Le Roman de la Sardaigne - Grazzia Deledda

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Le Roman de la Sardaigne - Grazzia Deledda
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 397-425).
LE ROMAN DE LA SARDAIGNE

GRAZIA DELEDDA

Le pèlerinage d’admiration que notre goût littéraire accomplit, depuis vingt ans, autour de l’Europe, n’a pas été sans profits. Sans doute, à quêter successivement nos lectures auprès des Anglais, des Russes, des Norvégiens, des Italiens, des Espagnols, des Polonais, et de quelques autres peuples moins connus, nous avons commis des erreurs et affiché des ridicules. Nous avons fait preuve d’autant de versatilité que de bonne volonté, et de plus d’incertitude, souvent, que de clairvoyance. Il nous est arrivé de crier à l’originalité devant la contrefaçon, et d’abuser du droit que nous avons acquis, de consacrer le talent, pour décerner libéralement le génie, « à titre étranger. » Peu à peu, pourtant, de nos méprises se sont dégagées des leçons. Nos engouemens se sont corrigés en se multipliant. L’expérience de nos exagérations et de nos inconstances nous a appris à mettre de la prudence dans nos enthousiasmes, et des degrés dans nos sympathies. Surtout, les motifs obscurs qui nous poussaient vers les littératures étrangères se sont éclairés et confirmés.

Il serait trop aisé, en effet, et trop affligeant, de ne voir que fantaisie de blasés, signe de décrépitude nationale, pose et « snobisme, » dans les inquiétudes de notre curiosité. Nous avions besoin de nous renouveler, de changer d’air. Nous étions las des querelles d’écoles et des préoccupations techniques ; le naturalisme nous faisait désirer le naturel ; nous avions soif de sincérité pure, de réalité pleine, de fraîcheur et de profondeur morales. Nous voulions des impressions nouvelles, mais aussi de nouvelles réponses aux questions où se formulait notre malaise social et religieux. La brèche ouverte dans notre pays nous contraignait à regarder au loin, à interroger l’âme des peuples, l’esprit des races. Incertaine en apparence, notre mobile enquête n’était donc pas, cependant, dépourvue d’une vague et instinctive direction ; et c’est la détermination de ces tendances qui est le meilleur résultat de nos essais, souvent ingénus, d’intelligence et d’admiration.

Nous nous sommes désaccoutumés de juger le livre du seul point de vue de la beauté. C’est un fait assez remarquable, que le public lettré n’est plus composé d’humanistes, c’est-à-dire d’esthètes classiques, mais d’hommes qui pensent, ou qui se vantent et qui s’efforcent de penser. Moins attentifs aux prestiges de la forme, nous sommes devenus plus exigeans pour le fond ; nous réclamons de l’œuvre littéraire plus de vérité humaine, une plus large portée, un intérêt moral ou social, des enseignemens ou des renseignemens. Nos préférences sont gouvernées par un certain esprit scientifique, philosophique, démocratique aussi. Entre toutes les œuvres que notre sympathie adopte, celles auxquelles nous nous sentons attachés par plus de liens sont celles qu’imprègne l’âme populaire, celles où se traduit l’originalité d’une race... Bref, ces nombreux contacts avec les littératures étrangères ont secondé et fécondé les efforts d’une critique qui, depuis Renan et Taine, soucieuse avant tout des idées et des faits, cherche à rétablir solidement les rapports de la littérature avec la vie, avec toutes les manifestations de la vie, et toutes les sciences de la vie. Notre goût ne s’est pas épuré ; on ne peut pas dire non plus qu’il se soit corrompu : il s’est, en quelque sorte, nourri. De nouveaux motifs y sont intervenus et, pour quelque temps sans doute, s’y sont incorporés. Pour parler le langage des philosophes, nos critères se sont multipliés, comme nos inclinations se sont définies ; et, en conséquence, quoiqu’il soit de mode à présent de dire beaucoup de mal du jugement littéraire du public français, il semble, au contraire, qu’il se soit, depuis plusieurs années, élevé, élargi, affermi, et que nous touchions à un très heureux moment de notre goût.

J’avais besoin de me rassurer moi-même par ces considérations encourageantes avant de prononcer le nom d’un écrivain italien que la réclame n’a point signalé, et qui doit se passer d’elle, puisqu’il le peut. On a quelque scrupule à solliciter encore de ce côté l’attention des lecteurs français ; on veut s’assurer qu’on ne se trompe pas, et leur assurer qu’on ne veut pas les tromper. On souhaite que l’hôte qu’on présente et qu’on aime soit bien reçu, et l’on analyse les raisons qu’on a de l’espérer,


I

C’est dans la Nuova Antologia, il y a trois ans, que j’ai lu, pour la première fois, une œuvre signée du nom de Grazia Deledda, Il vecchio della Montagna. Qu’il peut tenir de vie, dans quelques pages d’imprimerie ! Et si la littérature est la suprême vanité, comme le disent ceux qui en abusent le plus joliment, quel mystère délicieux et noble, pourtant, que l’incarnation de l’Univers vibrant dans ces rangées monotones de caractères ! Les lignes compactes semblaient s’élargir en horizons. Les petites lettres noires, dont l’encre même n’a plus d’odeur, ces petites lettres dociles aux calculs des statisticiens comme aux dissertations des philosophes, exhalaient, cette fois, le parfum immense et complexe de tout un pays de montagnes boisées et de plaines brûlées par le soleil. Le grand paysage de la Sardaigne ondulait, des roches scintillantes aux plateaux herbus, et des prairies aromatiques, pleines du bourdonnement des abeilles, aux marécages dont les eaux stagnantes luisent, entre les roseaux, d’un éclat métallique. On voyait, on sentait vivre la terre. Les feuilles se couvraient de rosée, le vent gémissait dans les forêts de plus et de chênes verts, les clairs de l’une argentés ruisselaient dans les clairières. Après les nuits de gel où brillent les étoiles, après les nuits d’été où le bleu du ciel pèse et caresse comme un velours, après les nuits secouées d’ouragans ou baignées de pluie, les aurores de nacre ou de feu montaient lentement derrière le rempart des cimes déchiquetées. Les jours passaient, innombrables, chacun pourtant avec la personnalité de ses nuances, et quand les crépuscules s’écroulaient dans un amoncellement de nuages, dans un tumulte de flammes, au delà des maisonnettes blanches, au delà du treillis des arbres, au loin, vers la mer, on y sentait la fin de quelque chose d’unique et qui ne reviendrait plus. Et le ciel s’éteignait, d’un bleu plus sombre, les étoiles y jaillissaient, comme des étincelles voilées, comme des perles, et la terre mélancolique parlait son langage de souffles, de bruits vagues et de parfums... Elle vivait, la vieille Ile, toujours libre malgré les meurtrissures de l’histoire, toujours sauvage malgré l’afflux des conquérans et les traces des civilisations accumulées. Elle vivait d’une vie indomptable et calme. La magie de ses spectacles, la subtile douceur de ses voluptés, se révélaient dans ces pages pleines de sensations précises, riches de descriptions rapides, sans effort minutieuses et condensées, et si variées, si justes, si diversement intenses, que l’auteur s’évanouissait, et que la candide puissance de la nature apparaissait sans déformations, avec toute la changeante complexité de ses charmes.

Et, comme l’âme des choses, l’âme des hommes aussi s’exprimait sans que l’interprète se laissât entrevoir. On ne s’y trompe pas. Il n’est que trop facile de deviner, à la recherche d’une parure de style, au raffinement d’un sentiment, à la rareté ou à la force longuement préparée d’une situation, l’intervention de l’auteur. Ici, rien de semblable. Les personnages n’étaient point choisis dans un monde où l’extrême civilisation aiguise les consciences et varie les conflits : c’étaient les enfans de cette terre vigoureuse et farouche, des gardiens de troupeaux, de bœufs ou de porcs, des paysannes et des servantes, des gens simples, les premiers venus de cette race agreste. Et cependant ils vivaient, eux aussi, et ce n’était pas seulement le détail pittoresque de leurs mœurs, de leurs traditions antiques, de leurs superstitions naïves, qui retenait l’attention en amusant la curiosité. Non ! Mais en eux on sentait frémir l’homme. Dans un autre milieu, dans un autre décor, nos passions à nous s’agitaient là, bien différentes des nôtres sans doute dans leurs occasions et leurs circonstances, différentes même dans leurs démarches, leurs détours et leurs manifestations, — identiques pourtant en leur fond.

