Le Roi vierge/Livre 1, 6

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Édouard Dentu (p. 119-159).
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Livre premier — Gloriane

VI

Au dernier acte, elle fut absurde. Elle s’accommodait mal, elle, si vivante, de gémir et de mourir, même sur un air de polka-mazurke. Sa gorge soulevée démentait impudemment la phthysie ; ses soupirs étaient des roucoulements ; ses plaintes râlaient d’amour. Quelques-uns faillirent la chuter, puis tous l’acclamèrent, furieusement, — à l’exception de quelques femmes qui se mordaient les lèvres derrière les marabouts de l’éventail. Elle était devant un public qui comprend vite. Certes, ce rôle élégiaque n’était pas ce qu’il lui fallait ; elle crevait ce linceul et montrait la vie par les trous ; courtisane, oui, expirante, non pas ; eh bien ! il fallait la prendre comme elle était. La prendre, c’était le mot, car elle s’offrait. De là un succès d’une espèce particulière ; on tendait les bras pour saisir la femme, plutôt que pour applaudir l’artiste ; des élans d’étreintes, qui s’achevaient en claquements de mains. La ressemblance avec la reine fut aussi une cause d’émotion ; ressemblance assez vague, sans doute, mais qu’avait précisée la robe du premier acte. Une témérité, cette robe ! N’importe, c’était « amusant ». Une souveraine qui chante des cavatines, on ne voit pas cela tous les jours. Il était malheureux que Gloriane n’eut pas joué en costume de page ; on aurait aimé à voir une Majesté en maillot. Plus d’un spectateur, troublé par l’amour des grandeurs ne fut-ce qu’en effigie, entrevit la possibilité d’être roi pendant quelques heures. En somme, douze rappels. Un énorme bouquet, celui de Mme de Soïnoff. Puis, derrière la toile retombée, Gloriane, soufflante et suante, et rafraîchissant son visage dans la chair parfumée des fleurs, se vit environnée par des abonnés du théâtre qui étaient venus sur la scène, selon leur privilége. Des vieux, des jeunes, presque tous décorés, corrects, parfaits, en habit noir, le gilet très ouvert. Cette tenue était de tradition dans ces coulisses mondaines ; d’ailleurs, il y avait bal à l’Opéra, précisément. Elle se sentit toute pressée d’une approche grossissante de saluts, toute chatouillée de murmures complimenteurs que perçait par instants une exclamation enthousiaste. Quelques dilettantes, la tête penchée avec un sourire niais, l’applaudissaient sans bruit, tout près d’elle, presque sous son menton, de sorte que l’une des mains lui touchait souvent la peau de la poitrine, par petits coups. Superbe, et comme grandie, sa gorge de neige chaude, enflée par de puissantes aspirations, elle s’épanouissait, extasiée, et, les narines battantes, riait silencieusement de son beau rire rouge. Enfin, elle s’en alla, brutale, dans un bruit de soie cassée, laissant traîner ses bras nus parmi les manches d’hommes, sentit avec délices l’air froid des couloirs lui piquer les épaules, entra violemment dans sa loge, courut vers la glace, et, toute frémissante, baisa sur le miroir, qu’estompait une vague buée, le reflet sanglant de ses lèvres.

— Tiens ! vous êtes là, vous ? dit-elle.

— Oui, répondit le directeur, assis derrière Gloriane, à côté d’un guéridon, la main gauche sur une feuille déployée où l’on voyait des lignes imprimées et des lignes manuscrites, et la main droite jouant avec une plume fraîchement trempée d’encre.

Cet impresario, qui se nommait M. Chaudurier, bien que les ténors italiens qui parlent avec l’accent marseillais, s’obstinassent à l’appeler « il signor Chauduriero », était un très vieux petit homme, au front fuyant, aux yeux ronds comme des billes, au nez pointu, — presque sans lèvres, la peau d’un rose sale, le menton gris d’une dure barbe rase. Grêle, malingre, se mouvant par sursauts brusques, il avait l’air d’un automate détraqué, et comme il s’exprimait d’ordinaire en petites phrases soudaines, rapides, courtes, accompagnées de brèves commotions, on eût dit que le ressort des gestes faisait aussi jaillir les paroles. On remarquait tout de suite la rêverie bête de ses yeux et la ruse aigüe de son nez. En effet, c’était un imbécile, qui était en même temps un finaud. Il arrivait à perdre de l’argent, par mille petits moyens ingénieux. Subtil, sournois, fripon au besoin, il était maladroit comme un honnête homme ; il se ruinait avec l’intention de ruiner les autres. Maintenant, de faillite en faillite, il a dégringolé dans une espèce de misère qui ne fait pas pitié ; c’est lui qui a pu dire à sa femme, en lui offrant comme cadeau de nouvelle année un joli poignard de théâtre, dernier reste des brillants accessoires de jadis : « Tu sais, il me coûte huit cent mille francs ! » Mais, en ce temps-là, sa déconfiture n’était pas achevée ; déjà la dette, pas encore la banqueroute ; et sa malice était toute employée à retarder d’un mois, d’un jour, d’une heure, l’inévitable catastrophe. Jamais personne autant que lui n’a excellé à refuser une somme due, même quand sa caisse, par hasard, était pleine. Comme débiteur, il eut du génie. Il savait être doucereux, insinuant, plaintif, vous poussait vers la porte en vous caressant l’épaule. Pourtant M. Chaudurier eut des mésaventures. Quelques artistes italiens ont la créance brutale. Une prima-done, un jour, l’appela « vilain singe » et le roua de coups d’ombrelle. Il fut stoïque. Être battu ? soit ; mais payer ? jamais. Il se borna à lever au ciel ses yeux bêtes, comme pour le prendre à témoin de sa bonne foi, — tout en se moquant, du bout du nez.

