Le Roi de Rome et les femmes/6

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A. Méricant (p. 271-293).
L’ARCHIDUCHESSE AMOUREUSE

Mariage de l’archiduchesse Frédérique-Sophie. — Sa vie cloîtrée à Schoënbrunn. — Pourquoi l’obscurité enveloppe encore les relations intimes qui ont pu exister entre elle et son cousin. — Origine du bruit de ces amours. — Réserves faites par les contemporains. — La psychologie récuse-t-elle la légende ? — L’archiduchesse est la dernière amie du duc de Reichstadt. — La compagne de son agonie. — Châtiments surnaturels frappant la Maison d’Autriche dans la descendance de l’archiduchesse. — Conclusions de cette enquête. — Ce qu’a de son père et de sa mère le Roi de Rome au regard de l’amour. — Quoique fausse et mensongère, il faut pardonner à la Légende.}}

I

Il paraît que c’est « une légende déshonorante pour la Maison d’Autriche ». Déshonorante ou non examinons-là.

Le 4 novembre 1824, l’Empereur d’Autriche a marié son fils François-Charles-Joseph, né le 7 décembre 1802, à Frédérique-Sophie-Dorothée Wilhelmine, née le 27 janvier 1805, fille de Maximilien-Joseph, roi de Bavière. De ce mariage naît, le 18 août 1830, Charles-François-Joseph, monté au trône d’Autriche le 2 décembre 1848, en vertu de l’acte d’abdication de son oncle Ferdinand Ier, et de l’acte de renonciation de son père François-Charles-Joseph. C’est l’Empereur d’Autriche qui règne aujourd’hui.

Dès le jour de son mariage, l’archiduchesse Frédérique-Sophie est venue habiter Schoënbrunn. Dans ce palais-cloître, sans joie et sans rires, cette jeune femme de dix-neuf ans s’est enfermée, près d’un mari taciturne, morne, sans volonté, au point qu’on dira, plus tard, que, dans le ménage « c’est elle qui porte les bretelles[1] ». Dans le présent c’est là sa vie. Fraîcheur, grâce, jeunesse, tout ce qui est d’elle sera enfoui dans ce sépulcre où suintent l’ennui et la tristesse, où règne le silence. Ce qu’est l’Empereur pour ses femmes à lui, il l’est pour les femmes de ses fils. Sur elles, comme sur eux, pèse la même contrainte.

C’est l’étiquette, et il s’y faut soumettre. L’archiduchesse ne s’y est-elle jamais dérobée et par rien n’a-t-elle à chercher à consoler la trahison de ses jeunes rêves ? La légende n’hésite point à répondre par l’affirmative, mais puisque la légende est « déshonorante » ? Ce n’est cependant point faute de s’être enveloppée de réticences et de précautions qui n’ont certes rien de diplomatiques. À la certifier ou à l’éclairer historiquement, il ne faut point prétendre. « Les Archives de Vienne gardent peut-être encore bien des secrets », a-t-on écrit[2], et, plus explicitement encore ce doute a été formulé de nos jours : « Il est à croire que les Archives de Vienne gardent encore bien des secrets ; pour bien des raisons elles les garderont sans doute éternellement : de ces exhumations le prince de Metternich et l’archiduchesse Sophie sortiraient sans doute en pleine lumière ; et l’ombre convient mieux, politiquement parlant, au ministre tout puissant qui parvint à annihiler l’Aiglon, à la princesse de Bavière, sœur de la duchesse de Leuchtenberg, qui protégea et aima peut-être son mélancolique et énigmatique cousin[3]. » Au doute, ainsi formulé, quelles bases donner ? À vrai dire, aucune. La légende seule sert ici de point d’appui, et cela depuis la mort du duc. Elle était admise au point que les brochures parues dès 1832 ou 1833, l’affirmaient, la niaient ou l’expliquaient. « Cette liaison était pure, lit-on dans l’une d’elles, bien que des esprits malveillants aient voulu lui donner un autre caractère[4]. » N’était-ce point là un démenti déguisé donné à J.-M. Chopin et à sa prétendue correspondance amoureuse entre le duc et l’archiduchesse ? On peut le croire. J.-M. Chopin, cependant n’inclinait que vers un adultère d’ordre tout à fait sentimental. Il l’expliquait de cette manière : « Cette nature tendre et fière, que touchait une si grande infortune, inspira au Roi de Rome une passion aussi vive que profonde et qui s’épura en se fortifiant[5]. » Et, tout naturellement, Guy de l’Hérault emboîtait le pas. « Hâtons-nous de le dire, pour être juste et vrai, que cet amour, selon toute apparence, ne méconnut jamais les devoirs imposés à l’épouse de l’archiduc François[6]. » Pour corser son livre il avait néanmoins cité un autre témoignage, et celui-ci, tout en demeurant dans l’expectative, posait plus brutalement la question : « Dès la tendre jeunesse du duc de Reichstadt, la princesse Sophie s’était généreusement offerte pour lui tenir lieu de mère. Y avait-il une arrière-pensée dans cette protection ? A-t-elle semé d’abord pour récolter après[7] ? »

