Le Roi vierge/Livre 3, 5

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Édouard Dentu (p. 343-354).
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Livre troisième — Frédérick et Gloriane

V

Ce soir-là, dans le lit d’une chambre d’hôtel, Gloriane Gloriani dormait, tous ses cheveux défaits bouillonnant en flots d’or pourpre sur la blancheur de ses épaules et de ses forts bras nus.

Elle avait le visage très pâle, n’étant pas encore remise de sa blessure.

Au cri de Gloriane, frappée par le roi, le prince Flédro était accouru : c’était lui qui avait introduit la séductrice dans le décor infernal, jugeant sans doute qu’un coup d’audace pourrait faire tomber Frédérick dans le piège préparé ; et il se tenait aux aguets avec deux écuyers qu’il avait mis dans ses intérêts. Ils emportèrent la Frascuèla évanouie, et, à la faveur de l’ombre, réussirent à quitter la Résidence, à gagner l’hôtel des Quatre-Saisons, non sans éveiller d’étranges soupçons, mais sans produire du moins aucun scandale irrémédiable ; ils soutenaient Gloriane qui, quoique mourante et sans mouvement, avait l’air de marcher. Puis, l’émotion causée par la mort de Lisi et par la maladie du roi fit oublier aux serviteurs et au castellan du palais la femme inconnue qui était entrée un soir, venant l’on ne savait d’où, qui était ressortie presque aussitôt.

Pendant bien des jours, Gloriane eut le délire ; le médecin qu’avait amené le prince Flédro-Schèmyl désespérait de sauver la blessée. Pourtant la fièvre, peu à peu, se ralentit ; la Frascuèla tomba dans un état de prostration qui fut le commencement de la convalescence ; et, ce soir, elle dormait paisiblement.

Brascassou était assis près du lit, à côté d’une table où de petites fioles entouraient une veilleuse sur la flamme de laquelle chauffait une théière.

Le petit homme surveillait, avec la tendresse inquiète d’une mère, le repos de Gloriane ; ou plutôt il la regardait comme un avare considère son trésor retrouvé. Cette belle fille, en effet, n’était-ce pas son espoir, son avenir, son unique richesse ? Elle vivante, tous les rêves de bien-être étaient possibles à Brascassou ; elle morte, il n’aurait eu rien de mieux à faire que de s’en retourner cirer des bottes sur la place Lafayette, à Toulouse. Millo dious ! elle n’allait pas s’aviser de mourir, au moins ! Mais non, sa respiration était régulière, et la vie, comme une rose un peu pâle, commençait à refleurir sur ses joues. Allons ! tout allait bien ; avant peu de jours, ils quitteraient Nonnenbourg, s’esquiveraient de toutes ces royales intrigues, reviendraient en France, où l’on trouve, à défaut de rois, — oh ! il ne fallait plus lui en parler, des rois ! — des hommes qui savent se conduire, n’accueillent pas à coups de poignard les belles personnes qui viennent leur rendre visite. « J’ai eu trop d’ambition, se disait Brascassou ; le chambellan m’avait fait perdre la tête. » Mais, maintenant, il saurait se borner ; il faut se contenter de peu ; une honnête médiocrité, pourvu qu’elle soit passablement dorée, cela suffit…

Brascassou tourna la tête, à cause d’un grand bruit qui se faisait dans la rue. Il alla vers la fenêtre, souleva les rideaux, colla son front à la vitre. Beaucoup de gens passaient, en tumulte, levant les bras, poussant des cris. Il prêta l’oreille : cent voix se perdaient dans une confusion de bavardages. Il parvint pourtant, après avoir entr’ouvert la fenêtre, à saisir quelques paroles. « Le feu était au palais, précisément dans cette partie de la Résidence où se trouvaient les appartements féeriques de Frédérick. Comment s’était allumé l’incendie ? Par un hasard ou par la volonté du roi ? On n’en savait rien, Mais si Frédérick, ce soir-là, était chez lui, il courait risque de périr… »

Brascassou, rancunier, s’écria en frappant des mains !

— Ma foi ! s’il rôtit, ce sera très bien fait !

Alors, tout près de lui, il y eut un gémissement aigu et terrible comme le cri de quelqu’un qu’on assassine.

Gioriane était là.

