Le Retour de Varennes (juin 1791)/02

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Le Retour de Varennes (juin 1791)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 21 (p. 157-185).
LE
RETOUR DE VARENNES
JUIN 1791

II[1]
LE RETOUR

Jusqu’à Boureuilles, qui est à une demi-lieue de Varennes, on courut presque, tant on se sentait talonné par les soldats de Bouillé ; on voyait, de l’autre côté de l’Aire, fourmiller, sur le coteau de Cheppy, les casques brillans des dragons.

D’un bout à l’autre du cortège qui entraînait la voiture royale, s’éleva tout à coup un cri de terreur. Les voilà ! Quelques cavaliers dévalaient en effet, vers la rivière, un officier en tête[2], et en tentaient le passage : on les aperçut s’efforçant inutilement de mettre à l’eau leurs chevaux, cherchant un gué, évoluant dans les moissons. Si l’idée leur venait de gagner, à cinquante toises de là, le village de Boureuilles, où la route passe sur la rive droite de la rivière, aucun obstacle ne les séparerait plus des patriotes, et c’était la rencontre tant redoutée. Il y eut une demi-heure d’angoisse affolée ; on vit les cavaliers se rallier, observer longtemps, de loin, la marche des paysans et se replier enfin vers le gros du corps, autour du hameau qui porte le nom prédestiné de Ratantout.

Quatre mille hommes[3], dont plus de deux cents étaient montés, un millier de femmes et d’enfans escortaient la berline ; leur piétinement soulevait une nuée de poussière : ils allaient vite. Après une heure de marche, pendant laquelle on avait parcouru plus d’une lieue et demie, la tête de la colonne fit halte ; elle venait de heurter, sortant du village de Neuvilly, un escadron de dragons dont le premier aspect avait causé quelque panique : ce n’était pas l’ennemi pourtant, c’était du renfort : les soldats de Damas, qui, la veille, à Clermont, avaient fait défection.

Après avoir fraternisé et bu toute la nuit avec les bourgeois, ils s’étaient donné pour chef un de leurs bas-officiers, M. de Sournie, et ils accompagnaient la garde nationale et le conseil du district, venus de Clermont à la rencontre du Roi.

Devillay[4], le président du district, s’approcha de la berline : par la vitre ouverte, il aperçut, gris de poussière, étouffant de chaleur, Louis XVI, qu’il salua au nom du directoire de Clermont ; la Reine et ses enfans paraissaient malades et épuisés de fatigue[5]. Devillay commença une harangue, « témoignant à Leurs Majestés les sentimens des citoyens et les alarmes qu’avait répandues la seule idée de leur départ. » Le Roi répondit simplement :

— « Mon intention n’était pas de sortir de France ; » et il se renfonça dans la berline. Les Clermontois prirent place autour de la voiture à côté des municipaux de Varennes et, les dragons formant l’arrière-garde, on se remit en route.

A dix heures du matin, le cortège atteignait les premières maisons de Clermont : la nouvelle du retour du Roi s’était propagée dans toute la région, et « plus de six mille hommes » encombraient l’unique rue du bourg. La berline poussiéreuse passa au petit pas des chevaux ; tout le monde voulait voir : on se poussait, on applaudissait, on criait : Vive la nation !

Les Varennois étaient acclamés, ils paraissaient consternés de leur triomphe ; le bruit se répandait en effet que les soldats de Bouillé s’étaient emparés de Varennes et que la ville était en flammes.

A l’hôtel de ville, courte halte. Sauce remet à son collègue de Clermont le passeport, au nom de la baronne de Korff, utilisé par la famille royale ; il le prie de faire parvenir cette pièce à l’Assemblée nationale ; quant à lui, il est excédé ; Varennes, d’ailleurs, est, dit-on, au pillage ; il y a laissé femme et enfans ; il a grand’hâte de s’en retourner.

Et, toujours grave, on le voit reprendre avec quelques-uns des municipaux varennois le chemin de sa bourgade ; ils allongent le pas, la mine triste, anxieux du désastre qui les attend chez eux et avec, au cœur, peut-être, l’appréhension d’avoir mal agi. Ils ont livré le Roi à la Révolution ; ils l’ont compris à l’allégresse brutale des six mille patriotes entassés à Clermont, à l’insolence de ce cri de : Vive la nation ! dont on s’obstine à souffleter les captifs.

Mais le conseil du district de Clermont, en organisant l’escorte royale, vient d’en éliminer tous les gradés, comme indignes de commander des dragons libres[6]. C’est Signémont qui, seul, va diriger jusqu’à Sainte-Menehould le cortège, paysans indisciplinés ou soldats grisés de leur insoumission. On dit qu’en voyant parader cet officier sur un grand cheval qu’il s’est procuré, Madame Elisabeth, montrant la croix de Saint-Louis qu’il porte sur son habit, dit au Roi : « avec une expression de pitié indignée. — Voilà, mon frère, un homme auquel vous donnez du pain[7] ! »

Et l’on repart, toujours au pas ; la chaleur est lourde et la route dure : à chaque tournant du chemin, au croisement du moindre sentier, des marcheurs se débandent sous prétexte d’une halte à l’ombre, les traînards s’égaillent sous bois et ne reparaissent plus. En revanche, arrivent sans cesse de nouvelles recrues[8] : la chaussée est bordée d’une double haie de paysans, d’enfans, de femmes qui, entraînés, se mêlent à la troupe, la suivent pendant quelque cent toises, et s’arrêtent, remplacés par d’autres ; de très loin on voit venir cette cohue, qui passe bruyante, suante, avinée ; c’est à peine si on peut apercevoir la berline, tant elle est serrée de près, entourée, prisonnière. La voici, vitres baissées, embrumée d’un nimbe de poussière, où l’on devine le visage congestionné du Roi, le front révolté de la Reine, les attitudes accablées des enfans, et cet abaissement exalte la lâcheté populaire : les gens jouent des coudes, bousculent, s’accrochent à la portière, regardent, bouche bée, avec une insultante familiarité, et, quand ils ont bien vu, ils crachent aux captifs la seule injure qu’ils connaissent : Vive la nation !

Près de trois heures pour faire trois lieues ; à midi et demi seulement, le formidable cortège parvenait à la ferme de Vertevoie et s’engageait sur la pente rapide qui dévale vers Sainte-Menehould.

La plaine de Champagne apparaissait calcinée sous le soleil. Déjà montait de la vallée l’immense bourdonnement d’une multitude surchauffée, le roulement des tambours et les sonneries des cloches.

Après la nuit d’angoisse, la ville de Sainte-Menehould, depuis l’aube, fermentait : à quatre heures du matin, on avait vu reparaître Drouet et Guillaume[9] ; par eux, on avait su les faits de Varennes ; peu après, passait Mangin, portant à Paris la nouvelle de l’arrestation ; puis des courriers se succédèrent, annonçant le retour. Toute la contrée, pour voir le Roi, descendait vers Sainte-Menehould ; du côté de Châlons, les estafettes continuellement accouraient, venant aux informations ; même la garde nationale de cette ville s’était entassée sur quatre chariots et avait fait la route en poste[10]. L’événement prenait l’allure d’une gigantesque partie de plaisir : en prévision de l’affluence, les ménagères de Sainte-Menehould avaient cuit du pain toute la nuit ; on dressait des tables le long des maisons ; quinze mille[11] hommes formaient, depuis la porte des Bois jusqu’à l’Hôtel de Ville, une haie si compacte et si désordonnée qu’entre leurs rangs restait à peine la place de circuler.

A l’angle du chemin des Basses-Terres le maire, Dupin, et le premier officier municipal, de Liège, se présentèrent à la portière de la voiture, qui s’arrêta.

Le Roi, l’air endormi, pencha la tête, et, aussitôt, le maire débita un discours « sur les alarmes que Sa Majesté avait causées à la nation en écoutant des conseillers indignes de son estime et que condamnait son propre cœur. » Les royalistes trouvèrent la leçon déplacée ; les patriotes la jugèrent fade ; le Roi, timidement, répondit : « Qu’on s’était bien trompé sur ses intentions, qu’il n’avait en vue que le bonheur du peuple ; » et la berline, précédée du maire, reprenant sa marche vers la maison commune, passa devant la poste aux chevaux, où, moins de vingt heures auparavant, elle avait relayé. Le Roi regarda curieusement ; l’attention de la Reine, assise à gauche, dans le fond de la voiture, fut attirée par un spectateur qui, placé en face de la poste, et se haussant dans la cohue, la salua d’un grand coup de chapeau : cet homme, très ému, était vêtu simplement, mais décoré de la croix de Saint-Louis ; il portait deux pistolets dans sa ceinture et un fusil passé sur l’épaule, à la grenadière. Quelques pas plus loin était l’auberge du Soleil d’Or ; au seuil se tenaient quelques dragons désarmés, en veste d’écurie ; puis la berline, tournant à droite, s’arrêta entre les lions de pierre qui gardent le perron de l’Hôtel de Ville.

