Le Retour de Don Quichotte/Chapitre 19

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Bloud & Gay (p. 237-246).

CHAPITRE XIX

Le retour de Don Quichotte

Un jour peut-être on fera le récit des aventures du nouveau Don Quichotte et du nouveau Sancho Pança, tandis qu’ils erraient le long des routes sinueuses de l’Angleterre. Ce fut une promenade sans précédent à travers des forêts, des clairières et des plateaux désolés ; une manière nouvelle de voyager, dans les annales de la Chevalerie Errante. Quelque chroniqueur romantique pourra dire comment ils s’efforcèrent d’utiliser le hansom-cab pour la défense et la consolation des opprimés. Comment ils transportèrent des chemineaux et promenèrent des enfants ; comment ils transformèrent le cab en débit de café à Reading, en tente dans la plaine de Salisbury. Comment de naïfs Calvinistes, vers les frontières de l’Écosse, le prirent pour une chaire ambulante, avec une place en bas pour le chantre et une place en haut pour le ministre — rôle que Douglas Murrel remplit avec une grande onction, à l’édification générale. Comment ce même Douglas Murrel organisa une série de conférences historiques par M. Herne, au sommet du cab, et le seconda par des commentaires, plus ou moins respectueux pour le conférencier, qui firent de la tournée un véritable succès. Mais, bien que l’écuyer ait pu manquer parfois de sérieux, il est probable, au total, qu’ils firent beaucoup de bien. Ils entrèrent en conflit avec la police, ce qui est en soi-même presque un signe de sainteté ; ils cherchèrent querelle à un assez grand nombre de particuliers, mais qui avaient grand besoin d’être mis à la raison. Herne du moins était entièrement convaincu de la haute utilité sociale de son entreprise. Devenu plus triste, et peut-être plus sage, il avait de longues causeries avec son ami, au cours desquelles il ne cessait jamais de plaider pour Don Quichotte et de démontrer qu’il devait revenir parmi nous. La plus mémorable eut lieu tandis qu’ils étaient assis sous une haie, dans un chemin du Sussex.

— On dit que je suis rétrograde et que je vis dans ces temps dont rêvait Don Quichotte, dit Herne. Ils oublient qu’eux-mêmes sont en retard de trois cents ans au moins, et qu’ils vivent au temps où Cervantès rêvait de Don Quichotte. Ils vivent encore dans la Renaissance, en ce temps où Cervantès croyait voir renaître le monde. Mais je prétends qu’un bébé de trois cents ans est déjà assez avancé en âge. Il serait temps qu’il naisse de nouveau.

— Doit-il renaître en Chevalier Errant du Moyen-Âge ? demanda Murrel.

— Pourquoi pas ? répliqua l’autre. L’homme de la Renaissance est bien un Grec ancien. Cervantès croyait que le romanesque se mourait et que la raison pouvait prendre sa place. Mais je dis qu’à notre époque, c’est la raison qui se meurt : et sa vieillesse est certainement moins respectable que celle du Roman. Ce qu’il nous faut maintenant, c’est quelqu’un qui pousse des lances hardiment et tout droit, qui croie à l’utilité de charger les géants.

— Et qui aboutira à charger les moulins à vents, répondit Murrel.

— Avez-vous réfléchi, dit son ami, qu’il eût accompli une bonne œuvre s’il avait fracassé les moulins à vent ? D’après ce que je sais maintenant de l’histoire du Moyen-Âge, je dirais que sa seule erreur a été de charger les moulins au lieu des meuniers. Le meunier représentait la classe moyenne du Moyen-Âge. Il a été l’origine de toutes les classes moyennes des temps modernes. Les moulins ont été à l’origine de tous les moulins et toutes les usines qui ont obscurci et avili la vie moderne. De sorte que, en un certain sens, l’exemple choisi par Cervantès se retourne contre lui-même. Et c’est plus vrai encore des autres épisodes. Don Quichotte délivre un convoi de captifs qui se trouvent être des forçats. De nos jours, ce sont ceux qui ont été réduits à la mendicité qu’on met aux fers, et ceux qui les ont volés sont libres. Je me demande si l’erreur serait si grande.

— Ne pensez-vous pas, demanda Murrel, que les questions modernes sont trop compliquées pour être résolues d’une manière aussi simpliste ?

