Le Roman anglais - Le roman protestant du passé

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Le Roman anglais - Le roman protestant du passé
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 12 (p. 1108-1134).

LE


ROMAN ANGLAIS




LE ROMAN PROTESTANT DU PASSE.
Westward Ho ! Or the Voyages and adventures of sir Amyas Leigh, Knight, by Charles Kingsley ; 3 vol. In-8°, Cambridge, Macmillan and C° 1855.





Nous avons une prédilection particulière pour le XVIe siècle. De tous les siècles de l’histoire, c’est le plus grand. Il est celui qui présente l’ensemble le plus imposant, il est celui qui contient le plus grand nombre d’individualités, il est même, à notre avis, celui qui honore le plus la nature humaine. C’est le siècle qui contient les origines du monde moderne, et c’est celui qui a fait le plus pour l’établir. Nous avons peine à concevoir comment, dans un si court espace de temps, ont pu être accomplies tant de grandes choses, comment deux ou trois civilisations merveilleuses ont pu briller d’un éclat aussi splendide et s’éteindre, comment tant d’états qui n’existaient pas ont pu se former, tant de découvertes se faire, tant de hardis contrastes se déployer librement, et comment le même siècle a pu comprendre la renaissance et la réforme, la civilisation italienne et la conquête du Nouveau-Monde, la civilisation espagnole et la formation des états protestans, le règne d’Elisabeth et la monarchie de Henri IV, Machiavel et Luther, Calvin et Loyola, Shakspeare et Michel-Ange. Tant de fécondité effraie et embarrasse, et l’œil s’éblouit à suivre ce panorama magique où passent avec une rapidité invraisemblable et revêtues de couleurs vives, crues, variées, lumineuses et sombres, les scènes les plus diverses. Voilà les forêts de l’Amérique, où les hardis Espagnols s’enfoncent pour quelque périlleuse jornada, poursuivant, aidés de leurs dogues, les sauvages enfans de cette terre et les chassant de leurs verts abris. Voilà l’impitoyable Cortez, le cruel Pizarre, le hargneux Almagro, conduisant au pillage, du Mexique au Chili, leurs bandes d’aventuriers à la conscience sans scrupule et aux ardentes aspirations, que trouble le fantôme de l’or. Plaines sans fin, sol brillant, forêts périlleuses, temples détruits, palais pillés, vastes carnages, sacrifices humains, moines mêlés aux guerriers, vieilles dynasties et royaumes sauvages qui s’écroulent, quel est le poète dont la surprenante imagination a couru ce tableau ! La scène change, et Michel-Ange, dans un paisible atelier, taille les figures du tombeau de Jules II, ou bien Charles-Quint ramasse le pinceau de Titien. Entendez-vous les cris des Morisques dans l’Alpujarra, les interrogatoires du saint-office dans les demeures des Juifs, les sentences prononcées par le duc d’Albe ? Cependant, au fond d’un cloître de l’Espagne, l’âme ardente de Thérèse d’Avila exhale ses désirs de mystique perfection, et un héroïque mendiant écrit le livre le plus gai et le plus triste qui ait été jamais écrit. Les petites cours italiennes où l’Arioste compose ses chants, et qui causent le malheur du Tasse, sont des prodiges d’élégance, de raffinement, de goût et d’intelligence, et en même temps à Munster une cour sauvage s’établit où le cannibalisme apocalyptique règne et domine. Pendant que les seigneurs italiens se débarrassent élégamment de leurs ennemis par le poison ou la main stipendiée d’un bravo, le roi des anabaptistes mène le chœur des danses sanglantes autour des cadavres encore chauds de ses maîtresses et de ses partisans. Quelle scène nocturne que regorgement de la Saint-Barthélémy ! Ceux qui aiment les émotions violentes ne peuvent rien désirer de mieux. Le tocsin de Saint-Germain-l’Auxerrois, les cyniques bons mots de Besme, Charles IX sur le balcon, l’aubépine du cimetière des Innocens, la circulaire du lendemain du massacre, tout cela porte un caractère exceptionnel, et peut exprimer la perfection de l’atroce, car c’est un des plus singuliers privilèges du XVIe siècle que d’exprimer plus complètement qu’aucun autre siècle le bien et le mal, la vertu et le crime, et même les simples accidens naturels. C’est ainsi que ceux même qui peuvent se rappeler Trafalgar, ou qui ont un goût particulier pour les scènes maritimes, avoueront sans peine que le désastre de l’Armada est l’idéal du genre. Rien n’égale la force, la couleur et le relief avec lesquels se sont produits dans ce siècle les caractères humains, les actions et les œuvres humaines, et même les simples accidens de la vie.

La force et la couleur, tels sont les premiers caractères du XVIe siècle, les plus sensibles, ceux qui frappent immédiatement l’œil du premier venu. Le second caractère de ce siècle, c’est la grandeur. Tout y est monstrueux, rien n’y est mesquin ni vulgaire. Les contrastes les plus étonnans se développent en même temps dans les mêmes âmes. Barbares et souvent pleins de vices, les hommes du XVIe siècle sauvent ces imperfections par un raffinement, une élégance et une fierté d’allures qui sont presque inexplicables. Celui qui commet un crime digne du plus vulgaire scélérat est en même temps un gentilhomme d’une vie exquise et d’une incontestable grandeur d’âme. Ils rachètent tous leurs défauts par une sincérité et une naïveté que l’on n’a plus retrouvées depuis. Sans doute leurs actes nous étonnent et nous effraient, mais il est remarquable cependant que leurs pires crimes ne nous enlèvent aucunement la bonne opinion, l’estime et l’admiration que nous avons pour eux. Qui oserait traiter les ducs de Guise, coupables de tant d’actes ambitieux, de tant d’intrigues sanguinaires, de tant de projets patricides, comme de vulgaires criminels ? Qui oserait prononcer un mot contre les vertus de Calvin malgré le procès de Michel Servet et les persécutions contre le parti des libertins ? Ignace de Loyola a été pour la société moderne la source de bien des embarras : qui oserait lui contester le titre de héros, même de saint ? Tous ont l’excuse suprême qui rachète les péchés et les crimes, ils sont naïfs et naturels. Chez eux, rien d’alambiqué, de sophistique, de systématique ; ils suivent leurs instincts bons et mauvais, et écoutent les voix intérieures que la nature fait parler en eux. De là une grâce, une beauté et une force singulières qui enveloppent toutes leurs actions et toutes leurs paroles, grâce, beauté et force tout humaines, et qui ne doivent rien à la civilisation et à la société extérieure.

Si l’on veut se faire une idée de la nature humaine à cette époque, on n’a qu’à opposer au XVIe siècle le XVIIe, qui en est la contre-partie. Les vertus des hommes du XVIIe siècle se rapportent toutes à la société extérieure et n’ont qu’elle pour but. L’hôtel de Rambouillet et le règne de Louis XIV ont tout changé. On commence à s’inquiéter beaucoup plus de la civilisation que de la foi, de la société que de la vie, d’un but politique et temporel que d’un but idéal et éternel. Avec ces préoccupations mesquines, l’âme de l’homme s’est rapetissée et n’a plus cette majesté naturelle qu’elle avait au siècle précédent, où d’humbles moines, de pauvres prêtres, des aventuriers sans sou ni maille, de simples bourgeois pensaient et parlaient comme des rois. Le courtisan a remplacé ce roi naturel. Des règles ont été créées, qui ont établi les lois de ce qui est permis et de ce qui ne l’est pas. Des gens d’un esprit délicat, raffiné, ont fait un code de ce qui est convenable et de ce qui ne l’est pas. La nature, au lieu de couler librement, a dû circuler par mille canaux artificiels. Il y a des formules pour la politesse, des formules pour l’amour, des formules pour l’amitié, des formules même pour la religion. On n’est pas seulement malade ou bien portant selon les règles, comme le disait Molière ; on est poli selon les règles, religieux selon les règles, amoureux selon les règles. Une société charmante, expression délicate et raffinée de l’esprit français, s’établit ; mais avec elle commence le règne de l’artificiel et du factice. Adieu maintenant pour jamais à ces expressions spontanées du courage, de l’amour, de la religion, qui se déployaient avec des couleurs si splendides, et éclataient avec des mouvemens si irrésistibles ! l’âme a trouvé son tyran, et le règne de la société commence à peser de tout son poids sur l’individu.

Oui, voilà la vraie raison pour laquelle le XVIe siècle a tant de grandeur et tant de confusion à la fois. Libre pour la première fois depuis des siècles, débarrassée du lourd fardeau du moyen âge, non encore enlacée dans les pièges, les trappes et les filets de la bureaucratie, du gouvernement et des mœurs conventionnelles modernes, l’âme humaine s’ouvre, s’étend à l’infini, aspire violemment toutes les émanations de la terre, désire et pressent toutes les splendeurs divines, s’abandonne à toutes ses ardeurs. On n’a pas encore inventé ces conventions, plus mortelles pour elle et surtout plus efficaces que ne le furent jamais les inquisitions et les tortures. L’âme ose tout et exprime avec une candeur d’enfant ce qu’elle a osé, elle ne se connaît point de contrôle. Je sais la grande objection, les hommes du XVIe siècle sont barbares. Oui certes, et même ils nous suggèrent cette réflexion qui pourra surprendre, mais qui n’en est pas moins vraie : qui sait exactement quelle dose de barbarie doit entrer dans la nature humaine pour qu’elle soit parfaite ? Ce qui est certain, c’est qu’il est aussi essentiel qu’il y ait en nous un peu de la nature du barbare qu’il est essentiel qu’il y ait de la soude dans notre sang ou du sel dans nos alimens. Par barbarie, nous entendons la domination des forces instinctives qui sont en nous sans souci des règles établies. Cet élément barbare est le principe de la liberté, et quiconque ne l’a point n’aime pas la liberté ; il est le principe des grandes choses, et quiconque ne l’a pas sera toujours incapable de grandes choses. Malheur aux gens trop civilisés ! la carrière de l’amour et de la foi, du sacrifice et du dévouement leur est à jamais fermée. Ils pourront avoir toutes les qualités intellectuelles possibles ; ils seront fins, discrets, intelligens, mais ils ne réussiront jamais qu’à vivre, et passeront leur vie à désirer ce qui ne vaut pas la peine d’être désiré. Dans le bien, ils ne dépasseront jamais une honnête moyenne bourgeoise ; dans le mal, ils seront rarement des scélérats, mais en revanche ils seront de vulgaires coquins. Quant à nous, nous aurons toujours une préférence marquée pour les caractères où cette barbarie n’est pas entièrement effacée, et pour prendre des exemples, nous avouons qu’un bandit comme Fernand Cortez nous inspire moins de répulsion qu’un roué élégant comme le duc de Richelieu, et qu’un persécuteur comme le duc d’Albe nous est plus sympathique qu’un libéral comme M. de Talleyrand.