Dans la salle du rez-de-chaussée, une table de cinq couverts était dressée : le maire y conduisit la famille royale[12]. Le Roi, couvert de sueur, semblait harassé ; les robes de toile de la Reine et de Madame Elisabeth étaient grises de poussière ; Madame Royale se tenait à peine ; le Dauphin dormait sur sa chaise[13] ; on s’installa pourtant, en silence ; le corps Municipal et les notables, debout, servaient respectueusement Leurs Majestés ; le Roi but du bouillon dans une écuelle d’argent, qui lui fut présentée par l’aubergiste Faillette, du Soleil d’Or[14]. Le repas était d’ailleurs délicat et copieux[15] ; vers la fin, seulement, on causa : de la chaleur, de la fatigue, de la route parcourue, de celle à faire ; comme toutes les fois qu’il parlait sans contrainte et sans timidité, le Roi séduisit par sa bonhomie et sa résignation ; la Reine imposait davantage, mais elle plaisait à ces bourgeois, pères de famille pour la plupart, par les soins qu’elle prenait de son fils ; il n’avait pas été déshabillé depuis quarante heures, et elle redoutait pour lui la chaleur écrasante d’un après-midi passé dans la berline. Le maire offrit l’hospitalité de sa maison, la Reine accepta aussitôt ; on remit le départ à l’aube du lendemain.

Mais, au dehors, la foule impatiente se lassait : venue pour voir, elle réclamait à grands cris son Roi : docilement, Louis XVI se laissa conduire au premier étage. Marie-Antoinette le suivit, tenant son fils dans ses bras : le maire ouvrit une fenêtre ; le Roi se montra d’abord, puis la Reine et le Dauphin ; un grand cri de : Vive la Nation ! répondit à leur complaisance.

Le grand carré long de la place semblait pavé de têtes ; les chapeaux s’agitaient, les mains se levaient, tous les yeux étaient braqués sur le balcon où le Roi, dans son travestissement, avec son habit brun et son chapeau galonné, semblable à ceux que portaient les domestiques, saluait de la main, l’air satisfait.

Et, tout à coup, l’ardente curiosité de la foule se changea en colère, une clameur indignée roula jusqu’aux extrémités de la place : on venait de voir les palefreniers de la poste pousser la berline vers les remises et, tout de suite, la nouvelle avait couru que le Roi ne partirait que demain. Nous sommes trahis ! On attend Bouillé ! criaient les meneurs ; et les bourgeois répétaient : Nous sommes trahis ! A Châlons ! A Châlons ! pensant déjà voir se ruer sur la ville, sabre au clair et mousquetons chargés, toute la cavalerie dont on disait la forêt pleine.

— Eh bien ! partons, fit le Roi, déjà résigné.

Et, comme il allait reprendre l’escalier, il vit, derrière une grille communiquant de l’Hôtel de Ville à la geôle, des détenus qui regardaient ; il tira de sa poche dix louis, auxquels la Reine en ajouta cinq, chargea le maire de distribuer cette somme aux prisonniers, et descendit, pensif, dans la salle du déjeuner, où il attendit, sans plus mot dire, que les voitures fussent avancées.

La foule, que semblait rendre plus acharnée chacune des concessions de ses victimes, devenait injurieuse, féroce. Au moment où la berline, démarrant, s’engagea dans la rue de la Grande-Auche, il y eut une bousculade. Signémont avait cédé à Bayon le commandement de la cohue ; les Varennois, — sauf une trentaine, qui sans doute n’avaient rien à perdre, — venaient de lâcher pied, anxieux de savoir ce qui se passait chez eux ; les milices du Clermontois et les « dragons patriotes » ne se souciaient pas d’aller plus loin ; l’escorte se formait donc de nouveaux venus, d’autant plus farouches argousins qu’ils n’avaient rien risqué à l’arrestation, carriers, bûcherons de la forêt, marnerons de la plaine, pouilleux de Champagne, villageois sordides et misérables, mentons rasés, lèvres minces, regards sournois, l’air chétif, armés de vieux mousquets et de serfouettes.

Le départ s’effectua sous l’ardent soleil de trois heures, parmi cette horde qui buvait depuis le matin ; ce n’était plus un cortège, mais un tourbillon, d’un aspect tel que les magistrats de Châlons, venus en poste, pour recevoir le Roi aux confins du département, et se heurtant à cette cohue qui débouchait des portes de Sainte-Menehould, rebroussèrent chemin, sans descendre de voiture, et sans avoir même aperçu la voiture royale, retenue dans une bagarre à l’entrée de la Grande-Auche.

Là, contre la maison formant l’angle de la rue de l’Abreuvoir, on reconnut, à cheval cette fois, le chevalier de Saint-Louis, l’homme aux pistolets, qui à l’entrée de la ville, devant la maison de poste, avait salué la Reine. Il était visiblement très excité ; et, pour protester contre l’insultante gouaillerie des paysans, il détacha le fusil qu’il portait sur l’épaule et présenta les armes. Le Roi l’aperçut et salua.

Le gentilhomme, se frayant le, chemin d’une ruade, prit les devans par la rue des Capucins et vint se poster au delà du pont, à l’angle du quai de l’Hôpital. Quand la voiture passa, il s’efforça de lancer son cheval à travers la foule qui le repoussait à coups de gourdin : au milieu du faubourg, pourtant, il parvint à s’approcher d’assez près pour saluer de nouveau le Roi, en déclinant son nom et son titre : on l’entendit crier dans le bruit qu’il était « le comte de Dampierre, qu’il avait épousé Mlle de Ségur, parente du ministre et nièce de M. d’Allonville... » On ne sait si le Roi l’entendit ; mais l’escorte le hua et s’efforça de le désarçonner. Poussant son cheval, il se fait place, et tirant en l’air un coup de fusil, il s’éloigne au galop sur la levée d’un pré-marais, appelé l’étang du Rupt : des paysans font feu sur lui, — sans l’atteindre ; — mais son cheval glisse sur le gazon glaiseux, il roule dans un fossé où, vite, il est rejoint, fusillé à bout portant, rompu à coups de gourdin, défiguré à coups de pioche : scène presque inaperçue parmi les chants et les huées de la foule en joie ; le Roi pourtant entendit la fusillade et s’informa :

— Ce n’est rien, répondit quelqu’un, c’est un fou qu’on tue !

Dampierre n’était pas mort encore les meurtriers le saisirent par le collet de l’habit, et le traînèrent, hurlant de douleur, vers la route, pour l’achever sous la voiture royale : à cinquante pas du grand chemin, arrêtés par un fossé étroit et profond » ils y laissèrent rouler le moribond qu’on acheva d’une dernière décharge.

Au premier village, Dammartin-la-Planchette, les assassins faillirent s’égorger pour le partage des armes, et du cheval de leur victime : ils avaient, dit-on, laissé sur le cadavre une chaîne d’or et cinquante louis qui furent retrouvés au moment de l’inhumation[16].

Le cortège n’avait pas été arrêté, il avançait lentement sous l’implacable soleil, en débandade lamentable d’hommes exténués, traînant la jambe. Trois heures après le départ de Sainte-Menehould, on arrivait à Auve : les paysans, plantés sur le bord de la route, regardaient passer cette cohue piétinante, dans un tumulte de cris et de chansons obscènes. Ceux qui entouraient la berline interpellaient grossièrement le Roi et la Reine, qu’on apercevait dans la poussière, affaissés, mornes, impassibles.

Le village traversé, on reprit la ; marche par la vaste plaine : au Neuf-Bellay, un hameau de trois maisons, avant Tilloy, vers sept heures, on rencontra MM. Plaiet, membre du Directoire du département de la Marne, et Roze, procureur général-syndic de Châlons, qui saluèrent respectueusement Leurs Majestés : ils trouvèrent la famille royale « dans un accablement dont on ne pouvait se faire une idée. » Au Pont de Somme-Vesle, courte halte pour le relais : l’escorte, depuis l’arrivée des magistrats châlonnais, s’était quelque peu disciplinée : la garde nationale encadrait la voiture : les Varennois qui comptaient suivre jusqu’à Paris, avaient, aux postes, réquisitionné des chariots : le cortège s’étendait maintenant sur un long espace, avec l’allure d’un convoi de guerre. Les traînards, à demi ivres, formaient l’arrière-garde ; quand on passa, la nuit tombée, au pied de Notre-Dame de l’Epine, ils cassèrent, à coups de pierres, les vitres du presbytère[17].

A mesure qu’on approchait de Châlons, l’escorte se grossissait de tous les curieux accourus pour voir ; la route était bordée de cavaliers, de gens entassés dans des carrioles, de piétons qui regardaient défiler avec ébahissement cette troupe étrange : quatre ou cinq mille hommes environ[18], dont un tiers à peine portaient un uniforme. Jamais souverain n’avait fait, dans une de ses « bonnes villes, » semblable entrée.

Au rond-point où les allées Saint-Jean bifurquent avec la route royale, à l’endroit qu’on appelait alors la Fourche, un détachement de gendarmerie était posté et prit la tête du cortège. qui s’engagea sous les allées afin d’éviter le long parcours par l’intérieur de la ville. Il était plus de onze heures du soir.

