte ne nous les reprend que si elle juge nécessaire de les réformer… Donc, il est à moi tant qu’il me plaira… c’est une combinaison avantageuse, n’est-ce pas ?

Décidément, ce Bariatine se montrait un drôle de corps.

Il ponctua sa phrase d’un coup de houssine à son cheval, lequel partit au galop de charge, laissant les autres loin derrière lui.

Peut-être cet « emballage » fut-il une simple coquetterie d’homme de cheval. Cependant, Bariatine n’arrêta la course folle qu’au bout de deux kilomètres. Il attendit ses compagnons et, quand ils le joignirent, leurs montures, haletantes, secouant leurs mors blancs d’écume, il montra son cheval d’un geste emphatique :

— Voyez-le. Il souffle à peine. Pas un poil mouillé.

Le brave quadrupède méritait l’éloge. Sa respiration restait large, à peine un peu plus précipitée qu’au repos.

Jean se répandit en exclamations admiratives. Dick Fann, lui, qui avait en quelque sorte provoqué l’incident, demeurait à présent silencieux.

L’habitude d’observer fait que l’on observe malgré soi. L’homme qui, sans cesse, met en travail ses facultés déductives, perd la liberté de les laisser au repos.

Un petit détail avait frappé les yeux du détective. Sous la selle de Bariatine, selon l’usage cosaque, une peau de mouton protégeait l’échine du cheval contre le contact trop rude du siège de cuir.

Cette peau dépassait naturellement la selle. Or, l’un des angles s’était retroussé et, sous la couverture concentrant la chaleur, le poil du quadrupède apparaissait légèrement humide de sueur.

Rien d’étonnant à cela. Chacun sait qu’une surface animée, voilée par un tissu épais qui s’oppose au rafraîchissement par rayonnement, sera moite, alors qu’une surface découverte ne présentera pas trace de sécrétion.

Quoi donc faisait rêver le jeune homme ?

Une chose bien simple : le poil mouillé lui semblait moins foncé que la teinte générale du pelage de l’animal. Moins foncé vraiment. On eût dit que, sous la morsure acide de la sueur, il s’était quelque peu décoloré.

Et Dick passait en revue tous ses souvenirs d’équitation, aboutissant à cette conclusion diamétralement opposée à ce qu’il avait sous les yeux, à savoir que le pelage d’un cheval, mis en sueur par un effort prolongé, se fonce, au lieu de s’éclaircir. Sans nul doute, l’étonnement de se trouver en présence d’un cas aussi anormal dut donner à l’Anglais une furieuse envie de boire, car il insista pour s’arrêter dans une isba bordant la route.

— Cabaret de rouliers, murmura le lieutenant avec dédain.

— Bah ! Je meurs de soif… Vous accepterez bien un verre de vodki (eau-de-vie).

En Russie, le vodki ne connaît pas de détracteurs… À tous les échelons de la société, la rude liqueur est appréciée. Un verre de vodki ne se refuse jamais. Et Bariatine démontra que son gosier sentait à l’unisson de tous les gosiers compatriotes, en sautant à terre pour entrer dans l’humble auberge.

Sur un signe de Dick, Jean imita le mouvement tandis que le seul cosaque d’escorte se rapprochait pour tenir les chevaux en main.

Or, Dick Fann, excellent cavalier à l’ordinaire, vida la selle avec une inexplicable maladresse, si bien qu’en posant les pieds sur le sol, il trébucha et fût certainement tombé si le cheval du lieutenant, voisin du sien, ne lui avait offert un point d’appui pour rétablir son équilibre.

Nul ne remarqua que le détective amateur serrait son mouchoir dans la main qui s’appuya sur le coursier noir.

Cette main disparut un instant sous la peau de mouton… Qu’y fit-elle ? Mystère, mais le cheval sursauta avec un hennissement agacé. Seulement, quand l’officier se retourna, surpris par cet appel du quadrupède, Dick s’était déjà écarté et avait enfoui son mouchoir dans sa poche.

Pas si vite cependant qu’il n’eût eu le temps de s’assurer que la fine batiste blanche portait maintenant une maculature grisâtre, ce qui amena cette singulière réflexion :

— Ah çà ! son cheval déteint. Est-ce donc l’usage dans la cavalerie cosaque de maquiller sa monture ?

Ce qu’il se répondit demeura inconnu, car, avec un empressement justifié probablement par la soif qu’il avait avouée, il se prit à appeler le moujik, tenancier de la buvette, lequel cependant se tenait déjà devant lui, son bonnet à la main.

— Du vodki, et vite ! Le meilleur.

L’homme eut un large rire.

— Du meilleur ! Votre Excellence en aura sûrement, car j’en tiens une seule qualité.

— Eh bien, donne-nous celle-là, consentit Fann en riant d’une façon aussi abandonnée que si aucune préoccupation ne l’avait tenu.

Au surplus, à présent, il exprimait ses regrets d’avoir imposé à l’officier une halte en si piteux endroit.

— Mais bouche altérée n’a point d’yeux, expliquait-il, parodiant un dicton célèbre. J’aurais sollicité un breuvage dans la plus misérable habitation de moujik.

L’officier riait, amusé par ce qu’il appelait la nervosité de cet excellent M. Dick Fann.

Il manifesta d’ailleurs un empressement égal à continuer la promenade.

Et l’on repartit, laissant l’aubergiste ébahi des façons de ces Excellences qui payaient un rouble un verre d’eau-de-vie dont les charretiers, clients habituels de l’établissement, donnaient difficilement deux kopecks.

— Ah ! conclut gravement le digne débitant, on voit bien que le Petit Père paie généreusement ses soldats.

Cependant, la petite troupe trottait sur la route. Depuis la sortie du bourg de Podolskii c’était toujours le même aspect. La piste à la terre noirâtre longeant le lac Baïkal, où les glaçons, entraînés par d’invisibles courants, se heurtaient, se chevauchaient, s’entre-choquaient avec fracas. De l’autre côté de la voie, des champs s’étendaient plats, sans un mouvement jusqu’aux collines lointaines, jetées comme un large collier autour de l’étendue d’eau. Des arbres rabougris, des sapins au feuillage de deuil, des mousses s’étalant en plaques irrégulières sur le sol ainsi qu’une moisissure, une buée jaunâtre répandue sur le tout, constituaient un paysage d’une tristesse insoupçonnée.

La Sibérie est belle sous la blancheur des neiges, elle sourit alors que les premières chaleurs font éclater les bourgeons ; mais en cette saison intermédiaire, elle est attristante, déprimante au suprême degré.

Les cosaques seuls, ces errants des steppes du Don, de la Volga, de l’Oural, s’accommodent de cette nature marâtre. L’on a dû renoncer à envoyer dans l’immense colonie russe des régiments formés d’habitants de la Russie occidentale, Pologne, Terres Noires, Finlande, Moscovie, pourtour de la mer Noire, car les suicides y devenaient une véritable épidémie. On cite un régiment où cent quatre-vingt-onze hommes, soldats ou gradés, se donnèrent volontairement la mort en l’espace de cinq mois.

Dans ce paysage sinistre, tous se laissaient emporter par le trot allongé des chevaux. Bariatine parlait, avec cette gaminerie particulière à l’esprit russe, faite de hâblerie asiate grave d’apparence, et de brusques formules grotesques ; esprit spécial, étrange et réjouissant, qui a fait dire si justement par un de nos diplomates :

— Le Russe est le Marseillais de l’Asie.

Jean Brot lui donnait la réplique, avec la verve intarissable du gamin de Paris. Enfin, à quelques centaines de mètres en avant, apparurent les constructions entourant le puits d’extraction de la mine Borenev.

De hautes et lourdes palissades encerclaient les constructions, les isolaient du reste du monde, barrière chargée de rappeler à tous qu’en arrière des forçats étaient parqués, condamnés à l’effroyable labeur souterrain, vivants rayés de la vie.

Et, comme si l’éloquence cruelle des choses ne suffisait pas, un cordon de cavaliers, la longue lance à la botte, doublait le rempart.

Sous le ciel gris et bas, dans la brume roulant ses volutes sur le sol noir, la vision était lugubre, et Dick ne put s’empêcher de murmurer :

— Ceux qui franchissent ce seuil doivent abandonner toute espérance.

Le lieutenant avait entendu. Il se tourna vers le jeune homme.

— Dante, un grand poète, mais de pauvre imagination… Qu’est son enfer auprès du bagne ? Si vous descendiez dans les galeries profondes, vous seriez de mon avis. Une fois, la curiosité m’a poussé jusqu’au fond de Borenev. Je me suis promis de ne recommencer jamais.

Une fois encore sonna le rire strident qu’il lançait parfois.

— Les nihilistes devraient visiter les mines.

— Pourquoi ? Vous pensez qu’ils renonceraient à leurs tristes exploits ?

Bariatine haussa philosophiquement les épaules.

— S’ils renonceraient, je ne sais pas. C’est possible, quoiqu’à vrai dire, quand on est mal embarqué, on continue dans la même voie. Ce que je veux exprimer, c’est qu’ils ne se laisseraient jamais prendre. Un bon revolver, — il frappa violemment sur ses fontes — un bon revolver ne fait pas souffrir. Cette fin-là est moins laide que la mine.

Dick Fann avait tressailli. Un instant son regard interrogateur pesa sur l’officier, mais celui-ci passait déjà à une autre idée.

— Nous allons tourner l’enceinte. De l’autre côté, vous verrez notre résidence, et aussi le hangar où nous abritons notre aéroplane.

Au passage, il interpellait les cosaques de faction.

— Rien de nouveau, enfants ?

— Rien, lieutenant.

— À la bonne heure. C’est ce qu’il y a de mieux pour nos condamnés et pour nous-mêmes.

Étrange garçon en vérité. Son rire sonnait faux. Dans sa gaieté vibrait une inquiétude.

Maintenant les voyageurs distinguaient le poste de la sotnia, gardienne du troupeau des condamnés aux mines. Une grande maison de bois, aux fenêtres desquelles la coquetterie de jardinage, propre aux soldats de toute nation, avait réalisé le prodige de petits jardinets suspendus.

Une fleur, en ce district désolé, apparaissait plus merveilleuse que les parcs luxuriants des régions favorisées du soleil. La fleur et l’icône, tels sont les deux pôles autour desquels gravite l’âme simple du militaire russe.

L’arrivée de Bariatine mit en mouvement tous ses subordonnés.

Ils se précipitèrent à la tête des chevaux, se disputant l’honneur de les mener à l’écurie, construction basse adossée au hangar plus élevé que l’officier avait désigné comme étant la remise de l’aéroplane de la police.

— Moracz, ordonna Bariatine, le samovar bouillant dans cinq minutes. Autant de sourires du knout que de minutes de retard.

Et railleur :

— Mon cuisinier. Vous apprécierez ses mérites ce soir, car je compte bien vous garder jusqu’à demain. Je n’ai pas prévenu l’hetman pour autre chose ; mais à quoi bon tant de paroles ? C’est entendu, n’est-ce pas ?… Pour éviter toute résistance, je vous confesserai qu’une soirée en aussi agréable société sera un régal bien rare pour un pauvre diable d’officier, condamné à la Sibérie avant d’avoir commis le moindre crime contre le tsar.

Il y avait une mélancolie dans la voix.

— Venez rendre visite à notre aéroplane, et dites-moi si jamais condamné aura les jambes assez longues pour le distancer.

Sous le hangar reposait l’appareil volant. Du système polyplan, lequel permet de réduire notablement l’envergure et facilite aussi l’atterrissage, la machine semblait lourde, ramassée sur elle-même.

— Ah ! murmura l’officier, ce n’est pas le grand oiseau blanc, comme disent les poètes de l’aviation. Qu’importe, du reste ! Il a l’air d’un éléphant, soit, mais il en a la force. Il enlève dix hommes, quinze hommes. Son maximum de charge est de deux mille kilogrammes. Hein ! c’est gentil pour un oiseau.

Dick Fann sentit soudain une envie irrésistible d’éternuer. La porte du hangar, demeurée ouverte, établissait un appel d’air éminemment désagréable.

Machinalement le jeune homme tira son mouchoir.

Or, précisément à cet instant, Bariatine le regardait. Il aperçut les maculatures grises provenant de la friction du tissu contre le pelage du cheval noir. Un éclair luisit dans ses yeux tandis que ses joues, subitement pâlies, frissonnaient sous l’empire d’une émotion violente.

Mais cet émoi n’eut qu’une durée inappréciable. Le calme reparut sur son visage, et il continua ses explications touchant l’aéroplane.

Des mots techniques bruirent dans l’atmosphère : volant directeur, moteur, gouvernails de profondeur, de direction, ailes, ailerons, stabilisateur.

C’était un véritable cours d’aviation. Soudain, il s’interrompit, et du ton le plus aimable :

— Mais le thé doit nous attendre, messieurs, et je pense qu’il ne vous sera pas désagréable de le déguster après notre chevauchée.

Il fit passer ses invités devant lui, sortit le dernier du hangar. Seulement sa main avait rencontré la main du pilote de l’appareil, qui avait assisté, muet, à la visite des étrangers.

Et celui-ci, demeuré seul, déplia une boulette de papier froissée que le lieutenant lui avait glissée dans la main. Sur le papier, cinq mots au crayon :

« Opium. — Poivre rouge de Cayenne. »

L’homme eut un rire silencieux, flatta de la main son aéroplane, et enfin murmura :

— Très drôle. Je vais faire mon plein de pétrole. Eh ! Eh !… Je crois être mûr pour la colonisation.

À la même minute, Bariatine regagnant la maison-poste avec ses invités disait à Dick Fann du ton narquois de celui qui va faire une excellente plaisanterie :

— Avez-vous remarqué mon pilote ?

— Oui, grand, sec, brun, l’œil vif.

— C’est cela même ; je vois que rien ne vous reste inaperçu.

— À quel propos ces questions ?

— Le désir de vérifier les qualités de clairvoyance que l’on vous attribue justement, j’en suis persuadé. Me permettez-vous l’expérience ?

— Si cela vous amuse…

— Eh bien, que pensez-vous de mon pilote ?

Bariatine souriait. Il semblait convaincu que son interlocuteur resterait court devant la question insidieuse.

Il eut un haut-le-corps en entendant Dick prononcer :

— Je ne puis vous donner que des indications générales ; mon attention, n’étant pas dirigée sur cet homme, n’a opéré que de façon… machinale, si j’ose m’exprimer ainsi.

— Bah ! dites toujours.

— Je n’ai rien à refuser à mon hôte aimable. Votre pilote est originaire de la Russie méridionale. Il a, en effet, les caractères ethniques particuliers aux populations de cette région.

— Juste. Continuez. Je vous arrêterai si vous vous trompez.

Dick secoua la tête :

— Je ne saurais me tromper, puisque je dirai seulement ce que j’ai vu.

Et lentement :

— C’est un nihiliste.

Bariatine eut une exclamation stupéfaite, à laquelle son interlocuteur ne sembla pas prendre garde. Il continuait :

— Un nihiliste militant. Il s’est fait prendre, a été condamné aux mines, y a travaillé quelque temps, et en a été tiré depuis peu. Actuellement il vous est dévoué, car il espère que, votre influence aidant, il obtiendra la commutation de sa peine, travaux forcés, en celle de colonisation obligatoire. Intelligent, il comprend qu’à la surface du sol la vie est plus douce que dans les profondeurs.

Le jeune homme prit un temps, puis rivant son regard clair sur celui de son interlocuteur médusé, car tout était exact :

— Voilà ce que je sais. Écoutez maintenant ce que je crois. C’est, si vous le voulez, un conseil. Confiez-vous à ce personnage jusqu’à ce que vous en ayez fait un colon. Ensuite, méfiez-vous. La haine et l’amour de la liberté le guident à peu près également. Lequel de ces sentiments dominera l’autre, je l’ignore. Si c’est la liberté, il s’évadera, vous amenant ainsi mille ennuis administratifs ; si c’est la haine, vous êtes menacé dans votre existence : prenez garde.

Bariatine était devenu affreusement pâle. Mais on atteignait l’isba-poste. Il pria ses hôtes d’entrer, et ce fut seulement après les avoir installés dans la grande salle lambrissée de satin rouge, autour de la table sur laquelle chantait le samovar qu’il se décida à demander :

— Tout ce que vous avez dit du passé d’Ozeff est strictement vrai. Seulement je ne m’explique pas comment vous avez pu…

— M’en assurer ? et vous souhaitez que je vous révèle mes procédés ?

— Je vous en prie.

— Loin de moi la pensée de vous refuser. J’ai regardé et j’ai vu. C’est extrêmement simple. Tenez. Les mains d’Ozeff présentent ce croisillé gris-vert particulier à ceux qui manient le minerai de cuivre, croisillé qui persiste plusieurs mois après que le travail a cessé. Borenev est une mine cuprifère ; donc il a été descendu. La mine recrute son personnel parmi les seuls condamnés politiques, vous nous l’avez affirmé. D’autre part, Ozeff, d’après son extérieur, son éducation, — il n’a point parlé mais sa tenue générale le trahit, — ne fut pas un fonctionnaire, un savant, un homme de négoce ; ce fut un être perdu dans les basses couches sociales, un de ces nihilistes obscurs, servant de marchepied aux malins qui sont les chefs, un de ces bras exécutant les ordres de têtes que l’on n’atteint jamais. Au surplus, mon dernier doute a été dissipé par le tatouage qu’il porte au poignet.

— Il a un tatouage, je ne l’ai jamais remarqué, s’écria le lieutenant d’un air gêné.

— Regardez-le à l’avenir. Il figure un poignard enlacé par la lettre N : la devise des associations politiques du gouvernement de Perm. Je frappe et je me moque du reste. Le poignard : je frappe. N, première lettre de Nitchevo : cela m’est égal ; je m’en soucie peu.

— Oui, oui, je comprends, c’est merveilleux. Mais pour l’avenir ?…

— Vraiment, lieutenant, vous êtes insatiable. Enfin, votre thé est exquis, mélange numéro deux de la cour de Pékin ; le Fils du Ciel seul boit le mélange numéro un. Je tiens donc à vous satisfaire. Ozeff, m’étant présenté comme pilote d’un aéroplane au lieu de travailler à la mine, en a donc été sorti. Sorti par qui ? Par celui qui l’emploie. Vous.

— Très juste.

— Ses yeux expriment : tu as été bon pour moi ; tu le seras davantage. Par suite, dévouement, jusqu’à ce que vous ayez été encore meilleur à son égard ; c’est-à-dire jusqu’à ce que vous l’ayez fait accepter comme colon obligatoire. Ce but atteint, il n’aura plus besoin de vous. Ou bien, il songera surtout que vous êtes un de ces cosaques que les nihilistes considèrent comme leurs pires ennemis ; ou bien, il lui apparaîtra, clair comme le jour, qu’un colon, un déporté sur lequel la surveillance ne peut s’exercer que de façon intermittente, a de fortes chances de s’évader, s’il le veut fermement. De là, les deux alternatives que je vous signalais tout à l’heure.

Commencée sur ce ton, la conversation continua cordiale et amusante.

Dick, poussé par le lieutenant, par Jean Brot, se laissa entraîner à raconter divers épisodes de sa carrière de détective-amateur.

La nuit vint. L’on dîna ; un louzghi à la kirghize emporta tous les suffrages.

Le louzghi est une sorte de ragoût de mouton avec des fèves et une salade spéciale au pays présentant une certaine analogie avec l’endive, le tout fortement épicé au poivre rouge de Cayenne.

Rien ne développe l’appétit comme la promenade à travers les plaines humides du Baïkal. Tous dévorèrent littéralement.

Et quand les voyageurs regagnèrent les chambres disposées à leur intention par les soins du lieutenant Bariatine, Jean Brot déclara qu’il ne s’était jamais aussi copieusement nourri.




CHAPITRE II

LE STEPPE MONGOL


— Mais c’est horrible, ce froid ! Je ne puis faire un mouvement.

— Quel cauchemar, mon empereur !

C’est par ces paroles que les voyageurs montrèrent qu’ils sortaient du lourd sommeil où les avait plongés la fatigue.

— Mais il fait grand jour ?

— Ah çà ! où sommes-nous ?

Puis une clameur de surprise épouvantée :

— Mais nous sommes enterrés jusqu’au cou !

Enterrés, oui, la tête seule émergeant du sol recouvert d’une herbe courte et clairsemée. Autour d’eux, une immense plaine, unie, sans un relief, se continuant sans fin, sans que l’œil pût accrocher son regard à une aspérité, à une butte. Et comme ils regardaient, un vent de folie soufflant sur leur cerveau, en présence de cette vision incompréhensible, Jean clama :

— Mais l’aéroplane du lieutenant est là ! Ohé ! de l’aéroplane, ohé !

En effet, à vingt mètres d’eux, posé sur le sol ainsi qu’un oiseau géant, l’appareil volant, légèrement incliné sur le flanc, présentait aux regards des voyageurs ses multiples plans de sustentation, rectangles de toile blanche tranchant sur la teinte verte de la plaine…

Comme le gamin répétait ses appels, plusieurs hommes, dissimulés jusque-là derrière la machine, parurent.

— Ozeff ! s’écrièrent deux voix.

Oui, Ozeff, le forçat, se tenait en avant du groupe.

Se voyant reconnu, il eut un rire sinistre, puis s’approcha lentement de ces deux êtres livides trouant le sol de la prairie.

— Que signifie cela ? commença Dick Fann qui, après de vains efforts, se rendait compte qu’aucun mouvement ne lui était permis.

— Je suis resté pour vous le dire, riposta insolemment l’interpellé. Avec les camarades, j’ai creusé deux fosses… On vous y a introduits, après vous avoir soigneusement ficelés, et nous allons vous laisser là. Vous pourrez prier avant de mourir. On vit jusqu’à ce que les animaux féroces viennent abréger l’agonie. C’est ainsi que les Mongols chinois punissent leurs ennemis.

Les enterrés frissonnèrent à ces cruelles paroles.

— Sommes-nous donc les ennemis des Mongols ? murmura Dick.

— Non, mais les ennemis des nihilistes. Souvenez-vous de Vladivostok. Nos frères morts ou en fuite, notre enfant d’adoption volée.

— Nadèje.

— Oui, Nadèje ! Elle, nous ne pouvons la ramener. Mais toi, tu expieras. Le tribunal secret t’a condamné.

— Mon compagnon n’est pour rien dans mes démêlés avec ceux dont vous parlez, s’écria Dick, essayant de soustraire le gamin au terrible supplice que lui infligeaient les terroristes.

— Morte la bouche, mort le témoignage ! plaisanta Ozeff. Au surplus, ici, en pleine Mongolie, — vive l’aéroplane qui se rit des frontières ! — vous aurez assez de place pour bien mourir.

Il pivota sur ses talons.

— Adieu !

Vers ses compagnons, il se hâtait. Ceux-ci, comme s’ils eussent attendu ce mouvement, s’empressaient de prendre place sur le bâti de l’aéroplane, aux places désignées pour assurer l’équilibre latéral de la machine.

On ne pouvait se tromper à ces signes. Les misérables allaient s’enfuir, abandonnant leurs victimes à la plus horrible agonie.

Comme malgré eux, emportés par cet instinct suprême de la conservation, les infortunés eurent une clameur suppliante :

— Ozeff !

L’autre ne se retourna même pas. Il haussa les épaules, et se plaça au poste de direction.

Les victimes de ce monstrueux attentat se sentirent perdues.

Un déclic ! Le moteur vient d’être mis en marche.

La machine éprouve comme un frémissement. Elle se prend à rouler a la surface du sol sur ses roues porteuses.

Elle parcourt trente mètres ainsi, et soudain son avant se soulève. Elle quitte la terre, points vers le ciel, suivant une ligne oblique.

L’aéroplane s’envole. Il décrit une grande courbe qui le fait passer au-dessus des têtes convulsées de ceux qu’il abandonne dans le désert herbeux du steppe ; puis il s’éloigne.

La tache blanche se découpe sur le ciel gris… La tache monte… monte, s’éloigne, se rapetisse. Elle n’est plus qu’un point… Elle n’est plus rien.

Un instant encore, Dick et Jean cherchent à distinguer le grand oiseau fugitif, s’accrochant désespérément à la volonté de le voir, de retarder l’instant où ils se sentiront seuls, abandonnés dans le désert.

Enfin, il leur faut se rendre à l’évidence. L’aéroplane a disparu.

Son équipage va rejoindre les endroits habités. Les criminels coudoieront d’autres hommes, ils vivront, alors que leurs victimes se tordront loin de tout secours dans les spasmes de l’agonie.

Un immense désespoir étreignit les malheureux. Pendant combien de temps restèrent-ils annihilés, sans pensée ? Il est impossible de le préciser. Mais le temps avait marché. Le jour baissait

Ce fut par une sensation douloureuse qu’ils reprirent conscience d’être.

