Le Robinson suisse/VII

La bibliothèque libre.
Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 63-Ill.).

CHAPITRE VII

Nous donnons des noms aux endroits où il nous était arrivé quelque chose de remarquable. — Découverte d’un champ de pommes de terre par Ernest. — L’aloès, le cactier, la vanille, l’ananas. — Le karatas ou arbre à amadou. — La cochenille. — Nous fabriquons un traîneau. — Ernest pèche un énorme saumon et tue un kanguroo.


À la fin du souper je fis aux enfants une proposition que je savais devoir leur être agréable.

« Nous devrions, leur dis-je, donner des noms particuliers à chacun des endroits où nous nous sommes arrêtés, sur cette terre hospitalière, depuis notre naufrage. Il ne faudra pas toucher aux côtes, qui, probablement, ont reçu déjà un nom de quelque voyageur, et sont mises sous la protection d’un saint ou d’autres personnages célèbres. À l’avenir nous nous comprendrons mieux et plus vite quand il y aura une course ou une excursion à faire.

— Bravo ! bravo ! s’écria Jack ; oui, papa, cherchons des noms bien difficiles : Monomotapa, Zanguebar, Coromandel, ce sont des mots qui sonnent fort à l’oreille.

— Et pourquoi prendre des noms étrangers ? repris-je ; empruntons des noms à notre propre langue, et commençons par la baie où nous avons pris terre : il faut l’appeler Baie du Salut ; la hauteur d’où vainement nous avons cherché à découvrir les traces de nos compagnons sera le cap de l’Espérance trompée ; le lieu où nous campâmes pour la première fois, Logis sous la tente (Zeltheim) ; la petite île où nous trouvâmes le requin portera le nom de ce poisson, Île du Requin (Slaginsel) ; le marais où Fritz tua son flamant, Marais du Flamant (Flamant-Zumpf). » Quand nous fûmes arrivés au nom à donner à notre maison aérienne, les uns voulaient l’appeler : Maison aux Figues ; les autres, Nid d’Aigle. Je leur dis qu’il valait mieux l’appeler Falkenhorst (nid de faucons), puisque mes enfants étaient une vraie nichée d’oiseaux pillards comme les faucons, de noble race comme eux, et capables d’instruction.

« Adopté ! adopté ! dirent-ils tous ; Falkenhorst ! va pour Falkenhorst ! »

Il y eut aussi la Rivière du Chacal, la plaine du Porc-Épic, etc.

La fraîcheur du soir nous invitait à la promenade ; nous partîmes tous pour Zeltheim, non par l’ancienne route, mais en suivant le ruisseau. Nous avions nos armes à feu et nos arcs, des cordes, des petits filets. Turc et Bill ouvraient la marche ; le singe venait ensuite ; le flamant lui-même voulut être de la partie : d’abord il s’était mis à côté des enfants ; ennuyé bientôt de leurs espiègleries, il se réfugia sous la protection de ma femme.

Ernest, qui s’était un peu écarté, revint en courant vers nous ; il tenait à la main une tige assez longue à laquelle pendaient des petites boules rondes de couleur verte. À la forme de la feuille et de ces petits fruits, je crus reconnaître, comme Ernest, la pomme de terre. Nous nous dirigeâmes vers le lieu où mon fils avait fait sa merveilleuse trouvaille. Grande fut notre joie à la vue d’un immense champ de pommes de terre, les unes en fleur, les autres déjà mûres.

Jack cherchait à rabaisser le mérite de son frère, et disait qu’il aurait pu découvrir les pommes de terre aussi bien que lui, s’il était allé du même côté.

« Pourquoi rabaisser le mérite de ton frère ? répliqua sa mère. Tu es très-étourdi, et tu aurais bien pu passer par ici sans même remarquer cette plante précieuse ; Ernest, au contraire, examine et observe tout avec soin et attention. »

Nous déterrâmes une grande quantité de pommes de terre, et, après les avoir mises dans nos gibecières, nous continuâmes notre route vers Zeltheim, malgré les réclamations de Jack, qui se plaignait d’être déjà un peu trop chargé.

