Le Robinson suisse/XLIII

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Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 435-445).

CHAPITRE XLIII

Histoire de miss Jenny. — Je fabrique du savon. — Retour à Felsheim. — Réception solennelle ; salut d’honneur. — Accident qui arrive à ma femme. — Le brancard. — Voyage à Falkenhorst. — La saison des pluies.

Le récit de Fritz s’était prolongé jusque fort avant dans la nuit, et pourtant aucun de ses auditeurs n’était las de l’entendre, tant les détails qu’il contenait nous avaient paru remplis d’intérêt. Quand il fut terminé, j’ordonnai à nos enfants de se coucher, et je les suivis dès que j’eus achevé le travail auquel je me livrais. Personne ne dormit bien cette nuit ; pour moi, je ne fermai presque pas les yeux, tant il se passait de choses dans mon esprit, lorsque je songeais au nouvel avenir que préparait pour nous l’augmentation de notre ménage et l’heureuse découverte que Fritz avait faite. Je devais rester encore deux jours dans la baie des Perles ; mais les travaux que j’y voulais entreprendre étaient tous si importants et si pleins d’attraits, que je ne savais par lequel commencer. Quant à mes fils, la fin du récit de Fritz leur avait inspiré un si grand désir de connaître les aventures de Jenny, qu’il la supplièrent de les leur raconter pendant le déjeuner. Elle y consentit, et voici le résumé de ce qu’elle nous dit.

Miss Jenny avait à peine sept ans quand sa mère mourut. Son père, qui était au service, avec le grade de major, fut obligé, peu de temps après, de quitter la jolie terre qu’il habitait en Angleterre pour se rendre aux Indes, où sa fille l’avait suivi successivement dans plusieurs garnisons. Lui, brave officier et zélé chasseur, fit comme font souvent les pères qui restent veufs avec une fille unique, c’est-à-dire qu’il éleva la sienne comme il aurait fait d’un garçon, et elle serait peut-être devenue une amazone, si une femme de chambre de confiance, née d’honnêtes parents, n’eût pris soin de lui enseigner tout ce qu’une femme doit savoir, et n’eût maintenu en elle les manières et la modestie féminines. De son côté, miss Jenny, étant douée de beaucoup de bon sens et d’un jugement exquis, finit par réunir à la fois dans sa personne les mérites d’un aimable jeune homme et ceux d’une demoiselle bien élevée. Sur ces entrefaites, le major Montrose, s’étant distingué et ayant obtenu le grade de colonel, avait été mis à la retraite, mais avec l’ordre de ramener auparavant en Europe un certain nombre d’invalides. Forcé, en conséquence, de s’embarquer sur un vaisseau de guerre, où sa fille n’avait pu être admise, il s’était vu obligé de chercher pour elle un autre passage, et il la confia, ainsi que sa femme de chambre, à son ami le capitaine Greenfield. Jenny, qui avait alors dix-sept ans, partit deux jours avant son père par la corvette la Dorcas. Après deux semaines d’heureuse traversée, le bâtiment fut surpris par d’affreuses tempêtes, après lesquelles une frégate française vint lui donner la chasse et le força de se réfugier dans le port de Batavia, possédé à cette époque par l’Angleterre. À peine avait-il repris la mer, que de nouvelles tempêtes l’assaillirent et se prolongèrent pendant près de quinze jours. Arrivée devant une côte inconnue, la corvette se brisa contre des écueils, et l’équipage n’eut que le temps de se jeter dans les deux chaloupes. Jenny descendit dans la plus petite, qui chavira, et, de tous ceux qui la montaient, Jenny seule se sauva. Au sortir d’un long évanouissement, elle se trouva au pied d’un rocher escarpé, et dans un danger imminent d’être entraînée à la mer par la première vague qui monterait jusqu’à elle. Il lui fut impossible d’avoir le moindre renseignement sur ce qu’étaient devenus le capitaine Greenfield et la grande chaloupe. Pendant deux jours, la pauvre enfant resta là dans un si grand état d’épuisement, qu’elle ne se rendait pas même compte de l’étendue de son malheur. Quand la connaissance lui fut un peu revenue, elle se traîna péniblement vers une grotte, où elle fut du moins à l’abri des flots de la mer, et elle s’y endormit d’un lourd sommeil, ne se réveillant qu’à de courts intervalles. Elle n’eut d’abord pour nourriture que quelques œufs d’oiseaux qu’elle trouva dans les creux des rochers.