A les suivre dans leur croissance et leurs hésitations, on goûtait cette surprise délicate et saine, de pénétrer dans des âmes étrangères, et néanmoins toutes proches. Rien n’était déguisé de ce qui les sépare de nous, — la médiocrité rustique des préoccupations, les préjugés, l’allure primitive des pensées, la brusquerie des impulsions. Rien non plus, dans la composition du drame, n’était combiné de façon à nous rendre ces modestes héros artificiellement sympathiques, soit par l’exagération tragique de leurs sentimens, soit par la précipitation des événemens. Tout était simple sans simplification, clair et pénétrant sans apprêt-. Les passions se développaient avec lenteur, avec l’illogisme qui leur est propre, tantôt arrêtées pendant des mois, et tantôt, d’un saut, portées en une heure de crise aux décisions violentes. Sous la vérité extérieure et locale du costume et des mœurs, on touchait la vérité largement, profondément, immuablement humaine. L’exotisme ici, comme il est juste, n’était que le vêtement de la vérité morale.

Par là se répandait d’ans le récit une poignante beauté. S’il révélait les sauvages et bizarres harmonies du pays et de la race, des sites et des mœurs, plus au fond il suggérait sans cesse le sentiment douloureux et grandiose de l’opposition qui sépare l’homme de la terre, et la vie des choses du destin des âmes. Les oiseaux des bois et des bruyères, les troupeaux assemblés dans les tancas[1], accommodent leur existence obscure au rythme fixe des temps. Mais c’est en vain que l’homme, enveloppé du frisson confus de l’éternelle vie, mesure aussi ses travaux sur l’ordre des mois. C’est en vain que sa timide activité, asservie aux volontés du sol, se contente de l’aider, avec une sorte de respect, à éprouver ces grandes passions régulières que sont pour lui les saisons. C’est en vain que par la simplicité de ses mœurs il reste de tout près uni à la terre. Son destin le soustrait à la placidité des champs. Banale remarque, sans doute ; vérité par trop évidente, — saisissante pourtant quand un Pascal la formule, ou lorsque, comme chez Grazia Deledda, elle s’insinue lentement et s’impose par le détail de l’analyse et des descriptions : Monde dans un monde, l’homme vit sa vie propre, sa vie de soucis, de doutes et d’angoisses, de joies péniblement conquises, de douleurs longuement méditées. Tapies dans les sinuosités des plateaux ou au creux des vallées, isolées au flanc des coteaux et dans les vastes plaines, ou amassées en cités étroites au bord des rivières et dans les anfractuosités de la côte, écrasées par la robuste ossature de l’île, perdues dans le règne du soleil et dans le .désert silencieux des nuits, les petites maisons rustiques de terre séchée, de bois ou de silex, contiennent un univers, un univers de bonheurs intimes ou de souffrances cachées, de vertus et de vices, d’héroïsmes ou de vengeances...

C’est cette confrontation perpétuelle de l’homme et de la nature qui est émouvante, et d’autant plus que l’auteur n’y a pas mis de prétention, ni même d’intention. Sa puissance tient à cette inconscience de génie. Dans ses yeux, dans tous ses sens, dans ses sentimens et dans son esprit, la Sardaigne et son peuple se sont mêlés. Il a vu du même regard, compris de la même pensée, aimé du même cœur les paysages et les âmes. Il n’a point pris parti ; il n’a pas songé à les soumettre les uns aux autres, à les interpréter les uns par les autres, comme ont fait chez nous, en sens divers, classiques et romantiques, réalistes et psychologues. Il les a transcrits comme il les avait vus et sentis, rapprochés constamment, inséparables ; et la continuité de ce contact a dégagé l’opposition foncière. L’auteur n’y est pour rien : en lui et dans son œuvre, il a laissé faire les choses ; mais précisément là est le meilleur, le plus rare de son originalité, — dans ce surprenant minimum de réaction personnelle, dans cette impartialité, dans cette passivité, pourrait-on dire, qui, loin d’impliquer le manque d’aucun des dons nécessaires au talent, suppose au contraire la surabondance de facultés qui constitue le génie.


II

Si merveilleusement douée que soit Grazia Deledda, ce mérite exceptionnel d’exactitude spontanée ne s’expliquerait pas, si elle avait abordé la Sardaigne avec une curiosité déjà en éveil et une intelligence déjà formée. Pour refléter un pays et un peuple avec tant de sincérité, pour appliquer sans effort à les représenter des qualités si diverses d’observation, de sensibilité, d’imagination, il faut que ces qualités se soient, en quelque sorte, identifiées à leur objet ; il faut que, dès l’enfance, l’esprit se soit assimilé à la matière de l’œuvre future. Des romans tels que ceux de Grazia Deledda ne peuvent être qu’autochtones.

Elle est Sarde, en effet ; elle a vécu dans les paysages qu’elle décrit, et de l’existence des personnages qu’elle met en scène. Son génie exprime moins sa personne que sa patrie. Elle est la George Sand de son pays, mais une George Sand d’origine rustique, sans romantisme, dont l’inspiration est faite, avant tout, de souvenirs aimés. Ses romans sont la méditation de son passé, des impressions innombrables que lui ont laissées les hommes et les choses de sa chère Sardaigne, de ce qu’elle sent qui diffère, en elle-même, des sentimens d’une autre race.

Elle est née à Nuoro, chef-lieu d’arrondissement de la province de Sassari. La petite ville, qui compte sept ou huit mille habitans, est située à six cents mètres au-dessus du niveau de la mer, au bord de deux vallées, l’une cultivée, l’autre sauvage. Les rues, sauf la principale, sont étroites, bordées de maisonnettes peintes en blanc, en rose, en bleu, et de simples chaumières noirâtres, plus nombreuses, bâties de pierre et de boue. Le père de Grazia, homme intelligent et énergique, avait fait ses études à Cagliari, au sud de l’ile, où le menait un voyage de trois jours à cheval. Après avoir exercé pendant quelque temps les fonctions de procuratore, sorte d’avocat ou d’avoué, il se fit négociant, à la mode sarde, unissant à l’agriculture le commerce des produits du pays, charbon de bois, écorces, cendres, huile, etc. Levé de bonne heure, il mettait à jour sa correspondance, recevait ses ouvriers, parfois travaillait la terre lui-même, pour se ragaillardir. Aux heures de repos, assis au frais en été, l’hiver près de la grande cheminée, il lisait. Il était poète, composait des vers dialectaux et improvisait ; et, non moins que son commerce, ses talens poétiques l’avaient fait connaître de tout le district de Nuoro. Il allait souvent, dans les villages, tenir sur les fonts baptismaux les enfans de ses amis ou de ses ouvriers. La ténacité de son labeur, son esprit d’initiative et d’organisation, lui acquirent rapidement une agréable aisance. On lui empruntait de l’argent, on ne le lui rendait pas, sa fortune n’en allait pas plus mal, et la bonne réputation que lui avaient faite ses mœurs simples et sévères, croissait par ces générosités.

Vers quarante ans, quand il se trouva assuré d’un avenir facile, il se maria. Deux de ses amis et lui, qui étaient alors les hommes les plus à leur aise et les plus en vue du pays, décidèrent de prendre pour femmes, non pas les filles les mieux dotées de Nuoro, non pas les héritières des plus nobles familles, mais les plus belles et les plus modestes d’entre les paysannes. Celle que choisit Deledda, — et qui avait vingt ans de moins que lui, — n’était ni riche, ni savante ; mais elle était renommée pour son adresse aux ouvrages de femmes, et l’on admirait l’art ingénieux de ses broderies. Le couple fut heureux, et, toujours d’accord, mena la bonne vie patriarcale, unie et aisée, que Grazia a décrite dans Anime oneste. Sa mère garda et garde encore le costume du pays : le corsage à bretelles ouvert sur la chemise plissée dont il laisse voir les manches, la jupe courte, et, seulement, pour se distinguer des paysannes, le châle sur la tête au lieu de la coiffe d’étoffe qui les enveloppe jusqu’au menton. Comme les femmes bibliques, elle faisait le pain, travaillait avec les servantes, cultivait le jardin, et donnait des ordres aux ouvriers de la terre.

Au bout de la petite ville, presque dans la campagne, la maison de granit et de bois égayait d’un côté, de sa façade rose, une rue solitaire ; de l’autre, elle donnait sur un courtil et un jardinet, et, au delà, sur les champs enclos de montagnes. C’est là que naquit et que vécut Grazia, et qu’elle apprit à rêver. De sa fenêtre elle voyait les monts Orthobene, tout proches, avec leurs bois sombres, çà et là, et leurs cimes granitiques, grises et aiguës ; plus loin, la chaîne des montagnes calcaires d’Oliena, lisses et brillantes comme des marbres, selon les heures du jour et les caprices du temps tantôt roses, tantôt violettes, tantôt bleues, et plus loin, les sommets neigeux du Gennargentu. La chambre était simple, nue, presque triste ; elle l’aimait pour son horizon, et pour les songes qu’elle y faisait. Elle regardait la lune se lever, et elle ne se lassait pas de penser à ce qu’il pouvait y avoir là-bas, au delà des monts, au delà de la mer, dans les contrées ignorées de ses yeux, et que voyaient les astres. Souvent elle passait des journées entières dans la campagne, à la lisière des bois, dans les pâturages odorans, sur les pentes rocheuses. Un grand amour de la nature, des imaginations confuses, des désirs d’inconnu, se mêlaient dans cette âme d’enfant aux affections de famille, au souci des besognes domestiques, aux menus événemens de la petite ville, et animaient intérieurement sa vie monotone et douce.