Nous ne sommes donc pas étonné des sympathies et des antipathies également violentes qu’inspire le XVIe siècle. Nous sommes tolérans, les hommes de ce siècle étaient l’intolérance même ; nous sommes civilisés, ils étaient à demi barbares ; nous réglons notre conduite d’après des formules établies, ils s’abandonnaient à toutes les inspirations de leur conscience et de leur imagination ; nous avons confiance dans la société, ils étaient de farouches individualistes. Mais ceux qui ne croient qu’à demi à toutes les choses modernes, ceux-là ont quelque chose qui les rendra toujours plus sympathiques au XVIe siècle que les hommes qui ont en leur époque une confiance entière.

M. Kingsley est un enthousiaste de l’époque d’Elisabeth, et les opinions que nous avons exprimées se rapprochent, croyons-nous, beaucoup des siennes. Nous ne le contredirons pas, seulement nous lui ferons deux très petites chicanes. Son enthousiasme est profond, senti ; il manque de largeur, d’impartialité et d’étendue ; ses admirations sont trop restreintes et trop exclusives. Le bien et le mal n’étaient pas aussi absolument séparés qu’il le croit au XVIe siècle ; l’Espagne ne représentait pas autant la puissance du démon, et l’Angleterre le bon principe, qu’il le dit. L’Angleterre n’était pas absolument peuplée d’hommes religieux, de femmes modestes et accomplies, de braves et élégans gentilshommes, de savans sans pédantisme. D’un autre côté, il faut de la bonne volonté pour voir dans l’Espagne du XVIe siècle une incarnation du démon. Nous trouvons au contraire chez cette nation, à cette époque, un développement singulier de l’idée qu’un certain philosophe cher à M. Kingsley nomme l’idée du divin. Ce développement ne fut ni fécond ni rationnel, il manqua d’élévation et de pureté ; il était en contradiction avec la tendance générale de l’esprit humain, mais il fut singulièrement intense, profond et naïf. Le catholicisme espagnol du XVIe siècle fut sans doute une expression malheureuse d’une idée éternellement vraie, mais il fut bien réellement une expression de cette idée. Il entra beaucoup de mélange, beaucoup de passions de la chair et du sang, beaucoup des pires sentimens terrestres, dans ce mouvement religieux si original, mais en somme la foi, la foi profonde et sincère, était au fond. Tout n’était point de la chair et du sang dans François Xavier et Thérèse d’Avila, — M. Kingsley l’avouera bien sans doute. Tout n’était point non plus orgueil espagnol, esprit de domination coupable et pure politique chez un Loyola, un Lainez et un Acquaviva. Oui, l’Espagne du XVIe siècle est bien une expression du sentiment et de l’idée du divin : cette expression fut anormale, inféconde, irrationnelle, et c’est pourquoi on a jusqu’à un certain point le droit de la méconnaître ; mais ce droit, n’appartient qu’au vulgaire ou aux sectaires. Or M. Kingsley ne fait point partie du vulgaire, et malgré ses sympathies trop exclusivement anglicanes, nous ne croyons pas qu’il fût très flatté d’être rangé parmi les sectaires. Le jugement de tout homme impartial et éclairé sur le catholicisme espagnol sera toujours celui-ci : forme bizarre et excentrique, substance mélangée, en somme représentation monstrueuse et exceptionnelle, mais bien réelle, de l’idée du divin.

Nous avons à peine le droit de lui adresser la seconde observation que nous avons à faire : nous lui reprochons d’être trop anglican, et c’est là un reproche dont il peut contester la valeur. Aussi ne parlons-nous de son anglicanisme qu’à un point de vue purement littéraire et par rapport à l’influence qu’il peut exercer sur son talent. Il nous semble qu’à mesure que les années s’écoulent, le sentiment premier qui animait les idées de M. Kingsley se modifie singulièrement ; il s’accuse de plus en plus sous une forme exclusive et jusqu’à un certain point intolérante. Celles M. Kingsley était un aussi bon anglican il y a quelques années qu’aujourd’hui, mais il l’était moins selon les règles, il croyait sans doute l’anglicanisme la meilleure forme que pût revêtir l’idée chrétienne, mais il savait mieux séparer l’idée chrétienne de la forme anglicane. Il n’a jamais poussé assez loin les tendances philosophiques pour comprendre l’idée religieuse comme distincte de l’idée chrétienne, mais il avait alors plus d’indulgence qu’aujourd’hui pour ceux qui faisaient cette distinction. L’église intérieure semblait le préoccuper beaucoup plus que l’église extérieure. De plus en plus cependant son anglicanisme s’est prononcé, de plus en plus l’idée chrétienne s’est identifiée dans son esprit avec la forme anglicane, et il en est arrivé à ne plus voir de salut pour l’Angleterre que dans un retour complet au credo anglican. C’est là l’esprit qui anime son dernier livre : non-seulement il reproche aux générations modernes de ne pas être religieuses, mais il leur reproche de ne pas être religieuses selon la forme adoptée par leurs ancêtres, laquelle était la seule vraie. L’église romaine, à l’entendre, ne vaut guère mieux que la négation de toute religion, et est beaucoup plus dangereuse. Le protestantisme dissident est une religion essentiellement individualiste, incapable de former une religion nationale. L’église romaine détruit toute nationalité et ne produit qu’une unité menteuse et fatale ; le protestantisme dissident n’embrasse pas assez. L’anglicanisme seul est donc la forme de religion la plus vraie de toutes ; également éloignée des usurpations de Rome et de l’anarchie des dissidens, elle seule est une église nationale, elle seule est capable de l’être et méritait de l’être. L’église anglicane est pour la vie spirituelle de l’Angleterre ce que sa constitution est pour sa vie temporelle, et l’Angleterre se perdra, si elle l’abandonne. Si l’église anglicane tombe, il y aura sans doute encore des chrétiens ; mais, si nous pouvons parler ainsi, l’âme chrétienne de la nation n’existera plus. Telles sont les pensées, nous les nommerions mieux en les appelant les préoccupations, qui se laissent apercevoir dans cette vive, dramatique et amusante apologie de l’église anglicane, écrite sous l’influence toujours croissante d’idées qui ne sont rien moins qu’anglicanes. Emerson et Hennell, Strauss et Newman sont pour quelque chose dans cet anglicanisme militant, qui, depuis deux ou trois ans, est surtout devenu le génie inspirateur de M. Kingsley. Le spectacle de l’infidélité philosophique le rend plus défiant et moins accessible aux idées nouvelles. Il mure sa porte, qu’il avait entre-bâillée, comme s’il se repentait de l’avoir laissée un certain jour trop grande ouverte.

La pensée de Westward Ho ! ressemble beaucoup à celle qui a inspiré à Carlyle la publication des Lettres et discours de Cromwell. Pour faire honte à ses contemporains de leur irréligion et de leurs faiblesses, M. Kingsley a tracé une peinture du règne d’Elisabeth. L’époque est bien choisie. Reste à savoir s’il est dans la destinée des choses que de pareils momens d’éclat durent longtemps, et s’il est juste d’accuser ses contemporains de ne pas appartenir à une époque semblable. L’idée de Carlyle était bien meilleure et répondait bien mieux au but qu’il se proposait. Il voyait surtout dans les puritains et dans Cromwell des moyens de gouvernement et des principes moraux dont l’abandon lui paraissait avoir été fatal pour l’Angleterre. L’Angleterre, selon lui, n’a fait que péricliter depuis l’abandon des idées un moment triomphantes sous Cromwell. Les principes pouvaient durer comme tout ce qui est purement moral, ils avaient une existence indépendante des circonstances historiques ; mais le règne d’Elisabeth devait passer comme passent toutes les choses matérielles, et qui, devant leur existence à une combinaison d’élémens divers, sont réductibles par l’analyse philosophique à ces élémens premiers. Génie, allure d’âme et de caractère, mœurs générales, tout cela, fort brillant, était cependant transitoire. Le règne d’Elisabeth n’est point, comme l’époque de Cromwell, l’expression crue et brutale d’un nouveau principe ; c’est un résumé de tout le passé de l’Angleterre ; il est pour la vieille Angleterre ce que le règne de Louis XIV est pour la vieille France : c’est un produit du temps.

