Le Retour de l’enfant prodigue

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Vers et prosetome IX, mars à mai 1907 (p. 5-28).


publié dans la revue Vers et prose de mars-avril-mai 1907


LE RETOUR DE L’ENFANT
PRODIGUE


à Arthur Fontaine,


J’ai peint ici, pour ma secrète joie, comme on faisait dans les anciens triptyques, la parabole que Notre-Seigneur Jésus-Christ nous conta. Laissant éparse et confondue la double inspiration qui m’anime, je ne cherche à prouver la victoire sur moi d’aucun dieu — ni la mienne. Peut-être cependant, si le lecteur exige de moi quelque piété, ne la chercherait-il pas en vain dans ma peinture, où, comme un donateur dans le coin du tableau, je me suis mis à genoux, faisant pendant au fils prodigue, à la fois comme lui souriant et le visage trempé de larmes.


L’ENFANT PRODIGUE

Lorsqu’après une longue absence, fatigué de sa fantaisie et comme désépris de lui-même, l’enfant prodigue, du fond de ce dénûment qu’il cherchait, songe au visage de son père, à cette chambre point étroite où sa mère au-dessus de son lit se penchait, à ce jardin abreuvé d’eau courante, mais clos et d’où toujours il désirait s’évader, à l’économe frère aîné qu’il n’a jamais aimé, mais qui détient encore dans l’attente cette part de ses biens que, prodigue, il n’a pu dilapider — l’enfant s’avoue qu’il n’a pas trouvé le bonheur, ni même su prolonger bien longtemps cette ivresse qu’à défaut de bonheur il cherchait. — Ah ! pense-t-il, si mon père, d’abord irrité contre moi, m’a cru mort, peut-être, malgré mon péché, se réjouirait-il de me revoir ; ah ! revenant à lui bien humblement, le front bas et couvert de cendre, si, m’inclinant devant lui, lui disant : « Mon père, j’ai péché contre le ciel et contre toi », que ferai-je si, de sa main me relevant, il me dit : « Entre dans la maison, mon fils » ?… Et l’enfant déjà pieusement s’achemine.

Lorsqu’au défaut de la colline il aperçoit enfin les toits fumants de la maison, c’est le soir ; mais il attend les ombres de la nuit pour voiler un peu sa misère. Il entend au loin la voix de son père ; ses genoux fléchissent ; il tombe et couvre de ses mains son visage, car il a honte de sa honte, sachant qu’il est le fils légitime pourtant. Il a faim ; il n’a plus, dans un pli de son manteau crevé, qu’une poignée de ces glands doux, dont il faisait, pareil aux pourceaux qu’il gardait, sa nourriture. Il voit les apprêts du souper. Il distingue s’avancer sur le perron sa mère… il n’y tient plus, descend en courant la colline, s’avance dans la cour aboyé par son chien qui ne le reconnaît pas. Il veut parler aux serviteurs, mais ceux-ci méfiants s’écartent, vont prévenir le maître ; le voici.

Sans doute il attendait le fils prodigue, car il le reconnaît aussitôt. Ses bras s’ouvrent ; l’enfant alors devant lui s’agenouille et, cachant son d’un bras, crie à lui, levant vers le pardon sa main droite :

— Mon père ! mon père, j’ai gravement péché contre le ciel et contre toi ; je ne suis plus digne que tu m’appelles ; mais du moins, comme un de tes serviteurs, le dernier, dans un coin de notre maison, laisse-moi vivre…

Le père le relève et le presse :

— Mon fils ! que le jour où tu reviens à moi soit béni ! — et sa joie, qui de son cœur déborde, pleure ; il relève la tête de dessus le front de son fils qu’il baisait, se tourne vers les serviteurs :

— Apportez la plus belle robe ; mettez des souliers à ses pieds, un anneau précieux à son doigt. Cherchez dans nos étables le veau le plus gras, tuez-le ; préparez un festin de joie, car le fils que je disais mort est vivant.

Et comme la nouvelle déjà se répand, il court ; il ne veut pas laisser un autre dire :

— Mère, le fils que nous pleurions nous est rendu.