Les distractions, peu nombreuses, ne jetaient pas de trouble profond dans le cours de cette existence d’honnêtes gens mi-paysans, mi-bourgeois. C’étaient des visites d’amis, qui arrivaient en chariot ou à cheval, les femmes en croupe. C’étaient les réjouissances, à date fixe, de l’année ecclésiastique ou agricole : le carnaval avec sa mascarade générale, les chants et les danses par les rues, — les fêtes religieuses, et surtout les deux grandes fêtes de Nuoro, celle du Rédempteur, du 6 au 8 août, celle de la Madone des Grâces au mois de novembre, qui attirent la foule bariolée des paysans du voisinage, — les pèlerinages en masse aux chapelles des environs, — les fêtes champêtres enfin, promenades à cheval, repas plantureux et cérémonies païennes, pour la tonte des moutons, pour la marque du bétail, pour la plantation des vignes, pour les vendanges.

Ainsi, pendant vingt-cinq ans, sans voyager ailleurs que dans son île, Grazia Deledda vécut des occupations paisibles et des limpides émotions de la famille, des sentimens et des propos de ce « petit monde antique » qu’est une cité sarde, des sensations et des songes que versent, à ceux qui les aiment, les vents, les montagnes et les bois. Pendant des jours, des mois, des années, la fillette a regardé, de ses grands yeux noirs, les nuages passer lentement sur le ciel. Elle a écouté les feuilles et les oiseaux, et les ruisselets aux fentes des roches. Elle a entendu les airs traditionnels de la musique campagnarde, les paroles des chants populaires, — des gosos (les cantiques), des mutos (les refrains réservés aux femmes) — les invocations des berbos, les plaintes et les éloges funèbres des attitidos, les contes, les discours, les conversations du peuple. Le dialecte a été sa langue maternelle ; car, en Sardaigne, on ne parle guère l’italien qu’entre maîtres et élèves dans les écoles, et dans quelques familles de fonctionnaires. Son art n’a point d’autres sources que sa vie. Quelque chose de la verve poétique de son père a passé en elle, et ses romans ont coulé de son âme comme les chansons des lèvres d’un poète primitif.

Rien d’étranger ne s’est ajouté à l’inspiration qui lui venait de son pays. Son instruction ne dépassa point celle d’une jeune bourgeoise sarde. Après avoir fréquenté l’école primaire, à treize ans elle prit dix ou douze leçons d’italien et de français. Le maître lui donnait des sujets à développer : un titre suffisait pour que son imagination entrât en campagne, et pour qu’elle composât, en vers quelquefois, tout un récit dramatique mêlé de descriptions. Le maître s’émerveillait et prenait plaisir à donner à la fillette l’occasion de déployer ses facultés d’invention. Mais il quitta Nuoro, et Grazia ne prit plus de leçons. Elle continua cependant à travailler pour son compte, et commença d’estimer assez les fruits de sa fantaisie créatrice pour les conserver. Dès son enfance, elle avait beaucoup lu. Elle lisait, par les accablantes journées d’été, tandis qu’après le repas de midi sa mère et ses sœurs faisaient la sieste, aux heures torrides, quand l’étendue semble vide et que seul un lourd bourdonnement s’élève des pâturages et des champs. Le premier roman qui lui tomba sous les yeux, autant qu’elle s’en souvienne, peignait des mœurs antiques, relatait des scènes de l’ancienne Rome : Fabiola, peut-être. Elle fut ensuite un roman édifiant de Paul Féval, et un ouvrage sur l’Inde. Ces trois volumes n’élargirent pas seulement tout à coup l’horizon de ses rêves : ils lui révélèrent l’art d’écrire, la puissance suggestive et consolante des lettres. Vivre, par l’imagination, les aventures d’autrui ; jouir de tous les sentimens humains en les analysant ; réaliser son rêve en l’écrivant, — quelle force et quelle gloire ! Y atteindrait-elle jamais ? Le plaisir qu’elle avait pris aux humbles « devoirs de style » dont son professeur d’italien et de français lui proposait les thèmes, les succès qu’elle avait obtenus dans ses essais, lui donnèrent l’audace de poursuivre.

Elle avait quinze ans quand elle écrivit une nouvelle fantastique et tragique : Sangue sardo. En secret, elle l’envoya à Rome, à un journal de modes qui la publia. Si la jeune fille fut ravie, sa famille se souleva d’indignation. On n’avait jamais vu, à Nuoro, ni peut-être dans toute l’île, une femme auteur. Tout le pays déclara que Grazia Deledda tournait mal. On l’accabla de lettres anonymes, pleines de bons conseils et d’insinuations perfides ; on plaignit ses parens, on les combla de condoléances ; on n’épargna point à la coupable les affronts destinés à la remettre dans le bon chemin. Heureusement, rien n’y fit. Elle se cacha pour écrire, mais elle écrivit, et quand on reconnut que ses « écritures » ne lui faisaient rien perdre de ses qualités d’honnête fille bien élevée, qu’elle y gagnait de l’argent, que les journaux la louaient, l’émotion se retourna. Elle fut entourée d’égards, et sa famille n’osa plus contrarier sa vocation. C’est ainsi que, sans quitter Nuoro, elle a écrit ses Racconti Sardi et ses quatre premiers romans. Elle s’est mariée, au commencement de l’année 1900, avec un fonctionnaire du ministère de la Guerre, M. Madesani, et elle a laissé la Sardaigne pour Rome, où l’on pouvait craindre que son inspiration ne s’égarât, mais où, au contraire, loin d’oublier son pays, elle y pense sans doute avec une nostalgie plus attentive, puisque jamais elle n’en a exprimé avec plus de force les passions naïves et sauvages, jamais elle n’en a dépeint les paysages avec plus de finesse et de charme aigu, que dans ses trois derniers romans.


III

L’œuvre précoce de Grazia Deledda est déjà considérable. Elle se compose de trois volumes de nouvelles : Racconti Sardi (1893), Le Tentazioni (1899), La Regina delle tenebre (1902),— et de sept romans : Anime oneste (1896), La via del Male (1897), Il Tesoro (1898), La Giustizia (1899), Il vecchio della Montagna (1900), Elias Portolù (1901), Dopo il Divorzio (1902)[2]. Si l’abondance de la production, en Italie surtout, n’est pas toujours signe de force, on peut ici l’admirer sans scrupules, puisqu’il n’est aucun de ces volumes qui ne contienne quelque chose de délicieux, et que les trois derniers au moins sont des manières de chefs-d’œuvre.

Les nouvelles sont variées : vivantes analyses de crises sentimentales, idylles ou drames rustiques, tableaux de mœurs sardes, scènes de famille. Six ou huit sont parfaites ; trois ou quatre peuvent servir d’exemples.

Quirico Oroveru, surnommé Barabba pour avoir représenté une fois ce personnage dans un drame sacré, autrement dit Zio Chircu, l’oncle Chircu (on donne en Sardaigne le titre d’oncle à tous les vieillards), est plus pauvre qu’un mendiant ; mais il est fort, grand, rouge, et sourit toujours. Jusqu’à quarante-cinq ans, il gagne sa vie à couper des arbres, sans autorisation, dans les bois de l’Etat. À ce métier il finit par être condamné à l’amende et, comme il ne peut la payer, à la prison. Il n’y comprend rien et se réfugie dans la forêt, toujours coupant innocemment les arbres de l’Etat, qu’un ami se charge de vendre dans les villages. Un jour, sous une souche, il découvre un portefeuille où l’ami, qui sait lire, reconnaît le portefeuille d’un riche négociant assassiné quelques mois auparavant. Il y a des chèques, autant dire de l’argent comptant : Zio Chircu se laisse tenter. Il n’a jamais eu de chaussures ; il va s’en acheter à Nuoro, un des précieux papiers dans sa ceinture.

Il choisit de gros souliers de cuir jaune, avec d’énormes clous qui brillent comme de l’argent, et de longues courroies noires. Il tend le chèque au marchand...

— Je n’ai pas de quoi changer, dit-il. Mais attendez un moment : je vais le faire changer chez le voisin.

Zio Chircu éprouva quelque inquiétude, mais laissa faire. Pendant ce temps, il jugea bon d’ôter les souliers que son ami lui avait prêtés, et de chausser les neufs, plus commodes, quoiqu’un peu trop pesans.

— Durs comme la peau du diable ! pensait-il en les palpant, courbé jusqu’à terre. Mais nous y mettrons un peu de graisse, et ils deviendront souples. Qu’ils sont beaux ! ma foi, beaux tout à fait !

