Le Retour en Lorraine

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Le Retour en Lorraine
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 304-324).

LE
RETOUR EN LORRAINE


3 décembre 1918.

Un temps triste et doux, un brouillard opaque, qui noie sous l’oppression de ses vapeurs inertes, stagnantes, les immenses plaines pelées de la Woëvre, qui aveugle continuellement de sa buée ruisselante les vitres de l’automobile. Depuis Verdun, nous courons ainsi sous cet air lourd, à travers ces épaisseurs de brumes, où émerge, de temps en temps, un bouquet d’arbres au bord d’une mare, une lande jaunâtre avec ses hérissements de chardons desséchés, ses broussailles incendiées, un pan de mur qui porte une inscription allemande en grosses lettres noires. Sur de grandes étendues, la route est emprisonnée entre des haies de branchages, ou des treillis métalliques tapissés de feuilles et d’herbes sèches, qui la camouflent de chaque côté ; elle est ravinée par les charrois, défoncée çà et là par des trous d’obus, coupée à tout instant par les rails à faible écartement des chemins stratégiques, ou par les voies ferrées qui desservent les villages et les mines de la région. Et partout une boue profonde, épaisse, gluante, envahissante, qui jaillit sous les roues, en éclaboussures explosantes comme une mitraille, une mer de boue se déroulant à l’infini sous la désolation du ciel bas, — toute la boue des automnes et des hivers lorrains, où s’enliza ma morne enfance.

Et puis, soudain, c’est l’oasis boisée de Briey.

À travers le brouillard, je distingue les villages qui avoisinent la route, les vieilles maisons qui nous saluaient au passage, quand nous allions à la ville pour Noël ou la Saint-Nicolas. Voici la chapelle de Mainville, la chapelle d’Anoux, — et « le château des demoiselles de Bécary » miraculeusement intact au milieu de toutes ces destructions. Et enfin voici Briey, avec les vieux remparts féodaux de sa ville haute, son clocher bizarre, la gloriette de la sous-préfecture toujours dressée sur la grosse tour ronde de l’enceinte médiévale. Nous descendons la côte de Lantefonlaine et nous nous arrêtons sur la Place des Tilleuls à l’endroit où les Allemands fusillèrent, au début de la guerre, mon camarade de collège, Léon Winsback : les trous des balles sont toujours visibles dans le mur. Personne sur la place. On dirait que la ville est déserte. Un silence angoissé, une sorte de stupeur accablante semble peser sur elle, la stupeur qui suit les grandes crises et qui annonce la convalescence. On sent que la vie va renaître, mais elle hésite encore : il lui faut le temps de reprendre confiance. La délivrance a été si soudaine, les événements ont marché si vite que nos pauvres gens n’osent pas croire à tant de bonheur. Timidement ils nous saluent. Un pâle sourire, le « souris entrecoupé de larmes, » dont parle Ronsard, éclaire le visage des femmes qui surgissent entre les rideaux des croisées, ou sur le seuil des portes pavoisées de drapeaux tricolores.

Les drapeaux et les guirlandes se multiplient à mesure que nous avançons à travers le pays minier, par la vallée du Wagot et par la vallée de l’Orne. Et pourtant, malgré cet air de fête, les cœurs sont encore brisés. Les yeux qui nous regardent avec un éclair de joie sont noyés de pleurs. On étouffe à la fois d’allégresse et de tristesses contenues. D’ailleurs, devant ce cordon presque ininterrompu de maisons ouvrières qui bordent la route entre Briey et Auboué, beaucoup de visages complètement fermés apparaissent. Ces figures de nuit sont des Allemands, qui évitent le regard, qui ne veulent rien voir de la joie française, qui font le silence et la solitude autour d’eux…

Mais cette impression d’accablement se dissipe dès que nous avons franchi l’ancienne frontière. Nous sommes maintenant dans la véritable « Lorraine annexée. » Nous frôlons l’ancien poteau allemand, barbouillé de rouge, de blanc et de noir, avec son Deutsches Reich en exergue sur l’écusson : il penche, à demi déraciné, au bord du fossé de la route. Pourquoi ne l’a-t-on pas complètement abattu ?… Là-bas, au bout de la double rangée de peupliers, ces maisons blanches, c’est Sainte-Marie-aux-Chênes, le premier village reconquis. Quand on y a été accueilli pendant quarante ans et plus par les douaniers et les gendarmes de l’envahisseur, quelle fierté, quel soulagement d’y rentrer en maîtres, d’y trouver, à la place des trognes germaniques, les bonnes figures souriantes de nos poilus ! Cette fierté, ce soulagement sont ressentis par les gens du village. Ils manifestent beaucoup plus que de l’autre côté de l’ancienne frontière. Dès qu’ils ont reconnu en nous des Français, les hommes agitent leurs casquettes, les enfants courent derrière nous, se forment en bandes en brandissant des drapeaux et en criant : « Vive la France ! » Ils ont confiance, ceux-là. D’ailleurs, le village est plein de troupes françaises et  américaines. Sous l’œil mauvais des Allemands (car ils sont ici en nombre), on fraternise avec le soldat. Les Allemands filent, ayant l’air de ne rien voir et rasant les murs. En casquettes plates et en grosses bottes ferrées, ils pataugent dans la boue de la route. Nous en rencontrons sans cesse, qui cheminent par groupes, avec de grosses cocardes tricolores sur la poitrine, et qui s’en vont Dieu sait où. Mais nous croisons aussi des attelages de paysans, assis en amazones sur le dos de leurs limoniers, crottés jusqu’aux oreilles, et qui, en nous apercevant, font claquer leurs fouets en manière de salve pour notre bienvenue…

À présent, c’est la plaine de Saint-Privat, « l’éternel champ de bataille, » le pays funèbre, le grand cimetière où, au lendemain de 1870, nous venions en pèlerinage sur les tombes de nos morts. Tels furent nos plaisirs, à nous autres gens de ce pays : prier ou nous recueillir sur des ossuaires. Pendant près d’un demi-siècle, nous n’eûmes point d’autre consolation que de montrer notre blessure à nos visiteurs.