La joie de tous montant comme un cantique fait le fils aîné soucieux. S’assied-il à la table commune, c’est que le père en l’y invitant et en le pressant l’y contraint. Seul entre tous les convives, car jusqu’au moindre serviteur est convié, il montre un front courroucé : Au pécheur repenti, pourquoi plus d’honneur qu’à lui-même, qu’à lui qui n’a jamais péché ? Il préfère à l’amour le bon ordre. S’il consent à paraître au festin, c’est que, faisant crédit à son frère, il peut lui prêter joie pour un soir ; c’est aussi que son père et sa mère lui ont promis de morigéner le prodigue, demain, et que lui-même il s’apprête à le sermonner gravement. Les torches fument vers le ciel. Le repas est fini. Les serviteurs ont desservi. À présent, dans la nuit où pas un souffle ne s’élève, la maison fatiguée, âme après âme, va s’endormir. Mais pourtant, dans la chambre à côté de celle du prodigue, je sais un enfant, son frère cadet, qui toute la nuit jusqu’à l’aube va chercher en vain le sommeil.


LA RÉPRIMANDE DU PÈRE

Mon Dieu, comme un enfant je m’agenouille devant vous aujourd’hui, le visage trempé de larmes. Si je me remémore et transcris ici votre pressante parabole, c’est que je sais quel était votre enfant prodigue ; c’est qu’en lui je me vois ; que j’entends en moi, parfois et répète en secret ces paroles que, du fond de sa grande détresse, vous lui faites crier :

— Combien de mercenaires de mon père ont chez lui le pain en abondance ; et moi je meurs de faim !

J’imagine l’étreinte du Père ; à la chaleur d’un tel amour mon cœur fond. J’imagine une précédente détresse, même ; ah ! j’imagine tout ce qu’on veut. Je crois cela ; je suis celui-là même dont le cœur bat quand, au défaut de la colline, il revoit les toits bleus de la maison qu’il a quittée. Qu’est-ce donc que j’attends pour m’élancer vers la demeure ; pour entrer ? — On m’attend. Je vois déjà le veau gras qu’on apprête… Arrêtez ! ne dressez pas trop vite le festin ! — Fils prodigue, je songe à toi ; dis-moi d’abord ce que t’a dit le Père, le lendemain, après le festin du revoir. Ah ! malgré que le fils aîné vous souffle, Père, puissé-je entendre votre voix, parfois, à travers ses paroles !

— Mon fils, pourquoi m’as-tu quitté ?

— Vous ai-je vraiment quitté ? Père ! n’êtes vous pas partout ? jamais je n’ai cessé de vous aimer.

— N’ergotons pas. J’avais une maison qui t’enfermait. Elle était élevée pour toi. Pour que ton âme y puisse trouver un abri, un luxe digne d’elle, du confort, un emploi, des générations travaillèrent. Toi, l’héritier, le fils, pourquoi t’être évadé de la Maison ?

— Parce que la Maison m’enfermait. La Maison, ce n’est pas Vous, mon Père.

— C’est moi qui l’ai construite, et pour toi.

— Ah ! Vous n’avez pas dit cela, mais mon frère. Vous, vous avez construit toute la terre, et la Maison et ce qui n’est pas la Maison. La Maison, d’autres que vous l’ont construite ; en votre nom, je sais, mais d’autres que vous.

— L’homme a besoin d’un toit sous lequel reposer sa tête. Orgueilleux ! Penses-tu pouvoir dormir en plein vent ?

— Y faut-il tant d’orgueil ? de plus pauvres que moi l’ont bien fait.

— Ce sont les pauvres. Pauvre, tu ne l’es pas. Nul ne peut abdiquer sa richesse. Je t’avais fait riche entre tous.

— Mon père, vous savez bien qu’en partant j’avais emporté tout ce que j’avais pu de mes richesses. Que m’importent les biens qu’on ne peut emporter avec soi ?

— Toute cette fortune emportée, tu l’as dépensée follement.

— J’ai changé votre or en plaisirs, vos préceptes en fantaisie, ma chasteté en poésie, et mon austérité en désirs.

— Était-ce pour cela que tes parents économes s’employèrent à distiller en toi tant de vertu ?

— Pour que je brûle d’une flamme plus belle, peut-être, une nouvelle ferveur m’allumant.

— Songe à cette pure flamme que vit Moïse, sur le buisson sacré : elle brillait mais sans consumer.

— J’ai connu l’amour qui consume.

— L’amour que je veux t’enseigner rafraîchit. Au bout de peu de temps, que t’est-il resté, fils prodigue ?

— Le souvenir de ces plaisirs.