La police arrive. Zio Chircu raconte l’histoire ; on n’y croit pas ; on le fouille, on trouve le portefeuille. L’ami, mandé, déclare qu’il ne sait rien, et le pauvre homme comparaît devant la cour d’assises.

« Des témoins déposèrent que l’accusé était un homme sauvage, sombre, insociable. Le ministère public le dépeignit comme « une bête des bois, qui avait longuement prémédité son crime, guettant la victime au passage, comme un fauve tapi dans l’attente de sa proie. » Zio Barabba regardait, épouvanté, ce monsieur dont le binocle brillait et à qui il n’avait jamais fait de mal. Il en éprouvait une étrange terreur. Pour prendre courage, il portait ses regards sur les jurés, hommes des villages, ;pacifiques, gras, d’aspect fort humain, et il espérait. Son avocat parla ; il était plus vert que jamais. Ses élans d’éloquence consistaient en grincemens de dents du plus fâcheux effet. Bref, le pauvre homme fut condamné aux travaux forcés à perpétuité. Il pleura amèrement ; il regarda encore une fois les jurés, ces hommes gras, pacifiques, d’aspect débonnaire ; il se rappela son rêve, sa confiance aveugle dans le triomphe de la vérité, et il se dit que toutes les choses qui lui semblaient belles et bonnes étaient autant de mensonges. »

Au loin, dans une saline, rasé, vêtu de rouge, la chaîne aux pieds, il se désespère, puis se résigne, devient vicieux, jure, vole et s’enivre. Des années passent ; il maigrit, il blanchit, il s’affaisse et se ratatine, il est vieux et usé. Un jour, on l’appelle chez le directeur, et son compagnon, Zio Pretu (Pietro, Pierre), un vieux Sarde rond et jovial, le voit revenir baigné de larmes. Le vrai coupable s’est confessé à son lit de mort : Zio Chircu est libre. Après avoir appris en quel endroit Zio Pretu a caché l’argent du prêtre qu’il assassina jadis, il part ; son village l’accueille par d’abondantes aumônes et d’émouvans témoignages d’affection. Mais peu à peu on s’accoutume à le voir et on le néglige. Il se met alors à la recherche de la cachette, et il découvre le trésor.

Telle est la trame des Deux Justices. Le titre importe peu ; les péripéties n’importent guère davantage, et le récit, par son allure calme et son ton tout uni, semble se refuser à les mettre en valeur. Le vrai sujet est l’âme ignorante et crédule de Zio Chircu, son âme d’enfant et de sauvage, sa vie qu’il ne comprend pas, tissée de hasards ou de fatalités où il n’est pour rien. Une philosophie mélancolique, douloureusement ironique de l’existence, est répandue dans cette histoire, et cette philosophie est l’un des élémens du talent de Grazia Deledda.

La Jument noire en met d’autres en lumière : le don de traduire en paroles, en attitudes, en gestes, les sentimens et les humeurs des personnages, d’imposer l’enchaînement des faits qui constituent le drame en communiquant au lecteur l’impression d’une logique inévitable, toujours menaçante, et d’évoquer alentour les aspects mobiles, la vie foisonnante et nuancée du paysage.

Sans artifice, la nouvelle s’est trouvée bâtie comme une pièce en cinq actes. — Premier acte. Antonio Dalvy, marchand de chevaux, parcourt les villages, suivi de deux domestiqués, Bellia[3] et Ghisparru[4], l’un incrédule et moqueur, l’autre ignorant, dévot et bon. Le sacristain d’une chapelle isolée lui vend une jument noire et profite de l’occasion pour changer ses économies, menue monnaie et petits billets sales, contre des billets flambant neuf. — Second acte. A quelque temps de là, Bellia est arrêté pour avoir donné en paiement des billets faux, et, malgré ses menaces et ses supplications, son maître le laisse condamner. — Troisième acte. Quatre ans après. Le pèlerinage amène à la petite chapelle la femme d’Antonio Dalvy, montée sur la jument noire, son fils Giame[5] et le serviteur Ghisparru. Ils se rencontrent avec Bellia, sorti de prison. — Quatrième acte. Bellia entraîne Giame dans la chapelle avec le sacristain, et raconte pourquoi il a été condamné. Une nuit, il était venu : il avait volé l’argent du sacristain, lequel n’avait osé porter plainte parce que ses économies étaient faites de ce qu’il soustrayait aux offrandes des pèlerins. C’est au sacristain donc qu’il a dérobé les billets à cause desquels on l’a arrêté. Mais ces billets faux, d’où venaient-ils ? Du père de Giame, Antonio Dalvy. Le faux monnayeur, c’est lui. Giame est accablé. — Cinquième acte. Bellia a déclaré que Ghisparru savait tout ; et il sait tout, en effet. Mais le bon et pieux Ghisparru est le père nourricier de Giame, qu’il aime comme un fils. Sur un calice pris à l’autel, il jure que Bellia a menti.

La composition, cette fois, est solide et claire ; mais elle l’est sans effort, d’instinct, car on ne s’en aperçoit qu’à l’analyse. Le plan n’est pas visible, et la nouvelle n’a rien de la sécheresse de ce résumé. Les dialogues, animés sans recherche, expriment les passions ou l’esprit du pays, et la nature toujours présente s’introduit spontanément dans le récit, en descriptions qui, loin de distraire de l’action, en accroissent la réalité.

« ... La petite église s’élevait au milieu de deux cours concentriques, toutes deux entourées de petits logemens, appelés cumbissias, où demeuraient les paysans dévots des bourgs voisins, durant le temps de la neuvaine... Elle se taisait, déserte, dans la campagne verdoyante, au milieu de la floraison sauvage des buissons. Alentour, s’étendait une espèce de bruyère, semée de bosquets de roses blanches, de myrtes et de lentisques en fleurs. Des prairies lointaines, des pâturages, des lignes de moissons fermaient l’horizon. Une nappe d’eau, parmi les saules et les tamarins, brillait au loin. Les hirondelles passaient, sifflant comme des traits, d’une fenêtre grillée de l’église à l’autre. Un vieux gardien tressait des nattes de jonc, assis à l’ombre du premier portail. »

Puis, c’est l’arrivée des caravanes de pèlerins, le prieur en tête, un paysan à barbe blanche, vêtu d’un justaucorps rouge, et qui porte une bannière de brocart vert, avec de longs rubans, et le chapelain, en longue redingote noire, et les paysans habillés de rouge, avec leurs femmes en croupe sur leurs petits chevaux, et les enfans en béguin d’écarlate, le front couvert d’épaisses franges de soie noire, et les chiens qui suivent, haletans, la langue pendante ; et d’autres pèlerinages encore, venus d’autres villages, des hommes vêtus d’orbace et des femmes à capuchon rouge. On porte les offrandes à l’église, de la cire, des pièces de monnaie, des dentelles, des broderies, des fleurs. On s’installe dans les cumbissias. Les hommes étendent des bottes d’herbes dans les coins ; les femmes les couvrent de matelas et de couvertures, fichent des clous dans les murs, déposent les ustensiles apportés du pays. Les deux cours se peuplent et s’animent ; la cloche sonne sans cesse, tirée par les gamins ; et le chapelain est toujours à table, les jambes croisées, la bouffette du bonnet sur l’oreille.

« Zio Juanne Battista (le sacristain) ne se montrait guère. Il servait la messe ; puis, auprès de la porte, il recevait l’obole des pèlerins. A midi, il se rendait chez la prioresse, avec une écuelle qu’on lui remplissait de pâtes et de potage. Puis il disparaissait. Quelquefois on l’entendait crier contre les mendians qui salissaient l’église : « Lève-toi de là ! — Non. — Si tu ne te lèves pas, c’est moi qui te ferai lever à coups de bâton. — Que le diable t’en donne ! — Rogneux ! — Citrouille pelée ! — Saleté ! — Qu’est-ce que vous avez, Zio Juanne ? lui demandait le prieur. Cette année, vous êtes de plus mauvaise humeur que l’an passé. — C’est la mort qui approche. — Eh bien ! laissez-la venir. Nous la recevrons à coups de trique. — Ah ! avec elle, on ne plaisante pas. »

Cette vie des pèlerins autour d’un sanctuaire révéré, pendant la neuvaine, les processions et les repas, les danses et les chants, les conversations et les altercations, et, autour de cette effervescence joyeuse d’humanité dévote et sauvage, l’immensité de la prairie, l’éclat lointain des eaux, l’odeur forte des fleurs et des bois, les nuances infinies de l’horizon, — silhouettes pittoresques, caractères brusquement révélés, sentimens discrets ou fuyans, passions frémissantes, paysages changeans, — cet ensemble puissant, fourmillant, esquissé dans la Jument noire, on le retrouvera, décrit avec plus de complaisance, plus de largeur à la fois et plus de finesse, dans le roman d’Elias Portolù.