Le troisième jour, enfin, le calme se rétablit en mer et Jenny devint elle-même plus tranquille. Elle se flatta que quelques hommes de l’équipage se seraient sauvés comme elle ; et afin qu’ils la découvrissent plus facilement, elle crut ne pouvoir mieux faire que d’allumer sur-le-champ un grand feu. En s’embarquant, elle avait pris le costume d’un aspirant de marine, de sorte qu’elle avait sur elle un briquet et tout ce qui pouvait lui être nécessaire à cet effet. Elle entretint pendant longtemps ce feu avec le bois de la corvette naufragée, et plus tard avec des plantes marines desséchées. Elle ne fut pas assez heureuse pour pouvoir se procurer la moindre chose d’utile des débris du navire, du moins en outils ou en vêtements. Plusieurs barils de provisions furent les seuls objets que la mer jeta sur le rocher ; mais elle suppléa à ce qui lui manquait par une merveilleuse industrie. Quelques clous tirés des planches qu’elle avait brûlées furent les seuls outils à l’aide desquels elle confectionna tous les objets dont j’ai parlé plus haut. Ce fut alors qu’elle sentit tout l’avantage de l’éducation, en apparence étrange, que son père lui avait donnée, et de toutes les aventures qui lui étaient arrivées à la guerre et à la chasse. Elle leur devait sa force à supporter la fatigue et sa présence d’esprit dans les embarras et les dangers.

Dans les premiers temps, Jenny avait négligé de tenir compte des jours qu’elle passait sur le rocher, car elle était persuadée qu’elle ne tarderait pas à être délivrée par l’arrivée de quelques-uns de ses compagnons de voyage ; elle ne pouvait pas non plus indiquer avec précision la date du naufrage de la corvette ; elle était certaine, pourtant, que la durée de son séjour en ce lieu avait été au moins de deux ans et demi. Elle regrettait beaucoup d’avoir manqué de papier et de plumes ; mais, comme cela arrive d’ordinaire aux femmes, elle avait conservé dans sa mémoire le souvenir des événements beaucoup mieux que ne le font les hommes, trop occupés, en général, des choses extérieures. Jamais cette pieuse jeune fille n’avait un instant douté que Dieu ne vint à la fin à son secours pour la tirer de dessus son rocher solitaire.

Un de ses principaux amusements avait été d’élever et d’apprivoiser quelques oiseaux qu’elle avait pris dans leurs nids placés contre le bord du roc, mais sans pouvoir jamais en garder aucun auprès d’elle. Ils avaient toujours fini par s’envoler, et c’est ce qui était arrivé à l’albatros que Fritz avait blessé, et qu’il lui avait renvoyé avec la réponse à son billet, réponse qui ne lui parvint pas.

Telle fut, à peu près, la narration de notre jeune amie ; elle nous intéressa tous vivement. Nous nous fîmes part mutuellement des observations qu’elle nous suggéra ; et, après que l’entretien se fut prolongé pendant quelque temps, nous retournâmes à nos travaux. Ma provision de chaux fut achevée avant la nuit, et le nombre de tonneaux d’écorce se trouva suffisant pour tout contenir. Nous restâmes pourtant encore huit jours en ce lieu, parce que je désirais rassembler et sécher autant de plantes à soude qu’il nous serait possible ; je comptais, plus tard, en fabriquer du savon. Je fis même, avec une petite quantité de soude, une épreuve qui me réussit parfaitement ; car les plantes réduites en cendres fournirent au moins deux livres de cette matière d’où l’on tire l’alcali purifié.