— Je pense que les choses modernes sont trop compliquées pour qu’on puisse les traiter autrement que très simplement.

Il se remit debout et marcha à grands pas de long en large, avec toute l’énergie rêveuse de son grand modèle. Il semblait essayer de démêler sa vraie pensée.

— Ne voyez-vous pas, s’écria-t-il, que voilà la morale de toute la chose ? Votre machinisme a fini par être tellement inhumain qu’il est devenu comme une force de la nature, aussi lointaine, aussi indifférente et cruelle que toute la nature. Le chevalier chevauche de nouveau dans une forêt. Seulement il est perdu dans les rouages, au lieu d’être perdu dans les bois. Vous avez construit votre système de mort si gigantesque que vous ne savez plus vous-même où, ni qui il frappera ! C’est là le paradoxe ! Les choses sont devenues incalculables à force d’être calculées. On a enchaîné les hommes à des outils si formidables qu’on ne sait plus sur qui les coups retombent. Vous avez justifié le cauchemar de Don Quichotte. Les moulins sont des géants.

— Y a-t-il un remède ? questionna l’autre,

— Oui, et vous l’avez trouvé vous-même. Vous ne vous êtes pas embarrassé de principes quand vous avez vu que ce fou de docteur était plus fou que son client. C’est vous qui menez et moi qui suis. Vous n’êtes pas Sancho Pança, vous êtes l’Autre.

Il étendit la main avec son ancien geste :

— Ce que je disais sur le siège du juge, je le répète sur le grand chemin : vous êtes le seul d’entre eux qui soit né de nouveau. Vous êtes le Chevalier revenu.

Douglas Murrel fut soudain horriblement confus.

— Voyons, dit-il, il ne faut pas m’attribuer tant de mérite. Je n’ai rien de Sir Galahad. J’espère avoir fait de mon mieux pour le vieil Hendry, mais sa fille me plaisait. Elle me plaisait même beaucoup.

— Le lui avez-vous dit ? demanda Herne sans circonlocutions.

— Je ne pouvais guère, juste au moment où elle m’avait de l’obligation.

— Mon cher Murrel, cria Herne, voilà qui est tout à fait don Quichottesque !

Murrel bondit sur ses pieds et poussa un violent éclat de rire.

— Vous avez fait la meilleure plaisanterie depuis trois cents ans, dit-il.

— Je ne la vois pas, dit Herne pensivement. Est-il possible de faire une bonne plaisanterie et de ne pas s’en apercevoir ? Mais quant à ce que vous venez de dire, ne pensez-vous pas qu’il y a prescription ? Aimeriez-vous à redescendre, — à redescendre vers l’Ouest ?

Les sourcils de Murrel se froncèrent avec embarras :

— La vérité, c’est que j’évitais plutôt d’être trop près d’elle — et de parler d’elle. Je pensais que vous…

— Je connais cela, en effet, répondit Herne. Pendant longtemps, c’est à peine si j’osais regarder par une fenêtre orientée de ce côté. J’avais besoin de tourner le dos au vent d’Ouest, et les rayons du soleil couchant me brûlaient comme un fer rouge. Mais on devient plus calme à mesure que les années s’écoulent, si on ne devient pas plus joyeux. Je n’oserais pas aller jusqu’au château, mais je serais bien content d’avoir des nouvelles de — de quelqu’un.

— Oh ! si nous y allons, dit Murrel gaîment, je me charge d’entrer et de me renseigner.

— Voulez-vous dire entrer — dans Seawood Abbey ?

— Oui, répondit Murrel brièvement ; je crois bien que nous sommes logés à la même enseigne. Et j’ai peur de trouver l’autre maison plus dure à forcer.

Ils achevèrent de combiner leur programme par un accord tacite, pour ne pas dire taciturne, et il advint donc qu’avant d’avoir échangé beaucoup d’autres paroles, ils se trouvèrent en vue de tout ce qu’ils avaient évité depuis si longtemps : le soleil couchant sur les hautes pelouses de Seawood, et les toits gothiques pointant parmi les arbres.