La garde nationale de Vitry-le-François, celle de tous les bourgs et villages du district étaient massées sous les arbres, jusqu’à la porte Dauphine ; on ne distinguait rien dans l’intérieur de la berline, mais, sur le siège se tenaient, immobiles et hués depuis le matin, les trois gardes du corps, dans leur livrée jaune ; la milice, la foule, se taisaient au passage du Roi, mais, quand paraissaient les Varennois, très en goguette, on criait : Bravo ! Vive Varennes ! vive la Nation !

A la porte Dauphine, la berline s’arrêta. En 1770, sur les mêmes pavés, avait fait halte la voiture de la jeune archiduchesse Marie-Antoinette, venant en France pour être reine. C’est en son honneur que la haute et noble arche de pierre avait été élevée, et l’on lisait encore, à la lueur des lampions dont, ce soir-là, son entablement était garni, l’inscription gravée vingt et un ans auparavant : — Perstet æterna ut amor. « Que ce monument dure autant que notre amour ! »

Sous la porte, le corps municipal harangua le Roi ; puis, précédant la voiture, entre deux haies de gardes nationaux, il marcha vers la Nouvelle Intendance, à deux cents pas de là, où des appartemens étaient préparés[19].

Marie-Antoinette, en arrivant de Vienne, avait, jadis, logé dans ce palais, un des plus somptueux spécimens de ce charmant style français de la fin du XVIIIe siècle : solide portail à colonnes, superbement écussonné ; hautes fenêtres à petites vitres, décorées, au tympan, d’une élégante guirlande de pierre ; vaste cour d’une régularité magnifique, avec ses trois façades d’une seule architecture, terminées par une balustrade italienne. La berline, malgré la cohue, pénétra dans la cour : au seuil des salons du rez-de-chaussée, illuminés en fête, de jeunes Châlonnaises présentèrent à la Reine des corbeilles remplies de bouquets[20], et s’offrirent respectueusement à la servir : le Roi dut, malgré l’heure tardive, recevoir officiellement les membres de l’administration du département, le tribunal du district, le corps des officiers de la garde citoyenne et de la gendarmerie[21]. Puis, à une heure du matin, on servit le souper[22], auquel assistèrent tous les corps administratifs, hiérarchiquement rangés autour de la table. A deux heures seulement, il fut loisible à la famille royale de gagner les appartemens du premier étage, où l’on avait disposé les chambres à coucher.

Pour la première fois depuis leur sortie des Tuileries, les fugitifs trouvaient des lits. Aucun d’eux pourtant ne se coucha : la réception chaleureuse des Châlonnais, les sentimens royalistes non dissimulés des autorités et particulièrement du maire Chorez et de Roze, le procureur du département[23], avaient fait germer une illusion folle dans les esprits : le Roi resta sur pied jusqu’au matin, la Reine et Madame Elisabeth veillaient de leur côté. On tint, dans ces hauts et vastes salons dont les fenêtres prennent vue sur les opulens ombrages du cours d’Ormesson, des conciliabules fiévreux. Allait-on tenter de séjourner à Châlons, « de s’y entourer de forces défensives » et d’y rallier, comme en un camp retranché, tous les royalistes de France ? Le commandant général de la gendarmerie escomptait l’arrivée de la garde nationale de Reims : si cette troupe, solidement armée et équipée, partageait les sentimens des Châlonnais, « on pouvait se flatter de la possibilité de garder le Roi, parce qu’on se renforcerait incessamment de tout ce qu’il y avait de bons Français dans la banlieue[24]. »

On étudia même le projet insensé de rétrograder jusqu’à Montmédy. Les gardes nationaux de Châlons offraient de composer au Roi une escorte d’honneur et ne demandaient, pour se transformer en un corps de cavalerie, que l’autorisation d’employer les chevaux des gardes du corps, restés en dépôt à Châlons depuis le licenciement. D’autres suppliaient le Roi de quitter immédiatement la ville, et de rejoindre à franc-étrier l’armée de Bouillé. Dans la chambre où dormait le Dauphin et qui est la dernière à l’angle sud de la façade donnant sur le jardin, s’ouvrait dans la cloison un escalier secret par lequel on pourrait, sans être vu des sentinelles, sortir de l’Intendance et se perdre sous les arbres du Cours[25].

Mais Louis XVI se refusait à fuir seul : il préférait gagner du temps, et il fut convenu que, pour laisser à « ses bons Rémois, » dont il attendait merveilles, le temps d’arriver, il séjournerait le plus longtemps possible à Châlons.

Il se coucha au jour : vers neuf heures et demie, il était éveillé par l’annonce de l’arrivée des « bons Rémois. » C’était un ramassis de « mauvais sujets » recrutés dans les usines, ayant marché toute la nuit, gris de fatigue, de chaleur et de vin. Tenus à distance du palais, ils vociféraient des menaces et exigeaient le départ immédiat de la famille royale qu’ils s’étaient engagés à ramener à Reims, pour la donner en spectacle à la population[26].

Le Roi répondit docilement « qu’il allait s’habiller, qu’il irait à l’office — ce jeudi 23 était le jour de la Fête-Dieu — et partirait, selon le désir du peuple, aussitôt après son dîner[27]. »

A dix heures, en effet, il sortait de son appartement, et se rendait à la messe : au seuil des salons, sur le palier de l’escalier, les gardes nationaux et les archers de la ville faisaient la haie, présentant les armes[28] ; dans la chapelle de l’Intendance, à mi-étage de l’aile gauche, l’abbé Chalier, curé de Notre-Dame, se disposa à officier[29].

Les premières prières ne sont pas terminées qu’un grand tumulte s’élève dans la cour du palais ; les Rémois sont parvenus à forcer les sentinelles ; ils se poussent dans le vestibule et dans le bel escalier de pierre, à rampe de fer doré, qui conduit à la chapelle ; ils clament à plein gosier que : « Capet est assez gras pour ce qu’on en veut faire ; » qu’ils se chargent « de confectionner des cocardes avec les boyaux de Louis et d’Antoinette, et des ceintures avec leurs peaux ; » — d’autres demandent « leurs cœurs et leurs foies » pour les cuire et les manger[30].

Les municipaux châlonnais parviennent à apaiser ces forcenés, et la messe se poursuit ; mais, quelques instans plus tard, un grand bruit de vitres cassées[31] et des « cris effrayans » mettent tout le palais en émoi. Cette fois, on affirme que Capet est enlevé, que les troupes ennemies approchent, que Bouillé est aux portes de la ville. Il faut interrompre l’office. Une fenêtre s’ouvre, le Roi paraît, une formidable clameur l’accueille. D’un geste, il demande le silence, et déclare « qu’aussitôt les voitures prêtes, il partira. » Du haut des balcons, cette cour, aux lignes si calmes et si nobles, semble une chaudière en ébullition : de la voûte, sous l’aile droite, qui conduit aux remises, une cohue traîne la berline ; heurtée, poussée, presque portée, elle vient buter au perron de gauche, elle se trouve aussitôt attelée ; la famille royale, sans prendre le temps de toucher au repas que les cuisiniers ont préparé en hâte, s’y jette sous la protection de quelques officiers et des membres de la municipalité[32] ; il est midi quand la voiture royale sort de l’Intendance et s’enfonce dans l’intérieur de la ville : une garde montée l’escorte et lui ouvre un passage dans les rues étroites qui vont à l’Hôtel de Ville et dans la rue de Marne par où l’on sort de Châlons.

On avait fait comprendre aux terribles Rémois que le détour par leur ville était impraticable, et on s’engagea sur la route d’Epernay ; la garde citoyenne châlonnaise et celle de Vitry-le-François encadraient la berline et tenaient à distance la bande assoiffée et mugissante qui s’acharnait à la suivre : jusqu’à Matougues, un certain ordre disciplina le cortège : là, un exprès accouru de Châlons apporta la nouvelle que la ville était au pillage ; « une multitude effrénée a envahi la maison commune, lardé le maire à coups de pique, et mis à sac les magasins d’approvisionnement[33]. » Il faut courir, porter secours, arrêter l’émeute : les gardes nationaux font demi-tour et reprennent en hâte le chemin de Châlons, abandonnant la famille royale à la garde des Rémois...

Ce fut la plus rude étape de son calvaire : les quatre longues heures qu’on employa à franchir les cinq lieues qui séparent Matougues d’Epernay comptèrent, certainement, parmi les plus cruelles du voyage. Le peu qu’on en connaît est à peine croyable : à Chouilly, tout le village, averti de l’approche du Roi, se porta en masse à sa rencontre : un peu avant quatre heures, on aperçut la berline descendant la rampe de la Haute-Borne, jusqu’à l’entrée du bourg, vis-à-vis de la rue des Grès, où elle s’arrêta ; le soleil était brûlant ; voyageurs et équipage faisaient pitié ; les paysans de Chouilly virent avec horreur les misérables qui entouraient la voiture menacer du poing les prisonniers et cracher à la figure du Roi ; nul n’osa protester. Louis XVI restait impassible ; la Reine et Madame Elisabeth pleuraient de rage et d’indignation[34].