« Mes enfants, dis-je, la découverte d’Ernest est pour nous d’un prix inestimable ; rendons-en grâces à Dieu ; cette nouvelle faveur de la Providence me rappelle à propos ce passage des saintes Écritures, où le Psalmiste « remercie le Seigneur d’avoir procuré de la nourriture à son peuple errant et mourant de faim au milieu du désert aride. »

Bientôt nous eûmes atteint la chaîne de rochers d’où tombait en cascade notre ruisseau, qui se répandait ensuite dans la prairie à travers de hautes herbes qu’il nous fallut traverser, non sans difficulté ; alors la mer se montra à notre droite, dans un horizon lointain ; les rochers, à notre gauche, étaient couverts de plantes les plus variées et les plus rares, plantes grasses, plantes épineuses : l’aloès aux girandoles blanches, la figue d’Inde aux larges feuilles, le cactier avec ses fleurs de pourpre, les jasmins jaunes et blancs, les vanilles odorantes, la serpentine aux rameaux souples et élancés, enfin l’ananas, le roi des fruits, dont nous nous régalâmes à cœur joie. On aurait dit vraiment que nous nous trouvions devant une de ces magnifiques serres chaudes d’Europe ; mais, au lieu de petits pots, de casiers, d’étroits gradins en planches, des rochers soutenaient sur leurs larges saillies eu laissaient sortir ces fleurs et ces plantes.

Je fis encore une autre découverte, celle du karatas aux larges feuilles terminées en pointe et qui peuvent servir à faire du fil, tandis que la tige donne de l’amadou, et, broyée et pulvérisée, devient un excellent appât pour prendre le poisson. « Mes enfants, m’écriai-je, accourez ici ; venez voir une plante bien plus précieuse, par son utilité, que les ananas. »

C’est à peine si mes petits gourmands, très-occupés à manger des ananas, daignèrent regarder mon karatas ; puis ils me dirent en riant qu’ils l’examineraient quand il porterait des fruits. Alors je me tournai vers Ernest ; je lui demandai s’il pourrait m’allumer du feu avec mon briquet.

« Papa, me répondit-il, très-volontiers, mais je n’ai pas d’amadou.

moi. — Eh bien, ne peux-tu pas m’allumer du feu sans amadou ?

ernest. — Si, à la manière des sauvages, en frottant deux morceaux de bois l’un contre l’autre jusqu’à ce qu’ils prennent feu.

moi. — Moyen un peu long ; et puis, du bois convenable pour cela, je n’en vois pas ici.

ernest. — Comment faire ?

moi. — Tiens, regarde ! »

Après avoir arraché une des tiges du karatas, j’en ôtai la moelle et je l’allumai à l’instant même en frappant au-dessus deux pierres à fusil. Mes enfants furent remplis d’admiration, et ma femme apprit avec plaisir qu’on pouvait tirer du fil des feuilles de la même plante. Elle commençait déjà à s’inquiéter en voyant diminuer de jour en jour les quelques pelotons sauvés par elle du naufrage.

Fritz, en son nom propre et au nom de ses frères, déclara le karatas supérieur à l’ananas ; seulement il regrettait que les plantes que nous examinions eussent, pour la plupart, beaucoup d’épines. Je lui expliquai que ces épines et ces aiguillons rendaient les cactiers et les nopals ou raquettes très-utiles pour faire de bons murs de clôture infranchissables aux bêtes féroces les plus audacieuses. Ernest examinait avec une profonde attention une figue épineuse toute couverte de petits insectes rouges qu’il ne parvenait point à faire tomber. « Serait-ce la fameuse cochenille ? me demanda-t-il.

— Tu as deviné juste, lui dis-je ; oui, c’est la cochenille, qui donne la belle teinture écarlate si estimée dans le commerce, et qui se vend à un prix si élevé. »

Tout en continuant de parler sur ces merveilles de la nature, nous arrivâmes à la rivière du Chacal, qui fut traversée dans un endroit guéable : pour passer sur notre pont, il eût fallu remonter beaucoup trop loin ; nous revîmes notre tente (Zeltheim), où tout était en ordre. Nous prîmes du beurre, pendant que Jack et Ernest parvenaient, non sans peine, à se rendre maîtres d’une paire d’oies et d’une paire de canards ; ils durent même les pêcher, pour ainsi dire, au moyen de longues ficelles auxquelles ils attachèrent des petits morceaux de fromage que les oiseaux aquatiques avalèrent gloutonnement. Turc, qui avait été couvert d’une espèce de cotte de mailles faite avec les dards du porc-épic, se vit avec plaisir débarrassé de ce singulier accoutrement, et porta une charge de sel fixée par des cordes sur son dos. Nous mêlâmes nos éclats de rire aux cris des oies et des canards, qui semblaient dire adieu à la baie de Zeltheim, et aux aboiements de nos chiens ; puis nous repartîmes pour Falkenhorst par le grand pont, et, sans encombre, nous arrivâmes à notre gîte. Ma femme, ayant allumé du feu, nous prépara des pommes de terre pour le souper ; elle alla ensuite traire la vache et les chèvres, pendant que je rendais les volailles à la liberté et les conduisais près du ruisseau, après avoir eu soin de leur couper les plus longues plumes des ailes pour les empêcher de s’envoler.