— J’ai froid ! articula Jean en claquant des dents.

— Oh ! gronda Dick Fann frappé au cœur par la plainte du gamin, c’est la terre, la terre qui nous glace avant de nous aspirer pour jamais.

Et, avec une humilité déchirante :

— Pardonne-moi, Jean, de t’avoir entraîné à l’abîme.

C’était étrange et sinistre, cette tête convulsée suppliant une autre tête livide, qui semblait comme elle-même posée sur le sol. On eut dit un entretien de décapités. Et Brot, tout remué par la souffrance vibrant dans la voix de l’Anglais, protestait :

— Vous ne m’avez pas entraîné. C’était écrit d’avance que je finirais comme ça. Si ce n’était pas avec vous, ce serait avec un autre.

— Brave enfant !

— Enfant ! Voilà surtout ce qui me chiffonne. J’aurais pu être utile en grandissant…

Brusquement, deux larmes roulèrent sur les joues du gamin, trahissant l’horrible angoisse contre laquelle il s’efforçait courageusement de lutter, et de ses lèvres tremblantes un mot jaillit, qu’il ne put retenir, un mot que projette le cœur ainsi qu’un suprême appel au secours :

— Maman !

— Ah ! gémit Dick avec emportement. Pourquoi ne puis-je pas te sauver !

Le petit ne répondit pas. Qu’eussent pu exprimer les malheureux ?

La nuit vint peu à peu. Un coup de vent balaya les nuages, et les étoiles se montrèrent. Entre la terre sombre et le ciel noir que piquaient les clous d’or des constellations, les deux martyrs, muets, les yeux dilatés par une épouvante tragique se regardaient mourir.

— J’ai froid ! répéta plaintivement Jean Brot.

Et tout à coup, Dick eut une exclamation étrange dont son compagnon fut secoué, brusquement tiré de l’inertie résignée qui l’engourdissait.

— Peut-être ! avait-il dit.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Un espoir… Oh ! bien faible, bien vague ; un tour de force.

J’aurais dû l’essayer, sans t’en parler. Pardonne-moi de réveiller en toi uns espérance qui sera vraisemblablement déçue.

— Mais encore ?

Puissance de l’espoir. Il semblait que l’interlocuteur du détective fut moins pâle, qu’une teinte plus vivante colorât ses traits.

— Te rends-tu compte de la façon dont on nous a mis dans cette fâcheuse position ? commença le détective.

Et lui, le considérant avec surprise, ne comprenant pas le but de sa question, il continua :

— Non, peut-être. Je vais donc te le dire. On a creusé une fosse, de profondeur sensiblement égale à la distance en hauteur de notre cou à la plante des pieds. Cela fait, et nous dûment ligotés, on nous a plantés tout-droits dans la cavité, puis on a rejeté la terre autour de nous, de telle sorte que, noyés dans la masse, tout mouvement nous fût défendu.

Ceci est un principe mécanique. Également comprimés en tous points, nous ne saurions prendre un point d’appui quelconque. En d’autres termes : les points d’appui existant en toutes les parties de notre individu, se neutralisent et équivalent, en réalité, à l’absence de point d’appui. Comprends-tu ?

— Moi ? s’exclama Jean, je ne comprends pas du tout. Mais allez toujours, patron, je suis sûr que votre conclusion sera claire.

Dick Fann adressa un regard reconnaissant au gamin. À cette minute tragique, la confiance du jeune garçon le réconfortait. L’horreur même de la mort menaçante n’avait point altéré la foi du Parisien.

Et détachant les syllabes, comme pour les faire mieux pénétrer dans l’esprit de son auditeur :

— Si l’on pouvait créer des différences de pression autour de soi, les points de plus forte pression deviendraient des points d’appui. Avec un point semblable, la science se fait forte de soulever le monde ; ce serait donc un jeu de soulever nos personnes jusqu’au niveau du sol.

Et Jean esquissant une grimace à cette affirmation, Dick appuya :

— Que faut-il ? Un centre de résistance et quelque aptitude sportive. J’ai l’aptitude, tu le sais ; quant au centre en question, J’espère arriver à le créer en desserrant la gangue de terre qui m’emprisonne.

— De quelle façon ?

— Cette terre a été remuée. Elle est donc meuble dans une certaine mesure, susceptible d’être comprimée, de diminuer de volume ; partant, de nous donner une petite aisance de mouvements.

— Oh !

L’exclamation dubitative du jeune garçon fut couverte par l’affirmation de son interlocuteur.

— La chose a commencé à se produire pour moi, c’est précisément ce qui a appelé mon attention.

— Que voulez-vous dire ?

— Que des contractions inconscientes de mon corps ont dû tasser la terre autour de moi, car elle ne me comprime plus aussi étroitement.

— Et ? interrogea avidement le petit.

— Je vais tenter d’augmenter le tassement par un mouvement oscillatoire, mes pieds, absolument immobilisés par le terrain figurant l’axe, mes épaules légèrement desserrées devant décrire un arc de cercle. Le tout est de parvenir à un arc de cercle suffisamment étendu… Cinq ou six centimètres suffiraient

— Suffiraient à quoi ?

— Je me suis rendu compte que mes mains sont attachées derrière mon dos.

— Ce n’est pas pour faciliter votre gymnastique.

— Il faut se servir de ce qui est au lieu de le déplorer, fit l’Anglais doucement. Si j’élargis le fourreau de terre qui m’emprisonne, si je remonte mes mains d’un centimètre seulement, qu’arrive-t-il ? Mes  bras cessent de figurer une ligne rigide, et le salut n’est plus qu’une question de temps.

Si audacieuse apparut la conclusion, que l’auditeur de Dick Fann demeura bouche bée. Il n’osait interroger, se demandant si la raison de son compagnon avait résisté aux épreuves subies. Car, en quoi espérait-il se sauver, du fait que ses bras ne présenteraient plus une ligne rigide ?

— Si mes bras ne sont plus en ligne droite, reprit le détective, ils affecteront la forme d’une ligne brisée, d’un angle dont le coude sera le sommet. Cet angle pénétrera facilement dans le terrain meuble. J’aurai ainsi le point d’appui cherché. Je me soulèverai de peu d’abord, de quelques millimètres peut-être ; mais mes pieds quitteront le fond de la fosse et, opérant une série de mouvements en tous sens, feront glisser au fond des parcelles de terre, exhaussant ce fond. Si cette première partie de l’opération réussit, le succès est assuré, car la difficulté décroîtra proportionnellement au carré de l’exhaussement obtenu.

Un cri ponctua la phrase. Cette fois, Jean avait compris. Certes, l’instruction rudimentaire du gamin ne lui permettait pas de percevoir nettement comment la difficulté diminuerait dans la proportion indiquée, mais il sentait possible la délivrance prochaine.

Dick Fann coupa court aux manifestations joyeuses auxquelles il se serait peut-être abandonné.

— Ce sont des probabilités, non des certitudes, que je viens de t’exposer. La théorie est assurément exacte, reste à expérimenter la pratique. Ne parlons plus. J’ai besoin de toutes mes forces.

Une émotion profonde vibrait dans ces mots simples. Les mots empruntent aux circonstances leur valeur réelle. Tel vocable grandiloquent parait mesquin en certains cas. En d’autres, un banal monosyllabe dépasse, en grandeur tragique, les plus admirables strophes des poètes.

Un silence religieux régnait. La tête de Dick Fann marquait de légers mouvements alternatifs d’avant en arrière, d’arrière en avant.

Dans la nuit, où les étoiles jetaient une lueur de rêve, son compagnon suivait ses lentes oscillations avec une angoisse éperdue. Leurs existences dépendaient de ce geste minuscule, perdu dans l’immensité indifférente du désert. Que dura l’attente d’angoisse ?

Combien de minutes égrenèrent le chapelet des secondes ? En telle occurrence, les minutes sont des siècles, les secondes des années.

Et tout à coup, une voix rauque, essoufflée, étrange, surhumaine, siffla dans l’air.

— Je puis remuer les mains.

Dick Fann jetait à son ami la parole d’espoir.

Dick avait dit vrai. À présent, la terre ne comprimait plus ses épaules, sa poitrine, ses hanches. Le sol qui l’emprisonnait encore ne se moulait plus sur son corps ; il devait affecter maintenant la figure d’une sorte de cône irrégulier dont le sommet enserrait les pieds.

Les mains du jeune homme, liées derrière le dos, purent s’élever de quelques centimètres au long de la colonne vertébrale. Ses bras constituèrent l’angle annoncé, et ses coudes, ainsi que deux chevilles, se fichèrent dans la terre. Ainsi, il exécuta une manière de rétablissement, pesant uniquement sur ses coudes, comme sur un axe.

Ah ! ses premiers efforts furent vains. Ses jambes, ses pieds, semblaient irrésistiblement retenus par le sol, mais enfin l’étreinte sembla se relâcher, le rétablissement s’effectua. Sous ses pieds, Dick sentit un vide, un vide qu’un léger éboulement combla bientôt

Le fond de la fosse avait monté, d’une quantité infinitésimale, certes ; mais la possibilité du triomphe se précisait. Un instant, le détective demeura immobile, muet, son émoi rendant sa bouche inapte à s’exprimer. Puis il parla pour annoncer le premier avantage obtenu.

Et, comme le gamin l’encourageait il murmura :

— Inutile ! Ce sera une belle page de mes mémoires si je les écris un jour. Quel chapitre que celui qui portera ce titre justifié : un détective qui s’évade de la tombe !

Plus que toute affirmation, la gaieté renaissante, trahie par cette remarque, disait l’espoir grandissant de Dick Fann.

Mais si parler est bien, agir est mieux. Il se remit à la besogne.

Dix fois, il renouvela avec des succès divers sa première tentative. À présent, le résultat devenait perceptible pour son compagnon.

Les épaules de l’Anglais dépassaient la surface de la plaine.

Une heure d’efforts encore, et ses coudes prenaient leur point d’appui sur le rebord même de la fosse.

L’aube apparaissait, quand le jeune homme harassé, souillé de terre, se trouva allongé auprès du trou, vidé maintenant de la victime qui lui avait été confiée. Le gamin salua ce résultat par une acclamation.

Combien faible sa voix par exemple ! Absorbé par la contemplation de Dick jaillissant peu à peu de son fourreau de terre, il n’avait point senti le froid glacial du terrain le gagner.

Et tout à coup, il frissonna. Le timbre de son organe appela sa pensée sur lui-même, et un terrible doute l’étreignit. Il n’avait plus conscience de son être. Il ne sentait plus.

La sensation se base toujours sur une différence de niveau, qu’il s’agisse de vibrations caloriques, optiques, acoustiques, olfactives ou autres.

Tant que la température de son corps et celle du terrain environnant n’avait point été en équilibré, la souffrance lui avait affirmé son existence.

À présent, il ne souffrait plus. L’équilibre était réalisé… Il était aussi froid que la terre du steppe. Était-ce encore la vie, cette contraction du cerveau faisant jaillir la pensée terrifiante ?

Voilà ce qu’il se demanda avec une angoisse telle, qu’il gémit :

— M. Dick, dépêchez-vous, ou je serai mort !

L’appel déchirant galvanisa le jeune homme que l’épuisement maintenait couché sur le sol. Il retrouva des forces, tenaillé par l’idée que tant de peines pourraient rester inutiles, que lui aurait pu échapper à l’étreinte du tombeau, mais qu’il échouerait dans sa volonté de sauver ce fidèle petit camarade de lutte.

Incapable de se relever, il rampa avec des efforts inouïs, ses membres garrottés décuplant la difficulté de progresser ainsi.

Mais vouloir c’est pouvoir, en matière de courage.

Il réussit à atteindre l’endroit où la tête de Jean Brot dépassait la surface, et présentant les liens immobilisant ses mains à hauteur des lèvres du gamin :

— Tu as de bonnes dents ? dit-il.

— J’en avais, répliqua le petit. À cette heure, je ne sais plus.

Sans se laisser démonter par la désespérance de la réponse, Dick poursuivit :

— Il faut, tu entends, il faut que tu coupes la cordelette. Après, nous serons tirés d’affaire.

Son ton autoritaire, son accent n’admettant aucune résistance, cinglèrent le Parisien comme un coup de fouet. De nouveau, il oublia ses terreurs pour ne plus songer qu’au but à atteindre.

Ses dents d’adolescent, tranchantes comme celles d’un jeune loup, se mirent à déchiqueter la corde, la coupant brin à brin, toron par toron.

Et enfin Dick, rompant d’un soudain effort les brins encore existants, lança une clameur de triomphe :

— C’est fait !

Toute sa souplesse semblant revenue, il se délivra de ses liens avec la rapidité de l’éclair. Dix secondes plus tard, il était debout, libre de ses gestes.

— À présent, à ton tour !

Mais se hâter était une condition sine qua non du succès complet. Dick s’accroupit auprès du gamin, et de ses mains pressées, il se prit à enlever la terre emprisonnant le petit jusqu’au col.

En quelques minutes, il eut dégagé le haut du corps.

Alors, glissant les mains sous les aisselles de l’enfant presque évanoui maintenant, il le tira lentement, par saccades, de son linceul de terre.

Avec son couteau, conservé en poche (les assassins n’avaient point dépouillé leurs victimes), Dick coupa les liens du petit boy qu’il soumit à un massage brutal dont le premier effet fut de rappeler Jean à lui-même en réveillant la douleur.

Vers huit heures du matin, baignés par les rayons pâles du soleil, annonciateur du printemps proche, les deux voyageurs dont la circulation normale s’était rétablie, se mettaient en marche au hasard, droit devant eux.

Pourquoi choisir une direction ? Dans ce steppe ignoré, ils avaient aussi peu de chances de rencontrer un secours dans un sens que dans un autre.

Ils marchaient parce qu’un nouvel ennemi se manifestait à eux.

Les premières atteintes de la faim convulsaient leur estomac.

Mais il était écrit que leurs épreuves ne se prolongeraient plus. Après deux heures de marche, Dick s’arrêta soudainement, se penchant vers le sol.

— Entends-tu ?

Son compagnon fit halte, l’interrogeant du regard.

Lui, s’était précipité tout de son long à terre, et l’oreille appuyée contre la surface herbeuse, il semblait écouter de tout son être.

Il se releva d’un bond et indiquant la partie du désert occupant la droite de la direction suivie jusque-là :

— Des cavaliers sont de ce côté.

— Des cavaliers ?

— Oui, on perçoit distinctement le piétinement de plusieurs chevaux.

Le Parisien secoua la tête.

— Vous devez vous tromper, patron.

— Pourquoi donc ?

— Parce que nous apercevrions ceux dont vous parlez. La plaine n’a pas une extumescence jusqu’à l’horizon. Et nous ne voyons personne.

Il achevait à peine que, à un kilomètre, une douzaine de cavaliers surgirent lentement, semblant sortir du sol.

Alors que l’on croit le steppe absolument uni, il affecte la forme de longues ondulations non perceptibles à l’œil, et il advient, ce qui stupéfia les deux hommes, que des personnages, cachés par un repli de terrain, se montrent brusquement aux regards !

Il faut si peu de chose pour cacher cet être petit et grand qu’est l’homme.

Mais l’instant n’était point propice aux dissertations philosophiques. Ces cavaliers, quels qu’ils fussent, secourraient les malheureux égarés dans le steppe. Les victimes d’Ozeff se savaient en Mongolie, leur bourreau leur avait nommé la région où il les abandonnait. Or, les Mongols, chasseurs ou pasteurs, sont de mœurs simples et hospitalières. Leur fortune se compte surtout par le nombre de leurs chevaux, et les yourtes (baraques) qui leur servent de demeures, si elles n’ont qu’un mobilier ultra-sommaire, ne se ferment jamais à l’étranger qui réclame abri et nourriture.

Donc, tous deux s’élancèrent en courant dans la direction de la petite troupe de cavaliers, cherchant à appeler leur attention en levant les bras, en poussant des cris. Cette manœuvre réussit sans doute, car le peloton activa son allure, piquant droit vers les égarés.

Dix minutes après les avoir aperçus, Dick Fann et le petit Jean se trouvaient entourés par une dizaine d’hommes, coiffés de bonnets coniques, d’amples caftans retombant sur la croupe de leurs montures, chausses de bottes fauves, et armés de poignards aux formes bizarres, de longs fusils incrustés d’argent.

En avant des cavaliers, celui qui paraissait être le chef, poussa son cheval.

C’était un homme de haute taille, autant qu’on en pouvait juger. Ses épaules carrées, massives, annonçaient une force peu commune. Son visage, cuit par le hâle du désert, encadré par une longue barbe blanche, respirait la bonté. Oh ! une bonté fruste, quelque peu barbare, mais qui n’en appelait pas moins la confiance. En mauvais russe, il demanda :

— Pourquoi les signes que vous nous avez adressés ? Que demandez-vous à Ghis, fils de Tamlan, Khan respecté de cent yourtes, chef de deux centaines de guerriers ?

L’emphase mongole sonnait dans la voix du vieillard. Une noblesse réelle s’y mêlait aussi, en dépit du véritable baragouin qu’il jugeait être, du russe, le personnage conservait une grandeur exempte de ridicule.

Et Dick, que sa teinture de la langue moscovite désignait aux fonctions d’interprète, répondit sans hésiter :

— Perdus dans le steppe, nous cherchons un abri où nous puissions satisfaire notre faim.

Le Mongol cligna des paupières.

— Ah ! ah ! égarés. Comment vous êtes-vous égarés ? Vous êtes loin de la frontière sibérienne, car vous êtes des blancs et c’est de Sibérie que vous venez certainement. Or, on ne s’engage pas à pied dans nos plaines infinies.

— Aussi n’y sommes nous pas venus, nous y avons été amenés.

— Par qui ? Quels sont donc les guides qui abandonnent les voyageurs ?

— Des forçats du Baïkal.

— Des forçats ?

Le vieillard répéta ces mots en fronçant les sourcils.

— Les forçats, redit-il encore. Je vais parfois aux foires d’Irkoutsk, et j’ai entendu parler de ces gens. Ce sont ceux qui travaillent dans les mines, sous la terre. Ils ont été condamnés à cette dure existence parce qu’ils sont fous… Fous, appuya-t-il, on ne saurait dire autrement. Un ami, digne de foi, car il ne voulait pas me tromper, m’a dit que ces hommes font éclater des machines diaboliques parmi la foule, car ils pensent qu’en tuant tout le monde, ils rendront la vie meilleure.

Cette conception du nihilisme, traduite avec le robuste bon sens d’un barbare, amena un sourire aux lèvres du détective amateur.

— Précisément… ; les forçats, on les nomme également : nihilistes.

— Nihilistes ! s’écria joyeusement le Mongol ! C’est le mot. Je le cherchais sans réussir à m’en souvenir. Oui, oui, mais les nihilistes sont dans le fond de la terre.

— Pas tous. Il en est qui n’ont pas encore été condamnés ; d’autres s’évadent.

Le cavalier inclina la tête.

— Oui, je sais. Parfois nous en recueillons dans le steppe. Ils s’éloignent ensuite vers l’ouest, sans doute leurs yourtes sont de ce côté.

Et, changeant brusquement de ton : 

— Ces nihilistes sont tes ennemis ?

— Juges-en. Ils nous avaient enterrés dans le sol.

— Vous êtes donc des criminels ?

Une défiance soudaine avait durci les traits de l’interlocuteur de Dick. Celui-ci s’empressa de dissiper le nuage. En quelques phrases rapides, il conta l’aventure de Vladivostok, la haine dont les nihilistes l’avaient poursuivi, son enlèvement, son abandon dans le désert.

À mesure qu’il parlait, la face du Mongol s’épanouissait.

— Alors, questionna-t-il brusquement, tu sais trouver les voleurs ?

— J’ai su souvent.

— Prends bien garde à ta réponse. Si tu dis vrai, Ghis sera ton ami, ton frère ; mais si tu me trompais, je ferais tomber ta tête.

Avec son intuition habituelle, Dick comprit qu’une recherche policière allait lui être proposée. Il était dans sa destinée sans doute que toute aventure se résolût suivant ce mode particulier.

Le khan avait besoin de lui, donc protection assurée.

Mais protection dangereuse, car il faudrait réussir à tout prix.

Aussi sa réponse se ressentit de la préoccupation causée par ce dilemme.

— Je ne suis qu’un homme, dit-il, donc je ne saurais me vanter de vaincre à tout coup, mais je garantis que je fais tous mes efforts pour contenter qui s’adresse à moi. Et quand on fait le possible, souvent le succès couronne l’action.

Le vieillard hocha la tête. Le ton de son interlocuteur lui plaisait évidemment. Au surplus, sa conclusion ne laissa aucun doute à cet égard.

— Que ton compagnon monte en croupe d’un de mes cavaliers. Je te prendrai, toi, sur mon cheval. Durant le trajet, je te conterai le vol dont j’ai été victime.

Le détective s’inclina, traduisit la proposition du chef à Jean Brot, et celui-ci se hissa en croupe d’un Mongol que Ghis avait désigné du geste.

Pour Dick Fann, il sauta sur le cheval du khan ; aussitôt la petite troupe se remit en marche. Ghis et son nouveau compagnon chevauchaient à une quinzaine de pas en avant.

— Quel est ton nom ? commença le vieillard.

— Dick Fann.

— Eh bien, Dick Fann, écoute ce qu’un habile voleur a fait. Si tu le découvres, si tu me fais rendre surtout ce qu’il m’a dérobé, ce à quoi je tenais comme à la prunelle de mes yeux, tu pourras me demander ce que tu voudras. Ma fortune est grande. J’ai huit cents chevaux, quinze mille moutons, des chameaux, des ânes. Tu le vois, tu seras à même de t’enrichir sans me causer un appauvrissement sensible.

— Je t’appauvrirai d’autant moins, répondit le jeune homme, que je te demanderai seulement de me prêter des chevaux et un guide pour gagner Irkoutsk, où je prendrai le chemin de fer.

— Ah oui ! le cheval de feu. Mais les nihilistes te guetteront peut-être.

— Je me suis donné un devoir. Le danger ne saurait m’empêcher de l’accomplir.

— Soit. Mais il te sera probablement désagréable de t’occuper de mon affaire. Tu ne disposeras pas de tous tes moyens…

— Je te demande pardon. Tu me conserves la vie, ainsi qu’à mon jeune ami. Je suis ton débiteur et je m’emploierai tout entier à m’acquitter.

Puis, d’un ton ferme :

— Maintenant, j’oublie tout ce qui me préoccupait. Parle. Dis-moi le dommage que tu as souffert. Tu verras que rien ne me distraira de la recherche de ton ennemi.

— Hurulllls ! modula l’interlocuteur du détective, traduisant par cette onomatopée mongole le plaisir que lui causaient les paroles de Dick. Tu t’exprimes net et franc. Je vais donc te confier la chose.

Et, lentement :

— Dans mon troupeau de cavales, un cheval m’était né, si beau, si parfait qu’il eût été digne de Mene-Ezom, le dieu des guerriers mongols. Doré comme un rayon de soleil, sans une tache, sans un défaut, rapide comme une balle lancée par le long fusil, résistant à la fatigue, doux et intelligent, comprenant toujours ce que j’attendais de lui. Je l’aimais. J’eusse donné pour lui tous les autres coursiers paissant dans le steppe… J’eusse consenti à renoncer au pouvoir ; un cavalier qui possède un tel cheval est plus qu’un roi.

Toute la tendresse passionnée du cavalier mongol pour sa monture tintait dans l’accent du vieux chef.

— Je lui avais fait dresser une yourte presque aussi confortable que la mienne. Peut-être Ra-Madzi, la vertueuse déesse du foyer, fut-elle offusquée de voir un cheval logé comme un homme. Je ne le crois pas, car j’ai été toujours bienveillant et juste pour mes épouses et les enfants qu’elles m’ont donnés ; je pense plutôt qu’un trésor attire les désirs des voleurs… Bref, il y a deux lunes (environ cinquante-six jours), je trouvai l’écurie de Selm-Arge (soleil d’or), — ainsi je désignais mon favori, — je trouvai, dis-je, l’écurie déserte. On avait fait sortir le quadrupède dans la nuit. Je suivis sa trace durant deux mille mètres et tout à coup la piste disparut.

— Un sol rocheux, sans doute ?

— Non, ne crois pas cela. La prairie continuait sans modification de terrain. Je crus à une ruse habile, j’explorai les alentours, dans un rayon étendu. Rien, toujours rien. On eût cru que Selm-Arge s’était envolé.

— Envolé ! répéta Dick avec un tressaillement.

— Oui. Comment expliquer autrement qu’un animal ne laisse point de traces ?