De la route, je repère les monuments devant lesquels je suis venu méditer autrefois avec mon père ou avec mes compagnons de jeunesse, les pierres commémoratives qui ont suscité nos premières émotions et qui ont modelé nos âmes. De ce côté, à droite, c’est le denkmal de Vernéville, cette espèce de tour trapue, pareille à celles des jeux d’échecs, avec ses aigles de bronze enroulées autour du soubassement. Et à la vue de ces aigles, je me souviens du mot gouailleur que la légende prête à une vieille bonne femme du village, lorsque, pour la première fois, on lui fit contempler le trophée impérial :

— Mon Dieu ! dit-elle, ce n’est jamais qu’une ouille et trois oussons [1] !…

Un peu plus loin, à gauche, s’érige un autre denkmal, celui que les Allemands ont élevé à la mémoire du IIIe régiment de la Garde prussienne ; il est surmonté d’un lion symbolique, horrible à voir comme un totem de Peau-Rouge. Les crocs découverts, le mufle rageusement froncé, la mâchoire tendue vers les plaines de France, c’est la brute furibonde qui renifle le carnage. Dans quels bas-fonds d’animalité a-t-il fallu descendre pour en extraire cette ignoble effigie ! En ce moment, elle m’apparaît comme l’image même de l’abjecte Allemagne qui s’est révélée au monde épouvanté, au cours de cette dernière guerre. Devant cette bestialité livrée à toute l’ignominie de l’instinct, j’évoque notre Lion de Belfort. À côté de l’autre, c’est un Lion pensant, une Bête héroïque, qui est du pays de Descartes et de Corneille…


À travers la boue et le brouillard, le défilé des tombes continue. Elles remontent jusqu’aux lisières d’Amanvillers, jusqu’aux petites combes bocagères des Rappes de Châtel. Mais un incessant tapage guerrier, un tumulte victorieux qui s’abat en ouragan sur la route, fait oublier les silhouettes lugubres des petites croix de bois noir surmontées d’une couronne en verroterie. Les automobiles fringantes de l’État-major, les lourds camions tout cliquetants de chaînes du Ravitaillement sillonnent la chaussée en un perpétuel va et-vient…

Nous sommes à Châtel-Saint-Germain, gros village agricole, qui, pour moi, suscite des visions de vacances, de promenades en voiture au milieu des vignobles, de vergers où l’on cueillait à pleins paniers les cerises et les mirabelles. Au bord de la rue principale, des groupes d’enfants acclament la France, quand nous passons. Mais, derrière les rideaux à demi soulevés, les femmes ont ce sourire couleur du temps, cet air triste et doux, qui m’avait frappé tout à l’heure, en traversant le pays minier. Elles non plus ne peuvent pas croire encore à leur rêve réalisé. Pourtant les durs véhicules des vainqueurs, tout bardés de fer, ébranlent les pavés devant les décrottoirs des maisons. Les drapeaux de la France et de ses alliés flottent à toutes les fenêtres, au portail de la mairie, sur le clocher de l’église. Nos poilus montent la garde devant les casernes de Moulins. C’est bien la France qui revient, qui, fébrilement, nettoie sa maison reconquise et qui se réinstalle. Le ronflement continu des moteurs couvre le vacarme des tramways de banlieue, où s’empilent les uniformes bleus et les uniformes kaki, où les bonnets de police de nos troupiers voisinent avec les casquettes plates des employés allemands toujours en fonctions… Nous voici dans les faubourgs de Metz. En coup de vent, Longeville se déroule des deux côtés de la route, puis Devant-les-Ponts et ses réseaux de voies ferrées, la Moselle, le Rempart Belle Isle, les quais, la masse brumeuse de la cathédrale avec sa flèche en mât de navire…

Et des images qui datent de quarante ans se réveillent dans mon souvenir. Je me rappelle nos entrées à Metz, quand nous venions de Briey sur la diligence du père Laurent ou dans les « citadines » de Frantz, le loueur de voitures. Instinctivement, tandis que nous enfilons le Pont-des-Morts, je cherche sur ma droite la boutique du pharmacien Gueury et le pharmacien lui-même coiffé de sa calotte de velours ; à gauche, je reconnais la silhouette trapue de Saint Vincent, ses balustres et ses pots à feu ; et quand nous avançons vers le quai Saint-Louis, je retrouve au premier étage de la maison d’angle, le petit balcon où notre tante Forfer, sous son bonnet à tuyaux, entre deux pots de géranium, se penchait pour saluer notre arrivée. Hélas ! les pots de géranium ont disparu, et aussi la vieille dame et son bonnet, mais le balcon et l’antique logis n’ont pas bougé. Ce quai Saint-Louis, c’est un coin de l’ancienne France qui a résisté à toutes les profanations de l’envahisseur.

Nous avons franchi les deux ponts de la Moselle. Nous sommes maintenant au cœur de Metz. La foule militaire est si dense, dans ces rues étroites, que l’on ne peut avancer que très lentement. Au milieu de cette cohue, les capotes bleues de nos soldats dominent. Il y en a beaucoup, beaucoup, de ces soldats de France dans les rues de notre vieux Metz ! Ah ! comme cela fait du bien de les regarder, comme le cœur se dilate, quelles bonnes larmes on savoure !… Pour comprendre, pour sentir cela pleinement, il faut être de chez nous, il faut avoir, pendant quarante-huit ans, enduré la présence de l’étranger !… Et toujours ce ronflement des moteurs qui se propage comme une rumeur de victoire, les énormes camions qui martèlent le sol, chargés de grappes humaines, — des escouades entières d’Américains qui scandent de leurs « hourras » juvéniles les sassements des ferrailles et les grondements des roues… Nous frôlons les beaux magasins de la rue du Petit-Paris, puis ceux de la rue Serpenoise. Voici la célèbre maison Prével où nous allions admirer, tout enfants, les splendides étalages de porcelaines et de cristaux. Voici le restaurant et la boutique de Moitrier, où le secret des conserves savoureuses, des cuisines savantes et raffinées s’est conservé jusqu’aux pires moments de l’éclipse française. Et, plus bas, au commencement de la rue de l’Esplanade, je reconnais, sous son travestissement en cinéma, la non moins célèbre brasserie Henry, où, pendant près d’un siècle, des générations de sapeurs et d’artilleurs ont vidé les légères chopes lorraines parfumées de houblon d’Alsace.

