Le Robinson suisse/XXXIV

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Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 342-354).

CHAPITRE XXXIV

Attaque des cochons. — Les places d’appât de la nouvelle Géorgie. — Le pemmican. — Les enfants partent seuls pour une excursion. — Rencontre d’une hyène. — François la tue. — La correspondance officielle et privée de la colonie.


Une nuit, plusieurs de nos cochons, devenus sauvages, s’avancèrent jusqu’à Felsheim ; les chiens les repoussèrent.

C’était à mes yeux une nouvelle preuve que le pont, tel qu’il était construit, offrait un trop facile accès dans nos domaines, et je pensai plus sérieusement que jamais à lui substituer un vrai pont-levis ou pont tournant.

Ce n’était pas un petit travail qu’une pareille construction pour nous, qui n’avions à notre disposition ni vis ni manivelle. Aussi me décidai-je pour le plus simple des ponts-levis. Je plantai en terre deux poteaux assez élevés, au travers de chacun desquels passait une corde se mouvant le long d’une poulie, et aboutissant par l’un de ses bouts à un anneau de fer solidement fixé à l’extrémité du pont. Un système de bascule, disposé de notre côté, nous permettait de soulever le plancher et de le maintenir en l’air. Nous étions donc à l’abri désormais d’une invasion des bêtes féroces. Quant aux hommes, je savais que le ruisseau n’était pas une barrière assez large ni assez profonde pour arrêter un ennemi déterminé.

Pendant les premiers jours, les enfants se faisaient un jeu de baisser et relever notre pont, ou de grimper le long des poteaux pour découvrir ce qui se passait au delà du ruisseau. De cette position ils apercevaient nos gazelles et nos antilopes galopant dam la plaine, et c’était de leur part à chaque instant des exclamations sur la grâce et la légèreté de ces gentilles petites bêtes.

« Il faudrait, dit un jour Fritz, pouvoir apprivoiser ces animaux. Quel agrément pour nous de les voir venir à nos côtés et se désaltérer dans le ruisseau pendant que nous travaillerions !

— On pourrait y parvenir en imitant les places d’appât qui se trouvent dans la Nouvelle-Géorgie, répondit Ernest.

— Oh ! voilà bien le savant, dit Jack, qui va toujours chercher ses exemples au bout du monde !

— Qu’importe, interrompis-je, à quel pays on emprunte des idées, si ces idées sont fécondes, et leur application possible ?

— Mais, reprit Jack, qu’est-ce qu’Ernest entend par des places d’appât ?

— Voici, repartit aussitôt notre philosophe. Dans la Nouvelle-Géorgie, il existe à l’état naturel un vaste terrain de marne salée et sucrée qui attire sur ses bords des troupeaux entiers de buffles. Ici nous n’avons pas les mêmes ressources, mais nous pouvons y remédier par notre industrie, en créant, comme dans certaines forêts de l’Europe, des lèche-sel artificiels. Placés à l’affût tout auprès, les chasseurs attendent que le gibier vienne s’offrir de lui-même à leur fusil. Je crois qu’avec de la terre de porcelaine et du sel on aurait un excellent appât.

— En ce cas, reprirent mes enfants, il faut faire tout de suite une nouvelle excursion pour aller chercher de la terre de porcelaine. Papa, du reste, en a besoin lui-même, et il ne demandera pas mieux que de donner son consentement à ce projet. »

J’avais, en effet, l’intention de me rendre à l’Écluse pour renouveler ma provision de terre de porcelaine, et, voyant avec quelle ardeur les enfants accueillaient cette idée, je donnai volontiers mon adhésion à leur projet. Fritz n’eut pas plutôt entendu le oui paternel, qu’il se mit à dire : « Je vais, en ce cas, faire préparer tout de suite du pemmican. »

Mais ma femme, à cette demande, se récria. Elle ignorait, disait-elle, ce que c’était que ce nouveau mets de sauvages, et ne se souciait pas de surcharger sa mémoire, déjà fort riche en recettes culinaires européennes, de procédés barbares qui, le plus souvent, ne donnaient que de médiocres résultats.

« Maman, lui dit Fritz, le pemmican est tout simplement de la chair d’ours ou de chevreuil, ou de tout autre animal sauvage, pilée et hachée, que l’on presse fortement et qui donne ainsi un aliment très-substantiel et facile à transporter. Les voyageurs du Canada s’en servent toujours pour approvisionner leurs caravanes.