Presque toutes les nouvelles qui composent le volume des Tentazioni mériteraient d’être signalées : Zia Jacobba, l’histoire d’une vieille pêcheuse de sangsues, dont la fille meurt des fièvres, et qui la croit victime d’un envoûtement ; — Donna Jusepa, le récit des impressions et des perplexités par lesquelles un père et une mère, dont la fille devient l’amante de son maître, passent de la fureur à une complicité intéressée ; — les Tentazioni, la nouvelle qui donne son nom au volume, et qui nous fait assister aux tentations dont est assaillie l’âme d’un vieux berger. Très pieux, les résistances de son cerveau rebelle l’ont seules, autrefois, éloigné de la prêtrise. Il s’est marié, il a un grand fils, Antine[6], qu’il a mis au séminaire ; et il songe déjà, avec allégresse, avec fierté, au jour de la première messe. Mais, la vocation manquant au jeune homme, le patron de son père, un jeune citadin débauché, l’encourage à quitter le séminaire, et lui en fournit les moyens. Antine se sauve et se fait soldat. Pendant deux ans, son père lutte contre la tentation de tuer son jeune maître. L’occasion enfin se présente ; il l’épie, le suit, va le poignarder. Mais l’autre précisément veut mourir ; cousu de dettes, las de la vie, il se jette dans la rivière. Le berger s’y précipite à son tour, et le sauve.

« Zio Félix le vit, de la porte de sa cabane, et un tremblement lui courut dans les reins. Depuis quatre jours qu’Elia était arrivé, il ne l’avait pas vu encore. Il avait cependant senti sa présence, et depuis quatre jours, il ne buvait pas, il ne mangeait pas, il ne parlait pas, il ne dormait pas... Au fond de son âme il souhaitait de vaincre sa passion, de ne pas tuer, de ne pas se damner. Mais il ne pouvait dompter la puissance infernale qui le dominait. Il sentait que, le moment fatal arrivé, il saignerait Elia comme un agneau. En le voyant traverser la tança, il s’élança hors de la cabane. Le premier frémissement passé, il se sentit un calme étrange, un sang-froid pire que toute colère. Il pensa : « Il va vers la rivière, il va se baigner. Le misérable veut s’amuser encore. Je t’en donnerai, moi, de l’amusement ! J’attendrai que tu te déshabilles, que tu sois nu comme le jour où tu es né. Je t’enfoncerai le couteau entre les côtes, et je te jetterai à l’eau. »

« Il marcha avec précaution, le suivant à distance ; sa main, dans sa besace, tâtait le couteau, aiguisé depuis si longtemps. Toute lutte en lui avait cessé. Il ne sentait pas son cœur battre ; il ne sentait pas le paquet de reliques qui lui piquaient la poitrine, il ne se rappelait pas qu’il avait vécu plus de cinquante ans en prières pour sauver son âme... Le soleil s’était couché. Le ciel, d’un rouge orangé, répandait ses reflets sur la rive occidentale. Elia apparaissait et disparaissait dans les lauriers-roses. A un endroit où l’eau était plus profonde, il s’arrêta. Zio Félix était à peine à plus de dix mètres, caché dans un buisson de sureau. »

Ainsi sans apprêts de psychologie, en traits énergiques, les âmes passionnées et superstitieuses se manifestent. Nous sommes plongés dans la vie de ces pasteurs. Nous prenons part aux rites de leurs incantations. Nous les entendons prononcer les berbos, les paroles magiques qui font tomber les vers des plaies du bétail, qui le défendent des aigles et des vautours, qui empêchent les chiens d’aboyer et les fusils de partir. Et les naïfs prestiges de cette magie rustique prennent, dans la paix splendide de la nature, une bizarre dignité, comme si ces bergers ignorans, tremblans et graves, étaient bien les officians qui conviennent au mystère des choses.

. « La nuit était à peine tombée. La lune nouvelle montait derrière les lauriers-roses, l’eau de la rivière avait de longues stries d’argent pâle, et le ciel était pur comme l’eau... Les vaches, rousses pour la plupart, noires du côté que la lune n’éclairait pas, léchaient leurs plaies, la queue battant nerveusement. Zio Félix ôta son bonnet, se déchaussa, se signa trois fois. De la main droite, entre le ponce et l’index, il tenait un couteau en forme de faucille. Sur sa poitrine, au-dessous du caban, pendait le paquet des saintes reliques, retenu à son cou par un cordon graisseux. Il semblait inspiré. Quand il levait son visage vers la lune, ses lunettes brillaient, comme deux énormes yeux de jais. Il murmurait les berbos, les paroles mystérieuses, les bras tendus, la face haute. Invoquait-il la puissance de la lune, des astres, des ténèbres ? l’esprit des eaux, les divinités de l’air ? Il invoquait quelque chose, mais Antine n’arrivait pas à comprendre les paroles occultes. Tout à coup, Zio Félix recula de trois pas, tendit les bras en arrière, et se courba à la renverse. Avec sa petite faucille il coupa trois tiges de jonc, puis ramena les bras en avant, se releva, et marcha vers la rivière, toujours murmurant les paroles mystérieuses... »

Mais la perle des Tentazioni n’est peut-être pas cette nouvelle si riche de singularités pittoresques, si vigoureusement empreinte de couleur locale. A mon gré, il y a une manière plus exquise, plus unique, dans le premier récit du volume, I Marvu. C’est une scène de famille, une scène de tous les jours, d’un naturel minutieux, d’une très amusante simplicité ; — la copie exacte, la sténographie, pourrait-on dire, et la cinématographie de ce qui fait et se dit, le soir, dans une famille sarde, gros paysans ou petits bourgeois ou nobles de campagne.

A une table, dans un coin, deux enfans jouent aux cartes. Diego triche, se tortille sur sa chaise pour apercevoir le jeu de Maria, lui raconte des songes extravagans pour profiter de ses distractions, et chantonne quelques refrains pour la troubler en faisant allusion à ses amourettes :


Duas rosas bi tengo in s’ortigheddu...
J’ai deux roses dans mon jardin...


Il gagne la partie, triomphe bruyamment et annonce à tous que Maria a perdu sa part d’héritage, et que « la petite pouliche ira mendier, la besace sur le dos. » Une bataille s’ensuit, après quoi Diego s’en va porter le trouble dans le petit troupeau de neveux et de nièces qui, rassemblés autour du foyer avec la jeune servante Badora[7], rôtissent des glands sous la cendre à l’insu de leurs parens. Il veut les dénoncer.

— Tais-toi, ne le dis pas à grand’maman, tais-toi, mon petit Diego, — supplia Grazietta à voix basse.

Elle le regardait si doucement, à travers les cheveux qui, comme toujours, voilaient ses grands yeux gris, qu’il fut attendri, et se tut. Mais donna Martina avait entendu.

— Qu’est-ce qu’il y a, Diego ?... Je te demande ce qu’il y a.

— Rien. C’est Badora qui brûlait son jupon.

En récompense, Grazietta lui donna un gland rôti. Par malheur, celui-là était amer comme l’absinthe. Il fit mille grimaces et le cracha sur le feu, en grognant :

— Qu’est-ce que c’est que cette cochonnerie ? Ma petite Grazietta, ma nièce, prends garde. Tu finiras par lasser ma patience. En voilà des manières ! Allons, je vais le dire à ton papa et à ta maman.

Et comme Badora, la petite servante, murmure et se plaint du trouble-fête, il s’en prend à elle :

— Tais-toi, nez de patate, ou je te mets le feu aux talons. A qui parles-tu, mal venue dans le monde ? Tu te crois avec Sadurru[8] ? Il te donne des petits couteaux ; mais moi je te donnerai un coup de pied qui te flanquera dehors. Tu entends ?

A côté de cet insolent de Diego, il y a de sympathiques et réjouissantes figures, dans le cercle familial des Marvu, depuis la grand’mère, donna Martina, grande, sèche, le nez aquilin, les yeux noirs et aigus, jusqu’à Chichita (Francesca, Françoise), haute comme une botte, les jambes torses et les bas sur les souliers, — et jusqu’à ces « frères inférieurs, « comme les appelait saint François, les animaux, sujets du royaume des petits, la chatte Occhi Verdi (yeux verts), le cochon blanc et rose romantiquement nommé, à cause de sa réclusion, le Prisonnier de Chillon, et les vingt-deux poules désignées du nom collectif et pieux des Onze Mille Vierges. Tout le récit, tableaux et dialogues, est plein de vivacité, de vérité, d’humour rustique, d’une divertissante et réconfortante poésie de coin du feu, que relèvent encore la libre originalité des pensées et du langage, et les détails piquans des mœurs locales.

