Le Roman d’autrefois - Mlle de Scudéry

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Le Roman d’autrefois - Mlle de Scudéry
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 790-817).

LE


ROMAN D'AUTREFOIS.




MADEMOISELLE DE SCUDERY.




Tout le monde connaît de réputation George de Scudéry, gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde et capitaine d’un vaisseau du roi. Si nous en croyons Conrart, après avoir long-temps servi le roi dans ses armées de terre et de mer, il se rendit célèbre dans toute la France par un grand nombre d’écrits de prose et de vers dont il enrichit le public. Le public ne lui en a pas gardé une longue reconnaissance. De tous ces écrits, on n’a guère retenu que le premier vers d'Alaric, quelques phrases de son misérable pamphlet contre le Cid, quelques lambeaux de ses préfaces, remarquables par le ton superbe dont il parle de lui-même, et curieuses à cet égard, même aujourd’hui. On sait que sa grande prétention était de passer avant tout pour un homme d’épée, un homme terrible, qui avait plus usé de mèches en arquebuse qu’en chandelle, de sorte qu’il savait mieux ranger les soldats que les paroles, et mieux quarrer les bataillons que les périodes[1]. La littérature n’était pour lui qu’une occupation fort secondaire, un simple passe-temps dont il était parfois tenté de rougir, quand il songeait à ses ancêtres ; car il sortait d’une maison où l’on n’avait jamais eu de plumes qu’au chapeau.

Les fières allures de ce redoutable personnage forment un assez singulier contraste avec le maintien timide et sentimental de sa discrète sœur. Justement estimée pour son caractère, trop vantée pour ses écrits, elle vécut renfermée dans quelques cercles, sans s’écarter un instant de la réserve qu’elle s’était imposée. Ses romans étaient signés par son frère ; Scudéry s’en déclarait l’auteur, plusieurs le croyaient, et elle les laissait croire. Cette modestie lui profita : malgré ses rodomontades et son fracas, Scudéry fut bientôt oublié. La réputation de sa sœur fut plus éclatante, plus durable même qu’on ne le croit en général. Jusqu’à la fin de sa longue carrière, elle conserva des partisans, des enthousiastes, et jusqu’à des lecteurs, après avoir eu l’honneur d’être rudement attaquée par Molière et par Boileau.

Plus jeune que son frère de six années, Magdeleine de Scudéry naquit au Havre en 1607. Son père, lieutenant de la ville, était de Provence. Si l’on en croit George de Scudéry, leur famille était originaire de Sicile, et leurs ancêtres passèrent en France avec les princes de la maison d’Anjou. Voilà une noblesse suffisamment ancienne, et l’on ne peut s’étonner après cela de voir Mlle de Scudéry peupler tous ses romans de personnes de qualité. Elle avait à l’égard de la naissance, nous dit Tallemant des Réaux, la même vanité que son frère. « Elle disait toujours : Depuis le renversement de notre maison. Vous diriez qu’elle parle du bouleversement de l’empire grec. » Son père mourut, qu’elle était encore fort jeune ; sa mère, bientôt après. Recueillie alors par un oncle qui vivait à la campagne, en Normandie, elle passa chez lui la plus grande partie de sa jeunesse, pendant que son frère courait le monde, promenait sa vanité dans les petites cours de l’Italie, servait dans les armées du roi, et se signalait au Pas-de-Suze par cette belle retraite que M. de Turenne, en se moquant, lui enviait, et pour laquelle il eût donné, disait-il, toutes ses victoires.

Il est probable que la vie monotone que Mlle de Scudéry menait à la campagne ne contribua pas peu à développer ses instincts romanesques. Dès son enfance, elle lisait beaucoup de romans. C’était alors la grande vogue de l'Astrée, et Mlle de Scudéry, pauvre et retirée au fond de la Normandie, avait tout le loisir nécessaire pour nourrir son esprit de sentimens délicats et raffinés, en méditant sur les perfidies de l’inconstant Hylas et sur les respectueuses langueurs du tendre Céladon. « Elle m’a conté, dit Tallemant, qu’étant encore fort jeune fille, un dom Gabriel, feuillant, qui était son confesseur, lui ôta un roman où elle prenait bien du plaisir, et lui dit : « Je vous donnerai un livre qui vous sera plus utile. » Il se méprit, et au lieu de ce livre il lui donna un autre roman : il y avait trois marques à trois endroits qui n’étaient pas plus honnêtes que de raison. La première fois que le moine revint, elle lui en fit la guerre. «  Ah ! dit-il, je les ai ôtées à une personne ; ces marques ne sont pas de moi. » Quelques jours après, il lui rendit le premier roman, sans doute parce qu’il avait eu le loisir de le lire, et dit à la mère de Mlle de Scudéry que sa fille avait l’esprit trop bien fait pour se laisser gâter l’esprit à de semblables lectures. M. Sarrau, conseiller huguenot à Rouen, lui prêta ensuite les autres romans. » Ainsi, moines et huguenots semblaient s’entendre pour exciter cette imagination déjà trop vive ; la solitude l’achevait.

Elle ne devait pas se marier : sa pauvreté éloignait d’elle les prétendans. Elle était d’ailleurs fort laide, grande, maigre, avec une figure longue, noire, et un ton de voix de magister qui n’était nullement agréable[2]. Le point est à noter dans la vie d’une femme auteur, et n’a point dû médiocrement influer sur la tournure de ses goûts et de son imagination. Elle songea de bonne heure à mériter par les graces de son esprit les hommages qu’on ne pouvait rendre à sa figure. Douce, honnête, d’une ame pure et élevée, elle devait déjà rêver ces amours métaphysiques dont elle a rempli ses romans, ces chastes unions des cœurs où les séductions de la beauté n’entraient pour rien. Plus tard, elle trouva cette affection toute platonique dans un homme qui semblait fait exprès pour elle, Pellisson, noble cœur, esprit délicat, et comme elle d’une laideur achevée[3]. C’était de lui que Guilleragues disait : Vraiment il abuse de la permission qu’ont les hommes d’être laids.

Conrart, le doyen des beaux esprits au XVIIe siècle, nous a laissé quelques détails sur la jeunesse de Mlle de Scudéry. Il nous apprend, entre autres choses, que, « comme elle avait dès-lors une imagination prodigieuse, une mémoire excellente, un jugement exquis, une humeur vive et naturellement portée à savoir tout ce qu’elle voyait faire de curieux et tout ce qu’elle entendait dire de louable, elle apprit d’elle-même les choses qui dépendent de l’agriculture, du jardinage, de la cuisine, les causes et les effets des maladies, la composition d’une infinité de remèdes, de parfums, d’eaux de senteur et de distillations utiles ou salantes pour la nécessité ou pour le plaisir. » Occupations fort innocentes et qui assurent à Mlle de Scudéry une supériorité marquée sur la plupart des précieuses et des femmes savantes, sur Madelon et sur Philaminte, si dédaigneuses des choses du ménage ; mais ces études ne préparaient guère l’auteur futur de la Clélie à comprendre les héros de la vieille Rome. Plus tard son style doucereux ressemblera assez à ces distillations galantes où elle excellait dans sa jeunesse ; on conviendra qu’il fallait autre chose pour représenter Brutus et Mucius Scoevola.

Mlle de Scudéry s’occupait pourtant d’études plus relevées ; elle apprit l’espagnol et l’italien, qui étaient alors si fort à la mode. Elle lut les principaux auteurs dans l’une et l’autre langue, et y fit pour ses romans futurs ses provisions d’emphase et de concetti. Déjà, dans la maison de son oncle où, selon Conrart, les bonnes compagnies abordaient tous les jours de tous les côtés, elle s’exerçait aux conversations, se préparant ainsi à figurer un jour avec honneur dans le salon de Mme de Rambouillet et à présider plus tard chez elle ses réunions sentimentales et littéraires entre Ménage et Chapelain.

Après la mort de son oncle, vers 1630, elle vint s’établir à Paris avec son frère, et ils demeurèrent ensemble jusqu’en 1655. Scudéry, protégé par Richelieu, travaillait pour le théâtre avec cette fécondité malheureuse dont s’égayait Boileau :

Bienheureux Scudéry dont la fertile plume
Peut tous les mois sans peine enfanter un volume[4] !
Tes écrits, il est vrai, sans art et languissans,
Semblent être formés en dépit du bon sens ;
Mais ils trouvent pourtant, quoi qu’on en puisse dire,
Un marchand pour les vendre et des sots pour les lire.


Ses ouvrages se vendaient assez bien, en effet, si nous en croyons Tallemant, témoin peu suspect toutes les fois qu’il s’agit de louer ; mais on sait que la fécondité littéraire était peu lucrative au XVIIe siècle[5]. Aussi Scudéry et sa sœur, tous deux sans fortune, vivaient-ils assez misérablement. Segrais, dans ses mémoires, nous le montre mangeant un morceau de pain sous son manteau en se promenant au Luxembourg, parce qu’il ne savait où dîner. Pendant ce temps-là, sa sœur restait enfermée au logis. Scudéry avait pour elle les plus grandes jalousies du monde ; il la tenait sous clé et ne voulait pas souffrir qu’on la vît, s’instituant ainsi le tyrannique défenseur d’une vertu qu’on ne songeait guère à compromettre. Plus tard, quand elle eut dépassé quarante ans, elle n’était pas encore libre de recevoir qui elle voulait. Pellisson, par exemple, déplaisait à Scudéry. Conrart l’ayant mené souper un jour chez Mlle de Scudéry, le frère l’apprit, et le soir il pensa manger sa sœur[6]. Tallemant s’étonne de la patience avec laquelle elle subissait cette surveillance étrange. Cela n’a pourtant rien d’extraordinaire : on sait que la manie des précieuses était de transporter le roman dans la vie privée, et le rôle de frère féroce qu’avait pris Scudéry, celui d’innocente captive que sa sœur acceptait de si bonne grace, devaient charmer l’imagination de Mlle de Scudéry, surtout à l’âge de quarante et quelques années.