Le travail des siècles se résume ainsi en une fleur superbe qui exprime d’une manière à la fois idéale et réelle le passé matériel et l’âme d’une nation. Le sourd labeur du temps, les énergies silencieusement actives d’innombrables générations, les pensées particulières du peuple, vagues et obscures, s’épuisant en efforts pour s’exprimer comme une bouche qui bégaie ; les actes incomplets, indications de caractères qui ne pouvaient parvenir à se préciser ; les idées traduites dans mille essais incorrects et inachevés, tout cela finit par s’accuser, se revêtir d’une belle forme, se colorer et se réunir symétriquement et dans une belle ordonnance, comme aux sons d’une musique invisible et selon les lois d’une géométrie morale dont aucun mortel n’a pu apercevoir les vivantes figures et les mouvans théorèmes. Tout ce passé obscur, anarchique, aux élémens en apparence inconciliables, se présente ainsi un beau jour, lorsque les forces de la nature ont achevé leur travail, sous une forme éternellement belle et qui le rend méconnaissable. C’est quelque chose comme l’éclosion du printemps. La veille, tout était encore nu et stérile ; une nuit passe, et tout est verdoyant et frais. Ces pensées, ces idées, ces mœurs, hier encore si confuses, si incorrectes, si gauches ou si grossières, se révèlent avec une vivacité, un relief, un éclat incomparables. C’est ainsi que le siècle de Louis XIV résume tout le passé de la vieille France. Génie français, politesse française, bravoure française, beauté française même, toutes choses connues depuis des siècles, s’accusent alors d’une manière sensible, pour mieux dire incontestable, sans rien laisser à reprendre à la critique des peuples, sans laisser à leur pédanterie, à leur jalousie ou à leur haine, d’autres ressources que celle de l’admiration. Et ce ne sont point seulement le génie et les mœurs qui arrivent à la perfection ; les institutions nationales aussi participent à cette renaissance inattendue. Ainsi la monarchie française, l’église française, le clergé français arrivent, sous Louis XIV, à représenter dans des personnalités suprêmes et achevées, si nous pouvons nous exprimer de la sorte, le talent, les vertus, l’art et les méthodes des siècles antérieurs.

Il en fut ainsi pour l’Angleterre au temps d’Elisabeth. Toute la vie du moyen âge anglais se résuma, avant de s’éteindre, dans cette période brillante et courte qui s’étend de la mort de Marie Tudor au règne de Jacques Ier. L’esprit d’entreprise anglais, le vieil amour des aventures cher aux pirates danois, la bonhomie brutale des Saxons, l’esprit chevaleresque des Normands, le caractère aristocratique de la nation, toutes ces choses et bien d’autres encore, tout, jusqu’aux traditions populaires celtiques[1], se combina pour former ce beau règne. Ces élémens, en lutte jusque-là, présentèrent un tout harmonieux ; ces sentimens muets, qui tant de fois avaient fait effort pour s’exprimer, rompirent l’enchantement qui les retenait et parlèrent un beau langage correct, mélodieux et fin. Malheureusement cela ne pouvait durer, cette fleur se fana bien vite ; elle tenait trop du passé. Pour que l’anglicanisme lui-même, cette doctrine si chère à M. Kingsley, et dont il nous semble qu’il voit la réalisation la plus complète à cette époque, pût s’établir définitivement, il fallait qu’une grande partie de ces belles choses mourût, car beaucoup d’entre elles étaient des produits directs du catholicisme, et elles devaient s’évanouir sous le souffle de la réforme. Nous différens donc entièrement, à cet égard, d’opinion avec M. Kingsley. L’honorable écrivain croit que cet éclat remarquable est dû au protestantisme : si l’Angleterre d’alors a été si florissante et si pleine de génie, c’est qu’elle était profondément protestante ; si ses marins ont été victorieux, c’est qu’ils étaient imbus de sentimens bibliques. Il y a beaucoup à dire sur tout cela. Si l’on envisage ses succès extérieurs, l’Angleterre, il est vrai, a triomphé à cette époque parce qu’elle était protestante : c’est grâce à son protestantisme qu’elle a triomphé de l’Espagne ; mais si l’on envisage sa civilisation intérieure, ses manières et ses mœurs, sa littérature et sa poésie, la question change d’aspect. L’éclat de la civilisation anglaise à cette époque est dû au passé ; c’est le dernier et suprême reflet d’un soleil qui se couche aux derniers jours de l’automne. Le règne d’Elisabeth, c’est l’automne du catholicisme anglais, l’automne du moyen âge anglais. L’automne des mœurs, des sentimens et des idées que le catholicisme et le moyen âge avaient déposés dans l’esprit et le cœur de la nation anglaise.

Cependant, malgré sa manière trop exclusive à notre avis d’envisager le règne d’Elisabeth, M. Kingsley est d’une rare impartialité ; il ne dissimule ni les défauts, ni les vices de ses héros. Les personnages du temps revivent bien avec leur bravoure et leurs faiblesses, leur foi et leurs superstitions. Le tableau de cette singulière époque se déroule sous nos yeux avec son caractère compliqué de vestiges de barbarie et d’extrêmes raffinemens. Ruines et personnages du moyen âge, sorcières, alchimistes, savans qui ont parcouru le monde, cavaliers qui ont vu l’Italie, Anglais qui n’ont jamais quitté le sol natal, marins qui reviennent des Açores et de l’isthme de Panama, jésuites qui parcourent l’Irlande et le pays de Galles pour soulever des populations restées fidèles au vieux culte, gentilshommes anglicans, respectueux chevaliers de la belle vestale assise sur le trône d’Occident et confondant l’idée de foi protestante avec l’idée de patrie, dissidens puritains cherchant en grommelant la voie du salut, cavaliers espagnols intraitables rivaux et irrésistibles galans, bourgeois anglais soumis et fiers corrigeant leurs filles et leurs femmes selon l’antique et directe méthode, tout ce panorama passe sous nos yeux. Bien que la scène de ce dramatique poème soit l’Angleterre, nous avons cependant le reflet de toutes les civilisations continentales si diverses de cette époque ; nous avons là le reflet de la galante et sanglante Italie, l’écho de la France batailleuse et duelliste, le retentissement de l’Espagne menaçante et entraînée par les vertiges de l’orgueil. Les personnages ont bien tous leur caractère historique, et, chose curieuse, les portraits à notre avis qui sont les moins ressemblans peut-être sont ceux des anglicans. L’intention de M. Kingsley était de les présenter au lecteur tels que sa sympathie les lui présente, braves, loyaux, chevaleresques, religieux ; il les a faits trop braves, trop loyaux, trop religieux. Comme ces personnages étaient ses favoris, il a involontairement corrigé leurs défauts. Il est incontestable que les gentilshommes anglais de cette époque étaient polis, courtois, honnêtes et braves, aussi dévoués à leur reine que les courtisans du XVIIe siècle le furent à Louis XIV, aussi bons protestans que pouvaient l’être des gens qui venaient d’échapper à Rome ; mais ils n’étaient pas aussi correctement loyaux, polis et braves, et surtout ils n’étaient pas aussi honnêtement mesurés dans leur langage et dans leurs actes. Amyas Leigh, le pratique Amyas Leigh, a pu raisonner avec bon sens son amour pour la belle Rose Salterne, mais il ne l’a pas fait aussi tranquillement ; les chevaliers de la Rose ont tous été, je n’en doute pas, d’excellens jeunes gens, mais ils n’ont jamais été aussi sages que le croit M. Kingsley, et les bouillonnemens de leur sang, une fois mis en mouvement, s’apaisaient moins vite qu’il ne le dit. Sir Richard Grenvil était un homme grave et religieux, mais il a dû jurer plus d’une fois. Sir Walter Raleigh est un favori de M. Kingsley : je veux croire que les vanités du monde étaient incapables de lui faire commettre une lâcheté ou un crime ; mais il n’était pas aussi désabusé à leur endroit que le dit son apologiste, et il y avait certainement dans sa nature un point que l’éclat et la grandeur chatouillaient sensiblement. M. Kingsley a un idéal très anglais que nous respectons profondément ; il voit la perfection de la nature humaine dans une grande honnêteté morale unie à une grande bravoure pratique, et dans une grande élévation d’âme mise au service d’intérêts réels. Si les gentilshommes anglais du temps d’Elisabeth se rapprochaient en effet de cet idéal, qui est d’ailleurs celui de la nation anglaise tout entière, ils n’étaient pas une reproduction aussi exacte de ce type abstrait que le dit M. Kingsley. C’est l’unique reproche que nous ayons à faire à ses anglicans, et il a commis cette erreur par excès d’amour. Au contraire, les personnages qui lui tenaient moins au cœur sont fort bien posés ; les catholiques, les Espagnols, les dissidens, sont beaucoup mieux reproduits ; les nuances du caractère catholique en particulier ont été saisies avec une finesse sur laquelle nous reviendrons, car elle est fort extraordinaire, Bref, il n’y a pas dans le roman de personnages plus intéressans qu’Eustache Leigh le catholique, que don Guzman l’Espagnol et que Salvation Yeo le dissident.

Cependant, si les héros anglicans de M. Kingsley sont trop parfaits, ce n’est pas par excès de vertu molle et niaise, comme Grandisson et les héros de son époque. Ils sont trop parfaits dans le sens opposé, ils ont trop de virilité, ou, si l’on aime mieux, leur virilité, qui ne se dément jamais, est trop constante. Pour donner une idée de ces personnages, nous citerons le portrait que M. Kingsley fait du jeune Amyas Leigh. Le lecteur y trouvera, avec un noble spécimen de la nature humaine, une expression de l’idéal de l’homme ici que le comprend M. Kingsley, c’est-à-dire un homme sans pédantisme et sans hypocrisie, d’un cœur riche et chaud, d’une main solide, lisant la Bible, aimant les combats, plein de tendresse sans aucune sentimentalité, d’un commerce sûr, buvant volontiers un flacon de sherry avec ses amis et prenant plaisir à contempler un combat de coqs ou à forcer une bête fauve. C’est là en effet un idéal d’homme bien conçu, d’après une saine appréciation de la nature humaine, également éloigné de la barbarie et de l’extrême civilisation. Qu’Amyas Leigh ait eu ou non une nature aussi bien équilibrée (ce dont nous ne sommes pas aussi certain que M. Kingsley), il est salutaire de contempler une telle nature, comme il est salutaire de respirer les émanations des prairies et des bois.