Michaël Herne s’arrêta et regarda son ami, comme pour l’inviter à avancer. Murrel acquiesça d’un signe et monta de son pas rapide et léger le sentier abrupt sous bois ; puis, franchissant la barrière, il sauta dans l’avenue qui conduisait à l’entrée principale. Les jardins ressemblaient beaucoup à ce qu’ils étaient autrefois : plutôt mieux tenus, et, si l’on peut dire, plus paisibles ; mais la grille qui restait toujours ouverte était fermée.

Murrel, troublé par quelque vague instinct, approcha de la porte et pour la première fois de sa vie frappa ; puis il sonna une grosse cloche. Il lui semblait rêver. Pour bizarres qu’eussent été ses pressentiments, ils ne l’étaient pas autant que ce qu’il trouva.

Environ une demi-heure plus tard, il sortit du portail qui se referma sur lui, franchit la barrière et descendit tranquillement le chemin jusqu’à son ami ; mais sitôt qu’il approcha, Herne sentit qu’il y avait quelque chose d’étrange dans cette tranquillité même. Murrel s’assit sur le talus et rumina un moment, puis il parla :

— Une chose extraordinaire est survenue à Seawood Abbey. Le château n’a pas précisément été rasé, puisqu’il est toujours là, et paraît même plutôt mieux entretenu qu’auparavant. Il n’a pas non plus été frappé par la foudre au sens propre. Et cependant… une catastrophe étourdissante, écrasante, est tombée sur cette abbaye.

— Qu’est-il arrivé à Seawood Abbey ?

— C’est redevenu une abbaye, dit Murrel gravement.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Ce que je dis, exactement. C’est redevenu une abbaye ; je viens de causer avec l’Abbé, et il m’a donné pas mal de nouvelles, en dépit du silence monastique, car il connaît bon nombre de nos amis.

— Vous voulez dire un monastère, alors. Quelles nouvelles vous a-t-il données ?

— D’abord, la mort de Lord Seawood, il y a un an environ. Sa fortune est allée à sa — à son héritière, qui semble avoir sauté le pas, comme on dit. Elle est devenue catholique, et même une catholique assez extraordinaire. Elle a abandonné tout ce vaste domaine à mon ami l’Abbé et à ses joyeux compagnons, puis elle est allée travailler comme infirmière dans une œuvre catholique, du côté des Docks, à Limehouse, je crois, où les Chinois étranglent leurs filles, selon les Douze Immortels Principes.

Le pâle bibliothécaire avait bondi, mais son regard se détournait déjà des tours de Seawood.

— Je ne comprends pas encore très bien, dit-il. Il paraît un peu bizarre de…

— Il paraît bizarre, affirma Murrel, de descendre à Limehouse et de demander à un étrangleur chinois la Très Honorable Rosamund Severne. Mais je dois vous dire, sur l’autorité de l’Abbé, qu’elle déclare que son nom n’est pas Rosamund Severne. Vous la trouverez en demandant Miss Smith.

À cette affirmation, la folie, comme un éclair du ciel, frappa de nouveau le bibliothécaire de Seawood ; et, sautant par-dessus une haie, il prit sa course vers l’est, dans la direction d’un bois de sapins qui lui barrait la route, comme si c’étaient là les confins de Limehouse et qu’il dût y trouver l’occasion de s’enquérir de Miss Smith.

Trois mois plus tard, environ, le voyage du lunatique arriva à son terme, et cette histoire à sa fin. Herne ne gambadait plus ; il cheminait d’un pas lourd dans le labyrinthe des pires quartiers de Limehouse. Le voyage se termina enfin, certain soir où un nuage, un brouillard verdâtre flottait comme les vapeurs d’une drogue ensorcelée : Herne tourna dans une rue étroite, à l’angle de laquelle pendait une lanterne de papier peint ; un peu plus bas dans ce sombre défilé luisait une autre lanterne, moins chinoise d’aspect. En s’approchant, il vit que c’était une sorte de cage de plomb, garnie de verres de couleurs, dont le grossier dessin représentait Saint François avec un Ange embrasé derrière lui. Ce transparent enfantin semblait en quelque sorte un symbole, un emblème de tout ce qu’il avait essayé de faire dans un grand ouvrage, comme Olive dans un tout petit, avec cependant une différence secrète et essentielle : la lumière venait de l’intérieur.