Pendant ce temps, j’eus occasion de remarquer combien Fritz était attentif pour Jenny et avec quel plaisir il lui rendait toutes sortes de services ; mais je vis aussi plusieurs fois combien il était jaloux des marques d’amitié que lui donnaient ses frères et des moindres paroles,de bienveillance qu’elle leur adressait. Je crus, d’après cela, devoir sur-le-champ prendre mes mesures pour prévenir toute dissension entre eux. Je désirais vivement unir un jour Jenny et Fritz ; mais je voulais gagner du temps, d’autant plus que je ne me croyais pas le droit de disposer seul de l’avenir de cette jeune personne. En conséquence, la matinée de notre départ pour Felsheim, avant de nous mettre en route, je prononçai avec une grande solennité le discours suivant, au milieu de ma famille assemblée :

« Voici, mes chers amis, que nous nous apprêtons à retourner dans nos foyers. Là, je désire que la fille que Dieu nous a donnée passe en pleine liberté une année d’épreuve, au bout de laquelle elle décidera si elle veut continuer à demeurer avec nous, ou bien si elle préfère se retirer dans une solitude plus agréable et plus fertile que celle qu’elle a quittée. Si mes quatre fils ne se montrent pas pour elle obligeants, doux et vraiment bons comme des frères, je serai le premier à l’engager à nous quitter, ou bien je reléguerai les coupables dans la partie la plus éloignée de nos domaines ; car je supporterai la séparation la plus pénible plutôt que de voir la discorde, l’envie et les querelles s’établir parmi nous. Miss Jenny est remise aux mains de ma femme, qui la soignera, la conduira, la dirigera ; et personne ne devra chercher à lui donner des ordres arbitraires. Les femmes sont plus délicates, plus faibles que nous ; elles n’ont que des armes insuffisantes pour se défendre contre nous. C’est pour cela que, chez les nations sauvages, nous voyons si souvent les femmes rabaissées au rang d’esclaves et presque d’animaux domestiques. Pour nous, qui sommes nés dans une nation civilisée et qui sommes chrétiens, nous devons pratiquer la charité, la douceur, surtout quand il s’agit d’une jeune fille isolée, sans appui, que nous recevons dans notre famille. »

Après ces paroles, qui produisirent la plus grande impression, principalement sur mes fils aînés, je chargeai chacun de son travail respectif, sans entrer en d’autres détails sur ce sujet. Au bout d’une heure, tout fut prêt pour le départ. Miss Jenny brûlait d’impatience de voir notre maison dans le rocher, notre château sur l’arbre, ainsi que les belles fermes que nous possédions en différentes parties du pays, et dont mes enfants lui avaient fait les descriptions les plus pompeuses.

Notre traversée fut des plus heureuses, et nous arrivâmes de bonne heure à Prospect-Hill, où j’avais résolu de passer la nuit, parce que j’avais plusieurs arrangements à y faire. Cependant Fritz et François durent repartir le soir même, dans le caïak, pour Felsheim, où il fallait tout préparer pour notre réception ; et je vis avec satisfaction que Fritz ne fit aucune difficulté d’obéir, quoiqu’il eût préféré de beaucoup rester auprès de miss Jenny, dont il avait été jusqu’alors inséparable. On ne saurait se figurer combien celle-ci fut heureuse en revoyant, pour la première fois, depuis si longtemps, de la verdure, une campagne agréable et peuplée d’animaux domestiques. Le lendemain matin nous nous rembarquâmes, car je ne voulais point faire la route par terre, désirant laisser à Fritz le plaisir d’être le premier à conduire miss Jenny à Waldegg et à Falkenhorst. Nous touchâmes, en passant, à l’île de la Baleine, où la vue des lapins mit le comble à la naïve joie de Jenny. Je la priai, en conséquence, de regarder désormais ces animaux comme sa propriété, espérant qu’elle aurait bientôt le temps de travailler leurs poils soyeux et d’en fabriquer des étoffes pour son usage personnel.

Je n’ai pas besoin de dire que les deux jeunes gens que nous avions envoyés en avant firent tout ce qui dépendait d’eux pour donner de la solennité à notre arrivée dans la baie du Salut. Douze coups de canon nous saluèrent à notre entrée. Ernest parut mécontent que l’on n’en eût pas tiré treize, car il avait lu, je ne sais où, que les saluts d’honneur se font toujours en nombre impair. Il sollicita et obtint la permission de rendre ce salut, et, pour se conformer à l’usage, lui et Jack répondirent par onze coups aux honneurs qu’on nous avait rendus.