Ce ménage, assez ridicule à nos yeux, était pourtant fort honorable. Tous deux supportaient leur pauvreté avec noblesse et fierté. On sait que la reine Christine, qui protégeait Scudéry, lui ayant fait offrir une chaîne d’or de mille pistoles pour la dédicace de son Alaric, à la condition qu’il effacerait de son poème le nom et l’éloge du comte de la Gardie (un favori que la reine avait disgracié), l’auteur répondit que, quand la chaîne serait aussi grosse et aussi pesante que celle dont il est fait mention dans l’histoire des Incas, il ne détruirait jamais l’autel où il avait sacrifié. Ce trait fait passer sur les ridicules de Scudéry et compense un peu ses attaques de commande contre Pierre Corneille. C’est sans doute à cette dignité de caractère, au moins autant qu’à sa célébrité, que Scudéry dut d’être admis avec sa sœur au nombre des habitués de l’hôtel de Rambouillet.

Cette société célèbre, si long-temps dépréciée, a trouvé de nos jours un zélé défenseur. M. Roederer, dans un mémoire plein de recherches curieuses sur la Société polie, a représenté l’hôtel de Rambouillet comme l’asile de la sagesse et des bonnes mœurs au milieu d’une cour turbulente et corrompue ; il oppose les vertus de Mme de Rambouillet, de sa fille Julie d’Angennes, de son gendre M. de Montausier, leur conduite réservée et fière, aux scandales et aux bassesses qui déshonoraient alors cette cour dépravée par l’influence des Médicis. Tout cela est exact et vrai, et M. Roederer démontre sans peine ce qu’on ne songe guère à lui contester.

Il est également vrai que l’hôtel de Rambouillet a eu sur la littérature une influence d’abord salutaire ; dès qu’elle a pu devenir dangereuse, Boileau par ses épigrammes, Molière, La Fontaine et Racine par leurs ouvrages, l’ont anéantie. Les scrupules et les délicatesses infinies que les écrivains inspirés par l’hôtel de Rambouillet portaient dans la peinture des passions, leur décence de langage qui faisait la guerre aux mots, aux syllabes les plus innocentes, et les traitait d'obscénités[7], étaient, malgré les exagérations, d’un bon et utile exemple après le XVIe siècle, après Brantôme, Rabelais, Régnier, et au temps des échappées grossières, parfois ignobles, de Théophile, de Saint-Amand et de Scarron. Il était bien d’ennoblir et de purifier l’amour, de mettre plus d’élévation dans les sentimens, plus de décence dans les paroles. La langue même leur a sans doute quelques obligations. Je ne parle pas seulement des mots et des tournures que les précieuses ont introduits et dont plusieurs se sont maintenus ; mais cette délicatesse extrême dans le choix des termes, ces conversations élégantes que l’on travaillait comme un livre, devaient purifier une langue pleine encore de trouble et de confusion. L’affectation et la recherche, fatales aux littératures en décadence, peuvent rendre quelques services à une littérature jeune et imparfaite, comme ces maladies qui épuisent la vieillesse, et dans un corps jeune et vigoureux épurent le sang. Avec leurs subtilités sentimentales, ces beaux esprits assouplissaient la langue en la torturant. Ainsi travaillé en tout sens, le langage pouvait se prêter aux formes diverses dont une pensée meilleure allait avoir besoin. De plus, à côté de l’Académie fondée par Richelieu, Mme de Rambouillet établissait une sorte d’institution analogue, une succursale élégante de l’Académie, une académie de salon, moins pédante et plus polie. A l’Académie française, Richelieu mêlait les poètes aux grands seigneurs, et, par ce contact salutaire, donnait plus de politesse mondaine aux uns, aux autres plus de politesse littéraire : il assurait en outre aux écrivains des protecteurs, et, ce qui vaut mieux, en faisant marcher de pair la naissance et le mérite, il donnait aux poètes plus de fierté. Les écrivains se déshabituaient peu à peu de cette domesticité à l’égard des grands seigneurs, de cette servitude personnelle à laquelle ils étaient assujettis ; ils allaient arriver à ne plus dire comme Malherbe : J’appartiens à M. de Bellegarde, ou comme Corneille lui-même : Je suis à M. le cardinal. Ils apprenaient ainsi à sentir leur dignité ; plus respectés, ils devenaient plus respectables des droits nouveaux créent des devoirs, et la fierté s’augmente de la considération dont on jouit. Tout cela se retrouvait avec plus de familiarité et moins de pompe officielle à l’hôtel de Rambouillet.

Voilà des services fort essentiels rendus à notre littérature, on ne peut les méconnaître ; mais M. Roederer ne s’en tient pas là : selon lui, c’est une calomnie de prétendre que, chez Mme de Rambouillet, on ait poussé la décence jusqu’à la pruderie, la délicatesse d’esprit jusqu’au raffinement et à l’affectation ; c’est une erreur de croire que Mlle de Scudéry ait été l’expression, sinon la plus distinguée, au moins la plus exacte et la plus vraie de cette société illustre. L’héritière accomplie de Mme de Rambouillet a été Mme de Maintenon. Quand il y a tant de paradoxes faciles à soutenir, c’est avoir du malheur que de tomber précisément sur celui-là. La pruderie et l’affectation qui se mêlaient aux qualités solides et brillantes de l’hôtel sont parfaitement constatées ; c’est là un des points les moins contestables de notre histoire littéraire ; les documens abondent et ne permettent pas à cet égard la moindre hésitation. Tallemant, qui a vécu à l’hôtel pendant fort long-temps, qui a eu sa part dans toutes les habitudes, dans tous les divertissemens du lieu, Tallemant, qui a fait son madrigal pour la Guirlande de Julie, malgré son admiration pour la marquise et pour ses enfans, ne dit-il pas : Elle est un peu trop complimenteuse… un peu trop délicate ; cela va dans l’excès. Son mari et elle vivaient un peu trop en cérémonie. Il parle de ses filles dans le même sens[8]. Mais c’est surtout par la présence de l’austère Montausier que M. Roederer veut absolument absoudre l’hôtel de Rambouillet ; il s’indigne qu’on en veuille faire un Céladon. On sait pourtant que M. de Montausier aima quatorze ans Julie d’Angennes avec une discrétion et un respect qui ne lui permirent, après plusieurs épreuves, de déclarer son amour et de l’épouser que quand elle eut atteint trente-huit ans. « Ç’a été, dit Tallemant, un mourant d’une constance qui a duré plus de treize ans. » M. Roederer s’irrite à l’idée qu’on veuille jeter du ridicule sur un homme si vertueux, comme si tout cela le rendait moins estimable, et comme si la vertu la plus rigide devait nécessairement préserver de tous ces travers. Quant au mauvais goût de Montausier, rien n’est plus certain. Ses deux familiers étaient Conrart et surtout Chapelain : il professait une grande admiration pour la Pucelle, il allait assidument aux réunions de Mlle de Scudéry, et l’on verra plus tard ce qu’étaient ces réunions. Les autres habitués de l’hôtel ne donnent pas une meilleure idée du goût qui y régnait. C’était d’abord Voiture, qui y passait tout son temps ; or, il suffit de lire ses lettres pour se convaincre que, s’il avait infiniment d’esprit, ce n’était assurément ni du meilleur ni du plus naturel. C’étaient encore (selon M. Roederer lui-même) Scudéry, Conrart, Ménage, Cotin et Chapelain. M. Roederer déclare qu’il s’inquiète peu des épigrammes de Boileau contre ces derniers ; mais il y a une chose beaucoup plus inquiétante que les épigrammes de Boileau : ce sont les ouvrages même de Cotin et de Chapelain. Quand on y jette un coup d’œil, on est obligé de songer à l’estime qu’en faisait alors un certain monde, pour excuser Boileau de s’en être occupé si souvent.

Après cela, que Corneille, qui vivait d’ordinaire à Rouen, ait fait à l’hôtel quelques apparitions, qu’il y ait été admiré, que Mmes de Lafayette et de Sévigné[9] y soient venues souvent dans leur jeunesse, peu importe. Tout est sain aux forts : l’austère génie du poète, la raison exquise et charmante des deux marquises, leur servaient de préservatif contre la contagion ; ce n’étaient pas là d’ailleurs les habitués de tous les jours. Quant à Mme de Maintenon, dont on veut faire l’héritière accomplie de ces réunions ; quant à ce cœur glacé, où l’ambition dévorait les semences de toutes les passions, sans honneur pour son caractère et sans profit pour sa vertu ; cette femme qui fit tout servir aux intérêts de son orgueil, et la pruderie de sa conduite, et les vices d’autrui ; exploitant le crédit et la faveur de ses amis, qu’au besoin elle savait changer en disgrace ; trahissant, par zèle sans doute pour la morale, Mme de Montespan, sa bienfaitrice, que Louis XIV abandonnait ; trahissant, par piété peut-être, Fénelon lui-même, dont les erreurs théologiques l’effrayèrent du jour où il fut disgracié, — si c’est là l’expression la plus achevée de cette société polie, si c’est là ce que devait produire l’influence de la marquise de Rambouillet, c’est assurément pour elle une pauvre gloire, que son cœur loyal eût désavouée sans doute. Nous croyons lui faire moins de tort en attribuant en partie à son influence et le Cyrus et la Clélie. Mlle de Scudéry au moins n’a que des ridicules, et cela vaut mille fois mieux.