« Quoique ce jeune gentilhomme, Amyas Leigh, fût sorti du meilleur sang du Devon et eût vécu toute sa vie dans ce que nous appellerions aujourd’hui la meilleure compagnie, quoiqu’il eût en lui valeur, courtoisie, et en un mot toutes les nobles qualités qu’il déploya plus tard dans sa vie aventureuse, et qui me l’ont fait choisir pour héros principal et centre de cette histoire, il n’était point, en dépit de son honnête physionomie, ce que nous appellerions par le temps qui court un jeune homme intéressant. Encore moins était-il un jeune homme instruit, car à l’exception d’un peu de latin qu’on lui avait fourré dans la tête à force de coups et comme avec un marteau, à l’exception de sa Bible, de son livre de prières, de la Mort d’Arthur dans la vieille édition de Caxton et de la traduction de l’Histoire des Indes-Occidentales, de Las-Casas, récemment traduite en anglais sous le titre de Cruautés des Espagnols, il n’avait jamais rien lu et ne savait rien. Il croyait dévotement aux fées qu’il appelait pixies, tenait pour certain qu’elles changeaient les enfans en nourrice et faisaient pousser les mousserons sur les clairières pour leur servir de tapis de danse. Lorsqu’il avait des verrues ou des brûlures, il s’en allait trouver la sorcière blanche de Northam pour se faire guérir. Il croyait que le soleil tournait autour de la terre, et que la lune avait quelque parenté avec les fromages de Chester. Il s’imaginait que les hirondelles donnaient tout l’hiver au fond de l’abreuvoir, parlait comme Raleigh, Grenvil et autres personnes de mauvaise éducation, avec l’accent le plus prononcé du Devonshire, et était, à beaucoup d’autres égards, si ignorant, que tout moniteur tant soit peu expérimenté d’une de nos écoles nationales aurait eu les meilleures raisons de se moquer de lui. Néanmoins ce jeune sauvage ignorant, privé des glorieux progrès du XIXe siècle (à savoir la littérature à l’usage des enfans, la science rendue accessible à tous, et surtout les aperçus sur l’histoire d’Angleterre aujourd’hui familiers à nos essayistes de chemins de fer, lesquels aperçus consistent à croire que jusqu’à l’année 1688 il n’y avait en Angleterre que des fous ou des hypocrites), avait appris certaines choses qu’il n’aurait apprises dans aucune de nos modernes écoles, car son éducation avait été celle des anciens Perses : — dire la vérité et savoir tirer de l’arc. Dans ces deux vertus sauvages, il était arrivé à la dernière perfection, aussi bien que dans ces autres vertus également sauvages, — endurer joyeusement la souffrance et croire que la plus belle chose du monde était d’être un gentilhomme, lequel mot on lui avait appris à comprendre ainsi : ne faire inutilement de la peine à aucun être humain, riche ou pauvre, et mettre tout son orgueil à sacrifier son plaisir au profit de ceux qui étaient plus faibles que lui. En outre, comme dans les dernières années on lui avait donné un jeune poulain à dompter et une paire de jeunes faucons que son père avait reçue de Lundy Isle à dresser, il avait grandi, au moyen de ces grossiers et frivoles amusemens, en persévérance, en contrainte sur lui-même, en habitudes réfléchies. Quoiqu’on ne lui eût jamais appris à employer son intelligence et qu’on ne lui eût jamais donné de leçons, il connaissait les noms et les mœurs de tous les poissons, oiseaux et insectes, et possédait aussi bien que le plus vieux marin la signification de chaque poussée de nuages. Depuis quelque temps, il était, en vertu de sa taille et de sa force extraordinaires, le coq sans rival de l’école et le plus batailleur des enfans de Bideford, brutales habitudes dans lesquelles il se complaisait et dont il savait tirer parti au profit du bien, en rendant la justice parmi ses camarades à bons coups de poing, en secourant les opprimés et les faibles. Aussi était-il la terreur de tous les petits matelots, ainsi que l’orgueil et la providence des petits garçons et des petites filles de la ville, et il croyait n’avoir pas bien rempli sa journée lorsqu’il revenait au logis sans avoir rossé quelque gros tyran qui opprimait un plus faible que lui. Pour le reste, il n’avait jamais pensé sur la pensée, ni senti sur le sentiment, et toutes ses ambitions se bornaient à plaire à son père et à sa mère, à s’attribuer par d’honnêtes moyens le plus qu’il pouvait de friandises, et à désirer d’aller sur mer lorsqu’il serait assez grand. Ce n’était pas non plus ce qu’on appellerait de nos jours un enfant pieux, car bien qu’il récitât son Credo et son Pater soir et matin, qu’il allât entendre le service de l’église chaque matinée, qu’il lût les psaumes avec sa mère tous les soirs, et qu’il eût appris de ses parens qu’il était infiniment noble de faire bien et infiniment vil de faire mal, cependant (l’aurore des livres religieux pour les enfaus n’avait pas encore brillé sur le monde) il n’en savait pas plus long sur la théologie et sur sa propre âme immortelle qu’il n’y en avait dans le catéchisme de l’église. C’est une question en résumé que de savoir si, tout grossièrement ignorant qu’il fut relativement à nos idées modernes dans la science et la religion, il n’avait aucune notion de virilité, de vertu et de piété, et si l’étroitesse barbare de son instruction n’était pas contrebalancée en lui et chez ses contemporains par la profondeur, l’étendue et la salubrité de son éducation. »

Les personnages anglicans et royalistes dévoues qui l’ont l’admiration de M. Kingsley peuvent se diviser en deux classes : les uns, les Richard Grenvil, les Francis Drake, les Amyas Leigh, représentent les pures qualités anglaises et insulaires ; leurs idées ne vont pas au-delà de leur pays et même de leur comté, leur protestantisme tout anglais ne s’est pas souillé au contact du protestantisme étranger ; les docteurs de Strasbourg et de Genève n’existent pas pour eux ; la renaissance et toutes les lumières qu’elle a fait briller n’ont pas eu prise sur leurs mœurs et leurs idées. Mais il y a toute une autre catégorie de gentilshommes, les Walter Raleigh, les Philip Sidney, les Frank Leigh (le propre frère d’Amyas), dont l’éducation s’est plutôt faite sur le continent qu’en Angleterre et sur la mer. Sur eux, le protestantisme étranger et surtout la renaissance ont mordu davantage. Ils représentent l’influence italienne, si considérable au XVIe siècle, mais qui ne fut guère nulle part plus forte qu’en Angleterre, ainsi que nous pouvons le voir par les poètes dramatiques et lyriques de cette époque. Ceux-là unissent à leurs sentimens d’Anglais des sentimens plus universels : ils sont bons protestans sans doute, mais meilleurs platoniciens ; comme il convient à des hommes qui ont étudié Marsl ! e Ficin et Pic de La Mirandole, ils unissent le culte du Dieu chrétien au culte de la Vénus morale, selon la belle expression de Shaftesbury, qui a tant de ressemblance avec certains hommes de cette génération. Au profond sentiment de la nature particulier aux Anglais, ils mêlent l’idée d’une félicité idéale, arcadienne, utopique, rapportée du Midi ; au sentiment ingénu et sans détours de l’amour anglais, ils mêlent la galanterie italienne, et chanteraient volontiers, en s’accompagnant du luth, leur espoir et leurs souffrances. Pour eux, il n’y a pas seulement, comme pour les Richard Grenvil et les Francis Drake, une Angleterre ; il y a, grâce à cette influence de la renaissance, une humanité. Et ici nous avons une toute petite querelle à faire encore à M. Kingsley. Jusqu’à présent, on avait considéré les hommes dont nous venons de faire le portrait comme les représentans de l’esprit de la renaissance. M. Kingsley a tenu à montrer que chez eux cet esprit n’était qu’un ornement, et que le fonds de leur être était l’anglicanisme. Que Walter Raleigh ou Philip Sidney aient été d’aussi bons protestans que Richard Grenvil ou Amyas Leigh, c’est possible ; mais ce qui est certain, c’est qu’ils l’étaient autrement. Il y avait en eux un élément cosmopolite, universel, qui ne se trouvait pas chez les autres. Ils étaient plus près de nos idées modernes sur la tolérance, la liberté de conscience ; ils étaient plus près de nos méthodes transcendentales d’appréciation et de critique religieuse. Leur platonisme, leur culture, n’étaient pas seulement, comme leurs manières, un ornement extérieur, une forme extérieure de leur âme : il était, croyons-nous, un élément essentiel de leur vie, et ils étaient par conséquent anglais et protestans autrement que les rudes et loyaux marins sur lesquels le continent n’avait eu aucune prise. Ce n’est qu’une nuance, mais elle est importante, et M. Kingsley l’a aperçue comme nous, puisqu’il s’est cru obligé de se faire l’apologiste de leur anglicanisme.

Il y avait alors encore un troisième type d’Anglais, l’aventurier, l’homme poursuivi par le fantôme de l’or, et qui parcourait les mers, moins pour étendre l’influence de l’Angleterre que pour faire fortune, moins pour réprimer l’ambition des Espagnols que pour les imiter. Le roman de M. Kingsley contient une si belle histoire d’aventurier, que je ne puis résister au désir de la raconter. Elle est, comme toutes les histoires du temps, passionnée et dramatique.

