Le Roman de Renart/Prologue

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Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 1-5).

PROLOGUE.

Où l’on voit comment le Goupil et le Loup vinrent au monde, et pourquoi le premier s’appellera Renart, le second Ysengrin.



Seigneurs, vous avez assurément entendu conter bien des histoires : on vous a dit de Paris comment il ravit Helene, et de Tristan comme il fit le lai du Chevrefeuil ; vous savez le dit du Lin et de la Brebis, nombre de fables et chansons de geste : mais vous ne connoissez pas la grande guerre, qui ne finira jamais, de Renart et de son compère Ysengrin. Si vous voulez, je vous dirai comment la querelle prit naissance et, avant tout, comment vinrent au monde les deux barons.

Un jour, j’ouvris une armoire secrète, et j’eus le bonheur d’y trouver un livre qui traitoit de la chasse. Une grande lettre vermeille arrêta mes yeux ; c’étoit le commencement de la vie de Renart. Si je ne l’avois pas lue, j’aurois pris pour un homme ivre celui qui me l’eût contée ; mais on doit du respect à l’écriture et, vous le savez, celui qui n’a pas confiance aux livres est en danger de mauvaise fin.

Le Livre nous dit donc que le bon Dieu, après avoir puni nos premiers parens comme ils le méritoient, et dès qu’ils furent chassés du Paradis, eut pitié de leur sort. Il mit une baguette entre les mains d’Adam et lui dit que, pour obtenir ce qui lui conviendroit le mieux, il suffisoit d’en frapper la mer. Adam ne tarda pas à faire l’épreuve : il étendit la baguette sur la grande eau salée ; soudain il en vit sortir une brebis. « Voilà, » ce dit-il, « qui est bien ; la brebis restera près de nous, nous en aurons de la laine, des fromages et du lait. »

Ève, à l’aspect de la brebis, souhaita quelque chose de mieux. Deux brebis, pensa-t-elle, vaudront mieux qu’une. Elle pria donc son époux de la laisser frapper à son tour. Adam (nous le savons pour notre malheur), ne pouvoit rien refuser à sa femme : Ève reçut de lui la baguette et l’étendit sur les flots ; aussitôt parut un méchant animal, un loup, qui, s’élançant sur la brebis, l’emporta vers la forêt voisine. Aux cris douloureux d’Ève, Adam reprit la baguette : il frappe ; un chien s’élance à la poursuite du loup, puis revient ramenant la brebis déjà sanglante.

Grande alors fut la joie de nos premiers parens. Chien et brebis, dit le Livre, ne peuvent vivre sans la compagnie de l’homme. Et toutes les fois qu’Adam et Ève firent usage de la baguette, de nouveaux animaux sortirent de la mer : mais avec cette différence qu’Adam faisoit naître les bêtes apprivoisées, Ève les animaux sauvages qui tous, comme le loup, prenoient le chemin des bois.

Au nombre des derniers se trouva le goupil, au poil roux, au naturel malfaisant, à l’intelligence assez subtile pour decevoir toutes les bêtes du monde. Le goupil ressembloit singulièrement à ce maître-passé dans tous les genres de fourberies, qu’on appeloit Renart, et qui donne encore aujourd’hui son nom à tous ceux qui font leur étude de tromper et mentir. Renart est aux hommes ce que le goupil est aux bêtes : ils sont de la même nature ; mêmes inclinations, mêmes habitudes ; ils peuvent donc prendre le nom l’un de l’autre.

Or Renart avoit pour oncle sire Ysengrin, homme de sang et de violence, patron de tous ceux qui vivent de meurtre et de rapine. Voilà pourquoi, dans nos récits, le nom du loup va se confondre avec celui d’Ysengrin.

Dame Hersent, digne épouse du larron Ysengrin, cœur rempli de félonie, visage rude et couperosé, sera, par une raison pareille, la marraine de la louve. L’une fut insatiable autant que l’autre est gloutonne : mêmes dispositions, même caractère ; filles, par conséquent, de la même mère. Il faut pourtant l’avouer : il n’y a pas eu de parenté véritable entre le loup et le goupil ; seulement, quand ils se visitoient et qu’il y avoit entre eux communauté d’intérêts et d’entreprises, le loup traitoit souvent le goupil de beau neveu ; l’autre le nommoit son oncle et son compère. Quant à la femme de Renart, dame Richeut, on peut dire qu’elle ne cède pas en fourbe à la goupille, et que si l’une est chatte, l’autre est mitte. Jamais on ne vit deux couples mieux assortis ; même penchant à la ruse dans Renart et dans le goupil ; même rapacité dans la goupille et dans Richeut.

Et maintenant, Seigneurs, que vous connoissez Ysengrin le loup et Renart le goupil, n’allez pas vous émerveiller de voir ici parler le goupil et le loup, comme pouvoient le faire Ysengrin et Renart : les bons frères qui demeurent à notre porte, racontent que la même chose arriva jadis à l’ânesse d’un prophète que j’ai entendu nommer Balaam. Le roi Balaac lui avoit fait promettre de maudire les enfans d’Israël ; Notre Seigneur qui ne le voulut souffrir, plaça devant l’ânesse son ange armé d’un glaive étincelant. Balaam eut beau frapper la pauvre bête, le fouet, le licou, les talons n’y faisoient rien ; enfin, l’ânesse, avec la permission de Dieu, se mit à dire : « Laissez-moi, Balaam, ne me frappez pas ; ne voyez-vous pas Dieu qui m’empêche d’avancer ? » Assurément Dieu peut, et vous n’en doutez pas, donner également la parole à toutes les autres bêtes ; il feroit même plus encore : il décideroit un usurier à ouvrir par charité son escarcelle. Cela bien entendu, écoutez tout ce que je sais de la vie de Renart et d’Ysengrin.