Et puis, c’est l’Esplanade elle-même, son château d’eau, son kiosque de musique, ses marronniers et ses tilleuls, — et la statue de Ney, croisant la baïonnette, sur son socle un peu bas comme une bonne sentinelle de France. À gauche, les anciennes casernes du Génie français, leurs trophées de casques, de cuirasses, de canons et de mousquets sculptés en reliefs profonds sur les pylônes quadrangulaires. Un dernier tour de roue, nous nous arrêtons devant la grille de l’ancien quartier général allemand, — en pleine France !…


Il est assez imposant et même d’assez bon style, cet édifice militaire construit depuis l’annexion par les Allemands. N’était une certaine surcharge ornementale, il s’apparenterait sans trop de peine aux architectures Louis XV, — un Louis XV sévère et guerrier, — de la place d’Armes et de la place de la Comédie. En tout cas, le voici naturalisé français, peuplé de toute une joyeuse foule française. Du seuil, je déchiffre, sur un écriteau neuf, cette inscription délicieuse à mes yeux : Avenue du Maréchal-Joffre, et, deux pas plus loin, sur une autre non moins fraîche : Avenue Georges-Clemenceau.

Un grand tohu-bohu emplit les cours, les escaliers, les corridors. Parmi les uniformes galonnés ou constellés qui descendent d’automobiles », qui vont et viennent en un défilé ininterrompu, des plantons et des gendarmes s’activent. Des équipes de poilus traînent de lourdes caisses, étendent des tapis, clouent des tentures, transportent des meubles ; d’autres, armés de balais, poussent au ruisseau des paperasses allemandes, que les services de nettoiement vont enlever tout à l’heure : la France emménage, l’armée française donne le premier coup de torchon au vieux logis retrouvé… Est-ce possible ? Comment croire à ce retour si soudain ?… Pourtant, là-bas, près du parapet de l’Esplanade, la statue équestre du vieux Guillaume gît, les quatre fers en l’air. Et ce sont des paroles françaises qui emplissent les cornets acoustiques du téléphone continuellement en branle. Les officiers qui entrent, qui se groupent au hasard des rencontres, sont non seulement des Français, mais de vieux Messins. Tout d’un coup, on reprend ses habitudes, on retrouve les intonations d’autrefois, l’accent, les locutions du pays. Le général de Maud’huy, qui vient d’apparaître, très jeune d’allure, très svelte et très élégant dans sa capote bleue serrée à la taille, devine en moi le Messin, à la façon dont je prononce Metz :

— Bravo ! me dit-il, gardons notre vieille prononciation. Il y a Mett’z pour les Allemands, Mèse pour les Français, et Méss pour les Messins !

Et, avec le colonel Valentin, autre enfant de Metz, nous parlons du maréchal Foch qui est un Messin d’adoption :

— Vous savez ? dit quelqu’un : il est allé au collège Saint-Clément revoir sa place, chercher son pupitre d’écolier !…

Des anecdotes se racontent, les souvenirs affluent, — interminables, comme entre gens d’une même famille, qui se réunissent après des années d’absence… Mais subitement, on annonce le maréchal Pétain… Un maréchal de France ! À Metz ! Et un maréchal victorieux ! C’est tout notre long espoir enfin réalisé ? Et cette chose, que tant des miens, depuis longtemps refroidis dans la tombe, ont vainement espérée, — moi, je vais la voir !… Si simple sous son grand manteau tout uni qu’on le confondrait avec n’importe lequel de ses officiers d’ordonnance, sans cet air de commandement, ce regard de chef et ce que Flaubert appelle « l’indéfinissable splendeur de ceux qui sont destinés aux grandes entreprises, » il passe, serrant des mains, ayant pour chacun les mots qu’il faut, et, du surplus de sa gloire, sachant tirer, pour tel simple spectateur qui ne l’oubliera jamais, le présent inestimable d’un éloge.

Le soir, nous le retrouvons présidant, avec la même simplicité tranquille, un dîner militaire, dans l’ancienne résidence du commandant de corps allemand. Il y a là un ministre, des généraux, des officiers, un fils d’ambassadeur. Un peu dépaysés par l’aspect encore étranger et, pour ainsi dire, hostile des lieux, au milieu de ces grandes pièces blanc et or, aux volutes et aux coquilles rococo, nous restons quelque temps silencieux. Et, dans ce silence lourd de pensées et d’émotion, j’évoque la figure ascétique et revêche du vieux maréchal de Hæseler, ce soldat prussien, au visage glabre et ridé de vieille femme, qui fut un des derniers hôtes de ce palais… Or, voici que cet autre maréchal, — le nôtre, — est assis à la table de ce vaincu. Il mange dans sa vaisselle. Il est le maître ici !… Demain, je puis mourir sans regrets : j’ai vu cela !


Mais ces impressions extrêmes ne peuvent se soutenir longtemps. Après ces minutes de lyrisme, c’est la rechute inévitable dans la prose.

D’ailleurs, le temps est toujours mélancolique. Une pluie fine ne cesse de tomber. La boue visqueuse, la boue éternelle de ce pays, englue les pavés et les trottoirs. L’humidité de l’air, la frigidité des murs vous pénètrent jusqu’à l’âme. Je dévisage les rues pavoisées de l’antique métropole lorraine. Beaucoup de cocardes tricolores, de dimensions exagérées, abritent des pardessus ou fleurissent des corsages certainement germaniques. À une fenêtre de la rue Mazelle, un couple d’immigrés, qui a flairé en moi le Messin d’origine, me lance des regards sardoniques. Déjà, ce matin, à l’hôtel, un jeune Allemand brun, aux joues rasées d’Anglais, qui fumait un gros cigare et vidait de larges coupes de vin de la Moselle, nous a provoqués d’un œil si chargé d’insolence que nous avons dû le rappeler à l’ordre. Et, à la sortie des classes, j’observe avec étonnement les allures tapageuses et agressives de la marmaille. Les enfants boches sont volontiers méchants et brutaux. Cette méchanceté serait-elle encore surexcitée par les prédications sournoises des instituteurs ? Ils ont une façon tout à fait déplaisante de se suspendre aux marchepieds des automobiles, en criant : «  ponchour, ponchour ! » et en braillant des quolibets tudesques. Allons-nous assister à un bolchévisme de l’école primaire ? Et pourquoi ces bonnets rouges, si semblables à ceux de nos soldats, qu’on aperçoit aux devantures de maints chapeliers ?… Il est manifeste que l’Allemand, d’abord atterré au lendemain de l’armistice, commence à relever la tête. Dans certaines maisons illuminées à giorno, on affecte de pianoter avec frénésie des musiques triomphales…