— Et ton coursier était de poil blanc ?

— Sans une tache, je le redis.

Le vieillard avait tourné la tête ; ses yeux vifs scrutaient le visage de celui qu’il emportait en croupe.

— Oh ! oh ! oh !… On croirait que tu soupçonnes la vérité.

Dick secoua la tête.

— Attends que nous soyons à ton village. J’examinerai le terrain. Jusque-là, je ne veux rien dire.

Une exclamation étonnée ponctua sa phrase.

Ghis, de toute évidence, ne concevait pas que son récit eût pu indiquer une voie quelconque au jeune homme. Mais la réserve mongole cadenassa ses lèvres. Son hôte avait déclaré ne pas consentir à s’expliquer avant l’arrivée au village. Insister eût été manquer aux règles élémentaires de l’hospitalité du steppe. Ici encore, le barbare donnait, sans le savoir, un exemple que l’on serait fondé à offrir à bien des soi-disant civilisés. La discrétion, en effet, est une qualité rare dans les sociétés réputées policées.

Seulement, l’hospitalité n’interdisait pas de hâter l’entrée dans le village. Aussi le vieillard fit-il sentir l’éperon à sa monture, et l’allure de la petite troupe s’accéléra. Vers midi, des formes coniques se découpèrent sur la ligne droite de l’horizon.

— Mes yourtes, prononça Ghis.

Les chevaux, sentant l’étape presque terminée, prirent d’eux-mêmes le galop. Au bout de vingt minutes, les premières demeures mongoles étaient atteintes.

Disséminés au hasard sur la surface de la prairie, quatre ou cinq cents énormes cônes de boue séchée dessinaient le fouillis de leurs formes massives. Des enclos, limités par des cordes tendues, enfermaient les troupeaux, chevaux ou autres, des habitants.

Quant à ces derniers, accourus sur le seuil de l’ouverture étroite servant d’entrée à la maison mongole, ils élevaient les mains en l’air, en faisant entendre un sourd bourdonnement.

Ainsi ils saluaient le chef, revenant parmi eux.

Ghis répondait par des hochements de tête amicaux.

Il souriait aux femmes, aux enfants dépenaillés, dont la saleté semblait indiquer une grève perpétuelle contre les soins de la toilette.

Parfois, il daignait interpeller un homme.

— Heureuse journée, Djazid !

— À toi un ciel bleu, Orosnail !

— Que ta fiancée te sourie, Niamkhan !

Et, chaque fois, il ajoutait pour son compagnon de route :

— Tu vois un guerrier réputé. Il a servi dans les armées du Fils du Ciel (Empereur de Chine), et il est revenu riche d’or et de gloire.

Enfin, au centre de l’agglomération, dans un espace libre, vaste comme dix fois la place de la Concorde, apparurent un groupe de yourtes, plus hautes et plus spacieuses que les autres, entourées de parcs, où s’ébattaient de nombreux animaux. Chevaux, chameaux, ânes, chèvres, moutons paissaient pêle-mêle, dans un concert assourdissant henni, bêlé, brait.

Et, pour mettre le comble au tapage, des myriades de poules et de coqs jetaient au vent leur caquet, dominé par la fanfare des cocoricos.

Vraiment on eût cru que les animaux reconnaissaient le maître.

Au bruit, des femmes parurent à l’entrée de la yourte la plus grande. En tête marchait une vieille aux cheveux blancs, vêtue de fourrures de chèvres, le front surmonté d’un diadème russe, sans doute rapporté d’Irkoutsk, lors d’un voyage du Khan.

— La première épouse de Ghis. La mère de mes sept fils, prononça le chef avec une nuance de respect.

Puis, poussant son cheval vers elle :

— Je te salue, Pieritza. Mais j’amène des hôtes. Ils ont faim ; ils ont soif. Songeons à eux avant de nous dire la joie profonde du retour.

Le détective s’inclina machinalement, pris par la noblesse de la scène. Certes, il était bon Anglais, mais il se devait avouer que la réception dans un parloir britannique ne ressemblait que de bien loin à cet accueil patriarcal.

Déjà la femme se dirigeait vers la maison ; et les servantes, sur quelques ordres brefs, se dispersaient dans toutes les directions.

En une demi-heure, une table fut dressée dans l’unique salle de la yourte du chef. Fromage, lait aigri, œufs, tablettes de viande hachée et séchée s’alignaient devant les convives qui, nonobstant le peu de succulence des mets, satisfirent la faim dévorante qui les tenaillait depuis le matin.

Jean, la bouche pleine, exprima son opinion.

— Ce n’est pas bon ; mais il y en a beaucoup. Cela fait compensation.

Ghis et sa compagne servaient leurs hôtes d’un air souriant.

Rien chez le vieux chef ne trahissait l’impatience qu’il avait de commencer avec Dick l’enquête promise.

Et ce fut seulement quand ce dernier déclara avoir fait le meilleur repas de sa vie, que le vieillard lui dit :

— Veux-tu prendre du repos, ou bien consens-tu à m’accompagner pour ce que tu sais ?

Ce à quoi l’Anglais répliqua avec empressement :

— Conduis-moi. Je souhaite vivement te remercier de ton hospitalité.

La figure du Mongol s’épanouit.

— Viens donc et puisses-tu réussir !

Des chevaux sellés attendaient. Le chef et son nouvel ami se mirent en selle et s’éloignèrent à travers les cahutes de l’agglomération.

Au passage, Ghis désigna une yourte spacieuse.

— C’est ici, fit-il d’une voix sourde, que mon cheval bien-aimé était abrité.

Sans un mot Dick se laissa glisser à terre. Il entra dans l’écurie. Mais les serviteurs du chef avaient balayé litière et toutes traces existantes.

Le détective haussa les épaules et se hissant sur sa monture :

— Chef, demanda-t-il, veuille m’indiquer exactement le chemin que tu as suivi jusqu’à l’endroit où la piste de l’animal se perdait.

— Telle était mon intention. Mais je crains que tu ne découvres rien.

— Oh ! les pluies ont tombé depuis. Je ne verrai rien. Seulement la disposition des lieux n’a pas changé, elle, et je reconnaîtrai peut-être de quelle façon et par qui ton cheval a été conduit à l’endroit où une piste s’évanouissait.

— Par qui, dis-tu ? s’exclama le vieillard stupéfait ; les choses te révéleraient le nom du coupable ?

La tendance au merveilleux particulière aux habitants du steppe s’accusait dans cette question.

— Je ne suis pas un Esprit de l’Air, riposta le détective, pour te promettre pareil résultat. Je ne suis qu’un homme qui se sert de ses yeux. Les yourtes, les palissades parleront à ma vue, et je saurai si, parmi les serviteurs, aucun ne t’a trahi.

— Mes serviteurs sont des Mongols, incapables de traîtrise.

— Ne discutons pas, chef. Marchons.

Tous deux reprirent leur route, au pas cadencé de leurs montures, circulant au milieu des yourtes, se livrant à de nombreux détours.

Le ou les voleurs semblaient avoir évité le voisinage immédiat des habitations. Le chemin parcouru par eux s’en tenait toujours à distance, suivant les méandres des sentiers séparatifs des parcs à bestiaux.

— Le voleur connaissait parfaitement la disposition de l’agglomération, remarqua Dick Fann.

— Oh ! c’est facile.

— Pour qui l’habite, je suis de ton avis ; mais un étranger n’eût pas choisi la voie compliquée que nous parcourons. Il eût craint de s’égarer, d’aboutir à une impasse ; en un mot, de rencontrer l’obstacle inattendu, qui oblige à revenir sur ses pas et prolonge le danger d’être découvert.

Le Mongol retint son cheval, et regardant son interlocuteur bien en face :

— Alors, tu persistes à penser… ?

— Que l’un de tes serviteurs avait été soudoyé par les voleurs.

Pensif, le vieillard rendit la main à son cheval.

— À propos, reprit l’Anglais, auprès des traces de Selm-Arge, tu n’as pas remarqué des empreintes humaines ?

— Aucune, c’est vrai

— Et cela ne t’a pas étonné ?

— Non. J’ai pensé que le larron s’était juché sur le dos du noble animal.

— Et qu’il s’était envolé avec lui, n’est-ce pas ?

— C’est cela même.

Cette fois, Dick s’abandonna à une douce hilarité.

— Erreur initiale d’enquête, expliqua-t-il enfin. Deux hypothèses devaient être envisagées. Un voleur étranger, ou un habitant complice. Tu n’as songé qu’à la première. L’observation que je te faisais tout à l’heure m’a fait penser à la seconde.

— Quel intérêt vois-tu à cette différence ?

— Un intérêt considérable, chef. Le voleur est loin et demeurerait introuvable, si son complice n’était resté au village, où nous le trouverons et le ferons parler. Un mot, aucun des habitants n’a quitté le pays, à la suite du vol ?

— Aucun.

— En ce cas, nous saurons la vérité.

À présent, les deux hommes chevauchaient sans parler. Ils avaient atteint les extrémités limites de l’agglomération du côté de l’est, et le bruit des sabots de leurs chevaux s’étouffait presque au contact du sol feutré d’herbes.

Soudain le Mongol fit halte.

— C’est ici ! gronda-t-il.

— Ici que la piste disparaissait ?

— Oui.

Dick promena un regard investigateur autour de lui. Puis, se laissant glisser à bas de sa monture, il se coucha sur le sol, examinant les moindres détails du terrain avec une attention incompréhensible pour son compagnon.

Brusquement, il allongea la main, et, dégageant de la terre, les pluies des semaines précédentes l’avaient à peu près fait disparaître, un éclat de bois, il le présenta au vieillard :

— Du sapin rouge. Avez-vous transporté du sapin rouge au village ?

L’autre eut une mimique étonnée.

— Certes non. Depuis ma prime jeunesse, jamais sapin rouge n’a paru ici. Songe donc, le steppe n’a point d’arbres. Il nous faudrait aller chercher le bois en Sibérie, à trois jours de marche ; il vaut mieux s’en passer.

— Alors, ce fragment de sapin a été apporté par le voleur !


CHAPITRE III

La Sonnette magique


Les dernières paroles du détective amateur avaient médusé son interlocuteur. Il le considérait avec effarement. Avec la rectitude de jugement d’un homme de la nature, Ghis avait de suite compris la certitude de la déduction ; mais son cerveau fruste, ignorant des lois de la discussion philosophique, ne concevait pas le mécanisme des idées intermédiaires.

Son compagnon lui apparaissait comme un sorcier, commandant à son cerveau de voir les choses invisibles aux autres hommes. Dick ne s’occupait pas de lui. À l’animation de ses traits, on pouvait deviner qu’un groupement de circonstances intéressantes s’opérait sous son crâne, lui donnant un point de départ solide, pour l’enchaînement des faits.

Il releva brusquement la tête.

— Chef, pourrais-tu te souvenir, de la position exacte des dernières traces relevées par toi ?

Le Mongol tressaillit.

— Oui. Mon cheval était cher à mon cœur. J’ai cherché comme on cherche un ami.

— Bien, dis-moi ce que tu as remarqué.

— Selm-Arge s’est arrêté. Ses sabots avaient laissé des empreintes profondes. La tête regardait le nord.

— Te serait-il possible de te placer identiquement de même ?

— Sans hésiter. Tiens, tu vois cette touffe d’Iei-chin (sorte de chardon nain à fleur amaranthe). Les pieds de devant de mon beau coursier la touchaient. C’est là un point de repère qui ne saurait me tromper.

— Eh bien, pousse ta monture de telle sorte qu’elle occupe, aussi exactement que possible, la place de l’animal disparu.

Et le chef ayant obéi, Dick se posta en avant du cavalier, choisit à deux cents mètres en arrière un jalon de direction, dans l’espèce, un autre pied de Iei-chin, puis il marcha vers cette plante.

Tout en progressant, ses yeux exploraient minutieusement le sol.

Parvenu aux chardons choisis, il renouvela la même manœuvre.

À plusieurs reprises, il opéra ainsi, s’éloignant du Mongol de près d’un kilomètre. À mesure, que la distance augmentait, son allure se ralentissait. Ses regards exprimaient l’impatience. Pour qui connaissait le jeune homme, il était permis d’affirmer qu’il avait espéré une chose qui ne se produisait pas.

Mais, tout à coup, ses traits s’illuminèrent. Il eut une brève exclamation :

— Enfin !

Sur le sol, trois ornières parallèles, profondes de quelques millimètres à peine, traçaient leur sillon sur une vingtaine de mètres.

Qu’était cela ? Nul ne l’aurait remarqué. Mais probablement Dick cherchait cette trace légère, car il revint vers son compagnon.

— Eh bien ? murmura celui-ci d’un ton soumis, contrastant avec sa superbe de tout à l’heure.

De toute évidence, les allées et venues du jeune homme lui donnaient l’impression des mômeries des sorciers, si en honneur parmi les peuplades primitives. Dick se borna à répondre :

— Je croîs que ce soir nous connaîtrons le complice du voleur, puis par ce dernier, le voleur lui-même.

Et le cher sursautant, voulant des explications, son interlocuteur lui coupa la parole.

— Rentrons au village. Auparavant, un mot encore.

— Le mot sera dit, s’il est en mon pouvoir.

— N’y a-t-il pas aux environs du village un endroit où le piétinement incessant de visiteurs nombreux empêcherait de prêter attention à une empreinte particulière, une source, une fontaine, un lieu d’assemblée par exemple ?

Nos assemblées se tiennent au centre de l’agglomération devant ma yourte principale : mais il existe une source abondante en toute saison, où les femmes vont chercher l’eau nécessaire à nos besoins.

— Et elle se trouve ?

— Oh ! loin d’ici, de l’autre côté du village, vers l’ouest

— Parfait, en route.

Agilement, le jeune homme se remettait en selle et poussait sa monture vers l’agglomération, coupant court ainsi aux questions que son compagnon brûlait de lui adresser.

Toutefois, au moment où tous deux allaient de nouveau s’engager dans le sentier serpentant parmi les habitations, il lui toucha le bras.

— Chef ! Dès notre arrivée, tu ressembleras tes serviteurs sous un prétexte domestique quelconque.

— Bien.

— Et une fois en notre présence, tu observeras le silence le plus absolu, me laissant parler seul.

— Je ferai ainsi.

— Veille surtout à ce qu’aucun ne manque parmi les gardiens des chevaux.

Un quart d’heure plus tard, tous deux mettaient pied à terre devant la grande hutte du Khan. Tandis que ce dernier donnait ses ordres pour le rassemblement de ses serviteurs. Jean Brot s’était approché de Dick. Tous deux causèrent un instant à voix basse. Le conciliabule prit fin sur cette exclamation joyeuse du gamin :

— Ah ! patron, c’est rudement cocasse, cette affaire-là.

Et aussitôt tous deux se mirent en mouvement, Jean réclamant à grands cris des cordes analogues à celles qui limitaient les parcs à bestiaux, se faisant confier par l’épouse du chef une pièce de toile de lin.

Puis, le Parisien ficha deux chevilles dans les parois opposées à la yourte, et tendit entre elles sa cordelette, qui partageait en deux, suivant une diagonale, l’unique pièce de ce modeste palais mongol.

Dick, lui, se livrait à une opération incompréhensible.

Il s’était emparé d’une grosse sonnette, ancienne cloche d’un pensionnat ou d’un hôtel, échouée dans le steppe à la suite d’aventures inconnues, et qui servait seulement à appeler les guerriers à l’assemblée où se discutaient les intérêts de la tribu.

Muni de cet instrument, il disparut dans la hutte affectée aux préparations culinaires. Étrange coïncidence, à peine s’y fut-il introduit qu’une épaisse fumée noire s’échappa par le trou circulaire au sommet de la case pour le passage des vapeurs provenant du foyer.

Cela dura quelques minutes, puis la fumée cessa. Dick reparut, revenant à la case du chef.

Là, sur un billot de bois, il posa la sonnette qu’il recouvrit de ce tissu de lin mis par la maîtresse du logis à sa disposition. Ceci fait, il attendit. Jean s’était posté à une extrémité de la cordelette tendue en travers de la salle.

L’attente fut brève. Un bruit de pas, de conversations venant du dehors, s’engouffra dans la pièce, et en même temps, le vieux Ghis y pénétra.

— Tous mes serviteurs sont là. Qu’ordonnes-tu ?

— Nous commencerons par les gardiens de tes chevaux, dont l’absence des parcs doit être réduite au minimum. Quel est leur nombre ?

— Dix.

— Eh bien, appelle-les en leur expliquant pourquoi ils passent les premiers. Tu leur ordonneras ensuite de m’obéir comme à toi-même.

D’un ton suppliant, le vieillard demanda :

— Et je saurai où est Selm-Arge ?

Avec une audace stupéfiante, Dick Fann répliqua :

— Tu le sauras, si tu obéis.

Il n’en fallut pas plus. Le Mongol se précipita au dehors. On l’entendit haranguer la foule, puis sa haute silhouette se montra de nouveau sur le seuil.

— Mes « hommes de cheval » me suivent, et ils obéiront au sorcier, mon hôte vénéré.

Le vieillard n’avait pu taire davantage l’idée ancrée dans son esprit par le mystère dont le jeune homme s’était entouré pendant ses préparatifs.

L’affirmation, du reste, devait être escomptée par Dick, car il accueillit l’annonce du chef par un sourire et prononça :

— Le sorcier remercie le Khan. Que les hommes de cheval entrent et se conforment à mes instructions.

Dix hommes robustes entrèrent, l’œil inquiet, les faces plates et larges exprimant la crainte du pouvoir magique du sorcier.

Jean Brot avait détaché l’une des extrémités de la corde tendue, ouvrant ainsi un passage par où il fit se glisser chacun des serviteurs, lesquels furent rangés en ligne derrière la corde qui les séparait de la portion de l’enceinte occupée par le pseudo-magicien.

— Écoutez tous, commença Dick Fann dans le silence religieux qui s’était établi. Chacun, à l’appel de son nom, viendra à moi, passant auprès de ce jeune homme.

Il désigna Jean Brot, tout fier de son rôle, et se cambrant dans une pose avantageuse.

— Ensuite, sur mon ordre, il se rangera derrière moi.

Tout mouvement d’apparence militaire est compris sans effort par les Mongols, dont les aptitudes guerrières assureront à la Chine de merveilleux combattants, le jour où elle saura utiliser leur valeur.

Les têtes s’inclinèrent. Alors Dick, d’un geste large, recommanda le silence. Ses mains s’étendirent sur le tissu voilant la sonnette, et il prononça un discours en anglais. Sa langue maternelle, ignorée des assistants, devait leur sembler une mélopée fantasmagorique. Au demeurant, le jeune homme répétait simplement ses instructions à son fidèle Jean.

Ce soin pris, il revint à l’usage du russe, que tous les Mongols entendent suffisamment. Et, dans la demi-obscurité régnant en la hutte, ses paroles empruntant à l’emphase du débit une autorité troublante :

— Sous le linge blanc que vous voyez ici, est la sonnette des assemblées, à laquelle, aidé par les Esprits de l’Air, j’ai donné la vertu magique de connaître la vérité.

Un murmure, aussitôt étouffé, montra l’admiration profonde des assistants pour un prodige dont aucun ne songea à douter.

— Or, parmi vous, loyaux fils de la terre mongole, un traître s’est glissé. Celui-là doit être séparé des guerriers sans reproche. La sonnette le désignera. Que chacun à son tour approche, qu’il glisse sa main droite sous le tissu de lin et qu’il saisisse la clochette. Elle restera muette pour les honnêtes gens, mais sonnera au contact de l’infâme. Quel crime a-t-il commis ? Il a aidé des hommes étrangers à voler Selm-Arge, ce cheval créé par les génies et dont la présence assurait la prospérité de votre tribu.

Maintenant, plus aucun bruit. Les hommes se regardaient en dessous d’un air soupçonneux. Il y avait un vent de menace contre l’inconnu ayant contribué à éloigner le cheval auquel était attachée la prospérité de la tribu. Et soudain, sur un signe de Dick Fann. Le vieux chef désignant chaque serviteur par son nom, le défilé commença.

— Idgar ! Rokbâ ! Faouh ! Galtar ! appelait le vieillard.

Chacun s’approchait, glissait la main sous la toile, puis gagnait sa place. Ces Mongols, qui ne connaissent pas la crainte dans les combats, frissonnaient d’une crainte superstitieuse à la seule pensée de cette cloche douée du pouvoir magique de tinter au contact de la main d’un voleur.

Quatre, cinq, six gardiens passèrent, puis huit, neuf et dix. Chacun avait pris place en arrière de Dick. La cloche n’avait pas sonné.

Jean Brot, chatouillé par une envie terrible de rire, grimaçait affreusement par suite de ses efforts pour dominer son hilarité, en face des visages joyeux des serviteurs, de la figure consternée du vieux chef.

Mais Dick éleva la main.

— Formez le cercle, commanda-t-il.

Et les Mongols ayant exécuté le mouvement, il dit encore :

— Qu’on allume les torches.

Jean attendait ces mots, car instantanément deux torches s’embrasèrent, dissipant la pénombre de la salle.

— Présentez vos mains droites, la paume en l’air.

Dix paumes s’élevèrent autour du jeune homme, qui les couvrit d’un regard circulaire, et désignant l’un des assistants, celui qui tout à l’heure avait répondu au nom de Galtar :

— Voici le complice du voleur.

— Moi ! essaya de protester l’accusé, tandis que Ghis se rapprochait vivement, stupéfié par ce dénouement inattendu, car pas plus que ses serviteurs, il n’avait compris goutte à l’aventure.

Mais Dick imposa rudement silence à l’accusé.

— Tais-toi. Tu rachèteras ta faute en aidant ton maître à rentrer en possession de Selm-Arge, fétiche heureux du village.

Et, narquois :

— Les sorciers ne disent pas tout. La cloche ne devait pas sonner pour désigner le coupable. Eh ! eh ! c’est autrement qu’elle pouvait le confondre. Regardez vos mains, guerriers. Tous ceux dont la conscience est pure ont bravement serré la cloche entre leurs doigts. Leurs mains sont noircies. Seul le voleur n’a point osé. Il a fait semblant, croyant nous tromper, et sa main est demeurée indemne de la noirceur dont la sonnette avait promis de marquer les honnêtes gens.

Tous considéraient leurs droites avec stupeur.

Ce qu’affirmait le « sorcier » était rigoureusement vrai. Et devant ce prodige, ces hommes simples demeuraient éperdus. Le chef, lui, s’était immobilisé en une attitude respectueuse. Il vénérait son hôte maintenant.

Pourtant le prodige s’expliquait bien simplement. Dick avait enduit la sonnette d’une épaisse couche de noir de fumée, rééditant l’anecdote moyenâgeuse du sac de charbon.

Ces procédés, démodés dans nos pays de civilisation outrancière, conservent toute leur valeur en face de primitifs. Mais le jeune homme avait pensé que, même après l’expérience, il importait de laisser les assistants sous le coup d’une hypothèse merveilleuse.

— Galtar, reste ! Que les autres sortent et renvoient tous ceux qui attendent encore ! Personne, parmi ceux-là, ne saurait être soupçonné.

Une acclamation salua cette péroraison, et les Mongols sortirent, joyeux d’échapper à un sorcier redoutable.

Alors Ghis se rua vers Galtar et le secouant rudement :

— Misérable ! rugit-il, tu as volé ton maître.

L’autre se laissa tomber sur les genoux avec ce seul mot :

— Grâce !

C’était l’aveu ! Dick s’interposa aussitôt et, écartant le chef avec cette vigueur nerveuse irrésistible que son apparence ne faisait point soupçonner :

— Il te sera fait grâce si tu ne dissimules rien.

Et, se tournant vers le vieillard :

— Tu entends, chef ; cet homme ne sera pas puni s’il dit la vérité tout entière.

L’interpellé s’inclina jusqu’à terre.

— Ta volonté est la mienne.

— Bien. Tu entends, Galtar, ta grâce dépend de toi seul. Comment as-tu connu, celui que tu as servi contre ton maître ?

— Je l’ai rencontré dans le steppe en chassant. Il m’a dit être un puissant magicien. Il m’a offert un collier de perles rouges, dures comme la pierre…

— Du corail, murmura l’Anglais.

— … Pour Stolna, ma douce fiancée. Il m’a affirmé que je ne serais jamais soupçonné. Le maître est si riche ; que lui importait un cheval ? Je ne savais pas que la bête contenait la félicité du district. Et puis Stolna aime la parure.

— Ce sorcier, fit négligemment le jeune homme, est grand, sec, brun, avec des yeux noirs très vifs.

L’homme frissonna :

— Ah ! je vois qu’alors déjà vous nous aviez sous votre regard.