— Vous avez donc décidé une nouvelle expédition, et cela sans me consulter ? Je vois ce que c’est : comme on sait que je ne vois pas toujours avec plaisir mes enfants s’éloigner de la maison pour courir à la recherche de dangers inconnus, ceux-ci se dispensent de me consulter. Enfin, puisque cela est une affaire convenue, je ne veux pas m’y opposer ; mais je crois que pour une petite promenade de deux jours dans un pays fertile il est inutile de préparer des vivres comme pour un long voyage.

— C’est peut-être vrai, répondit Fritz ; mais un chasseur aime à vivre un peu comme les hardis voyageurs dont il connaît l’histoire : cela lui donne à la fois plus de hardiesse et plus de confiance. Et ne trouvez-vous pas aussi qu’il vaut bien mieux s’habituer à une sobriété d’anachorète que de charger sa gibecière de lièvres ou de canards rôtis, pour aller abattre des lièvres et des canards vivants ?

— Je ne suis pas tout à fait de ton avis là-dessus ; cependant, si cette préparation de pemmican vous fait plaisir, je veux bien m’y prêter. »

Fritz, dans son ardeur, en pressa tellement la fabrication, que l’on eût dit qu’il s’agissait de faire de la nourriture à toute une armée. Pendant ce temps-là, ses frères apprêtaient de leur côté leurs attirails de chasse ; je m’apercevais bien à leur activité qu’ils avaient en tête quelque projet dont ils ne voulaient pas me faire part. Ils avaient été chercher le vieux traîneau transformé en voiture, grâce aux deux roues de canon, et l’avaient chargé de corbeilles, de sacs, de paniers de toute espèce ; par-dessus étaient la tente et le caïak.

Jack même y joignit quelques-uns de nos pigeons européens, et pour cela il chercha si évidemment à n’être pas vu de moi, que je pensai, pour le moment, qu’il avait songé à corriger le peu de délicatesse de la nourriture sauvage de Fritz par un supplément dans le goût des gens civilisés. Je voulus cependant paraître n’avoir rien vu, et j’attendis, dans l’espoir que l’événement me mettrait au courant de tous ces petits mystères.

Le matin du jour solennel du départ, Ernest et Jack eurent ensemble une grande conférence dont je ne pus connaître le but, mais à la suite de laquelle le premier décida qu’il préférait rester à la maison avec sa mère. Celle-ci, en effet, venait de déclarer qu’elle se souciait peu de quitter l’habitation pour le moment, et qu’elle se sentait d’ailleurs un peu trop fatiguée pour s’exposer à trotter plusieurs jours dans une voiture aussi dure que notre charrette. Je résolus alors de laisser partir les enfants seuls et de m’occuper pendant ce temps, avec Ernest, de la confection d’un moulin à sucre.

Les trois petits chasseurs nous firent donc leurs adieux ; je recommandai les deux plus jeunes à Fritz, et je remarquai au moment du départ, entre Ernest et ses frères, des signes d’intelligence qui me convainquirent de plus en plus qu’on me préparait une surprise quelconque. Cependant la petite caravane était en selle, elle nous fit un dernier salut et partit au trot avec un air de satisfaction et de plaisir qui témoignait assez du goût de mes enfants pour la liberté.

Je ne veux pas m’appesantir sur les détails de fabrication de mon moulin à pressoir, qui différait peu, d’ailleurs, des modèles ordinaires. Il suffira de faire savoir qu’il se composait de trois cylindres verticaux tournant au moyen d’une manivelle mise en mouvement par les chiens ou l’un des jeunes buffles. Malgré l’aide d’Ernest et même de ma femme, ce travail nous occupa plusieurs jours.

Pendant ce temps, que faisaient nos jeunes chasseurs ? Je vais placer ici le récit de leur excursion, bien que je n’en aie connu tous les détails que plus tard. Après avoir passé le pont de la Famille, ils se dirigèrent vers Waldegg, ou ils comptaient rester la journée entière, même le lendemain. Mais, en approchant de la métairie, ils entendirent un rire aigu et strident qui semblait poussé par une voix humaine. Au même moment, toutes les montures montrèrent les indices les moins équivoques d’une vive frayeur. Les chiens, au lieu de donner franchement de la voix, grognaient sourdement en se rapprochant de leurs maîtres. L’autruche de Jack emporta son cavalier sans que celui-ci pût la retenir, et Fritz et François, de leur côté, avaient toutes les peines du monde à contenir les buffles, qui voulaient retourner vers leur habitation.

