Le Roi Ferdinand II et le royaume des Deux-Siciles/01

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I.

À l’extrémité de l’Italie est une contrée où la nature a versé tous ses dons, où la politique a rassemblé toutes ses contradictions et ses luttes : c’est Naples. Entouré de trois mers où trempent ses côtes découpées en golfes merveilleux, formé de deux portions dont l’une tout insulaire a une histoire à part, brillant du poétique lustre de tous les souvenirs, fertile par son sol, éclairé d’un ciel riant, ce pays, auquel les congrès ont donné le nom de royaume des Deux-Siciles, ressemble dans son existence morale à cette nature paresseuse et charmante qui cache des volcans intérieurs toujours prêts aux éruptions. Tout est mystère et contraste à Naples ; c’est la contrée italienne où l’intelligence philosophique a jeté le plus éblouissant éclat, où le dernier siècle a vu naître Vico et Filangieri, et c’est en même temps la région préférée des fanatismes populaires, de toutes les crédulités et de toutes les superstitions. Tout est extrême aussi, le bien et le mal, la misère et la richesse, l’activité et l’inertie, les aspirations de liberté et les raffinemens du servilisme, les réactions du pouvoir et les turbulences orageuses des partis. Il y a eu du despotisme et des séditions à Naples, il n’a manqué jusqu’ici que des citoyens, ou pour mieux dire il a manqué les conditions mêmes propres à former des citoyens. De là cette vie heurtée, violente, impénétrable, qui a été vraiment recueil de la diplomatie européenne, et dont le souverain qui vient de descendre au tombeau, le roi Ferdinand II, a été pendant trente ans le maître, le régulateur absolu en même temps que la personnification saillante et originale : prince singulier, tour à tour honni ou exalté, qui ne mérite pourtant ni l’apologie ni l’injure, mais dont le règne est l’expression vivante d’une des plus curieuses variétés d’autocratie, qui a été une sorte de tsar au midi de l’Europe, et que la fortune, par une coïncidence bizarre, enlève de la scène aujourd’hui, lorsqu’il n’eût plus été qu’une ombre dépaysée ou un obstacle au milieu des inévitables transformations Kè3a péninsule.

L’histoire de l’Italie tout entière a sans doute une secrète et invincible unité. Rien de ce qui se passe dans un pays ne peut être étranger aux autres pays, et cette intime solidarité est presque un fait contemporain. Ce n’est point la révolution française qui a créé les mouvemens italiens, mais elle en a déterminé le caractère, elle les a précipités, et tener ? r la puissance de cette révolution que même là où elle a été vaincue en apparence et par intervalles, elle a triomphé encore ; elle a survécu par les lois qu’elle a laissées après elle, par les sentimens qu’elle a fait naître, par les idées qu’elle a semées, par les regrets ou les espérances dont elle a été l’inépuisable source. Dans ce drame multiple et confus des destinées italiennes tel qu’il apparaît à l’issue de la révolution française, dans ce travail dont l’instinct d’indépendance et l’esprit de réforme civile sont restés les invariables et tout-puissans moteurs, tous les états ne marchent point cependant du même pas et n’ont pas la même attitude ; chacun d’eux a sa personnalité dans le drame. Un des phénomènes les plus curieux à observer comme un des traits généraux de cette obscure situation, c’est que, dans toutes ces revendications de nationalité qui remplissent l’histoire de la péninsule depuis plus d’un demi-siècle, Naples est toujours l’état le moins engagé, le moins animé de l’esprit italien en un certain sens, et c’est ce qui inspirait à un penseur énergique de Florence, à Francesco Forti, ce mot paradoxal que l’Italie finit au Garigliano. Ce n’est pas que le sentiment national soit absent de l’âme de cette race à l’imagination vive et soudaine, et que les Napolitains soient indifférens pour la patrie commune ; mais par sa position, par ses traditions, le royaume des Deux-Siciles semble moins fatalement appelé aux luttes d’indépendance.

Ce beau royaume du midi de l’Italie, avec sa force propre et sa population de neuf millions d’hommes, n’a pas, comme le Piémont, le vigoureux stimulant d’un désir d’agrandissement qui se confond avec l’idée d’émancipation nationale. Comme le nord de l’Italie, il n’a pas porté le poids direct et oppressif d’un maître étranger. Il n’a pas été entretenu par son histoire dans cette antipathie traditionnelle contre la domination impériale, qu’il n’a connue qu’un instant au dernier siècle, contre l’Allemand, qu’il n’aperçoit au fond de son passé que dans l’image mélancolique et touchante du jeune Conradin, le dernier prince de Souabe, l’adolescente victime de Charles d’Anjou. Un des traits caractéristiques du royaume des Deux-Siciles, c’est d’être sorti de toutes ses crises avec son autonomie, avec une dynastie propre, — dynastie étrangère d’abord, il est vrai, mais qui s’acclimatait promptement et qui restait la garantie même de l’indépendance napolitaine, de cette indépendance sur laquelle l’influence autrichienne a pu s’étendre de nos jours et peser lourdement sans l’absorber. La haine de l’Autriche, cette forme négative de l’idée de nationalité italienne, est donc à Naples un fait tout récent qui date principalement des commotions de la première partie de ce siècle, de 1815, des tentatives extrêmes de Murat, ce roi de tête faible et légère et de cœur vaillant, de la révolution de 1820, de l’occupation autrichienne qui suivit, et cette haine elle-même est balancée par ce sentiment plus local, plus municipal, que Naples nourrit à l’égard du nord de l’Italie, et que la Sicile, par un curieux enchaînement d’antagonismes, nourrit encore plus à l’égard de Naples. Ce sentiment existe au fond, et les gouvernemens l’ont poussé à outrance ; ils en ont profité pour opposer l’esprit napolitain à l’esprit italien, et pour se retrancher dans un inaccessible isolement, à l’abri d’une politique d’immobilité et d’exclusion. À un certain point de vue, on l’a dit quelquefois, l’Italie peut se comparer à une autre Allemagne, dont le Piémont sera la Prusse et dont Naples à son tour sera l’Autriche, une Autriche qui a ses rivalités avec la Prusse italienne, et qui, par une analogie de plus, a même sa Hongrie en Sicile, suivant un ingénieux et piquant rapprochement. C’est là le secret de l’histoire du royaume des Deux-Siciles dans son rapport avec le développement de l’idée nationale ; c’est la clé de sa politique, de la facilité qu’ont eue tous les pouvoirs à réprimer les instincts de patriotisme italien, de l’insuccès de toutes les tentatives faites pour intéresser ces populations aux luttes d’indépendance, du rôle de Naples en 1848 et même aujourd’hui, comme aussi jusqu’à un certain degré de tout le mouvement intérieur de ce midi de la péninsule.

Une autre face de l’histoire contemporaine, de la situation générale du royaume des Deux-Siciles, c’est justement en effet cette partie domestique de son existence, c’est ce travail intérieur qui se lie intimement par tant de côtés au travail d’affranchissement national, qui en est indépendant sous certains rapports, et qui apparaît à Naples avec des caractères d’une saisissante originalité. C’est de la révolution française principalement, disais-je, que procède tout ce qui vit, tout ce qui s’agite à Naples, le bien et le mal, les partis, les institutions, les systèmes, les opinions. La révolution n’a point laissé une forme de gouvernement, ni même cette dynastie feudataire jetée au midi de l’Italie par un reflux de l’empire ; elle a mieux fait, elle a survécu dans les lois civiles débarrassées de la féodalité, dans le régime judiciaire simplifié et rajeuni, dans le système administratif, où elle mettait la régularité à défaut de la liberté. En un mot, Naples sortait des crises de la révolution et de l’empire avec un organisme civil qui était une œuvre de véritable progrès, dont le principe échappait aux réactions de 1815, et qui est resté avec la marque indélébile d’une tradition française. Qu’a-t-il donc manqué à ces lois pour devenir une bienfaisante réalité ? L’appui d’une société moins déchirée, la garantie des mœurs, une pratique sincère, en un mot une identification vraie et profonde avec l’état social et moral du pays. Malheureusement de cette source orageuse de la révolution sont sorties en même temps deux choses qui résument l’histoire contemporaine de Naples, qui en sont la dangereuse essence bien plus que des lois impuissantes : l’esprit de conspiration et l’esprit de réaction. Naples a été, à vrai dire, le berceau ou le foyer le plus actif des sectes révolutionnaires et des sociétés secrètes.

C’est dans le midi de l’Italie, à Capoue, que naissait vers 1811 une association fameuse, qui allait étendre sa forte et savante hiérarchie sur une partie de l’Europe, et dont le nom seul a été pendant longtemps un symbole de révolution : le carbonarisme. D’où venait ce nom de carbonarisme ? Par quelle idée bizarre les fondateurs allaient-ils chercher un modèle ou une ébauche d’organisation chez les charbonniers ? On ne le sait. Toujours est-il que l’institution était à peine née qu’elle embrassait le royaume tout entier et gagnait bientôt d’autres parties de l’Italie. La raison de son succès fut peut-être le mystère, cette sorte de merveilleux si puissant sur des imaginations méridionales, qui ne sont point accoutumées aux luttes régulières des opinions, et, chose plus remarquable, le carbonarisme trouva aussi des auxiliaires à l’origine dans les princes eux-mêmes. Lorsque le vieux roi Ferdinand de Bourbon était relégué en Sicile pendant l’empire avec la reine Caroline d’Autriche, cette dangereuse et violente conseillère de la royauté napolitaine, la petite cour exilée flattait, caressait les carbonari du royaume, et cherchait à les attacher à sa cause par toute sorte de promesses libérales. Murât lui-même, dans les extrémités de sa fortune en 1815, se servait du carbonarisme après lui avoir fait la guerre, lorsqu’il tentait avec son armée la suprême et chimérique entreprise du soulèvement et de l’affranchissement de l’Italie entière. Et c’est ainsi que s’est développée cette funeste habitude des conspirations secrètes que les souffles révolutionnaires suscitaient à l’origine, que les compressions de l’empire alimentaient, que les gouvernemens ont encouragée plus d’une fois en conspirant avec les conspirateurs aussi bien qu’en usant eux-mêmes de tous les procédés des conjurations, et qui s’est mêlée à tous les régimes comme une des formes les plus saisissantes de la vie politique napolitaine. Le carbonarisme s’est métamorphosé et renouvelé, il a changé de nom et s’est appelé la Jeune-Italie ou l’Unité italienne à l’esprit de conspiration a persisté, frappé sans doute dans ses œuvres d’une stérilité sanglante, mais survivant toujours à ses défaites.