Cette grande soif de couleur qui avait rempli la vie de Herne parut tout à coup assouvie par ce signe banal dans ce lieu sordide, au point qu’il fut à peine surpris de se trouver en présence de la femme qui, dans ses rêves comme dans la tragédie, portait toujours la couronne. Une robe sombre et droite la couvrait de la tête aux pieds, et les cheveux roux ressemblaient toujours à un diadème.

Avec cette vivacité étrange et gauche qui lui était propre, Herne exprima en mots simples le fond de sa pensée :

— Vous êtes infirmière, vous n’êtes pas religieuse.

Elle sourit :

— Vous ne connaissez pas grand’chose à la vie religieuse, si vous pensez que c’est la fin naturelle d’une histoire — d’une histoire comme la nôtre. Croyez-moi, rien n’est plus faux que cette notion sentimentale qu’on embrasse la vie religieuse comme un pis-aller.

— Voulez-vous dire vraiment que…

— Je veux dire que je n’ai jamais cessé de penser qu’un jour je pourrais être votre pis-aller… Il me semble avoir toujours cru que vous me retrouveriez.

Après une courte pause, elle continua :

— Nous n’avons pas à nous souvenir de notre ancien différend. Mon père était moins à blâmer que vous ne le croyiez, plus à blâmer que je ne le croyais, mais ce n’est ni à vous ni à moi de le juger. Et ce n’est pas lui qui a fait le vrai mal dont tous ces maux sont issus.

— Je comprends bien cela, dit-il. J’avais commencé à le comprendre, en lisant l’histoire. Mais dans toute l’histoire, il n’y a rien de si noble que vous et ce que vous avez fait. Vous êtes le plus grand des personnages historiques et les érudits feront de vous une figure légendaire.

— C’est Olive qui a compris la première, dit-elle. Elle a tout vu dans un éclair, un éclair de clair de lune, comme elle dit. Je n’ai pu que m’en aller et débrouiller ces choses lentement, lourdement, à moi toute seule : mais j’y suis arrivée enfin.

— Voulez-vous dire, demanda Michaël, qu’Olive Ashley aussi en est arrivée là ?

— Oui, répondit-elle ; et, chose singulière, cela ne semble pas du tout contrarier John Braintree ; ils sont mariés maintenant et paraissent d’accord sur presque tous les points. Je me demande vraiment s’il y avait de quoi diviser tant de braves gens autrefois.

— Je le savais, dit-il. Tout le monde s’est marié… Cela m’a fait sentir davantage mon isolement depuis quelque temps.

— Le Singe lui-même est marié, m’a-t-on dit. C’est vraiment la fin du monde ! À moins que ce n’en soit le commencement. Il y a une chose certaine, quoiqu’elle fasse rire bien des gens : chaque fois que les moines reviennent, le mariage redevient en honneur.

— Il est retourné au bord de la mer et a épousé la fille du Docteur Hendry, expliqua Michaël Herne d’un air détaché. Nous nous sommes séparés par une sorte de consentement tacite à Seawood Abbey, Il est parti vers l’Ouest et moi vers l’Est. J’ai eu à vous chercher seul — et j’étais vraiment bien seul.

— Vous dites : « j’étais », fit-elle avec un sourire. Et soudain, ils s’avancèrent l’un vers l’autre et se rencontrèrent, comme ils avaient fait autrefois dans le jardin… Le silence autour d’eux était rempli de bien des choses. Il le rompit en disant tout d’un coup, à sa manière brusque et gauche :

— Je suppose que je suis hérétique.

— Nous nous occuperons de cela, dit-elle avec une magnifique sérénité.

Les pensées de Herne retournèrent distraitement vers la lointaine causerie qu’il avait eue avec Archer sur l’hérésie albigeoise et sur les conversions et leurs suites. Il resta un moment à battre la campagne. Puis, dans la rue étroite où brûlait la lanterne multicolore, eut lieu une chose nouvelle, surprenante, une chose qu’on n’avait jamais vue parmi les événements les plus abracadabrants de sa carrière : Michaël Herne rit. Pour la première fois de sa vie, il vit une plaisanterie à faire, et la fit délibérément. D’ailleurs, elle était telle que personne ne devait sans doute jamais la comprendre :

— Eh ! bien… « iit in matrimonium ».

FIN