Les pommes de terre nous furent servies toutes fumantes dans un grand plat, avec du lait, du beurre salé et un morceau de fromage de Hollande ; le repas, fort bon déjà par lui-même, nous parut encore meilleur, grâce à la fatigue et à l’appétit.

Après avoir remercié Dieu des nouveaux bienfaits qu’il lui avait plu de nous accorder en ce jour heureux, nous montâmes dans notre demeure aérienne, où le sommeil ne tarda pas à nous fermer les yeux.

En revenant la veille le long du rivage, j’avais remarqué, au milieu de quantité d’autres choses, différentes pièces de bois courbées qui me paraissaient propres à faire une sorte de traîneau pour amener de Zeltheim à notre arbre des tonnes, des caisses de provisions dont nous avions besoin, et qu’il nous eût été impossible de transporter à bras ni même à dos d’âne. Avant donc que ma femme fût éveillée, je partis avec Ernest seulement, dont je voulais secouer la paresse par cette excursion un peu matinale. L’âne nous suivait.

Pendant que nous marchions, je demandai en riant à mon fils s’il n’était pas trop fâché d’avoir dû se lever sitôt, et surtout d’être privé du plaisir d’abattre quelques grives et quelques ortolans, comme je le lui avais promis la veille. « Non, papa, me répondit-il, je suis très-content de vous accompagner ; pour les grives et les ortolans, mes frères, croyez-le bien, n’en feront pas un grand massacre et m’en laisseront encore à tuer à mon retour.

moi. — Tu crois donc tes frères bien mauvais chasseurs ?

ernest. — D’abord ils oublieront de remplacer les balles qui sont dans leurs fusils par de la grosse cendrée ; puis ils tireront d’en bas, et n’atteindront pas plus haut que les premières branches.

moi. — Tes réflexions ne manquent pas de justesse ; tu agis toujours avec calcul et connaissance de cause ; mais sache, mon ami, qu’il se rencontre dans la vie bien des circonstances où il faut prendre une résolution subite, sans différer d’un instant. Que ferais-tu, par exemple, si, tout à coup, un ours s’élançait vers nous ?

ernest. — Ma foi, je crois que je me sauverais au plus vite.

moi. — Au moins tu parles avec franchise ; mais crois-tu que l’ours ne serait pas meilleur coureur que toi, et ne te rattraperait pas bientôt ?

ernest. — Eh bien, je l’attendrais sans trembler en lui présentant le canon de mon fusil.

moi. — Tu agirais d’une manière imprudente ; de loin tu pourrais ne le blesser que légèrement ; de près, si ton fusil ratait, tu serais perdu.

ernest. — Je me coucherais par terre et ferais le mort, laissant l’ours me retourner tout à son aise.

moi. — Mauvais expédient : les ours s’attaquent aux morts comme aux vivants. Le meilleur parti, selon moi, serait de se retrancher derrière l’âne, que nous abandonnerions à la voracité de l’ours ; ainsi nous aurions le temps de fuir ou de tirer à coup sûr. »

Cependant nous arrivâmes au rivage sans avoir rencontré cet ours contre lequel nous formions de si beaux plans de campagne.

Il ne me fut pas difficile de trouver les pièces de bois dont j’avais besoin ; je les attachai en travers sur une large planche que l’âne traînait au moyen de deux cordes, et, pour compléter mon chargement, je mis au milieu une petite caisse trouvée dans le sable.

Mon fils conduisait l’animal par la bride tandis que, resté en arrière, je soulevais le traîneau quand nous rencontrions des pierres ou des trous.

Arrivés à Falkenhorst, on nous reçut avec des démonstrations de joie ; on ouvrit la petite caisse, dans laquelle on croyait trouver des choses précieuses, et qui ne renfermait pourtant que du linge commun et des habits de matelots très-avariés par l’eau.

Ma femme ne put s’empêcher de m’adresser quelques reproches sur mon départ imprévu et clandestin ; je la calmai en lui montrant mes pièces de bois, dont nous voulions faire un traîneau pour transporter à notre nouvelle habitation la tonne de beurre et d’autres provisions restées à Zeltheim ; nous déjeunâmes avec grand appétit.

En notre absence, Fritz et Jack avaient chassé aux grives et aux ortolans, dont ils avaient abattu deux ou trois douzaines en consommant une énorme quantité de poudre.

Comme je tenais beaucoup à notre poudre, je les engageai à la ménager et à se servir dorénavant de lacets et de collets pour prendre le gibier. Pendant que Jack et François s’occupaient à cette besogne, Fritz et Ernest travaillèrent avec moi au traîneau.