Il dit à Gloriane :

— Compliments. Compliments sincères. Très grand talent. Une belle voix. Du feu. Je vous engage si vous voulez. L’acte est là, vous n’avez qu’à signer. Je vous fais des conditions exceptionnelles. Voyez, trente-six mille francs pour trois mois. Je ne donnais pas autant à la Trebelli. Je me ruine ! continua-t-il en élevant un regard triste comme un soupir. Mais, que voulez-vous ? on ne se refait pas. Je suis un artiste, non un directeur. Et personne ne me rend justice. Trente-six mille francs, mon Dieu ! Enfin, signons.

— Oui, dit-elle, je veux bien.

Elle ne s’occupait presque jamais des engagements ; c’était Brascassou que ces choses regardaient d’ordinaire. Elle n’aurait pas su ; elle s’inquiétait bien de cela ! Mais enfin, trente-six mille francs, ce devait être assez. Elle se leva, et M. Chaudurier lui tendit la plume en faisant de vains efforts pour empêcher de remuer la pointe de son petit nez rose.

Brascassou entrait.

Il s’élança, saisit la plume et la jeta au visage du directeur.

M. Chaudurier eut au-dessus de la lèvre une petite tache noire, pareille à une mouche de soubrette. D’ailleurs, il ne s’émut point et se contenta d’écarquiller ses gros yeux innocents.

— Biédase ! cria Brascassou, j’arrive à temps !

— Monsieur…

— Vous êtes un vieux farceur !

— Oh !

— Vous profitiez d’un moment où je n’étais pas là, pour entortiller Gloriane.

— Oh ! gémit encore l’impresario, l’âme dans les yeux et les yeux au plafond !

— Pour lui faire signer un engagement désastreux.

— Mais j’offre douze mille francs par mois !

— Vieillard ! pour qui nous prends-tu ?

— Je ferai un effort. J’irai jusqu’à quinze mille.

— Grigou !

— Seize mille !

— Juif !

— Dix-huit mille !

— Canaille !

— Vous voulez ma ruine ! J’irai jusqu’à…

— Inutile !

— J’irai…

— À tous les diables ! dit Brascassou en le prenant par les épaules.

Et il le poussa dans le corridor.

Gloriane, paisiblement, s’était assise devant la table de toilette, qui avait une housse de mousseline, doublée de percaline bleue ; et, d’un coin de serviette graissée de cold-cream, elle retirait son fard déjà décollé par la sueur.

— Qu’as-tu donc, ce soir ? dit-elle en tournant un peu la tête.

Il la prit par le menton, et la fit se mirer dans la glace.

— Qu’est-ce que c’est que ce visage-là ? dit-il.

— Dame ! le mien.

— Non. Celui de la reine.

— Ah ! fit-elle.

— Et le costume que tu as mis pour le premier acte ?

— Eh ! bien, une robe qui s’est trouvée là, par hasard.

— Non. La robe de la reine.

Elle le regarda, étonnée.

— Et l’on croit que je donnerai pour douze mille francs, pour quinze mille, pour seize mille, pour dix-huit mille francs par mois une femme dont la ressemblance se coiffe d’une couronne et s’assied sur un trône, une femme à qui l’on envoie, sur le dos d’un domestique galonné d’or, une toilette dont on parle dans le journal officiel du royaume ? Plus souvent !

Il allait et venait, sautillant, les lèvres remuantes comme des babines de macaque, des pétillements dans les yeux.

— J’ai bien réfléchi, toute la soirée, pendant que tu chantais. Je ne comprends pas, mais je crois que je devine. On t’a habillée, — pour te déshabiller. Millo dious ! la femme d’un roi qui retire sa jupe, ça vaut cher ! Enfin, je te dis qu’il se prépare quelque chose d’extraordinaire. Ce que ce sera, je ne le vois pas bien. Mais je sens, autour de nous, des intrigues, des intérêts. Nous sommes des gens dont on a besoin. Il doit y avoir là-dedans de l’amour, et de la politique. Veille au grain, Brascassou ! Pas d’imprudence, mon fils. Ce qui t’arrive, c’est la fortune. Oh ! oh ! dit-il en s’arrêtant court, je parie que c’est elle qui frappe à la porte !

En effet, on avait heurté à la porte de la loge. Un seul coup, léger, discret.

— Entrez ! dit Brascassou.

Le prince Flédro-Schèmyl parut. Un peu hautain, presque froid, avec un air de complaisance pourtant, — irréprochable du binocle aux bottines, — il avait ces grandes manières qu’il savait prendre avec les petites gens.

— Madame Gloriane Gloriani ? demanda-t-il dans un salut parfait.

Brascassou dit :

— C’est moi.

— Ah ! vous êtes plaisant, monsieur ?

— Très sérieux. Quand on vient parler d’affaires à Mme Gloriani, c’est à moi que l’on s’adresse. Informez-vous.

Gloriane fit un signe qui voulait dire oui.

— Or, puisque, nous n’avons pas l’honneur de vous connaître, continua Brascassou, c’est une affaire qui vous amène, évidemment.

Ceci gêna le prince Flédro. Il avait eu l’espérance d’un entretien futile et galant avec la belle prima-done, dans la loge parfumée de fard. Puis il aimait les causeries diplomatiques, éparses, errantes, ingénieuses aussi, qui n’arrivent au but qu’après de fins détours. Ce petit homme qui s’immisçait, direct, presque brutal, lui était importun, le troubla. Mais le prince n’avait pas de temps à perdre. Il répondit sèchement :

— Oui, une affaire.

— Très bien. Gloriane, va-t-en.

Elle se leva, obéissante.

Brascassou décrocha une pelisse fourrée, la lui mit sur les épaules, en lui disant à l’oreille :

— Ça se corse. Va m’attendre au foyer des artistes. Il y a encore du monde ; tiens-toi sur tes gardes ; on ne t’aime guère. Dame, tu comprends, tu as réussi. J’ai traversé le foyer tout à l’heure ; on en disait de belles ! Défie-toi surtout de la grosse Persano. Elle a des moustaches ; ça lui a gâté le caractère. Si elle te parle de la robe, fais la bête. Ah ! tu verras aussi Signol, le ténor, un brun. Il n’est pas du théâtre, mais il est venu ce soir, par curiosité, à cause de tes débuts. Il te fera des yeux de truite hors de l’eau, en se caressant la barbe. Ça lui réussit dans le monde. Je le connais. Il était garçon de restaurant du temps que j’étais décrotteur. Rien à faire avec Signol ! plus malin que moi. Si tu t’amouraches de lui, je te casse les reins. Maintenant, file.