Pourtant, il n’y a pas lieu d’être surpris de tout cela, ni de s’en inquiéter outre mesure. Les grandes villes alsaciennes et lorraines, comme les centres industriels, ont été envahies de longue date par les Allemands. Mais, ce que l’on ne sait pas assez en France, ce qu’il faut dire et crier bien haut, c’est que les campagnes, les masses profondes du pays, sont restées absolument françaises. Même les grandes villes comme Metz renferment toujours un noyau compact de vieilles familles indigènes qui groupent autour d’elles toute une population française très nombreuse et très dense.

Par les petites rues tortueuses, des rues à couvents que pavoisent des étendards de Jeanne d’Arc et du Sacré-Cœur mêlés à nos couleurs nationales, je vais visiter quelques-uns de ces vieux amis, — tâter le pouls de l’opinion messine. Derrière leurs vitres bien closes, je les trouve tout à la joie discrète de la délivrance. Déjà déguisés en hussards ou cuirassiers de France, les petits garçons se préparent à fêter la Saint-Nicolas Le grand saint de notre Lorraine, qui est chez nous le petit Noël des enfants sages. Les parents combinent des décorations pour les fêtes présidentielles de demain. Sur les machines à coudre, gisent des drapeaux à moitié cousus… Tout de suite, ils me disent leur allégresse. Une grand’mère de quatre-vingt-cinq ans, qui a vu partir les petits conscrits de 1870, s’exclame, avec un doux air d’absence :

— Enfin ! Les voilà qui reviennent… les pauv’petits !

Mais c’est tellement beau que, comme dans le pays minier, on n’ose pas encore y croire. Tous me répètent :

— C’est un rêve ! C’est un rêve !…

Et, à travers leurs gestes et leurs propos toujours si mesurés, je finis par démêler et par reconnaître l’éternelle tragédie de notre Lorraine, — celle dont j’ai tant souffert moi-même : être condamné à subir la loi étrangère, ne pas pouvoir, ne pas oser s’exprimer, et quand enfin on est libre, se regarder avec effarement, hésiter à crier son bonheur, sentir toujours sur son cœur le poids de la pierre étouffante !… Ah ! pauvre cher pays crucifié, comme je comprends la pudeur de tes joies et de tes souffrances !

Mais il n’y a rien à craindre : nous sommes entre nous, nous nous entendons, nous nous devinons. Alors, mis en confiance, ils me racontent leur vie pendant la guerre : « On n’a pas trop souffert matériellement. Pourtant, la viande était rare, le pain de si mauvaise qualité que, souvent, on ne pouvait pas le manger. Ils le fabriquaient avec des détritus de toute espèce, auxquels ils mélangeaient de la farine d’os…

« Aussi, ajoute la maîtresse de maison, il fallait voir comme les chiens et les chats en étaient friands ! On n’osait pas en laisser traîner un morceau sur la table : les bêtes s’y précipitaient…

« Et puis il y a eu des épisodes comiques dont on n’a rien su en France. Ainsi, quand le Kaiser venait ici, il logeait à l’Hôtel de l’Europe, considérant le quartier général comme peu sûr… Eh bien ! régulièrement, il était canonné par nos avions ! Les Messins l’accusaient d’attirer les bombes… Le kronprinz lui, préférait Moitrier, à cause de la bonne cuisine. Il y faisait la fête avec ses amis. Or, une nuit qu’il y était couché, une bombe d’aéroplane tomba juste sur la maison voisine. Son Altesse l’avait échappé belle. Au milieu des décombres, on La vit se sauver en pyjama, à la grande jubilation des assistants… Racontez cette histoire à vos amis de Paris. Cela les consolera peut-être d’être descendus quelquefois à la cave… »

Ils me peignent ensuite l’abattement des Allemands lorsque l’armistice fut proclamé. Beaucoup d’officiers pleuraient. Et puis un vent de terreur bolchéviste passa sur la ville. C’était, comme en Russie, le monde renversé. Les soldats désarmaient leurs chefs, s’emparaient de leurs montures et s’y juchaient, obligeant les gradés à marcher à pied. Pendant plusieurs jours, on se terra chez soi. Les autorités elles-mêmes recommandaient aux habitants de ne pas sortir, passé une certaine heure… Enfin, les voilà tous partis, les révolutionnaires comme les autres. Los forces françaises tiennent la ville et tout le pays. Quel soulagement ! On respire plus à l’aise. On dirait qu’on renaît

Néanmoins une sourde inquiétude persiste chez ces Messins, un souci qu’ils ne peuvent pas me dissimuler : « La présence des Allemands leur pèse. Ah ! qui les en débarrassera ? Après quelques jours de découragement et de platitude, voilà que les vaincus reprennent leur arrogance. On les retrouve partout, installés aux points vitaux et, pour ainsi dire, stratégiques, de l’organisation provinciale ou municipale, — dans les gares, dans les tramways, à la poste, aux téléphones, dans toutes les administrations. La seul vue de leurs uniformes, de leurs coiffures est odieuse aux Lorrains. Tous ces démobilisés qu’on leur renvoie d’Allemagne, sous prétexte qu’ils sont originaires du pays, leur suggèrent des réflexions chagrines. Que de brebis galeuses parmi les échappés des casernes prussiennes et quelle souffrance de voir la cocarde tricolore sur des casquettes ou des vareuses germaniques !… On sait trop que l’Allemand est capable de tout et qu’il s’évertue à saboter tant qu’il peut la victoire et la conquête françaises… »

Un ami me cite de beaux cas de sabotages teutons : par exemple, ce fonctionnaire municipal qui, chargé de découper des drapeaux français et alliés dans un lot important de vieux drapeaux boches, vous les cisailla si aigrement que ceux-ci devinrent inutilisables. Et cet autre fonctionnaire, à qui l’on demanda de procéder à des sonneries d’essai de la Mutte, la grosse cloche de la cathédrale, en vue de la réception présidentielle. L’Allemand répondit, comme tous ses compatriotes, dans tous les hôtels allemands, à n’importe quelle demande on leur puisse faire, — que « ce n’était pas possible » que « la charpente menaçait ruine : »

— Très bien ! dit notre ami : vous l’avez fait sonner pour Guillaume, vous la ferez sonner pour Poincaré ! Et, pour que vous vous rendiez bien compte de l’état de la charpente, vous vous tiendrez sous la cloche pendant la sonnerie !…

Et la cloche sonna le plus naturellement du monde.