L’esprit de réaction est né des mêmes événemens dans un sens tout contraire. Il est sorti, lui aussi, tout armé des crises de la révolution, Jusqu’aux approches de 1789, la royauté napolitaine s’était montrée libérale ; elle avait été la promotrice de l’économie politique à sa naissance et de ce mouvement philosophique du siècle qui ne brilla nulle part plus qu’à Naples. Une pensée de réforme s’était assise sur le trône avec le prince qui passait en Espagne sous le nom de Charles III, et elle restait longtemps dans les conseils avec le marquis Tanucci. La révolution, en brusquant ce mouvement, le dénaturait, et livrait la royauté à toutes les suggestions de la peur, de la défiance et d’une implacable antipathie contre tout ce qui venait de la France. Un roi bon homme, violent et faible, aussi oublieux que prodigue de ses promesses, une reine pleine de passion vindicative, une cour corrompue et assiégée de terreurs, le sentiment populaire irrité des invasions françaises et des nouveautés, voilà les premiers élémens de la réaction qui éclatait dans le sang à Naples en 1799. La royauté, telle qu’elle reparaissait en 1815, telle qu’elle a existé jusqu’à présent, a vécu fatalement de cet esprit. Les réformes civiles accomplies par le régime français de 1806 à 1814 lui étaient violemment suspectes, et en sanctionnant ces codes nouveaux, qui sont restés les meilleurs de l’Italie, elle les dénaturait dans la pratique et en altérait l’esprit par un système d’arbitraire universel. Le carbonarisme qu’elle avait appelé à son aide devenait un ennemi qu’elle combattait par une police ombrageuse et violente, organisée elle-même en société secrète. En rentrant à Naples, le roi Ferdinand Ier promettait à son peuple une constitution, et le lendemain une guerre à outrance était déclarée aux plus modestes espérances libérales. C’était un crime d’avoir servi dans l’administration française ou dans l’armée de Murat. La royauté restaurée à Naples ne se modelait pas sur la France, où le rétablissement de la maison de Bourbon se confondait avec l’avènement du régime constitutionnel ; elle se livrait à l’influence autrichienne, et par un traité secret liait sa politique à celle des maîtres de l’Italie du nord. En un mot, c’était l’esprit de réaction et d’absolutisme transformé en système de gouvernement, procédant par la force ou par la ruse, appuyé et encouragé par une puissante influence extérieure, et rencontrant en face l’esprit de conspiration enflammé de tous les griefs et de tous les mécontentemens accumulés.

Entre ces deux courans extrêmes, un parti modéré a toujours manqué à Naples comme un médiateur tout-puissant et efficace. Ce n’est pas qu’il n’eût un terrain d’action et des élémens naturels : le terrain est dans les lois elles-mêmes ; les élémens sont dans la bourgeoisie, qui a singulièrement grandi par l’abolition des lois féodales, dans une portion de l’aristocratie gagnée dès l’origine aux idées constitutionnelles ; mais ce parti n’a fait que d’éphémères et inutiles apparitions au milieu d’une société incohérente et faible. Des hommes qui auraient pu le former, les uns sont allés périodiquement vers l’absolutisme, les autres se sont rejetés dans les sectes, et toujours a reparu le duel fatal de la réaction et des conspirations. C’est la lutte qui remplit un demi-siècle d’histoire ; elle éclate surtout à trois époques, — en 1799, en 1820 et en 1848, — et toutes les fois l’esprit de conspiration vaincu sort plus exaspéré du combat ; toutes les fois aussi la réaction est plus violente sans cesser d’être précaire. L’histoire contemporaine de Naples est un mélange de compression et d’anarchie, de despotisme et d’insurrection.

Un des plus curieux épisodes de cette lutte est la révolution éphémère de 1820, qui a laissé plus d’une trace dans le mouvement des choses napolitaines. Cette révolution avait pris un mauvais masque. Elle était l’œuvre dangereuse et choquante du carbonarisme et de l’armée, et elle se donnait pour drapeau la constitution espagnole de Cadix, une constitution impossible dont on avait de la peine à trouver un exemplaire à Naples lorsqu’on la proclamait. Au fond, elle était l’expression de griefs réels et de mécontentemens sérieux ; elle peut être considérée aussi comme un premier acte d’intervention de cette Italie nouvelle qui fermente depuis 1815. Ramenée à une forme moins excentrique et moins violente, elle pouvait vivre ; mais elle s’accomplissait dans des conditions générales qui devaient la tuer, au milieu de l’Europe de 1820. Elle périt, non par la faute de la France, dont le rôle fut aussi noble qu’il est peu connu, et qui, démêlant dès lors la vérité, eût favorisé l’établissement à Naples d’un régime constitutionnel juste et sensé, non pas même par la faute de la Russie, dont le souverain, l’empereur Alexandre, ouvrait d’abord son esprit à la séduisante pensée de pacifier l’Italie par de sages et prévoyantes concessions, mais parce que l’Autriche se croyait intéressée à interdire tout foyer de libéralisme indépendant au-delà des Alpes. Ce n’était point en effet le carbonarisme seul que l’Autriche poursuivait à Naples, c’était surtout la possibilité d’un système de liberté régulière. « Le système représentatif ne doit être établi dans aucun état de la péninsule, » disait le prince de Metternich, qui exprimait la crainte que le parlement napolitain, ne se ravisât en adoptant une constitution modelée sur la charte française.

Chose extraordinaire, la France avait pris l’initiative de la réunion de Troppau avec la pensée première de faciliter une transaction à Naples par l’arbitrage de l’Europe ; l’Autriche, toujours habile et heureuse dans la diplomatie, même quand la fortune des armes lui est contraire, tournait cette pensée au profit de son intervention, sanctionnée à Laybach, et la révolution napolitaine était condamnée sans être entendue, ainsi que le disait un jour M. de La Ferronnays à l’empereur Alexandre. La réaction napolitaine se confondait avec la réaction européenne sous la protection de l’Autriche, dont les soldats allaient camper durant six années dans le midi de l’Italie, de telle sorte qu’à travers cette série de crises qui naissent de la révolution et en sont le prolongement orageux, le royaume des Deux-Siciles apparaît toujours avec des lois inefficaces, des mœurs assez faibles et assez peu sévères pour tout permettre, une société incohérente et divisée, des partis qui n’ont d’autre arme que la conjuration, et des pouvoirs fatalement entraînés dans toutes les voies de la compression. La combinaison de tous ces faits et de ces élémens a formé le dernier règne, ce règne de trente ans où se retrouvent toutes les traditions, toutes les luttes de l’histoire contemporaine de Naples, et où la personnalité du souverain lui-même a une sorte de relief étrange qui tient à la fois à l’homme et aux événemens.


II

Le règne de Ferdinand II commençait justement à une heure critique, au confluent en quelque sorte de ces deux courans opposés que je dépeignais. La réaction se déployait victorieusement depuis six ans et s’était personnifiée dans deux princes, le roi Ferdinand Ier et le roi François Ier, dont le gouvernement était un mélange de violence, de faiblesse, de duplicité et de corruption. La révolution de 1820 avait passé comme un mauvais rêve pour ces deux princes, qui avaient juré la constitution et qui poursuivaient de leur mieux les constitutionnels. L’armée nationale était dissoute, et la restauration du pouvoir absolu restait placée uniquement sous la sauvegarde de la force autrichienne. Le prince Canosa, un moment éclipsé par la révolution, était redevenu le fougueux ministre de la réaction napolitaine, qui marchait hardiment à son but, procédant par les exils, les emprisonnemens et une sorte d’épuration arbitraire du royaume ; on avait compté un moment plus de cent mille suspects ! Le vieux roi Ferdinand laissait tout faire, et vivait en bonne amitié avec les lazzaroni. Sous François Ier, qui succédait à son père en 1825, c’était bien pis encore. La vénalité et la corruption étaient partout : dans la police, dans l’administration, dans la distribution de la justice, à la cour elle-même, surtout à la cour. Tout se vendait, les premiers emplois de l’état, les grâces et les faveurs. Un des familiers du roi, le valet de chambre Viglia, était le négociateur principal de ces marchés. Pour 30,000 ducats, il avait fait un jour un ministre des finances, et avait amassé une immense fortune. Ce Viglia, qui faisait des ministres en faisant la barbe au roi, ne savait ni écrire, ni lire, selon une règle appliquée à la domesticité de la cour de Naples, qui croyait mettre ainsi ses secrets à l’abri des indiscrétions.

Ces excès de la réaction napolitaine ne sont nullement une fiction révolutionnaire. La diplomatie française de la restauration les suivait d’un œil vigilant, et elle signalait avec tristesse « la faiblesse du gouvernement napolitain, les fautes que l’on entassait à Naples, la nullité de tous, les frayeurs du roi. » Chateaubriand, ambassadeur à Rome, écrivait en 1829 : « Il est malheureusement trop vrai que le gouvernement des Deux-Siciles est tombé au dernier degré du mépris. La manière dont la cour vit au milieu de ses gardes, toujours tremblante, toujours poursuivie par les fantômes de la peur, n’offrant pour tout spectacle que des chasses ruineuses et des gibets, contribue de plus en plus, dans ce pays, à avilir la royauté… » Voilà ce que six ans de réaction avaient fait de Naples, et par un contre-coup naturel l’agitation avait recommencé ; l’insurrection avait éclaté de nouveau dans les montagnes du Cilento, pour être étouffée encore une fois dans le sang. Entre la réaction et les conspirations, la lutte n’était qu’assoupie au moment où François Ier s’éteignait, assiégé de terreurs et laissant un royaume exténué. C’était le 8 novembre 1830, au lendemain de la révolution de France, qui pouvait d’une étincelle enflammer tous ces élémens incandescens accumulés au midi comme au nord de l’Italie.