Tout à coup nos poules poussèrent des cris d’alarme ; nous accourûmes à leur secours : c’était notre singe qui venait de leur enlever un œuf fraîchement pondu. Le singe reçut sa juste punition et fut attaché solidement.

Le soir même nous plaçâmes des collets dans le figuier, mais avec précaution et seulement du côté où n’allaient point nos pigeons, que nous eussions été très-fâchés de rendre victimes de notre stratagème. Nous mangeâmes au dîner bon nombre de grives et d’ortolans, tués le matin à coups de fusil, ou pris dans l’après-midi à l’aide des lacets. Aussitôt le repas fini, ayant attaché la vache et l’âne à notre traîneau, formé de trois solives recourbées, jointes par trois traverses, avec courbure au-dessous, nous partîmes Ernest et moi pour Zeltheim ; Bill nous accompagnait. Turc resta avec notre famille. En suivant le chemin de la mer nous gagnâmes Zeltheim sans aventure.

Nos bêtes furent dételées et purent paître en liberté dans les environs ; mais, pendant que nous faisions notre chargement de beurre, de fromage, de biscuits, d’outils, de poudre, de plomb, etc., l’âne et la vache, s’écartant peu à peu à notre insu, passèrent le pont et disparurent. J’envoyai Ernest, accompagné du chien, à leur poursuite. En attendant, je cherchai le long de la baie un endroit commode pour me baigner ; bientôt j’en trouvai un entre les rochers, et mon fils, ayant ramené les fuyards, vint prendre lui-même un bain avec moi. Il sortit de l’eau le premier. D’après mon conseil, il alla chercher les sacoches de l’âne pour les remplir de sel. Comme il tardait à revenir, je commençais à m’inquiéter, quand je l’entendis crier : « Papa ! papa ! accourez à mon aide ! un poisson énorme ! je ne puis plus le retenir : il va briser ma ligne ou m’entraîner avec lui ! »

Ayant rejoint mon fils, je le trouvai couché à plat ventre au bord du ruisseau, les bras tendus, serrant fortement entre ses mains le bois d’une longue ligne, dont le fil était agité par les secousses d’un gros poisson. Je pris la ligne, et, tirant le poisson dans un bas-fond d’où il ne pouvait plus sortir, je terminai ses souffrances par un coup de hache. Nous avions pris un magnifique saumon de douze à quinze livres : quelle belle capture à rapporter à notre ménagère ! « Je te félicite de la pêche, dis-je à Ernest. Cette fois, tu as vraiment travaillé des pieds, des mains et de tout ton corps, toi qui, d’ordinaire, n’aimes guère à te donner de la peine. Nous voilà avec de la nourriture pour plusieurs jours.

— Papa, répondit mon fils, j’avais déjà remarqué que le ruisseau est poissonneux en cet endroit, et j’ai eu soin de prendre ma ligne en quittant Falkenhorst ; je me suis servi d’un crabe pour hameçon. Avant d’attraper le saumon, j’ai pêché une douzaine d’autres petits poissons. »

Après avoir vidé ces poissons, nous les couvrîmes de sel pour les emporter plus frais à Falkenhorst. L’âne et la vache furent attelés, et nous nous mîmes en route.

À peu près à mi-chemin, au moment où nous étions dans les hautes herbes, Bill s’élança devant nous et fit lever un animal qui paraissait sauter plutôt que courir. Je tirai dessus avec trop de précipitation et le manquai. Ernest, plus heureux que moi, lâcha son cou et le tua. C’était un gibier d’une forme étrange : imaginez-vous un animal de la grosseur d’une brebis, avec une queue de tigre, les yeux et l’ensemble de la tête d’une souris, la fourrure d’un rat, des oreilles plus grandes que celles d’un lièvre, les pattes de devant très-courtes, celles de derrière très-longues et semblables à des échasses.

Après un sérieux et méthodique examen, nous reconnûmes le kanguroo, quadrupède de la Nouvelle-Hollande, animal qui n’avait été vu jusqu’alors que par le capitaine Cook dans son premier voyage. Nous portâmes le kanguroo sur notre traîneau. Deux heures après, nous étions à Falkenhorst, où l’on nous reçut avec de grandes félicitations pour nous-mêmes et pour notre chargement ; Fritz paraissait seul un peu jaloux du succès d’Ernest à la chasse, et il jetait de temps à autre des regards d’envie sur le kanguroo ; pour le consoler, je lui promis de l’emmener au navire, avec moi le lendemain matin. Nos bestiaux reçurent une ration de sel. Les chiens ne furent point oubliés. Ensuite nous nous couchâmes.


Bill fit lever un animal qui sautait plutôt qu’il ne courait.