Partout, lorsque je prends congé, on me répète jusque sur le seuil :

— Dites bien surtout que nous ne voulons plus des Allemands !…

Les Allemands ?… Est-ce que mes hôtes parlent sérieusement ? Est-ce qu’il y en a ici ?… On a du mal à s’en convaincre, quand on descend la rue Serpenoise illuminée, regorgeant d’uniformes français, où, jusqu’à une heure avancée de la nuit, les foules militaires circulent sous les guirlandes, les drapeaux en écusson, les grandes oriflammes tricolores frissonnant dans la clarté des lampes électriques… Tout à coup, devant le hall violemment éclairé de Moitrier, je perçois un joyeux vacarme français. On y fête la Sainte-Barbe, aux accents bien connus de l’Artilleur de Metz. On chante, on crie, on fait du tapage, il y a là de vieux généraux à barbiche grise et de petits sous-lieutenants de la classe 18. Tout le monde a vingt ans…


Encore un coup, on ne saurait trop y insister : si Metz a été quelque peu contaminé, le flot français submerge et recouvre toutes les campagnes. Dans nos villages désannexés, toute la population est française, chacun a des parents de l’autre côté de l’ancienne frontière. Seuls, le chef de gare et le receveur des postes, quelquefois aussi l’instituteur, sont des immigrés. Ceux qui s’attristent de rencontrer encore trop de figures allemandes dans les rues de Metz, que ceux-là aillent faire un tour dans notre Lorraine agricole : ils verront comme ils y seront reçus. La chaleur de l’accueil leur fera oublier tous les mauvais regards affrontés là-bas.

Et d’abord ces braves gens ne se sentent pas d’aise de pouvoir enfin reparler français. Pendant la guerre, on était passible d’une amende, et même de la prison, pour un mot de français qu’on laissait échapper. Une foule de personnes, qui n’avaient jamais voulu articuler une phrase d’allemand, préféraient rester chez elles et vivaient en recluses. Aujourd’hui, dans l’ivresse de délier sa langue, on se livre à une véritable orgie de français. Tout y passe, le patois, comme le dialecte du pays, — un français local, dont j’ai présenté naguère quelques échantillons aux lecteurs de la Revue. Déjà, à Metz, l’autre soir, aux abords de la Gare centrale, j’avais entendu sonner, dès l’arrivée, notre n’en’me donc ? national (« n’est-ce pas donc ? »).

Ailleurs, chez des propriétaires, des cultivateurs, des maires de village, des curés, des instituteurs, je suis accueilli tout de suite, après quelques phrases échangées, par cette aimable proposition :

— À présent, on va choquer en l’honneur de la France !

Et le maître du logis rapporte de la cave une bouteille de bourgogne toute crottée de boue et de gravier, ou bien du vin vieux du pays, vin rosé de la Moselle, vin blanc de Scy ou de Lorry, fiole vénérable qu’on tenait en réserve pour les grandes occasions, qu’on avait enterrée, pendant la guerre, dans quelque coin du jardin ou de l’écurie, et qu’on vient seulement d’extraire de sa cachette. Si l’on écoutait ses hôtes, on « choquerait » toute la journée. Les rasades généreuses de vins lorrains ne suffisent pas. Il faut encore tâter des liqueurs locales, des eaux-de-vie de quetsches et de mirabelles, dont le bouquet laisse un long parfum dans la bouche.

Parmi ces vrais fils de la terre, il en est un, grand fumeur de pipes, grand siffleur de petits verres, grand tarisseur de rouges-bords, qui m’a particulièrement réjoui par la vivacité patriotique de ses propos et qui m’est apparu comme le type complet de notre race mosellane, — un type à peu près disparu dans notre Lorraine restée française après 70.

Il nous raconte son histoire. Avant de faire son service militaire en Allemagne, il l’a d’abord fait en France, à Nancy. Pendant la guerre, les Boches l’ont envoyé sur la frontière russe, en Ukraine et en Silésie. À Posen, à Breslau, nous dit-il, on mourait de faim. Seuls, les soldats trouvaient tant bien que mal à se nourrir dans les cantines militaires. Et puis, en raison de son âge, on a fini par le libérer au printemps dernier. Il est revenu dans son village occupé par les troupes allemandes. Vingt fois, son attitude irréductible et la violence de ses discours ont failli le mener en prison ou le faire fusiller… Enfin, voici l’armistice. Les officiers allemands qui occupent son logis s’apprêtent à déguerpir. Mais, auparavant, il prétend leur faire restituer les objets qu’ils ont volés. Ceux-ci, insolemment, s’y refusent et ne veulent rien entendre. Alors notre Lorrain, pris d’une colère folle, leur montre la porte en vociférant :

— Pas tant d’histoires ! Vous allez partir, n’est-ce pas ?… Eh bin, nom de Dieu, f… le camp tout de suite et qu’on ne vous revoie plus ! J’aime mieux voir vos talons que vot’ gueule !…

Et, à la grande stupéfaction du village, les Boches se défilèrent assez penauds. Si l’on songe qu’ils étaient encore les maîtres, on appréciera la crânerie de cette riposte, bien près d’être héroïque dans sa vigoureuse crudité…

Il nous débite cet incident, en faisant de grands gestes exaltés et en caressant sa petite fille qui est assise sur ses genoux. Soudain, il conclut avec un large rire :

— Le plus beau de l’affaire, c’est que voilà le « Guigui » dégommé !

« Le Guigui, » pour nos Lorrains annexés, c’est Guillaume, l’Empereur détrôné.