Comme elle s’éloignait, le prince fit un pas en avant, avec l’air de vouloir la retenir ; mais elle désigna Brascassou, d’un geste qui souleva la pelisse, et sortit sans une parole. Allons, cette espèce de reine avait cette espèce de singe pour premier ministre ; il fallait se résigner à cette fâcheuse entremise.

À peine seuls, le factotum offrit très vivement une chaise au visiteur, s’assit lui-même, et, un peu penché, les mains aux genoux, en avançant son museau de fouine et en clignant ses petits yeux tout luisants de curiosité :

— Monsieur, dit-il, j’ai l’honneur d’être le coiffeur de Gloriane, et son ami, son seul ami. Me ferez-vous la grâce de m’apprendre à qui j’ai l’avantage de parler ?

Quoique homme d’esprit, le prince avait, comme un sot, beaucoup de petites vanités. Il se nomma, avec une négligence trop affectée, en retirant et en remettant son lorgnon ; il ajouta même — ceci était de très mauvais goût, à moins qu’il n’eût l’intention de brusquer les choses — qu’il était l’ami de Frédérick II, roi de Thuringe.

Brascassou fut ravi. Pourtant, tout enorgueilli déjà de vagues espérances, il se sentit piqué par l’accent de dédain qu’avait cet ami d’un roi. Il fut sur le point de demander : « Et son coiffeur ? » Mais, prévoyant quelque magnifique aventure, il se contint, et borna sa vengeance à reprendre avec une intention de revanche :

— Que puis-je pour votre service, monsieur ?

Le prince était de plus en plus mécontent. Décidément, il lui serait malaisé de se montrer brillant et subtil, étant donné un questionneur précis comme l’était Brascassou. En outre, il ne se souciait guère d’éblouir un aussi médiocre personnage. Une seule ressource s’offrait : prendre le ton d’un grand seigneur qui parle à un domestique. Cela aurait encore bon air, et serait concordant à la situation respective des deux interlocuteurs. Il dit rapidement, comme quelqu’un qui ordonne :

— Monsieur, nous partons demain pour Nonnenbourg.

Brascassou, s’attendant à tout, ne devait s’étonner de rien.

— Partons, dit-il. Pour Nonnenbourg, en Thuringe ?

— En Thuringe.

— Vous avez dit : Nous ?

— La Gloriani et moi.

— Et moi.

— S’il plaît à Madame Gloriane.

— Il lui plaît. Mais que diable allons-nous faire à Nonnenbourg ?

— Je vais être nommé surintendant des théâtres, et je monterai Floris et Blancheflor.

— De Hans Hammer ?

— Précisément.

— Fichu opéra ! Pas de mélodies, rien que des récitatifs. Toujours la grosse caisse et les cuivres, comme à la foire.

— Ne parlons pas musique, monsieur ! La Gloriani débutera dans le rôle de Blancheflor.

— Il s’agit donc d’un engagement ?

— Sans doute.

— Mille dious ! sacra Brascassou.

Il s’était levé ; il faisait une laide grimace. Du haut de je ne sais quels rêves, il retombait dans une réalité mesquine. Un engagement ? rien de plus ? et à l’étranger ! presque en province. Pour chanter une musique enragée, qui casse la voix. Ah ! bien non, par exemple. Avec ça qu’ils en manquaient, d’engagements ! Cette espèce de grand seigneur, qui n’était qu’un directeur de théâtre, aurait bien fait de ne pas se déranger et de ne pas déranger les autres.

Le prince Flédro reprit en se levant à son tour :

— Pour les conditions, je m’en rapporte à vous ; c’est donc affaire conclue. Vous logez au Grand-Hôtel, je crois ? Demain matin, je viendrai prendre la Gloriani. Nous partons par l’express de neuf heures quarante.

— Plus souvent ! dit Brascassou.

— Hein ? vous refusez ?

— Tout net.

Le prince réussit tant bien que mal à cacher son désappointement.

— Je parlerai à la Gloriani elle-même.

— J’ai dit non ! ça suffit.

— Et c’est votre dernier mot ?

— J’en ajoute un : bonsoir.

— Fort bien ! monsieur Brascassou, dit le prince avec un haussement d’épaules.

Il s’approcha de la porte et salua de la main, à peine. Il allait sortir. Mais non, il s’arrêta, et il dit avec un sourire, en laissant tomber son lorgnon :

— Ah ça, mon cher, vous n’avez donc jamais entendu parler de Mona Kharis ?

— Mona Kharis ? répéta Brascassou, dont les yeux s’allumèrent.

Je crois bien qu’il avait entendu parler d’elle ! Qui donc ne connaissait pas la légende de cette prodigieuse créature, venue l’on ne sait d’où, fille d’une gitana de Séville, ou d’une pauvresse de Montross, ou d’une bayadère de Calcutta, servante d’abord, et fille publique, danseuse bientôt, chanteuse aussi, qui, avare comme une courtisane, hardie comme un jeune homme, séduisante comme une fée, avait traversé l’Europe en ruinant les millionnaires, en souffletant les gendarmes et en charmant les poëtes, dans un éblouissement de jupe pailletée, lancée au ciel d’un coup de pied, et dans un bruit de castagnettes d’or ; qui, plus tard, espèce de chevalière d’Éon transformée en Pompadour, presque reine à cause d’un roi qui s’agenouillait devant elle en récitant des sonnets tendres, mais toujours ballerine, dansait, à demi déshabillée, la cachucha autour du trône, et, toute nue, le fandango sur la table du conseil des ministres, puis, haïe et adorée, triomphante, et jetant à travers la politique son aventure d’amour, refoula les émeutes à grands coups de cravache et chassa les jésuites à petits coups d’éventail !

