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Le Rival de Sherlock Holmes (Fleischmann)/05

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 50-57).


CHAPITRE V

L’homme à la barbe rousse vient donner le premier avertissement et William Hopkins commence l’enquête.



Le lendemain de cette visite au Standard Trust, pris d’une assez violente migraine, j’étais resté assez tard au lit. Vers dix heures environ la sonnette électrique éclata dans l’antichambre, et je reconnus le coup de pouce de William Hopkins. Il entra bientôt, tenant une dépêche à la main.

— Bonjour, Sanfield. Il y a du nouveau.

— Ah ! en vérité ?

Je me dressai sur mon lit.

— Lisez, dit Hopkins en me tendant le papier froissé.

Il se laissa tomber dans un fauteuil, alluma un cigare et en silence, les jambes allongées sur le tapis, la tête renversée sur le dossier, les yeux au plafond, attendit paisiblement la fin de ma lecture.

La dépêche très brève était signée de Sam Harrisson :

« Venez. Les choses se précipitent. Urgence. »

— Il semble que le gaillard ait du flair, dit Hopkins en reprenant la dépêche.

— Qu’allez-vous faire ?

— Aller au Standard Trust ainsi qu’on m’y convie, et je venais vous chercher. Il est fâcheux, Sanfield, que vous ne soyez pas prêt.

— J’ai une migraine atroce.

— Levez-vous quand même, le grand air calmera cela.

C’était un ordre. D’ailleurs l’affaire de cette conspiration commençait trop à me passionner pour résister à l’ardent désir d’en voir se dérouler devant moi les péripéties. Je me levai donc et dix minutes après un cab nous menait vers la 8e avenue. Cette fois il n’y avait avec Sam Harrisson que MM. Lemox et Mortimer. Devant eux, sur la table, était posée une boîte haute et étroite au couvercle détaché.

— Ah ! vous voilà, M. Hopkins, dit le roi des chemins de fer en allant à la rencontre de mon ami.

— Vous désiriez me voir ? Qu’y a-t-il de neuf, gentleman ?

— Ceci, dit M. Mortimer en désignant la boîte oblongue sur la table.

William Hopkins prit la boîte.

Prenez garde, dit M. Lemox, cela semble dangereux.

L’ayant considérée sur toutes ses faces, Hopkins retira de la boîte un objet noir, cylindre autour duquel était enroulé une mèche.

— C’est une bombe, dit-il simplement.

— C’est ce que je disais ! observa M. Mortimer.

— Lequel de vous, gentlemen, a reçu cet objet ?

— Moi, dit le roi des transatlantiques.

— Bien. Veuillez prendre la peine de me conter la chose.

Sans attendre qu’on l’y eût invité, Hopkins prit un siège, s’assit confortablement et me fit signe de l’imiter. Je m’assis à mon tour et M. Mortimer parla :

— Ce matin, pendant ma promenade habituelle, un homme s’est présenté à mon hôtel de Kensington-Park, avec ce paquet soigneusement enveloppé. Il s’est adressé au portier et l’a prié instamment de me remettre personnellement la chose.

— Bien. Le portier connaissait-il cet homme ?

— Il assure que non.

— Bien. Comment a-t-il décrit l’aspect de cet homme ?

— L’homme était vêtu d’un grand manteau et avait la barbe rousse.

— Bien. Et les cheveux ?

— Ils étaient roux aussi, naturellement. La question semble inutile.

— Pas si inutile que vous pouvez le penser, gentleman. L’homme pouvait avoir la barbe rousse et les cheveux noirs.

— Cela se rencontre rarement, observa M. Mortimer avec un sourire non dénué de raillerie.

— Jamais, riposta Hopkins, excepté quand cet homme porte une fausse barbe.

— Qui vous l’a dit ? s’écria M. Mortimer.

— Je le devine, car une barbe rousse n’est pas un ornement et quand la nature vous l’accorde on s’en prive volontiers. L’homme pouvait avoir la barbe rousse, mais fausse, car rien n’enlève davantage au visage son caractère qu’une barbe rousse. Si l’homme est habile il aura songé à la perruque. Cet homme avait-il la chevelure rousse ?

— Je ne sais pas, dit le roi des transatlantiques.

— Le portier nous le dira, continua William Hopkins. Est-ce là tout ce que l’homme dit au portier ?

