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Le Rhin/XXXII

La bibliothèque libre.
Hetzel (Tome 3p. 81-83).
LETTRE XXXII


BALE


Paysages. — Profil des compagnons de voyage de l’auteur. — Joli costume des jeunes filles. — Ce qu’un philosophe peut conduire. — Ici le lecteur voit passer un peu de forêt Noire. — Bâle. — L’hôtel de la Cigogne. — Théorie des fontaines. — Tombeau d’Érasme. — Autres tombeaux.


Bâle, 7 septembre.

Hier, cher ami, à cinq heures du matin, j’ai quitté Freiburg. À midi j’entrais dans Bâle. La route que je fais est chaque jour plus pittoresque. J’ai vu lever le soleil. Vers six heures il a puissamment troué les nuages et ses rayons horizontaux sont allés au loin faire surgir à l’horizon les gibbosités monstrueuses du Jura. Ce sont déjà des bosses formidables. On sent que ce sont les dernières ondulations de ces énormes vagues de granit qu’on appelle les Alpes.

Le coupé de la diligence badoise était pris. L’intérieur était ainsi composé : un bibliothécaire allemand, triste d’avoir oublié sa blouse dans une auberge du mont Rigi ; un petit vieillard habillé comme sous Louis XV, se moquant d’un autre vieillard en costume d’incroyable qui me faisait l’effet d’Elleviou en voyage, et lui demandant s’il avait vu le pays des grisons ; enfin un grand commis marchand, colporteur d’étoffes, et déclarant avec un gros rire que, comme il n’avait pu placer ses échantillons, il voyageait en vins (en vain) ; de plus ayant sur les joues des favoris comme les caniches tondus en ont ailleurs. ― Voyant ceci, je suis monté sur l’impériale.

Il faisait assez froid ; j’y étais seul.

Les jeunes filles de ce côté du Haut-Rhin ont un costume exquis ; cette coiffure-cocarde dont je vous ai parlé, un jupon brun à gros plis assez court et une veste d’homme en drap noir avec des morceaux de soie rouge imitant des crevés et des taillades cousus à la taille et aux manches. Quelques-unes, au lieu de cocarde, ont un mouchoir rouge noué en fichu sous le menton. Elles sont charmantes ainsi. Cela ne les empêche pas de se moucher avec leurs doigts.

Vers huit heures du matin, dans un endroit sauvage et propre à la rêverie, j’ai vu un monsieur d’âge vénérable, vêtu d’un gilet jaune, d’un pantalon gris et d’une redingote grise, et coiffé d’un vaste chapeau rond, ayant un parapluie sous le bras gauche et un livre à la main droite. Il lisait attentivement. Ce qui m’inquiétait, c’est qu’il avait un fouet à la main gauche. De plus, j’entendais des grognements singuliers derrière une broussaille qui bordait la route. Tout à coup la broussaille s’est interrompue, et j’ai reconnu que ce philosophe conduisait un troupeau de cochons.

Le chemin de Freiburg à Bâle court le long d’une magnifique chaîne de collines déjà assez hautes pour faire obstacle aux nuages. De temps en temps on rencontre sur la route un chariot attelé de bœufs conduit par un paysan en grand chapeau, dont l’accoutrement rappelle la basse Bretagne ; ou bien un roulier traîné par huit mulets ; ou une longue poutre qui a été un sapin, et qu’on transporte à Bâle sur deux paires de roues qu’elle réunit comme un trait d’union ; ou une vieille femme à genoux devant une vieille croix sculptée. Deux heures avant d’arriver à Bâle, la route traverse un coin de forêt : des halliers profonds, des pins, des sapins, des mélèzes ; par moments une clairière, dans laquelle un grand chêne se dresse seul comme le chandelier à sept branches ; puis des ravins où l’on entend murmurer des torrents. C’est la Forêt-Noire.

Je vous parlerai de Bâle en détail dans ma prochaine lettre. Je me suis logé à la cigogne, et, de la fenêtre où je vous écris, je vois dans une petite place deux jolies fontaines côte à côte, l’une du quinzième siècle, l’autre du seizième. La plus grande, celle du quinzième siècle, se dégorge dans un bassin de pierre plein d’une belle eau verte, moirée, que les rayons du soleil semblent remplir, en s’y brisant, d’une foule d’anguilles d’or.

C’est une chose bien remarquable d’ailleurs que ces fontaines. J’en ai compté huit à Freiburg ; à Bâle il y en a à tous les coins de rue. Elles abondent à Lucerne, à Zurich, à Berne, à Soleure. Cela est propre aux montagnes. Les montagnes engendrent les torrents, les torrents engendrent les ruisseaux, les ruisseaux produisent les fontaines ; d’où il suit que toutes ces charmantes fontaines gothiques des villes suisses doivent être classées parmi les fleurs des Alpes.

J’ai vu de belles choses à la cathédrale, et j’en ai vu de curieuses ; entre autres, le tombeau d’Erasme. C’est une simple lame de marbre, couleur café, posée debout, avec une très longue épitaphe en latin. Au-dessus de l’épitaphe est une figure qui ressemble, jusqu’à un certain point, au portrait d’Erasme par Holbein, et au bas de laquelle est écrit ce mot mystérieux : Terminus. Il y a aussi le sarcophage de l’impératrice Anne, femme de Rodolphe De Habsbourg, avec son enfant endormi près d’elle ; et, dans un bras de la croisée, une autre tombe du quatorzième siècle sur laquelle est couchée une sombre marquise de pierre, la dame de Hochburg. ― Mais je ne veux pas empiéter ; je vous conterai Bâle dans ma prochaine lettre.

Demain, à cinq heures du matin, je pars pour Zurich, où vient d’éclater une petite chose qu’on appelle ici une révolution. Que j’aie une tempête sur le lac, et le spectacle sera complet.