Mais pourquoi diantre le prince avait-il prononcé le nom de Mona Kharis, morte à présent, et de qui l’on ne parlait plus ? Millo dious ! Brascassou comprit. C’était Frédérick Ier, de Thuringe, grand-père du roi actuel, qui avait été l’amant de l’illustre danseuse ; au nouveau Frédérick, on voulait donner une nouvelle Mona Kharis, et l’on avait fait choix de Gloriane Gloriani. Biédase ! l’on tombait bien. Oui, oui, c’était cela ! l’engagement ? un prétexte ; il fallait bien motiver l’arrivée à Nonnenbourg de la future favorite. Oh ! cette affaire était très bien menée ! Brascassou, d’un seul jet de pensées, entrevit tout l’avenir : des caresses, des palais, des courtisans, des fêtes où se dresserait Gloriane, maîtresse d’un roi ! Quant à lui-même… eh ! eh ! il y a de l’argent dans les coffres royaux.

Il courut au prince.

— Il fallait le dire ! s’écria-t-il, extasié.

— Il fallait le deviner, répondit sèchement le diplomate que cela gênait fort de se livrer tout à fait à cet homme.

Brascassou reprit :

— Le roi connaît donc Gloriane ?

— Il ne l’a jamais vue.

— Diantre ! tout est à faire alors. Une aventure passablement hasardeuse. Ah ! bête que je suis ! la ressemblance ! Vous êtes très fort, monsieur. C’est vous qui avez envoyé la robe pour juger de l’effet ?

— La robe ? répéta le prince avec un étonnement sincère.

— Très fort ! vous dis-je, et, tenez, j’ai l’idée que nous accomplirons, vous et moi, en nous entendant bien, des choses qui étonneront le monde.

— Monsieur Brascassou !

— Bah ! ne vous fâchez pas ! Entre nous, continua le petit homme baissant la voix et clignant de l’œil, nous nous ressemblons assez, en ce moment, vous, prince, et moi, coiffeur : ce que nous faisons ne paraîtrait pas, à certaines gens, beaucoup plus joli de votre côté que du mien. Pasquedieu ! monseigneur, il n’y a pas à dire, nous sommes deux compères !

— Enfin, vous acceptez ? dit brusquement le prince, pour couper court à ce sot bavardage.

— Oui !

— Nous partons ?…

— Pour Nonnenbourg, demain matin, par l’express de neuf heures quarante !

Et, là-dessus, Brascassou poussa la porte en criant dans le couloir :

— Gloriane ! où es-tu ? Tu peux rentrer, Gloriane.

Aucune réponse ; personne dans le corridor, encombré de meubles et d’accessoires ; là-bas, à droite, la porte du foyer, entrebâillée, faisait, dans le plâtre de la muraille, blanc de clarté, une grande fissure obscure.

— Eh bien ! Gloriane ?

Un garçon de théâtre passa, éteignant un à un les becs de gaz ; à chaque lumière de moins, il y avait comme un voile de crêpe noir, brusquement tiré sur le mur.

— Tiens, vous êtes encore là, monsieur Brascassou ? dit le garçon. Filez vite, j’éteins.

— Où est la Gloriani ?

— Elle vient de partir.

— Hein ? Qu’est-ce que vous dites ?

— Je vous dis qu’elle est partie.

— Tonnerre de Dieu ! avec Signol ?

— Non, monsieur, avec un nègre.

Brascassou se remit, croyant à une plaisanterie. Mais le garçon expliqua les choses. Tout à l’heure, il était au foyer, attendait qu’on sortît, pour emporter les lampes. La Gloriani causait dans un coin, avec Signol précisément. Il y avait huit ou dix personnes, la Persane, le mari de la Trebelli et d’autres gens ; Brascassou pourrait s’informer. La concierge était entrée, amenant un petit nègre qui avait un sac de bonbons et une lettre pour Madame Gloriane. Un amour de négrillon qu’on aurait cru sorti d’une trappe de féerie, pas plus haut qu’une botte de travesti, tout en ébène et en soie de toutes les couleurs, avec des rubans et des fanfreluches, — l’air d’un oiseau de paradis qui serait un groom. La Gloriani avait croqué une praline, en avait fourré une autre dans la bouche de Signol, puis, en lisant la lettre, elle s’était mise à rire, à rire, à rire ! Si bien que la gorge lui sortait du corsage sous la barbe de Signol ; et la Persano trouvait cela indécent. Enfin, Madame Gloriane avait dit : « Mais oui, mais oui, je veux bien, c’est très drôle, » et, sans bonjour ni bonsoir, en pouffant de rire toujours, elle s’en était allée avec le négrillon. Tout le monde était resté très étonné. Un peu après, on avait entendu le bruit d’une voiture qui s’en va.

Brascassou grinçait des dents, la face toute ridée de colère.

— Ce contre-temps n’est pas bien grave, dit le prince en s’approchant.

— Monsieur ! cria le factotum, vous ne connaissez pas Gloriane ! Si elle m’échappe une heure, elle m’échappe pour toujours ! Ce n’est pas une chienne que je tiens en laisse, c’est une louve.

— Diantre !

— Il faut la retrouver à l’instant ! Allons, venez.

Il l’entraîna. En passant devant la loge du concierge, ils s’informèrent. On avait peu de chose à leur apprendre. Une voiture avait attendu à la porte du théâtre, en effet. Un coupé de maître, de beaux chevaux, un cocher très galonné. Mais qui était dans le coupé ? On ne savait pas, on n’avait pas pu voir. La petite de la concierge dit pourtant : « J’ai grimpé sur le marchepied, j’ai aperçu quelqu’un, dans le fond, qui avait l’air d’un jeune monsieur. » Puis Gloriane était descendue, s’était jetée dans le coupé, et la voiture, partant aussitôt, avait emporté dans son bruit de roues un double éclat de rire.

— La Gloriani est peut-être rentrée à l’hôtel, tout simplement, dit le prince.

— Hum ! Il faut voir pourtant.