Nous avons cru devoir insister un peu sur ce point, d’abord parce que cette réhabilitation complète de l’hôtel Rambouillet est presque devenue une opinion à la mode, et ensuite parce que Mlle de Scudéry, par ses qualités comme par ses défauts, nous paraît l’expression la plus fidèle de l’esprit qui y régnait. C’est elle seule précisément qu’entre tous les auteurs de cette école M. Roederer sacrifie ; il dénature les faits pour éloigner de ceux dont il entreprend la défense toute responsabilité possible à l’égard du Cyrus et de la Clélie[10]. Il démontre, assez inutilement peut-être, que Julie d’Angennes et le marquis de Montausier n’ont pu, dans leurs longues et patientes amours, suivre tout l’itinéraire de Tendre, dont la carte ne fut publiée dans la Clélie que dix ans après leur mariage ; il prouve qu’ils ne purent se modeler sur les héros de Mlle de Scudéry. Cela est incontestable ; ils n’en sont pas la copie sans doute, mais ils pourraient bien en être l’original, et c’est ce dont on peut se convaincre en lisant les romans de Mlle de Scudéry.

Il y a, entre les écrivains et le monde où ils vivent, une sorte d’action et de réaction réciproques dont il est souvent difficile de déterminer exactement la mesure. On a dit et répété que la littérature est l’expression de la société ; en mainte circonstance, il serait aussi vrai de dire que la société est l’expression de la littérature. A toute époque civilisée, il y a une classe de personnes qui subissent inévitablement cette influence ; ce sont celles qui joignent au goût de la lecture quelque délicatesse dans le cœur, un certain mouvement dans l’imagination, un besoin irrésistible de rêverie. Combien d’ames pour lesquelles l’apparition d’un livre est un événement aussi grave que les plus retentissantes révolutions ! Combien feraient toute leur histoire en racontant les lectures qui les ont émues et passionnées[11] ! Il y a là, pour chacun, tout un monde de révolutions intérieures ; le plus souvent elles ne se manifestent point et resteront ignorées de l’écrivain qui les a suscitées. Parfois aussi elles se marquent au dehors par des actions dont ceux qui nous entourent ignorent la cause mystérieuse. L’imagination a la plus grande part sans doute dans toutes nos passions ; c’est elle qui embellit, qui divinise leur objet ; c’est sur elle que ces fictions ont une influence souveraine, c’est par là qu’elles ont tant de prise sur notre ame et la gouvernent souvent à notre insu. C’est ainsi que quelques esprits lettrés arrivent à ne plus rien sentir qu’à travers les livres. Leurs émotions sont un contre-coup de leurs lectures, leurs sentimens les plus vifs sont des réminiscences, et ils font encore de la littérature quand ils croient faire de la passion. Cela est vrai surtout des romans ; aussi ne peut-on se défendre d’une certaine émotion en parcourant ceux des temps passés, ceux même dont l’intérêt s’est évanoui, où le langage de la passion s’est refroidi pour nous. Quand nous lisons la Nouvelle Héloïse, Julie et Saint-Preux ne nous émeuvent plus guère ; mais ce qui peut encore nous émouvoir, c’est la pensée que tant d’ames, qui ne sont plus aujourd’hui sur la terre, ont confondu leurs émotions secrètes avec celles de ces deux personnages, qu’elles ont aimé, qu’elles ont souffert avec Julie, avec Saint-Preux. Aussi c’est montrer, sous une apparence de gravité, un esprit bien peu sérieux peut-être, que de dédaigner par une fausse délicatesse l’étude de ces rouvres, médiocres souvent comme rouvres littéraires, mais souvent aussi fort importantes pour l’histoire des mœurs et des idées. L’influence des chefs-d’œuvre est plus grande et plus pénétrante à la longue ; mais l’influence des romans qui ont eu du succès est toujours sur les contemporains plus vive et plus étendue. Au XVIIe siècle, Cinna et Athalie ont bien moins agité de cœurs que la Cléopâtre et la Clélie. La vulgarité même de ces fictions romanesques devait les rendre plus populaires et plus puissantes sur la masse des lecteurs. La grande poésie ne s’adresse qu’au petit nombre des esprits délicats et cultivés ; pour conserver toute sa grandeur, elle va chercher les évènemens et les personnages qu’elle représente dans une sphère plus lointaine et moins accessible à toutes les intelligences. On n’est guère tenté, en lisant Corneille et Racine, de s’assimiler à Auguste et à Joad : on n’a pas tous les jours l’occasion de déjouer des conspirations ou de renverser des empires ; mais les évènemens que le roman raconte d’ordinaire sont ceux qui peuvent nous arriver tous les jours, les émotions qu’il exprime sont celles qui nous remuent. Aussi, quand le roman ne se résigne pas à peindre les scènes de la vie contemporaine, quand il va chercher ses héros dans le domaine de l’histoire, qui appartient à l’épopée ou à la tragédie, il lui arrive presque toujours d’être obligé de fausser l’histoire, de montrer du moins ses héros par leur côté vulgaire, de les rapetisser enfin à la taille de ses lecteurs, s’il veut plaire à la foule ; autrement il devient une œuvre d’art, et n’émeut plus que les esprits lettrés. Si les héros de la Calprenède étaient dans ses romans tels qu’ils furent dans la réalité, si le Brutus de Mlle de Scudéry était celui de l’histoire, leurs romans n’eussent pas eu sans doute un succès si populaire. Pour réussir, l’anachronisme était de rigueur, et c’est une condition que la Calprenède et Mlle de Scudéry ont parfaitement remplie.

Aussi, parmi les romans qui ont passionné toute une génération, en est-il bien peu qu’on doive juger comme une œuvre littéraire ; ils tenaient à une époque, ils ont disparu avec elle. Il ne faut les étudier que comme un document historique, comme on étudie les chroniques et les mémoires. C’est un journal des modes du temps passé ; on y trouve figurés les costumes divers qu’ont adoptés successivement les passions humaines, au fond toujours les mêmes, mais variables dans leur expression. Ainsi étudiés, les romans peuvent être encore l’occasion d’une foule d’observations intéressantes et de curieux rapprochemens.

Examinez en détail l’ Astrée, la Cléopâtre, la Clélie ; vous y reconnaîtrez comme un perpétuel échange entre la société contemporaine et les auteurs : la société prête aux livres des évènemens, des personnages, des sentimens, et les livres lui rendent, souvent avec usure, tout ce qu’elle leur a prêté.

Dans son Astrée, d’Urfé mêlait au récit de ses propres aventures celui de quelques évènemens qui préoccupaient alors les esprits. Il y trouvait un double avantage : en peignant, sous les noms de Céladon et d’Astrée, ses propres amours avec Diane de Châteaumorand, il portait dans son livre cet intérêt passionné que l’on a toujours quand on parle de soi, et ses contemporains, en retrouvant la reine Marguerite de Valois sous le nom de Galatée, M. le prince et Mme la princesse sous les noms de Calidon et de Calidée, Henri IV sous celui d’Enric, s’intéressaient au roman, comme on s’intéresse à la chronique du jour. Aussi ce roman eut-il un prodigieux succès : on s’en souvint long-temps, on le copiait même dans la vie commune ; on cherchait à reproduire les passions et les aventures dont il était rempli. Les mémoires sont pleins des rapprochemens continuels qu’on faisait alors entre les évènemens du jour et les fictions de l’Astrée. Cela est surtout sensible au temps de la fronde, où les passions romanesques jouèrent un si grand rôle, et qui semble n’avoir été pour quelques-uns qu’un amusement, une contrefaçon du roman, une débauche d’imagination poursuivie à coups d’épée. Citons un exemple tiré des Mémoires du cardinal de Retz : Paris est assiégé, on se bat tous les jours. Noirmoutier, Matha, Laigues et La Boulaie reviennent de faire le coup de pistolet dans le faubourg. « Ils entrèrent tout cuirassés dans la chambre de Mme de Longueville, qui était toute pleine de dames. Ce mélange d’écharpes bleues, de dames, de cuirasses, de violons qui étaient dans la salle, et de trompettes qui étaient dans la place, donnait un spectacle qui se voit plus souvent dans les romans qu’ailleurs. Noirmoutier, qui était grand amateur de l’ Astrée, me dit : J’imagine que nous sommes assiégés dans Marcilli. — Vous avez raison, lui répondis-je ; Mme de Longueville est aussi belle que Galatée ; mais Marsillac (M. de La Rochefoucauld) n’est pas aussi honnête homme que Lindamor. »

La Calprenède et Gomberville, qui vinrent après d’Urfé, semblent au premier abord s’être un peu plus défendus des allusions et des portraits. La Calprenède surtout affiche dans ses préfaces un respect pour l’histoire que pourtant il n’observe guère dans ses romans. Ses héros ont les manières langoureuses que l'Astrée avait mises à la mode ; ils sont de plus fanfarons et batailleurs comme des raffinés. Pourtant dans la Cléopâtre, si les personnages et les sentimens sont faux historiquement, les faits dans leur ensemble ont été reproduits avec assez d’exactitude : ce mérite (si c’en est un) est surtout frappant, quand on compare La Calprenède à Mlle de Scudéry, chez qui l’histoire n’est plus qu’un cadre commode pour les historiettes contemporaines, et les noms antiques, des pseudonymes pour les gens de sa connaissance.