C’est alors que Ferdinand II, fils du dernier roi, petit-fils de la reine Caroline d’Autriche et de Ferdinand Ier, montait au trône comme pour dénouer l’inextricable nœud des affaires napolitaines par un nouveau règne, par la main d’un prince heureusement affranchi de toutes les solidarités du passé. Le nouveau roi avait vingt ans à peine en effet ; il était né le 12 janvier 1810 à Païenne, ce dernier refuge de sa maison exilée. Il n’avait pris part qu’un instant au gouvernement, quand son père était allé conduire la reine Marie-Christine en Espagne, et dans ce court essai du pouvoir il avait laissé pressentir un roi. Ferdinand II n’était pas ce qu’on pensait ; mais il avait de la jeunesse, des dispositions heureuses, cette bonhomie populaire devenue le caractère des Bourbons de Naples, de la finesse unie à une certaine fermeté, et dès le premier moment il montrait des allures qui contrastaient singulièrement avec celles des deux princes qui l’avaient précédé. Soit instinct naturel, soit calcul, ce roi nouveau sentait la nécessité de populariser son pouvoir naissant, d’adoucir les ressorts d’un gouvernement compromis par ses excès, d’agir en un mot autrement qu’on ne l’avait fait avant lui. De là les premiers actes qui signalaient ce commencement de règne et semblaient inaugurer une ère nouvelle.

L’armée surtout était dès l’origine l’objet des prédilections visibles de Ferdinand II. Cette armée, qui était restée suspecte depuis la révolution de 1820, que les deux derniers rois se plaisaient à railler parfois de leurs bouffonneries méprisantes et injurieuses, à laquelle on avait préféré les soldats de l’Autriche, puis des régimens suisses, était habilement caressée dans sa fierté et dans ses intérêts. Le roi François Ier, voyant le goût de son fils pour les soldats napolitains, se moquait fort de lui et lui disait dans une occasion : « Habille-les comme tu voudras, ils fuiront toujours. » Ferdinand II ne pensait pas ainsi. Comme vicaire du royaume pendant le voyage de son père en Espagne et bientôt comme roi, il cherchait au contraire à réveiller l’esprit militaire dans l’armée napolitaine. Il rappelait à l’activité les officiers qui avaient servi sous Murat et qui avaient été disgraciés. C’est de ce temps que date la faveur du général Filangieri. Sans être un soldat pas plus qu’un général, Ferdinand II se plaisait avec les troupes ; il aimait l’uniforme et la manœuvre, et le jour où il prenait possession de la couronne il offrait au peuple de Naples le spectacle nouveau pour lui d’un prince à cheval au milieu de son armée. Ce n’était pas un goût futile de parade militaire, comme le pensaient quelques esprits légers, c’était une politique plus habile et plus clairvoyante. En agissant ainsi, Ferdinand II effaçait la dernière trace des traditions de Murat dans l’armée napolitaine ; il consommait la rupture entre l’esprit militaire et le parti constitutionnel, ces deux forces dont l’alliance avait fait la révolution de 1820, et il posait la plus ferme base de son règne. Là effectivement est la raison première de l’état moral de l’armée napolitaine et de la fidélité exceptionnelle qu’elle a montrée pendant ce règne de trente ans.

Et ce n’était pas seulement par cette reconstitution de l’armée que le nouveau roi marquait son avènement. S’il ne faisait mieux, s’il n’allait jusqu’à des réformes de l’ordre politique, il traçait du moins de son règne de séduisans programmes. Il acceptait ostensiblement la mission « de cicatriser les plaies qui affligeaient le royaume, » d’assurer une justice impartiale, de soulager le peuple accablé d’exactions, d’épurer l’administration des finances. Ces promesses, qui répondaient à un profond sentiment de répulsion contre les désordres ruineux des derniers règnes et qui exprimaient une pensée réparatrice, n’étaient pas absolument dénuées de sincérité, et elles trouvaient un commencement de réalisation dans une série de mesures destinées à frapper, sinon à désintéresser toujours complètement l’esprit public. Quelques-uns des familiers les plus compromis de la cour tombèrent en disgrâce. Le valet de chambre Viglia emportait dans sa retraite l’immense fortune qu’il avait acquise en vendant les emplois. Le ministre des finances Caropreso abandonnait un portefeuille qu’il avait acheté. Le prince de Scaletta, ministre de la guerre, accusé de concussion et menacé d’être mis en jugement, était exilé dans une ambassade, tandis que d’un autre côté des amnisties timides et partielles, il est vrai, adoucissaient les peines qui pesaient sur les condamnés politiques.

Quelques actes révélaient une intention plus directe de popularité. Les audiences publiques du palais avaient été à peu près supprimées sous les derniers règnes, ou, pour mieux dire, on en faisait commerce comme de tout ; on vendait le droit de voir le roi. Ferdinand II rétablit les audiences publiques et fit revivre ces entrevues familières de la royauté et du peuple, où le plus humble sujet avait libre accès auprès du prince ; mais c’est surtout dans les finances que le nouveau roi semblait donner des gages d’une pensée réparatrice. Une partie des pensions prodiguées par les deux rois précédens fut supprimée. Une réduction proportionnelle fut décrétée sur les appointemens de tous les employés publics, depuis le plus obscur fonctionnaire jusqu’au ministre. Le roi renonçait pour lui-même, non sans une certaine ostentation, à une somme de près de 400,000 ducats prélevée par ses prédécesseurs sur le trésor pour leur cassette privée. Il y eut donc une sorte d’épuration et comme une efflorescence d’économie qui, par la forme même, allait au cœur d’un pays accoutumé aux dilapidations ruineuses. Le nouveau roi affectait de se distinguer des princes auxquels il succédait. Il visitait les provinces, cherchant à étendre sa popularité, opposant sa simplicité au faste prodigue de son père, se logeant presque toujours dans les maisons des ordres mendians, s’informant de tous les besoins, recueillant sur son chemin toutes les plaintes et toutes les réclamations. D’un voyage rapide de six jours, il rapporta six mille pétitions. La Sicile elle-même était flattée dans ses espérances. Le roi lui envoyait comme gouverneur un de ses frères, le comte de Syracuse, et il déclarait hautement dans ses premières proclamations qu’il guérirait « les plaies faites par son père et son aïeul. » Ainsi s’ouvrait le règne.

À voir ce prince qui semblait flatter l’esprit national dans l’armée, qui parlait au pays de sa misère, de ses besoins et de tous ses griefs légitimes, qui publiait des amnisties, bien que timides, livrait aux sévérités de la nation elle-même la politique de son père et de son aïeul, et s’alliait bientôt avec une princesse de la maison de Savoie, fille du roi Victor-Emmanuel Ier, comme pour offrir à l’esprit italien des perspectives nouvelles, quoique indistinctes ; à voir, dis-je, ce prince commencer ainsi, on crut presque à un règne libéral. Le pays fut satisfait, l’armée se rallia, le parti constitutionnel, sans cesser de pousser plus loin ses espérances, attendit, à demi désarmé et plus confiant, et c’est ainsi que Naples traversait sans secousse cette commotion de 1831 qui ébranla l’Italie. C’était la lune de miel du nouveau règne. L’effet fut plus grand encore en Europe ; il fut d’autant plus grand que cette transformation apparente de la politique napolitaine coïncidait avec l’explosion des idées libérales en France et avec la recrudescence de soupçons et de craintes que l’état du continent devait inspirer aux puissances du Nord. La cour de Vienne se demandait, non sans une certaine inquiétude, où tendait ce prince inexpérimenté qui semblait aspirer à se passer des soldats de l’Autriche, qui avait l’air de vouloir mettre la main à des réformes intérieures, et elle communiquait ses impressions au vieux roi de Prusse, si bien que Ferdinand II, ce roi qu’on a vu et qu’on a connu, se crut obligé d’envoyer un ministre en Allemagne pour rassurer la cour de Berlin. Ce fut le marquis d’Antonini, depuis et aujourd’hui encore ambassadeur à Paris, qui fut chargé de cette mission de confiance. La vérité est que le vieux roi de Prusse avait tort de s’inquiéter, et que, sans manquer absolument de franchise, en étant sincère dans ce qu’il faisait, le jeune souverain napolitain laissait du moins à deviner une partie de son secret.

Lorsque le roi Ferdinand II s’efforçait de réveiller l’esprit militaire dans son armée rajeunie et recomposée, il ne songeait nullement, comme l’espéraient peut-être quelques esprits prompts aux conjectures chimériques, à reprendre le rôle de Murat en 1815, et à se mettre avec ses soldats à la tête d’un mouvement national italien. Il obéissait à un mobile plus personnel, à un sentiment de fierté de race : il avait été plus d’une fois blessé secrètement de voir les deux derniers rois dépendre presque exclusivement de la protection autrichienne, et en arrivant au commandement d’un état de neuf millions d’hommes, il voulait garder l’attitude d’un roi, vivre par lui-même, avoir sa force propre. « Que fais-tu de tes soldats, ô roi… ? » disait un jour, en parlant de lui, le poète Giusti dans une poésie sarcastique à l’adresse de tous les princes italiens. Ce que le roi de Naples faisait de ses soldats ? Il fondait sur eux son pouvoir, il se créait dans son armée un instrument de règne et de sécurité. Il en était de même des réformes intérieures dont Ferdinand II prenait l’initiative, et qui ressemblaient à une censure de ce qu’on avait fait avant lui. Le nouveau roi n’était point entraîné par une préméditation libérale, il cédait plutôt à un instinct de jeunesse, à un mouvement de répulsion, qui tenait à son caractère, contre les dilapidations et les mœurs dissolues des derniers règnes, à un certain goût d’ordre financier qui allait jusqu’à l’avarice. Le jour où il se sentit trop près de ce libéralisme vers lequel les Napolitains espéraient le voir marcher, et que l’Europe absolutiste lui montrait comme un écueil, il recula, et un épisode aussi caractéristique qu’inattendu fut la révélation de cette halte et de cette évolution rétrograde.

Il y avait dans le conseil un homme de capacité, d’une ambition ardente et d’un esprit politique aussi souple que hardi : c’était le ministre de la police Intonti. Trompé peut-être par les circonstances, par l’état général de l’Europe et par la situation même du royaume des Deux-Siciles, imaginant que le roi n’avait besoin que d’être un peu pressé pour aller au-delà de ses premiers actes, et croyant à l’inévitable avènement d’un régime complètement libéral, M. Intonti n’eut plus qu’une pensée, celle de travailler à préparer ce régime, vers lequel l’attirait aussi sans doute l’espoir d’un grand rôle, et il se mit à l’œuvre d’une façon toute napolitaine. Il conspira réellement, pour tout dire ; il se rapprocha de cette partie de l’aristocratie de Naples demeurée fidèle aux idées constitutionnelles, favorisant secrètement les manifestations libérales, tenant dans les mains tous les fils de ce singulier complot, et en même temps, comme ministre de la police, il signalait au roi le mouvement croissant des esprits demandant des concessions nouvelles. De cette pression habilement dirigée de l’opinion devait sortir le régime constitutionnel, par l’initiative plus ou moins spontanée du roi.