Les bruits l’avaient éveillée ; elle aussi, elle était venue vers la fenêtre, avait vu, entendu, compris.

— Eh bien ! oui, dit Brascassou, il brûle ; quel mal ça te fait-il, à toi ? ça devrait t’être agréable, au contraire.

— Misérable ! répondit Gloriane.

Et, se jetant vers une armoire, elle en tira une robe, un manteau, avec les mouvements violents d’un chat-tigre qui agripperait et secouerait des étoffes.

— Hein ! que veux-tu faire ?

— Laisse-moi !

— Où veux-tu aller ?

— Que t’importe !

— Tu resteras ici !

Il lui arracha les vêtements, qui se déchirèrent, courut à la porte pour barrer le passage.

Mais elle, grinçant des dents, des pleurs de rage aux yeux, une sueur rouge aux pommettes, effrayante :

— Tu vas me laisser passer !

— Non !

— Ah ! prends garde !

— Recouche-toi ou je te roue de coups !

Elle éclata de rire, comme une folle, se précipita sur le petit homme, l’empoigna par la gorge et le serra si fort qu’il blêmit, tira la langue, râla, défaillit, tomba, mort peut-être.

Elle le repoussa d’un coup de pied robuste comme une ruade de cavale, reprit la robe, le manteau, s’en enveloppa, ouvrit la porte, s’enfuit.

Quand elle fut dans la rue, elle courut parmi la foule, la devança, tous ses cheveux volant derrière elle. On regardait cette femme ; on se demandait si ce n’était pas une aliénée échappée de quelque hospice. Elle courait toujours, bousculant, traversant les groupes ; parfois elle s’arrêtait, essoufflée, et, alors, elle poussait un long cri déchirant, à la fois plaintif et dur, bestial, pareil à celui d’un chien qui a peur et qui aboie, la nuit.

Enfin elle arriva, dans un flot de populaire, sur la place du palais encombrée d’une multitude compacte.

Ce que vit Gloriani était terrible et beau.

Toute une aile de la Résidence, comme une grange incendiée qu’attise la rafale, flambait sous le ciel clair où la fumée se pelotonnait en gros nuages blancs ; et, la façade s’étant écroulée dans un immense fracas de pierres et de braises, que suivit un ruissellement d’eau, ce n’étaient plus des bâtisses qui brûlaient, mais les hautes herbes d’une plaine, et les roseaux d’une rive, et, avec ses troncs de rubis et ses feuilles d’émeraudes, toute une forêt où voletaient encore de merveilleux oiseaux. Dans les fantasmagories de la flamme, le paysage, en se consumant, prenait des aspects inconnus, avait des lointains de chimère et de féerie, apparaissait prodigieux : le feu était la rampe de ce décor. L’esprit troublé par la singularité du spectacle et par le souvenir des discours que l’on tenait sur l’habitation du roi, le peuple croyait assister à l’anéantissement lumineux d’un paradis, à l’incendie d’un rêve. Et voici que de l’énorme flamboiement où s’écroulaient des chênes écarlates, où se tordaient des cascatelles de perles, un cygne, les ailes grandes ouvertes, émergea, et comme une âme qui s’envole, traversa les fumées, s’éleva, diminua, disparut dans les clartés azurées du ciel !

Un instant immobilisée par la stupéfaction et la peur, Gloriane se jeta en avant, furieuse, insensée, criant : « Frédérick ! »

Elle dut s’arrêter ; une ligne de soldats, le sabre nu, défendait l’approche de la Résidence.

C’était affreux ! Quoi ! Frédérick était là, dans ces flammes, et elle ne pouvait pas s’élancer, l’en arracher, ou y mourir avec lui, en l’embrassant, oh ! en l’embrassant. Elle se tordait les bras, se mordait les cheveux, éclatait en rauques sanglots.

À ce moment, du porche qui s’ouvrait à droite dans la partie de l’édifice que l’incendie n’avait pas atteinte, sortit à la hâte une troupe d’hommes et des femmes. La Frascuèla eut une rapide espérance ! Le roi se trouvait peut-être parmi ces gens qui s’échappaient, qui étaient sauvés.

