Le Roi/L’homme VI

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Le Roi (1900)
Flammarion (p. 112-121).

VI


Dès les premiers jours de cette année, 1576, à la suite d’un repas où le Gascon, s’oubliant à parler son ancien langage, s’émut et se montra tel qu’il était, Catherine épouvantée resserra les liens de sa surveillance ; et le roi de Navarre, gardé de tous côtés, se sentit bientôt dans le Louvre comme sous les murs d’une prison. Il résolut alors de s’enfuir.

D’Aubigné, Rosny l’y poussaient. Une fois la fuite décidée, ils entreprirent un complot. Doucement la partie se lia. Et on se mit à conférencer dans les ruelles, à la nomade, sous l’abri errant d’un carrosse.

Mais les aventureux ont besoin de se voir de près, l’œil dans l’œil. Henri le comprit, voulut la lumière. Il fut arrêté qu’on se réunirait « une après-soupée au logis de Fervacques, à la Consture-Sainte-Catherine » déserte en ce temps-là.

Ils y allèrent. Le plan convenu entre eux « fut qu’au vingtième jour de février, dix-huit jours après le complot, Lavardin se saisirait du Mans, Roquelaure assisté de Marolles et autres empoignerait Chartres, et le guidon de Fervacques aidé de Belle-Fontaine et de Poupelière prendrait Cherbourg ».

— Moi, dit le Gascon, j’étendrai ma longe jusqu’aux forêts de Saint-Germain, c’est de là que je partirai.

— Et ce sera l’unique occasion, dit Agrippa. Si vous la manquez, je ne donne pas pistole de votre tête, le poignard de la Reine-Mère fêtera ici votre bon retour.

— Il n’en faut pas tant, dit Henri. Nous nous enfuirons tous les huit au laisser-courre de demain.

Rapprochés les uns près des autres, ils s’assermentèrent, assavoir : les six conjurés au roi et lui à eux, de demeurer fermes sous les menaces, de n’avoir au cœur qu’une devise : Paix sûre, victoire entière ou mort brave. Cela prononcé, le Gascon les « baisa tous six à la joue et eux à lui la main droite. » Puis on attendit.


Le jour se leva.

Il partit sur un gras cheval hollandais, entre Saint-Martin d’Anglouse,’maître de la garderobe, et Spalungue, lieutenant des gardes. En le voyant traverser les rues désertes de Paris, mal réveillé, pansu, la cire aux yeux et la tête basse, on n’eût jamais dit qu’il allait chasser. Son escorte chuchotait de dédain :

— Il n’ira pas jusqu’au bout.

— Drôle de cadet ! Déjà recrus. Il rêve encore.

Le roi de Navarre entré en forêt fut rejoint par trente gentilshommes, y compta ses amis, salua quelques visages dans les carrosses et glissa lourdement à terre.

— Monsieur, dit-il à Spalungue, veuillez mener la chasse. (Il meurtrit un bâillement d’hyène) Je suis en mauvais arroi ce matin, on m’a réveillé sur mon somme. Qu’on me laisse donc reposer ici, mieux m’entends à rimer fleurettes qu’à courir un cerf.

Il avait la lippe pendante, l’air chigneux.

— Je garde avec moi trois trompes pour sonner aux dames la « Béarnaise ».

Roquelaure, d’Aubigné, Rosny, indifférents, muguetaient aux vitres des carrosses.

Spalungue, flatté, appela les quatre piqueurs :

— Qu’avez-vous ?

— Un dix-cors jeunement dans les massifs de Belle-Épine.

— Moi un daguet.

— Moi, dit le dernier, j’ai une troisième tête hardée de plusieurs biches.

Spalungue, passé maître d’équipages, donna le laisser-courre pour le dix-cors.

— Mille souhaits, murmura le Gascon. Morne, il assista au départ des chiens accouplés, des piqueurs, et lorsque les bruits de la chasse, décroissants, se furent tout à fait éteints. dans le bois, d’un geste imprudemment vif il s’approcha d’un carrosse.

— Sire, dit une voix inquiète, vous n’êtes pas à votre habitude ce matin, vos regards…

— C’est la fatigue. Las ! Depuis trois longs ans, je n’ai pu sommeiller en paix la moindre goutte de nuit. Votre main sur mon bras, dame vermeille.

La blonde de Sauve toucha le sol, regarda la neige :

— Les beaux tapis blanes, sire, courons y emmêler de poudre nos souliers !

— Vous n’aurez point froid ?

— Vos yeux amoureux me seront buchettes d’hiver.