Quand le cortège s’éloigna, les gens de Chouilly gardaient l’impression que le Roi et la Reine ne parviendraient pas jusqu’à Paris : quelques-uns suivirent jusqu’à Epernay, où l’on s’arrêta à cinq heures, pour se rafraîchir, ou plutôt, comme l’écrivait pompeusement un Sparnassien de ce temps-là, — « pour avaler à longs traits la coupe de l’amertume. » Le faubourg de la Folie n’existait pas ; et, dès les premières maisons de la rue de Châlons, on stationna devant l’Hôtel de Rohan où le dîner était commandé ; la presse était telle devant l’auberge qu’il fallut presque livrer bataille pour creuser aux prisonniers un chemin dans la foule : la portière s’ouvrit ; ils passèrent sous les imprécations et les huées ; bras tendus, piques menaçantes, haches levées, un tonnerre de hurlemens et d’injures : la garde nationale de Pierry, village voisin d’Epernay, dégageait l’entrée de l’hôtel, mais nul endiguement ne pouvait tenir contre la formidable poussée de la foule, qui se rua dans la cour, entraînant pêle-mêle dans son écrasement la garde et la famille royale... Le Dauphin, qu’un des gardes du corps soulevait au-dessus du remous, n’apercevant plus ses parens, se mit à pousser des cris : l’officier de la garde de Pierry, — c’était le fils de Cazotte, — lui tendit ses bras et l’enfant s’y jeta en pleurant : Cazotte eut la joue mouillée de ses larmes ; il porta le petit prince dans une chambre où s’était réfugiée la Reine. Elle embrassa son fils, le consola ; la robe de Marie-Antoinette avait été déchirée dans la bagarre et elle cherchait tant bien que mal à se rajuster : Cazotte parvint à trouver et à ramener la fille de l’hôte, Mlle Vallée, « jeune personne de la plus jolie figure, » qui, toute rougissante, et les yeux pleins de pleurs, recousit la jupe de toile de la Reine.

Dans une salle voisine, le Roi s’épongeait, entouré des municipaux et des administrateurs ; il était harassé de fatigue et noir de poussière : « Voilà ce que l’on gagne à voyager, » insinua l’un des Sparnassiens qui se trouvaient là.

Une espèce de conversation s’ensuivit : Louis XVI répéta « que son intention n’était pas de sortir de France, mais qu’il ne pouvait plus rester à Paris, où sa famille était en danger[35]. »

— Oh ! que si fait, monsieur, vous le pouviez, dit un des interlocuteurs.

Le Roi le regarda et se tut.

Le dîner fut servi dans une salle du rez-de-chaussée, dont les deux fenêtres ouvraient sur la cour, pleine d’une foule d’abord hurlante, mais que la calme résignation des dîneurs désarmait peu à peu...

— Ils ont pourtant l’air bien bon, dit une voix.

C’était l’impression unanime de ceux qui pouvaient approcher les captifs[36] ; mais la cohue, restée sous la voûte et dans la rue, se grisait complaisamment de fables stupides, dont fournissaient le fond la phénoménale gloutonnerie du Roi et l’effrontée coquetterie de la Reine. Aussi, quand, au bout d’une heure, le repas terminé, on dut traverser de nouveau cette populace exaspérée, le passage ne fut-il pas sans danger ; chacun des voyageurs rejoignit la berline encadré dans un groupe de gardes nationaux se tenant par le bras ; Mme de Tourzel, que portait presque le jeune Cazotte, fut hissée à peu près évanouie à sa banquette. Quand la Reine parut sur le marchepied, une femme lui jeta cet adieu :

— Allez, ma petite, on vous en fera voir bien d’autres !

Et l’on n’y faillit pas : dès la sortie d’Epernay, le rude calvaire recommença, l’escorte n’avait pour chef que Rayon, qui, depuis Sainte-Menehould, ne quittait pas « ses prisonniers[37]. » Mais son autorité était nulle : nulle aussi, celle de M. Roze, procureur général de la Marne, qui accompagnait la famille royale jusqu’aux limites du département ; les quelques Varennois obstinés que la longueur du chemin n’avait pas rebutés, traînés en charrette en tête du cortège, se contentaient de recevoir les ovations et les bravos. La meute rémoise était donc maîtresse et en profitait : elle venait d’enlever, en passant à Vauciennes, le curé de l’endroit, qu’on avait lié sur le cheval d’un gendarme et qu’on se promettait « d’étriper sous les yeux de Capet et de sa nichée : » les Sparnassiens qui suivirent la berline jusqu’à la croisée du chemin de Mardeuil gardèrent, comme les gens de Chouilly, la conviction que les captifs « n’arriveraient pas jusqu’à Paris. »


Paris, cependant, depuis deux jours, s’étonnait lui-même de sa sagesse. Sans crainte, dès les premières heures, sur les effets de l’événement, rassuré à l’idée que la retraite du Roi, qu’on aurait pu croire perpétrée comme une tragédie, n’était qu’une escapade sans portée et qu’aucune calamité publique n’en allait résulter, le peuple en prit promptement son parti. Avec cette mobilité dont il ne se dément jamais, il passa de la panique à la colère et de la colère aux goguenardises. Durant l’après-midi du 21, on vit des groupes gouailleurs, parcourant les rues, arrachant aux panonceaux des notaires les emblèmes royaux, grattant les fleurs de lys aux devantures des coiffeurs, déchirant les portraits du Roi et de la Reine à l’étalage des marchands d’estampes. Des plaisans forcèrent un chapelier, nommé Louis, à biffer de son enseigne son propre nom. On criait : « Il a été perdu un roi et une reine... Récompense honnête à qui ne les retrouvera pas. » Nul doute que la foule ne fût incitée à ces amusemens subversifs par des provocateurs avisés... L’idée révolutionnaire pénétra sous cette forme dans bien des esprits simples, réfractaires depuis deux ans aux théories politiques.

La malveillance s’amalgamait également aux bourdes traditionnelles qu’en semblables circonstances l’ineptie populaire absorbe si gloutonnement. On ne savait rien des détails de l’évasion, sinon ceci, qu’on se répétait comme certain : que le Roi était saoul et qu’on avait été obligé de le porter à quatre dans la berline. Il y avait aussi une lettre de la Reine qu’une lingère, la femme de. Flandre, avait surprise chez Mme de Rochechouart et communiquée au cabinet des recherches. Marie-Antoinette, s’adressant au Prince de Condé, s’exprimait ainsi : « Mon ami, ne faites aucune attention au décret lancé contre vous par l’assemblée de cochons. Nous apprendrons à faire remuer ces crapauds et ces grenouilles ; voici la façon dont notre gros partira... » Suivait l’exposé d’un projet de fuite, vers un château que le prince de Croy possédait à la frontière du Hainaut[38].

C’était l’avis général. Le public, prenant les probabilités pour des certitudes, croyait unanimement que la famille royale avait gagné la frontière du Nord. On précisait même certains points. Un voiturier, Claude Tapon, avait reconnu le Roi, « descendu de voiture pour faire ses besoins, » sur la route de Sentis à Vauderlan[39]. On disait que, sorti des Tuileries par le fameux souterrain, la famille royale « avait descendu la Seine jusqu’à Saint-Ouen, dans un bateau bien armé, » et gagné la forêt de Compiègne, où l’attendait, en manière d’escorte, tout le régiment du Royal Suédois, commandé par le comte de Fersen[40]. Ces imaginations étaient un lénitif pour la curiosité publique. Mais, en réalité, on ne connaissait rien. Trente heures après la constatation du départ de Louis XVI, l’Assemblée nationale ni qui que ce soit dans Paris ne disait ou ne savait encore par où le Roi et sa famille étaient sortis des Tuileries, dans quelle voiture ils étaient partis, ni quelle route ils avaient suivie[41].

Cette annulation subite du pouvoir royal, que l’immense majorité considérait encore comme étant l’âme et la vie de la France, causait une impression d’anéantissement, de léthargie, de vide, qui se dégage de tous les récits comme de tous les articles de journaux. « Rien, toujours rien : » c’est le mot dont s’entre-saluaient les Parisiens pendant les deux longues journées du 21 et du 22 juin. Aux premiers rapports fantaisistes, signalant l’arrestation du Roi à Meaux, à Senlis, à Valenciennes, sur la côte d’Honfleur, succédait une ignorance absolue du lieu où il s’était retiré ; chaque heure écoulée ajoutait à l’impatience et au mystère. Sur un point, tous s’accordaient : c’est que les fugitifs avaient eu largement le temps de gagner la frontière, et c’est de l’étranger qu’on attendait la signification des conditions qu’ils allaient sans nul doute imposer à la Révolution.

Le même cauchemar d’incertitude et d’anxiété obsédait l’Assemblée, déclarée en permanence. Sa dignité exigeait de la tenue et, afin de bien montrer au monde qu’un vulgaire incident politique, tel que la disparition de l’Exécutif, ne primait pas, pour elle, les intérêts sacrés de l’humanité, elle avait, le premier émoi calmé, repris la discussion du Code pénal, entamée depuis un mois.