La foule s’écarta respectueusement pour livrer passage aux nouveaux venus ; c’étaient donc de grands personnages. Ah ! certainement, le roi était là, hors de danger. Elle se précipita vers le groupe, ne reconnut personne, aperçut enfin le prince Flédro-Schèmyl ; elle le prit par le bras, et l’entraîna violemment.

— Le roi est avec vous ?

— Gloriane ! Que faites-vous ici ?

— Ah ! répondez. Le roi est-il avec vous ?

— Non.

— Perdu ! perdu ! et vous fuyez ! sans essayer !…

— Le roi n’est pas au palais.

Gloriane sanglotait encore, mais de joie, maintenant.

— Où est-il ?

— On ne sait pas. Après avoir mis le feu à la Résidence…

— C’est lui qui a mis le feu ?

— On le suppose. Avec l’aide de Karl.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est fou ! dit le prince en haussant les épaules ; et, à ce qu’on raconte, cet incendie n’est que la moindre de ses extravagances.

— Qu’a-t-il donc fait ?

— Il y a trois jours, Karl l’a trouvé tout sanglant sur le tapis de la chambre, évanoui, tenant encore un rasoir dans la main droite.

— Il avait voulu se tuer ?

— Pis encore. Se mutiler. Et il y avait réussi.

— Non, non, ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible ! Mais enfin, il faut le chercher, le retrouver. Qui sait ce qu’il a imaginé encore ! On est bien sûr qu’il a quitté le palais ?

— Le castellan l’a vu sortir à cheval.

— Seul ?

— Avec Karl.

— Oh ! où peut-il être ! où peut-il être ? dit Gloriane, les poings aux dents.

Le prince paraissait réfléchir profondément. Enfin il reprit, plus bas :

— Je crois qu’il est parti pour Oberammergau.

— Pour Oberammergau ?

— Oui. Il y est déjà allé, furtivement, la semaine dernière. Il peut y être retourné.

— Si vous supposez cela, pourquoi ne l’avez-vous pas dit à la reine, aux princes ?

— Parce que je ne veux plus me mêler de ces choses, où je me suis déjà trop compromis ! parce que je suis bien résolu à laisser cette famille d’insensés se tirer d’affaire à sa fantaisie ! Eh ! parbleu ! le roi de Thuringe n’est pas le seul souverain dont je suis le chambellan. Savez-vous où je vais en ce moment ? À l’hôtel, pour faire ma malle, et dans quelques heures, par le train express, je quitte Nonnenbourg. Adieu. Quant à ce que je viens de vous dire, — par une dernière étourderie, — usez-en comme il vous plaira ; je m’en lave les mains.

— Lâche ! dit Gloriane.

— Oui, dit le prince Flédro-Schèmyl.

Et il s’en alla, en haussant les épaules.

Alors Gloriane songea pendant quelques instants. Puis, sans même jeter un dernier regard sur l’incendie qui redoublait de fureur, elle s’éloigna à son tour, fendant rudement la foule.

Dans la Johann-Joseph-Strasse, un fiacre passait. Elle fit un signe au cocher qui arrêta ses chevaux.

— Je vais à Oberammergau, dit-elle.

Le cocher la regarda, stupéfait.

Comme elle prononçait assez mal l’allemand, elle craignit qu’il ne l’eût pas comprise ; elle dit plus lentement ;

— Conduisez-moi à Oberammergau.

— Mais c’est impossible !

— Pourquoi ?

— Parce qu’il y a seize heures de voyage, sur un chemin de montagne ! Je tuerais mes chevaux.

— Je vous paiera ; seize florins l’heure.

— Oh ! dit le cocher, ébloui.

Il ajouta :

— Vous savez que vous serez obligée de faire à pied le derniers tiers du chemin ?

— À pied ?

— Oui. Les voitures ne peuvent pas descendre la côte.

— N’importe.

— Et vous avez dit « seize florins » l’heure ?

— Vingt, si vous marchez vite.

— Montez.

Elle se jeta dans la voiture et le cocher fouetta ses bêtes, qui partirent au grand trot. Les rues étaient désertes, mornes ; on entendait au loin l’immense brouhaha de la multitude et de grands craquements. Tout à coup, une énorme explosion de flammes jaillit vers le ciel, parmi un redoublement de fracas, et les toits des maisons basses et les façades, un instant, furent toutes rouges.