L’œuvre était déjà fort avancée, on touchait presque au dénoûment ; une manifestation décisive se préparait, lorsque pendant la nuit M. Intonti lui-même était subitement frappé comme d’un coup de foudre. Il était pris dans sa maison, destitué au nom du roi, expédié avec une escorte militaire vers la frontière, avec l’ordre de se rendre à Vienne. Il se réveillait dans l’exil de son rêve de libéralisme. C’était, à ce qu’on a assuré, le général Filangieri qui avait révélé au roi le secret de M. Intonti, et le bannissement de M. Intonti était moins significatif encore que le choix de son successeur : le nouveau ministre de la police fut le marquis Saverio Delcarretto, qui était déjà connu par l’excès de son zèle, et qui est devenu depuis une des personnifications du régime napolitain. Le marquis Delcarretto avait été autrefois affilié au carbonarisme, et, en vrai carbonaro repentant, il s’était fait le plus fougueux instrument de la réaction. C’est lui qui en 1827 avait été chargé de réprimer l’insurrection du Cilento, et il s’était montré sans pitié, semant la terreur, brûlant un village tout entier, et élevant sur les débris une colonne commémorative de cette exécution sanglante par le fer et le feu. Il avait été fait inspecteur-général de la gendarmerie du royaume. C’était du reste un homme d’un extérieur séduisant, de formes distinguées, de goûts mondains, ne dédaignant nullement les succès de société, mais sans scrupules, et prêt à tout pour mériter la faveur et s’affermir auprès du roi. Ce fut là l’homme du choix du prince, et l’élévation du marquis Delcarretto était assurément une tout autre chose qu’une promesse libérale.

Un événement tout privé ne fut point sans importance, du moins comme symptôme, dans ces obscures évolutions des premiers temps du règne de Ferdinand II. Le roi, je l’ai dit, s’était marié avec une princesse de Savoie. La reine s’était fait aimer à Naples. Elle mourut bientôt après avoir mis au monde un enfant qui est le souverain actuel, François II, et laissant dans l’imagination du peuple le souvenir d’une sainte. Une sorte de superstition est restée attachée à la mémoire de cette princesse. Le roi, demeuré veuf à vingt-six ans, songeait presque aussitôt à une autre alliance, et cette fois il se tournait vers l’Autriche pour lui demander une archiduchesse. Or, depuis la reine Caroline d’Autriche, l’amie passionnée d’Acton et de la belle lady Hamilton, Emma Lionna, les archiduchesses étaient peu populaires à Naples. Le nouveau mariage du roi apparaissait comme la sanction d’une politique définitivement fixée dans l’absolutisme.

On aurait eu moins d’illusions ou moins d’incertitude sur la vraie pensée du souverain napolitain, si on avait connu un document où, dès les premiers temps de son règne, Ferdinand II parlait sans détour, avec une maturité précoce et une sorte d’entrain d’absolutisme. Tandis que le roi de Prusse s’inquiétait des velléités libérales du nouveau souverain napolitain, le roi Louis-Philippe écrivait à son neveu pour l’engager à aller plus avant, à faire de larges concessions à son peuple pour éviter les catastrophes, et ce prince de vingt ans répondait d’une griffe presque hautaine et ironique de façon à décourager les conseils. « Je voudrais bien m’approcher tout à fait de la France de votre majesté, qui ne peut être que modérée et loyale, disait Ferdinand au roi Louis-Philippe ; mais je suis lié par les traités et par les alliances précédentes, auxquelles il faut rester fidèle, d’autant plus que dans les jours malheureux de ma famille ce sont elles qui nous sont venues en aide. Pour m’approcher de la France de votre majesté, si elle peut jamais être un principe, il faudrait renverser la loi fondamentale qui constitue la base de notre gouvernement, et m’engouffrer dans cette politique de jacobins pour laquelle mon peuple s’est montré félon plus d’une fois à la maison de ses rois. La liberté est fatale à la famille des Bourbons, et moi je suis décidé à éviter à tout prix le sort de Louis XVI et de Charles X. Mon peuple obéit à la force et se courbe ; mais malheur s’il se redresse sous les impulsions de ces rêves qui sont si beaux dans les sermons des philosophes et impossibles en pratique ! Dieu aidant, je donnerai à mon peuple la prospérité et l’administration honnête à laquelle il a droit ; mais je serai roi, je serai roi seul et toujours… J’avouerai avec franchise à votre majesté qu’en tout ce qui concerne la paix ou le maintien du système politique en Italie, j’incline aux idées qu’une vieille expérience a montrées au prince de Metternich efficaces et salutaires… Nous ne sommes pas de ce siècle. Les Bourbons sont vieux, et s’ils voulaient se calquer sur le patron des dynasties nouvelles, ils seraient ridicules. Nous ferons comme les Habsbourg. Que la fortune nous trahisse, nous ne nous trahirons jamais… » C’était net et même impertinent de roi de Naples à roi des Français. Ferdinand II se dévoile là tout entier. Il tenait de son aïeule Caroline d’Autriche l’instinct de la domination et la ruse, de son père cette rondeur qui se mêlait à une finesse railleuse, de sa race entière cette fierté qui reste aux vieilles maisons, et de lui-même ce je ne sais quoi de délibéré qu’il a porté dans tout son règne.

C’est vers 1836 que la royauté napolitaine telle que l’a faite Ferdinand II se dégage avec ses tendances et ses caractères et apparaît définitivement dans la Vérité de sa nature. Ce n’était pas assurément un régime libéral, même par les promesses ou par quelque lointaine et trompeuse apparence : c’était un absolutisme plus fortement constitué que sous les rois précédens et retrempé en quelque sorte par un prince de mœurs pures, actif, tempérant, économe, plus tenace qu’éclairé. Le gouvernement même de Ferdinand II était un mélange de rouages compliqués et multipliés pour aboutir à un résultat des plus simples. Il y avait autour du roi une consulte composée d’anciens ministres, d’anciens magistrats, d’anciens directeurs d’administrations, un conseil d’état, un ministère, des conférences ministérielles ; mais ces rouages se combinaient de façon à ce que le prince eût des serviteurs, non des conseils, et à ce que tout portât la marque unique et exclusive de la volonté royale. Lorsque des influences parurent s’élever dans le cabinet, le roi créa des ministres sans portefeuille pour les neutraliser, en multipliant les ambitions et les rivalités personnelles. En un mot, Naples a offert pendant près de trente ans le spectacle d’une autocratie réelle, et Ferdinand II lui-même fut vraiment un autocrate d’une étrange nature, populaire par certains côtés, plein du sentiment de son omnipotence, sérieux avec bizarrerie, et descendant jusqu’aux plus minutieuses puérilités du pouvoir.

Rien ne lui échappait, et surtout il mettait son empreinte personnelle. Il conduisait la politique, et en même temps il rédigeait de sa main des règlemens de spectacle. Chaste de mœurs au milieu d’une cour licencieuse, il rendait des décrets pour allonger la jupe des danseuses et pour imposer aux femmes de théâtre des maillots verts d’une couleur moins propre à exciter l’imagination et les sens. Il faisait jeter un voile sur les nudités de l’art dans les musées et interdisait sévèrement au public la vue de certains monumens de Pompéi et d’Herculanum. Pieux jusqu’à la superstition, il donnait un jour à saint Ignace de Loyola le grade de maréchal de camp dans son armée, et même les appointemens, qui étaient touchés par la compagnie de Jésus. Ferdinand II gouvernait son royaume comme sa maison et par des procédés singuliers. Pour lui, le trésor était une propriété royale ; les impôts étaient le tribut dû par le pays à la couronne. Il avait fini par former la liste civile avec les excédans de recettes de toutes les caisses, ce qui faisait que les employés, pour mériter la faveur et pour se donner à leur tour plus de liberté, grossissaient de leur mieux ces excédans au détriment des services publics. Lorsque, après le second mariage, la postérité du souverain commençait à devenir nombreuse, le roi décréta que pour rendre grâces à la Providence et pour associer la nation aux joies de la fécondité royale, il serait institué à la naissance de chaque prince un majorat dont les produits accumulés serviraient à former la dotation future du nouveau-né.

« Mon peuple n’a pas besoin de penser ; je me charge de son bien-être et de sa dignité, » disait Ferdinand dans cette lettre qu’il écrivait dès le premier jour à Louis-Philippe, et en effet, dans l’esprit du roi de Naples, l’idéal du gouvernement était un prince condensant en quelque sorte la vie de son peuple, lui mesurant la pensée et le bien-être, la morale et le plaisir, se chargeant de tout et intervenant partout. Ferdinand II voulait être seul maître, il croyait l’être, et il l’était réellement en un certain sens. Il y a cependant une logique des choses qui dégage incessamment les conséquences étranges de ces systèmes qui semblent si simples. Quand l’omnipotence est au sommet, il se forme inévitablement autour de ce pouvoir d’un seul et à tous les degrés une hiérarchie de petits despotismes, plus inintelligens à mesure qu’ils s’abaissent, plus violens à mesure qu’ils sont moins surveillés, faisant entrer leurs passions et leurs cupidités dans le gouvernement, et multipliant les actes dont le prince est responsable sans y être intéressé, souvent en les réprouvant, quelquefois même sans les connaître. Le règne de Ferdinand II a été de nos jours un des plus curieux modèles de cet enchaînement de despotismes organisés, de cette autocratie à une seule tête et à mille bras, avec un prince supérieur à beaucoup d’égards à son gouvernement. Le prince avait l’intégrité des mœurs privées, et la licence régnait autour de lui. Ferdinand avait une certaine antipathie contre les dilapidations et les vénalités ; il ne pouvait cependant les empêcher, et, ne pouvant les empêcher, il laissait la plaie grandir, il en riait même quelquefois, et de ses instincts relativement honnêtes il se faisait un titre de supériorité morale aux yeux du peuple et des gouvernemens étrangers. En prétendant rester seul maître, il ne pouvait éviter qu’il ne s’élevât une foule d’influences ajoutant leurs petits despotismes au despotisme d’un seul, et le dernier mot de ce système a été la création d’un état fondé sur un artifice violent, l’altération permanente des conditions essentielles de la société par la substitution de tous les caprices discrétionnaires aux lois et aux garanties d’un régime régulier. Lorsque M. Gladstone, il y a quelques années, jetait un jour inattendu sur quelques-uns des mystères de ce régime du royaume des Deux-Siciles, ce qu’il y avait de grave dans ces divulgations, ce n’était pas un abus exceptionnel, un emportement passager de réaction qu’on peut retrouver en tout temps et en tous les pays ; le fait supérieur et caractéristique était l’invasion systématique et universelle de l’arbitraire dans les lois, et ici je touche au nœud même des affaires napolitaines, à ce vice radical qui se résume dans une contradiction perpétuelle entre l’état légal apparent du pays et les procédés de gouvernement.