Cette question non résolue, quel témoignage probant la peut trancher ? Ceux qui y répondent par la négative, le font au nom de questions sentimentales, du point d’honneur, et de l’honnêteté, toutes choses qui n’ont rien à voir avec l’amour et dont la passion se rit, parce qu’elle est la passion et que cela suffit à son excuse. Ainsi M. Henri Welschinger se borne à dire que la tendresse de l’archiduchesse fut « pour le prince d’un charme sans pareil[8] ». Ce n’est point suffisant pour réfuter la légende, d’autant plus que le champ que laisse Prokesch à l’hypothèse est vaste : « Il [le duc] me désignait l’archiduchesse, écrit-il dans ses notes inédites, comme une société agréable dans les jours sévères, comme une oasis dans le désert de la cour[9]. » Et, de fait, de cette intimité les lettres connues de l’archiduchesse au duc témoignent. « Meinguter, lieber Alter, mon bon, cher vieux », l’appelle-t-elle familièrement sans plus[10]. Mais, pour taire le reste, Prokesch n’a-t-il pas toutes les raisons du monde ?

Le problème psychologique demeure donc dans son entier. Au surplus il est simple et s’explique humainement. Une jeune fille de dix-neuf ans est cloîtrée dans un palais lugubre près d’un jeune mari indifférent, victime de l’éducation autrichienne. Trompée dans toutes ses illusions, blessée dans les plus radieuses espérances de sa jeunesse, elle est là en exil, prisonnière, captive comme l’est le fils de l’Empereur. À l’époque où elle le rencontre, il a treize ans, c’est un enfant et un orphelin. Instinctivement sa pitié féminine va au jeune Napoléon ; tout ce qu’elle a en elle de tendresse inemployée, inactive, – elle n’a point d’enfant encore, – va à cette jeune tête d’où est chue la couronne du grand Empire. La jeune femme et le jeune homme vont vivre côte à côte pendant des mois, puis des années. Il grandit. N’est-ce pas sur la pente de l’Amitié que glisse l’Amour ? Fait banal, coutumier, ordinaire. A-t-il fait une exception ici ? Ces deux vies désenchantées ne se sont-elles point consolées par la seule chose qui put échapper à la surveillance inquisitoriale montant la garde autour d’eux ? Qui outrage la légende en le supposant ? Comme si Juliette mariée n’eut plus été digne de Roméo captif ! Ah ! oui ! cela blesse, il est vrai, les conventions et le respect qu’on leur doit, paraît-il, les lois morales et les lois sociales, mais qui en accablerait le Jeune Homme jeté par les oligarques hors de toutes lois, ces mêmes lois morales et sociales qu’on invoque contre lui ? Que la légende soit « déshonorante » oui, mais elle est humaine, mais elle est logique, et si elle se peut dresser contre quelqu’un, c’est contre cette Maison d’Autriche qui a assumé devant l’Histoire, l’impérissable honte d’avoir fait, – le Père vivant, – du Fils, le plus déplorable des orphelins.

II

C’est de cette Autrichienne que viendra au duc la consolation de son agonie. Malade, elle lui a cédé à Schoënbrunn une partie de ses appartements[11], le jardin réservé où elle se promène, enfin elle est auprès de lui, le soutenant dans l’angoisse de ses derniers jours. Sur cette tendre faiblesse féminine, s’appuie sa déchéance. À son bras il se traîne au clair soleil du printemps qui s’éveille par le parc, pris de ces terribles crises, où il crache « des morceaux de poumon », comme l’écrit le 20 avril 1832, la princesse de Metternich. Ses destins qui s’achèvent s’entourent de ces derniers sourires qui dissimulent, car, hélas ! quelle lamentable ruine que ce mourant, ce jeune homme de vingt et un ans[12] ! Grâce à l’archiduchesse il se bercera de suprêmes illusions, il ignorera le plus tard possible la venue de son heure. C’est elle encore qui le décidera à communier avec elle, à demander au ciel des secours trop tard venus pour sa guérison, tandis que conformément à l’étiquette, la Famille Impériale assistera dissimulée, à la suprême cérémonie. Ainsi elle lui évitera le heurt de la vérité brusquement révélée. D’ailleurs, elle-même, n’a-t-elle point besoin de prières ? Elle est à la veille de son accouchement, et le fils auquel elle donnera naissance, sera ce Maximilien, qu’un peloton d’insurgés fusillera un jour, sous le blanc et torride soleil de Queretaro.