L’occasion était séduisante, pour ces préconiseurs de Caton, d’affecter le stoïcisme ; désireux de faire preuve d’une fermeté antique, on les vit, bien sages sur leurs chaises curules, feindre d’écouter le rapporteur, Le Peletier Saint-Fargeau, proposant la rédaction des articles 6 et 7 de la première section du titre II, qui furent votés sans discussion ; mais la contrainte ne dura que quelques minutes ; l’attention était ailleurs : à chaque porte qui s’ouvrait, à chaque mouvement qui se faisait dans la salle, tous les esprits s’échappaient, tous les yeux interrogeaient :

— A-t-on des nouvelles ? Sont-ils repris ?

Une seule préoccupation accaparait les pensées ; aussi, quand on annonça M. de Laporte, intendant de la liste civile, que l’Assemblée avait mandé par décret, Le Peletier Saint-Fargeau et le Code pénal sombrèrent-ils sous un flux d’impérieuse curiosité. On savait Laporte très avant dans la confiance de Louis XVI, et on venait d’apprendre que, le matin, dès huit heures, il s’était rendu chez Duport, ministre de la Justice, afin de lui remettre un mémoire écrit « tout entier de la main du Roi, » que Duport n’avait pas accepté. On avait bien des raisons de croire que, par cette déclaration, Louis XVI faisait connaître les motifs de son départ, le lieu de sa retraite et ses revendications politiques.

Dès que le président Beauharnais eut proposé à l’Assemblée d’entendre M. de Laporte, il y eut sur tous les bancs une explosion de soulagement : « Oui ! oui ! qu’il entre ! » Aussitôt la portière de velours vert s’entr’ouvrit et, entre deux huissiers, l’intendant de la liste civile parut à la barre. C’était un homme de cinquante ans, d’une correction froide, à mine hautaine. Il salua, et Beauharnais lui donna aussitôt la parole.

— Ce matin, dit Laporte, en affectant de ne s’adresser qu’au président, ce matin, à huit heures, on m’a apporté un paquet de la part du Roi. J’ai ouvert le paquet ; j’y ai trouvé un billet du Roi et un mémoire assez long écrit de la main de Sa Majesté...

Il s’était rendu aussitôt, ajouta-t-il, chez le ministre de la Justice, qui lui avait conseillé d’aller de préférence trouver le président de l’Assemblée ; alors il conta, d’un ton de familiarité un peu dédaigneuse, comment, ignorant l’adresse de Beauharnais, il l’avait cherché d’abord rue Neuve-des-Mathurins[42], puis rue des Petits-Augustins, où il avait appris, du portier, que le président venait de sortir, Laporte avait pris le parti de rentrer chez soi, se promettant de n’en plus bouger de la journée ; c’est là que l’avait touché le décret de l’Assemblée nationale.

Les députés frémissaient d’impatience en écoutant ces prolégomènes dont la simplicité contrastait avec la grandeur des événemens. Beauharnais posa la question qui brûlait toutes les lèvres.

— Êtes-vous porteur du mémoire ?

— Il n’est pas sorti de ma poche, répondit Laporte.

— Par qui vous a-t-il été remis ?

— A huit heures ce matin, par un domestique qui est attaché à l’appartement du premier valet de chambre du Roi[43].

La majesté royale exerçait encore tant de prestige que nul n’osait demander la lecture de ce mémoire ; tous avaient pourtant un grand souci de le connaître : on regardait Laporte comme s’il eût porté la foudre et, tout en souhaitant qu’elle éclatât, nul ne voulait assumer la responsabilité du mot qui allait provoquer la détonation. Le président lui-même, qui, ce jour-là, montra tant de dignité et une si noble présence d’esprit[44], ne se déterminait pas à poser la question décisive : il temporisait.

— Connaissez-vous, demanda-t-il à Laporte, le nom du domestique qui vous a remis le paquet ?

Et l’intendant, à la façon un peu ironique d’un homme étonné qu’on ne lui demande, en semblable circonstance, que le nom d’un valet, répliqua :

— Je l’ignore, mais il serait facile de le savoir, si l’Assemblée en donnait l’ordre.

— Lisez le mémoire ! insinuèrent quelques voix anonymes...

Mais Beauharnais, de nouveau, esquiva, s’adressant à Laporte :

— Avez-vous le billet du Roi ? dit-il.

— Oui, monsieur le président.

Un silence embarrassé suivit. Que faire ? Devait-on céder à la curiosité, et exiger la communication de l’écrit royal ? Valait-il mieux, au contraire, ignorer cette malheureuse déclaration, conçus peut-être de manière à défier la représentation nationale, à l’acculer à quelque coup d’Etat ? Laporte, impassible, le terrible papier en poche, attendait : toute l’Assemblée trépignait au bord de ce Rubicon. Ce fut Charles de Lameth qui, le premier, bravement, se lança.

— Il faut lire le mémoire, dit-il.

Aussitôt des cris s’élevèrent : « La lecture ! — Non ! non ! »

— Il est possible, continua Lameth, que ce mémoire, écrit de la main du Roi, contienne des choses fort importantes ; je crois qu’il doit être lu dans l’Assemblée nationale.

Un applaudissement presque général accueillit la proposition ; par un dernier scrupule, Beauharnais demanda :

— Quelqu’un s’oppose-t-il à la lecture ?

— Non ! non !

— Voulez-vous bien, monsieur de Laporte, remettre sur le bureau le mémoire du Roi ?

L’intendant traversa la piste, monta jusqu’à la table ovale, et tira de sa poche un assez fort cahier de papier noué d’une faveur bleu pâle, qu’il remit à Régnier, l’un des secrétaires. Quant au billet, à lui personnellement adressé par le Roi, il demanda que la lecture n’en fût pas publique. Une discussion, sur ce point, s’engagea. Beauharnais transmit à l’Assemblée le vœu de Laporte, et l’on convint, en dépit de quelque opposition, que, le billet étant la propriété de l’intendant, devait lui être remis. La rumeur que l’incident avait soulevée cessa brusquement quand on vit Régnier, se levant, s’apprêter à lire le message royal.

C’est dans le plus absolu silence qu’il commença :

Déclaration du Roi adressée à tous les Français, à sa sortie de Paris...

— Permettez, interrompit Gaultier-Biauzat, député de Clermont-Ferrand. Permettez, ce mémoire est-il signé de la main du Roi ?

Dans l’explosion d’impatience qui accueillit cette interruption, Régnier répondit affirmativement.

— C’est un piège que l’on vous tend, insista Biaurat, vous tombez de piège en piège !

Un tolle général le fît taire ; il se rassit et Régnier recommença

Déclaration du Roi adressée à tous les Français, à sa sortie de Paris.

Et, sans arrêt ni pause, il donna lecture de ce long devoir, écrit sur un mode monotone, et assez semblable à un prône. A mesure que s’égrenait cette suite de maladroites récriminations, l’angoisse étouffante qui, dès les premiers mots, avait étreint l’Assemblée se dissipait progressivement. Les partis s’observaient ; des regards chargés de haine s’échangeaient des royalistes atterrés aux « avancés » exultant d’une joie contenue. Pourtant l’impression dominante était une sorte de gêne, l’étonnement déçu de gens qui, les nerfs tendus, attendent un formidable coup de tonnerre et ne perçoivent que la détonation grêle d’un pistolet d’enfant. Le paragraphe où le Roi se plaignait « du manque de commodités dans ses appartemens » fut écouté avec une réserve humiliée ; des rumeurs coururent quand passèrent ses doléances sur la modicité de la liste civile, — vingt-cinq millions, insuffisans « à la splendeur de la maison qu’il doit entretenir pour faire honneur à la dignité de la couronne de France. » Jamais ne s’était affirmé davantage le malentendu de la Révolution : ces bourgeois qui avaient tant gagné aux réformes effectuées ne pardonnaient pas une plainte à celui qu’ils avaient dépouillé et dont la situation leur semblait, de bonne foi, encore aussi enviable que, sincèrement, il la jugeait, lui, avilie.

La lecture se prolongea pendant une heure. Une seule interruption : quand vint l’allusion à « la diminution des ressources de la cassette royale pour le soulagement des malheureux, » une voix de gauche cria :

— ... des malheureux courtisans !

Le message, au reste, ne formulait que des rancunes : pas une menace, pas une indication des projets du Roi ni des moyens qu’il comptait employer pour reconquérir son royaume ; et, de son silence, son départ prenait l’allure d’une démission, de la fugue d’un employé mécontent du régime de son bureau, Avant même que Régnier eût terminé sa lecture, toute l’Assemblée, complètement rassurée, respirait à l’aise ; rien de tragique ne pouvait venir d’un tel adversaire, et c’est avec un facile courage que, dédaigneusement, sur la proposition de l’abbé Grégoire, les députés passèrent à l’ordre du jour. On reprit la discussion du Code pénal, pour la forme, car, dès les premiers mots, des voix réclamèrent une heure de repos. La séance, suspendue à quatre heures et demie, durait, sans interruption, depuis neuf heures du matin.