Dick affirma gravement de la tête, et avec lenteur :

— Ne se faisait-il pas enlever vers le ciel par un grand oiseau blanc ?

— Si, si, s’écria Galtar en se prosternant, le front dans la poussière. Je comprends, tu es un plus grand sorcier, toi, qui, même absent, as tout vu.

— J’ai tout vu, répéta imperturbablement le jeune homme, tandis que Jean Brot se détournait pour dissimuler une irrésistible envie de rire, et je vais te le prouver. La nuit du vol, tu as mené Selm-Arge hors de son écurie. Tu l’as conduit vers l’est, loin en dehors du village ; là, tu t’es arrêté, tenant au-dessus de ta tête un anneau.

— … Terminant une tige de fer fixée par des courroies se rejoignant sous le ventre du cheval, acheva le Mongol dont les dents claquaient de terreur.

— C’est cela même. Alors l’oiseau blanc, que nous autres sorciers appelons un aéroplane, est arrivé à tire-d’aile. Un crochet a happé l’anneau et t’a enlevé avec ta monture. Après, vous avez tourné autour du village jusqu’à la source. Là, tu t’es laissé glisser à terre. Et l’oiseau blanc a disparu vers le nord, emportant le Soleil d’or.

Galtar semblait pétrifié. Du reste, il n’était pas le seul. Ghis, Jean lui-même, demeuraient bouche bée, ne concevant pas la suite des raisonnements grâce auxquels le détective amateur avait reconstitué la vérité.

Le Parisien ignorait que Dick avait encore sur lui le mouchoir sali au contact du noir coursier du lieutenant de cosaques Bariatine… Ceci avait été le premier anneau de la chaîne.

Teindre un cheval a évidemment pour but de le rendre méconnaissable. Pourquoi cette manœuvre, si l’acquisition a été licite ?

Le récit du chef avait répondu à la question. Le cheval alezan volé était devenu noir ; il n’avait pas laissé de piste parce qu’il s’était envolé. D’où l’idée du puissant aéroplane de la mine de Borenev.

Et Galtar ayant été congédié, l’ahurissement du fidèle de Dick atteignit à son paroxysme lorsqu’il l’entendit déclarer, tranquillement, au chef absolument conquis :

— Ton voleur se nomme Ozeff. Il habite près de la mine de Borenev, au long du Baïkal. Il a enlevé ton cheval au moyen d’une machine volante, l’a donné au lieutenant de cosaques Bariatine, lequel a teint en noir la brave bête, afin que sa robe dorée n’attirât pas l’attention.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dix jours plus tard, le journal Irkoutska Novoie racontait l’anecdote suivante qui faisait trembler tous les habitants de la ville :

« Un terrible attentat anarchiste vient de démontrer tragiquement que les révolutionnaires ne sauraient être amendés par la bonté.

« S. E. le gouverneur d’Irkoutsk, désireux de montrer à un puissant khan mongol les exploitations cuprifères du Baïkal, s’était rendu avec son hôte à la mine du Borenev.

« La surveillance des puits était assurée par un détachement cosaque, que commandait le lieutenant Bariatine, officier distingué, espoir de l’armée.

« Hélas ! le jeune officier était affecté de cette sensiblerie fréquente chez les modernes, qui consiste à gémir sur la souffrance des criminels, condamnés aux travaux forcés.

« On se soucie peu des bons citoyens, peinant pour gagner leur modeste vie. Car on réserve sa pitié aux seuls coupables.

« Nous n’insistons pas ; nous semblerions blâmer l’infortuné lieutenant, et devant une tombe il convient que la critique désarme.

« On avait visité la mine. Avec l’autorisation de S. E. le gouverneur, Bariatine avait offert au khan mongol un superbe cheval noir, présent qui avait comblé de joie le bénéficiaire. Les visiteurs prirent congé.

« Alors que s’est-il passé ? L’enquête n’a pu l’établir avec certitude.

« Des témoignages recueillis, il semble résulter que l’officier se rendit au baraquement où l’on abritait un aéroplane, dont le gouvernement a récemment doté le service de surveillance. Le pilote dudit appareil était un certain Ozeff, nihiliste que le jeune officier, en sa bonté, avait fait remonter de la mine, pour l’employer à la surface du sol.

« Ce dernier avait-il en secret préparé, lors de la visite du gouverneur, un de ces horribles forfaits dont les révolutionnaires ne sont que trop coutumiers ?

« Obéit-il à une fureur soudaine en constatant que, pour des raisons ignorées, son auguste victime lui échappait ?

« Le misérable ne le dira jamais à personne. Une explosion d’une violence inouïe a réduit en poudre le hangar, l’aéroplane, le pilote et le lieutenant. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans le train qui, au moment où paraissait cette information sensationnelle, roulait à toute vapeur vers la Russie européenne, deux personnes eussent pu expliquer que le cheval noir, non pas donné, mais rendu au khan Ghis, avait causé toute la catastrophe.

Bariatine, convaincu de complicité de vol avec le nihiliste Ozeff, avait été invité par le gouverneur à se tenir à la disposition de l’autorité militaire… Des cartouches de mine, dont il avait la libre disposition, assurèrent son évasion dans la mort, avec le complice de sa faute.

Peut-être Ozeff, esprit de destruction, outrepassa-t-il les ordres de l’officier, en détruisant aéroplane et baraquement.

Les deux voyageurs, Dick Fann et Jean Brot, ne devaient jamais parler de ces choses, s’étant engagés vis-à-vis du gouverneur à garder le silence.

NEUVIÈME ÉPISODE

LA CLAIRIÈRE DE NICOLAS SLAVARÈDE


CHAPITRE PREMIER

Une soirée au Kremlin


— Malgré l’invitation gracieuse du vice-gouverneur de Moscou la Sainte, vous refusez d’assister à la soirée donnée au palais du Kremlin ?

— Nos pensées cadrent mal avec un décor de fête.

— Songez que c’est un honneur exceptionnel. En l’absence du grand-duc, le gouverneur, M. le comte Aïarouseff, vice-gouverneur, a tenu à marquer un intérêt particulier à des tourdumondistes du circuit Paris-New-York-Paris, et votre abstention sera mal interprétée.

— Il vaut mieux encourir une interprétation de ce genre que promener notre désespoir parmi les heureux.

Ainsi parlaient Larmette et ses compagnons, M. Defrance, Fleuriane, à présent rivés à la personne du criminel par l’écrit terrible qu’il leur avait arraché. À Khabarovsk, ils étaient montés dans le train se soudant, à Nikolsk, à celui de la ligne principale transsibérienne Vladivostok-Oural, laquelle se continue, par les voies ordinaires russes, vers Moscou, Saint-Pétersbourg et l’Europe occidentale.

Larmette, lui, avec son automobile, s’était engagé sur le tract sibérien, qui presque partout côtoie la ligne ferrée. Les trains marchent avec une lenteur désespérante ; la Botera possédait un puissant moteur. Bref, les voyageurs se maintinrent sensiblement au même niveau.

Au moment de franchir les hauteurs de l’Oural, le père et la fille, prisonniers moraux du joaillier, abandonnèrent le chemin de fer et reprirent place dans l’automobile. Tel fut l’ordre de Larmette.

Tous trois avaient parcouru ensemble les steppes de la Russie orientale, franchi la Volga, atteint son affluent la Moskva, et, remontant cette rivière, gagné Moscou. Comme hôtel le joaillier avait choisi la Moskva-Restauration, située sur la place du Théâtre, sans que ses victimes fissent la moindre observation.

Au surplus, il avait fixé son choix sur le meilleur hôtel de la cité, dix roubles par jour et par chambre, et il se déclarait in petto que « sa fiancée et son beau-père » seraient bien difficiles s’ils n’étaient pas satisfaits de ses procédés.

L’arrivée de l’automobile, quelques indiscrétions habilement commises par le rusé personnage, avaient appris au public que la Botera portait les seuls concurrents ayant franchi l’Alaska et le détroit de Behring.

La chose s’était répandue parmi la société, et le comte Aïarouseff, vice-gouverneur de la cité sainte, offrant une grande soirée pour fêter la dix-huitième année de sa fille Nège, laquelle venait de passer brillamment ses examens de fin d’études à l’institution des Nobles Barines, le comte, disons-nous, avait pensé assurer à sa réception un attrait nouveau en invitant des gens échappés à la dislocation des glaces du Behring.

C’était à propos de cette invitation que Larmette insistait auprès de ses compagnons. À la dernière réflexion de Fleuriane, il riposta par un haussement d’épaules :

— Savez-vous, mademoiselle, que vous vous montrez peu aimable ?

Elle eut un regard méprisant et douloureux :

— Les esclaves n’ont point à être aimables. Ils obéissent, cela doit suffire.

— Cela suffirait s’ils obéissaient ; mais dans l’espèce…

— Oh ! fit-elle d’un ton las, pourquoi continuer cette conversation ? Dans toute chose importante, nous cédons à votre volonté. Nous étouffons même les murmures qui trahiraient notre honte et notre dégout. Pourquoi parler de cela ? Revenons aux réalités : cette fête du Kremlin. Il vous importe peu que nous y paraissions ou non. N’ordonnez, donc pas. Montrez-vous-y seul ; notre état de santé ne nous permet pas d’accepter.

Il y avait une souffrance aiguë dans ces paroles. Avec une affectation de courtoisie, le voleur riposta :

— Qu’il soit fait ainsi que vous le souhaitez. Un vœu de ma fiancée est un ordre pour moi.

Puis il se retira. Mais il ne ferma pas si vite la porte qu’il ne put entendre Fleuriane gémir :

— Oh ! père, ne préférez-vous pas mourir ?

D’un pas tranquille le coquin rentra dans sa chambre, rédigea en style protocolaire une longue lettre au comte Aïarouseff, par laquelle il acceptait pour lui-même l’insigne honneur d’être reçu au Kremlin et excusait ses amis, très éprouvés par les fatigues d’un voyage sans précédent.

Le soir venu, il revêtit un impeccable habit, se fit amener une voiture et y prit place en lançant au cocher d’une voix insouciante :

— Palais du Kremlin, résidence du gouverneur !

Les deux indications sont nécessaires, car le Kremlin n’est point un palais, mais une enceinte contenant un assemblage de palais et d’églises.

C’est le « Palatin » de l’ancienne Rome.

Bientôt, par le jardin Alexandre, il pénétrait dans l’enceinte interdite au commun des mortels. Déjà une foule nombreuse emplissait les salons, foule bigarrée, chamarrée, où les uniformes des régiments réguliers des cosaques, Tcherkesses ou Turkmènes, se mêlaient aux habits noirs, aux robes à l’instar de Paris, aux costumes étincelants des dames fidèles aux modes asiatiques de l’est russe. Rien, dans nos réunions occidentales, ne saurait donner une idée de ces agglomérations du bassin de la Volga.

Nos bals costumés les plus réussis sentent le théâtre, le faux, le convenu. La Parisienne la plus élégante apparaît gauche, alors qu’elle s’essaie aux draperies des Asiates. Là-bas, ces costumes magnifiques sont ceux que, tout enfant, on apprit à porter. Les corps ont naturellement les attitudes que commandent les étoffes. On n’est plus au théâtre, on n’a plus besoin de faire appel à la convention. On vit au milieu d’un monde réel des Mille et une Nuits.

Larmette subit cette impression. Un instant, ce calculateur du mal oublia ses préoccupations accoutumées ; mais bientôt les attentions dont il fut l’objet dissipèrent cette griserie artistique.

Le comte Aïarouseff fit cinq pas au-devant de lui, faveur grande, et la barine (dame noble) Nège, héroïne de la fête, daigna appeler le joaillier auprès d’elle pour l’interroger tout à son aise sur les incidents de son voyage autour du globe.

Avec la meilleure grâce, se contraignant à une modestie qui séduisit la curieuse, il narra quelques épisodes de la traversée des États-Unis, de la Sibérie, fit un tableau tragique de la lutte contre les glaces dans le détroit de Behring. Seulement, il remarqua bientôt que la jeune fille, peu à peu, s’abandonnait à une distraction inexplicable.

Maintenant elle regardait fréquemment vers la porte, où un géant blond, revêtu d’une somptueuse livrée, annonçait d’une voix de tonnerre les invités qui ne cessaient d’affluer. Évidemment, la jolie Nège attendait quelqu’un.

Sans doute, elle s’aperçut de l’étonnement empreint sur le visage du « Grand Automobiliste », car elle murmura :

— Je vous demande pardon. Je suis surprise, impatiente. Vous ne savez pas ; j’ai fini mes études au pensionnat des Nobles Barines. Vous concevez, je quitte des camarades ; j’en rencontrerai certainement beaucoup dans le monde ; mais pas toutes ; c’est la vie, n’est-ce pas ? Nitchevo ! Aussi j’ai voulu les réunir une dernière fois ; alors, mon père a désigné ce jour pour une fête, où les cinquante élèves des Nobles Barines ont été invitées. Pourquoi aujourd’hui ? Parce que c’est l’anniversaire de la fondation de l’école, sous le tsar Alexandre. Ce jour-là, les élèves se rendent dans l’immense propriété, où le bon tsar signa l’ukase déclarant l’école institut d’État. Elles font une joyeuse garden-party dans les bois autour du parc de Bjorsky.

— Le parc de Bjorsky ? interrompit Larmette avec un sursaut.

Son interlocutrice le considéra non sans étonnement.

— Quel effet vous fait ce nom ? Qu’avez-vous donc eu avec le parc de Bjorsky ?

Mais déjà le bijoutier de la rue de la Paix avait recouvré tout son calme.

— Rien du tout, vous pensez bien. Seulement, je croyais le parc distant du Kremlin d’environ vingt-cinq verstes, et je me disais que le retard de vos compagnes s’expliquait. Un pareil voyage, une journée en plein bois ! Elles doivent songer plutôt à dormir qu’a venir au bal.

La fille du vice-gouverneur, comte Aïarouseff, éclata de rire.

— Vingt-cinq verstes ! Une heure d’automobile, cela n’est point à considérer. Quant à celles de mes amies que j’attends plus particulièrement, je suis certaine qu’elles auront ménagé leurs forces. Songez donc, Pira et Livine : la première, fille du général commandant la circonscription ; la seconde, née du prince Shabloï, le président de la magistrature, doivent se faire entendre ce soir. Elles y tiennent certainement, car elles chantent comme les saints anges peints sur les icônes. Des voix de velours et de cristal ; je les adore, parce que le ne suis pas jalouse. Et comme leur succès rejaillira sur toute la pension des Nobles Barines, vous pensez bien que la directrice, Argata Gratamoff, aura veillé sur elles comme sur des réclames vivantes.

De nouveau, elle lança un rire argentin.

— Si Argata Gratamoff se trouvait là, je ne dirais pas cela ; je vous avertis pour que vous ne répétiez pas.

Puis, avec la grâce protectrice d’une fille de noble lignée, elle conclut :

— Je pense que vous ne m’en voudrez plus de mes distractions. Je les ai rachetées par la franchise, n’est-ce pas ? Je vais vous laisser. Il faut que je parle à mon père, qu’il envoie un cosaque aux « Nobles Barines » ; car vraiment je ne sais que penser de ne voir arriver personne.

Elle s’était levée et, se faufilant à travers les groupes, elle se dirigea vers le salon, où le vice-gouverneur pérorait au milieu d’un cercle de fonctionnaires empressés à lui faire leur cour.

Sans façon, elle l’arracha à leur admiration intéressée pour lui confier son anxiété. Le comte eut un sourire.

— Bah ! ma chère Nège, ne te trouble pas. Les Jeunes personnes, tes amies, sont des presque femmes, et tu dois savoir que les femmes ne peuvent jamais arriver à l’heure.

— Non, non, père, ce n’est pas cela. Argata Gratamoff n’est pas une femme du tout, elle. C’est une horloge animée. Je ne me souviens pas de l’avoir vue retarder d’une minute sur l’heure du pensionnat. Au moment où les aiguilles marquaient l’instant d’un changement d’occupation, Argata paraissait en criant : « Fin de la récréation. Rentrée à l’étude, ou à la classe, ou au dessin. » C’était merveilleux de précision. On aurait cru qu’elle était rattachée aux rouages par un fil, comme les petits oiseaux de ces horloges de bois que l’on fabrique en Suisse. Vous savez, le petit oiseau qui sort de la boite aux heures et qui crie : « Coucou ! coucou ! »

— Enfin, tu veux que j’expédie un des cavaliers de service aux nouvelles ?

— Tu me ferais plaisir, vraiment plaisir, je te l’avoue sans feinte.

— Alors, ma petite Nège, l’homme va partir, avec ordre de ramener le coucou, comme tu appelles la digne directrice, et toutes ses petites élèves.

Un ordre à un aide de camp ; celui-ci se précipita à l’extérieur, gagna le corps de garde. Deux minutes plus tard, le bruit des sabots d’un cheval, claquant sur les dalles de la cour, annonçait à l’inquiète Nège que le messager partait pour le pensionnat des Nobles Barines.

Larmette avait vaguement suivi tout ce manège de loin.

Au surplus, quelques personnes, tenues jusqu’alors à l’écart par la présence de Nège, profitèrent de son éloignement pour entourer le concurrent de l’épreuve sportive. Ce furent des questions nouvelles, auxquelles Larmette répondit sans se faire prier, intérieurement flatté d’être le point de mire de l’attention de gens importants.

Les applaudissements discrets l’encourageaient, il faut bien le dire.

Nul public n’est plus naïf que celui des demeures princières.

Il se croit sceptique ; il raille toutes les vraies supériorités qu’il ne comprend pas ; mais qu’un hâbleur se présente, qu’il jette en pâture à ces esprits frivoles des récits empruntés aux fantaisies d’auteurs folâtres, il obtient aussitôt créance. Il semble que la société dite éclairée réserve toutes ses tendresses pour les aventuriers.

Toujours est-il que Larmette se lassa de ce succès facile. S’excusant sur la fatigue, il annonça à ses auditeurs qu’il allait quitter le Kremlin pour regagner la Moskva-Restauration.

Et comme preuve de sa sincérité, au moins en ce qui concernait cette dernière affirmation, il se dirigea vers le salon où se tenait le comte Aïarouseff, dans le but de prendre congé de Son Excellence.

La foule compacte retardait sa marche. Elle était pourtant moins dense aux abords du salon gouvernemental. Le vice-gouverneur n’aimait pas être étouffé, on le savait et on lui laissait le plus d’air et d’espace compatibles avec l’empressement que l’on se croyait tenu de lui marquer.

Le joaillier se glissa doucement dans le cercle, cherchant à attirer l’attention du haut fonctionnaire.

La jeune Nège lui parlait avec animation, ses petits gestes nerveux trahissant une agitation dont le bijoutier comprit la cause. Évidemment les demoiselles de l’institut des Nobles Barines n’avaient point encore paru. Sans la moindre pitié pour l’agacement qu’un tel retard devait provoquer chez Nège, Larmette se confia en aparté :

— Aussi, cette idée de s’en aller au parc de Bjorsky, un jour de bal ! Elle a beau dire, cette petite Nège, c’est loin. Je m’en souviens, j’ai fait le parcours autrefois.

L’apparition d’un nouveau personnage coupa court à ses réflexions.

C’était un cosaque en grande tenue de parade, la main droite élevée à la hauteur de son bonnet d’ordonnance, et qui, l’air grave, lança ces paroles, par lesquelles le soldat russe attire l’attention de ses chefs :

— Je te salue, petit père.

Tous les yeux s’étaient portés sur le nouveau venu. L’aide de camp, dépêché tout à l’heure au corps de garde, prononça à haute voix :

— C’est Yégor… Il revient sans doute de l’institution des Nobles Barines.

— Ah ! s’exclama joyeusement Nège, alors ces demoiselles te suivent ?

Mais Yégor secoua négativement la tête.

— Non, barine.

— Non ? Pourquoi ? Tu ne leur as donc pas dit qu’elles me faisaient trépigner d’impatience ?

— Si, barine, je l’ai dit.

— Eh bien ?

— Eh bien, elles ne viendront pas cependant, parce qu’elles ne le peuvent pas.

Nège oublia la réception officielle, la tenue pleine de réserve imposée par les protocoles aux jeunes filles de sa condition, et, faisant un pas en avant, elle s’écria, les sourcils froncés :

— Argata Gratamoff a refusé de venir ?

Le cavalier secoua la tête avec acharnement, en homme qui ne veut pas voir s’accréditer une erreur.

— Elle ne refuse pas, la pauvre et respectable dame. C’est le docteur qui refuse.

— Comment, le docteur ? Que vient faire là dedans le docteur ?

— Ce qu’il fait, Barine ? Il soigne Argata Gratamoff.

— Il la soigne ?

— Oui, parce qu’elle est au lit et qu’elle souffre. Elle est malade.

Tous les assistants prirent des mines apitoyées.

Ils savaient que Nège était une enfant gâtée, et ils comprenaient combien un pareil contretemps devait irriter la jolie personne, accoutumée à ne rencontrer aucune résistance à ses volontés.

Cependant, le comte Aïarouseff, plus navré encore que les autres d’une déception atteignant sa fille, s’écria :

— Enfin. Yégor, explique-toi, mon brave.

— Que dois-je expliquer, Excellence ?

— Depuis quand Argata Gratamoff est-elle souffrante ? Pourquoi n’a-t-elle pas prévenu ?

— Le mal la prise pendant la promenade au parc de Bjorsky. Au retour elle a dû s’aliter.

Nège avait déchiré son mouchoir qu’elle tenait entre ses mains nerveusement agitées.

— Soit ! fit-elle. Argata ne peut venir. Rien ne l’empêche d’envoyer mes camarades par une sous-maîtresse.

— Impossible Barine. Les deux sous-maîtresses sont malades aussi.

— Hein ?

Du coup, l’assistance marqua un intérêt réel. Cela devenait curieux, en vérité.

— Mais, par les saintes Images, clama Nège furieuse, tout le pensionnat n’est point atteint par une épidémie ?

— Si, barine, si, répliqua respectueusement le cosaque.

Il y eut un moment de stupeur. Quoi ? toute l’institution frappée en même temps ? Et Nège, déchiquetant à présent son éventail, reprit :

— Cela est insensé. Voyons, mes deux rossignols, à qui j’avais préparé ce soir un succès de chant ? Pira ?

— Malade, barine.

— Livine ?

— Malade.

— Ça, grommela le vice-gouverneur, qui ne craignait pas parfois une douce trivialité, ça c’est plus difficile à avaler qu’un verre de vodki.

Et tous les visages exprimant une admirative approbation pour cette pensée si juste, il poursuivit :

— Voyons, Yégor, tu n’es pas ivre, n’est-ce pas ?

— Pas du tout, Excellence. Quand je suis de service, je ne bois jamais.

— Je sais, je sais. Tu es un bon soldat. Alors, réponds clairement. Voilà une maladie qui s’abat d’un coup sur tout l’institut des Nobles Barines. Il est inadmissible que la pension de la noblesse soit aussi maltraitée. Si les filles des fonctionnaires et seigneurs sont ainsi atteintes, il n’y a plus de gouvernement possible, à moins que l’épreuve ne soit envoyée par le Très-Haut. C’est de cela qu’il importe de s’assurer.

Il prit le ton d’un juge conduisant une enquête pour demander :

— Quand ce malaise subit a-t-il atteint les nobles élèves et leurs professeurs ?

— Après le déjeuner sur l’herbe à Bjorsky, Excellence.

— Après le déjeuner ?

— Oui, Excellence ; on avait choisi la jolie clairière, où est la statue de bois de Nicolas Slavarède, qui pousse les fiancés vers les jeunes filles ayant la dévotion du grand saint.

— La clairière Nicolas ?

Une voix stupéfaite répéta ces trois mots. Les assistants se regardèrent. Qui avait parlé ? Sur tous les visages, la même expression questionneuse. Le comte Aïarouseff ouvrit la bouche pour inviter l’auteur de l’exclamation à indiquer le sens de son cri. Mais Nège ne le lui permit pas. Elle voulait savoir comment ses camarades allaient être privées du plaisir de la voir dans tout le rayonnement de sa gloire. Que lui importait le reste !

— Continue, Yégor, dit-elle d’un ton décidé, coupant la phrase prête à jaillir de l’auguste bouche de son père.

Et Yégor, obéissant à la fille du gouverneur comme au gouverneur lui-même, reprit :

Les barines se sont assises en cercle. Elles ont déjeuné très gaiement. Argata Gratamoff avait fait apporter par les automobiles un repas délicat ; toutes les nobles demoiselles lui rendent cette justice. On avait ri beaucoup ; mais vers la fin du repas, presque au même instant, directrice, sous-maîtresses, élèves se sentirent indisposées.

— Un empoisonnement ! s’écrièrent dix personnes.

