Le Roman tragique de l’empereur Alexandre II/01

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Le Roman tragique de l’empereur Alexandre II
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 282-314).
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LE ROMAN TRAGIQUE
DE
L’EMPEREUR ALEXANDRE II


C’était en 1881. Je venais d’entrer au ministère des Affaires étrangères. N’ayant pas encore subi mes examens, j’étais un simple néophyte, un « attaché autorisé » au cabinet du ministre, qui était alors le vénérable Barthélemy Saint-Hilaire, le traducteur d’Aristote, l’ancien ami de Thiers, le Nestor du Sénat français.

Le dimanche 13 mars, vers six heures trois quarts de l’après-midi, comme j’assurais le service de permanence dans la pièce qui précède le bureau du ministre, un employé du chiffre m’apporta, l’air effaré, un télégramme urgent qu’il venait de déchiffrer. Je lus :


Saint-Pétersbourg, le 13 mars 1881.

Un épouvantable malheur frappe la Russie : P Empereur est mort à trois heures et demie, victime du plus odieux attentat.

Sa Majesté rentrait d’une visite chez la grande-duchesse Catherine, après la parade militaire, lorsqu’une explosion brisa sa voiture. L’Empereur n’était pas atteint et voulut descendre pour se rendre compte de ce qui s’était passé. A ce moment, une seconde explosion lui brisa les jambes. Placé sur un traîneau, il fut ramené au Palais, où il expira une heure après. J’ai pu le voir sur son lit de mort, entouré de sa famille consternée.

La population tout entière est autour du Palais, donnant les marques de la plus vive douleur, au milieu du calme le plus profond.

Toute l’escorte a été atteinte : un cosaque tué, cinq blessés. On parle d’autres victimes. Quatre arrestations ont été faites, au moment de l’explosion et sur le lieu même.

Général CHANZY.


Quelques heures plus tard, on apprit toutes les circonstances de l’attentat.

L’émotion fut assez vive dans le public français ; la presse exprima, comme il convenait, l’horreur qu’un forfait aussi abominable devait inspirer aux honnêtes gens. Mais rien de plus.

A cette époque, les relations de la France et de la Russie manquaient de cordialité. On y gardait un amer souvenir de la dépêche que le nouveau Kaiser allemand, Guillaume Ier, avait adressée de Versailles à son impérial neveu, le 27 février 1871, pour lui annoncer la signature des préliminaires de paix : « Jamais la Prusse n’oubliera ce qu’elle vous doit. Que Dieu vous en bénisse ! »

Certes, on n’ignorait pas qu’en 1875 le Tsar s’était opposé aux intrigues belliqueuses que Bismarck tramait contre la France. Mais, depuis lors, les exploits nihilistes avaient créé autour d’Alexandre II une légende terrible ; on se le figurait plus despotique et plus implacable encore que son père, le farouche autocrate, Nicolas Ier.

Quelques mois plus tôt, un incident grave avait tendu à l’extrême les rapports diplomatiques entre Saint-Pétersbourg et Paris. Le Gouvernement impérial nous avait demandé l’extradition de l’anarchiste Hartmann, accusé d’avoir fait sauter le train de l’Empereur, en gare de Moscou, le 3 décembre 1879. Sous la pression de nos partis avancés, nous avions refusé l’extradition. Alexandre II en avait témoigné son courroux ; la presse russe avait tonné contre la France, et l’ambassadeur de Sa Majesté, le prince Orlow, avait quitté brusquement Paris, en accréditant par écrit un chargé d’affaires sans prendre congé ni du Président de la République ni même du ministre des Affaires étrangères.

La disparition d’Alexandre II posait, devant l’Europe, des problèmes troublants. Qu’allait-il se passer en Russie ? L’attentat du 13 mars préludait-il à un bouleversement général ? Entre les forces conservatrices et les forces subversives, qui l’emporterait ? Dans le cas probable d’une réaction violente, l’absolutisme tsariste ne serait-il pas obligé de s’inféoder aux Puissances germaniques ? Ne risquions-nous pas de voir renouveler contre la France le pacte monarchique de 1873, la fameuse alliance des trois empereurs ?... A toutes ces questions, Barthélemy Saint-Hilaire éprouvait le besoin d’obtenir une prompte réponse. Il en écrivit personnellement à notre ambassadeur, le général Chanzy, pour lequel il professait une haute estime, et je fus chargé de porter la lettre, en y joignant quelques précisions verbales.