« Tout ceci, dit alors mon aîné à son frère, me semble louche ; il faut savoir à quoi s’en tenir. À en juger par l’agitation des chiens et des buffles, je crains qu’il n’y ait dans les environs quelque bête féroce de la nature d’un lion ou d’un tigre. Descendons pour nous en assurer. »

Les deux cavaliers mirent pied à terre, et Fritz ajouta : « Je regrette que Jack n’ait pas pu diriger son autruche et se soit laissé emporter par elle. Mais, pendant que je vais essayer de calmer notre attelage, avance-toi avec précaution vers le taillis, et tâche de découvrir ce qui s’y passe ; sois prudent, et, s’il y a le moindre danger, reviens tout de suite vers moi ; nous reprendrons immédiatement le chemin de la maison, dont nos bêtes semblent regretter d’être sorties. »

François suivit à la lettre les instructions de son frère. Il se munit d’une paire de pistolets, prépara son fusil, et, suivi des chiens, s’avança ensuite tout doucement, se courbant presque en deux pour n’être pas aperçu, dans la direction d’où était parti ce rire singulier qui les avait tous frappés. Arrivé au milieu du taillis, il aperçut avec effroi, par une ouverture, une hyène gigantesque qui venait de terrasser un bélier et s’apprêtait à le dévorer. La vue de ce farouche animal fit sur le jeune chasseur une certaine impression de frayeur, d’autant plus qu’il dardait sur lui des yeux pleins de feu, en accompagnant ce regard d’un cri funèbre analogue au rire d’un homme. Cependant il ne bougea pas, et, sans s’inquiéter davantage de François, il continua son repas interrompu.

François s’adossa alors le long d’un arbre, arma bravement son fusil et visa l’animal avec un sang-froid digne d’un chasseur plus expérimenté. En ce moment, les chiens passèrent de la crainte à une espèce de rage et se précipitèrent en aboyant contre l’ennemi. Au même instant, François lâcha son coup de fusil si adroitement, que la balle vint fracasser une des pattes de devant de l’hyène et pénétra dans sa poitrine en faisant une profonde blessure. L’animal poussa un cri aigu suivi d’un rugissement effrayant, et tenta de se jeter sur l’agresseur ; mais les chiens ne lui en donnèrent pas le temps, et, le harcelant de tous côtés, le forcèrent à se défendre.

Pendant ce temps, Fritz, après avoir attaché à deux troncs d’arbres les buffles effrayés, accourait rapidement pour soutenir son frère.

Ce secours devenait inutile ; car les chiens, sentant l’avantage que leur donnait la blessure de l’hyène, s’étaient jetés sur elle et la couvraient de leurs morsures ; celle-ci, bien que ne pouvant ni se lancer en avant ni fuir en arrière, se défendait avec vigueur et vendait chèrement sa vie. Les deux chasseurs auraient bien voulu venir en aide à leurs défenseurs ; mais le combat était si acharné, que mes fils ne pouvaient pas ajuster la bête féroce sans risquer en même temps d’atteindre un de ses assaillants. Force leur fut donc d’assister en simples spectateurs à cette lutte, qui, du reste, ne tarda pas à se terminer à l’avantage des chiens ; car l’hyène, affaiblie par ses blessures et la perte de son sang, roula bientôt dans la poussière, où, après quelques convulsions, elle cessa de donner signe de vie.

Mes enfants s’assurèrent d’abord de la mort de leur adversaire, puis ils firent lâcher prise aux chiens, ce qui n’était pas facile : car ceux-ci, excités par l’ardeur de la lutte et l’odeur du sang, tenaient si fortement leurs mâchoires attachées au cou et aux flancs de l’animal, qu’on fut obligé d’employer un bâton pour les leur faire ouvrir, et encore voulaient-ils se précipiter de nouveau sur leur ennemi terrassé.

Après avoir caressé leurs défenseurs, lavé et pansé leurs blessures, les deux enfants poussèrent des cris de triomphe dans l’espoir de hâter le retour de Jack, et, en effet, celui-ci accourut avec son autruche, qui l’avait emporté jusqu’au milieu des roseaux du lac ; il avait eu grand’peine à la maîtriser. La vue de l’hyène abattue lui arracha une exclamation d’étonnement et de joie. C’était vraiment un superbe triomphe. Presque de la taille d’un sanglier, elle avait, tout le long du dos, une raie de soies noires, longues et hérissées comme par un mouvement de fureur perpétuelle. Sa gueule était semblable, pour la grandeur et la forme des dents, à celle d’un loup ; mais ses oreilles étaient fort petites et toutes pointues ; la queue était touffue, les membres vigoureux, et les griffes très-aiguës. Évidemment, les chiens auraient couru grand danger si le coup de fusil de François n’avait pas affaibli à l’avance leur ennemi. Aussi le petit chasseur se montrait-il tout fier de son exploit. Il réclama l’hyène comme son bien, et aucun de ses frères ne songea à lui contester l’honneur de sa victoire ni le butin, qu’ils traînèrent tout de suite jusqu’au chariot, où ils le chargèrent, comptant le dépouiller pendant leur séjour à Waldegg.