Un fiacre passait. Ils y montèrent. « Cocher, au Grand-Hôtel ! et crève ta rosse ; on te la paiera. » Sur le boulevard le cheval dût marcher au pas à cause d’un encombrement de voitures pleines de dominos et de masques, et pour ne point écraser les Mangins aux casques empanachés, les laitières, les gardes françaises, les {Corr|espagnoles|Espagnoles}}, les pêcheurs napolitains, sautillant çà et là, sous la pluie fine, entre les roues, par dessus les tas de fanges et les flaques d’eau sale, qui leur éclaboussaient les bas ou le maillot, et leur mettaient des mouches au visage.

Sur l’ordre de Brascassou, qui enrageait, le fiacre fit un détour, arriva enfin devant le Grand-Hôtel, pénétra dans la cour. Des garçons accoururent, croyant à des voyageurs ; ils affirmèrent que Mme Gloriani n’était pas rentrée. Pourtant Brascassou, après une minute de réflexion, dit au prince Flédro : « Attendez-moi, » et se jeta dans un escalier. Quand il revint, il était en habit noir.

— Tiens, demanda le chambellan, où allons-nous ?

— À l’Opéra.

Brascassou avait son idée. Gloriane ayant dit : « Je veux bien, c’est très drôle », ce pouvait être une folie de carnaval qu’on lui avait offerte ; il formait tout simplement le projet de soulever cette nuit la dentelle de tous les masques, jusqu’à ce qu’il eût retrouvé la Gloriani. Besogne formidable. Mais il comptait sur quelque hasard. Tout est possible, même dans l’improbable.

Le fiacre, qui s’était remis en route, fit halte après quelques minutes dans une rue étroite, devant une façade illuminée de gaz, et les deux hommes montèrent les quelques marches d’un large escalier, dans un brouhaha de cris, d’appels et de rires, parmi les loques mêlées d’un tumulte de masques, que traversait çà et là le glissement rapide d’un pardessus sombre au collet relevé, et que baignait d’un brouillard jaune la lumière poussiéreuse tamisée par les vitres de la marquise.

Au foyer, tout allumé de dorures vives, saturé de chaleurs et de lueurs, où, par endroits, le satin d’un domino bleu, rose, ou paille, fait un sillage clair à travers la compacte noirceur des fracs noirs qui se pressent et se tassent ; dans la salle, lumineuse et comme embrasée, qui, toute remuante de bras nus et d’épaules, et d’oripeaux tourbillonnants sous les lanières furieuses de l’orchestre, donne l’idée d’une immense paniérée de fleurs, aux parfums trop forts, secouée d’un vent de flamme ; dans les couloirs, où darde le grand œil rond des loges, qu’aveugle à demi, quelquefois, une taie de soie rouge ; dans les coins presque déserts, où s’assied, sur une banquette de velours aux crépines dédorées, quelque lourde drôlesse en décrochez-moi-ça. — Renaissance, qui bâille, le menton entre sa gorge flasque trop relevée par le busc du corsage, et croise avec une lenteur d’ennui les cuisses grasses de son maillot ; dans les buffets fourmillants de garçons qui se hâtent et crient, d’habits noirs qui s’attablent, un page sur les genoux, et rient d’un rire aviné parmi les rumeurs des causeries et les gros bruits de baisers ou de bouteilles débouchées, — vaste assourdissement confus où tinte par instants, le son clair d’un verre qui se brise ; dans les avant-scènes où l’on se montre, dans les baignoires où l’on se cache, partout, Brascassou et le prince Flédro-Schèmyl cherchèrent anxieusement Gloriane, le chambellan regardant sous la barbe des loups, le factotum démêlant d’un coup d’œil dans la foule la rondeur d’une hanche ou la courbe d’une épaule, — car il n’aurait pas eu besoin du visage entrevu pour reconnaître la Frascuèla, — et parfois enflant les narines comme pour humer une odeur espérée. Recherches vaines. Gloriane n’était pas à l’Opéra, mille dious ! Ils sortirent, las, brisés, suants, mornes.

Le cocher demanda :

— Où allons-nous ?

— Partout où l’on danse ! cria Brascassou.

Cette nuit-là, d’autres bals, qui défient par la modicité du prix d’entrée la concurrence de l’Opéra, allumaient leurs girandoles et faisaient grincer leurs orchestres. Le fiacre s’arrêta sur les boulevards extérieurs, dans les quartiers lointains de la ville, devant de hauts portiques blancs et or, que débordent par bouffées des musiques et des rires, et que surmonte un demi-cercle, çà et là éteint, de globes lumineux. Pris à la gorge par d’écœurants arômes, aux yeux par d’acres fumées, le prince et le coiffeur traversèrent les vastes salles, où des cohues plus viles, avec un secouement éperdu de haillons carnavalesques, se soûlent de lumière, d’odeurs, de bruits, dans un air empuanti de sueurs et de vin. « Gloriane ne peut pas être ici, disait le chambellan. — Qui sait ? » répondait Brascassou. Trois heures durant ils visitèrent tous ces bouges, — toutes ces bauges. Sans résultat. Pas même une ressemblance entrevue, qui leur donnât un moment d’espoir.

— Où faut-il aller ? demanda le cocher.

Brascassou cria :

— Partout où l’on soupe !

Ils rôdèrent, salués de huées, dans les salles communes des restaurants, tumultueuses, trop éclairées, chaudes d’haleines et d’exhalaisons de viandes. Parmi les cliquetis d’assiettes et les grincements de couteaux, et le va-et-vient des garçons qui s’affolent, les filles démasquées se penchaient vers les nappes, les bras nus entre les verres, la gorge dans les plats, et riaient aux propos des hommes, avec des bouches encore rouges dans leurs visages ternes, d’où la poudre de riz s’égoutte, grumelée par la moiteur. Aux tournants des escaliers, le long des corridors étroits, — pendant que des dominos, le capuchon rabattu, et se consultant à voix basse, se frottaient les mains sous le jet vif d’un bec de cygne en cuivre, au-dessus d’une cuvette aux petites fleurs violettes, — ils guettèrent l’ouverture brusque des cabinets qui projettent tout à coup une explosion de clameurs et de mots bêtes, et dont les glaces reluisent vite dans une disparition de chignons roux et de rouges écrevisses. Des restaurants du boulevard jusqu’aux cabarets des Halles, ils descendirent les étages de la débauche nocturne, cherchant toujours Gloriane, vainement. Puis, — ayant renvoyé le fiacre dont le cheval soufflait, éreinté, — ils se trouvèrent dans la rue, parmi le remuement matinal du marché, harassés, rompus, stupides, des chaleurs aux yeux, des parfums de fard et de sauce aux narines, — tout à coup refroidis par l’air mouillé qui court dans l’aube grise avec une odeur fraîche et crue de légumes.