Notre bonhomme ajoute, d’un air narquois :

— Il paraît que, malgré ça, il a trouvé le moyen de sauver sa caisse !…

Puis, se penchant sur sa fillette qu’il embrasse :

— Ça ne fait rien, va, ma belle ! je t’aime mieux que le Guigui avec tous ses sous !

À propos de sous, il nous confie :

— J’ai été à Metz acheter un drapeau français. Il m’a coûté trente-cinq francs ! Avec la frange et la hampe, ça me fait plus de cinquante francs ! C’est un peu cher la botte !… Mais, que voulez-vous, pour une occasion pareille, je n’allais pas acheter de la frapouille, n’est-ce pas ?… Quand je suis revenu avec mon drapeau, j’ai rencontré l’officier prussien qui avait logé chez moi. Il m’a regardé de travers. Alors, je lui ai dit : « Tu peux regarder mon drapeau, va, mon vieux ! Si la pointe n’était pas si molle, je le la planterais quelque part ! »

Et, sur cette dernière gaillardise, il fallut « choquer » encore une fois à la victoire !

Dans une autre maison, la mère et la fille me disent que, lors de l’entrée de nos troupes, les habitants de la localité se sont disputé nos soldats. C’était à qui aurait le sien. Quant à elles, elles ont l’honneur de loger un lieutenant… Après cela, nous causons de la guerre, des épreuves subies par tout le pays, et, tandis qu’elles gémissent sur les persécutions allemandes, tout à coup, midi tinte au clocher de l’église.

— Ah ! mon Dieu ! s’exclame la jeune fille : midi ! Et le dîner de not’ lieutenant qui n’est pas prêt !…

Éperdue, elle s’engouffre vers la cuisine.

Même chaleur d’accueil chez des fonctionnaires, pourtant tenus à plus de prudence et d’ailleurs traités avec une faveur marquée par le gouvernement allemand. Un curé nous conte que, le dimanche où il a dû annoncer l’armistice à ses paroissiens, l’émotion l’a suffoqué au beau milieu de son sermon. Il n’a pu que crier : « Vive la France ! » et il est descendu de la chaire en sanglotant.

Néanmoins la joie ne les aveugle pas. Ils n’ignorent point les traquenards, les dangers qui les guettent encore. L’ennemi est toujours là, embusqué dans la maison voisine. S’ils l’oubliaient, ils n’auraient qu’à sortir de leurs villages : les fils de fer barbelés, les tranchées encore béantes, les abris bétonnés, le sol crevassé par les obus, les toitures éventrées leur rappelleraient la guerre toute proche. Mais ils ne veulent plus y penser. Ils ont confiance. Ils savent que la grande voix du pays lorrain, unanime dans sa foi à la mère patrie, va couvrir les dissonances isolées… Déjà on prépare les toilettes, on mobilise les véhicules pour les fêtes présidentielles du lendemain. De leurs fenêtres ou de leurs seuils, les gens nous crient :

— À demain ! Ça va être superbe !… Vous verrez : toutes les campagnes y seront !


À leur grand regret, elles ne purent pas venir en aussi grand nombre qu’elles l’auraient voulu. La crise actuelle des transports, les difficultés du ravitaillement en furent la cause. Comment augmenter le nombre des voyageurs sur des lignes déjà trop encombrées par les troupes alliées et par les démobilisés d’Allemagne ? Et, dans une ville dont la population militaire vient de s’accroître subitement dans des proportions extrêmes, à quoi bon multiplier encore les bouches à nourrir ?… Néanmoins, beaucoup réussirent à triompher des difficultés et des formalités administratives. En masses imposantes, les campagnes lorraines accoururent au rendez-vous. Toutes les petites villes et les villages de la région étaient là, représentés par leurs notables, leurs maires, leurs conseillers municipaux. De vieilles écharpes françaises avaient été sorties, pour la circonstance, des armoires de famille. Des hauts de forme vénérables, de vieux chapeaux à claque, tout jaunis aux coutures, tout craquelés par les plis, prenaient sur les têtes des airs belliqueux de bicornes à panaches. Jamais je n’ai tant vu de claques que ce matin du 8 décembre, dans les rues de Metz.

Pourtant, malgré cet endimanchement plein de bonne volonté et le papillotement des couleurs patriotiques aux fenêtres et aux frontons des édifices, la tonalité du spectacle est assez sombre. Il fait un peu froid. Beaucoup de collets sont relevés. La bruine a cessé. Mais, bien qu’on sente le soleil derrière l’amas des nuages, le temps reste couvert. Qu’importe !… Et voici la merveille de cette journée : les minutes que nous allons vivre sont tellement solennelles, la joie du triomphe emplit à ce point les cœurs, avec le sentiment grave et profond des sacrifices et des deuils acceptés pour que cela soit, — l’heure est si belle, que le reflet de tout cela embrase et magnifie l’horizon. De ces vieux hommes des campagnes en lainages noirs et bourrus, de ces soldats dont les uniformes gris-bleus se confondent avec les arrière-plans du paysage noyé de brumes, de toute cette figuration austère et sans éclat se dégage un frémissement d’allégresse, une lumière d’apothéose, qui l’emportent sur les mouvements les plus lyriques, qui éclipsent les fonds rouge et or les plus rutilants des grandes toiles militaires de David. Par la beauté morale, par la grandeur et l’énormité tragiques de tout ce qui se ramasse en cet instant, cela passe toutes les Distributions des aigles et tous les Couronnements de l’épopée napoléonienne.