Au moyen, ou plutôt, au travers de ces sèches analyses et de ces brèves citations, on aura pu entrevoir, j’espère, les abondantes et délicates ressources du talent de Grazia Deledda, et le charme varié de son œuvre. L’exotisme y est spontané et complet. Je veux dire que la peinture de ce pays et de cette race étrangère, d’une part n’y provient point d’une recherche d’art, d’autre part ne s’y borne, ni à la description des paysages et des costumes, ni même à celle des mœurs, mais pénètre jusqu’aux mobiles et aux mouvemens secrets des âmes, parce que l’écrivain est de la race même qu’il a étudiée, et qu’il la représente ainsi dans toute la force du terme.

C’est pourquoi aussi l’étrangeté des effets n’est point ici obtenue aux dépens du naturel, mais par le naturel même, par la clairvoyance de l’expérience et par la sincérité de l’observation ; et cette observation est, si l’on peut ainsi parler, également ouverte sur les choses visibles et sur les choses de l’âme. L’auteur est un peintre éclatant et sobre, minutieux et simple. Il ne voit pas seulement la nature qui l’entoure : elle pénètre, elle imprègne tous ses sens. Nul n’est plus habile que lui à distinguer les nuances des parfums et des bruits ; à suggérer tout ensemble les vibrations chatoyantes des couleurs sous le soleil ou les dégradations lentes et subtiles des demi-teintes, et les sons vagues qui viennent des eaux, des hautes herbes, des roseaux ou des bois, et la senteur enveloppante qui s’exhale de toute une prairie printanière ou d’une forêt jaunie par l’automne, ou l’odeur brusque et précise que la brise apporte d’une fleur ardente. Cette netteté et cette puissance de vision, cette sensibilité évocatrice, n’excluent pourtant pas, selon la loi générale, la pénétration psychologique, le don de saisir, d’imaginer, de déduire, d’analyser les états d’âme, et, qui plus est, de les réaliser énergiquement dans les paroles et les actes des personnages. Il y a là, il y a dans l’égalité et l’équilibre de ces facultés presque contraires, un cas exceptionnel, qui rend Grazia Deledda singulièrement intéressante, et son génie savoureux et copieux à l’égal des plus grands.

Pour la comprendre, il faut se rappeler et son sexe et sa race. Elle est femme, d’une, sensibilité exigeante qui, n’étant pas accaparée et blasée par les émotions d’une vie sans événemens, s’est portée, en rêves, puis en méditations subtiles, sur les saines voluptés de la nature dont elle a longuement joui. Elle est d’une race intelligente, et demeurée pourtant à l’écart, effleurée seulement par plusieurs civilisations, noble et fière, un peu barbare, que son hérédité latine, son éducation catholique, son habitude de l’existence villageoise avec ce qu’elle comporte de voisinages étroits et défians, de curiosités cancanières, de transactions âpres, ont rendue apte à soupçonner et démêler les pensées du prochain, — mais chez qui l’intuition psychologique, pour peu qu’elle ne se réduise pas à une obscure et instinctive appréhension, qu’elle se double de conscience réfléchie et cherche à s’exprimer au dehors, prend presque nécessairement la forme dramatique : car chez un peuplé naïf, comme chez un enfant, l’idée tend à l’acte, le récit tourne à la pantomime, l’explication psychologique se change en représentation dramatique. La psychologie de Grazia Deledda est donc animée et vivante naturellement, du fait même de son origine. Ses dispositions rêveuses, sa sympathie féminine pour les souffrances sentimentales, sa culture personnelle, l’ont rendue capable en outre de cette psychologie analytique, — non plus expressive, mais inventive, — qui sonde au delà de ce que manifestent les paroles et les actes, qui découvre le domaine propre de l’âme, discerne et établit entre ses démonstrations extérieures le lien intérieur et continu.

Combien cette pénétration psychologique ajoute d’intérêt au récit en introduisant le lecteur dans l’âme même des personnages, — leur âme primitive et souvent étrange, et cependant si semblable à la nôtre, — c’est ce que, beaucoup mieux que dans ses nouvelles, on sent dans les romans de notre auteur. Ils présentent en outre cet attrait, qu’épanchés plus à l’aise, plus intimement unis, se compénétrant et se renforçant les uns les autres, les dons de l’écrivain y imposent au lecteur une impression plus complexe, plus organique, et que, pour cette raison même, et parce qu’il en fut ainsi dès le début, la suite de ces sept romans peut servir à esquisser l’histoire du rapide développement littéraire de Grazia Deledda,


IV

Bien que ses œuvres ne soient pas le miroir de sa vie, et qu’il ne faille pas chercher dans ses romans des confessions, c’est un des caractères significatifs de son talent, et la meilleure garantie de son réalisme, qu’elle ait pris d’abord ses héros tout auprès de soi, et que son imagination ne se soit émancipée qu’à mesure que s’enrichissait son expérience. Elle a débuté dans le roman par un de ces tableaux de famille qui tiennent dans son œuvre une si grande et si heureuse place : Anime oneste, Ames honnêtes, ou Braves Gens. Comme l’a bien dit Ruggero Bonghi, — qui fut à peu près le Jules Simon de l’Italie, — dans la préface qu’il mit à ce volume, les nombreux personnages « n’ont ni grands enthousiasmes, ni grands désespoirs ; ils ne trouvent ni ne cherchent de fosses où tomber. » Mais on les sent réels. On voit où ils sont, et ce qu’ils font. Presque jour par jour se déploie devant le lecteur l’existence de Paolo Velena, de sa femme, de leurs sept enfans, et de la nièce orpheline qu’ils ont recueillie. L’auteur, en qui la jeune fille se laisse encore deviner à sa complaisance pour les songes et les souffrances vagues des jeunes âmes féminines, avait été frappée du charme, de la fertilité d’émotion de la vie de famille, où les effets des moindres événemens sont diversifiés et prolongés à l’infini par les humeurs de chacun des membres et par leurs rapports mutuels. Elle avait donc eu l’idée d’écrire, sans presque rien y changer, ce qu’elle avait vu autour d’elle, de mettre en roman — sans y introduire d’intrigue romanesque — son expérience d’une vingtaine d’années. Et c’est vraiment une idée charmante et touchante, qui ne dénonce pas seulement une candeur virginale, mais un instinct de grand écrivain, que celle de cette jeune fille si pressée d’écrire, si exempte de prétention et si franche d’influence livresque, que, ne connaissant rien du monde, elle raconte, non pas des aventures imaginaires et des rêveries fantastiques, non pas même le roman incolore de son cœur, mais la vie de tout son entourage ordinaire : premier signe, exquis et naïf, de ce détachement de soi, de cette audace innée d’entreprise, de cette large sympathie, qui sont les dons indispensables de l’artiste, et surtout de l’artiste littéraire.

Parfois languissant, comme on le pense, le livre est au moins plein de promesses ; c’est, de plus, un document sincère, et il nous permet de comprendre pourquoi les romans de Grazia Deledda sont toujours moins le récit d’un drame individuel que l’histoire d’une famille. Dès son enfance, la famille lui est apparue comme l’unité humaine par excellence. Par suite de son expérience habituelle, d’accord avec les traditions de son peuple, elle ne conçoit l’homme qu’uni aux autres par le lien familial ; et ce n’est pas l’homme en tant qu’individu qu’elle dépeindra, — ni même, à vrai dire, l’homme en tant qu’être social, — mais l’homme en tant que membre d’une famille. L’individu est trop seul, la société est trop loin. Arraché à la famille par la solitude, quelle qu’en soit la cause, l’homme est un être incomplet et malade. Répandu dans la société, pour quelque fin que ce soit, l’homme est un égaré. L’isolement et la société sont également dangereux, — et quand je dis société, je dis la société dans tous les sens du mot, au sens politique comme au sens mondain ; car la société légale même n’est salutaire et valable qu’autant qu’elle consacre la famille et lui sert de sanction. Cette double idée est familière aux races primitives, aux tribus orientales surtout, auxquelles les Sardes se rattachent par tant de traits, et on la retrouverait sans peine dans la Bible. Telle est la croyance morale, tout instinctive, qui a dominé Grazia Deledda dans sa conception du roman, et qui, pour le dire en passant, ne laisse pas que de la distinguer fortement des auteurs russes, dont quelques critiques ont voulu la rapprocher.