À Bideford, dans le sud de l’Angleterre, théâtre de la vieille civilisation anglaise et patrie de ses anciennes illustrations, M. John Oxenham, marin intrépide et compagnon du célèbre Francis Drake, recrute des marins pour un prochain voyage. Il enflamme les cœurs des pauvres paysans en faisant briller devant leurs yeux les perspectives dorées de l’Eldorado et le pillage des galions d’Espagne. Lui-même se montre et se pavane comme un échantillon des richesses du Nouveau-Monde, des chaînes d’or brillent à son cou, des anneaux d’or reluisent à ses doigts, et sur son chapeau étincelle, retenue par une agrafe d’or, le riche plumage d’un oiseau d’Amérique. Un de ses matelots, Salvation Yeo, montre à l’admiration des recrues une corne de buffle ornée de merveilleuses ciselures représentant des combats de terre et de mer, des villes et des ports, des dragons et des éléphans, des combats de baleines et de requins, des îles avec leurs singes, leurs oiseaux et leurs palmiers. Amyas Leigh suivrait volontiers M. John Oxenham, si sir Richard Grenvil, mieux avisé, ne détournait pas l’enfant de ce voyage avec un aventurier qu’il connaît trop bien, et qui ne peut que mal finir. Dans le fait, ce voyage s’ouvre sous de tristes auspices ; au milieu d’un dîner donné par le père d’Amyas, M. Oxenham s’est levé tout à coup en s’écriant : l’oiseau à la gorge blanche ! L’oiseau à la gorge blanche ! là, là, le voyez-vous ? Cet oiseau mystérieux et invisible apparaissait toujours aux membres de la famille Oxenham lorsque leur fin était prochaine. Malgré ce funèbre présage, M. Oxenham ne remit point son départ, et alla à la rencontre de sa destinée. Une voix plus forte que la voix prophétique, plus forte même que le désir de l’or, guidait ses actions, et ses compatriotes ne surent la vérité que bien des années après, lorsque Salvation Yeo revint, seul survivant de tout son équipage, raconter sa triste fin à sir Richard Grenvil et à Amyas Leigh.

M. Oxenham était donc parti avec un équipage de soixante et dix hommes, tous enflammés du même désir de lucre, et qui l’adoraient non comme un maître, mais comme le plus intelligent et le plus brave de leurs camarades. « Nous étions persuadés, disait Salvation Yeo, que nous trouverions des trésors plus considérables que ceux du temple de Salomon, et que M. Oxenham nous apprendrait la méthode de conquérir quelque ville toute d’or, ou de découvrir une île faite de pierres précieuses. » — « Vous serez notre roi, capitaine, avait-il dit un jour à M. Oxenham. » A quoi ce dernier avait répondu : « Si cela arrive, je ne serai pas longtemps sans une reine, et qui ne sera pas une Indienne. » Le sens de ces paroles se découvrit peu de temps après, lorsqu’après quelques aventures insignifiantes les voyageurs furent arrivés à l’île des Perles, près de Panama. En débarquant, ils n’y trouvèrent qu’un seul Espagnol, que M. Oxenham reconnut subitement. « Perro, où est ta maîtresse ? s’écria-t-il transporté de joie. » Le domestique lui apprit qu’un vaisseau était attendu de Lima dans une quinzaine de jours. Quelques-uns des matelots, enrichis par la pêche des pertes et le pillage d’une petite barque chargée d’or, désiraient s’en retourner ; mais M. Oxenham supplia, menaça, et promit l’arrivée d’une barque qui les rendrait tous riches comme des princes. L’équipage consentit à attendre, et le seizième jour après leur arrivée la barque promise arriva ; mais, au grand mécontentement des matelots, elle ne contenait que 100.000 pesos d’argent. En revanche, elle amenait une jeune dame merveilleusement belle, accompagnée d’une petite fille de six à sept ans, jolie comme le jour, et, comme pour marquer le contraste, d’un garçon d’environ seize ans, laid comme un péché mortel. Hélas ! cependant c’était la jolie petite fille qui était le produit d’un péché mortel.

La dame descendit de l’embarcation capturée sans manifester la moindre crainte, en ordonnant à sa petite fille de n’avoir point, peur. M. Oxenham et elle se connaissaient depuis longues années. L’énigme était résolue maintenant ; c’était pour elle que l’aventurier avait entrepris son dernier voyage. Les matelots demandèrent à partir, mais M ; Oxenham n’en avait pas le courage ; il se livrait au plaisir d’aimer au milieu de cette belle nature, et ne se montrait nullement pressé de transporter son trésor sous le pâle soleil de la tiède Angleterre. Tout l’enchaînait, la violence et les enchantemens de la passion, qui ne veut aucune solution de continuité et qui épuise sans prendre haleine, lorsqu’une fois elle l’a commencée, la coupe entière de la vie, — les paysages chéris et connus, pleins de récens souvenirs de bonheur, les arômes enivrans et les irrésistibles influences d’une terre vierge, et aussi, mais moins puissamment qu’autrefois, l’amour de l’or et le désir du gain. Salvation Yeo entendait souvent leurs conversations amoureuses, et les rapporta naïvement à sir Richard Grenvil. C’étaient des concetti galans à l’italienne, des élans passionnés à l’espagnole, des épithètes violemment tendres à l’anglaise. Tous deux riaient avec mépris, et de la manière la moins charitable, d’un certain personnage inconnu qu’ils nommaient le vieux singe de Panama. Tous deux accablaient de caresses la petite fille, qui paraissait les intéresser directement l’un et l’autre : quant au jeune homme, on le reconduisit à bord sur ces paroles peu affectueuses du capitaine Oxenham : « Il n’est ni à vous ni à moi ; que l’enfant de Belzébut parte, et peu importe ce que le jeune singe peut rapporter au vieux singe. » Ces rapports cependant pouvaient être dangereux, et c’était l’avis de Salvation Yeo, qui proposa résolument qu’on lui fermât la bouche pour toujours avec un bon coup de poignard ; mais la dame s’y opposa toute en larmes, et plaçant la main sur les lèvres de M. Oxenham, déjà prêtes à lancer l’ordre atroce, elle dit : « Quoiqu’il ne me touche en rien, j’ai déjà assez de péchés sur mon âme. » M. Oxenham d’ailleurs n’était point cruel, et mal lui en prit, car ses embarras commencèrent avec le refus qu’il fit de céder les gens de l’équipage à certains nègres marrons qui avaient aidé à les faire prisonniers. Le bâtiment repartit donc, et avec lui le jeune singe, qui alla rapporter ce qu’il avait vu au vieux singe, qui n’était autre que don Francisco Xarate, gouverneur de Panama.

Cependant les matelots demandaient à s’en retourner ; ce n’était pas précisément l’intention de M. Oxenham. — Qu’avons-nous besoin de nous en retourner ? dit-il ; nous ne manquons de rien ici. Nous sommes déjà dans l’Eden ; nous pouvons vivre sans travailler. Cherchons plutôt quelque belle île où nous puissions vivre en sûreté jusqu’à la fin de nos jours. Je serai roi, elle sera reine, vous serez mes officiers, et pour peuple nous aurons les Indiens. — l’équipage se révolte à demi, cède cependant ; mais les Espagnols arrivent, et il faut fuir dans l’intérieur, où était déjà M. Oxenham. C’est là, traqués de toutes parts, plongés dans l’incertitude et environnés de dangers, que les deux amoureux tinrent cette incroyable conversation que la folie des passions peut seule inspirer. Il s’agissait d’échapper, et la dame y conseillait pour l’équipage, mais non pour elle et son amant. — Voyez, disait-elle, tout autour de nous est le paradis. Ne vaudrait-il pas mieux rester ici, vous et moi, et les laisser partir en emportant l’or et tout le reste ? — Ceux qui vivaient dans le paradis, répondit M. Oxenham, n’avaient pas péché comme nous l’avons fait, et n’étaient pas menacés de devenir vieux comme nous le deviendrons. — Et elle : — S’il en est ainsi, il y a assez de poisons dans les bois pour nous faire mourir dans les bras l’un de l’autre, comme il eût été désirable qu’il plût au ciel de nous faire mourir il y a sept ans. — Non, mon adorée. Il y va de mon honneur de tenir mon engagement avec les hommes que j’ai conduits ici, et de rapporter en Angleterre une partie au moins de ma prise, comme preuve de ma valeur. — Alors elle, souriant : — Ne suis-je donc pas une assez belle prise et une preuve suffisante de votre valeur ? — M. Oxenham, laissant la dame et la petite fille, repartit donc pour aller arracher aux Espagnols le trésor qu’ils avaient repris. Le sixième jour, on le vit revenir avec une quinzaine d’hommes malades ou blessés, et criant : « Tout est perdu ! » Le lendemain, les Espagnols apparurent et vinrent les forcer dans leur retraite. Il fallut fuir ; les malheureux survivans de ce désastre étaient à peine capables de se tenir sur leurs jambes, tant ils étaient accablés par la fatigue et la faim. Ils errèrent néanmoins dans l’île comme des renards ou des daims traqués par les chiens, laissant chaque jour un des leurs couché pour toujours au bord d’un ruisseau, au pied d’un arbre, à l’entrée d’une grotte ou sous l’abri d’un buisson, et abandonné à la garde des vautours, qui, planant sur les moribonds, attendaient le départ de l’âme pour se repaître du corps. On marcha, on marcha jusqu’au moment où les forces manquèrent, la belle dame sans chaussure et les pieds sanglans, la petite fille presque nue. Enfin il ne resta plus de tout l’équipage que Salvation Yeo et un autre matelot. On se nourrit de fruits cueillis sur les arbres, on dormit sous la voûte des cieux, sommeils pénibles et troublés que la belle dame secouait souvent en poussant des cris de terreur, et en demandant si on n’entendait pas dans le lointain les aboiemens des chiens espagnols. La pensée du suicide vint se présenter aux malheureux. — Pourquoi, dit M. Oxenham, ne mourrions-nous pas comme des hommes, en nous perçant de nos armes ? — Mais Salvation Yeo était condamné à vivre encore, car une vieille sorcière lui avait prédit qu’il mourrait sur mer et pas ailleurs ; le second matelot avait horreur du suicide, et la dame s’écria plaintivement : — Oh ! je mourrais volontiers ; mais alors la pauvre petite ? — Ils furent dispensés de souffrir plus longtemps, car à peine cette scène de suprême désespoir venait-elle de se passer, qu’ils furent saisis par les Espagnols, garrottés et conduits à un gentilhomme grisonnant, vêtu de velours violet et d’une physionomie peu avenante, qui se précipita vers la dame l’épée a la main, et l’eut tuée si quelques-uns des hommes de sa suite ne l’eussent retenu.