Le cosaque riposta :

— Un simple soldat ne saurait contredire de hauts personnages, mais le médecin, lui, n’appelle pas cela un empoisonnement.

— Et comment désigne-t-il ce mal aussi subit que général ?

— Il prononce : brûlures nombreuses d’un caractère particulièrement perfide.

— Brûlures ?

— Qu’est-ce que cela signifie ?

Ces exclamations se croisèrent. Dans l’assistance des remous se produisirent. Personne ne remarqua l’angoisse de Larmette, tant la préoccupation générale enlevait à chacun ses facultés d’observation.

Peu à peu, il s’était glissé jusqu’au premier rang des curieux. Là, les regards rivés sur le cosaque Yégor, il écoutait. À le voir, on eût cru que sa vie dépendait de ce qu’il allait dire.

Nège voulait savoir. Elle imposa silence d’un geste violent à tous ces gens qui échangeaient des questions inutiles. Furieuse devant l’incompréhensible, la jeune fille saisit le cosaque par le bras.

— Assez parlé en charade, Yégor, sois bref et clair ; que t’a dit le docteur ?

— Ce que je viens de répéter, barine.

— Mais encore ? Il t’a donné des détails ? Il s’agit de mes amies, ne l’oublie pas. Les brûlures sont-elles graves ? Nécessiteront-elles un long repos ?

— Le docteur espère que quelques jours suffiront.

— Bien. Comment se sont-elles brûlées ?

— Personne ne le sait, barine.

— C’est stupide ce que tu me contes là. Ces demoiselles ont bien dû s’apercevoir… Quand on s’incendie, on le remarque.

— J’en demande excuse à la barine, elles disent toutes qu’elles ne se sont pas rendu compte.

— C’est trop fort !

Ma foi, tous les auditeurs opinèrent du bonnet. Oui, vraiment, c’était trop fort. Nège rugit, autant que ses moyens vocaux le lui permirent :

— Mais enfin, elles se sont échaudées en mangeant un plat trop chaud, en buvant une boisson bouillante ?

— Non, non. Le repas était froid, la boisson rafraîchie à la glace.

Cette fois, un vent de folie sembla passer sur l’assistance. Des gens brûlés en mangeant froid ? Le comte Aïarouseff, Nège, vingt spectateurs entourèrent le cosaque.

— Garçon, tu ne sais ce que tu dis.

— On s’est moqué de toi !

— On t’a traité comme ces soldats naïfs, auxquels on envoie chercher la clef du polygone, le pivot de conversion ou la trajectoire.

Sous cette tempête, le cosaque demeura d’un calme inaltérable.

— Le docteur ne se moquerait pas d’un fidèle serviteur du tsar, représentant la volonté de S. E. le vice-gouverneur comte Aïarouseff.

— C’est vrai, c’est vrai, firent plusieurs voix, parmi lesquelles on distinguait celle de Larmette.

— Alors, parle, parle donc. Répète ce qu’il t’a déclaré, si tu ne veux me faire expirer d’impatience.

Yégor s’inclina.

— Je t’obéis, barine ; mais cela est très difficile à exprimer. Je ne suis qu’un soldat, je ne sais pas les mots qui plaisent à la noblesse… je vous prie de me laisser réfléchir une minute, le temps de me rappeler les paroles du savant docteur. En disant exactement la même chose que lui, j’espère me faire comprendre de vos oreilles excellentissimes.

Et le vice-gouverneur, Nège, ayant consenti, un silence régna dans la salle. Tout le monde attendait, avide de discerner quelque chose de clair dans cette obscure affaire. Enfin, le cosaque releva la tête.

— Voilà. Le docteur m’a dit :

« — Mon brave, tu n’es certainement pas fort en médecine. Écoute bien, pour rapporter mes conclusions sans les dénaturer.

— J’écoute, comme si tu étais mon ataman (chef cosaque), petit père, ai-je répondu.

« — C’est parfait. Eh bien, donc, en médecine, quand nous voulons exprimer l’inflammation, nous désignons la maladie par le nom de l’organe suivi de la terminaison ite. Ainsi, gastr…ite (affection de l’estomac), céphal…ite (mal qui a son siège à la tête) ; entér…ite (touchant l’intestin) ; méning…ite (concernant les méninges), tu comprends ?

— Oui, petit père, ai-je dit. C’est plus difficile que la théorie de l’escadron, mais en faisant attention, cela entre tout de même.

« — De mieux en mieux. Or, mon ami, l’affection, la brûlure qui a atteint au même moment tout le personnel de l’institut des Nobles Barines, pourrait s’appeler, en suivant la règle dont il s’agit, une général…ite aiguë, à caractère épidémique.

— Une généralité ! s’exclamèrent les personnes présentes sur un ton d’inexprimable étonnement.

— Oui, bien. Cela ne vous paraît pas clair ? murmura Yégor, évidemment satisfait par la constatation.

— Pas clair ? dis plus noir qu’une bouteille à encre. Le cosaque sourit au comte Aïarouseff. En vérité, le soldat semblait reconnaissant au vice-gouverneur de penser exactement comme lui-même ; cela le relevait à ses propres yeux. Et il prit une pose avantageuse pour continuer :

— J’ai été comme vous, Excellence : je n’ai pas compris d’abord. Mais le docteur est entré dans des explications.

« — Généralite, m’a-t-il répété, j’emploie le mot à cause de général pris dans le sens de total.

Personne ne parlait. L’incident devenait d’un inédit renversant. Yégor put achever tranquillement :

— Le docteur a commencé un traitement adoucissant : cataplasmes, fécules, etc.

— Mais qu’est-ce qui a pu produire pareille aventure ?

Tel fut le cri de Nège, répété aussitôt sur tous les tons par les spectateurs.

— Oui, oui, qu’est-ce qui a produit ce cataclysme ?

Le cosaque haussa les épaules.

— Ça, on ne le sait pas ; seulement, il y a un homme qui affirme qu’il le saura.

— Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?

— Un Anglais.

— Un Anglais ? Comment se trouve-t-il mêlé à l’événement ?

— Il s’est présenté de suite. Il a demandé à Argata Gratamoff d’ouvrir une enquête. C’est, paraît-il, un détective émérite de l’Angleterre. On lui a accordé naturellement l’autorisation.

— Qui est ce détective ?

— Son nom, c’est là ce que vous désirez connaître ? Eh bien, son nom, c’est Dick Fann !

Les deux syllabes étaient à peine prononcées qu’il se produisit une bousculade. Il y eut des murmures, des interjections ; un sillon sembla diviser la foule dans la direction de la porte de sortie.

Et le calme rétabli, sans que personne se fût rendu compte de ce qui venait de se passer, on eût vainement cherché Larmette parmi les assistants. Le joaillier avait disparu.

Le nom de Dick Fann, de cet adversaire qu’il croyait englouti dans les abîmes de la mer de Behring, avait bouleversé le misérable.

D’instinct, comme le fauve surpris, il avait fui, se frayant un passage dans la foule. De là, la bousculade ; de là, les clameurs mécontentes.

Maintenant il traversait d’un pas rapide les cours du Kremlin, se hâtant vers le parc Alexandre. Dans son trouble, il monologuait :

— Le parc de Bjorsky ! Quelle déveine ! Ces stupides filles qui choisissent justement cette clairière de Nicolas Slavarède ! Il ira voir, c’est sûr ; s’il y va, il découvrira tout. Une cachette si bien choisie ! Qui aurait pu penser ?

Et avec rage :

— Une opération pareille réduite à néant ! Non, non, la Botera va me transporter comme la foudre. Il ne trouvera plus rien, plus rien.

Il eut un ricanement de triomphe ; mais, presque aussitôt, il frissonna, ses dents claquèrent.

— Avec cet homme-là, on ne sait jamais ; il est capable de me tomber sur les épaules au moment même où je serai là-bas. Et alors, ce n’est pas seulement l’affaire qui est éventée : c’est moi qui suis pris. Le diable étrangle le détective qui se mêle de ce qui ne le regarde pas !

La place des Théâtres est à deux pas du Kremlin.

Larmette s’arrêta plusieurs fois durant ce court trajet. Ses gestes, ses mouvements de physionomie montraient l’acuité de ses réflexions.

Ce fut seulement en face de la Moskva-Restauration, où il avait laissé sa voiture, que son attitude changea.

— Parbleu, murmura-t-il, c’est cela. Le risque pour eux, le bénéfice pour moi. Voilà la situation. Au pis aller, je reste libre. Et libre, on peut se retourner.

Les domestiques, interrogés par le joaillier, déclarèrent que l’on avait « éteint » dans les chambres occupées par M. Defrance et sa fille. Les voyageurs devaient être couchés.

Larmette fit entendre un sourd grondement, cela contrariait vraisemblablement ses plans. Il sembla se consulter durant quelques secondes, puis, prenant son parti :

— Non, il n’y a pas à hésiter. Tout retard est dangereux. Qu’ils se lèvent ! Plus tard, ils dormiront tout à leur aise.

Et il gagna la porte du trusteur canadien, sur le panneau de laquelle il exécuta un roulement continu.

L’effet de cet exercice ne tarda pas à se produire. Le battant tourna sur ses gonds, démasquant la figure ahurie de M. Defrance.

— Qu’est-ce ? Ah ! c’est vous ! Pourquoi me réveiller à cette heure ?

— Bon ! je ne vous réveille pas, car vous ne vous êtes point couché.

En effet, d’un coup d’œil, le joaillier avait constaté que son interlocuteur était complètement vêtu.

D’un mouvement si brusque que M. Defrance ne put s’y opposer, Larmette poussa la porte. Il eut un cri joyeux. Dans la pièce, Fleuriane était assise auprès d’un guéridon, absorbée en apparence dans la lecture d’une revue.

— Tous les deux ! parfait ! s’exclama le drôle. Que me parliez-vous donc de votre sommeil, mon cher beau-père ?

Le Canadien rougit sous l’appellation ironique.

— Nous désirions ne pas jouir de votre société ce soir. La souffrance a parfois besoin de vacances. Mais pareille déclaration n’était pas pour émouvoir le nouveau venu.

— Vous aurez des vacances plus tard.

— Comment ? ! Prétendez-vous nous imposer votre présence ?

— Oui et non. Je vous emmène.

— Où donc ?

— Vous le verrez. Sachez seulement qu’il s’agit d’une promenade en automobile. Au clair de lune, rouler à travers la campagne, quoi de plus poétique ? Quoi de plus capable à faire rêver les jeunes filles ?

— Mais enfin, si nous refusions ?

Larmette coupa rudement la protestation commencée.

— La chose en question est de celles où je ne permets pas la résistance. Veuillez prendre votre chapeau. Vous, mademoiselle, faites de même.

Et, arrêtant toute nouvelle interrogation de ses victimes, tremblantes et irritées :

— Je vous instruirai en chemin. Je vous donne  cinq minutes ! Je vous attends au garage de l’hôtel. Dans cinq minutes, la Botera sera prête à partir, et il faut qu’elle parte. Donc, soyez exacts.

Sur ce, il sortit. Que dirent le père et la fille après son départ ? Impossible de le savoir. Seulement, M. Defrance était très pâle, et Fleuriane avait les yeux rouges lorsqu’ils prirent place dans la Botera, au volant de direction de laquelle Larmette s’était déjà installé.

La machine se mit aussitôt en marche, traversa la place des Théâtres, gagna la place Loubianska, puis, laissant à gauche le couvent Stretensky, parcourut la longue avenue de Mietochanskaya, dépassa la barrière de Kretskaya, longea les jardins de Marine-Rostcha, et, à toute vitesse, s’enfonça dans la campagne.

Non loin du couvent Stretensky, Larmette avait ralenti l’allure, au moment où sa cent chevaux longeait la façade de bâtiments percés d’une porte monumentale, au fronton de laquelle des lettres d’or figuraient les caractères russes signifiant : institut des nobles Barines.

Le Joaillier avait examiné la façade d’un air inquiet. Évidemment, tout était en mouvement à l’intérieur de l’aristocratique pensionnat.

Les fenêtres éclairées, des lumières brusquement déplacées, des ombres agitées se découpant en noir sur les rideaux transparents, trahissaient les incidents étranges que le cosaque Yégor avait rapportés au palais du Kremlin. Un moment, Larmette donna un coup de volant si brusque, que l’automobile fit une violente embardée. Deux silhouettes noires projetées sur un rideau avaient motivé cette manœuvre intempestive. Et le bandit ne s’était pas trompé. Il avait reconnu Dick et son compagnon Jean Brot.

Tous deux étaient donc sur sa piste. Mais ils cherchaient encore. S’ils devinaient la vérité que Larmette tenait tant à cacher, ils arriveraient trop tard. Les leviers furent manœuvrés. Le véhicule accéléra sa vitesse.

Pourtant, l’indécision du coupable l’avait trahi. Fleuriane et son père, surpris par les secousses de l’appareil, écarté de la bonne direction, puis ramené par son conducteur, avaient levé la tête. Suivant le regard de leur bourreau, ils avaient aperçu les silhouettes de leurs amis.

Et la jeune fille, se serrant contre son père, avait murmuré :

— Lui ! lui ! Père, il nous sauvera.

Au même instant, Dick Fann, ignorant que sa bien-aimée passait si près de lui, se présentait dans la chambre de la directrice.

— Madame, dit-il, une de vos automobiles est-elle en état de partir de suite ?

— Cela demandera une demi-heure, si les mécaniciens sont là.

— Ils y sont. Veuillez m’autoriser à disposer d’une voiture.

— Pour ?…

— Pour me rendre à Bjorsky. Je pense en revenir avec l’explication du singulier accident dont vous et vos élèves avez été victimes.

— Vraiment ? s’écria Argata Gratamoff. En ce cas, partez vite, car je crois que j’aurai presque autant de plaisir à savoir comment je me suis brûlée qu’à être guérie.

Cependant, la Botera filait dans la campagne ainsi qu’un météore.

La lune répandait sa clarté blanche sur les champs, les clôtures, les canaux d’irrigation. Au flanc des coteaux elle jetait un manteau d’argent et, dans le ciel d’un indigo profond, les étoiles, par myriades, scintillaient, tels des yeux clignotants ouverts sur les misères terrestres.


CHAPITRE II

La Clairière radiante


Une heure a coulé ainsi.

L’automobile, au lieu de poursuivre sa route vers les bois, opère un brusque crochet et s’engage dans un vallonnement resserré entre deux collines.

Des exploitations de pierres ont déchiré les flancs des hauteurs. Les roches, déchiquetées par la mine, apparaissent en plaques blanchâtres, perçant le ton foncé des verdures. La Botera file toujours.

Soudain, elle stoppe brusquement.

À deux pas de la machine, une clôture de lattes forme une sorte de courette entourant une baraque de planches.

Et à un sifflement modulé de façon particulière par le joaillier, la porte branlante de la cahute s’ouvre. Un homme parait. Il a l’allure d’un carrier, d’un de ces moujiks qui extraient la pierre renommée de Bjorsky.

Il vient auprès de celui qui l’a appelé. Les deux hommes s’entretiennent à mi-voix.

Mais Fleuriane et son père ont beau prêter l’oreille, ils ne comprennent pas le sens des paroles prononcées.

Certes, ils reconnaissent des mots français, mais ceux-ci sont noyés dans des vocables étranges, inédits. Quel est ce langage ? À coup sûr ce n’est pas du russe. Bien qu’ils ne le parlent pas, les voyageurs se sont familiarisés depuis des semaines avec les consonnances moscovites. Ils ne sauraient s’y tromper. Donc, ni russe, ni français, ni anglais, ni allemand, ces derniers idiomes leur étant plus ou moins connus.

Le conciliabule prend fin. Larmette descend. Le carrier le remplace au volant.

Alors, le joaillier s’adresse à ses victimes :

— Vous ferez en tout point ce que vous demandera celui-ci. Je lui délègue mon autorité sur vous.

Puis il s’écarte de la voiture, étend la main, prononce :

— Va !

Le carrier actionne la machine. La Botera tourne sur elle-même et rejoint la route qui serpente, à travers les fourrés, vers la forêt de Bjorsky.

Cependant, la machine s’est engagée dans un chemin mal entretenu, qui escalade des mamelons, redescend dans des vallonnements, franchit, sur des ponts rustiques, des ruisselets bondissant dans leurs lits caillouteux avec des airs furibonds de torrents en miniature.

On est en pleine forêt à présent. De toutes parts, des arbres de haute venue masquent la vue. Sapins altiers, chênes, ormes, érables alternent avec les mélèzes et quelques bouquets de frênes.

— Nous sommes arrivés !

Ces mots sont prononcés par le guide, qui arrête la machine à l’entrée d’une petite clairière herbeuse. L’homme saute à terre et, d’un ton rude :

— Descendez !

Que faire, sinon se plier à la fantaisie de l’agent de Larmette ?

— Où sommes-nous ? murmura cependant Fleuriane.

Elle fut surprise, car l’homme répondit sans hésiter :

— Clairière de Nicolas Slavarède.

Sa main s’étendit vers un arbre voisin, sur le tronc duquel, à quatre mètres du sol environ, était fixée une niche de bois en forme de guérite, servant d’abri à une silhouette grotesque et naïve,

— La statue de saint Nicolas Slavarède, acheva le carrier.

L’ouvrier s’était éloigné de quelques pas, regardant le sol, avec des haussements d’épaules, des gestes des bras. Il semblait gourmander quelqu’un à voix basse.

Étonnés par sa singulière attitude, M. Defrance et sa fille cherchèrent à comprendre ce qui la motivait. Ils ne virent rien que l’herbe fanée, jaunie, comme brûlée par le soleil. Cela était étrange pourtant. Les gazons ne prennent cet aspect qu’à la fin des ardents étés, et l’on était seulement en juin.

Partout ailleurs, les herbes se montraient vivaces, d’un vert sombre indiquant la terre humide, féconde en liquides nourriciers.

Leur compagnon ouvrit le coffre de l’automobile dont il tira trois petites pelles plates et tranchantes.

Il garda l’un de ces instruments et tendit les deux autres aux voyageurs.

— Que devons-nous faire de cela ? questionna la jeune fille.

— Enlever les plaques de gazon aux endroits que je vous désignerai.

Et comme ils le regardaient avec stupéfaction, ne concevant rien à la bizarre occupation a laquelle on les condamnait, il poursuivit avec un commencement d’impatience :

— J’ai enfoui un trésor ici ; je le déterre, voilà tout. À présent, assez causé, au travail !

S’il était ennuyeux d’accepter les ordres du personnage, le labeur, en lui-même, n’avait rien de bien pénible. Aux endroits désignés, les voyageurs, grâce à leurs pelles parfaitement adaptées à cet usage, découpaient des carrés de gazon, qu’ils soulevaient en glissant au-dessous la palette de leur outil, agissant alors comme un levier.

Ivan, puisque leur guide leur était connu sous ce nom, venait derrière eux. Au centre de chacun des espaces dénudés, il enfonçait jusqu’au manche la lame tranchante, exerçait une pesée, puis se penchait, fouillait dans la terre soulevée, y prenait des objets qu’il enfouissait aussitôt dans un sac de toile jeté en bandoulière sur son épaule, puis replaçait les plaques de gazon. Que ramassait-il ? Ni M. Defrance, ni sa fille ne parvinrent à le voir.

Ils remarquèrent, seulement qu’ils opéraient suivant un cercle concentrique à la clairière. La remarque était certainement juste, car, alors qu’en enlevant cette dernière motte herbeuse, la Canadienne se déclarait avoir parcouru la complète circonférence, Ivan grommela :

— Reposez-vous. C’est fini. On viendra vous reprendre dans une heure.

Il sautait en même temps sur l’automobile.

— Vous nous abandonnez ? s’écrièrent les voyageurs.

L’autre eut un haussement d’épaules.

— Non, non, rassurez-vous. Vous êtes un autre trésor. Pas de danger que l’on vous oublie. On vous reprendra dans une heure, comme je vous le dis.

La Botera évoluait. Elle s’enfonça dans l’avenue par laquelle elle était arrivée ; son ronflement diminua peu à peu, puis cessa de se faire entendre.

Le père et la fille restaient seuls dans la clairière de Nicolas Slavarède.

— Asseyons-nous, murmura le Canadien. Puisque l’on nous oblige à attendre, attendons avec le minimum de fatigue.

Il se laissait tomber au pied de l’arbre supportant la statue du saint.

Fleuriane prit place en face de lui.

— Ne serions-nous pas dans le voisinage d’une fourmilière ? s’écria soudain la jeune fille.

— Ah ! voilà qui est fort, dit le Canadien. J’allais précisément te dire la même chose.

— Vous éprouvez des picotements ?…

— Par tout le corps, mais plus spécialement à la figure et aux mains.

— Comme moi, tout à fait comme moi.

Tous deux se considérèrent avec ahurissement. Sur leur visage, leurs mains, pas trace de fourmis. Et pourtant le picotement continuait, pas très douloureux, mais agaçant au suprême degré.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

Fleuriane, ayant reporté ses regards sur ses mains, eut une exclamation de surprise.

— Père, voyez, voyez mes mains.

Sur la peau blanche, à la clarté très franche de la lune, on distinguait des points rosés, plus spécialement nombreux sur les doigts fuselés de la jolie Canadienne. Et M. Defrance, ayant exposé ses mains aux rayons de l’astre nocturne, murmura :

— Mais moi aussi. Je suis constellé de ces points roses. Ah çà ! qu’est-ce qui provoque cette étrange affection ?

Sans doute, les voyageurs auraient continué longtemps à chercher d’où pouvait provenir la singulière irritation de leurs épidermes, mais un bruit insolite les força à s’occuper d’autre chose.

La forêt silencieuse répercutait maintenant un galop de chevaux. On eût cru qu’une troupe nombreuse passait à fond de train sous le couvert.

Le bruit se rapproche. On devine que les chevaux sont poussés sans relâche, que les cavaliers ont hâte d’atteindre un but fixé d’avance. Et puis un son nouveau devient perceptible ; le ronflement caractéristique des automobiles se mêle à la galopade des quadrupèdes.

Et, de toutes parts, des craquements crépitent parmi les broussailles.

Étrange. Le bruit cesse tout à coup. Les voyageurs s’interrogent du regard. Leurs lèvres s’entr’ouvrent pour cette question :

— Que signifie tout cela ? Quelle nouvelle surprise nous est réservée ?

Mais ils ont le même mouvement d’épaules découragé. Comment connaîtraient-ils la cause d’une manœuvre de cavalerie ?

Ils reviennent à l’impression qui les tracassait tout à l’heure, à cette irritation de l’épiderme qui dure toujours. Car de quelque côté qu’ils se tournent, une chose inexplicable se dresse. Ils sont pris dans la trame du mystère.

— Nous n’avions rien de semblable en quittant l’hôtel de Moskva-Restauration.

— Cela est évident, père. Des impressions aussi désagréables ne sauraient passer inaperçues, si préoccupé soit-on.

— Alors, ces rougeurs ne proviendraient-elles pas du travail que le maudit Larmette nous a fait exécuter ?

— Oh ! remuer du gazon, un peu de terre…

Mais le Canadien tient à l’idée encore vague en son esprit.

— Le coquin qui nous a conduits ici nous a laissé les bizarres petites pelles dont il nous avait armés. Si nous nous en servions pour soulever les plaques de gazon qu’il a soigneusement replacées…

— Qu’espérez-vous de ce travail, mon père ?

— Eh ! le sais-je ?… Observer, chercher… voilà ce que je souhaite.

Fleuriane ne résista pas davantage. Elle aussi, après tout, désirait découvrir la cause du labeur singulier auquel on l’avait contrainte.

Un instant plus tard, le père et la fille bouleversaient les mottes gazonnées. M. Defrance se penchait, observant le sol mis à nu avec une attention profonde. Or, dans chaque surface découverte se discernait la forme d’un cube rectangulaire. Le sol avait l’empreinte d’un corps ; selon toute probabilité, d’une boîte enfouie là.

— Les petits coffrets contenaient le trésor, déclara le Canadien.

— Pas bien considérable en ce cas, fit Fleuriane en riant. Il y avait une vingtaine de boites, chacune mesurant cinq centimètres sur deux.

M. Defrance poussa un cri. Il se baissa vivement, et, tendant à son interlocutrice un objet qui brillait sous la clarté lunaire :

— Considère ceci, Fleuriane.

— Ce n’est qu’un fragment de tube de verre brisé.

— Oui, mais ce fragment explique les points rouges, les picotements ; il démontre que M. Dick Fann ne s’était point trompé en ce qui concerne le voleur du radium mondial.

Elle se tenait toute droite, les lèvres entr’ouvertes, toute sa gracieuse personne exprimant la surprise.