Le premier roman de Mlle de Scudéry, l’Illustre Bassa, parut en 1644 : son frère, qui le signa comme la Clélie et le Cyrus, doit y avoir mis la main. Là, comme partout, l’auteur fait bon marché de l’histoire, et ce sont des Turcs étranges que les Turcs de Mlle de Scudéry ; mais enfin les mœurs y sont un peu moins doucereuses, le langage moins tendre, les allusions moins fréquentes que dans ses autres romans. L’imitation de la Calprenède perce à chaque page ; Mlle de Scudéry ne copie pas encore exclusivement la société présente, elle copie les romans de son devancier. Avec beaucoup de bonne volonté, on pourrait à la rigueur se croire à Constantinople, ou à Byzance, comme on disait alors ; avec Cyrus et Clélie, nous serons décidément à Paris, rue Saint-Thomas du Louvre, dans la chambre bleue de Mme de Rambouillet.

L’Illustre Bossa a quatre volumes ; le Cyrus en a dix, chacun de douze cents pages environ, sans pages blanches, sans alinéas, sans têtes de chapitre et autres perfectionnemens modernes. On devine facilement la cause de cette excessive fécondité : c’est que des romans plus longs rapportaient davantage. Mlle de Scudéry avait besoin de cela pour vivre. Elle semble du reste avoir toujours fait ce commerce avec beaucoup d’honnêteté, et n’avoir jamais imité La Calprenède, qui, selon Tallemant, affinait plaisamment les libraires. « Il traitait avec eux pour deux ou quatre volumes ; après, quand ces volumes étaient faits, il leur disait : J’en veux faire trente, moi ! Il fallait venir à composition, et il leur fallait toujours donner quelque chose, de peur qu’il ne laissât l’ouvrage imparfait[12]. » Défendons-nous ici des rapprochemens.

Le sujet du second roman de Mlle de Scudéry est l’histoire de Cyrus, telle qu’elle est racontée dans Hérodote, mais entremêlée d’aventures héroïques ou galantes, et de récits étrangers au fond même du roman et qui viennent à chaque instant interrompre la suite des évènemens. Des enlèvemens, des captivités plus ou moins prolongées, des accidens romanesques, mais vulgaires dans leur étrangeté, d’interminables conversations, retardent le dénouement jusqu’au dixième volume. Cyrus, ce Cyrus qui brisait les portes d’airain, préside des assemblées d’honnêtes gens et de dames de qualité. On met sur le tapis des questions galantes ; chacun disserte à son tour ; Cyrus recueille les voix et résume les discussions. Tout cela se retrouve dans la Clélie, et comme sur un fond persan ou romain Mlle de Scudéry dessine toujours les mêmes personnages, comme ses héros ont tous un air de famille qui ne permet guère de les distinguer, nous n’insisterons pas davantage sur ce roman. En nous arrêtant un peu plus long-temps sur la Clélie, qui est comme le chef-d’œuvre du genre, et qui fit surtout la gloire de Mlle de Scudéry, nous nous trouverons avoir donné une idée suffisante de tous ces ouvrages. Ils se ressemblent si fort, que l’analyse du Cyrus serait souvent celle de la Clélie.

Notons cependant un point essentiel : au septième volume, nous voyons paraître sous des noms supposés l’hôtel de Rambouillet tout entier : Mme de Rambouillet et sa fille, sous les noms de Cléomyre et d'Élise ; M. de Montausier, Mégabyse ; Conrart, Théodamas, etc. ; Mlle de Scudéry elle-même s’y est représentée sous le nom de Sapho, qui lui resta dans la société. Ses amis y ont un rôle ou tout au moins un portrait  : c’est elle qui mit les portraits à la mode et en fit presque un genre de littérature ; on s’amusait à en composer dans les assemblées ; plusieurs nous ont été conservés : à la suite des Mémoires de Mlle de Montpensier, nous en trouvons quelques-uns. La Rochefoucauld nous a laissé le sien, Fléchier également. Je vous avoue, dit Madelon à Mascarille dans les Précieuses ridicules, que je suis furieusement pour les portraits ; je ne vois rien de si galant que cela. — Les portraits sont difficiles et demandent un esprit profond : vous en verrez, de ma façon qui ne vous déplairont pas. Les dames du temps tenaient à avoir leur portrait dans les romans de Mlle de Scudéry ; c’était comme une comédie où elles voulaient jouer un rôle. On a les clés imprimées du Cyrus et de la Clélie. Ceux qui aiment ces curiosités peuvent les lire en toute confiance. Ces clés sont parfaitement authentiques, et ne ressemblent en rien à celles de La Bruyère et du Télémaque, inventées par la malignité des contemporains. Les pseudonymes que Mlle de Scudéry donnait aux gens de sa connaissance n’étaient un mystère pour personne, et comme d’ailleurs presque tous ces portraits sont très flattés, on conçoit fort bien qu’on n’eût aucune répugnance à s’y reconnaître[13].

Le Cyrus parut en 1650, au milieu de la fronde. Il est dédié à Mme de Longueville. On reconnaît dans cette dédicace la main de Scudéry. Tout ce qu’il a écrit est marqué d’un tel caractère d’emphase hautaine, qu’il est impossible de s’y méprendre. Scudéry, frondeur très décidé, ainsi que sa sœur, ne manque pas de prodiguer à Mme de Longueville et à sa famille les éloges les plus extravagans. « Votre ame, lui dit-il, a moins de taches que le soleil ; elle passe comme les rayons de ce bel astre sur la corruption de la terre sans s’y altérer ; elle ne change jamais, non plus que lui ; elle ne quitte non plus sa route que le soleil quitte la sienne, et elle ne s’arrête non plus dans le chemin de la gloire que cet astre éclatant dans son chemin ordinaire ; allant toujours de perfection en perfection, sans rétrograder jamais, non plus que l’astre dont je parle, etc. » Thomas Diafoirus n’eût pas mieux dit. Cette comparaison entre le soleil et Mme de Longueville se poursuit long-temps encore. Cyrus, adorateur du soleil, en sa qualité de Persan, vient se prosterner humblement avec l’auteur aux pieds de Mme de Longueville et de sa divinité visible, afin de suivre la religion de son pays. Voilà toute la couleur locale du livre. Joignez à cela force louanges pour le prince de Condé. — Scudéry ne se bornait pas à ces démonstrations respectueuses pour les chefs de la fronde ; il intriqua pour M. le prince, et fut obligé, après les troubles, de se retirer quelque temps à Granville, en Normandie, où il se maria. Cependant sa sœur allait à Vincennes visiter pieusement, et comme en pèlerinage, la chambre où avait été enfermé Condé. « Lorsque je fus au donjon, dit-elle dans une de ses lettres, j’eus la hardiesse de faire quatre vers et de les graver sur une pierre où M. le prince avait fait planter des œillets, qu’il arrosait quand il y était. » Voici ces vers :

En voyant ces œillets qu’un illustre guerrier
Arrosa d’une main qui gagnait des batailles,
Souviens-toi qu’Apollon bâtissait des murailles,
Et ne t’étonne pas si Mars est jardinier.


Ce quatrain courut tout Paris.

La fronde et l’hôtel de Rambouillet, telles sont les deux inspirations dominantes de Mlle de Scudéry. On les retrouve partout dans la Clélie, qui parut après les troubles en 1654.

Comme roman, et surtout comme roman historique, la Clélie ne supporte pas même l’examen. Elle dépasse de beaucoup pour le ridicule la renommée dont elle jouit à cet égard. Le tort de Mlle de Scudéry a été de prendre ses héros dans l’histoire, et surtout dans l’histoire romaine. Au moins les héros du Cyrus, le pays où ils vivaient, les mœurs, les coutumes de ce pays, sont peu connus ; mais Brutus, Lucrèce, Mucius Scovola, Horatius Coclés ! par quelle fatalité Mlle de Scudéry a-t-elle choisi des caractères si connus, qu’elle ne pouvait que travestir étrangement ? Ne pouvait-elle pas, comme d’Urfé, choisir des héros en l’air, et peupler une contrée quelconque de bergers de son invention ? Il est vrai que la vérité du langage, l’exactitude du costume, inquiétaient fort peu les contemporains, et, dans la préface de l’ Astrée, d’Urfé répondait d’avance à ceux qui auraient pu trouver ses bergers trop élégans : « Ce qui m’a fortifié davantage en l’opinion que mes bergers et mes bergères pouvaient parler de cette façon sans sortir de la bienséance des bergers, ç’a été que j’ai vu ceux qui en représentent sur les théâtres ne leur faire pas porter des habits de bureau, des sabots, ni des accoutremens mal faits comme les gens de village les portent ordinairement. Au contraire, s’ils leur donnent une boulette en la main, elle est peinte et dorée ; leurs jupes sont de taffetas, leur panetière bien troussée, et quelquefois faite de toile d’or ou d’argent, et se contentent, pourvu que l’on puisse reconnaître que la forme de l’habit a quelque chose de berger. » Mlle de Scudéry pouvait faire la même réponse, et quand elle voyait Auguste paraître sur le théâtre avec des canons, des dentelles et une vaste perruque, elle pouvait dire également qu’il suffisait bien à Brutus et à Mucius Scoevola de porter un nom en us pour avoir quelque chose de romain.