Or, quel est le drame familial par essence, celui qui fonde la famille et qui la dissout, celui qui en est et la condition et la négation, le commencement et la fin ? C’est l’amour. Légitime ou non, favorisé des parens ou combattu par eux, l’amour trouble la famille et la disloque. Sans doute son action ne se réduit pas à cela ; mais c’est en cela qu’elle est formidable, surtout si l’on songe à ce cercle fermé qu’est la famille sarde, à la hiérarchie patriarcale qui continue d’y régner. Si l’on s’explique aisément l’importance que les romanciers de toute nation, de toute école, de tout esprit, attachent à l’amour, — la passion universelle qui met tous les sentimens en lumière et tous les intérêts en jeu, — combien n’en devait pas être plus frappé encore, et plus ému, un auteur, une femme, qui fait de la famille son centre d’observation, pour ainsi dire, et de jugement ! Car pour elle alors, pour elle femme ; pour elle Méridionale, pour elle Sarde, l’amour n’est plus seulement une passion vulgaire et générale : il est le grand mystère de la famille, à la fois nécessaire et redoutable, et, à cause de cela, poétique. Et quels que soient en effet ses caractères moraux, honnête ou coupable, il grandit, et ses conséquences grandissent avec lui, en proportion de la solidité et de la noblesse du lien familial, qu’en tout cas il tend à former et qu’il détruit. Cette puissance étrange de l’amour, dont on ne sait jamais s’il est mauvais ou bon, de l’amour qui attire et qui effraye, de l’amour maître des douleurs et des joies, maître des rêves, la jeune fille l’entrevoyait dès son premier livre ; et dès lors elle a trouvé la veine de ses sujets, le point de vue de tous ses romans, l’inspiration de ces idylles chaudes et farouches, — pures pourtant et délicates comme les idylles antiques, à cause de cette sorte de respect inquiet, de vénération religieuse, de craintive sympathie, que la préoccupation et l’indécision morales de l’écrivain répandent autour d’elles.

C’est l’amour qui est « la voie du mal » dans le roman qui porte ce titre (La Via del Male), et dont on ne saurait trop admirer la solide structure et la marche émouvante, quand on songe qu’il est l’œuvre d’une femme qui n’avait pas vingt-trois ans. Mais combien, dans le coupable, l’auteur nous fait voir plutôt une victime ! Après avoir passé par les émotions amoureuses du laboureur Pietro Benu épris de la fille de ses patrons, et partagé ses longs chagrins quand l’hiver l’exile loin de sa maîtresse dans les terres qu’il doit cultiver, qu’il nous est difficile de ne point comprendre l’écroulement de sa conscience lorsque Maria, par orgueil, se laisse fiancer au riche Rosana ! Hélas ! l’amour bien décrit sera toujours approuvé, et les sympathies qu’il conquiert viennent trop de tout l’être, et du fond de l’être, pour ne lui point rester fidèles. Nous l’avons vue, nous l’avons sentie naître, cette passion, quand Pietro, en présence de Maria, hésitait entre les pensées tristes et une sensation indéfinie de bien-être. Nous l’avons vue se concilier peu à peu les meilleurs sentimens de cette âme naïve : « Comme elle était belle. Maria, la tête nue ! Qu’elle devait être modeste et bonne ! » Nous l’avons vue se nourrir de toutes les impressions qui viennent du hasard et des choses, du silence du ciel d’automne, du gris rosé de l’aube, des vapeurs violettes du soir, de la musique et des paroles des chansons d’amour, de toutes les occupations domestiques ou rurales qui rapprochent la jeune maîtresse et l’ouvrier, de leurs habitudes et de leurs communs soucis. Cette nuit de janvier, limpide et froide, où l’éclat métallique de la lune inonde la cour, et où souffle une bise aiguë, fine comme une piqûre d’aiguille ; cette nuit où, après un silence anxieux, les jeunes gens se parlent, et où Pietro prend de force le premier baiser, ne l’avons-nous pas vécue, tant tout y est vrai d’une vérité totale, enveloppante et pénétrante, tout, le décor, les actes, les paroles, les pensées, les battemens de cœur, les frissons et les impulsions de la chair ? Et lorsque Pietro, accusé d’un vol de bestiaux, sort de prison le jour du mariage qu’il avait juré d’empêcher, quel supplice. — dont le lecteur sent la morsure, — quand il entre dans la chambre du festin où, selon la coutume sarde, Maria et son mari, au bout de la table, mangent dans la même assiette ! Les incidens comiques ou seulement vulgaires du repas deviennent une torture, et rien sans doute ne nous donne mieux une idée de l’art sobre et puissant de l’écrivain ; mais rien aussi n’est plus propre à contrarier les velléités morales que suppose le titre de son livre. Car un homme qui a supporté ces souffrances est mûr pour le crime, et, s’il le commet, ce n’est plus lui qu’il faut accuser, mais le destin. Telle est d’ailleurs, au fond, l’unique morale du roman : le sort des hommes est à plaindre ; l’amour, qui les sollicite par la joie, les entraîne à la douleur et au crime, et qui veut les juger, quand il sait leur vie, ne trouve en soi que de la pitié.

Le conflit des élans de l’amour et des devoirs de famille, ou tout au moins des conventions de la famille sarde, apparaît davantage dans le volume suivant. Il Tesoro ; et là encore, si l’auteur ne décide point, son lecteur décide pour lui. C’est le récit de deux romans d’amour parallèles, reliés entre eux par une vague histoire de trésor, et dont l’un se déroule chez des paysans, l’autre chez des bourgeois. L’opposition, quoique ingénieuse, fatigue l’attention, et l’unité est trop visiblement factice. Mais il y a un charme également douloureux et très différent dans chacune des deux aventures, — celle du paysan propriétaire qui, habitant chez son oncle depuis son veuvage, séduit la servante, et, surpris par sa cousine, chassé par l’oncle, retourne humilié dans sa maison déserte, pour y vivre de longs mois dans un concubinage triste et méprisé, — et l’aventure moins violente, mais non moins tragique, tout intérieure pour ainsi dire, dont meurt Elena Bancu, et dont quelques lettres d’amour sont les seuls événemens. Est-ce influence des romans russes que Grazia Deledda fut alors, — entre autres le Tarass Boulba de Gogol ? Est-ce la conséquence de son indécision morale, errante autour du problème de l’amour, et que son expérience croissante, sa vue élargie du monde de l’âme, rendaient à la fois plus pénible et plus irrémédiable ? Sa mélancolie s’affirme ; dans les descriptions de paysages, à plusieurs reprises reviennent les mots d’« indicible tristesse. » La donnée de La Giustizia, le titre même, sont d’un amer pessimisme : car cette prétendue justice, c’est la défaite et l’oppression des victimes innocentes de l’amour par les hommes de préjugés et d’orgueil. Mais, — il est bon de le répéter, — cette douloureuse ironie n’est que dans le titre et dans l’inspiration générale. Elle ne vicie pas l’observation des sentimens et des mœurs ; car elle ne la dirige pas : elle en résulte.

Le trouble que l’on devine vers ce temps dans l’âme de l’écrivain laisse discerner deux symptômes intéressans pour l’évolution de ses idées et de son art. D’une part, sa compassion émue pour l’amour grandit. Il avait en quelque sorte, dans La Via del Male, voulu essayer de le détester, et il n’a pu s’empêcher d’absoudre ce qu’il avait d’abord songé à condamner. De plus en plus, l’amour lui paraît innocent, excusé tout au moins par les douleurs qui l’accompagnent. D’autre part, à mesure que s’assombrit sa contemplation de la vie, il accorde plus d’attention au détail pittoresque des costumes et des mœurs, à la description des paysages. Il semble qu’il trouve dans l’effort d’art, dans ses difficultés les plus raffinées, une consolation, — que dans l’art, intelligence active et créatrice de la vie, il voie la meilleure fin de la vie même. De cette époque vraisemblablement date la nouvelle qui a donné son nom au recueil intitulé : la Reine des ténèbres, et qui est une confidence. Maria Magda se sent le cœur noir et vide, hésitante qu’elle est entre le passé et l’avenir, dévorée par le désir de l’inconnu. Elle aime, mais l’amour mourra ; le temps passe ; toute chose est vaine : « l’idée de la fin lui gelait dans le cœur toute joie. » Elle se désespère, on la croit folle. Mais, une nuit, elle sort, et regarde la vallée. Les pures étoiles brillent, une légère fraîcheur se répand dans l’air et se mêle aux odeurs sauvages. Les feux des charbonniers brûlent les taillis, dans les montagnes. Et la contemplation de cette nuit dissipe la tristesse de Magda.