Dès huit heures du matin, les abords de la Gare centrale, les principales artères de la ville regorgent de monde. L’infanterie échelonnée garde les avenues qui conduisent à l’ancienne place Royale, devenue après l’annexion la place Empereur-Guillaume, et, depuis quelques jours à peine, place de la République, — le terre-plein de l’Esplanade, où le président Poincaré va remettre au maréchal Pétain le bâton de commandement et passer en revue les troupes cantonnées à Metz et dans la banlieue. Déjà les estrades officielles sont pleines. Sobrement décorées d’étoffes tricolores et de branchages de sapin, elles font face au grand carré vide de la place de la République et à l’Esplanade proprement dite. Du haut de leurs gradins, on embrasse le plus pur paysage messin, le décor le plus parfait qu’on puisse rêver pour une vieille cité guerrière : au premier plan, par delà les espaces sablonneux du terre-plein, la statue belliqueuse de Ney, puis les charmilles et les massifs des grands arbres de l’Esplanade, d’où émergent le kiosque de musique et le débonnaire château d’eau qui réjouirent nos yeux d’enfants, et, tout au fond, dominant les îles et les prairies de la Moselle, le mont Saint-Quentin couronné de son fort, à gauche, nos anciennes casernes de l’artillerie et du génie, hautes bâtisses de style militaire ; à droite, la masse imposante et sévère du Palais de Justice : tout un ensemble de force ramassée, d’élégance disciplinée et un peu rigide, qui convient à une ville frontière et qui a laissé sa marque sur le caractère messin…

Malgré l’impatience de la foule qui afflue sans cesse sur les trottoirs, qui assiège les estrades, tout se passe dans un bel ordre. Les troupes massées sur les trois autres côtés de la place sont au port d’armes. Leur tenue est exemplaire. Elles se sentent surveillées par des yeux jaloux. Les Messins qui les considèrent se disent leur admiration. Ce prestige assurément exagéré qui environnait autrefois les troupes allemandes, qui prêtait un lustre singulier à leurs uniformes et qui était si douloureux à voir pour nous autres Lorrains, — cette splendeur victorieuse, elle est sur nos soldats, elle illumine les cimiers des casques, elle redresse la taille du plus petit fantassin et elle met comme un reflet d’azur sur les plus ternes capotes. Ils en sont frappés autant que nous, les rares Allemands qui ont réussi à se faufiler, on ne sait comment, dans cette enceinte officielle. J’ai derrière moi un enfant boche, renfrogné, silencieux et têtu, qui s’est agrippé à un poteau de l’estrade et qui, continuellement, dans son effort enragé pour se maintenir accroché et pour voir la gloire française, de ses pieds et de ses mains bourre les flancs et les dos des spectateurs les plus proches. On a beau le rabrouer, le bousculer, et, comme nous disons ici, le « gùgner » à coups de canne et de parapluie, il reste cramponné à son poteau, inextirpable et muet, tel l’esclave attaché aux pas du triomphateur antique…

Mais le terre-plein s’anime de plus en plus. À tout instant, des estafettes le traversent, des officiers d’État-major viennent se ranger au pied de la tribune. Et puis, ce sont les grands chefs, les illustrations de la guerre, qui font leur entrée : le maréchal Joffre, en culotte rouge et haut képi galonné, le général Mangin, le général Gouraud. Dès qu’on les reconnaît, des acclamations s’élèvent, des applaudissements éclatent. Chacun a son ovation. Parmi les chapeaux melons et les pardessus bourgeois des députés qui viennent prendre place, la soutane et la coiffure ecclésiastique de l’abbé Lemire font une silhouette inattendue : nos Messins se signalent le populaire et vaillant député d’Hazebrouck, qui est accueilli par toute une manifestation de sympathie. Soudain, les tambours battent aux champs, on entend mugir la Marseillaise, le « garde à vous ! » passe comme un souffle brusque sur les troupes immobiles, et, avec les flammes rouges et blanches de leurs fanions, fièrement campés sur leurs étriers, débouchent à une vive allure les cavaliers de l’escorte présidentielle.

« Voici Poincaré ! Voici Clemenceau ! » On grimpe sur les bancs pour les voir. Tout le monde est debout. Les vivats partent en une immense clameur… Et ce fut une chose très simple, — très émouvante et très belle dans sa simplicité. Les Allemands habitués à l’emphase, à la pompe massive des parades impériales, ont dû être déconcertés par cette grandeur exempte de tout effet théâtral. Tête nue, le chapeau à la main, sans autre ornement que le cordon rouge de la Légion d’honneur, mais soulevé par l’indicible émotion qui pâlissait son visage et qui mettait dans sa voix une ampleur et une puissance extraordinaires, — os magna sonaturum, — le Président, en cette minute sans pareille, sut traduire aux yeux de tous la majesté du peuple français. Il eut les mots qu’il fallait, lorsque, tendant au maréchal Pétain le bâton de velours bleu étoilé d’or, il évoqua le souvenir du maréchal Fabert, le glorieux enfant de Metz, à qui le Roi de France conféra cette même dignité suprême de la hiérarchie militaire. Et il eut aussi le plus heureux, le mieux inspiré des mouvements, lorsque, après avoir donné l’accolade au nouveau maréchal, il embrassa, en une éclatante et patriotique attestation de l’union sacrée, le vieil homme d’État qui, au bord de l’abîme, ne désespéra point de la Patrie. Aussi peu Tigre que possible, M. Clemenceau montra aux foules lorraines une figure paternelle et souriante, qui lui gagna instantanément tous les cœurs. Sous ses grosses moustaches blanches et ses sourcils en broussaille, il fut le grand’père, un peu bourru, mais si brave homme ! qui apporte à ses petits-enfants le cadeau de la Saint-Nicolas. À côté du Président personnifiant la France forte de son droit et de la vaillance de ses fils, la France victorieuse qui rentre dans sa maison, — ce vieux Gaulois au cœur guerrier ne voulut être que l’aïeul qui vient présider une fête de famille.