— Cela est digne de vous, don Francisco, de publier ainsi vous-même votre propre déshonneur, dit Oxenham. Ne vous avais-je pas dit autrefois que vous étiez un être abject, et ne vous chargez-vous pas de prouver la vérité de mes paroles ?

— Chien anglais, plût au ciel que je ne t’eusse jamais vu !

— Singe espagnol, plût au ciel que je t’eusse traversé la carcasse de mon poignard lorsque je te rencontrai près de l’église Sainte-Ildegonde, le soir de Pâques, il y a huit ans.

Le vieillard se tourna alors vers sa femme, et comme il menaçait de la faire brûler vive : — Plût à Dieu ! répondit-elle, que vous m’eussiez brûlée vive le jour de mon mariage ; vous m’auriez épargné huit années de souffrances. Adieu, mon amour, ma vie ; adieu, señores ! Puissiez-vous avoir plus de pitié pour vos filles que mes parens n’en ont eu pour moi !

Et, arrachant soudain un poignard à la ceinture d’un soldat, elle se tua. L’oiseau prophétique à la gorge blanche qui avait apparu avant son départ à M. Oxenham n’avait pas menti ; l’héroïque aventurier fut pendu par l’ordre de don Francisco Xarate.

Il faut lire dans M. Kingsley cette belle histoire, que nous aurions voulu citer en entier, cette histoire réellement historique et qui semble incroyable comme tant d’autres de la même époque, cette histoire où se mêlent les plus abjectes et les plus nobles passions, où, sur un fond de paysage du Nouveau-Monde, la vie espagnole et la vie anglaise unissent leurs couleurs : histoire romanesque, poétique, faite pour saisir l’imagination. En vérité, quand on a lu ce récit après tant d’autres du même temps, on à peine à lutter contre une fatale pensée : c’est qu’à tout prendre, la vie était naguère plus belle qu’aujourd’hui. La vie des personnages subalternes historiques d’autrefois avait un cachet de grandeur que je ne retrouve pas même chez les hommes les meilleurs, les plus vertueux et les plus vaillans de nos jours. Et qu’on ne dise pas que la raison de ce phénomène, c’est que la perspective historique nous fait défaut : la perspective historique ne sert qu’à nous faire mieux discerner la différence de couleur des époques ; mais elle n’ajoute pas une beauté de plus à un caractère. La perspective historique n’ajoute rien au règne de Louis XIV, au règne d’Elisabeth, au caractère de Guillaume le Taciturne, à la société espagnole du XVIe siècle, pas plus qu’elle n’ajoute quelque chose à la beauté de l’Iliade, des statues grecques, de la chapelle Sixtine, et des drames de Shakspeare. La perspective historique dont j’ai beaucoup entendu parler est une invention trouvée pour nous illusionner sur notre compte et nous faire accroire que nous sommes plus grands que nous ne sommes. C’est une erreur, et il n’y a pas d’exposition universelle qui tienne, nous sommes plus petits que nos ancêtres, et nous resterons tels.

Le brave Salvation Yeo, qui vint raconter cette histoire à sir Richard Grenvil, ne vit point se terminer ses aventures avec celles de son maître. Il erra parmi les Indiens et mena avec eux une douce et joyeuse vie païenne, jusqu’au moment où il fut pris par les Espagnols et jeté dans les cachots de l’inquisition. Jusque-là Salvation Yeo ne s’était point soucié de religion, et n’avait songé qu’à prendre la plus large part possible des bonnes choses de la terre. Sa vie antérieure n’avait pas été assez morale pour l’empêcher de commettre une lâcheté. Mis à la torture par l’inquisition, il renia donc son Dieu ; mais, comme tant d’autres pêcheurs plus illustres que lui, il trouva dans son crime même les moyens de sa rédemption : il eut honte de lui-même et devint un anabaptiste rigide et impitoyable. Salvation Yeo, au milieu de tous ces brillans gentilshommes anglicans, représente l’Angleterre qui va venir. Encore quarante années, et toute cette noblesse combattra vainement pour son roi ou pour les privilèges du parlement : l’avenir est à Salvation Yeo. Son dévouement à des chefs hostiles comme lui, à Rome et à l’Espagne, mais qui n’appartiennent pas à sa communion, symbolise bien ce moment de trêve que le règne d’Elisabeth établit entre l’anglicanisme et le protestantisme dissident. De même que le biblique Yeo sert courageusement sous des capitaines hostiles à sa foi, ses coreligionnaires, plongés dans les cachots d’Elisabeth, bénissent le nom de la reine et prient Dieu de conserver ses jours jusque sur l’échafaud où elle les envoie. Le contraste entre ces deux races d’hommes est fortement marqué par M. Kingsley : chez les gentilshommes anglicans brille tout ce qui reste d’esprit féodal, chevaleresque, d’esprit des cours et de noblesse, de manières ; dans Salvation Yeo, rien de chevaleresque, pas même cette pitié affectueuse qui a toujours tenu lieu au peuple de chevalerie ; il ne sait ni épargner ni pardonner. Le jeu de la vie est très sérieux pour cet homme, et ses ennemis ne doivent rien attendre de lui. Quand il agit librement, il tue ; quand il doit prendre un ordre, il demande s’il faut frapper. Impitoyable soldat de Dieu, il cherche partout un philistin à égorger. Un Espagnol n’est pas pour lui, comme pour Amyas Leigh par exemple, un papiste, c’est un madianite. Plein des souvenirs bibliques, il frappe tout ce que l’implacable Jéhovah a frappé, tout ce que les serviteurs de Moïse et de David ont frappé. Il n’a aucune pitié pour les nègres, et les réduirait volontiers en esclavage. Pourquoi Cham a-t-il ri jadis de la nudité de son père ? En vérité, il a de l’avenir, ce Salvation Yeo. Cette société d Elisabeth est le brillant reflet du passé ; mais dans ce rude anabaptiste ne voyez-vous pas le commencement d’une histoire de cent années, — têtes rondes décapitant l’amalécite Stuart et reconnaissant pour de tièdes amis de Dieu les parlementaires de la tribu de Benjamin à leur façon défectueuse de prononcer le shibboleth, indépendans dit l’armée de Cromwell, presbytériens covenantaires d’Ecosse, puritains du Massachusetts, dur esclavage des colonies anglaises, germe des États-Unis d’Amérique ? Quoique le plus humble des héros de cette histoire, il en est un des plus importans.

Voilà le caractère des personnages ! quelle est l’allure de leurs passions ? Un curieux chapitre de psychologie qui n’a jamais été essayé de rechercher l’influence des religions sur les passions, de voir quelle tournure particulière elles leur donnent et les différences qu’elles leur impriment. Quelle influence le protestantisme et de catholicisme, par exemple, ont-ils eue sur les passions, et quelles différences ont-ils imprimées à la plus importante et à la plus générale de toutes, celle de l’amour ? M. Kingsley a très bien reproduit ces différences, et, je crois, sans y trop prendre garde[2]. Rien de plus difficile à expliquer, tant sont délicates les nuances, même les plus accusées, d’un sentiment qui est commun à tous les hommes de toutes les classes et de toutes les races. L’amour, chez les nations catholiques et chez les hommes d’un caractère catholique, est tout extérieur et tend invinciblement à se répandre au dehors. Il se compose, si nous pouvons associer ces deux mots, de galanterie et de flamme. Le désir y domine le respect et court à son but jusqu’à ce qu’il soit satisfait. L’homme marche à sa damnation tout en ayant présent à l’esprit l’idée de cette damnation ; il y marche, jouet du diable et de lui-même, ayant devant lui les images de toutes les tortures de l’enfer, mais fasciné comme par un mirage où se peignent à ses yeux toutes les splendeurs du ciel. C’est une prise de possession de l’être moral et physique tout entier, un incendie qui a des lueurs superbes et d’éblouissans jets de flammes. Mille associations de choses contraires, pensées funèbres, expansion joyeuse de la vie, ardeur sombre et jalouse, enfantillages légers et badins, se réunissent dans cet amour. Aussi l’amour catholique se déploie-t-il avec une magnificence, une pompe, un éclat, une variété incomparables, et il est capable d’exciter chez ceux qui observent ses effets de leurs propres yeux les sentimens les plus divers et les plus solennels, la pitié presque toujours, la terreur souvent, l’admiration quelquefois, la curiosité infailliblement. Cet amour n’est si émouvant que parce qu’il renverse toutes les conditions ordinaires de la nature, que l’homme ne conserve jamais avec lui son équilibre, et qu’au lieu de garder son attitude et sa stature d’homme il passe de la violence la plus forcenée à la soumission d’un enfant.