Les députés, par groupes, se dispersèrent dans les buvettes et les restaurans de la terrasse du Manège et du jardin des Feuillans beaucoup profitèrent de cet entr’acte pour « prendre l’air de Paris. » La ville conservait un calme stupéfiant : le peuple semblait être en fête[45] : on connaissait déjà le texte de la doléance royale, on en discutait avec une sorte de pitié, on attendait de savoir, « où s’était envolé l’oiseau ; » toutes les préoccupations se résumaient en cette seule curiosité. La conduite de l’Assemblée nationale était d’ailleurs grandement admirée, et si la déconvenue de La Fayette était un peu persiflée, on n’avait que des acclamations et des bravos pour les officiers suisses qui, leur major général, le vieux d’Affry, à leur tête, étaient venus, dans la journée, prêter à l’Assemblée serment de fidélité et de dévouement. La soirée s’annonçait donc des plus tranquilles lorsque, à six heures, la séance, au Manège, fut reprise sous la présidence provisoire de Dauchy.

L’Assemblée se retrouvait, comme au moment où elle s’était séparée, très embarrassée d’occuper son temps : aucune nouvelle des fugitifs, nul soupçon de la route qu’ils avaient prise ; il fallut donc attendre les événemens, ce qui n’était point facile dans cette réunion d’hommes que l’impatience enfiévrait et que pouvait dévoyer une proposition intempestive échappée à la présomption de quelque casse-cou.

La chose faillit arriver, dès la reprise, sur une phrase maladroite de Regnaud, mettant en cause les ambassadeurs des puissances étrangères ; la discussion s’envenima et, bien vite, il fallut en revenir au Code pénal, que l’Assemblée continuait à absorber par petites doses, en manière de parégorique.

On somnolait sur l’article 9, quand surgit l’aubaine d’un intermède militaire. A la barre parut Rochambeau, poudré à frimas, très sanglé dans sa tenue d’officier général : il va, sur l’ordre du ministre, prendre le commandement de l’armée du Nord et jure solennellement « d’être soumis aux décrets de l’Assemblée et de verser son sang pour la défense de la patrie. » Des acclamations, des bravos, des battemens de mains répondent à son serment ; derrière lui paraissent d’autres officiers, MM. de Grillon, La Fayette, de Rostaing, d’Elbecq : tous jurent fidélité à la nation, obéissance à l’Assemblée ; l’enthousiasme grandit ; les députés sont debout ; des gradins on voit, un par un, descendre ceux des législateurs qui occupent des emplois dans l’armée : Montesquiou, d’Aiguillon, de Menou, de Clermont d’Amboise, d’Arenberg, de Custine, de Praslin, de Tracy, de La Tour-Maubourg, et celui-ci, qui les domine tous de sa haute taille, jure, au nom de ses collègues, de garder la même fidélité. Charles de Lameth, qui, lui aussi, a l’honneur de commander un régiment, propose qu’une nouvelle formule de serment soit décrétée, que tous les militaires de l’Assemblée soient invités à le prêter, sous peine de déchéance ; sa harangue reflète l’inquiétude qu’en vain chacun s’efforce de dissimuler, l’angoisse du lendemain menaçant :

— Dans vingt-quatre heures, dit-il, le royaume peut être en feu : nous pouvons avoir l’ennemi sur les bras...

Et l’évocation de ce danger tacitement redouté fait courir sur toute l’Assemblée un frisson patriotique. Pendant plus d’une demi-heure, c’est une effusion de sentimens chevaleresques ; un échange de sermens, de congratulations, qui se termine par la présentation d’un projet de décret transformant en armée active et soldée les gardes nationales du royaume, jusqu’à ce que le danger de l’Etat n’exige plus des citoyens un service extraordinaire ; c’est une dépense quotidienne de trois cent mille livres ; cent dix millions par an... ; mais l’enthousiasme est à l’ordre du jour et les 11 articles du décret sont votés d’un bloc et sans discussion, ce qui permet néanmoins de ne pas avoir recours au Code pénal pour occuper l’Assemblée en attendant des nouvelles. A neuf heures du soir, rien encore ; à onze heures, rien toujours ; le président consulte ses collègues et suspend la séance pour une heure.

Les rues étaient illuminées[46]. La foule avait sa gaîté des dimanches : à l’Opéra, on avait fait salle comble avec Castor et Pollux ; le théâtre de la Nation avait donné Brutus et le Legs[47] ; bien des gens, — les plus hardis, — quittaient leurs quartiers, poussaient jusqu’aux barrières, ou venaient rôder autour de l’Assemblée pour recueillir des informations. La plupart restaient prudemment au seuil de leurs portes, dans l’appréhension vague d’un danger, d’une irruption soudaine des Autrichiens dans Paris. La population, d’un accord tacite, était résolue à veiller toute la nuit, dans l’expectative des événemens, tant la curiosité était grande de savoir si les fugitifs seraient rejoints avant la frontière ; mais, vers minuit, quand les lampions s’éteignirent, on commença à se décourager, les badauds rentrèrent chez eux, les portes se fermèrent, la ville s’endormit comme à l’ordinaire : il n’y eut ni plus de patrouilles, ni plus de bruits : seule, comme une sentinelle vigilante, l’Assemblée s’obstina dans sa permanence. Aux cafés du Manège, sous les arbres des Feuillans et des Capucins, les députés soupaient, prenaient le frais, calculaient les probabilités de l’arrestation et l’heure probable où la nouvelle en parviendrait.

À minuit, ils rentrèrent en séance. Cette fois, ils n’avaient plus rien à se dire et nul n’eut le courage de sortir le Code pénal. Merle, un des secrétaires, donna lecture du procès-verbal de la séance du jour, procès-verbal discuté, repris, corrigé, et finalement renvoyé aux commissaires rédacteurs. On tua de la sorte une heure ; les gradins se vidaient ; ceux des législateurs qui s’entêtaient restaient silencieux ; ils subirent une nouvelle lecture, celle du procès-verbal de la séance du 20, puis on revint à celui du jour, qui fut de nouveau entendu, discuté mollement, expédié à l’impression. Un député de l’Ile de France et des Indes-Orientales, Monneron, profita de la lassitude générale pour étudier le régime des marchandises importées de Madagascar aux Indes, et de leurs conditions douanières : il fut écouté sans passion. Afin de le faire taire, il fallut réclamer l’ordre du jour ; le Gode pénal allait reparaître, quand le président, charitablement, suspendit la séance. Il était une heure et demie : à trois heures, on le vit remonter au fauteuil. Qu’y a-t-il ? Est-ce la nouvelle ?… Non, on ne sait rien encore.

La séance reprend : le petit jour blanchit les vélums du plafond : les assistans se font rares ; les secrétaires eux-mêmes s’endorment. La brièveté des procès-verbaux en fait foi : ils ne mentionnent, pour cette séance de l’aurore, qu’une intervention, celle d’un M. Lucas, député de Moulins, dont l’exaspération est manifeste : il a calculé que les courriers expédiés à la poursuite du Roi ne mettront pas moins de quatre jours pour gagner la frontière, et il demande s’il ne serait pas urgent d’essayer de moyens plus expéditifs… Sa motion tombe dans la somnolence générale.

— Nous allons suspendre la séance, répond le président ; — et, comme quelqu’un s’informe à quelle heure il faudra revenir, Beauharnais répond que « les nouvelles peuvent arriver d’un moment à l’autre et que, l’Assemblée étant en permanence, il ne peut qu’interrompre la délibération. »

Il était quatre heures du matin.

On se retrouva à neuf heures : Paris, lassé d’attendre, avait repris sa physionomie habituelle : le château des Tuileries était clos et gardé : dans la cour du Louvre, les ouvriers continuaient la construction du grand reposoir pour la Fête-Dieu du lendemain : les craintifs, étonnés de se retrouver indemnes, en rendaient grâce à l’Assemblée et ne manquaient pas de remarquer : — « Nous n’avons pas de roi, et, pourtant, nous avons bien dormi. » On restait persuadé, maintenant, que la famille royale était parvenue à sortir de France : on s’étonnait même que depuis trente heures, on n’eût aucune certitude de son expatriation : ce silence était inexplicable et bien des gens en tiraient, non sans vraisemblance, des conséquences menaçantes.