La critique sur ce point est trop facile, et il serait puéril d’y insister long-temps : nous ne citerons que deux exemples de ces singuliers travestissemens.

Il y a dans cette histoire, racontée par Tite-Live, deux figures dont la grandeur saisit d’abord, Lucrèce et Brutus. On pardonnerait volontiers à Mlle de Scudéry de les avoir entourés de ses héros de ruelles et de ses héroïnes de qualité ; mais, pour ces deux personnages, il semble qu’elle était tenue de les respecter. Une femme, une honnête femme surtout, aurait dû comprendre Lucrèce et ne pas la défigurer. C’est un trait singulier et touchant de l’histoire romaine, que deux fois la mort d’une femme ait été fatale à la tyrannie, que deux fois la puissance d’un seul, maîtresse sur la place publique et à l’armée, ait trouvé sa perte dans cet asile des vertus domestiques qu’elle venait profaner. Lucrèce et Virginie, la vertu et l’innocence, long-temps inconnues et révélées tout à coup par un amour impur, jetées subitement au milieu de ces hommes rudes et énergiques qui reléguaient la femme dans l’obscurité du foyer, n’apparaissant un instant que pour mourir, et par leur mort sauver la liberté : il y a dans la gravité touchante de cette histoire, racontée par Tite-Live, un charme que l’art dramatique n’a pas encore atteint. Voici ce que Mlle de Scudéry a fait de Lucrèce : une prude sentimentale, qui fait et reçoit de petits vers, une précieuse tenant bureau d’esprit, agitant volontiers des thèses d’amour, qu’elle traite avec une profondeur affligeante pour son mari Collatin (il va sans dire qu’elle ne l’aime point), amoureuse de Brutus, et réservant pour lui son dernier soupir. L’histoire de sa mort est un des endroits les plus curieux du livre, et le passage où elle raconte que Sextus a été le plus insolent de tous les hommes est d’un ridicule achevé, mais qui afflige plus qu’il ne fait rire, quand on vient à songer quelles étaient ces grandes ames que Mlle de Scudéry avilissait ainsi.

Quant à Brutus, c’est encore pis : ce rôle de fou pris volontairement et poursuivi pendant tant d’années ; cet homme terrible dans sa folie simulée, comme Hamlet dans son délire involontaire ; cette dissimulation si obstinée, cette haine patiente, parce qu’elle est implacable ; cette explosion soudaine après tant d’outrages dévorés ; enfin le sang de ses fils et le sien versés pour fonder la république, rien de tout cela n’a pu sauver Brutus de la transformation étrange que lui a fait subir Mlle de Scudéry. Il soupire pour Lucrèce et lui adresse des madrigaux : c’est là sa grande affaire, et, s’il médite de renverser la royauté, il semble que ce projet soit pour lui quelque chose de fort accessoire, une simple distraction à ses préoccupations amoureuses. Voici comment le dépeint un de ses confidens : « Ce qui est incompréhensible, dit Aronce, c’est de voir que Brutus, en contrefaisant éternellement le stupide, ait pu conserver ce grand et admirable esprit que vous lui trouverez tantôt. — Quand vous le connaîtrez par vous-même, reprit Herminius, vous en serez bien plus épouvanté ; car, comme je vous l’ai déjà dit, Brutus n’a pas seulement du bon sens, de la capacité, du jugement et de la connaissance des grandes choses ; mais il a l’esprit galant, adroit et admirablement bien tourné. De plus, il connaît si parfaitement toutes les délicatesses de l’amour, et il sait si bien se servir de toutes ces ingénieuses tromperies, qui gagnent quelquefois plutôt le cœur d’une belle personne que les plus grands services, qu’il n’y a pas un galant en Grèce ou en Afrique qui sache mieux que lui l’art de conquérir un illustre cœur. »

Dans la tragédie de M. Ponsard, Brutus est deviné par Lucrèce ; c’est une noble et généreuse pensée. Tandis que les jeunes Tarquins raillent et dédaignent le pauvre fou, seule, par cette sympathie secrète des grands sœurs, Lucrèce a compris que cette folie était un masque qui tomberait tôt ou tard. De même, dans la Clélie, Lucrèce pénètre le secret de Brutus, mais voici comment. Dès que Brutus l’aperçoit, il en tombe fatalement amoureux : avant que de l’avoir vue, il était ravi d’être cru effroyablement stupide, à cause que cela servait au dessein qu’il avait ; mais pour cette admirable fille, il ne pouvait souffrir qu’elle pensât de lui ce que tant d’autres en pensaient. Il se met donc en devoir de faire connaître à Lucrèce tout son esprit ; il trouve pour cela un moyen ingénieux. Il y a réunion chez Lucrèce, on cause, on se dit des galanteries, on joue aux petits jeux ; Lucrèce s’avise d’écrire sur des tablettes les mots suivans : Toujours. l’on. si. mais. aimait. d’éternelles. hélas, amours. d’aimer. doux. il. point. serait. n’est. qu’il. — Elle les présente aux beaux esprits de l’endroit ; aucun n’y peut trouver un sens raisonnable. Brutus seul comprend la galanterie de Lucrèce, et, rangeant ses paroles comme elles devaient être, il reconnaît que c’étaient deux vers qu’il écrit aussitôt sur ses tablettes, et qu’il passe furtivement à Lucrèce :

Qu’il serait doux d’aimer si l’on aimait toujours !
Mais, hélas ! il n’est point d’éternelles amours.


Et il y ajoute ces deux vers de sa façon :

Permettez-moi d’aimer, merveille de nos jours
Vous verrez qu’on peut voir d’éternelles amours.


Lucrèce rougit : Brutus est deviné.

Ces citations suffisent abondamment pour montrer que les héros de Mlle de Scudéry sont des républicains de fantaisie et des Romains de convention. Boileau, dans ses Héros de roman, n’a eu aucune peine à faire sentir le ridicule de ces rudes personnages parlant un langage si doucereux. Molière, plus philosophe, a attaqué le Cyrus et la Clélie d’une façon beaucoup plus comique dans la forme, beaucoup plus sérieuse dans le fond. Il ne s’est pas donné le facile plaisir de démontrer que Brutus n’a jamais soupiré si galamment, et que Lucrèce ne recevait point de madrigaux ; mais, par quelques traits d’une ineffaçable vigueur, il a décrédité à jamais l’esprit même du livre, et ces traditions sentimentales que Mlle de Scudéry transmettait au public après les avoir reçues elle-même de l’hôtel de Rambouillet. Aujourd’hui c’est seulement comme un tableau des mœurs du temps que l’on peut étudier la Clélie.

La fronde y a bien marqué sa trace ; cette guerre où les intérêts de galanterie et l’esprit d’intrigue remplaçaient des deux côtés l’énergique et sauvage ardeur des guerres féodales et religieuses, cette lutte sans cruauté, mais sans grandeur, où l’on quitte un parti parce que l’on quitte sa maîtresse, où les relations sociales, les divertissemens, les conversations sont à peine interrompues : tel est le modèle mesquin d’après lequel Mlle de Scudéry représente la tragique révolution qui chasse les rois de Rome. Dans la Clélie, l’amour, ou ce qu’elle appelle de ce nom, est le motif de toutes les entreprises, la cause de tous les évènemens. Si Brutus détruit à Rome la royauté, c’est pour venger son amante ; si Horatius Coclès est un héros, c’est pour mériter un regard de Clélie. Point d’antipathies entre les deux partis, point de haines violentes entre les républicains et les partisans des rois ; c’est une lutte de courtoisie, un combat de civilités entre gens qui savent vivre, quelques duels, beaucoup de visites, beaucoup d’entretiens. Les messages amoureux vont et viennent d’un camp à l’autre avec la même facilité que les billets de Bussy à sa cousine, et ceux de La Rochefoucauld à Mme de Longueville. Les dames assistent aux carrousels, ou du haut des remparts regardent les combats qui se livrent aux portes, comme Mlle de Montpensier et ses dames contemplaient du haut de la Bastille le combat de la porte Saint Antoine. Leur présence anime les combattans, et quand Horatius Coclès, après avoir défendu vaillamment le pont du Janicule, tombe dans le Tibre, dès qu’il reparaît à la surface, son premier soin est de regarder vers la fenêtre de Clélie, pour voir si elle l’a aperçu.

