Le Roi vierge/Livre 1, 4

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Édouard Dentu (p. 35-44).
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Livre premier — Gloriane

IV

Dans les coulisses, au foyer, devant les portes des loges, la cloche du second régisseur sonnait à toute volée, impérieuse, brutale, aboyant comme un chien de berger qui rassemble un troupeau. Tout le troupeau s’effara. La scène à demi obscure, où le trou rond de la toile remuée dessinait une lueur ovale qui monte et descend sur les planches, s’encombrait de machinistes en vestes bleues, se hâtant, courant, se croisant, un fauteuil sur le crâne ou une chaise sur l’épaule ; des habilleuses, la tête en arrière et chargées jusqu’aux yeux de jupons bouillonnants, de robes galonnées aux manches pendantes, d’aumônières et d’épées, et de coiffes à plumes, heurtaient dans les couloirs les corbeilles poussiéreuses ou les candélabres en carton d’or des garçons d’accessoires ; dans les escaliers tournants dégringolaient les choristes dames et les choristes hommes, les figurantes et les figurants, elles trop fardées, eux le menton bleu, — malgré l’ordre de se raser de près affiché dans le foyer des chœurs, — tous maussades et ternes sous leurs velours passés et leurs satins qui se fripent ; quelques loges étaient pleines de l’éternelle querelle des ténors avec leurs coiffeurs, et, dans d’autres, des soprani, en corset rose et noir, se faisaient lacer leurs bottines par une femme de chambre agenouillée, pendant que, le cou tourné vers le miroir de la toilette, elles passaient légèrement une patte de lièvre sur leurs joues pour harmonier au blanc de perle la rougeur trop crue du vermillon ; et il y avait par tout le théâtre — bruits de portes, grincements de gonds, fracas d’un portant qui tombe, flou-flous de soie légère, chuchotements, appels, jurons, et rumeurs lointaines de l’orchestre qui s’accorde — ce va-et-vient affairé, fiévreux, ce bouleversement confus qui précède le combat quotidien de la représentation et qui fait penser au branle-bas sur les navires.

— Brascassou !

— Trésor ?

— A-t-on sonné ?

— Sies sourdo, aro ?

— Je perds la tête, tiens ! Mon maquillage ? regarde.

— Tu es trop pâle. Tu as l’air d’une honnête femme. Qu’est-ce qui te prend ? C’est stupide. La Traviata est une belle fille ; réserve la phthisie pour le dernier tableau ; j’ai inventé une pâte tout exprès : la Crème des Poitrinaires. Mais quand tu entres en scène, au premier acte, tu es ivre ; allume tes pommettes et flanque le feu aux poudres de tes yeux. Là, c’est moins mal maintenant. Et mords tes lèvres pour qu’elles aient l’air de saigner du vin ! On dirait que tu n’as jamais fait la noce, millo dious ! Allons, bon, tu as gardé les manches de ta chemise. Une pensionnaire, alors ? On ne verra que le cou ? Pourquoi pas une robe montante ?

— Enfonce la chemise dans le corset. Prends donc garde, bête ! tu m’écorches le dos avec ta bague.

« Trésor », c’était Gloriane Gloriani qui débutait ce soir-là au Théâtre-Italien. Comme elle arrivait de Vienne précédée d’une grande renommée, on lui avait donné la loge-boudoir, très-enviée des prime donne, qui a vu l'énorme Alboni s’habiller en Arsace et la fine Patti se vêtir en Rosine. Devant la haute psyché, entre les deux becs de gaz flamboyants, hors d’un désordre de peignoirs et de jupes repoussées du pied, très jeune, grande, blanche, grasse, et comme triomphante, elle s’épanouissait à moitié nue sous d’énormes touffes de cheveux roux.

Quant à Brascassou, c’était le coiffeur de Gloriane, son habilleur en même temps ; vieux et laid, chafouin, de petits yeux striés de sang bilieux, qui pleurent une ambre sale, l’os du nez cassé dans quelque ancienne aventure, et la narine qui se retroussait de travers, toute barbouillée de tabac dans les poils. Il était aussi l’amant de Gloriane, quelquefois.

— La robe maintenant ! dit-elle tant en aplatissant des deux mains les plis du jupon sur ses hanches. Eh bien, où est-elle ? Tu l’auras laissée dans la malle, imbécile. Elle doit être dans un bel état. Allons, vite ! est-ce pour aujourd’hui ?

Brascassou tira de la malle un corsage et une jupe de satin vert de mer, avec une autre jupe de tulle à volants innombrables.

— Hein ! dit-il, stupéfait.

— Mais ce n’est pas ma robe ! cria-t-elle.

— Ce n’est pas ta malle, non plus.

— Tu auras fait quelque sottise !

— Ah ! ne m’embête pas, tu sais ! J’ai mis moi-même dans la malle, ce matin, les costumes de la Traviata, et j’ai accompagné les commissionnaires jusqu’à la porte du théâtre.

— Va donc, descends, informe-toi. On se sera trompé chez le concierge. On a monté cette malle au lieu de monter la mienne. Mais dépêche-toi Brascassou ! puisqu’on a sonné.

Il sortit en jurant. Il revint bientôt, poussant devant lui une habilleuse, et dit à Gloriane, tout ahuri :

— Tu sais, c’est extraordinaire !