Chez les nations protestantes au contraire, l’homme perd rarement son équilibre, et l’amour est plus intérieur qu’extérieur. Au lieu de brûler comme un incendie et de jeter ses flammes au dehors, il couve comme un feu secret. Il fond l’âme comme un métal, lentement, péniblement, avec mille petits crépitemens que l’oreille peut à peine entendre. Ce feu n’arrache point au patient les cris de douleur que fait jeter une souffrance trop vive, mais il lui fait subir les tortures intérieures que l’on souffre en silence, en serrant les lèvres et en contractant les muscles, tortures comparables à celles du jeune Spartiate qui se laisse déchirer sous sa robe sans se plaindre. C’est un amour muet, fier, et dans lequel la dignité domine le désir. C’est un amour sans empressement, sans autre galanterie qu’une sorte de sentimentalité un peu froide, qui n’a aucune des familiarités de la passion, et qui est comme la politesse, les saints et les révérences de l’âme amoureuse. Une certaine distance reste toujours établie entre l’être aimé et l’être qui aime, distance que la possession même n’efface pas absolument. Ce n’est pas un amour de sacrifice comme l’amour catholique, c’est un amour de dévouement ; mais l’âme qui est consumée par ce feu secret est capable de s’épurer singulièrement, et d’arriver à une sensibilité, à une délicatesse, à un tact et à une subtilité inouïes. Ces diverses nuances du sentiment de l’amour ont été, selon nous, très finement saisies par M. Kingsley, et à ces couleurs éternelles il a joint habilement toutes les nuances transitoires et passagères de l’époque, cette grâce évanouie pour jamais, mais qui vit, fixée pour toujours, dans les drames de Shakspeare, et qui provenait des mœurs du moyen âge épurées et adoucies, cette élégance naïve et sauvage comme l’élégance des cerfs errant à l’ombre des forêts féodales, ce respect de la femme, dernier reste des traditions chevaleresques, cette adoration de l’idée de beauté sous une forme visible, mysticité platonique, produit de la renaissance.

Tous les personnages du roman tournent tous comme des planètes autour d’un seul centre, et ce centre est la belle Rose Salterne, fille d’un bourgeois de Bideford. Rose Salterne est la création la plus défectueuse du livre, et M. Kingsley nous a fourni malheureusement une preuve de plus de l’inhabileté des Anglais à tracer des portraits de femme. Rose Salterne n’a absolument aucun caractère, elle est parfaitement insignifiante, et si belle qu’on veuille la supposer, il est difficile de concevoir que tant de braves gens aient été amoureux d’elle au point que le rapporte M. Kingsley ; mais, insignifiante ou non, elle fut l’objet de la passion de tous les jeunes gens de Bideford. Amyas Leigh, le rude marin, l’aimait dès son enfance ; Frank Leigh, qui avait parcouru l’Italie, la France et l’Allemagne, l’aima dès qu’il la vit, et composa des sonnets en son honneur ; le jeune William Cary de Clouvelly Court était tout disposé à mettre au service de son honneur son bouillant courage, à livrer pour elle des duels sans fin. Il n’y avait pas jusqu’au pauvre John Brimblecombe, le fils de l’ancien maître d’école d’Amyas, un pauvre garçon lâche, bête et gourmand, qu’elle n’eût animé de sentimens élevés et supérieurs à sa triste nature. Tous ces adorateurs de Rose Salterne sont protestans et souffrent en silence. Rien n’est touchant comme la scène où les deux frères Frank et Amyas découvrent qu’ils aiment l’un et l’autre la même femme, et, luttant de générosité, renoncent spontanément à leur amour l’un en faveur de l’autre. La même lutte de générosité a lieu entre les autres rivaux, car après bien des querelles, bien des paroles amères, tous finissent par se ranger à l’avis de Frank Leigh ; tous conserveront leur amour, et tant que Rose elle-même n’aura pas prononcé entre les rivaux, tous resteront unis dans un même sentiment supérieur de fraternité et de religion. La pensée de la belle fille qu’ils aiment, au lieu d’être un élément de discorde, sera au contraire un lien d’amitié. Ce sentiment d’amour idéal inspire même aux rivaux l’idée d’un ordre chevaleresque ; ils fondent l’ordre de la Rose, et s’engagent par serment à ne pas empiéter sur les droits les uns des autres, à laisser à Rose toute sa liberté, à n’employer pour la conquérir ni la ruse ni la violence, et à vivre entre eux comme frères et adorateurs de la même divinité. Ce genre d’amour concentré, refoulé, caressé avec tendresse, plein de retenue et de respect, où le sentiment protestant à son aurore se mêle au sentiment chevaleresque à son déclin, est traité par M. Kingsley avec beaucoup de délicatesse et de grâce, et en lisant ces pages heureuses, nous surprenons comme un écho du grand poète contemporain des chevaliers de la Rose. Oui (et ce n’est pas un médiocre mérite), le langage des amans de M. Kingsley nous a fait penser à Shakespeare et à ce sentiment de l’amour qui s’exprime dans ses drames avec des délicatesses si variées et de si charmantes subtilités.

Cependant les amoureux catholiques de Rose se conduisent tout autrement. Il y en a deux : un Anglais, Eustache Leigh, le propre cousin d’Amyas, et un Espagnol, don Guzman de Soto, fait prisonnier par Amyas et Walter Raleigh pendant les révoltes de l’Irlande. La passion s’exprime chez eux avec, bien plus de violence et marche droit à son but, décidée à ne point céder et à briser tous les obstacles. Écoutez le pauvre Eustache Leigh aux genoux d’un prêtre catholique, le père Campian, et demandant qu’on lui pardonne un amour qu’il ne peut pas surmonter.

« — Ah ! dit pensivement Campian. Et elle n’a que dix-huit ans, dites-vous ?

« — Dix-huit ans seulement.

« — Eh bien ! mon fils, il faut attendre. Elle doit se réconcilier avec l’église, ou vous devez l’oublier.

« — Je mourrai auparavant.

« — Ah ! pauvre garçon. Eh bien ! elle peut être réconciliée avec l’église, et ses richesses pourront devenir utiles ainsi à la cause du ciel.

« — Et cela ne servirait à rien. Donnez-moi seulement l’absolution, et rendez-moi la paix. Laissez-moi la posséder, cria-t-il d’une voix suppliante. Je n’ai pas besoin de ses richesses ; non, je ne m’en soucie pas ! Laissez-moi la posséder seulement une année, un mois, un jour. Et tout le reste, — richesse, renommée, talens, bien plus, ma vie elle-même, si cela est nécessaire, sont au service de la sainte église. Oui, je serai heureux de montrer mon dévouement par quelque sacrifice extraordinaire, par quelque acte désespéré ; oui, laissez-moi l’avoir, et soumettez-moi à l’épreuve, et vous verrez ce dont je suis capable. »

Le chapitre d’où nous tirons ce fragment de conversation est intitulé : Deux manières d’être amoureux, et contient la scène où Frank et Amyas abdiquent leur amour en faveur l’un de l’autre. La différence est en effet extrêmement marquée ; mais nous regrettons qu’Eustache Leigh, le catholique anglais, qui, à ce titre, est odieux à M. Kingsley, nous soit présenté en même temps comme un type de perversité. Qu’en vertu de la fougue de son amour Eustache soit capable d’actions violentes, même de crimes, nous le concevons ; mais qu’il soit capable de mensonges bas et d’indignités dont ne se rendrait pas coupable un homme de la plus vulgaire espèce, nous ne le croyons pas. M. Kingsley aura obéi involontairement à un préjugé en lui donnant cet affreux caractère. Nous venons d’entendre l’Anglais catholique ; écoutons maintenant l’Espagnol. Don Guzman de Soto devient décidément l’amoureux préféré de Rose Salterne. C’est lui qu’elle désirait dans ses rêves, c’est lui qu’elle vit lorsqu’elle se soumit aux sortilèges de la sorcière de Bideford pour connaître son fiancé futur, c’est lui qu’elle appelait lorsqu’elle passait en revue tous les amoureux qu’elle connaissait dès l’enfance, lui, c’est-à-dire l’inconnu, l’imprévu. Aussi, dès qu’il paraît, elle est vaincue. Elle ne possède aucun exorcisme pour se défendre contre les séductions qui se dressent pour la première fois devant elle. Tout est nouveau chez Guzman, manières, langage, visage, et il agit encore sur elle avec les charmes qui gagnèrent à Othello le cœur de Desdémona. Il sait tant de belles histoires d’amour et de courage, où figurent tant de choses et d’hommes qu’elle n’a jamais vus ! Voici un fragment d’une de ces conversations passionnées, étranges, folles, qui conquirent à jamais son cœur, et que ni le bon Amyas Leigh ni l’élégant Frank, ni le bouillant William Cary, malgré tout leur amour, n’auraient jamais trouvées.


« — Cruel ! cria Rose en tremblant de la tête aux pieds.

« — Je vous aime, madame ! cria-t-il en se jetant à ses pieds, je vous adore ! Ne me parlez plus de la différence de rang qui nous sépare, car je l’ai oubliée. ; j’ai tout oublié hormis mon amour, tout, hormis vous, madame ! ma lumière ! mon étoile ! ma déesse ! Vous voyez jusqu’où mon orgueil est descendu : rappelez-vous que je suis à vos pieds comme un mendiant, quoique un jour je puisse être prince, bien plus, roi ! quoique je sois déjà un prince, un Lucifer d’orgueil pour tout le monde excepté pour vous. Mais vous, en revanche, vous ne voyez qu’un misérable qui se roule à vos pieds et vous crie : Ayez pitié de moi, de moi isolé, abandonné, sans demeure et sans amis ! Ah ! Rose, — madame, — pardonnez à la folie de ma passion ; vous ne connaissez pas le cœur que vous brisez. Froids habitans du Nord, vous soupçonnez peu combien un Espagnol peut aimer. Aimer ! adorer plutôt, car je vous adore, madame, et je bénis la captivité qui m’a amené vers vous, et la ruine qui m’a comblé de telles richesses. Est-il possible, saints et vierge Marie ! mes larmes trompent-elles mes yeux, ou bien sont-ce réellement des larmes que je vois briller dans ces astres lumineux ?