lis ne tardèrent pas, en effet, à atteindre la métairie, dont ils étaient peu éloignés, et s’occupèrent de leur dépouillement. Aussitôt volèrent au-dessus de leurs têtes des oiseaux en nombre assez considérable. Un ou deux coups de fusil les dispersèrent, et les enfants purent achever leur tâche avant la nuit. Puis, après un repas au pemmican, ils se couchèrent sur les peaux d’ours, qu’ils avaient emportées sans m’en prévenir.

Pendant ce temps-là, après les travaux de la journée, réunis à table, nous causions, Ernest, ma femme et moi, de nos jeunes coureurs d’aventures. La bonne mère témoignait bien quelque inquiétude à leur sujet ; mais je cherchais à la rassurer en lui rappelant que nous devions avoir confiance dans la prudence et le courage de Fritz. Ernest lançait quelques allusions un peu obscures pour nous. Bientôt, comme nous pariions de ce que faisaient ses frères : « J’espère, dit-il, vous donner demain quelques renseignements au sujet de mes frères.

— Comment cela ? repris-je, ton intention serait-elle d’aller le retrouver ? Je te préviens, mon ami, que tu m’es trop utile ici pour que je te le permette.

— Non, non, je ne compte pas m’absenter, et cependant je saurai sans doute quelque chose. Qui sait ? Je crois aux rêves : je verrai peut-être pendant mon sommeil ce qu’ils font là-bas.

— Oh ! les rêves, répondit ma femme, ne signifient rien. Moi qui suis leur mère, je serais avertie, à ce compte, plus tôt que toi ; mais, quand même je rêverais à mes enfants toute la nuit, je n’aurais pas assez de confiance en cet avertissement mystérieux pour que cela suffit à me rassurer. »

En ce moment, je vis un pigeon rentrer au colombier, et je fis remarquer que c’était sans doute un pigeon étranger, car les autres avaient l’habitude de regagner leur nid de meilleure heure.

« Fermons la trappe tout de suite, dit Ernest ; qui sait ? c’est peut-être un courrier qui nous arrive de Sydney ou de Port-Jackson, et nous pourrons nous en servir pour lier correspondance avec cette colonie.

— Ah ça ! repris-je, à qui en as-tu, ce soir, avec tes idées de poste, de dépêches et de courriers ?

— La chose n’est-elle donc pas possible ? N’existe-t-il pas des pigeons voyageurs qui font le métier de courriers ?

— Sans doute ; mais il n’est pas probable que celui que tu viens de voir nous arrive d’aussi loin et soit porteur de quelques lettres à notre adresse. Enfin, si cela peut te faire plaisir, tu vérifieras ce fait demain matin, et je ne demande pas mieux que d’entrer en correspondance avec le gouverneur général de Sydney. En attendant, allons nous coucher, et tâche aussi, pendant ton sommeil, d’avoir des nouvelles de tes frères. »

Le lendemain matin, Ernest se leva avec le jour, et je le vis bientôt sortir du colombier et s’enfermer dans sa chambre. Évidemment, il y avait quelque chose de combiné dans sa tête. Au moment du déjeuner, en effet, nous le vîmes entrer avec gravité ; il tenait à la main un papier cacheté et plié dans le genre des ordonnances administratives, et, s’inclinant devant nous comme un fonctionnaire subalterne devant ses supérieurs, il nous dit avec un sérieux comique : « Le directeur du service des postes de Felsheim supplie Vos Seigneuries de vouloir bien l’excuser si les dépêches de Sydney-Cove et de Waldegg sont en retard ; mais, la poste n’étant arrivée que fort avant dans la nuit, le courrier n’a pu être distribué que ce matin. »

Ce discours solennel nous fit rire, ma femme et moi, et, pour me prêter à la plaisanterie, je répondis avec tout le sérieux d’un chef haut placé :

« Eh bien, monsieur le secrétaire, faites-nous lecture de ces dépêches ; nous apprendrons avec un vif intérêt ce qui a pu survenir de nouveau dans la capitale et les autres provinces. »

Ernest nous fit une profonde inclination, et, dépliant son papier, nous lut la dépêche suivante :

« Le gouverneur général de la Nouvelle Vallée du Sud au gouverneur de Felsheim, Falkenhorst, Waldegg, Prospect-Hill, et autres contrées avoisinantes, salut et prospérité.
Monsieur et cher gouverneur,