Ainsi, soins, sourires navrés, paroles consolantes, l’agonie du Jeune Homme est adoucie et se traîne. Peu de semaines, peu de jours ! Aux chaleurs de juillet le voilà accablé, incapable de marcher, cloué au lit de fer où son père dormit aux nuits des victoires passées. Et, fidèle au devoir qu’elle s’est imposée, fidèle à son cœur, – que ce soit de la pitié ou de l’amour, peu importe ! – l’archiduchesse est là. Heure par heure, elle vit l’agonie, écoute décroître les battements d’un cœur que console son seul sourire, et voit s’avancer vers cette innocente et jeune proie la main de la Mort. Quand c’en est fait, elle disparaît, s’enferme dans ses appartements, car s’il convient à la Famille autrichienne de porter le deuil du défunt, il ne sied point de le pleurer d’une âme déchirée et vaincue par la douleur. Et pleurer, n’est-ce point tout ce qui reste à celle qui demeure ? Il n’en est point des porteurs de couronnes, – même ducales, – comme du commun des mortels. Là, sur un cadavre cher, les dernières larmes de l’adieu peuvent être pleurées ; ici le gouvernement s’empare du corps, car ne faut-il pas faire attester, par six chirurgiens assermentés, que la mort est naturelle et que, pour sauver le prince, tout a été fait de ce qui devait être fait ? C’est un corps tailladé à coups de scalpel, éventré, disséqué, qu’ils livrent au cercueil. Mais, quoi !

La bonne foi gouvernementale est sauve et les chirurgiens lui en décernent le certificat. Qu’il dorme donc en paix, ce cadavre au cœur arraché, le fils de l’Empereur, parmi tous les archiducs et les empereurs de la Maison vaincue par son Père. Que son exil se prolonge pour l’éternité, dans cette cave pleine de cercueils de cuivre et de tombeaux de marbre de la Kaisersgruft ! De la victoire ancienne, le fils du vainqueur atteste parmi tous ces cadavres ! Proie que l’Autriche s’imagine retenir en trophée mortuaire, c’est la preuve même de sa défaite qu’elle garde dans son impérial charnier.

Elle aussi, l’archiduchesse amoureuse, est venue dormir là, entre le fils fusillé et l’orphelin de sa jeunesse. Dans la mort elle achève la mélancolique légende de tendresse. Et si l’Empereur d’aujourd’hui songe quelquefois à ce qui s’est conté, à ce qui se conte encore de sa naissance, de quels spectres ne doivent pas être hantées ses nuits d’insomnies ! Dernier survivant de cette race féodale qui écrasa l’Aiglon et le vola à ses Destins, il a pu, impuissant et terrifié, assister au châtiment quasi surnaturel de la Maison dont il porte la couronne. De mort violente, par le feu et par le couteau, elle a été frappée dans ses plus chères espérances. L’Empereur fusillé, le roi noyé, l’impératrice poignardée, l’archiduc héritier de l’Empire assommé à coups de bouteille de champagne, la princesse folle, démente, derrière les murs d’un château muet, attestent de la grandeur de cet horrifique châtiment. Ils peuvent peupler et traverser, dans leurs suaires sanglants les cauchemars de sa vieillesse, ces fantômes d’un passé qui expie l’autrefois. Et cette Autriche qui frappa l’Empire dans son rejeton, la voici foudroyée à son tour et presque dans ses racines. Seul le vieil Empereur demeure, Atride stupide au milieu de sanglantes catastrophes, survivant à ses désastres, témoin imposé par la Justice à chaque geste du châtiment qui s’achève. À la vengeance qui, au lendemain de 1815 et au lendemain de 1832, se pouvait rêver et espérer, qui donc eût souhaité une telle unanimité dans l’épouvante ?


** *

Ici se peut résumer notre enquête.

Des faits que nous avons exposés et contrôlés dans la mesure des moyens dont la science historique dispose à l’heure que voici, quelle conclusion peut-on tirer, quels enseignements adopter ?

L’aventure Fanny Elssler doit être récusée. Elle est du domaine de la légende et y doit demeurer, non parce que Prokesch l’y relègue, mais parce que la vraisemblance s’y oppose et que les dates et les faits la condamnent. Il ne doit pas en être de même de la liaison ébauchée avec Mlle Pèche. Elle est possible, du fait que le duc a pu se trouver quelquefois en sa présence et que l’entourage du prince n’a pas paru s’opposer à une intrigue. Où s’est-elle arrêtée ? C’est ce qu’on n’est pas en moyen de préciser. Demeure la troisième aventure : celle avec l’archiduchesse Frédérique-Sophie. Sans affirmer la certitude de son existence, on peut, au nom des raisons que nous avons cru devoir exposer, plaider en faveur de sa vraisemblance. Vraisemblable, elle peut l’être dans les conditions psychologiques où on la place ; vraisemblable encore, dans les circonstances où elle se déroule, étant donnée la situation des personnages. Cette vraisemblance est logique, et si le duc a aimé une femme, c’est certainement celle-là.