Doucement, son interlocuteur murmura avec un sourire :

— Ceci est un tube à radium. Ses dimensions sont caractéristiques.

La jeune fille eut une exclamation de désespoir :

— Mais alors, nous l’avons aidé à mettre en sûreté les preuves de son crime !

— De notre crime, veux-tu dire ! rectifia M. Defrance.

Et, elle, lui jetant un coup d’œil stupéfait, il reprit :

— De par le papier que j’ai signé pour t’arracher au knout, ne suis-je pas le voleur ?

Soudain, tous deux demeurèrent pétrifiés sans songer à se séparer.

Un nouveau personnage venait de bondir dans la clairière, un revolver à la main, et braquant son arme sur eux, clamait :

— Rendez-vous, ou je vous brûle !

Fleuriane eut un cri éperdu :

— Monsieur Dick Fann !

Celui qui la menaçait de son revolver chancela, recula d’un, pas, bégayant d’une voix étranglée, stupéfaite, déchirante :

— Mademoiselle Fleuriane ! Monsieur Defrance ! Vous ! Vous !

C’était le détective-amateur se retrouvant si inopinément en face de ses amis dont il avait été séparé depuis le détroit de Behring.

— Mais on va vous arrêter ! On doit emprisonner quiconque sera trouvé dans la clairière de saint Nicolas Slavarède.

Dick lui prit le bras, le serra avec force.

— vous ne comprenez pas ? Arrêtés, Jetés en prison ? Vous ! Elle ! Je vous suivais de loin. À vous voir soumis aux ordres de Larmette, je conclus qu’il vous avait conquis moralement.

— Conquis ? Dites réduits en esclavage ! gémit Fleuriane. Pour l’empêcher de me faire périr sous le knout, mon père a déclaré par écrit être le voleur du radium et des corindons.

— Oh ! Je vous sauverai malgré tout.

Defrance esquissa un geste dubitatif, mais Fleuriane l’interrompit :

— J’en suis sûre, moi… j’ai confiance. Dites ce que nous devons faire, je le ferai.

Dick adressa à la jeune fille un regard reconnaissant. Puis, avec cette netteté qui le caractérisait, il parla :

— D’abord, sachez ce qui est. Un pensionnat de jeunes filles nobles a fêté un anniversaire par un repas champêtre ; ce festin eut lieu ici, hier, dans cette clairière de Nicolas Slavarède. Elles rentrèrent à la pension souffrant d’un mal étrange. Maitresses et élèves portaient sur le corps des brûlures et aucune n’avait eu conscience de se brûler.

Un double cri souligna l’affirmation.

— Je comprends… Tenez, comme nos mains, notre visage…

— Quoi, vous aussi ?

— Ce Larmette nous a employés à déterrer son « trésor », avec l’aide d’un complice qui est retourné vers lui… J’ai eu le sentiment que le radium…

— Vous y êtes… le radium. Avisé de ce qui se passait à l’Institut des Nobles Barines, je ne tardai pas à être convaincu. Brûlures produites par les radiations. Donc, radium enfoui dans la forêt de Bjorsky et en notable quantité. Pourquoi enfouir ce corps précieux, sinon parce que l’on n’ose avouer qu’on le possède ? Cette crainte implique possession illicite. Un nom me vint aussitôt à l’esprit : Larmette. Et ne soupçonnant pas que je vous trouverais ici, sachant que le misérable, ayant assisté à une réception au Kremlin, avait entendu sûrement parler de l’étrange aventure des Nobles Barines, j’ai instruit la police russe. À cette heure, une sotnia de cosaques cerne cette partie du bois, prête à intervenir au premier signal et ce signal, il faut que je le donne.

— Eh bien, donnez-le.

Dick sursauta. Très paisiblement, Fleuriane avait prononcé ces quatre mots.

— Mais le donner, c’est…

— C’est nous faire emprisonner ; c’est pousser Larmette à rendre public le papier que père a signé. Je le sais bien… Seulement, monsieur Dick, l’honneur de mon père, le mien sont un peu à vous, j’imagine ; aussi je suis certaine que vous réussirez à nous le conserver.

— Prends garde, s’exclama le Canadien, tu demandes des choses au-dessus du pouvoir d’un homme…

Elle ne le laissa pas continuer.

— Ce n’est point à « un homme » que je confie notre honneur, père, c’est à mon… fiancé !

D’un mouvement brusque, Dick saisit la main de la jeune fille, la porta à ses lèvres, et, d’une voix frémissante :

— Voici ce qu’il y a à faire. Larmette doit-il venir vous reprendre ici ?

— Oui, l’automobile, nous a dit son agent en nous quittant, nous reviendra. Nous l’attendons.

— Parfait ! Je vais disparaître, transmettre ces renseignements à mes… collègues moscovites… ! Que Larmette se présente, et ils apparaîtront. Vous protesterez, vous direz la vérité. Il sera obligé, alors, de produire son terrible papier. On le croira ; cela, il n’en faut pas douter… Un aveu écrit, on ne peut rien contre cela. On vous emmènera à Moscou, vous serez jetés en prison… Cela me brise le cœur, mais ne saurait être évité. J’espère obtenir que vous soyez traités doucement, détenus à part. M. Defrance est riche ; avec de l’argent, les prisons elles-mêmes s’humanisent. Peut-être cela est-il heureux. Larmette ne pouvant momentanément rien contre vous, j’aurai les coudées plus franches. Où vous a-t-il quittés ?

— Dans un vallon tout proche de la forêt. Des carrières de pierre y sont en exploitation. Une cabane, y servait d’abri à son complice.

— Bon, à l’avenir ne parlez jamais de moi, à moins que ce soit pour m’accuser de vous avoir abandonnés.

— Jamais !… protesta la jeune fille.

— Je vous en prie, fit-il doucement.

Elle lui tendit la main avec ce seul mot :

— J’obéirai.

Soudain, un, bourdonnement léger retentit au loin.

Dick Fann se pencha, prêta l’oreille ; puis, après un instant :

— C’est la Botera.

— La Botera, comment pouvez-vous la reconnaître ainsi ?

— Son moteur de cent chevaux produit un son très différent de ceux des voitures usuelles. Je vous affirme que c’est elle… ne discutons pas ; vous le verrez tout à l’heure ; mettons à profit les quelques instants dont nous disposons.

Et rapidement, comme s’il craignait de perdre une seconde :

— L’agent de Larmette est venu ici ?

— Oui, répliquèrent les voyageurs, sans deviner le but de la question.

— S’est-il promené dans la clairière ?

— Oui. Il ramassait le radium, alors que nous, avec ces pelles que vous voyez, nous soulevions les plaques de gazon.

Sans un mot de plus, Dick courut auprès des mottes retournées un instant plus tôt par Fleuriane et son père. Il s’agenouilla sur le sol, se pencha, eut un murmure joyeux, et, à l’aide d’une petite règle graduée qu’il tira de sa poche, il prit diverses mesures.

Après quoi, il se releva, revint à ses amis, leur étreignit nerveusement les mains et s’élança sous le couvert où il disparut. Un mot leur parvint encore :

— Adieu !

Quelques craquements de branches, puis plus rien.

Le ronronnement du moteur, tout à l’heure signalé par Dick, se faisait plus puissant. L’automobile approchait rapidement.

Avec un bruit assourdissant, la Botera fit irruption dans la clairière de Nicolas Slavarède. Larmette avait repris sa place à la direction. Quant à son complice, il avait dû rester à la carrière.

— Allons, montez, ordonna le joaillier d’une voix joviale, et en route !

Il se tut, des ombres nombreuses avaient jailli de l’épaisseur du bois, formant un cercle menaçant autour du véhicule et des trois personnages.

— Qu’est-ce ?

L’un des nouveaux venus s’approcha.

— Au nom du tsar et de la sainte Russie, je vous arrête comme les voleurs de radium que, depuis plusieurs mois, les polices du globe recherchent vainement.

Un éclat de rire sonna dans la clairière. C’était le joaillier qui s’adonnait à cette hilarité.

— Par ma foi, s’exclama-t-il enfin, on ne saurait demander à un fiancé très épris de dénoncer sa chère aimée et son père ; mais de là à être englobé dans une accusation infamante, il y a un abîme. Je me taisais par amour… je parlerai par honneur.

Et, tirant un portefeuille, il en sortit un papier qu’il tendit au policier.

— Voici qui prouve ma parfaite innocence. C’est l’aveu signé par le voleur, M. Defrance, ici présent.


CHAPITRE III

Où Dick se retrouve


En quittant la clairière de Nicolas Slavarède, Dick avait retrouvé, à deux cents mètres dans le fourré, les cosaques et les policiers qui l’attendaient.

Il conféra quelques instants à voix basse avec le chef de l’expédition, puis il s’enfonça à travers bois.

Franchissant la lisière, il descendit par un lacet sinueux une pente raide, couverte de plantes épineuses, et se trouva enfin sur la route de Moscou.

À l’abri d’un bouquet d’arbres, une automobile attendait.

Sur la banquette, un personnage se dressa à l’apparition du détective.

— Patron, c’est vous !

— Oui, petit, Jean.

En quelques mots, Dick expliqua au dévoué gamin par suite de quelles circonstances l’arrestation de Fleuriane et de M. Defrance ne pouvait être empêchée.

Et il se renfonça dans ses réflexions, sans remarquer l’ahurissement peint sur les traits du jeune garçon.

Un quart d’heure se passa. Un bourdonnement lointain fut apporté par la brise légère qui balayait la route. Les yeux de Fann brillèrent.

— La Botera  ! fit-il entre ses dents. Ils s’en vont à une allure lente… Oui, oui, il faut donner à l’escorte la possibilité de sortir des bois de Bjorsky… La marche n’est pas commode, la nuit, à travers ces massifs forestiers.

Un nouveau quart d’heure s’écoula encore. Enfin, Dick Fann frappa sur l’épaule de son jeune compagnon.

Celui-ci le regarda avec surprise.

— Écoute, M. et Mlle Defrance vont être mal logés…

— Dame, on peut le dire, quand on vous met en prison… meublée.

— Mais au moins, ils seront à l’abri des coups de Larmette. Les geôliers les garderont captifs ; mais ils les garderont aussi contre les tentatives criminelles du dehors. En ce moment, il nous faut relever une piste. Celle du complice de Larmette, qui s’en va chargé du radium volé. C’est à l’endroit où il le déposera que reviendra fatalement le joaillier. C’est là que nous devons l’attendre et le prendre. Cosaques, gens de police, nos chers prisonniers, le coquin Larmette, sont trop loin à présent pour que notre moteur leur apprenne notre présence. À l’œuvre, petit Jean !

Il n’avait pas achevé que l’automobile se mettait en route.

C’était une machine de tourisme, douze chevaux, prêtée au détective par Argata Gratamoff, directrice de l’Institut des Nobles Barines.

À toute vitesse, la voiture parcourait la route, s’éloignant des coteaux boisés de Bjorsky. À gauche de la voie, s’ouvraient des vallons parallèles, séparés par des coteaux de faible hauteur.

Au troisième, Dick Fann commanda :

— Stop !

Et, l’automobile immobilisée, il sauta lestement à terre.

— Attends-moi ici, petit. Je vais relever les traces du complice, porteur du radium.

— Bon, il vaudrait peut-être mieux que j’aille avec vous.

— Je te remercie, Jean. S’il y avait péril, sois sûr que je t’emmènerais. Mais ma conviction est que je ne rencontrerai personne. Il y avait ici un complice de toute confiance, employé en apparence aux carrières, chargé en réalité de veiller sur le dépôt du radium. Larmette, sachant le dépôt menacé, a donné à cet homme mission de le transporter ailleurs. Où ? Voilà ce qu’il importe de savoir. Le joaillier accompagne les cosaques, son second s’éloigne avec le précieux métal. Qui de deux retire deux, reste à zéro. Je ne trouverai personne sur ma route.

Il parlait avec une telle conviction, que Jean Brot inclina la tête, persuadé de la vérité des affirmations de Dick.

Dick Fann s’enfonça dans le vallon, sans accorder la moindre attention aux taches blanchâtres du rocher mis à nu par la mine. Ses yeux ne quittaient pas le sol.

À plusieurs reprises il se baissa, et, de la règle graduée dont il s’était déjà servi à la clairière Nicolas Slavarède, il mesura des empreintes à peine visibles sur l’herbe courte, poussant par endroits au milieu même du sentier.

— À la bonne heure, monologuait-il, l’homme est revenu…

Dick Fann avançait toujours. Il était arrivé auprès de la cabane qu’occupait naguère Ivan.

Ici, il redoubla de précautions. À Jean, il avait affirmé qu’il ne rencontrerait personne. Cependant, il agit ainsi que si la chaumière contenait des habitants. Il la contourna, s’en approcha par mouvements insensibles, évitant le bruit le plus léger.

Ainsi il parvint tout près de la porte. Celle-ci était entre-bâillée.

Dick eut un sourire :

— Oh ! oh ! grommela-t-il. Ivan s’est pressé. Il craignait d’être surpris.

Sur ce, il pénétra dans la cabane.

Un plancher de terre battue, des rondins de bois servant de sièges et de table, quelques planches inclinées ayant servi de lit, des pics de carrier, divers outils, jetés au hasard dans les angles, c’était tout.

Près d’une planchette, le jeune homme tomba en arrêt.

Cette plaque de bois, fixée à la muraille ainsi qu’un rayon d’étagère, était couverte d’une couche épaisse de poussière sur laquelle se dessinait nettement un rectangle, exempt de toute poudre.

— Tiens, tiens, il y avait là une boîte… Cette boîte a été emportée… elle représentait donc une valeur.

Et, après un moment de silence :

— Curieux… les dimensions sont telles que vingt-sept écrins de tubes de radium d’un gramme chacun, y trouveraient place côte à côte. Or, vingt-sept tubes de ce genre correspondraient exactement à la fortune mondiale en radium, dérobée par le sieur Larmette. Étrange coïncidence !

Il s’était penché sur la tablette, ses doigts semblaient caresser le bois.

De sa main restée libre, il enflamma une allumette, et, à la clarté de la flamme vacillante, il considéra le bout de ses doigts.

Des grains de poussière s’y étaient attachés. Mais parmi les parcelles blanchâtres, provenant évidemment des roches de la carrière, deux ou trois corpuscules noirâtres attirèrent son attention.

Il approcha la flamme, ces corps noirs flambèrent. Et son visage s’éclaira.

— Oh ! oh ! du papier passé aux trois acides… du papier imperméable aux rayons du radium.

Puis, Joyeusement :

— Donc, l’homme va loin. Et le contenu du paquet qu’il porte ne doit pas se trahir par des radiations intempestives.

Dick regagna la sortie et promena autour de lui un regard investigateur. À vingt pas environ, un ruisselet courait entre ses rives herbues. Une planche jetée en travers du courant indiquait que l’habitant de la cabane avait affaire fréquemment sur l’autre rive.

— Voyons donc cela.

D’instinct, le détective se dirigeait vers le pont improvisé.

Mais, au moment de s’y engager, il fit halte avec une exclamation de triomphe. Au bord de l’eau, le sol imprégné, humide, avait conservé deux traces profondes, que le jeune homme reconnut.

Et les empreintes, la pointe tournée vers le ruisseau, disaient clairement que l’homme avait traversé le cours d’eau. Sans hésiter, Dick Fann le franchit à son tour. Sur l’autre bord, les herbes foulées, usées par le passage fréquent des piétons, dessinaient une sente se dirigeant en ligne droite vers une excavation sombre se découpant au pied de la colline.

En y arrivant, le détective comprit ce qui y appelait d’ordinaire le complice du joaillier. De la litière foulée, une mangeoire grossière en démontraient la destination. Cette anfractuosité avait servi d’écurie.

Et soudain, un amas d’étoffe, gisant dans un coin, apparut au jeune homme. Il le saisit. C’était un vêtement de laine, maculé de traces blanches et noires, poudre de rochers colorée par les gaz explosifs des cartouches de mine.

— Il a changé de costume, se confia Dick Fann, il n’est plus semblable à lui-même. Heureusement, il a la boite au radium… et puis son cheval…

Il se rapprocha de la mangeoire. Une étrille usée avait été abandonnée au fond. Il la prit. Des poils roussâtres étaient demeurés engagés entre les ardillons de fer. Cette vue ramena un sourire sur les traits du détective.

— Cheval bai, fit-il.

« Quelle direction, maintenant ?

Cela ne fut pas difficile à déterminer. Le sentier du pont se terminait à l’abri naguère occupé par le quadrupède, dont les traces se dessinaient nettement dans l’herbe de la prairie longeant le pied du coteau exploité par les carriers. Dick prit le même chemin. Cent mètres plus loin, une sente sablonneuse se coulait entre les arbustes garnissant la pente. Les pas du cheval avaient marqué leur forme dans le sol meuble.

Vingt minutes après, le jeune homme atteignait la crête que le chemin traversait diagonalement, conduisant à un lacet descendant la pente opposée et serpentant à travers la campagne.

De son poste élevé, Dick dominait une étendue de plusieurs verstes. Le sentier aboutissait à une large route, dont la direction fut un trait de lumière pour le policier.

— La route de Tcherk-Zovo et du faubourg de Préobrajensky… L’homme va rentrer à Moscou par la barrière de Préobrajensky et la gare de Kazan… Vite, vite, il s’agit d’arriver a la barrière avant lui.

Courant. Dick Fann revint sur ses pas, dévala le chemin sablonneux, passa près de l’écurie, retraversa le pont, et bientôt rejoignit Jean Brot, que son absence prolongée commençait à inquiéter.

Sans donner au gamin le temps de l’interroger, il sauta auprès de lui, lui prit le volant des mains, et, mettant l’auto en pleine vitesse, il prononça ces seules paroles :

— Il s’agit d’arriver les premiers… Nous avons deux fois plus de chemin à parcourir.

Par bonheur, la nuit, les routes sont libres. Dick put maintenir une allure vertigineuse, contourner la partie nord-est de Moscou et, par les jardins de Lakolinsky et Rosten, la route longeant la rivière Rylenka et le pont Pokrovsky, atteindre le faubourg de Préobrajensky.

À cent mètres de la barrière, il stoppa, tira un carnet de sa poche, traça rapidement quelques mots sur un feuillet, le détacha et le remit au gamin, ahuri de toutes ces manœuvres, incompréhensibles pour lui.

— À huit heures, du matin, tu te rendras à l’Institut des Nobles Barines. Tu remettras ce papier à Argata Gratamoff, à elle-même, tu m’entends ? Il faut que tu la voies en personne. Elle aura à envoyer de suite un mot au Kremlin. Tâche d’être chargé de ce soin. Au Kremlin, tu procéderas comme à l’Institut. La lettre d’Argata devra être remise en mains propres de la destinataire, et tu tâcheras de la décider à emprunter ton automobile pour répondre à l’appel de la directrice du pensionnat. Cela te mettra vers neuf heures dans cet établissement. J’y serai, selon toute probabilité. Au cas où, par impossible, je ne serais pas libre, j’enverrai des instructions. Tu as bien compris ?

— Rien du tout… c’est-à-dire, patron… ce que j’ai à faire, oh ! ça, c’est limpide. Mais pourquoi je le fais, ça, c’est la bouteille a l’encre.

— Tu sauras plus tard. Sois persuadé seulement que tes actions ont une importance capitale, et que tu auras travaillé à adoucir autant que possible la terrible situation de M. Defrance.

Puis, descendant sur la chaussée :

— Va te reposer, mon enfant, mais à huit heures précises présente-toi à l’Institut. Va.

Comme obéissant à sa voix, l’automobile vira aussitôt. Quelques instants plus tard, elle avait disparu.

Alors Dick Fann, se jetant dans Généralskaïa, gagna bientôt la voie Préobrajensky, qu’il parcourut jusqu’à la barrière à laquelle le faubourg a donné son nom.

Là, il discerna une maison, dont la porte était précédée d’un perron de trois marches. Il se glissa sous la voussure et disparut dans son ombre.

Combien de temps dura sa faction ? Plusieurs heures, car les premières lueurs de l’aube blanchissaient les maisons, lorsque les sabots d’un cheval sonnèrent sur les larges dalles de la barrière.

Dick regarda et eut un soupir de satisfaction. Un cheval bai se tenait immobile à présent, tandis que son cavalier parlementait avec les cosaques préposés à la garde de cette entrée de la ville sainte.

« Tiens ! se dit le jeune homme, la boîte est beaucoup plus haute que je ne l’avais supposé. »

La réflexion lui était arrachée par la vue d’une boîte noirâtre, que le nouveau venu portait sous son bras.

Son étonnement ne dura pas. L’homme ouvrait la boîte, la présentant aux regards des cosaques, tandis que sa voix parvenait jusqu’au détective.

— Oui, chirurgien. Voici mes instruments. Une opération urgente.

Ce qui amena cette nouvelle réflexion de Fann :

— Très ingénieux. Boîte à double fond. Trousse chirurgicale dans le compartiment supérieur.

Les cosaques, eux, médusés par les scalpels et autres accessoires de chirurgie, marquaient une déférence parfaite à Ivan.

Donc, le cavalier poussa son cheval et s’engagea dans la Préobrajenskaïa.

Quand il passa devant l’abri du détective, celui-ci eut peine à retenir un cri de surprise.

— Mais je le connais, cet Ivan ! C’est un des associés de Larmette que j’ai vus à Paris, dans le magasin de la rue de la Paix. C’est le nommé Muller !

Le cavalier avait parcouru une cinquantaine de mètres. Évidemment, il ne croyait pas à la possibilité d’une « filature », car il ne se donnait même pas la peine de regarder à droite et à gauche.

Le détective n’eut donc aucune difficulté à le suivre.

Ainsi l’on traversa toute la partie nord de Moscou, les quartiers de Metchan et de Soustchev, et l’on atteignit la place spacieuse de Myonskaya.

Là, sur le côté sud-est, s’alignaient les bâtiments occupés par le manège Voldivos, appartenant au plus riche loueur de véhicules et de chevaux de tout le gouvernement de Moscou.

Le cavalier y pénétra, et de nouveau Dick Fann se remit en faction.

Au bout d’une heure, Ivan, alias Muller, ressortit, à pied cette fois.

Tout devenait clair pour le détective. Le cheval bai avait été loué au mois tout simplement, et le complice de Larmette venait de ramener le quadrupède à son légitime propriétaire.

Seulement, il portait toujours sous le bras sa caissette noire.

D’un pas de flâneur, il traversa la place, parcourut la rue Sersnaïa, la place Tvers, au milieu de laquelle se dresse l’arc de triomphe élevé, en 1812, à la gloire de l’empereur Alexandre Ier, et pénétra dans la gare de Smolensk.

Ramenant son chapeau sur ses yeux, Dick Fann précipita sa marche, de façon à arriver au guichet de distribution presque en même temps que l’associé de Larmette.

Il l’entendit demander un ticket pour Varsovie.

Alors, il le laissa s’éloigner, se diriger vers le quai, et il alla se poster en face du bureau du télégraphe, lequel n’était point encore ouvert au public.

Un quart d’heure s’écoula. Une sonnerie de cloche annonça le départ du train pour Varsovie. Quelques minutes plus tard, la porte du télégraphe s’ouvrait.

Pénétrer dans le bureau, prendre place à la table destinée à la rédaction des communications, fut pour Dick Fann l’affaire d’un moment. Puis, sa dépêche rédigée, il la passa à l’employé somnolent derrière son guichet.

L’agent lut à haute voix, le secret de la télégraphie paraissant ignoré des télégraphistes russes :

« Moscou, 8 heures du matin.

« M. Muller, à son arrivée en gare Varsovie, train I Moscou.

« Séjourner deux jours à Varsovie. Rejoindrai probablement. En tout cas, repartir après quarante-huit heures écoulées, par train 7 h. 55 du matin ».

« Larmette ».

Puis, le coût de cette missive soldé, le détective quitta la gare en se frottant les mains.

— Comme ceci, je puis dépenser une journée à Moscou. En partant demain, je retrouverai mon Muller à Varsovie et cette fois je ne le quitterai plus.

Sur cette réflexion, il héla une voiture matinale qui passait, et, se laissant aller voluptueusement sur la banquette, il lança cette adresse :

— Institut des Nobles Barines.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Depuis un quart d’heure, la pétulante Nège Aïarouseff, fille du vice-gouverneur de Moscou, parcourait impatiemment, comme une lionne blonde en cage, la chambre de la directrice Argata Gratamoff.

Exact militairement, Jean Brot s’était présenté dès huit heures à l’institut des Nobles Barines. Bien que dame Argata, non remise encore des cuisantes radiations qui s’étaient exercées à l’endroit de sa personne, eût défendu sa porte, le gamin avait persisté à tel point que, le désarroi du personnel aidant, il était arrivé jusqu’à l’institutrice.