Ils se mirent à marcher sans échanger de paroles, occupés de la même pensée. Il fallait revenir à l’hôtel : Gloriane était peut-être rentrée. C’était non-seulement possible, mais probable. Le prince, quoique les anxiétés de son compagnon l’eussent enfin gagné, inclinait à le croire ; Brascassou, non. Il connaissait bien la farouche et libre créature, qui s’était laissé mater, par je ne sais quelle hautaine indifférence plutôt que par faiblesse, et qui pouvait secouer la servitude tout à coup. Un hasard avait donné la Frascuèla à Brascassou, un hasard pouvait la lui reprendre. La lui reprendre ! en ce moment ! à l’heure même où, par une fortune inespérée, il allait être, grâce à elle, l’entremetteur bien payé d’un caprice royal ! Ah ! tonnerre de Dieu ! s’il avait tenu entre ses doigts le cou de l’homme qui l’avait emmenée, ce soir, et qui ne la lâcherait plus peut-être ! Brascassou, crispant les poings, songeait, la tête sur une épaule, avec une dure grimace.

— Regardez ! s’écria le prince Flédro-Schèmyl.

— Hein ?

— Regardez, vous dis-je.

Brascassou leva le front. Il vit dans le brouillard gris une longue rue, déserte, silencieuse, aux volets tous fermés ; de loin en loin, au-dessus de murs bas, se hérissaient des arbres dont les branches déchiraient la brume ; il y avait çà et là, d’une toiture à l’autre, un passage bref d’oiseau, qui disparaissait avec un seul cri.

Cette rue, Brascassou ne la connaissait pas. Il n’était arrivé que depuis peu de jours dans la ville. Quant au chambellan, il y était venu plusieurs fois, mais n’y avait guère séjourné. En croyant se diriger vers le Grand-Hôtel, les deux hommes s’étaient trompés de chemin, et, maintenant, ils étaient égarés.

— Eh ! qu’importe ? dit Brascassou à qui l’inquiétude ôtait toute espérance de sommeil. Nous retrouverons toujours notre route.

— Il s’agit, bien de cela ! Voyez, là, devant vous. Êtes-vous aveugle ?

— Biédase ! cria Brascassou.

La devanture vitrée de l’une de ces tavernes, assez fréquentes dans les quartiers riches, et où viennent boire de l’ale et manger du jambon les cochers anglais et les grooms, blanchissait, à la droite des marcheurs, un peu loin, plutôt pâle que lumineuse, comme si l’approche blême du jour eût estompé la clarté intérieure. Sans doute le maître du lieu avait profité de la nuit de carnaval pour donner l’hospitalité à quelque ripaille nocturne de jockeys en bonne fortune. Or, devant la porte, qui venait de se refermer, une forme de petit homme, titubante, chancelante, près de choir ici ou là, faisait papillonner dans le crépuscule livide des frissons de soies bleues, roses, couleur d’or et de flamme, d’où s’envolaient des rubans fous, tout ébouriffés d’air ; et, hors de ces couleurs, s’érigeait une tête noire et luisante, aux dents blanches, aux yeux blancs, pareille à une grosse boule d’ébène lisse, qui serait incrustée de nacre.

Brascassou dit :

— Le négrillon qui est venu chercher Gloriane !

— Oui, peut-être, dit le prince. Voilà bien le costume décrit par le garçon de théâtre. Parbleu ! ce serait une rare chance ! Il faut interroger ce petit homme.

— Non !

— Pourquoi ?

— Il ne répondrait pas, il est saoûl. Il aura passé la nuit à boire et à manger dans la taverne. Puis, le silence doit lui avoir été recommandé, et, ne fût-il pas ivre, il ne nous apprendrait rien.

— Mais, sacrebleu ! il s’en va. Que faire ?

— Le suivre, dit Brascassou.

Ils se mirent en marche derrière le négrillon fantasque qui s’éloignait dans la pénombre avec des battements d’ailes d’oiseau de paradis et des maladresses de pingouin. Quelquefois il s’arrêtait, se pliait, les mains aux genoux, et se mettait à rire, la tête en arrière, arrondissant, dans sa face noire, les rouges bouffissures de ses lèvres, pareilles aux bords saignants d’une grosse plaie.

— Épouvantablement ivre ! dit Brascassou.

— Où diantre nous conduit-il ? demanda le prince, chez qui la longue roderie nocturne avait éveillé dans les lombes et dans les cuisses les chatouillements précurseurs des rhumatismes, et qui, d’ailleurs, n’était bohème que chez les rois.

Le nègre tourna dans une rue, frôlant de la main l’angle de la muraille, avec le geste d’un enfant qui attrape une mouche.

Brascassou dit vivement :

— La voiture !

En effet, devant la porte cochère, très large et très haute, d’un tout petit hôtel, stationnait un coupé que surmontait une énorme houppelande, jaune, à bouillons de drap, dont le collet s’évasait sous les bords d’un chapeau galonné, à cocarde ; on entendait par instants grincer sur le pavé le fer d’un cheval qui s’éveille dans un secouement de crinière.