Chacun des héros de la fronde avait sa dame à laquelle il devait rapporter toutes ses pensées ; les belles passions étaient aussi de rigueur à l’hôtel de Rambouillet. Il en était de même à Rome au temps de Brutus, si nous en croyons Mlle de Scudéry. Il est clair que pour elle l’espèce humaine est exactement divisée en deux classes, les amans et les amantes ; l’amour est la seule passion qui trouve place dans ce roman ; Mlle de Scudéry semble avoir aboli toutes les autres. Il n’y a guère que Tarquin chez qui l’amour soit combattu par l’ambition : aussi c’est un personnage sacrifié. Tous aiment ou ont aimé : comme, au milieu d’un si grand nombre de personnages, il doit nécessairement s’en trouver quelques-uns (bien peu, il est vrai) qui ne sont plus en âge d’être amoureux, on a soin de nous raconter longuement leurs anciennes passions. Tous d’ailleurs aiment de la même façon, patiemment et purement : Sextus seul fait exception à cette règle, on ne pouvait raisonnablement en faire un amant honnête ; mais chacun demeure d’accord qu’il ne se peut guère voir un plus aimable libertin. Entre tous ces amans, il y a quelques différences cependant ; c’est une espèce qui a ses variétés. Il y a l’amant sombre et mélancolique, Brutus ; l’amant violent et incivil, Horatius Coelès, que l’amour porte souvent à des extrémités fâcheuses, comme d’enlever un certain nombre de fois Clélie, qui ne l’aime pas. Il y a encore l’amant agréable qui se contente de charmer sa maîtresse par son enjouement et sa belle humeur, Amilcar ; enfin le parfait amant, l’incomparable Aronce, le héros du livre, le type et l’idéal du genre. Dans la société des précieuses, c’était sur ce modèle qu’on était tenu de se former. M. de Montausier attendit quatorze ans avant d’épouser Julie d’Angennes ; Aronce est également respectueux et tendre ; il semble se créer à plaisir des difficultés pour ne pas s’unir à Clélie. On se demande souvent pourquoi il n’en finit pas plus tôt, s’il est aussi passionné qu’on le dépeint ; mais la belle chose que ce serait, dit judicieusement Madelon, si d’abord Cyrus épousait Mandane et qu’Aronce de plain-pied fût marié à Clélie ! C’est ce qui explique pourquoi Julie d’Angennes avait trente-huit ans au moment de son mariage, et pourquoi les romans de Mlle de Scudéry peuvent remplir dix volumes entiers.

On concevrait pourtant ces retards calculés et volontaires, si on pouvait les attribuer à un sentiment caché des misères de notre nature et de la vanité de nos affections même, à cet instinct secret qui nous avertit de conserver le plus long-temps possible l’illusion chérie, et de retarder le moment fatal où l’idéal rêvé peut s’évanouir. Le pape, dit-on, offrit à Pétrarque de le séculariser pour qu’il pût épouser Laure : Non, très saint Père, reprit le poète ; j’ai encore bien des sonnets à faire. L’idéal que le poète veut conserver pour son imagination, chacun, sans se l’avouer sans doute, peut vouloir le garder pour son cœur. Il ne parait pas cependant que Mlle de Scudéry ait prêté ce sentiment à Aronce, quoique ses amans aient le tort de raisonner beaucoup trop leur tendresse, et de n’être enivrés d’amour qu’avec préméditation. « Vardes, dit Bussy-Rabutin dans une de ses lettres, a dessein d’être amoureux de Mme de Roquelaure cet hiver. » Les amans de la Clélie semblent taillés sur ce patron ; ces gens-là semblent tous jouer avec la passion. Ils s’analysent eux-mêmes, ils ont toujours la main sur leur cœur pour en compter les battemens ; ils semblent ne voir dans leur amour qu’un sujet de dissertations galantes, un prétexte à des madrigaux : c’est pour eux un amusement de société, une mode que doivent suivre les honnêtes gens ; ce n’est point, comme dans nos grands tragiques, un entraînement irréfléchi, marqué de ce caractère de fatalité qui en excuse les égaremens ; ce sont de molles et volontaires langueurs qui énervent l’ame et dépravent la volonté.

On a beaucoup cité le mot de Ninon : Les précieuses sont les jansénistes de l’amour. Il y a bien du molinisme pourtant dans leur manière d’en discuter. Comme les adversaires de Pascal, elles ont la fureur des cas de conscience, elles distinguent toujours. Au sens simple et droit de la morale vulgaire, elles substituent volontiers des subtilités mystiques, une casuistique amoureuse, qui ne peut tourner au profit de l’honnêteté. J’imagine que ces romans ont troublé bien d’autres ménages que celui de Gorgibus. Sans ajouter entièrement foi aux méchancetés de Tallemant et de Saint-Evremond contre les précieuses, sans aller fouiller les mémoires du temps pour y trouver des anecdotes scandaleuses, on peut croire qu’il y avait bien des dangers à naviguer ainsi sur le fleuve du Tendre ; et c’est avec raison qu’Arnolphe, stupéfait d’entendre Agnès développer avec tant d’aisance tous les motifs qui excusent son amour pour Horace, s’écrie avec effroi :

Peste ! une précieuse en dirait-elle plus !

Ce n’est pourtant pas la faute de Mlle de Scudéry si tous ses héros ne sont pas des gens parfaits. Ils sont tous remplis d’esprit, de grace, de nobles sentimens ; je ne vois que Tarquin, Tullie et Sextus qui fassent un peu ombre au tableau : il n’en pouvait être autrement. Cette habitude de donner ainsi tant de vertus à tout le monde fait honneur sans doute à Mlle de Scudéry : douce et honnête, elle ne pouvait se complaire dans le tableau du vice et du crime. D’ailleurs, ces personnages étant des portraits et représentant les amis et connaissances de Mlle de Scudéry, il était malaisé de les peindre en laid ; aussi leur prodigue-t-elle sans marchander toutes les qualités, toutes les perfections que les romanciers réservent d’ordinaire pour un seul personnage. Les noms propres reviennent rarement sans être accompagnés d’une épithète laudative : l’illustre Aronce, l’incomparable Clélie, l’aimable Xénocrate, l’agréable Amilcar. Ces épithètes s’attachent aux noms et en deviennent inséparables, comme les épithètes homériques. De plus, ce sont tous des gens de qualité. Mlle de Scudéry a créé à cet effet toute une féodalité romaine et carthaginoise : le prince d’Amériole, le prince de Numidie, la princesse des Léontins, etc. Quelques-uns, comme chez nous les ducs de l’empire, doivent leur titre aux batailles ou aux sièges où ils se sont distingués : le second fils de Tarquin a reçu le nom de prince de Pométie, parce qu’il s’est signalé au siège de cette ville. Toute cette société, beaucoup trop nombreuse, arrive de Sicile, de Grèce, d’Afrique, de tous les points de l’Italie. Mlle de Scudéry les fait aller et venir d’un pays à l’autre avec une merveilleuse facilité, non point pour compliquer les évènemens, non point pour varier les caractères et former des contrastes, mais simplement, je suppose, pour augmenter le nombre des portraits, et, en multipliant les interlocuteurs, allonger les conversations.

En effet, ce roman n’est guère qu’une conversation en dix volumes, interrompue de temps en temps par quelques incidens, et surtout par de longues histoires que raconte un des personnages. C’est là encore un des traits de l’époque, c’est le goût des romans et des récits merveilleux qui a passé dans le roman même. Il y a même un passage remarquable où Amilcar, après avoir raconté une histoire, propose de donner la clé des personnages, et la donne en effet : il se trouve que ce sont tous des amis de Clélie. Tout le monde, dans ce roman, cause, et cause bien ; Mlle de Scudéry a soin de nous le faire remarquer dans l’occasion. Quand Sextus est amené chez Lucrèce, une des choses qui l’enchantent, c’est qu’elle se tire admirablement de la conversation. Ailleurs, Porsenna, amoureux de Galérite, est obligé de s’en séparer : il entretient un moment la jeune fille. « Cette séparation fut tendre et touchante, et ceux qui ont raconté cette aventure disent qu’il n’était pas croyable qu’une aussi jeune personne que Galérite eût pu se tirer d’une conversation de cette nature avec autant de jugement et autant d’adresse. » Malheureusement, il y a là un inconvénient grave : les plus jeunes personnes se tirent des conversations (qui toutes roulent invariablement sur l’amour) avec une sûreté et une sagacité un peu étranges à leur âge : naïveté, fraîcheur, innocence, tout cela leur manque. La jeune Clélie disserte sur l’amour comme aurait pu faire Mlle de Scudéry elle-même après tant d’observations désintéressées, ou Mme de Longueville après une si longue expérience personnelle. Cependant ces entretiens sont une des parties du livre les plus dignes d’attention ; ils sont souvent ingénieux et spirituels, remplis d’observations fines et délicates. C’est d’ailleurs un tableau fidèle des conversations du temps. Toute une société a contribué à ce roman, comme une génération entière a pris part, dit-on, aux poèmes homériques ; et il était naturel que ce fût une femme qui se chargeât de réunir et de publier cette épopée de la conversation galante au XVIIe siècle.

Mlle de Scudéry renonça bientôt à cette forme du roman qui la gênait ; et, au lieu d’encadrer ses dissertations dans une bordure historique qui ne leur convenait guère, elle publia une série de conversations ou d’entretiens sur divers sujets de morale. Ce genre plus grave était d’ailleurs plus convenable à son âge et lui réussit : cet ouvrage est sans doute ce qu’elle a fait de meilleur, sinon de plus curieux. On y trouve la délicatesse et l’élévation ordinaire de son ame, et le style en est agréable. Il ne faudrait pas croire en effet que le style de Mlle de Scudéry soit aussi affecté et aussi prétentieux que les aventures de ses héros et les sentimens qu’elle leur prête ; il est simple en général, et presque toujours assez négligé, surtout dans ses romans, qu’elle écrivait à la hâte. Les mêmes formes y reviennent souvent ; on ne saurait croire par exemple combien il y a de phrases qui commencent par ces tournures lourdes et gauches : si bien que… de sorte que… joint que. C’est le raffinement dans la métaphysique amoureuse, c’est la subtilité dans les sentimens qu’il faut critiquer en elle ; mais son langage est presque toujours assez naturel, surtout quand on le compare à celui de Balzac et de Voiture, si vantés à l’hôtel de Rambouillet.