Celle-ci, renseignée sur les événements de la nuit, apprenant l’arrestation des « bandits » auteurs involontaires du « scandale incendiaire » dont le pensionnât portait les marques, s’était empressée de se rendre à la prière incluse dans le billet de Dick Fann.

Si bien que, vingt-cinq minutes après y être entré, Jean ressortait de l’Institut, chargé d’une missive à l’adresse de barine Nège Aïarouseff, pour être remise en mains propres d’icelle, en ses appartements de Kremlin-Palata.

Le messager se hâta ; l’annonce d’une lettre d’Argata Gratamoff (dont l’aventure défrayait les conversations matinales) leva toutes les consignes.

Et douze minutes treize secondes après la demie de huit heures, le Parisien se trouvait en présence de la fille chérie du gouverneur, laquelle avait poussé  la condescendance jusqu’à le recevoir en simple peignoir.

Avec un geste de reine, elle prit la missive d’Argata et lut à mi-voix, son intonation trahissant une évidente surprise,

« Ma chère aimée élève Nège Aïarouseff.

« Au reçu de la présente, habillez-vous en hâte et venez à l’Institut, en cette maison de travail dont vous étiez, il y a quelques jours encore, le plus délicat, le plus suave ornement.

« Celui dont l’habileté extraordinaire nous vengera de l’injure faite à des barines par des coquins étrangers, irrespectueux de la propriété d’autrui et surtout des privilèges séculaires de la noblesse russe, celui-là estime que votre appui, votre concours sont indispensables au triomphe de la justice.

« Dans mes bras, sur mon cœur, je presse mon élève délicieuse.

« Argata Gratamoff. »

Certes, la missive apparaissait ridicule ; mais elle contenait des phrases qui devaient décider une jolie fille de dix-huit ans.

Aussi, enjoignant à Jean de l’attendre, Nège précipita à tel point sa toilette, que, vingt minutes plus tard, elle pouvait prendre place dans l’automobile qui avait amené le jeune Parisien.

Et maintenant, tout en arpentant la chambre, d’Argata, elle criblait de questions cette dernière, dolente sous ses couvertures, se faisant raconter le déjeuner sur l’herbe, la découverte de la brûlure générale des élèves, maîtresses, directrice, servantes de l’Institut ; puis l’arrivée de Dick Fann, déclarant qu’il avait une idée sur l’incident et sollicitait la permission de procéder à une enquête dont le résultat lui montrerait s’il se trompait ou non ; enfin ses déclarations qui semblaient tellement en dehors de ce qu’il avait pu constater, qu’une protestation unanime s’était élevée, lorsqu’il avait dit :

— Plusieurs mois auparavant, des cambrioleurs audacieux ont enlevé dans les grands laboratoires du monde civilisé le radium que de nombreux savants étudiaient avec passion. Le corps radiant a été déposé dans une cachette, où les voleurs le croyaient à l’abri de tous les yeux. Mais, à défaut du regard, l’épiderme des Nobles Barines avait subi l’atteinte du radium, décelant ainsi son enfouissement dans la clairière de Saint-Nicolas Slavarède.

— Et le plus fort, s’exclamait Argata avec une admiration profonde, le plus fort, c’est que tout était vrai. Le radium a été enlevé par un complice, c’est vrai : mais les voleurs ont été arrêtés, la police a même leur aveu écrit.

Et par réflexion :

— Mais, hier au soir, vous avez dû voir un voyageur qui est mêlé à tout cela.

« Un voyageur qui, par amour, avait gardé le secret aux voleurs dont il connaissait le crime.

— Comment, par amour ? Je ne vois pas que ce sentiment s’accorde avec l’état de voleur.

— L’un des voleurs est une voleuse, mon enfant, et fort jolie, ma foi, parait-il.

— Une voleuse !

Une expression rêveuse flotta sur la physionomie de la jeune Russe.

— Oh ! parfaitement. L’homme s’appelle Defrance. Il parait que, jusqu’à ce jour, il avait su capter la considération du négoce canadien. Pour sa fille, la cambrioleuse aimée, elle répond au prénom de Fleuriane.

— Quelle histoire ! balbutia la jeune fille très intéressée. Oh croirait un de ces romans que vous nous défendiez de lire parce qu’ils faussent l’esprit.

— Absolument, riposta Argata sans relever cet aveu dépouillé d’artifices.

Une servante du pensionnat entra dans la pièce, psalmodiant :

— M. Dick Fann demande si la barine Nège Aïarouseff consent à le joindre au parloir, où il souhaite avoir avec elle un instant d’entretien.

Pour toute réponse, la jeune fille s’élança vers la porte.

Une minute après, elle pénétrait en coup de vent dans le parloir.

Dick Fann s’y trouvait déjà.

À sa vue, Nège s’arrêta net. Le policier russe a une allure vulgaire qui décèle sa profession. La fille du vice-gouverneur s’attendait à se trouver en présence d’un personnage de ce genre.

Or, en voyant l’homme de distinction parfaite qui la saluait avec aisance, elle demeura interdite. Ce n’était pas là un policier, c’était un monsieur, dans le meilleur sens du terme.

— Qu’espérez-vous de moi, monsieur ?

Il la regarda en souriant :

— Ce que je suis sûr que vous ne refuserez pas, mademoiselle. Tous vos traits indiquent la décision et la tendance à la bonté. Comme je me propose de faire appel à ces deux qualités…

Impossible de se froisser d’un début aussi aimable.

— Tout le monde croit savoir la vérité sur l’affaire du radium, poursuivit Dick avec une pointe d’ironie. Or, à cette heure, deux personnes seules connaissent la réalité. Moi et le coupable. Dans un instant, il y en aura trois… La troisième sera vous, mademoiselle, et par la preuve de confiance que je vous annonce, vous devez juger de la grande estime que je ressens pour vous.

Quoi qu’elle en eût, Nège demeura muette. Le policier amateur la troublait véritablement.

— Étant donnée votre haute situation, vos désirs sont des ordres pour tous les fonctionnaires de Moscou.

— Oh ! cela peut s’affirmer sans faire montre de grande pénétration.

Dick se prit à rire franchement.

— À la bonne heure, vous redevenez vous-même. J’en suis heureux, car il me déplaisait de vous voir gênée devant moi. Ah ! ceux qui connaissaient la Nège capricieuse et volontaire eussent été bien surpris. Elle accepta la phrase sans protester. Elle admettait donc qu’un inconnu eût pu la troubler.

Et lui, conscient de l’influence qu’il exerçait sur la gentille enfant, reprit :

— Je voudrais que vous fussiez le trait d’union entre moi et les victimes.

— Les victimes ? redit-elle avec un étonnement, il y a donc des victimes ?

— Deux : M. et Mlle Defrance.

— Les voleurs !

— Non pas les voleurs, mademoiselle, mais les prisonniers des voleurs. Des innocents qui seront envoyés en Sibérie, si vous ne m’aidez pas, tandis que, loin d’ici, je m’acharnerai à démasquer les coupables.

Elle le regardait, stupéfaite et enchantée au fond. L’affaire prenait des proportions gigantesques, inattendues. Et, chose curieuse, elle ne mettait pas un instant en doute les affirmations de son interlocuteur.

Bien plus, elle lui tendit la main, d’un geste instinctif et charmant :

— Je vous aiderai. Que faut-il faire ?

— Exprimer deux désirs au magistrat chargé de l’instruction. Primo : Larmette, reconnu innocent, ne devra être remis en liberté que sous trois jours. Secundo : Vous souhaiterez voir les prisonniers, M. et Mlle Defrance, dans leur prison, chaque jour. Afin de vous éviter le voisinage des criminels entassés dans les geôles russes, ceux dont je parle seront certainement internés dans une roubla, c’est-à-dire dans une salle spéciale où ils n’auront pas de compagnons.

— Je le demanderai, fit-elle simplement.

Dick Fann s’inclina.

— Vous êtes tout à fait résolue ?

— Oh ! fit-elle, absolument.

— Et si je vous demandais de recevoir des télégrammes envoyés par moi, télégrammes qui vous mettraient au courant de mes démarches, et que vous communiqueriez sans doute à Fleuriane, car vous l’aimerez, la pauvre enfant ?

— Je répondrais : avec plaisir.

Puis, comme éprouvant le besoin d’expliquer cette expansion si contraire aux principes d’éducation que l’institut dirigé par Argata Gratamoff dispense aux jeunes barines confiées à ses soins, elle murmura, tandis qu’une légère rougeur montait a ses joues :

— Je ne sais comment expliquer cela. Je ne vous ai jamais rencontré avant cet instant. Et pourtant j’ai en vous la confiance que m’inspirerait un vieil ami.

— Il est un moyen de vieillir une amitié, mademoiselle, prononça lentement le détective, c’est de faire lire sa vie à ceux dont la confiance touche et honore.

Et, désignant un siège :

— Veuillez vous asseoir, je vous en prie. J’ai une longue histoire à vous raconter.

Puis, la jeune fille ayant obéi, il demeura debout.

— Mademoiselle, voici qui justifiera la confiance que vous m’avez accordée avant de savoir comment j’espérais m’en rendre digne.

En phrases rapides, il retraça les divers incidents de sa lutte contre Larmette.

Quand il eut fini, il la regarda fixement, attendant qu’elle parlât.

Il n’attendit pas longtemps. Nège se leva, vint à lui, lui prit les deux mains, et d’une voix où vibrait une profonde émotion :

— Monsieur Dick Fann, dit-elle, vous êtes un homme d’un grand cœur. Je suis honorée, oui, honorée d’avoir pu vous paraître une alliée digne de remarque. Partez sans crainte. Je veillerai sur vos amis, sur ce digne M. Defrance, sur sa si malheureuse fille… Mon père fait tout ce que je veux, je n’aurai donc pas grand mérite. Fleuriane sera mon amie très chère…

Elle s’arrêta une seconde, puis acheva avec un ravissant sourire :

— Elle l’est déjà.

DIXIÈME ÉPISODE

LA RÔTISSERIE DE VINCENNES


CHAPITRE UNIQUE

À l’ombre du donjon.


— Mais alors, tu es venu directement dans cette maison ?

— Dame, mon cher Larmette, j’étais sans défiance. C’est à un quart d’heure de Paris que le joaillier et son complice Muller échangeaient ces répliques.

Ils se promenaient sur la place plantée d’arbres, qui avoisine le donjon du château de Vincennes.

Larmette semblait agité, nerveux. Il frappait du pied en grommelant :

— Tout devient clair. On m’a retenu trois jours prisonnier à Moscou. J’accusais les lenteurs de la police russe. Naïf que j’étais !

Et, avec une colère concentrée, sa main se crispant sur le bras de son complice :

— Et toi, toi, Muller, tu devais m’attendre à Varsovie. Le changement d’ordre ne t’a pas mis en défiance ?

— Ma foi, non. Je reçois, à l’arrivée, un télégramme à mon nom, signé du tien, m’enjoignant de m’arrêter pour t’attendre, et de continuer le voyage, si tu n’es pas arrivé dans le délai fixé. Pouvais-je supposer que j’étais reconnu ? Maintenant encore, je crois ce que tu m’affirmes, mais, parole, je ne comprends pas.

— Qu’importe ! Dick Fann, ce maudit Dick Fann, connaît notre retraite, sois-en-sûr. D’un jour à l’autre, il nous fera, pincer, à moins… à moins que nous le supprimions.

— Certainement ! certainement ! Il ne nous manque qu’un petit renseignement : où est-il ?

La réponse ne vint pas tout de suite.

Muller avait mis le doigt sur le défaut de la cuirasse.

— Oh ! il faut en finir ! rugit rudement le joaillier de la rue de la Paix.

Puis, baissant la voix :

— Dans la chambre du premier étage, tu as tout disposé selon mes ordres ?

— Tout.

— Les volets, la porte ?

— Doublés d’un matelassage épais recouvert de plaques de tôle.

— Donc, inébranlables même sous la poussée d’un homme exceptionnellement vigoureux.

— Oh ! ça, cher ami, je puis en répondre de la façon la plus absolue.

— Il faut qu’il arrive là… Il le faut, tu entends ?

Le compagnon de Larmette eut un geste d’impuissance.

— Ah ! si tu as un moyen…

— Je ne l’ai pas, mais nous devons le trouver… Nous le trouverons… Une fois dons notre prison, il n’en sortira plus que mort, c’est-à-dire hors d’état de nuire. Defrance et sa fille en Sibérie, lui éteint à jamais, nous n’aurons plus rien à craindre.

— Et, foi de Muller, j’en serai ravi. Car, entre nous, l’existence est plutôt grise quand on passe son temps à se demander de quel côté viendra le coup d’assommoir.

À ce moment, un mugissement de sirène passa dans l’air.

— Midi, fit Muller, les ouvriers de l’usine vont sortir. Ils déjeunent, n’est-ce pas ? En attendant mieux, nous pourrions bien en faire autant.

Les portes d’une usine de films cinématographiques venaient de s’ouvrir.

Ouvriers et ouvrières sortaient posément.

Ils s’en allaient, par deux, par quatre, chez les traiteurs des environs où ils avaient coutume de prendre leur repas du milieu du jour.

Larmette et son complice s’étaient éloignés. Debout à l’autre extrémité de la place, ils regardaient distraitement le défilé du personnel des films.

— Allons murmura Muller, j’ai faim, tu sais. Je sens le besoin d’un bon déjeuner pour me remonter le moral. Passons sur l’avenue. Le tramway nous conduira en dix minutes à la Porte Jaune et…

Et, tournant le dos au flot des ouvriers, les deux hommes se mirent en devoir de contourner l’enceinte du château, afin d’atteindre l’avenue que parcourt le tramway, de la porte de Vincennes à Nogent.

Ce mouvement attira l’attention d’un ouvrier et d’une ouvrière qui déambulaient parmi les groupes.

Lui, grand, légèrement voûté, le visage brun enveloppé par une barbe noire très soignée. Elle, petite, à la démarche sautillante, avec un je ne sais quoi d’audacieux et d’ironique dans la physionomie.

C’était un jeune ménage, du moins il avait été présenté comme tel à l’usine, où on l’avait admis quelques jours auparavant, sur la recommandation expresse des directeurs.

Ils étaient employés, l’homme à l’expérimentation de nouvelles machines de coloriage des films, la dame au découpage.

D’emblée, ils avaient conquis la sympathie de leurs collègues par leur bonne humeur, leur complaisance, la bonne grâce avec laquelle ils avaient sollicité les « corvées ».

— Pendant le premier mois, avaient-ils dit, nous prendrons les gardes de nuit. Ce sera une façon de payer notre bienvenue aux camarades.

Et les camarades avaient trouvé le procédé tout à fait agréable.

Peut-être eussent-ils pensé qu’un intérêt personnel se greffait sur le désir de leur plaire, s’ils avaient entendu le rapide colloque qui s’établit entre les deux personnages.

— Larmette et Muller ! avait murmuré la jeune femme. Ils ont l’air ennuyé.

— Comment ne l’auraient-ils pas ? Maintenant ils se sont expliqués. Ils se sentent menacés et n’ont pas le moindre indice qui les mette sur la piste de l’ennemi.

La petite personne frétilla, se contorsionnant dans un rire irrésistible.

— Bon, ils ne se doutent pas que dans l’usine mitoyenne avec leur maison… Faut avouer, patron, que vous avez eu une idée…

— Chut ! un mot peut tout compromettre.

— Bon, bon… faut que je rie un peu. Vous ne vous figurez pas, quand mes petites compagnes du découpage m’appellent Rosa long comme le bras ; quand la contremaîtresse me dit : Madame Davray… votre  épouse donc… je me pince pour ne pas m’esclaffer… Alors, si l’on n’ouvre pas la soupape de temps en temps, bien sûr, je finirai par éclater.

Et Jean Brot, qui venait de dévoiler son déguisement et celui de Dick Fann, se reprit à rire de plus belle.

Larmette ne s’était pas trompé dans ses suppositions. Parti de Moscou le lendemain de son entrevue avec Nège Aïarouseff, laquelle, il s’en était douté, avait le jour même obtenu pour les prisonniers tous les adoucissements réclamés par le détective ; parti donc le lendemain, Dick avait sans difficulté rejoint Muller à Varsovie, où le porteur de radium pensait, de la meilleure foi, obéir aux ordres de son chef, Larmette.

C’était par le même train que les deux hommes avaient quitté la métropole polonaise, franchi la frontière allemande, atteint Berlin.

Les deux voyageurs, dont l’un filait l’autre sans que ce dernier s’en doutât, sautèrent du train venant de Russie dans un train à destination de Cologne, Belgique, Paris, traversant l’Elbe, le Weser, le Rhin, la Meuse, l’Escaut, pour débarquer enfin aux bords de la Seine.

Mais, sans doute, Muller était pressé de se débarrasser de la boîte à double fond dont il ne s’était point séparé un instant durant sa longue pérégrination, car il ne prit aucun repos dans Paris.

À peine sorti de la gare du Nord, il se dirigea vers les boulevards extérieurs, s’engouffra dans le Métropolitain, parvint à la Nation. Là, il quitta le convoi ; par les couloirs et escaliers souterrains, il atteignit le quai de départ pour la porte de Vincennes.

En ce dernier point, terminus du Métropolitain, il dut remonter à la surface du sol. Mais ce fut pour se précipiter dans le tramway de Nogent, qu’il quitta à son tour, à hauteur du château de Vincennes.

Longeant l’enceinte, il avait atteint la place où il se promenait tout à l’heure en compagnie de son complice, et, passant devant l’usine de films, il s’était arrêté devant la porte d’une petite maison contiguë, un étage sur rez-de-chaussée.

D’un regard il s’était assuré que personne ne l’observait. Introduisant une clef dans la serrure, il avait pénétré à l’intérieur, pour ressortir une demi-heure plus tard. Seulement, à l’arrivée, il portait sous le bras sa fameuse caissette noire ; au départ, il avait les mains libres et semblait en être prodigieusement satisfait.

Il retourna à Paris, prit une chambre dans un hôtel confortable et s’accorda un repos bien gagné, sans se douter que Dick Fann avait effectué, à vingt pas de distance, les mêmes marches et contremarches que lui.

Le lendemain, Jean Brot, ayant traversé l’Europe de son côté, mettait le pied de bon matin sur l’asphalte parisien. Le soir même, déguisé à ravir par le détective qui l’attendait, il était présenté sous le nom de Rosa Davray au directeur de l’usine de Vincennes, lequel l’affectait aux ateliers de découpage, tandis que Dick, devenu M. Davray, se voyait bombardé mécanicien au coloriage.

Pour l’instant, ils allaient déjeuner.

Tous deux gagnèrent, avec quelques autres employés, un débit de vins-restaurant situé à peu de distance. Dans la salle commune, un jeune homme blond, grêle, avec cette allure prétentieuse et falote du petit propriétaire de la banlieue, les accueillit par des cris, aggravés de gestes exagérés.

— Arrivez donc, vous me devez l’apéritif, monsieur Davray. Vous avez parié que je ne louerais pas la chambre du rez-de-chaussée, parce que la saison était trop avancée.

— L’auriez-vous louée ?

— Oui, monsieur !

Le jeune homme triomphait. Dick eut un geste furieux, comme si lui-même eût attaché de l’importance à l’affaire.

— Et vous avez terminé ?

— À l’instant. Mon locataire m’a remis les arrhes. Et même, il n’est pas de votre avis, celui-là. Il s’étonnait que je n’eusse pas encore loué une chambre charmante, au rez-de-chaussée, avec le jardin derrière qui permet de sortir directement dans le bois. Enfin, je m’offre un vermouth grenadine à votre compte.

— C’est parié. Vous en avez le droit.

Tandis que le jeune propriétaire appelait le garçon d’une voix pointue, le ménage Davray échangeait un regard. On eût cru que la nouvelle réjouissait les deux personnages.

Il en devait être ainsi, car après l’apéritif et le repas, tous deux soldèrent leur addition, et bras dessus bras dessous quittèrent le cabaret.

Dans la rue, tous deux se prirent à marcher d’un bon pas.

En cinq minutes, ils étaient sous les frondaisons du bois. Alors, ils ralentirent leur allure, et Mme Davray, reprenant sa voix naturelle, cette voix si parisienne de Jean Brot, murmura :

— C’est égal, vous me renversez toujours, patron. Ça, c’est effarant d’avoir deviné que Larmette louerait la chambre du bonhomme.

— Je te répète, Jean, que je ne devine jamais. Je raisonne, voilà tout. Quelles sont les idées de Larmette ? Il est convaincu que je rôde autour de lui et, ne découvrant pas où je me cache, il coule des jours remplis d’inquiétude, chaque instant pouvant amener la catastrophe.

— Oh ! ça, d’accord. Seulement, de là à louer dans la maison faisant vis-à-vis à la sienne…

— Un peu de patience donc. Il ne pouvait pas faire autrement. Ne sachant où me prendre, quelle idée a dû nécessairement germer dans son cerveau : me forcer à me montrer.

Cette fois, le jeune garçon s’arrêta net, les traits exprimant l’étonnement.

— C’est ma foi vrai… Oui, en effet, il doit songer à cela.

Mais, souriant, Dick Fann l’interrompit pour continuer :

— Suis bien le raisonnement. Il détient le radium volé. Si je puis démontrer qu’il en est ainsi, ses accusations contre M. Defrance tombent d’elles-mêmes.

— Oui, oui, je comprends encore cela.

— Eh bien ! De là à utiliser, le radium comme appeau, il n’y a qu’un pas.

Et lentement :

— De là ses allées et venues dans la maison. Il faut m’y attirer et, une fois entré, m’empêcher d’en sortir.

— Vous empêcher ? Est-ce possible ?

— Il est toujours possible de tuer un homme, petit Jean, ne l’oublie pas.

Le détective avait prononcé ces paroles d’un ton grave qui impressionna son interlocuteur.

— Pour m’attirer, il faut que je croie pouvoir pénétrer dans la maison du radium sans être surpris. La nuit est évidemment le moment le plus favorable. Si donc, s’est dit Larmette, Dick Fann croit la maison vide pendant la nuit, il ne pourra résister à l’envie de se glisser dans notre cachette. Il se trahira. Si je m’introduis dans la maison de Larmette, il ne le saura que s’il est en posture de me voir, de me surveiller.

— Eh bien ?

— Il y a en face une chambre à louer, une chambre délicieuse, dans laquelle on peut pénétrer incognito par le bois, et tu veux qu’un gaillard comme ce coquin reste insensible à de tels avantages ?

Ah ! Jean s’appliqua sur la tête une vigoureuse calotte. Vite, il rajusta le chignon faisant partie de son déguisement féminin.

— C’est vrai. C’est vrai. Clair comme de l’eau de roche.

Et interrogatif :

— Alors ?

— Alors, Muller va quitter la maison bien ostensiblement. Par un circuit, il rejoindra Larmette dans la chambre louée.

— Et ils nous guetteront. Seulement, comme nous sommes prévenus, ils en seront pour leurs frais.

Lentement, Dick Fann hocha la tête.

— Tu te trompes, petit. Il faut qu’ils nous voient. Sans cela, je te demande comment nous pourrions les prendre en flagrant délit ?

Et, arrêtant les questions de l’enfant profondément intrigué :

— Il est temps de rentrer à l’atelier. Travaille bien, Rosa, acheva-t-il en riant. Je crois que c’est notre dernière séance de films.

. . . . .

La nuit. Les globes électriques des avenues brillaient à travers les feuillages du bois de Vincennes, qui serait le rival du bois de Boulogne, si le hasard ne l’avait placé à l’est de Paris, c’est-à-dire du côté dont s’éloignent les élégances.

Un homme marchait vite dans une allée parallèle à l’avenue du Polygone. Bientôt, il arriva à la hauteur de la rue latérale aboutissant à la place plantée d’arbres près de l’usine.

Il la dépassa d’environ deux cents mètres. Alors il se rapprocha de l’avenue. Restant dans l’ombre de la futaie, il examina prudemment la route, violemment éclairée, puis, l’ayant reconnue déserte, il la traversa en courant et se plongea dans le sous-bois, faisant face au point dont il était sorti.

Un brusque crochet le ramène vers des clôtures. Il s’arrête devant l’une d’elles. Un portillon à clairevoie, que ferme un simple loquet, s’ouvre devant lui.

Il est à présent dans un jardin.

À droite et à gauche s’étendent des murs sur lesquels des arbres fruitiers étendent leurs branches en espaliers. En face, une maison modeste.

À l’approche du visiteur nocturne, une porte de bois plein, percée au centre de la façade, s’entr’ouvre.

L’homme entre, la porte se referme sans bruit.