« — Parlez, monsieur, cria la pauvre Rose en reprenant soudainement connaissance d’elle-même ; partez, et que je ne vous voie jamais plus ! — Et comme si elle avait fui pour échapper à une mort certaine, elle sortit précipitamment de la chambre. »


C’est ainsi, au moyen de ce mélange de passion sincère et de phraséologie insensée, que don Guzman de Soto conquiert le cœur de Rose, trop faible pour résister à cette douce violence, exercée avec cet art, cette assiduité, ce respect extérieur incomparables qui ont été les caractères distinctifs de l’amour de l’ancienne Espagne. Rose s’enfuit avec don Guzman dans le Nouveau-Monde, à Caracas, dont le gentilhomme espagnol a été nomme gouverneur, et tous les chevaliers de l’ordre de la Rose, les deux frères Leigh en tête, se mettent en mer pour courir à la recherche de l’Espagnol, et venger sur lui l’insulte qu’il a faite à l’Angleterre, à la ville de Bideford et à la religion protestante.

Cette odyssée chevaleresque occupe les deux tiers du récit et se déroule avec un incomparable éclat. La nature et l’homme y luttent ensemble d’intérêt. L’un après l’autre se dressent sous nos yeux les paysages du Nouveau-Monde ; les combats succèdent aux combats ; c’est pour ainsi dire un feu roulant et ininterrompu d’héroïsme et de beauté. Les vaisseaux espagnols sombrent en déroulant l’étendard catholique ; les marins anglais tombent sous le fer et le feu de l’ennemi en criant : Vive la reine ! Les actes héroïques y sont tellement multipliés, que nous hésitons à en choisir un entre mille pour le placer sous les yeux du lecteur. Cependant il en est un, simple épisode dans le récit, qui donne à la fois une idée exacte et de l’héroïsme de l’ancienne Espagne et de l’héroïsme de l’ancienne Angleterre. Un vaisseau espagnol criblé par le vaisseau d’Amyas va sombrer, et le capitaine anglais invite le capitaine espagnol à se rendre.


— « Señor, cria Amyas au capitaine en ôtant son chapeau, pour l’amour de Dieu et de ces hommes, cédez, rendez-vous de bonne guerre.

« L’Espagnol se découvrit, il s’inclina gracieusement et répondit : — Impossible, señor, rien n’est de bonne guerre qui peut tacher mon honneur.

« — Que Dieu ait pitié de vous alors !

« — Amen ! répondit l’Espagnol en faisant le signe de la croix.

« Le vaisseau se fendit horriblement et enfonça sous la vague montante, précipitant dans les flots son équipage ; rien plus n’était visible que le haut de sa poupe, et là se tenait debout le rigide et inflexible gentilhomme espagnol, revêtu d’une armure noire et brillante, insensible comme une statue d’airain, tandis qu’au-dessus de lui le drapeau qui réclamait l’empire des deux mondes faisait flotter ses bandes d’or étincelantes sous le soleil du tropique.

— « Il n’emportera pas son drapeau en enfer avec lui ; je l’aurai, quand cela devrait me couler la vie, dit Will Cary, et il courut pour sauter à bord du vaisseau ennemi ; mais Amyas l’arrêta :

— « Laissez-le mourir comme il a vécu, avec honneur.

« Une étrange figure sortit tout à coup de la foule confuse des marins qui criaient et se débattaient au milieu des vagues, et s’élança vers l’Espagnol : c’était Michel Heard. Le capitaine, qui se tenait auprès de lui, plongea son épée dans le corps du vieillard ; mais la hache du matelot brilla néanmoins. Le coup frappa juste et traversa le casque et fendit la tête, et lorsque Heard se releva, saignant, mais vivant encore, le cadavre revêtu d’acier roula du pont dans les vagues. Deux coups de plus frappés avec toute la fureur d’un mourant, et l’étendard ennemi était conquis. Le vieux Michel rassembla toutes ses forces, lança le drapeau loin du vaisseau qui sombrait de plus en plus, et alors se tint debout un moment, puis cria : vive la reine Bess ! cri auquel les Anglais répondirent par un hurrah qui déchira les deux. »


Rose Salterne fut en vain poursuivie ; son sort était irrévocable. Dans cette poursuite digne des temps de chevalerie, bien de nobles existences furent perdues, et entre autres celle de Frank Leigh. Le coup de foudre frappa l’excellent Salvation Yeo, et ce même coup de foudre enleva pour jamais la vue au brave Amyas Leigh, le héros du Devonshire. Néanmoins cette odyssée héroïque ne resta point sans récompense et sans compensation pour Amyas Leigh, car il lui dut l’heureux hasard qui lui fit rencontrer parmi les Indiens une jeune sauvagesse du nom d’Aycanora, et qui n’était autre que la petite fille que tant d’années auparavant Salvation Yeo avait porté dans ses bras, lorsque John Oxenham et l’épouse adultère de don Francisco Xarate erraient fugitifs, traqués de toutes parts, dans l’île des Perles. C’est cette enfant, recueillie au sein de la nature, qui devint l’épouse d’Amyas, et remplaça pour le héros aveugle tout ce qu’il avait perdu et qu’il ne devait plus retrouver, — une idole adorée, un frère chéri, une vie active, la mer et le danger.

Ce qui nous a surtout intéressé dans ce livre, composé avec les anciens documens historiques et qui n’est romanesque qu’à moitié, c’est le caractère des hommes de cette époque plutôt que leurs actions, simples manifestations extérieures de leur caractère : c’est là ce que nous avons voulu faire ressortir. Et maintenant une pensée singulière nous saisit : le moment n’est pas éloigné où toutes ces actions héroïques, où tout ce courage, ce dédain des privations, ces délicatesses de sentiment, seront devenus absolument incompréhensibles pour nous. Tout cela est encore de l’histoire, nous le comprenons tant bien que mal ; mais à l’étonnement que nous causent ces actions et ces caractères, il est évident que le jour approche peut-être où l’on regardera comme fabuleuses les choses que nous regardons encore comme naturelles. Combien de faits et d’hommes que nous ne comprenons plus déjà sans un énorme effort d’esprit ! Qui oserait espérer, par exemple, aujourd’hui de rendre justice à l’Espagne du XVIe siècle ? Personne peut-être. M. Kingsley se plaint lui-même que ses contemporains ne comprennent plus leurs ancêtres du temps d’Elisabeth. Un autre écrivain anglais a mis en lumière les actes des puritains et de Cromwell avec une fidélité scrupuleuse, et tous ceux qui ont lu le livre sont restés frappés de stupeur devant cette image ressemblante d’un temps qui est si près de nous. Nous avons tous rencontré des gens très suffisamment éclaires incapables de comprendre la grandeur morale d’un Loyola ou d’un Calvin, et traitant le premier comme un fourbe vulgaire, et le second comme un scélérat. Qu’est-ce que cela veut dire ? Sommes-nous donc devenus si pauvres que nous n’ayons plus aucune qualité qui corresponde à celles des hommes d’autrefois ? Non ; mais tout certainement s’est rapetissé, et l’étrange métamorphose qui s’est accomplie dans les sentimens humains, c’est que nous préférons les qualités secondaires aux qualités principales, et que nous les préférons parce que nous les comprenons mieux. Ainsi il est incontestable que nous comprenons mieux l’honnêteté que la vertu, la dévotion que la religion, le courage que l’héroïsme. Nous n’avons plus le sentiment de la grandeur, et nous ne la comprenons plus. Si on doit conclure de l’oubli des choses à leur disparition, il nous faudrait conclure alors qu’il ne s’écoulera pas un temps bien long avant que des caractères tels que ceux que nous présente l’époque choisie par M. Kingsley soient devenus aussi fabuleux qu’Hercule et que Jack le tueur de géans.

En sommes-nous là ? Non, je n’écrirai point une telle chose. Pareille conclusion ferait trop de plaisir à cette foule affairée de niaiseries coupables, affamée de plaisirs grossiers, avide de jouissances, qui dans le rapetissement des caractères voit déjà l’inauguration de son règne et nous apprête une tyrannie d’une nouvelle espèce, beaucoup moins belle que celle des rois et des moines, des nobles et des prélats. Non, la nature humaine proteste ; si elle a perdu son équilibre, elle le retrouvera : je n’en veux pour preuve que cette inquiétude, grande vertu que n’avaient pas les hommes d’autrefois et qui tourmente les meilleurs d’entre nous. Quand la nature humaine aura repris cet équilibre, je ne le sais pas ; mais ce que je sais bien, c’est qu’il n’est pas possible que le monde appartienne dans l’avenir à d’autres personnes que celles qui l’ont gouverné dans le passé, c’est-à-dire à des hommes préoccupés de l’idéal religieux, préoccupés de la justice, préoccupés de la liberté. Et pour me résumer d’un seul mot je dirai : Les chevaliers ont toujours gouverné le monde, ils le gouverneront toujours ; l’idéal a toujours été la principale affaire des hommes, il la sera toujours.


EMILE MONTEGUT.

  1. Si le rôle de l’élément celtique a été peu considérable dans l’histoire de la civilisation anglaise, il n’en a pas été de même à mon avis dans la littérature. Il y aurait un curieux chapitre à écrire sur l’influence que les imaginations celtiques ont exercée sur l’esprit anglais. Cette influence est surtout sensible chez les poètes du temps d’Elisabeth. Spenser et Shakspeare, qui sont très saxons cependant, seraient sensiblement différens, si les traditions celtiques n’avaient pas existé. Quelques-unes des œuvres de Shakspeare, le Songe d’une nuit d’été, sont en un certain sens des œuvres celtiques.
  2. Tout ce que nous disons ici de l’amour protestant et de l’amour catholique ne s’applique qu’au passé. L’amour, sentiment d’ancien régime, a disparu de notre société, grâce au progrès moderne. Ce qu’on va lire n’est donc qu’on coup d’œil rétrospectif sur une passion qui tint jadis une grande place dans la vie des hommes, aujourd’hui heureusement trop sérieux pour éprouver des sentimens d’enfant et de barbare.