Le Roi vierge/Livre 3, 2

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Édouard Dentu (p. 320-328).
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Livre troisième — Frédérick et Gloriane

II

C’était vrai, elle avait épouvanté Frédérick. Chantée par Gloriane, la musique de Hans Hammer avait une signification nouvelle, étrangement inquiétante ; elle demeurait idéale, mais devenait terrible ; il se produisait comme un revirement de lointain : avec la même profondeur, ce n’était plus l’abîme d’en haut, c’était le gouffre d’en bas, la chute prodigieuse au lieu de la surnaturelle élévation, le paradis renversé en enfer. Pourquoi ? Comment ? À cause de la chair splendide, des cheveux fauves et de cette voix profonde, grasse, rauque un peu, qui a l’air de râler, quoique douce. Ce qui troubla surtout le roi de Thuringe, ce fut la ressemblance de la Frascuèla avec la reine qui était pour lui l’objet d’un si chaste culte. De quel droit ce démon parodiait-il cet ange ? Dans quel dessein de tentation, une égale beauté, si différente et si pareille, avait-elle été donnée à deux êtres, l’un divin, l’autre démoniaque ? Est-ce que Satan est Dieu aussi ?

Frédérick s’échappa du théâtre ; il suivit rapidement le long Corridor des Tapisseries, qui conduit à la Résidence. Jamais, non jamais, — pas même le jour où il vit s’accoupler hideusement sous les roseaux la grosse fille du village et son vil amoureux, — il n’avait connu un tel trouble de pensée. Il marchait, ou plutôt il courait, la tête basse, n’écoutant pas le bon Karl qui lui racontait tristement la maladie de Lisi, de jour en jour aggravée. Il dit enfin : « Laissez-moi ! je souffre ! je veux être seul ! » Et, avec un geste qui éloigna son écuyer et ses pages, il entra dans les appartements secrets, où, à force d’ingénieux artifices, étaient réalisées les merveilles de la féerie.

Mais il ne s’attarda pas dans le paysage lunaire ; son âme, troublée comme un ciel où roulent des nuées d’orage, se fût mal accommodée de calme lumineux et pur ; il longea, sans oser le regarder, le lac paisible maintenant, où la nacelle que tirait la chaîne d’or du cygne faisait un joli bruit de soie ou d’eau froissée ; il se trouva enfin dans un lieu morne et sinistre, agréable à sa pensée.

C’était, sous un ciel très bas et très noir, un vaste chaos de roches l’une l’autre s’escaladant dans une immobile convulsion ; et le brouillard rougeâtre qui baignait cet immuable et furieux amoncellement montait, comme des bouffées de bûcher, d’un obscur bâillement pierreux qui avait l’air d’une bouche d’enfer. On voyait, en effet, ce que racontent les poëtes anciens des pentes par où l’on s’engouffre dans le Ténare ; en même temps que des flammes fuligineuses, il venait parfois des profondeurs une rumeur de plaintes et de râles arrachés peut-être par les éternels supplices.

Frédérick grimpa de bloc en bloc, s’assit sur la plus haute roche et considéra longtemps l’entrée de l’abîme.

Ce lieu lugubre lui plaisait, l’apaisait ; le bouleversement de ses idées se fondait en une désolation tranquille, semblable à celle de cette solitude ; et, dans la nuit froide, rarement traversée de sombres lueurs, s’éteignit enfin la vision de Gloriane, qui l’avait ébloui, incendié, comme un farouche soleil.

Il demeurait là, le front bas, sans pensée, n’ayant plus l’apparence de la vie, — comme si Fune des roches amassées au bord du gouffre eût été taillée en statue.

Mais, brusquement, il trembla, et jeta un cri sourd.

Pareille aux antiques Proserpines couronnées de clartés et vêtues de grands lambeaux de pourpre et d’or, qui venaient, montrant leurs flancs et leur gorge dans l’écartement des étoffes, tenter les ascètes des Thébaïdes, une femme, hors de la bouche d’enfer, apparut, et, dans un vomissement plus violent de fumée et de flammes, secoua, comme une magnifique furie, les serpents allumés de sa chevelure.

Le roi mit ses mains sur ses yeux, se détourna, voulut fuir.

Mais elle, l’apparition délicieuse et terrible, elle avait escaladé les rocs, et, retenant Frédérick, lui répandant sur les genoux, sur la poitrine, sur le visage, tout l’or fluide de ses cheveux, toute la neige brillante de sa peau, elle l’étreignait, le possédait, le forçait à entendre ce qu’elle lui disait avec une bouche écarlate et qui exhalait du feu comme si elle avait mâché des braises.