Appuyée sur un doigt du roi, par-dessus les flocons de neige elle découvrait ses chevilles, l’éclair gris d’un bas bien tendu, de soie de Naples, et mordillait, coquette, ses gants chiquetés. Une robe de toile d’argent l’idéalisait.

— Vous semblez, m’amie, habillée de gel ; qu’au moins, sourit-il, ce frimas jamais ne vous pénètre, surtout lorsque je n’y serai plus.

Elle se pressa sur le sein du roi, toute blanche, plus blanche que le grésil et l’argent, et un stalactite lui roula des cils.

— Je devine ! Expliquez-moi !… Vos airs chagrins me mettent au mourir ! Qu’avez-vous ?

— Ne te doulouse pas, dit le Gascon triste. Je vous aime tout d’un tenant, madame, et le prouverai. (Il la caressait) Front joli (il baisa le front). Jointes oreilles roses (il baisa l’oreille). Dents en fleurs (il baisa les dents). Ces mignonneries, à jamais, me garderont en repentailles, et je souffre de les quitter. Mais ni moins ni mais, faut agir ! Je suis las de faire le cliquepatin, rebuffé, babillé, moqué par tous. Est grand temps de montrer au monde qui je suis et ce qu’il y a dans la musette du Gascon. (Ses yeux se firent durs) Le roitelet va quitter Paris, le loup saille de faim hors de son bois, il va galoper et sè battre. Sans vous, madame, je serais au large bien loin, mais mon cœur s’est rompu à l’idée de fuir sans viatique. Votre bouchette, belle, qu’encore un peu je m’y pose.

Comme il la baisait de mal gré dans le nid blond de ses cheveux, il écouta :


Espace, appels de trompes, abois des chiens découplés, murmures.


— Après votre départ, dit-elle, n’y aura relais, je mourrai. Il me semble que mon cœur ne tient qu’à un fil.

— Que diriez-vous, cria-t-il, d’un amant qui serait déchu de la gloire ! Honte à qui pourrit à faire l’amour ! (Il mit un doigt sur son cœur) Je vous ai donné le plus pur d’ici. Pendant longtemps je fus l’oiseau de vos pipeaux, vous m’aviez charmé, mais aujourd’hui j’échappe. Le Gascon est pressé, madame, mais reviendra.

— Nos cœurs se désassemblent à jamais.

— Point à jamais ! Ils s’uniront mieux un beau jour, j’espoir de vous aimer immortellement.


Un immense aboi monotone peuplait la grande forêt triste.


— Ah ! fit mélancoliquement le Gascon, les bêtes ne sont point les seules traquées.

— Emmenez-moi, Sire, je veux…

— Bon gré ma vie ! Voilà bien les riottes des femmes ! Plaisante, la guerre n’est point un champ où poussent les pâquerettes. Je vais aller aux combats pour tourner du glaive à deux mains, m’y pourriez-vous servir ?


Des appels de trompes sonnaient la « vue », les chiens lointains s’élançaient au cerf.


— Mes camarades vont arriver, ne perdons aucune caresse, dit le roi. (Il sonda les arbres avec inquiétude) Se faudra bailler l’un à l’autre, bientôt, un congé sans date, et j’en ai plus que vous mal au cœur.

Droite au milieu du chemin, elle pleurait dans ses mains longues.

— Je suis, continua-t-il, entre deux parts de mon existence. En deçà, votre amour écarté, j’ai connu le faux, je vais connaitre au delà ce qui est seul vrai, l’honneur, madame, et le danger. Courage ! toute vie n’est que peine. Voyez votre amoureux, n’est-ce pas lui le plus contraint ? Cependant il se raidit, et à l’après-quittée, ce soir, il clora la porte sur sa jeunesse dont la plus belle rose fut vous.

Ces paroles atterraient madame de Sauve. — Je vous ai servi tout sans cesse à votre contentement, sire, et vous me quittez. Je ne vous verrai plus…

— Gardez vos larmes diamantines, l’amoureux reviendra un jour.

— D’ici là je serai flétrie.

— La rivière qui mène et ramène ses flots, s’écria-t-il, ne connait point d’âge ! Les roses de vos joues pâliront que mon cœur fleurira encore, et vous resterez en lui, nouvelette, comme une relique au moustier ; je vous aime !


D’animales rumeurs erraient dans le vent, et les trompes de la chasse, en plainte, exhalaient un imperceptible « bien aller ». L’heure était morose comme ce qu’on quitte.


— Sire, pas encore… Soutenez-moi. Je suis si faible que rien plus.