Le soir du mardi 15 mars, je pris le train pour Saint-Pétersbourg.

Dès mon arrivée à la gare du Nord, j’eus comme une prévision du spectacle que j’allais trouver sur les bords de la Néwa. Dans le hall du départ, une affiche annonçait que toutes les frontières russes étaient fermées jusqu’à nouvel ordre et que les voyageurs à destination de la Russie ne pourraient dépasser Berlin. Mais le passeport diplomatique dont j’étais muni m’assurait la possibilité de poursuivre ma route jusqu’à Saint-Pétersbourg.

L’express était donc presque vide, — une vingtaine de personnes en tout, dont le grand-duc Nicolas-Nicolaïéwitch, frère de l’Empereur et ancien généralissime des armées russes pendant la guerre des Balkans, ses fils Nicolas et Pierre qui arrivaient de Cannes, enfin plusieurs aides de camp et de nombreux domestiques.

A Berlin, où nous arrivâmes le lendemain vers huit heures du soir, il y eut un long arrêt, pendant lequel les Altesses Impériales furent saluées par le personnel de l’ambassade de Russie en grand deuil et par un aide de camp général du vieil empereur Guillaume.

Avant que le train ne repartit, chaque voiture fut soumise à une sévère inspection de police. En dehors des grands-ducs, de leur suite et d’un courrier anglais, je fus seul autorisé à continuer le voyage

Le lendemain, à quatre heures de l’après-midi, nous fîmes halte à Eydtkuhnen, qui était alors la dernière station prussienne sur les confins des deux empires, et l’on hissa dans le train tout un lot d’étuis et de valises, d’un aspect militaire. Peu après, à la station russe de Wirbolow, je vis les trois grands-ducs et leurs aides de camp descendre de voiture en uniforme, avec un brassard de crêpe sur leurs capotes grises. Une compagnie, alignée le long du quai, rendait les honneurs.

Malgré mon passeport diplomatique, je fus interrogé minutieusement sur l’objet de mon voyage par un officier de gendarmerie, qui me témoigna d’ailleurs une politesse parfaite. Le courrier anglais subit le même interrogatoire. Puis j’allai prendre un verre de thé au buffet.

Sous la lueur blafarde qui tombait du ciel sombre, la gare était sinistre à observer. Devant chaque porte, un gendarme. Sur chaque voie, un factionnaire. Et dans la campagne à l’entour, dans l’immensité de la plaine brumeuse et glacée, des patrouilles de cosaques erraient çà et là, surveillant la frontière.

Vingt-quatre heures de route encore et je débarquai à Saint-Pétersbourg.

Je trouvai une ville terrorisée, non seulement par l’attentat du 13 mars, mais encore par tout ce qu’on avait appris depuis lors sur la puissance et l’audace du parti nihiliste. Dans la rue même, je n’apercevais que des visages anxieux, tendus ou consternés. Les gens semblaient ne s’aborder que pour échanger des nouvelles alarmantes. Elles naissaient d’heure en heure : arrestations sensationnelles, saisies d’armes et d’explosifs, découvertes d’imprimeries clandestines, placards révolutionnaires affichés sur les monuments publics et jusque sur le Palais d’hiver, lettres comminatoires adressées aux plus hauts personnages de l’Empire, officiers de gendarmerie poignardés en plein jour devant le Gostiny-Dvor, etc... Mais ce qui affolait surtout l’opinion, c’était l’événement de la veille, c’était le dernier résultat des perquisitions judiciaires.

En suivant le fil d’un complot, la police avait mis la main sur un engin effrayant, une torpille chargée de trente-deux kilogrammes de dynamite et que les nihilistes avaient réussi à introduire sous la rue de la Sadowaïa, au coin de la Perspective Newsky, à l’endroit le plus fréquenté de la capitale.