En sautant je ne sais quelle bamboula, souvenir des leçons maternelles reçues dans les offices, le petit nègre arriva devant la porte. Il regarda la voiture, s’accrocha des deux mains à l’une des roues, grimpa, enfla ses joues noires que fit luire la lanterne, souffla dans le nez du cocher endormi. Celui-ci ne répondit à cette plaisanterie que par un ronflement grossissant. Alors le négrillon descendit, et, toujours sautelant dans ses oripeaux clairs — un petit Caliban habillé en Ariel, — il se tourna vers la porte, chercha dans des tâtonnements la rondeur du bouton de cuivre et s’y suspendit, renversé. Une claire sonnerie tinta derrière l’épaisseur des murs, comme à travers des ouates.

— Il nous échappe ! dit le prince.

— Attendez, dit Brascassou.

La porte s’ouvrit ; le petit nègre, la tête en avant, disparut, avec un frétillement de plumage ; mais, avant que le battant fût retombé, Brascassou s’élança et le retint de sa main droite, pendant que, de l’autre main, fermée, il imitait sur le bois le lourd fracas d’une porte qui se referme.

Puis il se tint immobile, écoutant.

Aucun bruit, sinon celui des pas du négrillon sur les dalles, qui s’acheva dans l’épatement lourd d’une chute. Plus rien.

— Entrons, dit Brascassou.

— Diantre ! dit le chambellan.

— Quoi donc ?

— Mais nous ressemblons passablement à des voleurs, monsieur !

— Renoncez-vous à faire débuter Gloriane dans l’opéra de Hans Hammer ?

— Entrons, dit le prince.

Brascassou rappliqua sans bruit le battant, ne referma pas la porte pour que la fuite fût possible en cas de malencontre.

Ils se trouvèrent dans de l’ombre et dans du silence. Pourtant, par une ronde ouverture, pareille à celle d’un tunnel, il leur arrivait de l’air frais, et des arbres, dont on ne voyait pas les branches, érigeaient vaguement leurs troncs sur la pâleur lointaine d’un mur dans la nuit du matin.

— Par ici ! dit Brascassou.

Ses deux mains, en tâtant la paroi, avaient suivi le glissement d’une surface lisse, — du stuc probablement, — et venaient de se heurter au cadre d’un vitrage.

— La porte de l’escalier ! reprit-il, parlant tout bas. Venez.

Le prince le suivit, le tenant par les épaules.

Ils montèrent quelques marches dans l’obscurité plus noire, craignant de voir apparaître tout à coup des gens, avec des lumières et des cris.

— Hein ? dit Brascassou.

Il avait heurté de la bottine quelque chose de rond et de mou, qui était sur l’escalier et qui ne bougeait pas. Il se baissa, promena les doigts, légèrement, sur une forme étendue en travers de l’escalier, sentit de la soie lui grincer sous les ongles.

— Le négrillon ! il sera tombé, ivre-mort.

Ils enjambèrent le petit homme. Maintenant, leurs semelles enfonçaient dans une mollesse épaisse, un tapis certainement ; Brascassou, qui avait saisi la rampe, sentait sous sa paume une résistance de velours.

Ils montaient, très lentement, ne se parlant plus, retenant leurs souffles.

Un bruit murmurant leur vint aux oreilles ; on eût dit de petits rires, qui tintaient, puis s’étouffaient, dans des baisers peut-être, comme un gazouillis d’oiselets dans la mousse d’un nid. En même temps des senteurs vagues, se renforçant peu à peu, mêlaient une tiédeur, qui pouvait provenir des lumières et des plats d’un souper voisin, à je ne sais quoi de plus chaleureux, qu’exhalait peut-être une langueur lasse de femmes amoureuses. « Gloriane ! » pensa Brascassou, en renflant les narines.

Plus de marches. Ils étaient sur le tapis d’un palier, entre des portes, qu’ils ne voyaient pas, qu’ils devinaient. Les bruits étaient plus proches, les odeurs plus sensibles ; ils entendaient, à travers un assourdissement de tentures sans doute, des rires des paroles qui se meurent parmi des froissements de satins ; ils humaient ces gras effluves qui montent des sophas et des tables. Brascassou aperçut, au ras de la muraille, une ligne d’or blême, tout émiettée par la frange d’un rideau.

— Gloriane est là, dit-il.

— Entrons ! répondit le prince, à qui l’aventure donnait enfin quelque audace.

Ils s’avancèrent, guidés par la lueur. Mais Brascassou heurta du genou une chaise ; elle tomba, avec du bruit ; et alors, d’une porte ouverte et refermée, qui laissa voir, dans un bref bâillement, des clartés, des blancheurs de porcelaine, et des cheveux sur des coussins d’or, une femme sortit, levant un flambeau, toute grêle, mince, vive, dans un peignoir de soie fauve, qui s’entr’ouvre, et avançant une fine tête brune, effarée, sous les petites flammes noires de ses boucles mêlées.

— Madame de Soïnoff ! cria le chambellan.

Elle pouffa de rire.

— Ah ! dit-elle, le prince Flédro ? Que faites-vous ici ? D’où venez-vous ? Savez-vous bien que c’est de la dernière inconvenance, ce que vous faites-là ? et que je ne vous pardonnerais jamais, si ce n’était bien extraordinaire aussi ? Il m’est impossible d’en vouloir à l’imprévu ; je ne sais pas bouder ce qui m’étonne. Comment nous avez-vous découvertes ? Oh ! vous êtes beaucoup plus adroit que je ne croyais. Je vous félicite. Je ne voyais en vous qu’un diplomate vulgaire, selon la tradition ; non, vous êtes entreprenant, hardi, ingénieux, bizarre. Ce n’est pas mon mari, élève de M. de Talleyrand, qui m’aurait trouvée, cette nuit ! Mais pourquoi me cherchiez-vous ? Ah ! oui, à cause de Gloriane, qui avait disparu. On m’avait donc reconnue, au fond de la voiture, dans mon frac, sous mon chapeau ? Et vous avez tout deviné ? C’est très bien, vraiment. Ce monsieur qui est avec vous, ce doit être M. Brascassou. La Frascuèla m’a raconté les choses. Vous aviez peur qu’elle ne revînt jamais ? Eh ! on ne l’a pas mangée, je vous assure. Enfin, c’est elle que vous voulez, n’est-ce pas ? À la bonne heure. Je vais lui dire que M. Brascassou l’attend. C’est égal, vous m’avez fait grand’peur en venant ainsi. Nous avons cru un instant que c’était… Oh ! mais non, puisqu’il est au camp de la Jonquère, avec le général Tagereau !