III

Le royaume des Deux-Siciles, je le disais, est sorti des révolutions du commencement de ce siècle avec un organisme civil et administratif qui contient tous les germes d’un régime régulier et favorable. À n’observer que la surface, Naples est un pays avancé en Italie et presque même en Europe. Les institutions administratives rappellent en tout les institutions françaises. L’organisation est la même. Les intendances et les sous-intendances sont nos préfectures et nos sous-préfectures, et les syndics sont nos maires. Aux degrés divers de la hiérarchie, il y a des conseils locaux, des conseils de provinces, et au sommet une consulte distincte du conseil d’état, placée auprès du gouvernement. L’ordre judiciaire se compose aussi de nos magistratures françaises depuis la cour de cassation jusqu’aux justices de paix. Les lois civiles reflètent un esprit de progrès tout moderne. Naples a même résolu pour sa part cet épineux problème du mariage au double point de vue religieux et civil, qui a été jusqu’ici recueil du régime constitutionnel piémontais. Les lois criminelles sont habilement coordonnées, humaines dans leurs prescriptions, simples et précises. Seulement à Naples ce ne sont pas les institutions et les lois qui dominent les hommes, ce sont les passions et les intérêts des hommes qui dominent les lois, et de cet ensemble organique, qui fait au royaume des Deux-Siciles un extérieur presque magnifique, que reste-t-il dans la pratique ? Rien ou peu de chose.

De cette consulte qui aurait pu devenir, sinon une représentation des intérêts généraux du pays, du moins un foyer de lumières et d’élaborations fécondes, il est resté un ressort inutile, fonctionnant dans le vide, une petite nécropole administrative où le gouvernement ensevelit ses créatures les plus compromises. Les conseils provinciaux auraient pu aussi avoir une action utile et heureuse par l’expression des vœux des populations, par la manifestation de tous leurs besoins ; mais ces corps, composés par le pouvoir lui-même, périodiquement épurés, surveillés presque comme un élément révolutionnaire, sont dénaturés dans leur essence. L’expression de leurs vœux n’a jamais servi à rien, et plus d’une fois les sommes qu’ils se sont permis de voter pour des travaux d’utilité provinciale ont été détournées de leur destination par l’arbitraire administratif. La procédure napolitaine est simple et protectrice, je le veux ; elle garantit théoriquement la liberté individuelle et sauvegarde par ses formes tous les droits de défense ; seulement, à côté de la justice qui instruit et qui juge, il y a le gouvernement qui envahit de toutes parts les magistratures, interprétant ou devançant leurs arrêts, modifiant la nature et la durée des peines. Un accusé absous par un tribunal est laissé en prison sans motif avoué pour rester à la disposition de la police, con empara di polizia, selon l’expression consacrée. Des peines abolies par les codes, telles que les tortures et les verges, ont été rétablies en fait et ostensiblement appliquées. Le ministre de la police, dans une occasion pressante, rappelait au public par une ordonnance « cette pénalité extraordinaire et bien connue, — la bastonnade, — infligée même avant le jugement de la cour compétente, » et par un raffinement singulier d’égalité il promettait de la distribuer impartialement, « quel que fût le rang du coupable, qu’il portât une veste ou un habit. » Au fond, le vrai pouvoir à Naples sous Ferdinand II fut la police.

Ce pouvoir était immense, universel, et il était exercé par un homme, le marquis Delcarretto, qui en avait fait un art savant et perfectionné. La police avait pour principal instrument une gendarmerie composée de huit mille hommes, formant une magistrature armée toujours en exercice, et investie du droit de tout faire sous la direction de son chef. D’ailleurs elle était partout, dans le foyer domestique comme dans l’état. Elle rédigeait la gazette officielle, tenait les esprits par une double censure politique et religieuse, mettait le sceau de ses autorisations sur les travaux de physique de Melloni, et de même qu’elle se plaçait au-dessus des lois de justice, elle annulait virtuellement les lois, assez bonnes aussi, qui règlent l’instruction publique. Un des livres d’enseignement des écoles inférieures a été pendant assez longtemps un catéchisme autorisé et censuré, où les enfans apprenaient que les libéraux, « s’ils ne sont pas tous méchans de la même manière, suivent néanmoins la même route et arriveront tous à la même prison, » que le roi seul « est souverain, absolu et illimité, » que le prince est libre de ne pas tenir son serment après avoir accepté ou ratifié une constitution, « bien qu’il ait promis et juré de l’observer ! » Quoi donc encore ? Il y avait même dans le royaume des Deux-Siciles une garde nationale, qui s’appelait la garde urbaine dans les provinces et la garde de sûreté intérieure à Naples ; mais cette garde était composée, recrutée et enrégimentée de telle façon qu’elle devenait en réalité une arme de parti et de police. Je ne dis pas que cette altération systématique des institutions et des lois fut toujours un acte prémédité du roi ; elle était une conséquence de sa manière d’entendre le pouvoir, elle s’accomplissait à l’abri de son omnipotence, et elle s’aggravait à mesure que l’esprit de réaction gagnait dans les conseils de Ferdinand II. Aussi n’est-ce pas sans quelque lueur de vérité que l’une des plus malheureuses victimes de la politique napolitaine, Charles Poerio, pouvait dire, dans un mémoire adressé à lord Palmerston avant 1848, que « la réaction, devenue gouvernement, s’était organisée comme une secte, et avait démonté toute la machine sociale. » C’est ainsi qu’à travers tout se dégage un régime dont l’essence était une autocratie indéfinie, dont les moyens d’action étaient un mélange d’influences religieuses, de force militaire et de procédés de police, et dont le but a été pour ainsi dire l’extirpation du libéralisme comme pensée de réforme politique aussi bien que comme secte et comme ferment de révolution.

Ferdinand II avait une des qualités ou un des défauts et dans tous les cas un des caractères des souverains absolus. En compensation de la vie morale et politique, absente ou comprimée, il se préoccupait volontiers et sincèrement de la prospérité matérielle du pays. Construire des ponts, élever des monumens, dessécher les marais de Brindes, entreprendre la transformation du lac de Fucino, assainir les plaines de Pesto, développer le système des monti frumentari, ces monts-de-piété pour les céréales, ces caisses de réserve agricole destinées à subvenir aux besoins des cultivateurs, c’étaient là des œuvres qui attiraient sa minutieuse sollicitude. Dans sa pensée, il répondait à tout s’il pouvait montrer un pays à l’extérieur florissant, payant proportionnellement moins d’impôts que les autres pays de l’Europe, et il souriait à son orgueil de pouvoir donner la bonne tenue de son crédit, l’élévation des fonds napolitains, comme la mesure de l’habileté de son administration, de la popularité de son gouvernement et de sa sécurité. Il y aurait beaucoup à dire. Ferdinand II avait, je n’en disconviens pas, le goût de la prospérité matérielle pour son pays. Ce roi singulier avait pourtant par momens une économie politique un peu primitive. Il eût aimé un progrès matériel pour ainsi dire sur place, sans mouvement, par des moyens tout locaux, surtout dans des conditions telles que cet accroissement de bien-être n’eût aucun lien avec la politique, et ne pût être le commencement d’autres besoins et d’autres désirs.

C’était un prince d’un autre siècle à beaucoup d’égards, non de ce siècle-ci. Il signait des traités de commerce presque libéraux, et il en affaiblissait souvent les effets par des mesures puérilement arbitraires. Lorsque la passion des chemins de fer s’empara de l’Europe, il n’était pas sans défiance ; la vélocité de ce système de voies nouvelles et les relations multipliées qui en résultent lui paraissaient venir singulièrement en aide à la propagation des idées dangereuses, assez contagieuses d’elles-mêmes. C’était ouvrir son royaume. Aussi les chemins de fer se sont-ils peu développés à Naples. Ils ont été jusqu’ici un luxe royal, un agrément, non un moyen de commerce. Le roi Ferdinand craignait moins les routes ordinaires ; il les craignait encore un peu pourtant, et la Sicile est restée à peu près avec l’unique route circulaire qui fait le tour de l’île. Quand on parlait à Ferdinand de favoriser, d’activer les communications entre les provinces, afin de faciliter l’échange des produits, le transport des récoltes, et d’ouvrir des débouchés nouveaux, il n’était pas loin de penser que beaucoup de gens, dont les récoltes se perdent aujourd’hui, pourraient y gagner, il est vrai, mais que le peuple paierait sa vie plus cher. Ses théories d’immobilité prenaient la forme étrange d’un sentiment d’intérêt pour les malheureux, car ce roi était un roi du peuple. Son idéal eût été de gouverner avec une aristocratie reléguée désormais dans la domesticité de cour ou dans les emplois, avec une bourgeoisie paralysée dans ses aspirations de fortune et d’importance politique, et une plèbe satisfaite dans le premier besoin de vivre. Cette alliance de la royauté absolue et des classes populaires n’est pas un fait nouveau à Naples ; elle remonte au cardinal Ruffo, qui opérait avec son armée de paysans la restauration de 1799. Les derniers souverains faisaient amitié avec les lazzaroni. Ferdinand II a été un de ces rois démocratiques qui, à travers les classes pensantes, vont faire alliance avec le peuple, un peuple obéissant, qui ne s’émeut guère pour les garanties politiques et se lève parfois au cri de vive le roi absolu !