Elle lui parlait, l’enveloppant de toute elle-même :

— Tu ne me reconnais pas ? Je t’adore. La grande reine qui t’a charmé, c’est moi ! et Blancheflor, ivre du breuvage d’amour, qui s’endort, extasiée, sous le manteau de Floris, et qui meurt, sanglotante, en mettant son âme aux lèvres du bien-aimé cadavre, c’est moi, c’est moi ! Tu n’as donc rien compris, ce soir, rien deviné ? Tu étais dans l’ombre, au fond de ta loge, mais je te voyais. Je sentais ta présence sur moi comme une délicieuse caresse ; souvent j’avais envie de baiser mes bras, quand il me semblait que tu les avais regardés ! Je suis terrible, n’est-ce pas ? Jamais tu n’avais entendu une Blancheflor aussi ardemment éprise ? C’est que tu étais là, c’est que je parlais à toi, à toi, entends-tu ? et non à ce comédien stupide qui s’effarait dans mes embrassements et s’étonnait de mes baisers, ne sachant pas que, sur sa bouche, je dévorais la tienne. Toi non plus tu ne savais pas, et tu avais peur, on me l’a raconté ; oui, ton chambellan, le prince Flédro-Schèmyl. Tu ne voulais pas me voir, tu disais : « Qu’elle s’en aille ! » Enfant ! Pourquoi ? Moi, je n’ai pas voulu partir, et je suis venue, et me voici, t’adorant. Ah ! écoute bien. La reine, oublie-la ; Blancheflor, c’est peu de chose ; celle qui est entrée ici, — je ne sais comment ; on m’a conduite par des couloirs sombres et je t’ai trouvé tout à coup, — celle qui est entrée ici, c’est moi-même, c’est Gloriane, la Frascuèla, comme on disait. Tu ne peux pas imaginer combien je suis belle ! Tu fermes les yeux, tu écartes tes mains, tu détournes tes lèvres ; ah ! le fou ! comme tu as tort ! Je te le dis, les statues où revivent les déesses sont moins superbes que ma nudité de neige ou de marbre ; du satin tissé avec des filaments de lys, c’est ma peau, et les plus ardentes des roses rouges fleurissent aux pointes de mes seins. Et puis, il faut que je te dise ! Même laide, je serais belle et désespérément désirable, car je suis l’amour même, l’amour farouche, qui convoite et conquiert ! D’autres femmes, à ce qu’on raconte — est-ce que je sais si c’est vrai ? — se réservent, veulent qu’on les désire longtemps, sans espérance, se refusent enfin ; moi, je m’offre et je me donne, et je tends à tout venant, comme une rose sauvage, mes rouges lèvres où fleurit le sang du baiser. Ah ! c’est certain, je suis une fille, comme on dit, et les honnêtes femmes me méprisent. Mais vois comme j’ai de belles épaules et sens l’odeur de fleur chaude qui suinte de ma peau. Et ce n’est pas vrai que je suis méprisable ! puisque je n’aime plus que toi, toi seul. Je ne puis pas comprendre comment cela s’est fait ; mais depuis que je t’ai vu, il me semble qu’il n’y a plus qu’un homme sur terre : toi ! Je me donnais à tous, je me garde pour un seul, et, de tout mon désir épars, j’ai fait une furieuse tendresse, que je t’apporte. Prends-la ! Oh ! mais je veux que tu la prennes ! Tu ne vas pas me chasser, au moins ? Tu ne pourrais pas : mon amour n’est pas une étreinte dont on se délie. Tu m’appartiens ! tu m’appartiens ! Oui, je sais, tu es timide ; on m’a raconté — on dit tant de choses — que les femmes t’épouvantent, que tu n’as jamais voulu te marier… Tiens, au fait, c’est possible : c’est peut-être parce que tu n’as voulu de personne que je veux que tu veuilles de moi ! N’importe. Viens. Que tu es beau ! Ne tremble pas, ne t’enfuis pas. Vois-tu, cela devait être un jour : nous devions nous rencontrer, toi si faible et si craintif, moi si formidable. Viens ! viens ! le hasard te donne à moi comme le vent jette un fétu de paille au bûcher.

Il se dérobait, ne l’écoutait pas, voulait appeler.

Mais elle, de ses mains, de sa bouche pleine de baisers, elle étouffait les cris du jeune roi, et elle le serrait toujours plus étroitement.

Enfin, rejetant dans un geste furieux les lambeaux d’or et de pourpre qui la couvraient à demi, elle se dressa toute nue, éclatante et miraculeuse.

— Vois ! dit-elle, lâche enfant !

Et comme il s’était détourné, cachant son visage entre deux roches, elle se jeta sur lui.

Elle poussa un grand cri et tomba en arrière, un poignard dans le flanc ; il y avait du sang qui coulait sur ses cuisses, et l’assassin fuyait, le front dans les mains, en poussant de longs gémissements.