« La Reine des ténèbres se sentit artiste. Elle sentit que son âme inquiète enfermait une puissance redoutable, le clair reflet de la nature et des choses. Et elle pensa : Demain, je commencerai à travailler, et mon travail sera comme la tâche de ces ouvriers qui incendient la montagne, illuminant la nuit et fécondant la terre. Je décrirai cette nuit, j’écrirai l’histoire de mon âme ; je retournerai au monde, à la vie, à l’amour ; et le monde, la vie, l’amour, et mon Moi, vivront dans mon œuvre. Et rien ne les détruira plus. « 

Sonore acte de foi, légitime orgueil d’un artiste conscient de sa force, et par conséquent de son devoir ! Grazia Deledda se sentait désormais maîtresse d’elle-même, et de l’univers, si l’on peut appliquer cette arrogante formule à l’enthousiasme sincère de la plus discrète, de la plus timide des femmes-auteurs. Ce qu’il y avait d’incertain dans ses œuvres précédentes s’effaçait devant l’évidence de sa vocation. Ses sollicitudes morales allaient non pas s’abolir, mais occuper leur juste place dans l’œuvre esthétique, et par cet emploi se calmer en perdant de leur inutile impatience et de leur âpreté égoïste. Les velléités de juger, de condamner, de chercher et de montrer une règle morale faisaient place à une libre sympathie pour toutes les douleurs de l’humanité, et toutes ses fautes. Ce qu’il se glissait de préoccupations personnelles et d’élémens subjectifs dans les caractères et les sentimens de quelques personnages du dernier roman, cédait à un désir plus résolu du vrai. Instruite de son talent par une quadruple expérience, soucieuse de le fortifier et de le polir, Grazia Deledda renonçait pour jamais à cette rhétorique descriptive, sentimentale ou idéologique, à ce bruit de mots auquel les écrivains italiens sont trop souvent portés par la beauté même de leur langue et par la facilité de leur génie, et dont, dès ses premiers essais, la sincérité de son observation et la probité réaliste de son imagination l’avaient presque totalement garantie. Elle purifiait et enrichissait son style, que l’habitude du dialecte avait quelquefois gêné. En pleine possession de ses moyens, elle pouvait en user avec un choix plus clairvoyant, les appropriant mieux aux proportions et aux nuances des choses et des êtres qu’elle voulait peindre, à la gradation des effets qu’elle voulait produire. Et en fait, cette crise sentimentale et artistique est suivie d’un brusque progrès.

Dans les trois derniers romans, que je n’essaierai pas de résumer parce que leur mérite tout à fait éminent réside moins dans le sujet et dans la trame de l’action que dans l’impression vivante de l’ensemble, dans le mouvement incessant des âmes, dans le relief des mœurs, dans la beauté continue et toujours renouvelée des paysages, — dans Il vecchio della Montagna, dans Elias Portolù et dans Dopo il Divorzio, Grazia Deledda domine son talent et sa matière. La composition, un peu artificielle et malgré tout relâchée dans Il Tesoro, distendue et comme flottante dans La Giustizia, se resserre, et la clarté en reprend ainsi toute sa valeur. Entre le développement du sujet, qui est toujours l’histoire, extrêmement captivante, fougueuse et brûlante d’une passion malheureuse, et la description des mœurs sardes, la cohérence est plus étroite. Toujours plongés dans la vie de famille, les héros nous y engagent à leur suite, et leurs émotions retentissent ainsi dans un tissu électrique de vies entre-croisées ; mais, au lieu d’être perdus parmi les autres personnages, les amoureux, artisans involontaires de l’action, sont placés sous une lumière plus vive, au premier plan. Et cependant les personnages secondaires sont pleins de vie, eux aussi, et, jusqu’aux plus fugitifs, dessinés d’un trait qui demeure.

Cette puissance de créer de la vie, d’animer les moindres figures, était déjà bien frappante dans les précédens romans. On n’oublie pas, quand on les a rencontrés une fois, le père de Maria dans La Via del Male, Nicolà Noina, robuste, bavard et blagueur, ami des bons vins et des belles filles, et sa femme, propre, dévote, sérieuse, avec un grand visage blanc impassible et muet, — ni, dans Il Tesoro, la cousine Costanza, intelligente, honnête et chaste, orgueilleuse et jalouse, qui sèche de rage silencieuse quand elle devine, épie et surprend l’amour d’Alessio pour la servante Cicchedda. Dans La Giustizia surtout, à côté du couple principal, Stefano et Maria, que de figures attachantes, émouvantes, pittoresques ou comiques ! — donna Silvestra, la monaca di casa, la nonne volontaire qui vit recluse dans un ermitage attenant à la maison de son père ; — son fiancé, et bientôt son amant, Filippo Gonnesa, le bandit qui, accusé de complicité de meurtre, erre, déguisé, dans le maquis ; — la mère de Maria, sèche et fière, avec sa haute taille, sa lèvre moustachue et ses deux formidables yeux bleus sous l’arc touffu de ses sourcils noirs ; — la servante-maîtresse Serafina, insolente et chapardeuse, aux petits soins pour son vieux maître, — et ce vieux maître enfin, don Piane Arca[9], le corps ratatiné, la face enfantine, égoïste, avare, fantasque et violent, fidèle à ses antiques inimitiés, tout secoué de désirs de vengeance, et dévot par surcroît, sans cesse en prières, un chat sur les genoux, un chapelet de nacre brune autour du poignet, et, sous son long gilet, un collier de croix et de scapulaires, de médailles et de reliques, dont un fragment de la vraie croix, acheté à prix d’or à la veuve d’un bandit...

Cet art ou, pour mieux dire, ce don de dresser en pied, d’un regard, les personnages, de graver dans l’esprit du lecteur non pas une de leurs attitudes, mais l’ensemble de leur personne, physique et morale, Grazia Deledda l’exerce mieux que jamais dans ses trois derniers livres. La vieille Zia Bisaccia, dans Il vecchio della Montagna, Prête Porcheddù dans Elias Portolù, dans Dopo il Divorzio le pêcheur de sangsues Isidoro Pane, type tout franciscain, admirable de foi, de bonté délicate et. naïve, — ces personnages et bien d’autres encore sont moins passionnans sans doute que les protagonistes, mais non moins intéressans à d’autres titres, et aussi vivans.

Qu’il s’agisse d’analyse psychologique, en effet, de récit dramatique, de dialogue ou de description, la netteté, la sûreté, le relief du trait sont surprenans. C’est ce qui constitue l’originalité du réalisme de Grazia Deledda qui, à d’autres égards, ressemble à celui des Russes, de Dostoïevski et de Tolstoï. Elle diffère d’eux, en outre, par la continuelle attention qu’elle donne à la nature : non pas que ses personnages la sentent comme extérieure à eux, l’admirent et la goûtent volontairement ; mais ils en font partie, ils en jouissent inconsciemment, ils en vivent ; elle se mêle à toutes leurs émotions, à tous leurs instans. De cette incessante participation à ses changemens résulte pour eux une sorte de grandeur poétique, et pour toute l’œuvre une incomparable valeur : Grazia Deledda n’est pas seulement le poète de quelques drames profondément humains, elle est le poète de la Sardaigne. Ses romans racontent et peignent sa patrie. On pense, en la lisant, à ceux qui, chez nous aussi, ont voulu incarner une province dans leur œuvre, à George Sand par exemple, ou à Ferdinand Fabre. Mais son art est à la fois plus- riche, plus fluide et plus sobre que celui de Ferdinand Fabre. De George Sand, elle n’a point le lyrisme romantique, la faconde intempérante, la paysannerie souvent affectée. Elle ne lui ressemble que pour la facilité de sa production, don inappréciable quand on n’en abuse pas, et qu’on en sait les dangers : couchée tôt, levée tard, Grazia Deledda ne travaille que deux heures par jour. Faut-il chercher ailleurs des termes de comparaison qui nous aident à définir la nature de son talent ? Le charme délicat et profond des romans de M. René Bazin peut seul donner quelque idée du genre d’émotion qu’elle communique, et de la façon dont elle rend sensible la vie de ses héros. Mais à quoi bon ces rapprochemens ? N’ayant rien emprunté à personne, elle ne ressemble qu’à soi. La diversité même de ses aptitudes, la complexité de son œuvre, cependant si lucide et si simple, rendent malaisé de l’enfermer dans une formule. Et quand j’aurai rappelé l’attrait de son exotisme, qui n’est que le coloris sincère du plus large réalisme qui soit ; — cet intime mélange de la nature et de l’homme ; — cette faculté créatrice de faire vivre les personnages d’une vie totale et de répandre le mouvement dans leur ensemble sans nuire à la clarté du récit ; — cette passionnante et multiple étude de l’amour, tant de fois répétée et toujours nouvelle, intense et brûlante, et pourtant saine et chaste, — je vois bien que j’aurai énuméré à peu près les élémens de ce jeune génie déjà florissant, mais je sens que je n’aurai pas dit la séduction qui en résulte, la beauté naïve et candide qui se forme de tous ces dons.


E. HAGUENIN.

  1. Vastes pâturages clos
  2. La Nuova Antologia publie en ce moment même un nouveau roman de Mme Grazia Deledda : Cenere, plus étendu que les précédens et où, en quelques parties, les dons caractéristiques de l’auteur se développent encore avec plus d’ampleur.
  3. Bellia, Giovanni-Maria, Jean-Marie.
  4. Gkisparru, Gaspard.
  5. Giame, Giacomo, Jacques.
  6. Antine, Costantino.
  7. Badora, Salvatora.
  8. Sadurru, Saturnino.
  9. Piane, Cipriano.