Le trait dominant de ce règne sous toutes les formes est l’amour du pouvoir, le sentiment presque superbe de l’indépendance absolue du souverain, et ce sentiment, Ferdinand II l’avait avec ses amis ou ses alliés comme avec ceux qu’il n’aimait pas. Le roi de Naples laissait assurément une grande place au clergé et à toutes les influences religieuses qui encombraient les avenues du pouvoir, à la condition toutefois que le clergé lui restât subordonné et servît ses vues, sinon il traitait les jésuites eux-mêmes comme d’obscurs libéraux, avec cette impartialité que promettait le ministre de la police dans la distribution de la bastonnade. C’est ainsi que les jésuites virent une fois leur journal supprimé à Naples, et ils ne se sauvèrent peut-être de l’expulsion que par une amende honorable et une profession de foi explicite en faveur de la monarchie absolue napolitaine. La robe ne couvrait pas le prêtre, et sous ce roi d’une dévotion minutieuse, on a vu des ecclésiastiques inexorablement traînés en justice. Il est vrai qu’ils étaient coupables ou soupçonnés du seul crime irrémissible : ils étaient accusés d’avoir trempé dans des conspirations ou de n’avoir pas révélé des complots qu’ils avaient connus. C’est surtout dans les relations extérieures qu’éclatait ce singulier sentiment d’indépendance.

Le roi Ferdinand était-il Autrichien ? Il l’était sans doute par ses inclinations et par les inspirations de sa politique, il ne l’était pas par la subordination. Une des premières causes de la faveur du marquis Delcarretto fut son habileté à déconcerter les complots intérieurs, en prévenant ainsi les tentatives de prépotence autrichienne. Le ministre d’Autriche à Naples, par une sorte d’habitude, pour maintenir la tutelle impériale, passait son temps à signaler sans cesse des conspirations nouvelles. Ces conspirations n’étaient rien le plus souvent, le marquis Delcarretto en tenait dans ses mains tous les fils, et le roi était singulièrement flatté de montrer tout à la fois que sa police valait celle de l’Autriche, et qu’il pouvait se suffire par lui-même. Ferdinand II partageait les idées du prince de Metternich sur le gouvernement et sur le système politique de l’Italie, comme il le disait ; mais il voulait les pratiquer en souverain indépendant, non comme un satellite de l’empereur. Plus d’une fois M. de Metternich s’inquiéta des façons de ce prince, qui avait toujours l’air de lui échapper en lui restant si fidèle, et qui affectait une certaine hauteur dans son intimité avec la cour de Vienne. Le vieux chancelier, en homme expérimenté et soupçonneux, ne pouvait comprendre qu’un roi italien revendiquât si jalousement son indépendance pour contrarier si peu la pensée et les intérêts de l’Autriche dans la péninsule. Ferdinand, par son premier mariage avec une princesse de Savoie, semblait un moment se rapprocher du Piémont ; mais ces relations étaient sans intimité et sans durée. Le roi de Naples aimait peu Charles-Albert, et il ne voyait pas sans ombrage dans le Piémont un état rival, toujours prêt à s’agrandir dans le nord de l’Italie. Ferdinand II n’était ni Autrichien ni Italien, c’était un roi absolu et tout napolitain. Son ambition était de régner dans un royaume clos et libre de toute influence étrangère. Aux souverains d’Allemagne qui suspectaient ses tendances, il disait : « Je connais mon royaume, je suis le meilleur juge de ce que je dois faire. Quant au péril dont on me menace, je saurai bien m’en défendre moi-même, et j’espère me maintenir sans avoir besoin des étrangers. » Au roi Louis-Philippe, il répondait : « Je serai roi seul et toujours… J’agirai selon mon cœur et selon les intérêts de mon royaume. »

Un jour vint où ce fier sentiment fut mis à une plus rude épreuve, et n’y succomba pas. Le gouvernement de Naples avait signé un contrat qui livrait le monopole du commerce des soufres de la Sicile, et qui lésait, assurait-on, les intérêts des sujets britanniques. L’Angleterre, se servant d’un traité de 1816, réclama, négocia inutilement, adressa des sommations hautaines, et finit par recourir aux démonstrations militaires. Le roi de Naples n’échappa à la crise que par la médiation de la France ; mais il n’avait pas eu l’air de faiblir. « Le cabinet anglais, disait un ministre de la France libérale à cette époque, en 1840, le cabinet anglais avait cru trouver un petit roi, je parle de ses états et non pas de son cœur, un roi faible qu’il opprimerait facilement, qui ne résisterait pas. Le roi de Naples a résisté énergiquement… — Si on veut m’obliger à donner de l’argent, a-t-il dit, je le donnerai ; si on veut m’obliger à déclarer que le traité a été violé, je ne suis que roi de Naples, mais je tiendrai tête à l’Angleterre. Il arrivera ce qu’il pourra… » Cette fierté d’attitude a fait quelquefois la force et l’originalité du dernier roi de Naples. Elle a relevé certains côtés de ce règne, sans éclipser les misères d’un état intérieur si complètement déprimé : état singulier dont le mécanisme est simple, où le souverain était responsable devant Dieu, où les fonctionnaires étaient responsables devant le prince, et où personne n’était responsable devant le pays, qui pourtant payait les frais du système, et n’avait d’autre refuge, selon l’habitude, que les conspirations et les révolutions.

Ces conspirations et ces révolutions, en effet, n’étaient point inactives sous cette apparence de force et de calme que Ferdinand II avait l’ambition de maintenir. À travers les mailles de ce réseau si habilement tendu sur tout un pays par un gouvernement d’autocratie et d’omnipotence administrative, se dessinait comme une vie latente et indistincte qui était comme la contre-partie de la vie officielle, et qui se composait du mouvement des esprits, de l’agitation des opinions, du travail des sectes, de tout ce qui était en un mot pensée et effort de résistance. L’esprit d’opposition, je l’ai dit, n’avait été découragé ou désarmé qu’un instant par les promesses du commencement du règne de Ferdinand II. Il se réveillait bientôt déçu et irrité, et alors entre le gouvernement et les partis renaissaient ces luttes qui ont rempli l’histoire contemporaine du royaume des Deux-Siciles d’incidens obscurs, d’insurrections et de répressions. Les partis à Naples se sont produits sous des formes et avec des tendances différentes, d’autant plus qu’à la diversité des nuances morales et politiques des opinions vient s’ajouter cette autre distinction profonde, originelle, entre l’esprit sicilien et l’esprit napolitain.

Au fond, le carbonarisme n’existait plus sous Ferdinand II. Il n’avait survécu qu’à peine à sa défaite de 1821 ; il jetait son dernier feu dans l’insurrection du Cilento en 1827. La fraction militaire du carbonarisme surtout avait disparu ou s’était ralliée à Ferdinand. Cette fraction, à vrai dire, par son origine et ses traditions muratistes, inclinait moins vers le libéralisme que vers un despotisme éclairé, vers une forte discipline de l’ordre civil, et elle a trouvé son expression la plus élevée dans le général Carlo Filangieri. La révolution de 1820, comme manifestation constitutionnelle, avait cependant laissé des souvenirs et des représentans que l’exil avait dispersés d’abord, que les premières amnisties de Ferdinand II ramenaient peu à peu dans le royaume en abrégeant la durée de leur peine, et qui se retrouvaient en présence d’un absolutisme intact plus puissant que jamais. Au premier rang de ce groupe étaient M. Francesco Paolo Bozzelli, qui passait pour un habile théoricien politique, le marquis Dragonetti, qui avait été député au parlement en 1820, le baron Giuseppe Poerio, avocat célèbre, père de ce Charles Poerio, dont le nom a retenti dans ces dernières années, et d’Alexandre Poerio, qui allait mourir en défendant Venise en 1848. Ce parti constitutionnel renaissant avait des ramifications dans l’aristocratie mécontente, dans la bourgeoisie, dans les classes libérales, surtout parmi les avocats, chez qui la publicité des débats judiciaires, — seule garantie restée debout, — entretenait le goût de la discussion et des mœurs parlementaires. Sans renouer les liens du carbonarisme, ce parti formait des comités. Il n’allait pas dans ses idées au-delà d’un régime purement constitutionnel, et avant tout il était Napolitain dans sa politique.

À côté surgissait dès lors un parti plus ardent, plus impétueux, aux idées vagues et indéfinies, ramification lointaine et à demi indépendante de la Jeune-Italie, ce carbonarisme d’un temps nouveau. La Jeune-Italie, avec ses aspirations de république universelle et de reconstitution italienne, devait rencontrer des obstacles à Naples, où les idées républicaines n’existent pas sérieusement, et où le sentiment de l’autonomie locale est si vif. Elle avait pénétré pourtant et s’était propagée par l’activité d’un Calabrais, Benedetto Musolino ; elle avait recruté des partisans, bien que toujours peu nombreux. Le rêve de cette fraction plus radicale du libéralisme, qui comptait surtout des jeunes gens, eût été d’élever, d’élargir en quelque sorte l’instinct napolitain, de lier les mouvemens révolutionnaires du royaume aux révolutions de l’Italie centrale. Entre ces partis napolitains, il y avait des nuances et même des divergences profondes ; mais ils s’unissaient dans un sentiment commun d’opposition, entretenant une agitation dont les foyers principaux étaient les Calabres et les Abruzzes, et qui s’organisait sous la même forme, celle des sociétés secrètes. Un de ces conspirateurs de Naples le disait : « Nous sommes un gouvernement très beau et tout fait ; nous avons ici un ministère et nos préfets dans les provinces. Nous recevons régulièrement des rapports sur l’état du pays. Tout est disposé de telle manière que si l’un des chefs est en prison, un autre prend sa place aussitôt, et les choses marchent comme avant. » Ces chefs, ces préfets, c’est ce que M. Montanelli, dans ses mémoires sur l’Italie, appelle spirituellement les évêques in partibus du libéralisme. Tout ne se bornait pas d’ailleurs à cette action secrète des sectes et des conjurations. L’intelligence, même contenue et surveillée par la censure, ne laissait point d’être active. Les esprits travaillaient ; ne pouvant s’occuper du présent, ils s’occupaient du passé. Carlo Troia, qui était un exilé de 1820, faisait revivre le moyen âge avec une éloquence guelfe qui éclairait l’histoire de l’Italie. M. Michèle Amari, en paraissant se renfermer dans les recherches de l’érudition, faisait vibrer le sentiment national sicilien et mieux encore le sentiment démocratique. M. Amari mettait au jour son livre des Vêpres sous ce titre inoffensif : Un Episode des histoires siciliennes au treizième siècle. On saisit bien vite dans ce récit ce que le gouvernement n’avait pas compris d’abord, et le succès du livre eut pour effet l’exil de l’auteur qui l’avait écrit et la destitution des censeurs qui l’avaient autorisé. Il y avait à Naples, à travers tout, des philosophes comme Galuppi, des légistes comme Savarese, des orateurs du barreau comme Poerio et Conforti, des économistes comme Augustinis et Scialoia, même des journaux comme le Progrès et le Musée de Littérature, où se révélait un certain mouvement de pensée indépendante. Le venin de l’esprit se cachait, à ce qu’il semble, jusque dans un livre d’étrennes qui avait un jour trompé la censure.