— Et le dénûment qui les suit.

— Dans ce dénûment, je me suis senti près de vous, Père.

— Fallait-il la misère pour te pousser à revenir à moi ?

— Je ne sais ; je ne sais. C’est dans l’aridité du désert que j’ai le mieux aimé ma soif.

— Ta misère te fit mieux sentir le prix des richesses.

— Non, pas cela ! Ne m’entendez-vous pas, mon père ? Mon cœur, vidé de tout, s’emplit d’amour. Au prix de tous mes biens, j’avais acheté la ferveur.

— Étais-tu donc heureux loin de moi ?

— Je ne me sentais pas loin de vous.

— Alors qu’est-ce qui t’a fait revenir ? Parle.

— Je ne sais. Peut-être la paresse.

— La paresse, mon fils ! Eh quoi ! Ce ne fut pas l’amour ?

— Père, je vous l’ai dit, je ne vous aimai jamais plus qu’au désert. Mais j’étais las, chaque matin, de poursuivre ma subsistance. Dans la maison, du moins, on mange bien.

— Oui, des serviteurs y pourvoient. Ainsi, ce qui t’a ramené, c’est la faim.

— Peut-être aussi la lâcheté, la maladie… À la longue cette hasardeuse nourriture m’affaiblit ; car je me nourrissais de fruits sauvages, de sauterelles et de miel. Je supportais de plus en plus mal l’inconfort qui d’abord attisait ma ferveur. La nuit, quand j’avais froid, je songeais que mon lit était bien bordé chez mon père ; quand je jeûnais, je songeais que, chez mon père, l’abondance des mets servis outrepassait toujours ma faim. J’ai fléchi ; pour lutter plus longtemps je ne me sentais plus assez courageux, assez fort, et cependant…

— Donc le veau gras d’hier t’a paru bon ?

Le fils prodigue se jette en sanglotant le visage contre terre :

— Mon père ! mon père ! Le goût sauvage des glands doux demeure malgré tout dans ma bouche. Rien n’en saurait couvrir la saveur.

— Pauvre enfant ! — reprend le père qui le relève, — je t’ai parlé peut-être durement. Ton frère l’a voulu ; ici c’est lui qui fait la loi. C’est lui qui m’a sommé de te dire : « Hors la Maison, point de salut pour toi. » Mais écoute : C’est moi qui t’ai formé ; ce qui est en toi, je le sais. Je sais ce qui te poussait sur les routes ; je t’attendais au bout. Tu m’aurais appelé… j’étais là.

— Mon père ! j’aurais donc pu vous retrouver sans revenir ?…

— Si tu t’es senti faible, tu as bien fait de revenir. Va maintenant ; rentre dans la chambre que j’ai fait préparer pour toi. Assez pour aujourd’hui ; repose-toi ; demain tu pourras parler à ton frère.


LA RÉPRIMANDE DU FRÈRE AÎNÉ.

L’enfant prodigue tâche d’abord de le prendre de haut.

— Mon grand frère, commence-t-il, nous ne nous ressemblons guère. Mon frère, nous ne nous ressemblons pas.

Le frère aîné : — C’est ta faute.

— Pourquoi la mienne ?

Parce que moi je suis dans l’ordre ; tout ce qui s’en distingue est fruit ou semence d’orgueil.

— Ne puis-je avoir de distinctif que des défauts ?

— N’appelle qualité que ce qui te ramène à l’ordre, et tout le reste, réduis-le.

— C’est cette mutilation que je crains. Ceci aussi, que tu vas supprimer, vient du Père.

— Eh ! non pas supprimer : réduire, t’ai-je dit.

— Je t’entends bien. C’est tout de même ainsi que j’avais réduit mes vertus.

— Et c’est aussi pourquoi maintenant je les retrouve. Il te les faut exagérer. Comprends-moi bien : ce n’est pas une diminution, c’est une exaltation de toi que je propose, où les plus divers, les plus insubordonnés éléments de ta chair et de ton esprit doivent symphoniquement concourir, où le pire de toi doit alimenter le meilleur, où le meilleur doit se soumettre à…

— C’est une exaltation aussi que je cherchais, que je trouvais dans le désert — et peut-être pas très différente de celle que tu me proposes.

— À vrai dire, c’est te l’imposer que je voudrais.

— Notre Père ne parlait pas si durement.