« Nous apprenons avec déplaisir que trente aventuriers faisant partie de votre colonie se sont éloignés du centre de l’établissement pour vivre du produit de leur chasse au grand détriment du gibier gros et petit, entretenu pour les chasses de la province. Il paraît, de plus, si nous sommes bien informé, qu’une troupe d’hyènes aussi nombreuse que redoutable a fait invasion dans les propriétés des colons, et y cause de graves désordres. Veuillez, en conséquence, aviser à faire rentrer les chasseurs dans la colonie, et en même temps prendre les mesures que vous jugerez convenables pour mettre un terme aux ravages des animaux féroces et assurer la tranquillité des colons. Je prie Dieu, monsieur et cher gouverneur, de vous avoir, vous et votre famille, en sa sainte et digne garde.

« Donné à notre quartier général de Sydney-Cove, le douzième du courant mois, année de la colonie trente-quatre.

« Le gouverneur général,
« Signé : Philipp Philippson. »
En terminant cette lettre, Ernest partit d’un éclat de rire immodéré qu’il accompagna d’une gambade joyeuse ; mais ce mouvement fit tomber de sa poche un second papier plus petit que l’autre, et, comme j’allais le ramasser, il me prévînt avec empressement et se hâta de dire : « Ceci est le courrier particulier de Waldegg ; toutefois, si Vos Seigneuries le désirent, je me ferai un plaisir de leur en donner connaissance. Peut-être y trouverons-nous des renseignements plus exacts que dans la dépêche officielle de Sydney-Cove. Le gouverneur général paraît avoir été abusé par des rapports exagérés.

— Voyons, Ernest, repris-je alors, que signifie cette plaisanterie ? Fritz t’aurait-il laissé quelque lettre pour moi, en te recommandant de ne me la remettre qu’aujourd’hui ; ou bien aurais-tu réellement découvert la trace de quelque bête féroce ? Il me semble qu’il n’y aurait pas là matière à plaisanterie.

— Voici la vérité. Cette lettre a été apportée hier par un de nos pigeons que les chasseurs ont pris avec eux, et, sans l’obscurité, j’aurais été la chercher le soir même et vous aurais donné tout de suite les détails qu’elle contient et leur explication.

— À la bonne heure ! c’est une heureuse idée que vous avez eue là ; on pourra l’utiliser souvent. Mais je ne suis pas tranquille au sujet de ces hyènes. Que faut-il en penser ? Est-ce de ton invention ou bien y a-t-il quelque chose de vrai ?

— Voici, reprit Ernest, la lettre telle qu’elle est arrivée. Je la lis sans y changer un mot.

« Chers parents et cher Ernest, une hyène énorme a attaqué notre troupeau ; elle a dévoré deux agneaux et un bélier. François l’a blessée et nos chiens ont achevé de la tuer. Sa peau est fort belle, notre journée s’est passée à la dépouiller. Le pemmican n’est pas fameux. Portez-vous aussi bien que nous, qui vous embrassons tous affectueusement.

« A Waldegg, le 15.
« Fritz. »

— Voilà bien, repris-je, une lettre de chasseur ! Mais n’importe, les nouvelles sont bonnes. Grâce à Dieu, mes enfants sont sortis vainqueurs contre l’hyène ; mais cette rencontre m’effraye. Pour que l’hyène ait pu s’introduire dans nos domaines, il faut que le passage de l’Écluse soit forcé de nouveau. »

Ma femme aurait voulu rappeler immédiatement les chasseurs, je pensai qu’il valait mieux attendre une seconde lettre qui nous permît de mieux juger ce que nous aurions à faire ; car avec trop de précipitation nous pouvions arriver mal à propos et les déranger sans raison.

Le soir même, en effet, et un peu plus tôt que la veille, nous vîmes revenir un second pigeon messager. Ernest se hâta de fermer la trappe et d’aller chercher la dépêche, qu’il nous rapporta aussitôt. Elle était encore plus courte et plus laconique que celle de la veille ; la voici :

« La nuit a été bonne ; le temps est magnifique. Course en caïak sur le lac. Prise de cygnes noirs et d’un héron royal. Un animal inconnu mis en fuite dans le marais. Demain nous serons à Prospect-Hill. Portez-vous bien.

« Vos enfants affectionnés,
« Fritz, Jack, François. »

Si cette lettre était peu explicite, en revanche elle suffisait pour nous rassurer, puisqu’elle nous montrait nos enfants gais et contents, sans qu’aucune nouvelle apparition de bêtes féroces fût venue les déranger. Quant aux détails, je les appris plus tard de leur propre bouche, et je vais en placer ici le récit.