Un centre d’agitation et de désaffection bien autrement dangereux était la Sicile. Ici la lutte tenait à des causes plus profondes et toutes locales ; elle n’avait rien de commun avec le mouvement des partis à Naples et même en Italie ; elle découlait de l’histoire, de toutes les conditions morales et politiques de cette île, jetée à l’extrémité de la Méditerranée et séparée du continent par l’esprit et les traditions de deux millions d’hommes plus encore que par un bras de mer. Au fond, le grief de la Sicile était la disparition de ses libertés anciennes ; c’était l’abrogation de la constitution de 1812 que le roi Ferdinand Ier avait sanctionnée sous la protection et la garantie de l’Angleterre défendant ce dernier coin de terre contre l’empire ; c’était la violation de l’autonomie sicilienne consacrée par un système de parlemens nationaux, par une administration propre, par une vie entièrement distincte de celle de Naples. Au lieu de maintenir une constitution qui rappelait un temps où la Sicile était restée le dernier refuge des Bourbons poursuivis par la bruyante colère de Napoléon, les rois la supprimaient. Au lieu de ménager le sentiment d’indépendance locale si ardent et si vivace dans l’âme du peuple sicilien, la politique de tous les gouvernemens depuis 1816 tendait sans cesse à une assimilation complète de régime et d’institutions.

Lorsque les princes échangeaient leur titre de rois des Deux-Siciles et prenaient le nom de rois « du royaume des Deux-Siciles, » ce n’était en apparence qu’un mot nouveau, et ce mot était une révolution dans les rapports de la Sicile avec Naples ; il voulait dire que la Sicile n’était plus qu’une province des états napolitains, au lieu de rester un royaume indépendant rattaché à la couronne. De là le ressentiment de l’esprit sicilien irrité et enflammé par les procédés de l’absolutisme de Naples. Ferdinand II, en montant au trône, faisait luire quelques espérances, on l’a vu ; il parlait avec douceur à la Sicile, et lui promettait « de guérir les plaies faites par son aïeul et son père ; » il lui envoyait comme lieutenant royal son frère, le comte de Syracuse. Ces dispositions premières se changeaient bientôt en violentes défiances qui allaient jusqu’au soupçon d’une intelligence secrète entre le prince et les Siciliens dans une pensée d’indépendance. Le comte de Syracuse était rappelé, l’action directe du gouvernement royal se faisait plus vivement sentir, et ces ombrages d’une population de deux millions d’hommes attachée à ses traditions finissaient par devenir une incompatibilité violente entre les deux pays, entre la Sicile et Naples. Tout ce qui venait de Sicile à Naples était vu avec inquiétude, et en Sicile tout ce qui venait de Naples excitait l’animosité. On alla un jour, dans le fanatisme de la crédulité et de la haine, jusqu’à accuser le gouvernement d’avoir envoyé le choléra à Palerme, et cette étrange accusation a même trouvé place dans un document officiel pendant la révolution de 1848. Ainsi dans cette Italie, si divisée et si morcelée dans sa vie morale, se développait comme une variété curieuse et plus originale que toutes les autres de cet esprit d’indépendance, d’autonomie locale, toujours si puissant ; c’est ce qu’on a appelé le sicilianisme, et ce sentiment ne vivait pas dans une seule classe, il avait de l’écho dans le peuple et dans l’aristocratie, dans la bourgeoisie et dans le clergé lui-même. Un écrivain sicilien, Raffaello Busacca, le disait. « Aujourd’hui il n’y a point certainement une contrée en Italie où ce sentiment de personnalité politique soit plus universel et plus véhément qu’en Sicile. Parmi deux millions d’habitans, vous en trouverez difficilement un qui ne le partage pas. Le sentiment nouveau est celui de la nationalité italienne. Celui-ci a fait des progrès, mais ne nous trompons pas : le sentiment de la nationalité particulière, loin de s’évanouir avec le développement des idées politiques, n’a fait que s’accroître, et si au mot d’Italie le peuple répond : Italie ! au mot de Sicile il sent son énergie éclater dans un élan irrésistible… » L’influence des sectes ou des idées italiennes se mêlait peu en effet à ce travail d’opposition de l’esprit sicilien ; c’était un mouvement tout local ou national, indépendant de l’Italie, dirigé contre Naples, activé par l’arbitraire d’un régime absolu et allant jusqu’à la possibilité d’une séparation. C’est ce qui apparaissait sous Ferdinand II.


IV

Réunissez tous ces élémens, l’excès des réactions et des compressions, l’agitation refoulée des esprits, le développement des sectes, le progrès des antipathies siciliennes : de là sortiront ces luttes qui se sont succédé d’année en année. Tantôt elles éclataient en Sicile, comme en 1837, tantôt elles se manifestaient par des conspirations dans les Calabres et dans les Abruzzes. Elles prenaient toutes les formes, dégénérant quelquefois en lugubres tragédies, et d’autres fois aussi s’agitant comme un imbroglio où la police elle-même avait son rôle.

Il y eut vers 1833 une conspiration étrange, sur laquelle a toujours plané un certain mystère, et qui a gardé le nom de la conspiration du moine ; elle était née, à ce qu’il semble, dans un petit café de la Chiaia, où se réunissaient des mécontens pour avoir des nouvelles ou lire clandestinement quelques journaux. Il y avait dans ce complot des hommes de toutes les classes, d’anciens députés de 1820, comme Dominico Morici et Thomas Gaeta, des officiers et même des prêtres. L’âme du complot était le capitaine Nirico ; mais ce qu’il y a de curieux, c’est que le premier rôle apparent était réservé à un moine du couvent della Sanita, au frère Ange Peluso, homme d’une certaine éloquence naturelle. Une fois nouée, la conspiration eut mille péripéties et se déroulait lentement. Le mot d’ordre était la proclamation de la constitution avec Ferdinand II pour roi constitutionnel. D’autres, plus amis du mystère et des combinaisons profondes, ont voulu voir dans toutes ces trames les inspirations et la main de l’un des frères du roi, le prince de Capoue. Après bien des contre-temps et des réunions nocturnes qui se tenaient au couvent della Sanita, l’insurrection fut décidée pour le 1er septembre 1833 ; elle devait commencer à Ariano et éclater à la fois dans les Abruzzes et dans les Calabres. Frère Ange se mit en devoir ; il partit pour Ariano avec des proclamations imprimées, un drapeau tricolore, quelques munitions et une foule de brevets en blanc, et, pour déjouer tous les soupçons, il se fit passer pour un charlatan à la recherche d’un trésor. Ce singulier chef de conjuration avait réussi par le fait à attirer autour de lui une bande de paysans, et, arrivé avec eux dans une vallée, il leur dévoila ses plans en leur assurant au nom de la constitution toute sorte de bienfaits. Le drapeau de l’insurrection était levé. Par malheur apparaissaient aussitôt les baïonnettes des gendarmes. Le secret avait été livré à la police par quelques-uns des conjurés, et le marquis Delcarretto suivait le complot déjà depuis quelque temps. C’est ainsi que les gendarmes arrivaient au rendez-vous aussitôt que les insurgés, et que tout finissait avant d’avoir commencé. Cette conspiration, qui sous des dehors bizarres et presque ridicules cachait un fond peut-être assez sérieux, eut le dénoûment de toutes les conspirations. Près de trois cents insurgés avaient été arrêtés. Quelques-uns étaient condamnés à mort, d’autres aux galères. Quant à frère Ange, qui avait réussi à échapper aux premières poursuites, et qui avait été surpris plus tard, caché dans son couvent, il disparut encore une fois après sa condamnation, et depuis plus on n’entendit parler de lui.

Un des plus extraordinaires, un des plus touchans épisodes de ces luttes était cette triste échauffourée de 1844, où allaient périr les frères Bandiera : épisode curieux, dis-je, qui montre tout à la fois ce que le fanatisme des sectes peut faire d’esprits généreux dans un pays livré au trouble moral, et dans quelle mesure le mouvement des états napolitains se lie aux agitations du reste de l’Italie. Cette tentative d’insurrection des Calabres en 1844 était en quelque sorte la dernière et sanglante ondulation d’un mouvement qui était l’œuvre de la Jeune-Italie, qui devait embrasser une grande partie de la péninsule, et qui n’aboutissait qu’à jeter quelques victimes de plus sur un rivage napolitain. Avec un art consommé doublé par le secret, M. Mazzini a toujours su organiser ces tentatives, poussant la Romagne au combat en lui promettant un soulèvement à Naples, cherchant à entraîner les Calabres par le mirage d’une explosion dans les États-Romains, et entretenant une agitation qui s’est dénouée de temps à autre par quelque tragédie comme celle de Cosenza.