L’habilleuse expliqua que des commissionnaires avaient en effet apporté au théâtre une malle pour Mme Gloriani, mais que, plus tard, il était venu un domestique en livrée, chargé d’un grand coffre. Il avait dit : « Madame s’est trompée », et il avait remporté la malle en recommandant de monter le coffre tout de suite dans la loge de la débutante.

— Une farce ! dit Brascassou pâle de colère.

— Pour m’empêcher de débuter !

— Tu débuteras… toute nue s’il le faut !

— Cours à l’hôtel. Rapporte une autre robe, n’importe laquelle. La Traviata, ça se joue en costumes modernes.

— Et le temps ? Est-ce que j’ai le temps ? Tiens, écoute. Les trois coups. On commence l’ouverture, et tu es du premier acte !

Gloriani, demi-nue devant la psyché, crispait les poings, une flamme de colère dans les yeux, les dents dans sa lèvre rouge ; et lui, allant, venant, bousculant les chaises du pied, il faisait le moulinet avec son bras droit, clignait furieusement des yeux, tordait la bouche, montrait les gencives, avait l’air d’un singe qui va mordre.

Le garçon de théâtre parcourait les corridors, criait : « En scène, mesdames ! » Le rideau était levé ; il fallait que la Traviata, un peu échevelée par le rire et le vin, apparût au milieu des convives émerveillés et chantât le brindisi en levant sa coupe d’or !

L’habilleuse proposa de monter au magasin des costumes, de chercher parmi les défroques des comparses… Une défroque ! Pour Gloriani ! Brascassou faillit étrangler l’habilleuse.

On entendait les voix du chœur. Le second régisseur entr’ouvrit la porte : « Madame, c’est à vous ; » et s’enfuit rapidement.

— Je suis perdue ! dit Gloriani.

— Millo dious ! sacra Brascassou en brisant d’un coup de poing une potiche de la cheminée.

Le chœur grossissait. C’était la strette dont le dernier accord sert de réplique à l’entrée de la Traviata. Le directeur lui-même, un vieux petit homme, fît irruption dans la loge.

— Eh bien, qu’arrive-t-il ? Êtes-vous folle ? Vous manquerez votre entrée.

— On m’a volé ma malle ! Faites faire une annonce.

— Non ! cria Brascassou.

Il saisit la robe de satin vert de mer et la traîne de tulle, les jeta sur Gloriane en la poussant dans le corridor, l’en habilla en chemin, agrafa les deux jupes pendant qu’elle enfilait les manches, fit bouffer les volants sur l’escalier des coulisses, la poussa encore, n’eut pas le temps de lacer le corsage, cria : « Tu es nue, tu seras sublime ! » et, d’un coup de poing dans le dos, la précipita en scène.

Puis il se laissa choir contre un portant, sur une chaise qui était là, et souffla comme un bœuf.

Elle, en scène, avait bondi vers la table, levé la coupe d’or, et, d’un jet de roulade, saisi la note de violon que lui lançait l’orchestre, comme un oiseau dans un coup de vent s’agriffe à une feuille emportée.

Défaite, les cheveux tombants, la chair hors des étoffes, blanche en pleine lumière, elle se dressait pareille à une chaleureuse bacchante ; l’éblouissement d’être là, soudain, la stupéfaction de se sentir en proie à des milliers d’yeux allumés et fous, l’enivraient elle-même ; et elle se ruait dans la musique comme on se jetterait dans les flammes, effarée, éperdue, superbe, la voix tout envolée et la beauté tout offerte !

Dans la salle, un silence d’abord ; de l’étonnement sans doute ; puis, brusquement, quand Gloriane eut lancé sa dernière roulade furieuse, les applaudissements éclatèrent, enthousiastes, redoublés, acharnés, Brascassou, sur sa chaise, bavait de joie en disant : « Cher trésor ! »

Quelqu’un lui mit la main sur l’épaule ; c’était le directeur.

— Remarquable, dit-il. Contraire à la tradition, mais superbe.

— Je le sais bien ! s’écria Brascassou.

— Succès certain. C’est égal, jeu dangereux.

— Quel jeu ?

— Succès, mais scandale. Les avant-scènes ne sont pas contentes. Le maréchal fronçait les sourcils et se frisait la moustache avec un air qui ne présage rien de bon. Dame ! je dépends de lui ; il est ministre des beaux-arts. Il est vrai que la comtesse Soïnoff riait à se tordre.

— Ah ! oui, dit Brascassou. À cause du corsage mal lacé. Que voulez-vous ? ce n’est pas notre faute.

— Il ne s’agit pas du corsage, mais de toute la toilette. Oh ! vous êtes très fort. N’importe, c’est raide.

— Je ne comprends pas, dit Brascassou.

— Vous comprenez fort bien. Vous vous êtes aperçu que Gloriane ressemble…

— À qui donc ?

— Innocent ! À la reine, parbleu ! Et vous vous êtes dit : « Profitons de ce hasard. » Je ne vous blâme pas ; nous aurons de la location. Vous avez été un peu loin tout de même. Il n’était pas nécessaire que Gloriane fût habillée précisément comme l’était la reine, avant-hier, au bal de la maison Pompéïenne.

Brascassou ouvrait tout grands ses petits yeux. Évidemment, son étonnement était sincère. Le directeur lui tendit un journal en mettant le doigt au milieu d’une colonne. Brascassou lut :

« Sa Majesté portait une robe de satin vert de mer, sans manches, et dont la jupe courte, retroussée çà et là par des touffes de fleurs marines… »

Il laissa tomber le journal.

— Mille Dious ! dit-il, que veut dire ceci ?