— Je sais ce que t’a dit le Père. C’est vague. Il ne s’explique plus très clairement ; de sorte qu’on lui fait dire ce qu’on veut. Mais moi je connais bien sa pensée. Auprès des serviteurs j’en reste l’unique interprète et qui veut comprendre le Père doit m’écouter.

— Je l’entendais très aisément sans toi.

— Cela te semblait ; mais tu comprenais mal. Il n’y a pas plusieurs façons de comprendre le Père ; il n’y a pas plusieurs façons de l’écouter. Il n’y a pas plusieurs façons de l’aimer ; afin que nous soyons unis dans son amour.

— Dans sa Maison.

— Cet amour y ramène ; tu le vois bien, puisque te voici de retour. Dis-moi, maintenant qu’est-ce qui te poussait à partir ?

— Je sentais trop que la Maison n’est pas tout l’univers. Moi-même je ne suis pas tout entier dans celui que vous vouliez que je fusse. J’imaginais malgré moi d’autres cultures, d’autres terres, et des routes pour y courir, des routes non tracées ; j’imaginais en moi l’être neuf que je sentais s’y élancer. Je m’évadai.

— Songe à ce qui serait advenu si j’avais comme toi délaissé la Maison du Père. Les serviteurs et les bandits auraient pillé tout notre bien.

— Peu m’importait alors, puisque j’entrevoyais d’autres biens…

— Que s’exagérait ton orgueil. Mon frère, l’indiscipline a été. De quel chaos l’homme est sorti, tu l’apprendras si tu ne le sais pas encore. Il en est mal sorti ; de tout son poids naïf il y retombe dès que l’Esprit ne le soulève plus au-dessus. Ne l’apprends pas à tes dépens : les éléments bien ordonnés qui te composent n’attendent qu’un acquiescement, qu’un affaiblissement de ta part pour retourner à l’anarchie… Mais ce que tu ne sauras jamais, c’est la longueur de temps qu’il a fallu à l’homme pour élaborer l’homme. À présent que le modèle est obtenu, tenons-nous-y. « Tiens ferme ce que tu as », dit l’Esprit à l’Ange de l’Église[1], et il ajoute : « afin que personne ne prenne ta couronne. » Ce que tu as, c’est ta couronne, c’est cette royauté sur les autres et sur toi-même. Ta couronne, l’usurpateur la guette ; il est partout ; il rôde autour de toi, en toi. Tiens ferme, mon frère ! Tiens ferme.

— J’ai depuis trop longtemps lâché prise, je ne peux plus refermer ma main sur mon bien.

— Si, si ; je t’aiderai. J’ai veillé sur ce bien durant ton absence.

— Et puis, cette parole de l’Esprit, je la connais ; tu ne la citais pas tout entière.

— Il continue ainsi, en effet : « Celui qui vaincra, j’en ferai une colonne dans le temple de mon Dieu, et il n’en sortira plus. »

— « Il n’en sortira plus. » C’est là précisément ce qui me fait peur.

— Si c’est pour son bonheur.

— Oh ! j’entends bien. Mais dans ce temple, j’y étais…

— Tu t’es mal trouvé d’en sortir, puisque tu as voulu y rentrer.

— Je sais ; je sais. Me voici de retour ; j’en conviens.

— Quel bien peux-tu chercher ailleurs, qu’ici tu ne trouves en abondance ? ou mieux : c’est ici seulement que sont tes biens.

— Je sais que tu m’as gardé des richesses.

— Ceux de tes biens que tu n’as pas dilapidés, c’est-à-dire cette part qui nous est commune, à nous tous : les biens fonciers.

— Ne possédé-je donc plus rien en propre ?

— Si ; cette part spéciale de dons que notre Père consentira peut-être encore à t’accorder.

— C’est à cela seul que je tiens ; je consens à ne posséder que cela.

— Orgueilleux ! Tu ne seras pas consulté. Entre nous, cette part est chanceuse ; je te conseille plutôt d’y renoncer. Cette part de dons personnels, c’est elle déjà qui fit ta perte ; ce sont ces biens que tu dilapidas aussitôt.

— Les autres je ne les pouvais pas emporter.

— Aussi vas-tu les retrouver intacts. Assez pour aujourd’hui. Entre dans le repos de la Maison.

— Cela va bien parce que je suis fatigué.

— Bénie soit ta fatigue, alors ! À présent dors. Demain ta mère te parlera.