La société de Mme de Rambouillet s’était peu à peu dissoute : plusieurs sociétés moins illustres en avaient recueilli les débris. Mlle de Scudéry eut ses réunions, et ses samedis devinrent bientôt célèbres. Pellisson, Sarrazin, Godeau, Conrart, Chapelain, M. de Montausier, en étaient les habitués. Chacun y avait un nom de roman, ordinairement celui sous lequel il avait été désigné dans le Cyrus ou la Clélie : Conrart, Théodamas ; Pellisson, Herminius ou Acante ; Sarrazin, Amilcar ou Polyandre, etc. Godeau, évêque de Vence, petit et chétif après s’être intitulé le nain de Julie à l’hôtel de Rambouillet, s’appelait chez Sapho le mage de Sidon, ou bien encore le mage de Tendre. Les conversations roulaient d’ordinaire sur des sujets d’amour, comme dans la Clélie : Pellisson était chargé de tenir registre des délibérations ; ces comptes-rendus s’appelaient chroniques du samedi[14]. On en a un extrait que chacun peut consulter dans les manuscrits de Conrart, à la bibliothèque de l’Arsenal. Si les détails que ce manuscrit renferme nous avaient été transmis par une personne étrangère à ces réunions, on croirait qu’on y a voulu ridiculiser à plaisir la société de Sapho. On y trouve le compte-rendu d’une journée célèbre dans les annales des précieuses. Le samedi 20 décembre 1653, l’assemblée étant réunie, Théodamas (Conrart), qui brûle d’une passion discrète pour la princesse Philoxène (Mme Arragonais), lui envoie un cachet de cristal avec un billet en vers. Il faut répondre, et alors s’engage une espèce de tournoi poétique et galant : Polyandre et Acante improvisent chacun un madrigal, qui est accueilli avec enthousiasme ; peu à peu l’ivresse poétique devient contagieuse, les têtes s’échauffent, les madrigaux se succèdent, se croisent avec une extrême rapidité, la plume court de main en main ; jusqu’aux valets de la maison, tout le monde fait des vers, et ces vers, que le manuscrit rapporte, sont tous plus pitoyables les uns que les autres. Enfin, d’un commun accord, on assigne à l’invincible Polyandre (Sarrazin) le prix du combat. Cette mémorable journée prit le nom de journée des madrigaux. Un extrait de ce compte-rendu serait un commentaire excellent à joindre aux Précieuses ridicules[15]. Le madrigal de Mascarille vaut bien ceux de l’invincible Polyandre.

Malgré toutes ces niaiseries, Mlle de Scudéry vivait honorée et respectée. En 1671, l’Académie ouvrit, pour la première fois, le concours pour le prix d’éloquence, fondé par Balzac : Mlle de Scudéry obtint le prix. Son discours de la Gloire est pourtant assez faible ; mais un prix fondé par un des héros de l’hôtel de Rambouillet revenait de droit à Mlle de Scudéry. Mme de Sévigné parle toujours d’elle avec beaucoup d’estime : « L’esprit et la pénétration de Sapho n’ont point de bornes, dit-elle dans une lettre à M. de Pomponne ; elle lui écrivait quelquefois. Huet, Segrais, Ménage, Fléchier, professaient une grande admiration pour cette illustre fille, et Mascaron, évêque de Tulle, lui écrivait en 1672 : L’occupation de mon automne est la lecture du Cyrus, de la Clélie et d’Ibrahim (l’Illustre Bassa). Ces ouvrages ont toujours pour moi le charme de la nouveauté, et j’y trouve tant de choses propres pour réformer le monde, que je ne fais point de difficulté de vous avouer que, dans les sermons que je prépare pour la cour, vous serez très souvent à côté de saint Augustin et de saint Bernard. »

Mlle de Scudéry méritait ces hommages par son caractère beaucoup plus que par son talent. Son cœur était toujours du parti, des opprimés ; elle resta fidèle à Fouquet disgracié ; c’est elle qu’il chargeait de remettre secrètement au gazetier Loret la pension que celui-ci touchait avant la chute du surintendant (le haineux Golbert, irrité de la fidélité de Loret envers son bienfaiteur, avait supprimé la pension) ; c’est à elle que Pellisson faisait passer les mémoires qu’au fond de la Bastille il écrivait en faveur de Fouquet. Mlle de Scudéry ne négligea rien, de son côté, pour adoucir la captivité du pauvre Pellisson jusqu’au moment où il fut rendu à la liberté.

George de Scudéry était mort en 1667 ; sa veuve, qui eut avec Bussy-Rabutin une correspondance suivie, ne semble pas avoir continué de fréquenter sa belle-sœur ; du moins elle ne parle jamais d’elle dans ses lettres. Mlle de Scudéry resta seule, et vit peu à peu disparaître tous ses anciens amis : de nouvelles connaissances les remplacèrent imparfaitement. Son esprit garda jusqu’à la fin la même vivacité : à quatre-vingt-douze ans, elle adressait encore au roi quelques jolis vers. Elle mourut en 1701 ; deux églises se disputèrent l’honneur de lui donner la sépulture ; il fallut que l’autorité intervînt pour terminer ce différend. Long-temps encore elle eut des admirateurs. L’abbé Prévost la cite avec éloge dans son journal (le Pour et le Contre), et Hofmann a donné son nom à l’un de ses meilleurs contes[16].

Nous n’avons point dissimulé les côtés faibles de Mlle de Scudéry, nous n’avons point cédé à cette manie de réhabilitation qui est, dit-on, une des maladies de notre siècle (quoique de nos jours le défaut le plus général ne soit pas de flatter les vaincus). Nous pensons pourtant qu’une étude sérieuse de ces romans ne serait pas inutile à l’histoire de notre littérature. Ces ouvrages, quelle que soit leur faiblesse, ont joui long-temps d’une heureuse destinée ; il est impossible qu’ils n’aient pas eu une assez grande influence. Si le Roman comique préparait Gil Blas, Mlle de Scudéry, dans un autre genre, ouvrait la voie à Mme de La Fayette : la Princesse de Clèves est la peinture sobre et correcte de ces passions contenues que la Clélie analyse si longuement. Cette influence se retrouverait également au théâtre. S’il est arrivé parfois aux héros de Corneille d’imiter les allures des capitans mis en honneur par La Calprenède, ne trouve-t-on pas aussi dans Racine les fadeurs sentimentales de Mlle de Scudéry ? Dans ses tragédies, comme dans la Clélie, n’y a-t-il pas beaucoup d’entretiens et trop peu d’action ? Enfin cette anatomie profonde des passions, qui nous étonne dans Racine, ces retours continuels que les amans font sur eux-mêmes, ce soin avec lequel ils étudient leurs propres émotions, n’est-ce pas là ce que Mlle de Scudéry essayait de faire dans la mesure de son talent ? Nous ne voulons pas établir ici une comparaison trop injurieuse pour Racine ; mais est-il possible à un poète, et surtout à un poète dramatique, de se soustraire entièrement à l’influence du goût dominant ? Or, presque tous ceux qui assistaient aux représentations d'Andromaque et de Phèdre avaient lu et admiré Mlle de Scudéry. — Cette étude, d’ailleurs, nous inspirerait une admiration plus éclairée et plus vive pour Corneille et pour Racine ; elle prouverait qu’ils ne devaient leurs qualités qu’à eux-mêmes, et que leurs défauts, au contraire, leur ont été imposés par les préjugés et le mauvais goût de leurs contemporains[17]. On leur a souvent reproché, par exemple, d’avoir négligé la vérité historique, la couleur locale, de n’être pas assez Grecs ou assez Romains. La lecture de La Calprenède et de Mlle de Scudéry nous corrigerait de cette injuste sévérité ; elle nous montrerait que nos deux grands tragiques ont été sur ce point beaucoup plus rigoureux avec eux-mêmes qu’on ne l’était à leur égard. Le public qui se contentait des Romains et des Grecs de la Cléopâtre et de la Clélie ne pouvait être fort exigeant.