— Non pareille ! doux bien ! ma fée ! cria le Gascon, c’est votre amour même qui me délie ! Il me donne force et ardeur. (D’Aubigné apparut dans les arbres noirs) Voici l’instant. Tarder me mettrait aux trousses la France entière, adieu vous dis qui m’est grand deuil. (Roquelaure surgit, un cheval au poing, puis Lavardin, puis d’autres) Holà ! camarades ! ici ! Par mon serment ! je vous ferai bien voir si je recule ! (Il prit le cheval ture que lui amenait Lavardin, écouta) Ch…

— Sire, sanglotait tout bas la maîtresse, attendez encore, y a danger…

Le roi courbé scrutait le silence.

— Les trompes, murmura-t-il, résonnent indistinctement ; dis-moi leur appel, d’Aubigné.

— La distance et le vent rompent le concert, je ne perçois qu’un écho menu, un souffle…

— Il me semble que la bête fait défaut aux chiens…

— La meute, chuchota Rosny, vient de perdre le cerf de chasse pour partir sur un nouveau cerf.

— Oui, rêva le Gascon baissé à terre, je n’entends à peine que la sonnerie des « foulées » >. Yam ! cria-t-il en se dressant, puisque la brigade se dérobe, bons garçons, voici l’heure de fuir. À vos chevaux !


Mais à peine s’ébranlaient-ils qu’une ondée de neige tomba des arbres, et dans un éclat de branches rompues, haut monté sur ses jambes fines, superbe, orgueilleux, roux, les côtes battantes, échevelé des lianes qui flottaient aux fourches de ses bois, un grand cerf dix-cors s’immobilisa devant eux.


Blancs d’une émotion inconnue, les quatre hommes n’osaient bouger. Comme Henri était en avant, le cerf aperçut le roi, et les deux « fugitifs » se regardèrent…

— Lui ! murmuraient les hommes, le cerf de chasse !

— Sire, râla madame de Sauve, voyez comme il tremble ; il chancelle… écoutez son soufflement, il va mourir. C’est vous, c’est vous qu’il regarde… J’ai peur.

Le roi se reconnut-il dans ce sauvage, dans ce fugitif traqué par les chiens, et désira-t-il absoudre à ses yeux, par une éclatante marque d’honneur, la honte de sa propre fuite ? On ne sait. Il fit seulement un pas vers le malheureux cerf, et se découvrit. Ce fut énigmatique, émouvant, simple : la tête royale s’inclina vers cet envoyé du mystère. Puis le cerf dans un bond farouche disparut !


Dès lors, il n’y eut plus de mots, plus de cris ; le signe était clair : En selle ! semblait avoir dit la bête, poursuivi comme moi, fais comme moi, pars ! Le Gascon prit son ture aux crins, et après un geste de baiser, net comme un rais, s’emballa dans le bois funèbre. Les sept aventuriers, vite, s’accrochèrent à leurs chevaux, et rapides comme la bise, à plat sur leurs bêtes, vite, plus vite encore, s’affolèrent sur la grande route, enivrés, dans le vertige d’une course qui semblait un vol. Des vêtements, un à un, tombaient du cheval d’Henri ; l’éperon plongé, le roi lançait sa casaque, sa cuirassine, ses mailles, ses gilets de buffle. À droite, à gauche, reculants, les arbres glissaient en arrière, fantômes, comme pour aller prévenir Spalungue, les piqueurs, la chasse. Il semblait au Gascon qu’il allait être ressaisi, poigné au cou, que l’haleine d’un garde fumait déjà dans son dos. Le turc, ventre en sang, volait sur terre, sautait les roches, les mares, crevait les buissons dont les fouets d’épines déchiraient le roi renversé. Sous la vitesse du galop, les choses fantastiquement rayées se transformaient en souvenirs. Les quatre hommes, bientôt, virent la fin des arbres, se dressèrent. Crispé sur l’arçon, égorgé de vent, tête biaise, le roi s’effila du bois, la barbe fendue, la bouche violette, les cheveux en l’air, fou de liberté, d’espace, de campagne ; et avant d’entrer dans le plat pays, soudain, apporté par la longue haleine d’un vent de bise, il put encore entendre, mi-tourné, la rumeur connue et dangereuse : les sonneries agonisantes, le hurlement vague et les minuscules sanglots des chiens qu’il compara, raide d’épouvante, mais pressé, fuyant et galopant plus fort, à la désolation de sa maîtresse,


… comme si l’amour, lui aussi, pleurait d’avoir perdu sa proie.