À l’intérieur règne une obscurité opaque. Une main a saisi le poignet du nouveau venu et l’entraîne dans l’ombre avec ces mots susurrés :

— Aucun meuble dans le couloir. Pas de crainte de se heurter.

Ainsi, les personnages franchissent une seconde porte.

Ici, bien qu’aucun luminaire ne soit allumé, une vague clarté permet de reconnaître une chambre à coucher simplement meublée.

C’est par la fenêtre, ornée de rideaux de cretonne, que pénètre la lueur. Cette fenêtre donne sur une rue. Ce sont les réverbères qui dissipent les ténèbres.

— Personne ne t’a suivi ? reprend l’homme qui attendait. — Personne. Je puis l’affirmer. Je suis sorti à huit heures. J’ai filé sur Paris. Je me suis rendu à mon hôtel où je me suis transformé, puis j’en suis sorti par une porte de service qui donne dans un passage situé derrière l’immeuble. Une voiture jusqu’à la Nation. Le métro jusqu’à la porte de Vincennes. Le tramway jusqu’à la porte Jaune, puis, la traversée du bois à pied. Personne n’a pu, me suivre.

Et l’homme ricana :

— Trois heures de marche pour traverser la rue, cela n’est pas ordinaire.

Les causeurs se taisent.

Larmette et Muller réfléchissent soucieusement. Car ce sont les deux complices qui se trouvent réunis dans la chambre du rez-de-chaussée, que le premier a louée le matin même, vis-à-vis la demeure où est enfermé le radium.

Ils se sont mis près de la fenêtre, et par les interstices des rideaux, ils plongent des regards avides dans la rue.

Dans une salle voisine, le balancier d’un cartel promène sans fin son tic tac monotone.

— Minuit, grommelle Muller. Il ne viendra pas cette nuit.

— Silence ! nous dormirons dans la journée autant que nous le souhaiterons.

Dans la voix de Larmette sonne une inquiétude inavouée.

Minuit et demi ; une heure.

Les deux hommes ont des mouvements nerveux. Cette veillée dans l’ombre leur apparaît interminable, presque douloureuse. L’agacement fait monter à leurs oreilles des bourdonnements. À chaque instant, ils croient percevoir des bruits insolites. Ils se penchent, écartent même les rideaux.

Oh ! cette fois, ce n’est pas une erreur de leurs sens surexcités.

Un pas ferme claque sur le trottoir. Ils regardent encore. Leurs mains s’étreignent.

— C’est lui !

Ils ont reconnu Dick Fann.

Le policier passe sans s’arrêter devant la maison du radium.

— Où va-t-il donc ? murmurent les guetteurs déconcertés.

Mais ils comprennent bientôt. Le jeune homme atteint l’extrémité de la rue, explore attentivement l’avenue du Bois, puis il revient sur ses pas.

Larmette fait entendre un ricanement prudent :

— Malin, le Dick Fann. Il se défie d’une embuscade. Mais la nôtre est trop bien dressée. Il ne nous suppose pas si près de lui. Ah ! ah ! ah ! je crois que nous le tenons.

Il se tait.

Dick s’est rapproché.

À présent, il marche avec précaution. Ses semelles ne tintent plus sur le bitume.

Un Instant, il demeure immobile auprès de la porte.

Celle-ci s’ouvre. Il disparaît, le battant se refermant sur lui.

— Pincé ! gronde Larmette. Eh ! eh ! ce détective vous ouvre une porte comme un vrai cambrioleur. Tu t’es muni de ton revolver, ainsi que je te l’avais recommandé ?

— Sans doute ! mais en quoi cela sera-t-il utile ?

— Il faut tout prévoir. Si Dick Fann est sur ses gardes, eh bien ! nous en serons quitte pour une erreur. Nous l’aurons pris pour un voleur.

— Bon, fit Muller, pour tirer sur Dick Fann, il faut le joindre.

— Simple. Nous nous trouvons au rez-de-chaussée. J’ouvre la croisée, je l’enjambe : tu opères de même. Nous traversons la rue. La clef que tu as en poche te permet d’ouvrir la porte, et…

— Et le policier nous attendra derrière, car il nous aura vus…

La réflexion parut remplir le joaillier d’une gaieté sans mélange.

— Mon pauvre Muller, tu seras toujours un associé sur lequel on ne peut compter. Depuis huit jours, tu vis dans la maison du radium, et tu n’as pas remarqué ceci : De l’intérieur, les fenêtres closes, il est matériellement impossible de voir dans la rue. Les vitres sont dépolies. Cette fois, le complice du joaillier demeura bouchée bée.

C’était vrai. Il se souvenait à présent. Il s’était demandé pourquoi ces vitres opaques, rendant la surveillance de la rue absolument impraticable.

— En route, mon vieux camarade. Je crois bien que, cette fois, nous tenons la partie.

La croisée ouverte sans bruit, un coup d’œil au dehors pour reconnaître l’absence de tout être vivant dans la rue ; tous deux passèrent sur le trottoir. Sur la pointe des pieds ils traversèrent la chaussée, stoppèrent devant la porte de la maison du radium, prêtant l’oreille.

— Ouvre, j’ai mon revolver à la main. Ainsi, ne crains aucune surprise.

Muller ne songeait plus à discuter les ordres de son chef.

Délicatement, il introduisit une clef dans la serrure. La porte tourna sans bruit sur ses gonds.

Un bruit les rassura aussitôt ; on marchait à l’étage supérieur.

D’un bond, Larmette fut auprès de l’escalier et appuya la main sur la boule de cuivre qui surmontait l’origine de la rampe. Il y eut un vacarme de portes se fermant avec fracas au premier, puis plus rien.

— Il est en cage ! gronda joyeusement le joaillier.

— En cage ? répéta son complice avec ahurissement.

— Oui, mon brave Muller, je puis à présent te parler en toute confiance.

Et goguenard, parlant sans modérer les éclats de sa voix, dans l’orgueil du triomphe :

— Dès longtemps, cette maison était destinée à recevoir le radium. J’avais donc pris certaines précautions contre les indiscrets. La porte, les contrevents obturant la croisée de la chambre du radium, se manœuvrent d’ici. Un courant électrique, mon cher, un circuit que je ferme en appuyant sur la boule de cuivre. Passe ta main sur cette boule : sens-tu une portion de la surface céder à la pression ? Oui ? Eh bien, le contact s’établit ainsi, le circuit se ferme, et toute issue disparaît pour le niais qui s’est donné le mal de pénétrer dans la chambre défendue.

Il gravissait l’escalier. Muller s’élança sur ses pas, dominé par l’accent du sinistre bandit. Au premier, une porte barrée par d’épaisses tiges de fer empêchait d’aller plus loin.

— Très bon le capitonnage, grommela Larmette. On ne perçoit rien du bruit que fait certainement notre homme en se voyant captif.

— Es-tu sûr qu’il soit là ?

— Oui, ami Muller. Tu vas du reste en être certain également. Je t’aime, Muller… La victoire est à nous, je ne saurais plus avoir de secret pour toi. Tiens, approche ta main ; qu’est cet objet fixé au mur ?

— Une patère, je pense.

— Tu penses juste. Mais appuie sur cette patère.

— Elle cède, fit avec étonnement l’interlocuteur du joaillier.

— Appuie encore. Et maintenant entends-tu Dick Fann se lamenter ?

En effet, la voix du détective parvenait aux oreilles de ses ennemis.

— Malédiction ! disait-elle, je me suis fait prendre comme un renard au gîte. Pas de lumière. Comment fait-il aussi noir ?

Dans un rire silencieux qui faisait hoqueter son débit, Larmette chuchota :

— La patère déplace un rectangle de la cloison, laisse-lui reprendre sa position normale, puisque tu es assuré que nous tenons notre ennemi.

Puis, Muller ayant obéi, le sinistre personnage continua :

— Passons au dernier tableau de la féerie. Le long des cloisons de la prison du détective, tu t’es étonné de rencontrer, de distance en distance, d’étroites armoires s’élevant du plancher à hauteur d’homme. Sur chacune des petites tablettes qui les divisent, je t’ai fait placer un tube de radium.

— Oui. Tu vas me faire connaître le pourquoi de cette manœuvre ?

— Sans doute. Est-ce que je ne désire pas qu’à l’avenir tu aies toute confiance en moi.

D’un accent affectueux, il reprit après une courte pause :

— Les plaquettes fermant les armoires sont doublés. Un isolant que les radiations ne sauraient traverser ; puis une mince plaque métallique, qui elle, au contraire, n’oppose aucun obstacle au cheminement des radiations. L’électricité, bonne fille, va nous permettre de faire glisser les isolants, en démasquant les surfaces perméables aux radiations. Il me suffit de presser ce poussoir ménagé ici, le long du chambranle de la porte, et qui, si nous avions de la lumière, apparaîtrait comme le plus inoffensif bouton de sonnerie. À partir de ce moment, Dick Fann est soumis aux effluves du radium. Dans dix minutes, il commencera à sentir un picotement, un malaise général qui grandira de plus en plus, jusqu’à lui donner l’impression d’être environné de charbons ardents. Au jour, il sera mort après de terribles souffrances.

Il commençait déjà à redescendre les degrés. Une réflexion de Muller l’arrêta.

— Oui, mais qu’est-ce que nous ferons du cadavre ?

Ce fut un ricanement cruel et haletant, comme celui des hyènes, dans la nuit tiède du désert.

— Tu n’enchaînes pas les faits, mon pauvre Muller. N’as-tu pas fait apporter dans cette jolie maison doux touries, d’une contenance de cent litres chacune, la première remplie d’acide sulfurique, la seconde d’acide azotique ?

— Si, tu me l’avais prescrit ; mais je n’aperçois pas le rapport.

— Le rapport, le voici, puisqu’il faut tout te dire. Les tissus humains, déjà désagrégés dans une certaine mesure par le radium, se dissoudront jusqu’à la dernière parcelle dans les acides en question.

— Ah ! bah !

— Et les acides, neutralisés par leur combinaison avec ce qui aura été un détective, pourront sans inconvénient être déversés dans la canalisation du tout-à-l’égout, laquelle les conduira à la plus prochaine rivière… où les goujons gourmands s’apercevront seuls de leur présence, car ils auront encore assez de puissance nocive pour déterminer le trépas de ces intéressants vertébrés aquatiques.

Dix minutes après, les deux criminels avaient réintégré la chambre du rez-de-chaussée de la maison d’en face. Vers neuf heures du matin, il faisait un temps-superbe.

Le soleil inondait la terre de rayons radieux, dont l’ardeur était tempérée par une brise fraîche, soufflant du bois verdoyant, tout plein de gazouillis d’oiseaux.

Aussi les rares passants ne s’étonnèrent-ils pas de voir deux hommes s’aborder gravement, marquant un vif plaisir de se serrer la main.

Le soleil se faisait complice de Larmette et de Muller, car c’étaient eux.

— En ! bonjour, cher ami ! Par quel hasard dans ce pays lointain ?

— Lointain par rapport à l’Opéra, car le métro et les tramways m’amènent ici en une demi-heure.

— Très exact : mais pourquoi vous y amènent-ils ?

— Parce que j’y suis propriétaire de la petite maison que vous voyez là. Et, ma foi, puisque je vous tiens, vous n’échapperez pas à la classique visite du propriétaire.

En suite de quoi, Muller s’avança vers la maison du radium, dont il ouvrit majestueusement la porte.

À présent, les criminels se trouvaient dans le vestibule.

La lueur du jour, en dépit des vitres dépolies, répandait la lumière dans les moindres recoins, piquait un éclair sur la surface de la boule de cuivre de la rampe, se jouait en stries d’ombre et de clarté sur les marches de l’escalier. Muller allongea le bras vers la boule et, consultant son compagnon du regard :

— J’établis le contact pour ouvrir là-haut ?

Le joaillier le retint par ces mots :

— Ce serait inutile. Ce circuit ferme, mais n’ouvre pas.

— Ah ! alors, pour entrer dans la salle du radium ?

— La porte a un bouton extérieur seulement… On le tourne et l’on entre tout simplement.

Par deux à la fois, ils escaladèrent les degrés. Au premier, Larmette manœuvra la patère qui ouvrait le judas pratiqué dans la muraille.

Le silence le plus complet régnait dans la salle du radium.

— C’est fini.

Ce disant, Larmette actionnait le poussoir rendant mobiles les plaquettes des armoires radiantes.

— Mais, objecta son compagnon, nous n’y verrons rien. Les contrevents capitonnés ne laissent filtrer aucune clarté.

— Rassure-toi, cher ami. En ouvrant la porte, les volets se déclenchent du même coup.

Le joaillier avait saisi le bouton de la porte. Celle-ci s’ouvrit sans difficulté. Au même instant, les volets clos se rabattaient à droite et à gauche de la croisée, s’appliquant au mur avec un claquement sonore.

Les complices bondirent en avant, regardèrent autour d’eux et poussèrent un cri rauque, stupéfait.

Dick Fann avait disparu.

Et, phénomène incompréhensible, tandis qu’ils se considéraient, ahuris, ne trouvant pas une parole à se dire, la porte se referma avec un sourd retentissement, les volets obturèrent de nouveau les fenêtres, les plongeant dans une profonde obscurité.

Avant qu’ils eussent pu se rendre compte de ce qui leur arrivait, un léger déclic résonna, et une voix railleuse s’éleva, jetant l’épouvante dans leurs âmes.

— J’appuie sur la patère, dit-elle, vous m’entendez ? Bien. Je tourne le bouton des armoires radiantes. Dans dix minutes, vous ressentirez un malaise douloureux, qui s’accentuera jusqu’à vous donner l’impression d’être environnés de charbons ardents.

Horrible ! cette voix répétait les paroles prononcées durant la nuit par Larmette, et cette voix qui sonnait dans l’obscurité, les misérables croyaient la reconnaître. Celui qu’ils avaient pensé assassiner, Dick Fann, parlait.

— Dans quelques heures, vous serez tous morts. Vos corps, déjà dissociés en partie par le radium, se dissoudront aisément dans les touries d’acides azotique et sulfurique que vous avez en cave, et par le tout-à-l’égout, iront empoisonner de malheureux goujons, dans la rivière la plus proche.

D’un effort surhumain, Larmette parvint à rompre la paralysie qui l’étreignait à la gorge.

— Non, non, pas ce supplice. Pas cela. Tout, mais pas cela. La mort dans ces conditions est épouvantable !

— Alors, avouez vos crimes, vos mensonges, les ruses par lesquelles vous avez fait arrêter des innocents, encore emprisonnés à Moscou.

Larmette gardant le silence, hésitant à s’avouer vaincu, le détective reprit :

— Je vais vous laisser un quart d’heure de réflexion. Les radiations seront plus persuasives que moi.

Un nouveau déclic. Le judas venait de se refermer. Les criminels restaient seuls dans cette atmosphère qui, déjà, leur semblait saturée de radium, Cinq minutes, dix minutes passèrent lentement.

Muller balbutia :

— Oh ! sens-tu une sorte de chatouillement par tout le corps ?

— Oui, mille diables ! je le sens, rugit le joaillier ; c’est le commencement de l’action du radium.

Les dents du complice de Larmette claquèrent de terreur, et le misérable se prit à appeler :

— Au secours ! À moi ! Interrogez, je répondrai, je dirai tout ce que vous voudrez !

Un silence de tombe succéda au vacarme des appels.

Quelques minutes encore s’écoulèrent ainsi. Ce n’était plus un chatouillement que ressentaient les prisonniers, mais une multitude de picotements, non encore très douloureux, pourtant pénibles.

La détente du ressort du judas les rappela à eux-mêmes, leur arrachant un cri d’effroi.

— Êtes-vous disposés aux aveux ? demanda l’organe de Dick Fann.

Définitivement vaincus, ils gémirent :

— Oui !

Une série de glissements légers bourdonnèrent à leurs oreilles. Du dehors, on actionnait les plaques isolantes des armoires à radium.

Puis, brusquement, la porte, les contrevents s’ouvrirent. Un flot de lumière pénétra dans la salle.

Mais avant que les criminels eussent eu le temps de se reconnaître, des hommes, en tête desquels marchaient le détective amateur et le petit Jean, avaient fait irruption dans la pièce ; Larmette, Muller, les menottes aux poignets, se sentaient entraînés au rez-de-chaussée, où des chaises, une petite table, semblaient disposées à l’avance.

Ce n’était pas par hasard que Dick et le petit Jean s’étaient fait embaucher à l’usine des films cinématographiques sous le nom de M. et Mme Davray.

Non plus par hasard qu’ils avaient accepté les gardes de nuit.

La garde de nuit les obligeait à des rondes avec le gardien-chef, ou concierge de l’établissement. Celui-ci, bientôt rassuré par la ponctualité de ses aides, s’en remit à eux du soin de parcourir les ateliers de trois heures en trois heures et de déposer les jetons dans les boîtes de contrôle.

Le brave homme eût été bien surpris s’il avait soupçonné à quelles occupations se livraient ses suppléants, durant l’intervalle compris entre deux rondes.

Ils passaient leur temps à la cave encombrée, non de futailles et de poudreux flacons, mais de résidus de toute espèce, emballages hors d’usage, cartons, machines hors de service et aussi de planches, lattes, destinées aux réparations ou expéditions.

Là, les deux pseudo-ouvriers avaient étudié le mur mitoyen entre l’usine et la maison du radium.

Ce fut un jeu de desceller quelques pierres et de pratiquer ainsi une ouverture permettant l’accès des caves du pavillon occupé par Muller.

Durant le jour, des bois amoncelés masquaient l’ouverture.

Profitant des absences du complice de Larmette, ils parcoururent toute la maison, découvrirent la salle du radium, les armoires renfermant la précieuse substance.

Une seule chose avait échappé à leurs investigations : le mode de fermeture à distance de la porte et des volets de la chambre radiante.

Cependant, l’épais capitonnage des clôtures avait inquiété Dick.

Le jeune homme s’était rendu compte que, ces plaques épaisses fermées, la chambre serait totalement sourde, c’est-à-dire qu’elle ne laisserait filtrer au dehors aucun bruit.

Or, quand on dispose ainsi une fermeture, on en peut déduire que l’on caresse l’intention de s’en servir contre quelqu’un.

Et Dick, d’accord avec Jean, s’occupa de créer une issue, permettant de sortir de la salle, alors même que porte et fenêtres seraient obturées.

Une trappe, découpée dans le plancher et cachée sous le tapis qui le recouvrait, fit l’affaire.

De cette façon, le soir où Larmette, installé au rez-de-chaussée de la maison située de l’autre côté de la rue, attendait l’apparition de l’ennemi qu’il destinait à l’atroce torture du radium, Jean, sans pouvoir être vu, se glissa dans la villa par le passage de la cave.

Alors, seulement, Dick gagna la rue, pénétra dans la maison, se laissa surprendre par les criminels.

Ceux-ci s’étant éloignés, Jean, qui, dissimulé derrière une porte, n’avait pas perdu un seul mot de leur conversation, manœuvra la trappe du plancher. Dick se glissa hors de la pièce radiante. Tous deux, regagnant les caves de l’usine, s’empressèrent de prévenir policiers et magistrats.

Larmette et son complice, lorsqu’il revint avec Muller, dans l’intention d’achever son œuvre de haine, ne soupçonna pas la présence au rez-de-chaussée, de tous ces gens dont il eût évité la rencontre de tout son pouvoir.

Maintenant, les mains immobilisées par le cabriolet, livide, affolé, toute son énergie ayant sombré sous l’inattendu de ce dernier coup, il parlait… devant un juge d’instruction, un commissaire de police, des agents.

À la table, un greffier écrivait, retraçant les phases de l’interrogatoire.

Oh ! un interrogatoire sans ruses, sans aucun de ces effets d’attaque et de défense, si palpitants parfois, duels de deux esprits acharnés, l’un à convaincre le criminel, l’autre a l’innocenter.

Larmette ne résistait plus. Il disait le vol du radium, comment lui et ses associés avaient réussi à suppléer, un à un, les préparateurs des laboratoires mondiaux où l’on étudiait le radium. Il leur suffisait de remplacer un de ces braves gens, pendant une heure (ceux-ci ayant besoin de pareil laps de liberté pour une affaire quelconque), et le tour était joué.

Les voleurs s’emparaient du radium, y substituaient un corps inerte, auquel ils avaient donné l’apparence du métal dérobé.

Puis, ils s’en allaient tranquillement. Des semaines se passaient avant que le vol fût découvert.

Les savants, sans défiance, maniaient religieusement les corpuscules ayant toutes les apparences du radium. C’était seulement l’insuccès réitéré de leurs expériences qui, peu à peu, éveillait le doute en leur esprit.

Une analyse enfin leur démontrait la nature exacte de ce corps substitué au radium.

Et personne ne songeait à l’inconnu, qui, un mois ou deux auparavant, avait remplacé quelques courts instants le préparateur du laboratoire.

Ainsi, Larmette et ses complices, eu tout huit personnes, avaient pu faire main basse sur le stock mondial de radium. Les laboratoires, à quelques jours près, s’étaient aperçus du vol au même instant. Et l’on avait conclu à la simultanéité du cambriolage, ce qui avait encore épaissi les ténèbres environnant l’audacieuse opération.

Alors, Dick et Jean poussèrent un soupir de satisfaction.

Leurs amis se trouvaient définitivement libérés de la monstrueuse accusation.

Et comme, encadrés par les agents de police, Larmette et Muller allaient être entraînés vers les prisons où ils expieraient, la sonnerie de la porte de la rue retentit.

Un des policiers ouvrit. Des cris stupéfaits retentirent. Quatre personnes s’étaient précipitées en avant avec une impétuosité d’ouragan.

Et le détective amateur, Jean Brot, s’écrièrent :

Mlle Fleuriane ! Mlle Nège Aïarouseff !… M. Defrance !

Oui, la fille du vice-gouverneur de Moscou était là, tenant Fleuriane et M. Defrance par la main.

En arrière, suivait un homme de haute taille, portant l’uniforme des cosaques de la Moskova.

— Ne soyez pas surpris, expliqua rondement la gentille Nège. En arrivant à Paris, vous m’avez télégraphié que vous connaissiez le gîte du radium, celui qui l’avait emporté, etc., etc. Alors, comme j’étais sûre de l’innocence de cette charmante Fleuriane, j’ai fait partager mon opinion à mon père, puis, aux magistrats et… j’ai obtenu leur mise en liberté, sous réserve que le capitaine Rassanpof, ici présent, — elle désigna l’officier cosaque, — les accompagnerait et pourrait certifier l’exactitude de tous mes dires.

Et gracieusement, la gentille Russe ajouta :

— J’ai pensé que je vous procurerais ainsi une surprise agréable, et je les ai suivis. Ma cousine, Orramea habite Paris, cela me fera des vacances et peut-être…

Elle cligna des paupières d’un air mutin :

— Peut-être bien que cela me vaudra une invitation à un mariage.

Fleuriane, rougissante, regarda Dick. Celui-ci lui ouvrit ses bras.

Elle s’y jeta avec un cri éperdu.

— Ah ! sauvée, sauvée par vous !

Et M. Defrance les considérait d’un œil attendri en murmurant :

— Mes enfants ! mes chers enfants !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dick Fann avait bien réellement « conquis » sa fiancée. Aussi, peu de semaines après, juste récompense de son dévouement, il épousait la chère Fleuriane, en l’aristocratique église de Saint-François de Sales.

Et dans la nef, où retentissait l’allégresse des chants célébrant l’hyménée, on remarqua une fillette vêtue à la russe, le kakochnik de fête couronnant sa chevelure d’or pâle, laquelle priait avec ferveur.

Nadèje, la petite Slave orthodoxe, ne s’inquiétait pas de savoir si le temple était consacré à l’Église grecque ou à l’Église romaine. La reconnaissance vraie est partout à l’aise pour s’exprimer. L’enfant appelait le bonheur sur la tête de ceux qui l’avaient délivrée de la misère et du crime.

Jean Brot se trouvait là également, avec un frac du bon faiseur, qui lui donnait un air du meilleur monde. Il remarqua la jeune Russe, l’extase peinte sur le visage où les tristesses de l’enfance abandonnée avaient gravé une ineffaçable mélancolie. Et il murmura :

— Faut travailler, Jean, et gagner la forte somme ; car, dans quatre ou cinq ans, cette petite Nadèje…

L’orgue entonna la marche nuptiale, comme pour compléter la pensée du gamin.


FIN

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

 16
 73
 84
 133
II 
De Colombus à San Francisco (toujours le journal de Jean) 
 197
 211
 253
 282




  1. L’homme. Façon triviale de désigner le directeur de l’hôtel.
  2. Oui, je devine. Locution américaine intraduisible, comme le do you know des Anglais, ou le savez-vous des Belges.
  3. Allusion au mélodrame : L’œil de Jérémie Hart.