Enfin il serait intéressant d’étudier ainsi à son origine, et de suivre dans ses développemens, cette littérature de second ordre qui, pendant deux siècles, va côtoyant la grande littérature, jusqu’au moment où, de nos jours, elle semble parfois s’en séparer et trop souvent devenir une espèce de marchandise qui n’a plus rien de littéraire. On rencontrerait d’abord Marivaux imitant Mlle de Scudéry dans ses subtiles et ingénieuses analyses, et, comme elle, pesant précieusement des riens dans des balances de toiles d’araignée ; un peu plus tard, l’abbé Prévost avec ses grands romans, auxquels un seul de ses ouvrages, court et rapide, a survécu[18]. Dans ce genre secondaire, où la délicatesse et un certain intérêt suffisent, mais où nul génie (s’il s’en rencontre) n’est de trop[19], nous trouverions à toute époque des triomphes mérités et des succès scandaleux ; à côté de Voltaire et de Jean-Jacques, de Zadig et de la Nouvelle Héloïse, nous verrions Crébillon fils goûté, applaudi, exalté, et d’Arnaud-Baculard comparé par Frédéric-le-Grand à Voltaire, qui eut ce jour-là assez de modestie pour s’en fâcher. Ainsi, peu à peu, en suivant ce courant plus ou moins rapide, plus ou moins grossi par les affluens étrangers, nous arriverions par degrés à l’immense débordement auquel nous assistons aujourd’hui, et l’histoire du temps passé nous consolerait peut-être un peu de nos misères. Le XVIIe siècle lui-même avait bien les siennes. Grace à l’éloignement, ce n’est plus pour nous que le siècle de Corneille et de Molière, de La Fontaine et de Racine ; il n’en était pas de même pour les contemporains. Que de noms oubliés aujourd’hui étaient alors cités avec honneur à côté de ces grands noms ! Pourtant il ne faudrait pas pousser trop loin le parallèle. Sans doute, au XVIIe siècle comme aujourd’hui, on arrivait au succès en flattant des goûts frivoles, en sacrifiant les suffrages sérieux aux engouemens passagers ; mais le public qui donnait alors le ton aux romanciers, le public dont l’opinion était souveraine, dont le caprice avait force de loi, ne ressemblait guère à celui d’aujourd’hui. Sous Louis XIV, on s’adressait à une société choisie, on en reproduisait le ton et le langage, et il fallait encore quelque talent pour représenter fidèlement ces entretiens, quintessenciés peut-être, mais délicats et ingénieux. Aujourd’hui l’on s’adresse à la foule et chacun se met à son aise ; les lecteurs, plus nombreux, sont aussi moins exigeans. La Clélie avait au moins une forme littéraire qui dissimulait un peu l’absurdité du fond ; elle se recommandait par le style, et c’est là ce qui a valu à ce mauvais roman une existence si longue et si brillante, une vogue si inquiétante pour le goût. La plupart des romans actuels ne présentent pas le même danger. Assurément, s’il fallait choisir entre les improvisateurs d’autrefois et ceux d’aujourd’hui, nous prendrions parti pour les premiers ; après tout, le langage des ruelles valait mieux que celui des bagnes. Il faut pourtant convenir que nos romans médiocres ont un incontestable avantage sur la Cléopâtre et la Clélie ; ils vivent beaucoup moins long-temps. Depuis que la presse quotidienne, leur est venue en aide, la consommation est devenue plus considérable, mais aussi plus rapide ; ils meurent chaque jour en détail, et, s’ils arrivent en foule, ils disparaissent plus promptement.


EUGÈNE DESPOIS.

  1. Préface de Lygdamon.
  2. Tallemant des Réaux.
  3. La petite-vérole lui avait déchiqueté les joues et déplacé presque les yeux L’abbé d’Olivet, Histoire de l’Académie.
  4. Boileau exagère beaucoup cependant. Scudéry composa seize pièces pour le théâtre, et publia en outre une douzaine de volumes de prose et de vers. Il est vrai que quelques personnes pouvaient le regarder comme l’auteur des romans écrits par sa sœur et signés par lui, quoiqu’il fût impossible d’y reconnaître la main de Scudéry. Dans tous les cas, cela ne ferait en tout, en 1664, époque où Boileau a écrit ces vers, qu’une cinquantaine de volumes publiés en trente-quatre ans. Cette fécondité, fort extraordinaire pour le temps, semblerait aujourd’hui une extrême stérilité.
  5. On citait plus tard comme un prix extraordinaire (non pour l’auteur, mais pour le temps) une somme de 2,000 livres que le libraire de Chapelain lui paya pour sa Pucelle, si long-temps attendue et d’abord très favorablement accueillie. Boileau reçut, dit-on, 600 livres pour le Lutrin, et Racine 200 pour Andromaque.
  6. Tallemant des Réaux.
  7. Ce mot lui-même est de l’invention des précieuses. Du temps de l’École des Femmes (1662), il n’avait point encore passé dans la langue commune. Dans la Critique de l’École des Femmes, une précieuse emploie cette expression : « Comment dites-vous ce mot-là, madame ? reprend Élise. -Obscénité, madame. — Ah ! mon Dieu ! obscénité ! Je ne sais ce que ce mot veut dire ; mais je le trouve le plus joli du monde. »
  8. Il raconte un tour que le jeune Pisani, fils de Mme de Rambouillet, fit à une de ses deux sœurs, et qui prouve jusqu’où celle-ci poussait, à certains égards, la délicatesse. Mme de Rambouillet et ses filles avaient la plus grande aversion contre les bonnets de nuit : « Un jour, M. de Pisani envoya prier sa plus jeune sœur de venir jusque dans sa chambre : c’était celle qui était la plus déchaînée contre ces pauvres bonnets. Elle ne fut pas plutôt dans la chambre de son frère, que cinq ou six hommes sortent d’un cabinet avec des bonnets de nuit, qui, à la vérité, avaient des coiffes bien blanches, car des bonnets sans coiffes eussent été capables de la faire mourir de frayeur. » Le marquis de Montausier, instruit de cette aversion, ne voulut jamais, après son mariage, porter des bonnets de nuit, jusqu’au moment où une grave blessure, reçue à la tête au combat de Montansais, l’eut forcé enfin de renoncer à ses scrupules.
  9. Voyez l’excellente notice de M. Sainte-Beuve sur Mme de Lafayette, livraison du 1er septembre 1836.
  10. « Mlle de Scudéry avait fait des romans ; mais, tant qu’elle avait été de la société de Julie d’Angennes, elle les avait publiés sous le nom de son frère. Détachée de toute contrainte par sa séparation d’avec Julie, elle inonda Paris de ses nouvelles productions, et les répandit sous son nom. » Il y a là plusieurs inexactitudes : d’abord M. et Mme de Montausier continuèrent toujours à voir Mlle de Scudéry, de plus tous ses romans ont été publiés sous le nom de son frère, et ses autres ouvrages parurent sans nom d’auteur.
  11. « Mme de Staël disait que l’enlèvement de Clarisse avait été un des évènemens de sa jeunesse… Que ce soit à propos de Clarisse ou de quelque autre, chaque imagination poétique et tendre peut se redire cela. » (M. Sainte-Beuve.)
  12. Il paraît que, si les romanciers attrapaient déjà leurs libraires, leurs confrères, les auteurs dramatiques ou autres, le leur rendaient bien. Aussi les faiseurs de romans prenaient-ils leurs précautions. Gomberville, dans le privilège (le Polexandre, fit insérer ce qui suit : « Faisons très expresses défenses à toutes personnes d’imprimer ledit livre… ni d’en extraire aucune pièce ou histoire pour les mettre en vers, ou en faire des desseins de comédies, tragédies, poèmes ou romans, même d’en prendre des titres ou frontispices ; sans le consentement de l’exposant, à peine de trois mille livres d’amende. » (Privilège du roi du 15 janvier 1637.)
  13. La gravité des solitaires de Port-Royal ne fut pas insensible aux hommages que leur rendit Mlle de Scudéry dans sa Clélie « Vous avez oublié (leur dit Racine dans sa lettre à l’auteur des Hérésies imaginaires), vous avez oublié que Mlle de « Scudéry avait fait une peinture avantageuse de Port-Royal dans sa Clélie. Cependant j’avais ouï dire que vous aviez souffert patiemment qu’on vous eût loués dans ce livre horrible (horrible, comme roman, aux yeux des jansénistes). L’on fit venir au désert le volume qui parlait de vous. Il y courut de main en main, et tous les solitaires voulurent voir l’endroit où ils étaient traités d’illustres. Ne lui a-t-on pas même rendu ses louanges dans l’une des Provinciales, et n’est-ce pas elle que l’auteur entend lorsqu’il parle d’une personne qu’il admire sans la connaître ? » Janvier 1666.
  14. Ce manuscrit existe encore. « Je l’ai eu entre les mains, dit M. de Monmerqué dans sa précieuse édition de Tallemant : il fait aujourd’hui partie de la riche et curieuse bibliothèque de M. Feuillet, des affaires étrangères, de la société des bibliophiles français. Ce recueil est écrit par Conrart pour la plus grande partie. Il porte des corrections et des additions de la main de Pellisson. On y rencontre même quelques mots tracés par Mlle de Scudéry. »
  15. Ainsi qu’aux Femmes savantes. Chrysale se plaint que ses valets eux-mêmes font des vers :
    L’un me brûle mon rôt en lisant quelque histoire ;
    L’autre rêve à des vers, quand je demande à boire.
  16. Boileau ne publia qu’en 1710 son Dialogue des héros de roman. Cette critique de la Clélie et du Cyrus venait bien tard ; mais sans doute les romans de Mlle de Scudéry avaient encore quelque réputation, puisque Boileau a pensé que cette critique pouvait offrir quelque intérêt. Il dit dans la préface que, dans sa jeunesse, il lut ces romans, ainsi que les lisait tout le monde, avec beaucoup d’admiration, et qu’il les regardait alors comme des chefs-d’œuvre de notre langue. « Mais enfin, mes années étant accrues, et la raison m’ayant ouvert les yeux, je reconnus la puérilité de ces ouvrages ;… Je composai ce dialogue dans ma tête, mais… je gagnai sur moi de ne point l’écrire et de ne le point laisser voir sur le papier, ne voulant pas donner ce chagrin à une fille, après tout, qui avait beaucoup de mérite, et encore plus de probité et d’honneur que d’esprit. »
  17. Ce qui est assez remarquable, c’est que les contemporains de Racine lui reprochent parfois de n’être pas assez tendre :

    Je ne sais pas pourquoi l’on vante l’Alexandre ;
    Ce n’est qu’un glorieux qui ne dit rien de tendre.

    Bussy, dans une de ses lettres, déclare qu’il n’a pas trouvé tant de tendresse dans Bérénice, et il ajoute avec sa fatuité ordinaire : Du temps que je me mêlais d’avoir de la tendresse, il me souvient que j’eusse donné là-dessus le reste à Bérénice. (13 août 1671.)

  18. Si ses longs développemens semblent une imitation de Richardson, Prévost n’avait pas oublié, comme on l’a vu plus haut, les romans de Mlle de Scudéry.
  19. M. Sainte-Beuve.