LA MÈRE

Prodigue enfant, dont l’esprit, aux propos de ton frère, regimbe encore, laisse à présent ton cœur parler. Qu’il t’est doux, à demi couché aux pieds de ta mère assise, le front caché dans ses genoux, de sentir sa caressante main incliner ta nuque rebelle !

— Pourquoi m’as-tu laissée si longtemps ? Et comme tu ne réponds que par des larmes :

— Pourquoi pleurer à présent, mon fils ? Tu m’es rendu. Dans l’attente de toi j’ai versé toutes mes larmes.

— M’attendiez-vous encore ?

— Jamais je n’ai cessé de t’espérer. Avant de m’endormir, chaque soir, je pensais : s’il revient cette nuit, saura-t-il bien ouvrir la porte ? et j’étais longue à m’endormir. Chaque matin, avant de m’éveiller tout à fait, je pensais : Est-ce pas aujourd’hui qu’il revient ? Puis je priais. J’ai tant prié, qu’il te fallait bien revenir.

— Vos prières ont forcé mon retour.

— Ne souris pas de moi, mon enfant.

— Ô mère ! je reviens à vous très humble. Voyez comme je mets mon front plus bas que votre cœur ! Il n’est plus une de mes pensées d’hier qui ne devienne vaine aujourd’hui. À peine si je comprends, près de vous, pourquoi j’étais parti de la maison.

— Tu ne partiras plus ?

— Je ne puis plus partir.

— Qu’est-ce qui t’attirait donc au dehors ?

— Je ne veux plus y songer : Rien… Moi-même.

— Pensais-tu donc être heureux loin de nous ?

— Je ne cherchais pas le bonheur.

— Que cherchais-tu ?

— Je cherchais… qui j’étais.

— Oh ! fils de tes parents, et frère entre tes frères.

— Je ne ressemblais pas à mes frères. N’en parlons plus ; me voici de retour.

— Si ; parlons-en encore : Ne crois pas si différents de toi, tes frères.

— Mon seul soin désormais c’est de ressembler à vous tous.

— Tu dis cela comme avec résignation.

— Rien n’est plus fatigant que de réaliser sa dissemblance. Ce voyage à la fin m’a lassé.

— Te voici tout vieilli, c’est vrai.

— J’ai souffert.

— Mon pauvre enfant ! Sans doute ton lit n’était pas fait tous les soirs, ni pour tous tes repas la table mise ?

— Je mangeais ce que je trouvais et souvent ce n’était que fruits verts ou gâtés dont ma faim faisait nourriture.

— N’as-tu souffert du moins que de la faim ?

— Le soleil du milieu du jour, le vent froid du cœur de la nuit, le sable chancelant du désert, les broussailles où mes pieds s’ensanglantaient, rien de tout cela ne m’arrêta, mais — je ne l’ai pas dit à mon frère — j’ai dû servir…

— Pourquoi l’avoir caché ?

— De mauvais maîtres qui malmenaient mon corps, exaspéraient mon orgueil, et me donnaient à peine de quoi manger. C’est alors que j’ai pensé : Ah ! servir pour servir !… En rêve j’ai revu la maison ; je suis rentré.

Le fils prodigue baisse à nouveau le front que tendrement sa mère caresse.

— Qu’est-ce que tu vas faire à présent ?

— Je vous l’ai dit : m’occuper de ressembler à mon grand frère ; régir nos biens ; comme lui prendre femme…

— Sans doute tu penses à quelqu’un, en disant cela.

— Oh ! n’importe laquelle sera la préférée, du moment que vous l’aurez choisie. Faites comme vous avez fait pour mon frère.

— J’eusse voulu la choisir selon ton cœur.

— Qu’importe ! mon cœur avait choisi. Je résigne un orgueil qui m’avait emporté loin de vous. Guidez mon choix. Je me soumets, vous dis-je. Je soumettrai de même mes enfants ; et ma tentative ainsi ne me paraîtra plus si vaine.

— Écoute ; il est à présent un enfant dont tu pourrais déjà t’occuper.

— Que voulez-vous dire, et de qui parlez-vous ?

— De ton frère cadet, qui n’avait pas dix ans quand tu partis, que tu n’as reconnu qu’à peine, et qui pourtant…

— Achevez, mère ; de quoi vous inquiéter, à présent ?

— En qui pourtant tu aurais pu te reconnaître, car il est tout pareil à ce que tu étais en partant.