Comme nous doublions la pointe de l’île du Requin, nous vîmes Fritz descendre par une corde du haut du rocher où il s’était posté pour nous saluer, et à cet aspect miss Jenny poussa un cri involontaire, tant elle eut peur ; mais Fritz fut en un clin d’œil au pied du rocher et dans son caïak. S’étant approché de nous, il se fit connaître pour l’amiral du port et nous invita à débarquer à Felsheim. Ayant été prévenu de notre arrivée, nous dit-il, il avait ordonné de préparer tous les rafraîchissements dont nous pouvions avoir besoin. Nous ne pûmes assez admirer la manière noble, dégagée et martiale dont Fritz joua son rôle dans cette occasion, et il l’acheva par la promptitude avec laquelle, après avoir prononcé ce discours, il retourna à l’île du Requin, prit François dans son caïak, et se retrouva à côté de nous avant que nous eussions complété notre débarquement. Mais, lorsque enfin nous fûmes tous à terre et que nous nous avançâmes vers notre maison si agréablement située et si richement ombragée, comme dans le plus beau jardin anglais, tandis que les fleurs les plus brillantes, les odeurs les plus suaves charmaient nos sens et que les oiseaux de notre basse-cour nous entouraient en gloussant et en caquetant, alors Jenny fut saisie d’une si vive émotion, qu’elle ne put exprimer par des paroles tout ce qu’elle sentait. Quant à nous, il nous semblait que nos richesses étaient doublées, et, pour la première fois, nous sentîmes jusqu’à quel point il est vrai que de donner rend plus heureux que de recevoir.

Dans la fraîche galerie qui régnait le long de la maison et en face de la principale entrée, nous fûmes agréablement surpris de voir une table sur laquelle on avait étalé tous les objets que nous possédions, vieux et neufs, de fabrique européenne ou faits par nous. De la porcelaine de Felsheim, des vases de bambou, des assiettes de noix de coco, des coupes d’œufs d’autruche, se montraient à côté de verres, de bouteilles et de vaisselle trouvés dans le bâtiment naufragé. L’effet de cet étalage était rendu beaucoup plus piquant par des oiseaux empaillés, tirés de notre musée, et qui, suspendus à une ficelle, semblaient voltiger sur la table. Enfin, un grand tableau couronné de fleurs s’élevait au-dessus, et l’on y lisait ces mots en lettres rouges : « Vive miss Jenny Montrose ! Bénie soit son arrivée dans la demeure du Robinson suisse ! »

Du reste, les vases étalés sur cette table n’étaient pas vides : ils contenaient, au contraire, les mets les plus délicats qu’on avait pu rassembler en si peu de temps. De l’hydromel, du vin des Canaries et de la crème invitaient à étancher sa soif ; des fruits de toute espèce se montraient en brillantes pyramides, et il ne manquait pas de plats plus nourrissants. Il y avait du poisson frais et un magnifique rôti. La seule chose qui me fît de la peine en tout cela, c’était de voir, à l’air fatigué de François, qui, malgré lui, bâillait et se frottait les yeux, que nos deux pauvres enfants avaient passé la nuit pour donner plus d’éclat à notre réception.

Miss Jenny eut la place d’honneur, entre ma femme et moi. Ernest et Jack s’assirent aussi ; mais Fritz et François voulurent absolument nous servir de maîtres d’hôtel. La serviette sous le bras, ils découpaient les plats, changeaient les assiettes, et nous versaient à boire d’une manière si gracieuse, que, plus d’une fois, nous oubliâmes de manger pour les regarder.

La soirée ne fut qu’une suite de réjouissances toujours nouvelles, au milieu desquelles la pauvre miss Jenny fut souvent à plaindre : c’étaient à tous moments de nouvelles acclamations : « Ô ma chère miss ! venez par ici ! montez là-haut ! regardez ceci ! examinez d’abord cela ! » Il fallut à l’Anglaise beaucoup d’amabilité pour contenter tout le monde ; pas un coin de la maison ne fut oublié, si ce n’est, je ne sais pourquoi, la cuisine, et il fallut, en définitive, que Jenny exprimât elle-même à ma femme le désir de la voir, sans quoi on ne la lui aurait apparemment pas montrée.