Quelle opinion, au surplus, se faire du sentiment de l’amour chez le duc de Reichstadt ? En quoi se rapproche-t-il, par quelque côté de ce sentiment, de son Père ?

Les éléments de comparaison manquent sans doute, mais ce qui se dégage des dires de Prokesch, c’est l’instabilité des passions du prince. Par là se révèle l’atavisme paternel. Ainsi Napoléon fut dans sa vie amoureuse. Point de passions, des passades. Qu’a-t-il manqué au Roi de Rome pour compléter ces observations, sinon quelques années de vie ? Mais ce qu’il a pu avoir de Napoléon n’est assurément point demeuré chez lui sans l’alliage maternel. Ce qu’il a eu de Marie-Louise, c’est le besoin maladif et perpétuel d’amour. Il lui a fallu aimer quoi qu’il en coûtât. Chez la mère cela s’est traduit par quelques bâtards, adoptés et titrés par l’Autriche ; chez le fils cela a abouti à des amours malheureuses et sans constance.

Pardonnons à la légende d’apporter ici des précisions. Par là elle a bercé les cœurs fidèles, l’inquiétude populaire. Par là encore elle a haussé à l’histoire l’image idéale d’un prince dont elle a tout ignoré, sinon qu’il était le fils de l’Empereur et l’Enfant de la France d’Empire. Ainsi elle s’excuse devant la postérité soucieuse de la vérité, ainsi elle ravit le cher cadavre de sa foi à la tombe autrichienne et, comme le ferait une mère d’un enfant mort, elle le roule pieusement et délicatement dans l’harmonieux linceul, qu’au rythme de leurs odes dévotieuses lui déroulent les poètes.

  1. Article d’Alexandre Weill, cit. par Guy de l’Hérault, Histoire de Napoléon II... ; déjà cit., p. 392.
  2. Émile Dard, Le Duc de Reichstadt... ; déjà cit., p. 266.
  3. X... [comte de Fleury], Les Historiens du duc de Reichstadt ; dans L’Actualité historique illustrée ; Le Duc de Reichstadt ; La Comédie-Française ; Paris, 1900, in-8°, p. 3.
  4. Jules de Saint-Félix, Histoire de Napoléon II... ; déjà cit., p. 72.
  5. J.-M. Chopin, Histoire du Roi de Rome... ; déjà cit., tome II, p. 16.
  6. Guy de l’Hérault, Histoire de Napoléon II... ; déjà cit., pp. 195, 196.
  7. Article d’Alexandre Weill, cit. par Guy de l’Hérault, Histoire de Napoléon II... ; déjà cit., p. 393.
  8. Henri Welschinger, Le Roi de Rome... ; déjà cit., p. 290.
  9. Henri Welschinger, Le Duc de Reichstadt... ; déjà cit., Le Correspondant, n° 1054, 25 août 1906, p. 701.
  10. Édouard Wertheimer, Documents inédits sur la maladie et la mort du duc de Reichstadt... ; déjà cit., p. 84.
  11. Lettre du général comte Procope Hartmann de Klarstein, à l’Empereur François Ier ; Vienne, 22 mai 1832. — Édouard Wertheimer, Documents inédits sur la maladie et la mort du duc de Reichstadt... ; déjà cit., p. 87. — Le général comte Hartmann, entré dans l’armée à l’âge de seize ans, avait fait, dans l’infanterie et la cavalerie, les campagnes de 1805, 1809, 1813, 1814 et 1815. Nommé, en octobre 1830, auprès du duc de Reichstadt, pour faire partie de sa maison, il n’entra en activité que le 1er juin 1831. Cf. M. de Montbel, Le Duc de Reichstadt... ; déjà cit., p. 362. — « C’était un homme d’honneur, mais d’un tempérament sec et sans élan », dit de lui le comte de Prokesch-Osten, Mes relations avec le duc de Reichstadt... ; déjà cit., p. 73.
  12. Le 22 juillet 1832, Metternich écrit à l’Empereur : « Je ne me souviens pas avoir jamais vu un corps plus voûté et plus ruiné. » Édouard Wertheimer, Documents inédits sur la maladie et la mort du duc de Reichstadt... ; déjà cit., p. 93.