— Pareil à moi ?

— À celui que tu étais, te dis-je, non encore hélas ! à celui que tu es devenu.

— Qu’il deviendra.

— Qu’il faut le faire aussitôt devenir. Parle-lui ; sans doute il t’écoutera, toi, prodigue. Dis-lui bien quel déboire était sur la route ; épargne-lui…

— Mais qu’est-ce qui vous fait vous alarmer ainsi sur mon frère ? Peut-être simplement un rapport de traits…

— Non, non ; la ressemblance entre vous deux est plus profonde. Je m’inquiète à présent pour lui de ce qui ne m’inquiétait d’abord pas assez pour toi-même. Il lit trop, et ne préfère pas toujours les bons livres.

— N’est-ce donc que cela ?

— Il est souvent juché sur le plus haut point du jardin, d’où l’on peut voir le pays, tu sais, par-dessus les murs.

— Je m’en souviens. Est-ce là tout ?

— Il est bien moins souvent auprès de nous que dans la ferme.

— Ah ! qu’y fait-il ?

— Rien de mal. Mais ce n’est pas les fermiers, c’est les goujats les plus distants de nous qu’il fréquente, et ceux qui ne sont pas du pays. Il en est un surtout, qui vient de loin, qui lui raconte des histoires.

— Ah ! le porcher.

— Oui. Tu le connaissais ?… Pour l’écouter, ton frère chaque soir le suit dans l’étable des porcs ; et il ne revient que pour dîner, sans appétit, et les vêtements pleins d’odeur. Les remontrances n’y font rien ; il se raidit sous la contrainte. Certains matins, à l’aube, avant qu’aucun de nous ne soit levé, il court accompagner jusqu’à la porte ce porcher quand il sort paître son troupeau.

— Lui, sait qu’il ne doit pas sortir.

— Tu le savais aussi ! Un jour il m’échappera, j’en suis sûre. Un jour il partira…

— Non, je lui parlerai, mère. Ne vous alarmez pas.

— De toi, je sais qu’il écoutera bien des choses. As-tu vu comme il te regardait le premier soir ?

De quel prestige tes haillons étaient couverts ! puis la robe de pourpre dont le père t’a revêtu. J’ai craint qu’en son esprit il ne mêle un peu l’un à l’autre, et que ce qui l’attire ici, ce ne soit d’abord le haillon. Mais cette pensée à présent me paraît folle ; car enfin, si toi, mon enfant, tu avais pu prévoir tant de misère, tu ne nous aurais pas quittés, n’est-ce pas ?

— Je ne sais plus comment j’ai pu vous quitter, vous, ma mère.

— Eh bien ! tout cela, dis-le-lui.

— Tout cela je le lui dirai demain soir. Embrassez-moi maintenant sur le front comme lorsque j’étais petit enfant et que vous me regardiez m’endormir. J’ai sommeil.

— Va dormir. Je m’en vais prier pour vous tous.


DIALOGUE AVEC LE FRÈRE PUÎNÉ

C’est, à côté de celle du prodigue, une chambre point étroite aux murs nus. Le prodigue, une lampe à la main, s’avance près du lit où son frère puîné repose, le visage tourné vers le mur. Il commence à voix basse, afin, si l’enfant dort, de ne pas le troubler dans son sommeil.

— Je voudrais te parler, mon frère.

— Qu’est-ce qui t’en empêche ?

— Je croyais que tu dormais.

— On n’a pas besoin de dormir pour rêver.

— Tu rêvais ; à quoi donc ?

— Que t’importe ! Si déjà moi je ne comprends pas mes rêves, ce n’est pas toi, je pense, qui me les expliqueras.

— Ils sont donc bien subtils ? Si tu me les racontais, j’essaierais.

— Tes rêves, est-ce que tu les choisis ? Les miens sont ce qu’ils veulent, et plus libres que moi… Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Pourquoi tue déranger dans mon sommeil ?

— Tu ne dors pas, et je viens te parler doucement.

— Qu’as-tu à me dire ?

— Rien, si tu le prends sur ce ton.

— Alors adieu.

Le prodigue va vers la porte, mais pose à terre la lampe qui n’éclaire plus que faiblement la pièce, puis, revenant, s’assied au bord du lit et, dans l’ombre, caresse longuement le front détourné de l’enfant.