A l’Assemblée, on est stupéfait de l’absence de nouvelles ; aucun des courriers expédiés la veille n’a reparu, aucun n’a fait parvenir le moindre renseignement. Combien d’heures vont s’écouler dans cette ignorance ? A quoi occuper la permanence ? Lameth, dès le début de la séance, soulève au sujet des diamans de la couronne un incident qui permet de constater que, non seulement le Roi et la Reine n’ont rien distrait du trésor dont ils ont la jouissance, mais qu’ils ont au contraire, avant leur départ, renvoyé tous les joyaux restés à leur disposition. On passe ensuite à l’organisation de la gendarmerie nationale ; mais la discussion languit, les députés n’écoutent que par désœuvrement ; ils se réveillent pour acclamer et accepter l’invitation du curé de Saint-Germain l’Auxerrois les conviant à suivre en corps la procession de la Fête-Dieu ; puis on abandonne la gendarmerie pour passer à la marine, qu’on délaisse aussitôt pour aborder le régime douanier des denrées coloniales : l’Assemblée est désemparée, distraite, énervée ; c’est dans le bruit des conversations que Roussillon, au nom du Comité d’agriculture, débite le texte des trente-cinq articles du tarif des produits coloniaux : « — Seront affranchis de tous droits, les bœufs, lards, beurres et saumons salés, ainsi que les chandelles venant de l’étranger... »

Nul n’interrompt, personne n’écoute : il est midi, et on est toujours sans nouvelles. Les impatiens qui, continuellement, s’enquièrent au comité des recherches en rapportent les informations les plus déconcertantes : le Roi est à Aulnai, près Paris, dans la maison d’un brasseur royaliste, M. Acloque[48]. Un instant plus tard, on apprend que la famille royale est arrivée à Metz ; que le Comte d’Artois se prépare à passer la frontière à la tête de quarante mille hommes ; « mais qu’il attendra le mois d’août, pour ne pas soulever les paysans en saccageant les moissons[49]. » Vers une heure pourtant, le bruit persistant circule qu’un courrier vient d’arriver à l’Hôtel de Ville, apportant la nouvelle officielle de l’arrestation du Roi à Lille. Un huissier dépêché rapporte une lettre de Bailly : « Le même bruit s’est propagé à la municipalité comme venant de l’Assemblée : l’une et l’autre versions sont également fausses[50]. » Et la séance se poursuit lamentablement morne. Tronchet présente longuement un projet de décret sur « le cumul de la dîme avec le champart, » bientôt abandonné pour la lecture de la formule du serment adoptée par le Comité militaire ; ceci du moins intéresse : on voit passer à la tribune tous ceux qui, à un titre quelconque, font partie de l’armée, et aussi tous les chevaliers de Saint-Louis : Beauharnais, le premier, prononce la formule et prête le serment[51] ; chacun, après lui, monte les degrés, étend la main et dit : « Je le jure ! » Une centaine de membres défilent ainsi, très applaudis par leurs collègues ; et, l’intermède terminé, on se voit, faute d’occupation, contraint d’en revenir « au cumul de la dîme avec le champart. » A trois heures, la séance est suspendue et reprise à cinq heures et demie. Rien, toujours : on passe une heure à entendre un rapport sur l’exécution des droits de traite, une heure à discuter le projet d’une adresse aux Français.

La lassitude, l’ennui, l’impatience, et plus encore le sentiment de son impuissance et de son inaction, désagrégeaient l’Assemblée. Dauchy avait remplacé au fauteuil Beauharnais exténué. Chabroud avait remplacé Dauchy ; à dix heures du soir, à bout de résistance, les législateurs obtenaient une nouvelle suspension de séance et se dispersaient sous les tentes des restaurans établis aux abords du Manège, chez Roy en, au café du Perron, au glacier des Feuillans, chez Pascal. Quelques députés seulement demeuraient, effondrés sur les banquettes, dans la salle vide, mal éclairée par quatre lustres[52], garnis de bougies semblables à des cierges, et qui faisaient, aux angles et sous les tribunes, de grandes ombres tragiques...

Tout à coup, un bruit de foule piétinante roule dans les couloirs de planches ; une rumeur monte, puis des cris : Le Roi est pris ! Le Roi est pris ! Par toutes les portes brusquement poussées, les députés rentrent, en grand émoi, dans la salle : on s’agite, on enjambe les gradins, on s’interpelle de la piste aux galeries publiques. Il est arrêté ! Le président Chabroud, en hâte, escalade sa tribune. Dans le groupe qui s’agite au pied de l’estrade, on aperçoit deux courriers, qui, poussés, bousculés, portés, émergent un instant, couverts de poussière, étourdis, hagards, déposent des papiers sur la table des secrétaires, et disparaissent aussitôt, entraînés par la cohue, tandis qu’on applaudit et qu’on acclame. Le silence, brusquement, se fait. Le président est debout : toutes les têtes immobiles, toutes les bouches béantes, tous les regards sont tournés vers lui.

— Je viens de recevoir, dit-il, un paquet contenant plusieurs pièces dont je vais donner lecture à l’Assemblée. Avant de commencer cette lecture, je supplie d’écouter dans le plus grand silence et je demande aux tribunes de ne donner aucun signe d’approbation ou d’improbation.

Déjà un des secrétaires s’est levé, un papier à la main et lit :

Lettre des officiers municipaux de Varennes : « Messieurs, Dans l’alarme où nous nous trouvons, nous autorisons M. Mangin, chirurgien à Varennes, à partir sur-le-champ pour prévenir l’Assemblée nationale que Sa Majesté est ici et pour la supplier de nous tracer la marche que nous devons tenir, ce 21 juin 1791. — Les officiers municipaux de Varennes. »

Où, Varennes ? On s’informe : en Argonne, du côté de Verdun, à dix lieues de la frontière. Ce cri de détresse, cet appel angoissé parvenant de cette bourgade au nom inconnu, le sentiment des périls qui la menacent, des incidens tragiques qui peut-être l’ont ensanglantée depuis vingt-quatre heures que la lettre a été écrite, l’impossibilité de lui envoyer des secours immédiats, les appréhensions, la stupeur, l’imprévu grandissent encore l’événement qui vient de s’ajouter, comme un émouvant chapitre, au roman de la Révolution. Une sorte d’attendrissement détend l’Assemblée, tandis que se poursuit la lecture ! C’est maintenant le procès-verbal des incidens de Sainte-Menehould, le passage de la berline, le désarmement des dragons, la copie des ordres de Bouillé sur le cantonnement des troupes, enfin, cette adresse de la municipalité de Clermont-en-Argonne, qui sonne comme un tocsin et met un frisson dans tous les cœurs :

« Des personnes de la plus haute considération viennent d’être arrêtées à Varennes ; cette ville et celle de Clermont sont garnies de troupes, et les gardes nationales de Clermont les ont empêchées de sortir de la ville. Mais vite, à notre secours ! D’autres troupes sont sur le point d’arriver. La patrie est en danger. Les dragons sont patriotes, venez sans perdre de temps. »

L’Assemblée tout entière est soulevée ; voilà donc la catastrophe redoutée ; c’est la guerre civile ; à cette même heure, les paysans d’Argonne bataillent contre l’armée royale ! Les propositions s’entre-choquent : « La destitution de Bouillé ! — La clôture des barrières ! — L’état de siège ! » — Dans le bruit, Chabroud quitte la présidence ; d’Audie le remplace et suspend la séance à onze heures du soir : elle est reprise à minuit : l’Assemblée est calme, presque silencieuse, absorbée : un mot de Toulongeon a produit ce miracle : « Nous sommes, a-t-il dit, au moment le plus pénible peut-être et le plus solennel que l’histoire ait jamais consacré dans les fastes d’une nation !... » et l’on décrète à l’unanimité que « les mesures les plus pressantes et les plus actives seront prises pour protéger la personne du Roi, de l’héritier présomptif de la couronne et des autres membres de la famille royale ; pour l’exécution de ces dispositions, MM. La Tour-Maubourg, Pétion et Barnave se rendront à Varennes et autres lieux où il serait nécessaire de se transporter avec le titre et le caractère de commissaires de l’Assemblée nationale ; ils seront accompagnés de M. Dumas, adjudant général de l’armée, chargé d’exécuter leurs ordres...

Les trois membres désignés descendent des gradins, saluent le président et quittent aussitôt la salle : on applaudit. Le choix des commissaires était unanimement approuvé : Barnave, éloquent, fin et chaleureux ; La Tour-Maubourg, élégant, de belle mine, royaliste libéral ; Pétion, très populaire, robuste et beau, avancé d’opinions, chacun d’eux représentait une fraction du parti dominant de l’Assemblée. Tous trois étaient jeunes, pleins d’ardeur et d’ambition : Pétion, le plus âgé, n’avait pas trente-huit ans, Barnave en avait trente.

Ils avaient quitté l’Assemblée à minuit et demi : deux heures plus tard, Pétion se faisait annoncer chez La Tour-Maubourg, rue Saint-Dominique, lieu fixé pour le rendez-vous. Barnave n’était pas arrivé ; mais le ministre Duport et le général Lafayette se trouvaient là, et aussi un député de Moulins, Tracy, On causa. Qu’allait-on faire du Roi ? — L’enfermera-t-on ? disait l’un. — Régnera-t-il ? demandait l’autre ? — Lui donnera-t-on un conseil ? — On tomba d’accord que « ce gros cochon-là était fort embarrassant ! » Lafayette « faisait des plaisanteries, ricanait. » Duport gardait plus de réserve ; Pétion, qui ne connaissait Maubourg que de vue, se taisait, un peu méfiant. A quatre heures seulement, Barnave parut ; il faisait grand jour ; on partit ; les trois commissaires dans la même voiture, deux huissiers sur le siège, passèrent rue Thévenot pour prendre l’adjudant général Mathieu Dumas. Paris était en rumeur ; par le faubourg Saint-Martin, on parvint à la barrière de la Villette ; là, court arrêt : la garde nationale empêchait toute sortie et l’on vit le moment où les députés seraient obligés de rétrograder en vertu du décret de l’Assemblée ; pourtant, on s’expliqua, les grilles s’ouvrirent, et la voiture se lança hors des barrières.