— Il ajouta : « Veuillez dire à M. Mortimer qu’il s’agit de l’affaire des mines. » De là je conclus que la bombe était l’avertissement que faisaient prévoir les lettres anonymes reçues depuis deux jours.

— Et vous avez certainement raison, gentleman.

— Que comptez-vous faire, M. Hopkins ? demanda Sam Harrisson.

— Commencer l’enquête. M. Mortimer avez-vous votre voiture ?

— Oui. J’ai une auto.

— Celle-là que j’ai remarquée devant le portail de la maison, rouge avec des filets noirs.

— Vous êtes observateur, M. Hopkins ! s’écria le roi des transatlantiques surpris.

— C’est mon métier, confessa timidement mon ami. M. Mortimer, continua-t-il, voudra bien nous conduire à Kensington-Park. Il y aura là peut-être des renseignements à recueillir.

Nous prîmes congé de M. Lemox et de M. Harrisson. L’automobile de M. Mortimer en quelques minutes nous déposa devant le perron royal de l’hôtel de Kensington-Park. La description de ce magnifique immeuble ne peut être d’aucun intérêt pour ce récit, aussi bien ne convient-il pas de s’y arrêter outre mesure. L’élément de curiosité était pour Hopkins dans l’interrogatoire du portier. Mandé par un valet de pied il vint dans le salon où tous trois nous l’attendions.

C’était un homme de haute taille, très décoratif, très convaincu de l’importance de son rôle dans la domesticité de l’hôtel. À la première question de Hopkins il le toisa avec un regard où se lisait le plus profond des mépris. Il fallut pour le décider à parler que M. Mortimer lui-même intervint :

— James, répondez à monsieur comme à moi-même.

— À quelle heure l’homme roux est-il venu ? interrogea William Hopkins.

— À huit heures.

— Combien de temps après le départ de votre maître ?

— Une heure environ.

— Il avait la barbe rousse ?

— Parfaitement.

— Et les cheveux ?

— Les cheveux étaient gris.

— Comment gris ? s’exclama M. Mortimer.

— Oui, Monsieur, les cheveux étaient gris.

— Mais vous êtes fou, James !

— Que vous a dit l’homme ? interrompit Hopkins.

— Il m’a prié de remettre le paquet à M. Mortimer, particulièrement.

— C’est tout ?

— Oui, c’est tout. Le paquet remis il est parti.

— Cependant ne vous a-t-il pas parlé de mines ?

— Non, aucunement.

— Voyons, James, perdez-vous la raison ? cria le roi des transatlantiques. Cet homme vous a dit : « Veuillez dire à M. Mortimer « qu’il s’agit de l’affaire des mines. » Ne me l’avez-vous pas répété ?

— Moi, Monsieur ?

— Évidemment vous, James, qui voulez-vous que ce soit ? Où donc avez-vous la tête.

— Ce pauvre homme est évidemment troublé, dit Hopkins, on ne saurait lui en vouloir. Gentleman, ce que je sais de l’homme me suffit. Vous pouvez renvoyer le portier.

— Sortez ! dit M. Mortimer d’un ton dénonçant la colère. L’homme tourna sur lui-même et gagna la porte. Quand il fut sorti le maître de l’hôtel demanda :

— Qu’en faut-il penser, M. Hopkins ?

— Rien, en attendant d’autres événements, gentleman. Je pense que nous devons encore laisser agir l’homme à la barbe rousse. Il est jusqu’à présent maître de ses gestes comme charbonnier est maître dans sa maison. Attendons. Les plus fins se laissent toujours prendre.

— Désirez-vous que mon automobile vous reconduise chez-vous ?

— Non, en vérité, merci. J’ai quelques courses à faire encore ce matin. Je n’en userai donc pas. J’aurai, je pense, le plaisir de vous revoir ce soir au Standard Trust ?

— Certes oui.

— En ce cas j’aurai peut-être des nouvelles.

Nous sortîmes. Côte à côte nous marchions, Hopkins plongé dans le silence de ses réflexions. Arrivé au coin de la grande avenue qui troue le quartier neuf de Saltlake je sentis la main de mon ami me saisir le bras. Il était pâle, les yeux extraordinairement brillants.

— Qu’avez-vous donc, Hopkins, m’écriai-je saisi de frayeur.

— J’ai trouvé, me dit-il à voix basse.