— Tu me réponds plus durement que je ne fis jamais à ton frère. Pourtant je protestais aussi contre lui.

L’enfant rétif s’est redressé brusquement.

— Dis : c’est le frère qui t’envoie ?

— Non, petit ; pas lui, mais notre mère.

— Ah ! Tu ne serais pas venu de toi-même.

— Mais je viens pourtant en ami. À demi soulevé sur son lit, l’enfant regarde fixement le prodigue.

— Comment quelqu’un des miens saurait-il être mon ami ?

— Tu te méprends sur notre frère…

— Ne me parle pas de lui ! Je le hais… mon cœur, contre lui, s’impatiente. Il est cause que je t’ai répondu durement.

— Comment cela ?

— Tu ne comprendrais pas.

— Dis cependant…

Le prodigue berce son frère contre lui, et déjà l’enfant adolescent s’abandonne :

— Le soir de ton retour, je n’ai pas pu dormir. Toute la nuit je songeais : J’avais un autre frère, et je ne le savais pas… C’est pour cela que mon cœur a battu si fort, quand, dans la cour de la maison, je t’ai vu t’avancer couvert de gloire.

— Hélas ! j’étais couvert alors de haillons.

— Oui, je t’ai vu ; mais déjà glorieux. Et j’ai vu ce qu’a fait notre père : il a mis à ton doigt un anneau, un anneau tel que n’en a pas notre frère. Je ne voulais interroger à ton sujet personne ; je savais seulement que tu revenais de très loin, et ton regard, à table…

— Étais-tu du festin ?

— Oh ! je sais bien que tu ne m’as pas vu ; durant tout le repas tu regardais au loin sans rien voir. Et, que le second soir tu aies été parler au père, c’était bien, mais le troisième…

— Achève.

— Ah ! ne fût-ce qu’un mot d’amour tu aurais pourtant bien pu me le dire !

— Tu m’attendais donc ?

— Tellement ! Penses-tu que je haïrais à ce point notre frère si tu n’avais pas été causer et si longuement avec lui ce soir-là ? Qu’est-ce que vous avez pu vous dire ? Tu sais bien, si tu me ressembles, que tu ne peux rien avoir de commun avec lui.

— J’avais eu de graves torts envers lui.

— Se peut-il ?

— Du moins envers notre père et notre mère. Tu sais que j’avais fui de la maison.

— Oui, je sais. Il y a longtemps n’est-ce pas ?

— À peu près quand j’avais ton âge.

— Ah !… Et c’est là ce que tu appelles tes torts ?

— Oui, ce fut là mon tort, mon péché.

— Quand tu partis, sentais-tu que tu faisais mal ?

— Non ; je sentais en moi comme une obligation de partir.

— Que s’est-il donc passé depuis ? pour changer ta vérité d’alors en erreur.

— J’ai souffert.

— Et c’est cela qui te fait dire : j’avais tort ?

— Non, pas précisément : c’est cela qui m’a fait réfléchir.

— Auparavant tu n’avais donc pas réfléchi ?

— Si, mais ma débile raison s’en laissait imposer par mes désirs.

— Comme plus tard par la souffrance. De sorte qu’aujourd’hui, tu reviens… vaincu.

— Non, pas précisément ; résigné.

— Enfin, tu as renoncé à être celui que tu voulais être.

— Que mon orgueil me persuadait d’être.

L’enfant reste un instant silencieux, puis brusquement sanglote et crie :

— Mon frère ! je suis celui que tu étais en partant. Oh ! dis : n’as-tu donc rencontré rien que de décevant sur la route ? Tout ce que je pressens au dehors, de différent d’ici, n’est-ce donc que mirage ? tout ce que je sens en moi de neuf, que folie ? Dis : qu’as-tu rencontré de désespérant sur ta route ? Oh ! qu’est-ce qui t’a fait revenir ?

— La liberté que je cherchais, je l’ai perdue ; captif, j’ai dû servir.

— Je suis captif ici.

— Oui, mais servir de mauvais maîtres ; ici, ceux que tu sers sont tes parents.

— Ah ! servir pour servir, n’a-t-on pas cette liberté de choisir du moins son servage ?

— Je l’espérais. Aussi loin que mes pieds m’ont porté, j’ai marché, comme Saül à la poursuite de ses ânesses, à la poursuite de mon désir ; mais, où l’attendait un royaume, c’est la misère que j’ai trouvée. Et pourtant…

— Ne t’es-tu pas trompé de route ?