G. LENÔTRE.

  1. Voyez la Revue du 15 avril.
  2. C’était le fils de Bouillé. Deuxième procès-verbal de Varennes.
  3. Second procès-verbal de la municipalité de Varennes. Le rapport du directoire de Clermont à l’Assemblée dit : « La voiture était escortée de plus de 6 000 hommes de garde nationale et d’une foule de gens de tout âge et de tout sexe. » Archives parlementaires, XXVII, 482.
  4. Archives parlementaires, 1re série, XXVII, 480.
  5. Louis XVI, le marquis de Bouillé, par l’abbé Gabriel.
  6. Lettre des administrateurs du district de Clermont au directoire du département de la Meuse. Louis XVI, le marquis de Bouillé, par l’abbé Gabriel, p. 311.
  7. Propos recueilli par l’abbé Gabriel. Voir Louis XVI, le marquis de Bouillé, p. 306.
  8. « Pendant le retour, les dragons marchent mêlés à la foule qui couvre la route, les champs et les prairies : on les salue du cri de : Vive messieurs les dragons ! »
  9. « Il était quatre heures, quand les sieurs Drouet et Guillaume, reparaissant au milieu de nous... » Extrait du registre des délibérations du Conseil municipal de la ville de Sainte-Menehould. « De retour à Sainte-Menehould, le lendemain à trois heures du matin, Drouet et Guillaume annoncent... » Mémoire tendant à établir les droits qu’ont à la reconnaissance de la nation les habitans de Sainte-Menehould... Fournel, l’Événement de Varennes, pièce justificative, p. 377.
  10. État des dépenses occasionnées dans le département de la Marne par le passage du Roi et de la famille royale.
    Aux sieurs Chanoine, Fouet, Loyer, Subet et Quillet, pour leurs frais de poste du voyage qu’ils ont fait à Sainte-Menehould à la tête des gardes nationales de Châlons, 38 fr. 10.
    Au sieur Lance, pour voiture par lui fournie aux officiers et autres qui ont été à la rencontre du Roi, 118 fr.
  11. Procès-verbal de la municipalité de Sainte-Menehould.
  12. Buirette, Histoire de Sainte-Menehould et Procès-verbaux de la municipalité.
  13. Renseignemens particuliers.
  14. Faillette, en mémoire du passage du Roi, fit graver sur cette écuelle cette inscription : A Sainte-Menehould, Louis XVI, ramené prisonnier de Varennes, a pris un bouillon dans cette écuelle, le 21 (sic) juin 1791. Cette écuelle appartenait en 1891 à Mme Colson, Annales de l’enregistrement, 1891 Article de M. Tausserat.
  15. État des dépenses :
    « A la municipalité de Sainte-Menehould, et municipalités voisines, pour dépenses du repas de la famille royale, leur suite, la garde nationale, et approvisionnement de munitions de guerre, 3 697 livres, 17 s. 5 d. »
  16. Une chose, véritablement étonnante sur certains points, c’est l’infidélité des souvenirs des spectateurs mêmes du drame. Ainsi Mme de Tourzel place avant l’arrivée à Sainte-Menehould l’assassinat de M. de Dampierre. « Lorsque le Roi, dit-elle, passa sur une chaussée entre Clermont et Sainte Menehould, nous entendîmes tirer des coups de fusil et nous vîmes courir dans la prairie une foule de gardes nationaux. Le Roi demanda ce qui se passait. « Rien, lui répondit-on, c’est un fou qu’on tue. » Et nous sûmes, peu après, que c’était M. de Dampierre, gentilhomme de Clermont., que son empressement à chercher à approcher de la voiture de Sa Majesté avait rendu suspect à la garde nationale. »
  17. « « Au sieur curé de l’Épine, pour réparations des croisées du presbytère, cassées par les gardes nationales lors du passage du Roi, 39 livres. » Etat des dépenses.
  18. Procès-verbal de ce qui s’est passé à Châlons.
  19. État des dépenses occasionnées dans le département de la Marne pour le passage du Roi.
    « A la femme d’Ogny pour avoir fait préparer les appartemens de l’Intendance pour l’arrivée de la famille royale, 12 livres.
    « Au sieur Machet, tapissier, la somme de 73 livres, pour meubles fournis dans les appartemens de la famille royale. »
  20. Mémoires de Mme de Tourzel.
  21. Procès-verbal de ce qui s’est passé à Châlons.
  22. « Au « sieur Deuillin, traiteur, pour le souper du Roi et de la famille royale, 400 livres. » État des dépenses.
  23. Chorez faillit être écharpé, le jour même, en raison de ses sentimens royalistes. Il fut obligé de fuir et de se cacher. Roze périt sur l’échafaud, à Paris en 1794.
  24. Précis historique du comte de Valori.
  25. Cet escalier qui existe encore, permet de reconnaître la chambre qu’occupa le Dauphin. Mme de Tourzel dit simplement : « Ils lui montrèrent un escalier dérobé qui était dans la chambre où couchait Mgr le Dauphin et qu’il était impossible de découvrir, quand on ne le connaissait pas. »
  26. « La garde nationale de Reims, arrivée, a manifesté le projet de faire passer le Roi et sa famille par Reims pour retourner à Paris.
    « Dans le même temps, on a semé dans le public des bruits inquiétans, en supposant aux corps administratifs l’intention de faire rester le Roi à Châlons la journée entière pour en favoriser l’enlèvement ou la fuite. » (Procès-verbal de ce qui s’est passé à Châlons.)
  27. Ibid.
  28. « Aux archers de la ville de Châlons pour journée et nuit par eux passées lors de l’arrestation du Roi, 36 livres. » Etat des dépenses.
  29. Cette chapelle, quoique désaffectée, n’a pas été modifiée, c’est une petite pièce avec un renfoncement en forme d’alcôve, contenant l’autel et lambrissé, blanc et or, de belles boiseries Louis XV.
  30. Relation de Moustier.
  31. « Au sieur Mathieu, vitrier, la somme de 13 livres pour carreaux cassés à l’Intendance lors du passage du Roi. » Etat des dépenses.
  32. « La Reine et ses deux enfans, Madame Elisabeth, Mme de Tourzel et les femmes de la suite, se sont remises entre les bras des généreux citoyens qui composaient la garde intérieure de l’hôtel, et qui les rassuraient de leur loyauté et de leur courage en leur promettant secours et assistance, au péril de leur vie.
    « Le Roi, la famille royale et leur suite sont entrés dans le salon où leur dîner avait été préparé à la hâte, mais l’émotion dans laquelle ils se trouvaient ne leur a pas permis de rien prendre. » Procès-verbal de ce qui s’est passé, etc.
  33. Procès-verbal de ce qui s’est passé à Châlons.
  34. Étude historique de Chouilly, par M. l’abbé Barré, p. 227.
  35. Journal de Louis XVI et de son peuple.
  36. Partie de plaisir, etc.
  37. Le Babillard, la Feuille du jour. Mercure universel, etc.
  38. Archives nationales. DXXIX b 35.
  39. Archives du greffe de la Cour d’Orléans et pièce citée par Bimbenet.
  40. Le Babillard.
  41. Lettre signée Saint-Priet, adressée à Mme de Saint-Priet, conseillère d’État à Montpellier, Paris, le 22 juin 1791. Archives nationales, DXXIX, b 27, no 20385.
  42. C’est là qu’était l’hôtel de Beauharnais, dont la façade existe encore, dans la cour du n° 32 de la rue des Mathurins, et porte sur une table de marbre le mots : Hôtel de Beauharnais.
  43. Archives parlementaires, 1re série, XXVII, séance du 21 juin 1791.
  44. Mémoires de Barère, t. I, p. 322.
  45. Mémoires de Barère. I. 321.
  46. Modeste Récit de ce qui s’est passé...
  47. La Feuille du jour.
  48. Archives du greffe de la Cour d’Orléans, 1re édition, page 204.
  49. Ibidem, page 205.
  50. Bailly ajoute : « Le peuple, cependant, est persuadé de leur vérité et le Conseil général vient de prier tous les députés des sections qui se trouvaient à l’Hôtel de Ville de retourner dans leurs quartiers et d’employer les moyens les plus prompts pour faire revenir le peuple de son erreur. »
  51. En voici la formule : « Je jure d’employer les armes remises en mes mains à la défense de la patrie et à maintenir contre tous les ennemis du dedans et du dehors la Constitution décrétée par l’Assemblée nationale. Je jure de mourir plutôt que de souffrir l’invasion du territoire français par des troupes étrangères, de n’obéir qu’aux ordres qui seront donnés en conséquence des décrets de l’Assemblée nationale. »
  52. Brette, Le local des assemblées parlementaires.