Les deux Présidents ont regagné leur place sur l’estrade… Tout à coup, au centre du terre-plein, un grand éclair d’or et d’argent déchire l’espace. D’un geste rigide et dominateur, d’un seul mouvement en une explosion farouche, les clairons s’érigent vers les nues, comme pour convoquer à cette fête, des quatre coins de l’horizon, tous les morts héroïques, tous les martyrs obscurs de la grande guerre. Les sonneries françaises emplissent le ciel de la terre reconquise. Une émotion terrassante étreint, en cette minute, toutes les âmes… Les Messins qui sont là évoquent une scène déjà vieille de huit ans et qui fut réellement la préfiguration de celle-ci. C’était pendant l’été de 1910, un beau dimanche ardent et splendide. À la fin d’un après-midi écrasé de chaleur, une rumeur mystérieuse se répand en ville : les gymnastes de Samain, tous enfants de Metz, avec leurs insignes et leurs costumes français, vont défiler en pleine rue. À l’heure dite, chacun se précipite aux portes et aux fenêtres. Sur la place d’Armes, autour de la statue de Fabert, au milieu des policiers allemands qui les surveillent, des officiers qui s’enquièrent de ce qu’il y a, — les Français attendent le passage des audacieux jeunes gens. Un silence lourd pèse sur la multitude, un silence religieux, effrayant, comme à l’approche d’une catastrophe… On les voit venir, ces annonciateurs de la Délivrance ; leurs vareuses blanches, leurs képis rouges resplendissent, et, soudain, dans cet air embrasé, chargé des plus extrêmes émotions, les clairons de France éclatent en une sonnerie douloureuse et triomphale. Rien. Pas un cri, pas un applaudissement au milieu de cette foule ivre de la Patrie qui passe. Le visage contracté de fureur, les policiers, les officiers allemands assistent à ce drame muet, et, quand leurs yeux croisent ceux des vaincus, ils peuvent y lire déjà comme une revanche et comme une promesse de victoire…

Cette scène inoubliable, nous l’avons tous présente à nos mémoires, tandis que les clairons sonnent. Ah ! quelle joie nous emporte ! Cette fois, c’est la joie sans contrainte. C’est l’hosanna clamé à pleine poitrine… Mais les troupes s’ébranlent pour la revue, précédées par la musique américaine, qui joue la Marseillaise. Ils défilent pendant près d’une heure. Cette revue fut vraiment unique et merveilleuse par l’intensité du sentiment qui, du plus humble des soldats jusqu’au maréchal de France, tendait à les briser toutes les fibres et faisait fulgurer tous les yeux. Lorsque les officiers passaient, le cou rejeté en arrière, les yeux fixes et en quelque sorte hallucinés, l’épée frémissante au bout du bras tendu, comme pour une oblation de tout leur sang et de toute leur âme à la Patrie, — en cette minute, la figuration officielle avait disparu : il n’y avait plus alors, planant par-dessus nos têtes, que la France invisible et omni-présente, la France ressuscitée, vers qui montaient les regards extatiques de ces jeunes soldats, la France debout sur ses trophées rajeunis, plus belle d’avoir été sauvée au prix d’un tel amour et de tels sacrifices. Cette beauté éclate avec une si radieuse, une si poignante évidence, qu’elle arrache un cri d’admiration à un des personnages officiels :

— Ah ! que c’est beau ! que c’est beau !

Celui qui a poussé ce cri, c’est Léon Mirman, mon ancien camarade de l’École normale, le représentant, à Metz, de la République française. Je vois la flamme de ses yeux, le rayonnement de son visage. Et voici qu’un très ancien et très émouvant souvenir remonte pour moi du fond de notre commun passé… Mirman, te souviens-tu de ce soir du 2 décembre 1885, où, dans une salle obscure de la rue d’Ulm, à l’occasion de cet anniversaire historique, avec une sincérité candide et un art déjà très exercé du bien dire, tu nous récitas les vers épiques de l’Expiation ? Ce soir-là, je me le rappelle, tu avais dans les yeux et sur le visage le même rayonnement et la même flamme. Nous nous connaissions à peine, et, néanmoins, par une sympathie subite et inexplicable, j’allai vers toi. Maintenant je sais pourquoi. Sans aucun doute, j’avais le pressentiment que ce serait toi qui, dans Metz purifié, présiderais à l’expiation de la honteuse iniquité de 1870 ; qu’un autre jour de décembre, radieux celui-là et illuminé par la victoire, les soldats de notre pays fouleraient de leurs souliers encore boueux de la bataille notre vieille Esplanade messine, que la France rentrerait chez elle, — et que nous serions là, tous les deux, pour voir ce grand jour…

À ce point d’exaltation, les paroles ne peuvent plus traduire les sentiments : il n’y a que les larmes. Je considère ceux qui sont assis sur la tribune, devant qui et pour qui défilent les armées de la République. Les deux Présidents n’essaient pas de dissimuler la violence de leurs émotions. Leurs yeux sont humides. Ils pleurent des larmes silencieuses. Ces larmes des puissants, quel plus beau témoignage de l’humaine faiblesse ! Dans cette atmosphère d’enthousiasme, de piété patriotique, qui s’achève en un élan de mystique abdication, elles sont l’aveu que la part des hommes est petite dans les événements inouïs qui se déroulent. Impuissant à sentir et à exprimer toute sa joie, comme il a été impuissant à comprendre et à diriger le foisonnement formidable, la marche irrésistible des faits, l’homme s’humilie devant la grande Force mystérieuse et providentielle qui s’est jouée de ses combinaisons et qui a dépassé tous ses espoirs. Sans trop bien le savoir, au milieu des doutes, des contradictions, des défaillances passagères, — encore une fois, les Francs, entraînant avec eux le reste du monde, auront accompli le geste de Dieu.


C’est fini. L’Esplanade se vide. Par la rue Serpenoise, où la foule s’écrase, où les vivats ne cessent de retentir, le cortège s’achemine vers l’Hôtel de Ville et la Cathédrale.

Cette Cathédrale de Metz, si belle dans sa simplicité toute classique, avec ses hautes voûtes aussi élancées que celles d’Amiens et de Paris, avec ses immenses verrières qui épanouissent leurs couleurs apaisées sur toute la surface du transept, — c’est un endroit à souhait pour méditer. Tandis que, au dehors, sur la place d’Armes, les cuivres des musiques militaires éclatent en accords triomphaux, je songe au lendemain de la fête. Célébrer la victoire est une récompense magnifique. Nous l’avons eue, c’est déjà de l’histoire. Maintenant, il faut garder notre bien. Des devoirs commencent pour nous, qui seront au moins aussi austères et peut-être aussi lourds que les devoirs de la guerre. Ceux qui rêvent de recommencer demain la farandole du plaisir sont des insensés. Il serait honteux de rendre vain le sacrifice de nos morts. Plus que jamais, avec les peuples qui nous ont aidés à vaincre, ils nous adjurent d’être unis et forts, comme il convient à une grande nation.


Louis Bertrand.
  1. En dialecte lorrain : « une oie et trois oisons. »