— J’ai marché devant moi.

— En es-tu sûr ? Et pourtant il y a d’autres royaumes, encore, et des terres sans roi, à découvrir.

— Qui te l’a dit ?

— Je le sais. Je le sens. Il me semble déjà que j’y domine.

— Orgueilleux !

— Ah ! ah ! ça c’est ce que t’a dit notre frère. Pourquoi, toi, me le redis-tu maintenant ? Que n’as-tu gardé cet orgueil ! Tu ne serais pas revenu.

— Je n’aurais donc pas pu te connaître.

— Si, si, là-bas, où je t’aurais rejoint, tu m’aurais reconnu pour ton frère ; même il me semble encore que c’est pour te retrouver que je pars.

— Que tu pars ?

— Ne l’as-tu pas compris ? Ne m’encourages-tu pas toi-même à partir ?

— Je voudrais t’épargner le retour ; mais en t’épargnant le départ.

— Non, non, ne me dis pas cela ; non ce n’est pas cela que tu veux dire. Toi aussi, n’est-ce pas, c’est comme un conquérant que tu partis.

— Et c’est ce qui me fit paraître plus dur le servage.

— Alors, pourquoi t’es-tu soumis ? Étais-tu si fatigué déjà ?

— Non, pas encore ; mais j’ai douté.

— Que veux-tu dire ?

— Douté de tout, de moi ; j’ai voulu m’arrêter, m’attacher enfin quelque part ; le confort que me promettait ce maître m’a tenté… oui, je le sens bien à présent ; j’ai failli.

Le prodigue incline la tête et cache son dans ses mains.

— Mais d’abord ?

— J’avais marché longtemps à travers la grande terre indomptée.

— Le désert ?

— Ce n’était pas toujours le désert.

— Qu’y cherchais-tu ?

— Je ne le comprends plus moi-même.

— Lève-toi de mon lit. Regarde, sur la table, à mon chevet, là, près de ce livre suranné.

— Je vois une grenade ouverte.

— C’est le porcher qui me la rapporta l’autre soir, après n’être pas rentré de trois jours.

— Oui, c’est une grenade sauvage. — Je le sais ; elle est d’une âcreté presque affreuse ; je sens pourtant que, si j’avais suffisamment soif, j’y mordrais.

— Ah ! je peux donc te le dire à présent : c’est cette soif que dans le désert je cherchais.

— Une soif dont seul ce fruit non sucré désaltère…

— Non ; mais il fait aimer cette soif.

— Tu sais où le cueillir ?

— C’est un petit verger abandonné, où l’on arrive avant le soir. Aucun mur ne le sépare plus du désert. Là coulait un ruisseau ; quelques fruits demi-mûrs pendaient aux branches.

— Quels fruits ?

— Les mêmes que ceux de notre jardin ; mais sauvages. Il avait fait très chaud tout le jour.

— Écoute ; sais-tu pourquoi je t’attendais ce soir ? C’est avant la fin de la nuit que je pars. Cette nuit ; cette nuit, dès qu’elle pâlira… J’ai ceint, mes reins, j’ai gardé cette nuit mes sandales.

— Quoi ! ce que je n’ai pas pu faire, tu le feras ?…

— Tu m’as ouvert la route, et de penser à toi me soutiendra.

— À moi de t’admirer ; à toi de m’oublier, au contraire. Qu’emportes-tu ?

— Tu sais bien que, puîné, je n’ai point part à l’héritage. Je pars sans rien.

— C’est mieux.

— Que regardes-tu donc à la croisée ?

— Le jardin où sont couchés nos parents morts.

— Mon frère… (et l’enfant, qui s’est levé du lit, pose, autour du cou du prodigue, son bras qui se fait aussi doux que sa voix) — Pars avec moi.

— Laisse-moi ! laisse-moi ! je reste à consoler notre mère. Sans moi tu seras plus vaillant. Il est temps à présent. Le ciel pâlit. Pars sans bruit. Allons ! embrasse-moi, mon jeune frère : tu emportes tous mes espoirs. Sois fort ; oublie-nous ; oublie-moi. Puisses-tu ne pas revenir… Descends doucement. Je tiens la lampe…

— Ah ! donne-moi la main jusqu’à la porte.

— Prends garde aux marches du perron…


andré gide
  1. Apoc., III, ii.