Toutes nos bêtes d’attelage se trouvant à Falkenhorst, nous fûmes obligés de nous y rendre à pied ; que l’on juge, d’après cela, de notre embarras quand, au moment de sortir de la maison, ma femme se donna une entorse. Le mal n’était pas grand, mais il lui était impossible de marcher. Comment faire ? Notre charrette était trop lourde pour que mes fils pussent la traîner. Il fut question un moment de disposer un brancard, lorsque tout à coup Ernest nous dit de prendre patience, et qu’en moins d’une demi-heure il nous tirerait d’embarras. Nous nous assîmes en l’attendant. Il ne voulut emmener personne que Jack avec lui pour l’aider, et, en effet, après un peu plus d’une demi-heure, nous les vîmes arriver : ils avaient pris la moitié d’un grand panier dont nous ne nous servions plus, et l’avaient attachée à deux forts et longs bambous. Pour rendre la voiture plus douce, ils l’avaient garnie intérieurement d’oreillers. Ma femme s’assit dans le panier. Ernest se plaça au brancard par devant, et Jack marchait à côté de lui ; Fritz soutenait le brancard par derrière avec François : je fermais la marche avec miss Jenny, et ce fut ainsi que nous partîmes pour Falkenhorst.

Arrivés là, je n’y trouvai pas les choses précisément dans l’état que j’aurais voulu, et nous consacrâmes une semaine entière à nettoyer, à réparer et à améliorer celles qui exigeaient le plus de travaux ; mais ce temps ne nous suffit pas à beaucoup près pour tout remettre en ordre. En attendant, malgré nos grandes et nombreuses occupations, notre séjour à Falkenhorst fut des plus agréables. Gais et contents, nous travaillions avec ardeur : ma femme, complètement rétablie, prenait plaisir tantôt à nous faire voir un nouvel ouvrage qu’elle avait achevé, tantôt à nous servir un nouveau plat inventé par Jenny. En un mot, chacun d’entre nous semblait n’avoir d’autre désir que de se rendre le plus agréable possible aux personnes qui l’entouraient.

Notre séjour à Falkenhorst se termina par une excursion générale à Waldegg pour la récolte du riz. Ce lieu nous fit faire bien des réflexions par le souvenir de nos aventures passées et par la prévision de celles qui pourraient nous arriver dans la suite. À vrai dire, le temps présent, qui s’écoule avec tant de rapidité, n’offre quelque agrément à l’homme que par ses souvenirs et ses espérances. Celui qui n’a rien fait ni rien vu, celui qui n’entreprend rien et ne tend à rien, enlève à la fois à l’arbre de sa vie et les racines et les branches ; il ne présente plus qu’un tronc nu, dont on détourne malgré soi la vue.

La saison des pluies approchait, et nous nous occupâmes, avant son arrivée, d’ensemencer nos champs. Nous rassemblâmes aussi divers objets qui devaient servir à varier nos travaux pendant cette espèce d’hiver. L’adresse de Jenny à tresser la paille et les roseaux nous donna l’idée de consacrer une partie de notre temps à fabriquer soit des chapeaux fort légers, soit de grandes nattes pour remplacer la toile à voile, qui commençait à s’user. À tout prendre, ma famille voyait arriver la saison pluvieuse avec beaucoup moins d’effroi qu’à l’ordinaire. Nous comptions sur la complaisance de notre nouvelle amie pour nous perfectionner dans la langue anglaise, dans laquelle notre prononciation avait toujours été très-fautive.

L’hivernage se passa et la belle saison revint. Le cœur agité de mille sentiments divers, je prends la plume pour achever ce livre. Dieu est grand ! Dieu est bon ! tels sont les premiers mots qui se présentent à ma pensée au moment d’exprimer pour la dernière fois mes sentiments. Il dirige toutes choses avec une sagesse infinie ; il a accordé à ma famille une protection qui a surpassé toutes mes espérances, et j’en suis si ému, que je ne puis trouver assez de calme pour terminer cette histoire d’une manière satisfaisante.