Deux jeunes gens, Vénitiens d’origine, d’une naissance illustre, fils d’un amiral au service de l’Autriche, officiers eux-mêmes dans la marine impériale, Attilio et Emilio Bandiera, allaient le 16 juin 1844 tenter la fortune des révolutions dans les Calabres. Comment étaient-ils arrivés là ? Ils avaient subi cette fatalité connue de beaucoup d’Italiens qui, ne pouvant avoir une Italie raisonnable, ont voulu une Italie chimérique. « Je me persuadai, disait Attilio, que le seul moyen pour réussir à émanciper l’Italie consistait forcément dans les ténébreuses menées des conspirations. » — « Nous voulions une patrie libre, unie, républicaine, » disait à son tour Emilio, et c’est ainsi que l’un et l’autre entraient dans la Jeune-Italie. Après avoir quitté le vaisseau autrichien où ils servaient et s’être réfugiés à Corfou, ils cédaient à l’impatience de l’action. Ils avaient eu d’abord le projet d’aborder en Sicile ; la Calabre leur fut désignée comme une terre plus amie, prête à se lever au premier signal, et c’est là qu’ils débarquaient, à l’embouchure du Neto, avec vingt compagnons dont les plus marquans étaient un autre officier déserteur de la marine autrichienne, Domenico Moro, Nicola Ricciotti, qui avait servi dans l’armée constitutionnelle d’Espagne, Nardi, le fils d’un des révolutionnaires de Modène en 1831. Tous les états de l’Italie étaient représentés sauf Naples : il y avait dans la troupe un Calabrais ! Avec vingt hommes et quelques proclamations pleines de l’esprit de M. Mazzini, ces jeunes insensés pensaient enlever l’Italie. S’ils avaient eu des illusions, ils ne tardèrent pas à les voir s’évanouir. Réduits à se cacher dans les rochers et dans les bois en marchant sur Cosenza, ils ne trouvaient pas un écho. Trahis par un d’entre eux, ils étaient cernés par les paysans et par la garde urbaine, merveilleusement dressée à ce genre de chasse. Trois jours après le débarquement, il ne restait plus rien de l’insurrection. En dix minutes de combat, tout était fini ; quelques-uns des insurgés étaient morts ou blessés, les autres étaient pris et conduits à Cosenza pour être jugés par une commission militaire. Ces jeunes conspirateurs ne voyaient pas qu’ils étaient des étrangers pour les Calabrais, qui se fussent peut-être levés à un autre appel et dans d’autres conditions. Rien ne prouvait mieux l’impuissance et l’erreur de la Jeune-Italie ; mais cette erreur, les frères Bandiera la payaient courageusement de leur vie. Ils moururent fusillés avec sept de leurs compagnons en criant : Vive l’Italie ! On dit que, pendant le jugement, l’aîné des Bandiera avait écrit au roi ; il lui expliquait sa pensée en caressant toujours son rêve, mais en ajoutant qu’il aurait sacrifié sincèrement ses idées républicaines à l’indépendance de la patrie. « Notre vrai but, en proclamant l’indépendance dans la Calabre, disait-il, était de servir la cause de l’unité italienne ; si vous voulez devenir le souverain constitutionnel de la péninsule, je me consacrerai corps et âme à votre majesté. » Sans répondre à de telles tentations peu faites pour le toucher, le roi aurait pu sans danger faire grâce : il en eut la pensée, a-t-on dit ; mais son gouvernement était engagé dans une voie où il aurait cru peut-être faiblir par la douceur, et il laissait l’exécution s’accomplir, de même que vers ce temps il mettait la main, sur quelques-uns des libéraux les plus connus, Bozzelli, d’Ayala, Carlo Poerio, Augustinis, qu’il faisait enfermer au château Saint-Elme.

Si tout se fût borné dans le royaume des Deux-Siciles à une sorte de tête-à-tête entre le pouvoir royal et les conspirations, entre un système d’ordre même excessif et les idées révolutionnaires, le gouvernement eût sans doute garder sa force et ses avantages. Un fait se révélait dans toutes ces luttes : les partis napolitains étaient impuissans par eux-mêmes à changer la direction du règne et à vaincre la pensée d’absolutisme qui restait maîtresse ; mais c’était le moment où tout changeait de face en Italie et où un souffle inattendu renouvelait la politique. Le pontificat de Pie IX commençait par des amnisties et des promesses libérales ; la Toscane entrait dans une voie d’améliorations intérieures ; le Piémont était prêt à suivre le mouvement sous la mystérieuse impulsion de Charles-Albert. Ce n’était plus la pensée révolutionnaire qui enflammait l’Italie, c’était une pensée de réforme régulière, devenue réalisable par l’accord des princes et des peuples, qui semblaient s’unir dans un même sentiment. La presse politique commençait à naître à Florence, à Livourne, à Bologne, à Rome même. À ce moment, le pouvoir absolu reculait sur tous les points en Italie, excepté à Naples. Chose remarquable, tandis que le pape, le grand-duc de Toscane, le roi de Sardaigne, prenaient eux-mêmes l’initiative des réformes, le roi Ferdinand résistait plus que jamais, surpris et presque irrité de cette pacifique agitation qui remplissait une partie de la péninsule. Il voyait d’un œil défiant la pensée mal dissimulée de Charles-Albert, et il traitait le pape comme un révolutionnaire de plus. Une censure jalouse gardait les frontières et cherchait à arrêter au passage le bruit des événemens qui passionnaient les autres contrées de l’Italie. C’était à ce point qu’on interdisait à Naples la publication des amnisties de Pie IX, dont les familiers du palais affectaient de représenter les généreuses mesures comme les actes d’un fou et d’un mystique de libéralisme. Au moment où le pape était acclamé partout, en Italie et en Europe, c’était un délit à Naples d’avoir des médailles qui représentaient son image.

Soucieux et défiant de tout, Ferdinand II n’avait qu’une pensée, celle de clore son royaume et de tout comprimer à l’intérieur. Il allait même jusqu’à ne plus permettre à son frère, au comte de Syracuse, de réunir autour de lui une société jeune et hardie dont la liberté d’allures ressemblait à de l’opposition. Les plus timides conseils de concessions à la force des choses eussent été mal venus. Un jour, le ministère où le roi avait fait entrer des hommes qui n’avaient assurément rien de commun avec le libéralisme, MM. Parisio, Spinelli, d’Urso, ce ministère s’émut au spectacle des agitations toujours croissantes de l’Italie du nord et du centre, et quelques-uns de ses membres, redoutant un contre-coup violent et fatal dans le royaume, eurent l’idée de proposer quelque inoffensive modification dans le gouvernement. Le difficile était de parler au roi. Ce fut le plus hardi, M. Spinelli, depuis longtemps connu du roi, qui se chargea de cette délicate ouverture, et il devait être appuyé par ses collègues. Le conseil réuni, M. Spinelli se prit à dire : « Que pense votre majesté de ces nuages qui tournent autour de nous ? » Le roi jeta sur son ministre un regard irrité, et se tut. La hardiesse manqua aux autres ministres, le conseil se termina, et tout fut dit.

Au milieu de ces événemens de l’Italie, Naples était, à vrai dire, dans des conditions exceptionnelles qui devaient ajouter à la gravité de la crise pour le royaume du midi, et rendre une résolution tout à la fois plus difficile et plus décisive. Quelle était la nature de ce mouvement italien dans les premières heures ? C’était un mouvement d’améliorations intérieures, de réformes dans les lois, dans l’administration, dans le régime économique, dans l’organisation de la justice et de tous les intérêts civils. À Rome, à Florence comme à Turin, la législation était restée surannée, et les réformes civiles avaient dès lors naturellement le premier pas. À Naples au contraire, ces réformes existaient depuis longtemps, on l’a vu, lorsque les princes des autres états italiens songeaient à les accorder à leurs peuples. De là cette situation exceptionnelle du royaume du midi dans la crise où l’on entrait. Les lois qui faisaient l’envie des populations de l’Italie centrale n’étaient point à faire, il n’y avait qu’à les observer avec fidélité. Or dans cette situation, dont le vice était, non dans les lois, mais dans le gouvernement, l’unique remède était la puissance régulière de l’opinion, un contrôle, un système de garanties, de telle sorte que par un curieux et invincible enchaînement, le pays le plus livré à l’absolutisme était aussi le pays le plus près du régime constitutionnel. Pour les autres états, la question de réforme civile dominait encore ; pour Naples, la question politique naissait irrésistiblement dès le premier pas. Le roi Ferdinand le sentait bien dans ces suprêmes circonstances, et il se raidissait encore contre cette nécessité. Lorsqu’on lui parlait des réformes accomplies par le grand-duc de Toscane ou le roi Charles-Albert, il répondait : « Mais ces réformes, nous les avons ; elles sont dans nos codes, nous avons l’administration française. Tout ce qu’on peut faire restera encore bien loin de ce que possède Naples. » Et lorsque, trop pressé par le mouvement des choses, il se laissait emporter par l’humeur contre ces princes qu’on lui opposait, il ajoutait quelquefois : « Ils me poussent, et moi je les précipiterai. » Le fond de la politique de Ferdinand II était la méfiance, l’ennui et la colère, et il était soutenu dans ces dispositions par l’Autriche, qu’un fier personnage, le prince Félix Schwarzenberg, représentait alors à Naples, par la Russie, dont le souverain, l’empereur Nicolas, était devenu pour le prince napolitain le modèle idéal des rois, par toutes les influences absolutistes, puissantes à la cour et ralliées dans le danger.

Le moment était venu cependant où rien ne pouvait empêcher l’esprit nouveau de l’Italie de pénétrer jusqu’à Naples. Toutes les vigilances de la censure étaient impuissantes contre la diffusion des idées propagées par les livres de Balbo, de Gioberti, de Massimo d’Azeglio. Tous les actes qui s’accomplissaient dans le reste de l’Italie étaient commentés passionnément. À défaut des journaux étrangers ou même italiens qu’on ne laissait plus arriver, il y avait une presse clandestine. La Sicile fermentait à son tour. Une dernière insurrection éclatait à Reggio ; mais dès lors les libéraux napolitains sentaient la nécessité de se renfermer dans une agitation pacifique, de ramener leur action et leurs vœux à un but et à des procédés plus pratiques, de nature à décourager ou à compromettre la répression. Ils tournaient leurs hostilités contre les ministres, contre le confesseur du roi, Mgr Cocle, non contre le prince lui-même, dont ils associaient le nom dans leurs acclamations à ceux de Pie IX et de Charles-Albert. Le 14 décembre 1847, une démonstration publique avait lieu à Naples en l’honneur de Pie IX et pour demander des réformes au roi. La police redoublait de rigueurs, multipliait les arrestations, et le lendemain paraissait une protestation appuyée de cinq cents signatures, déclarant que, si c’était un crime « de s’être rendu les organes des désirs modérés de tous, d’avoir cru et espéré que le roi aimait ses sujets et voulait, à l’exemple des autres princes italiens, exaucer les vœux de son peuple, tout le monde était coupable. » C’est alors que M. Thiers, dépeignant à grands traits la situation extraordinaire de l’Italie, jetait ces mots du haut de la tribune française : « Un seul prince, le roi de Naples, quand son peuple se pressait autour de lui, a montré la pointe de son épée, et ce peuple s’est jeté dessus. » On touchait ici à ces événemens de 1848, où sombraient les destinées de l’Italie, qui n’ont été pour Naples qu’un intermède orageux dans un règne dont l’orgueil n’a fléchi un moment que pour se relever, dont toutes les traditions se sont renouées, resserrées, pour laisser à un nouveau roi un pays livré aux mêmes périls, aux mêmes incertitudes et aux mêmes espérances.


CHARLES DE MAZADE.