Les deux hommes la regardaient, ébahis, pendant qu’elle leur jetait au visage ces paroles et ces rires avec les pétillements du flambeau.

Elle se retourna, entr’ouvrit la porte, à peine, — juste assez de place pour laisser passer deux doigts qui font des signes — et, la bouche dans l’écartement, elle appela d’une voix gaie :

— Gloriane !

Une blancheur dorée passa derrière l’étroite ouverture.

— Non… l’autre ! dit Mme de Soïnoff, secouée d’un rire plus fou.

L’entrebâillement s’élargit, et Gloriane, devant le battant vite reclos, apparut, dans une explosion de chaleurs et d’odeurs, grasse, blanche, défaite, haletante, riant son rire rouge dans l’or mêlé de ses cheveux, et ramenant à pleines mains sur son front, sur sa gorge, sur ses forts bras nus, sa pelisse de fourrures, endossée à la hâte, qui lui mettait partout des caresses de bête douce.

Brascassou sauta sur elle comme Harpagon sur sa cassette, et l’entraîna dans l’escalier, pendant que Mme de Soïnoff, penchée en delà de la rampe, et, haussant le flambeau, disait :

— Prenez ma voiture, Gloriane !

Puis la comtesse se tourna vers le chambellan qui était resté là, stupéfait.

— Allons, suivez-les ! dit-elle.

— Mais, madame…

— Quoi donc ?

— Vous ne m’expliquerez pas ?…

— Est-ce qu’il y a quelque chose à expliquer ? Est-ce que tout n’est pas très clair ?

— Tout est fort mystérieux, au contraire !

— Bah ! vous trouvez ? Eh bien, après, que vous importe ? Qu’avez-vous à réclamer ? De quoi vous plaignez-vous ? Vous cherchiez Gloriane : vous l’avez retrouvée ; vous vouliez le portrait de la reine ; je vous le donne, vivant. Ah ! je m’attendais à quelque gratitude, prince Flédro-Schèmyl ! N’est-ce pas à moi que vous devez d’avoir remarqué la ressemblance qui fera votre fortune ? La robe, vous savez, c’est moi qui l’ai envoyée, pour que vous comprissiez tout de suite. Vous imaginez le scandale ! Enfin, pour vous être agréable, j’ai été tout à fait imprudente. Mais vous êtes un ingrat. Soit. Ne me remerciez pas, et partez.

— De grâce !

— Qu’est-ce encore ? Voyons, dites.

— Où sommes-nous ?

— Eh ! sait-on jamais où l’on est ? On est chez soi, ou ailleurs, selon les aventures. Il y a des maisons qui nous appartiennent, et où nous demeurons, presque toujours ; il y en a d’autres qui n’ont pas l’air de nous appartenir, et où nous allons, quelquefois. Mais qui donc songe à se demander si l’on se trouve dans les unes ou dans les autres ? Et puis, quand même on le saurait, est-ce que ce serait une raison pour le dire ? Maintenant, j’ai répondu, allez-vous en.

— Un mot ! un seul ! pourquoi avez-vous conduit ici…

— La Frascuèla ? Ah ! vous êtes trop curieux enfin ! Suis-je tenue de vous conter toutes choses ? Réfléchissez, imaginez, devinez si vous pouvez. Qui sait s’il n’y a pas de la politique dans cette affaire ? Je suis ambassadrice, prince Flédro ! J’ai peut-être voulu nous faire une alliée de celle qui sera la maîtresse d’un roi ; en cas de guerre avec la Prusse, — tout est possible, — la neutralité de la Thuringe serait fort désirable. Et puis il y a des fantaisies qui peuvent passer par la tête d’une femme, — ou de deux femmes. Oh ! je vous l’ai dit, nous sommes très graves, à présent, très austères, mornes. Je suis dévote comme une Italienne ; elle, comme une Espagnole. Mais quoi ! il y a des heures où l’on veut rire, un peu. Justement, je me confesse après-demain, et je n’aurais rien eu à avouer. Cela m’eût donné de l’orgueil ; j’ai péché par humilité, — si j’ai péché ! car enfin, vous me faites dire cent folies et il n’y a rien de vrai dans tout ceci. Je vous demande un peu si, parce que j’adore la reine, c’est une raison pour que j’aie voulu voir son portrait, de tout près, et si les visites au château de cette grosse fille qui hurlait la Gardeuse d’ours prouvent le moins du monde que nous ayons eu le caprice d’entendre la Gloriani chanter le brindisi de la Traviata, dans la folie d’un souper réel, et les lèvres mouillées de vrai vin !

Elle le poussait dans l’escalier, tout en lui bavardant ces choses à l’oreille ; mais, tout à coup, dans un éclat de rire :

— C’est égal ! cria-t-elle, la Gloriani est une terrible femme, et la vertu de votre roi n’a qu’à bien se tenir.

Puis elle s’échappa, ouvrit et referma la porte dans une disparition de clarté.

Le prince, dans l’ombre brusque, s’était cramponné à la rampe. Il écouta. Il y eut encore de petits rires, mêlés, eût-on dit, de reproches à voix basse, caressants. Ce fut tout. Il descendit à tâtons et rejoignit Gloriane et Brascassou qui l’attendaient dans la voiture.

Ce matin-là, par le train de neuf heures quarante, le chambellan du roi Frédérick II partit avec la prima-donne et son coiffeur pour la ville de Nonnenbourg, qui fut ainsi nommée parce que Luitpold-le-Lion en posa les premières pierres sur l’emplacement d’un couvent de religieuses, et qui est actuellement la capitale du royaume de Thuringe.

FIN DU LIVRE PREMIER.