J’allai directement à l’ambassade, où je m’acquittai de mon message auprès du général Chanzy. Le soir, dînant à sa table, je fis la connaissance de ses principaux collaborateurs, son aide de camp le lieutenant-colonel de Boisdeffre, son conseiller M. Ternaux-Compans et le plus brillant de ses secrétaires, qui s’était déjà fait un nom dans les lettres, Eugène-Melchior de Vogüé. Leur conversation vive, naturelle, abondante, que le général accentuait par instants d’un mot juste et précis, me découvrait mille aperçus nouveaux sur le monde russe où je pénétrais pour la première fois. Je ne pouvais souhaiter une meilleure préparation à la cérémonie grandiose, dont j’allais être spectateur le lendemain : les funérailles du Tsar.

Dès neuf heures du matin, nous étions tous groupés autour de l’ambassadeur, tous en uniforme diplomatique ou militaire.

Le temps était froid, le ciel sans nuage. Entre ses longs quais de granit, la Néwa déroulait avec ampleur son manteau de neige et de glace. Quand nous sortîmes de l’ambassade, un rayon de soleil allumait la flèche d’or qui surmonte la forteresse des Saints-Pierre-et-Paul, attirant ainsi tous les regards vers la coupole de la cathédrale et les bastions de la prison d’Etat.

Soudain, trois coups de canon partent de la citadelle, qui arbore un pavillon noir, aux armes impériales. Dans toute la ville, les cloches sonnent. Le cortège funèbre apparaît sur le quai de l’Amirauté.

En tête, un escadron de chevaliers-gardes.

Puis viennent à la file, portés par des maîtres des cérémonies, tous les insignes souverains de l’Autocrate défunt, les couronnes, les sceptres, les globes, les étendards, les glaives de Moscou, de Kiew, de Wladimir, de Nowgorod, de Smolensk, de Kazan, de Sibérie, d’Astrakhan, de Volhynie, de Chersonèse, de Pologne, de Livonie, d’Esthonie, de Courlande, de Carélie, de Finlande, de Géorgie, etc... Devant chaque étendard, deux écuyers mènent par la bride un cheval d’armes, couvert d’un caparaçon noir où se détache l’écusson de la province.

Une couronne isolée vient ensuite, rayonnante de diamants, de rubis et de topazes. Très haute et très lourde, le vieux prince Souvorow la porte avec peine sur un coussin d’or : c’est la couronne impériale de Russie.

Toute l’œuvre historique des monarques russes, depuis Saint-Wladimir et les premiers ducs de Moscou jusqu’aux derniers Romanow, vient de défiler ainsi devant moi. Jamais encore, je n’avais si bien compris cette appellation des Tsars : « les rassembleurs de la terre russe. »

Afin de compléter ce grand tableau symbolique, voici maintenant les trois ordres de l’Empire, les nobles, les marchands et les paysans, qui s’avancent processionnellement, groupés autour de leurs bannières emblématiques. J’ai là, sous les yeux, comme une figuration résumée du peuple russe.

Deux pelotons de cuirassiers terminent cette partie du cortège.

Un intervalle. Puis des chants, des cierges, des psaumes. C’est le clergé qui entre en scène.

Rien de plus impressionnant que cette longue troupe majestueuse, vêtue de velours noir aux broderies d’argent. Sous la rigide carapace des mitres et des chasubles byzantines, qui laissent à peine entrevoir leurs visages et leurs mains, les métropolites et les évêques ont l’air d’icones mouvantes.

Tout de suite après, vient le char funèbre, surmonté de panaches blancs, attelé de huit chevaux noirs drapés de crêpe. Trente pages l’entourent avec des torches allumées.

A l’intérieur du char, quatre aides de camp généraux, debout, encadrent le cercueil qui s’allonge sous une couverture d’hermine et d’or.

Derrière, marche l’empereur Alexandre III, nu-tête, le cordon bleu de Saint-André en écharpe, la taille droite, l’air imposant et robuste. Les grands-ducs lui font escorte.

L’impératrice Marie-Féodorowna et ses jeunes fils, les grandes-duchesses et les dames de la Cour suivent dans des carrosses de deuil.

Le cortège est fermé par les troupes de la Garde.

Tandis que le défilé s’achève, le général Chanzy nous mène directement à la cathédrale de la Forteresse. Nous y arrivons en même temps que le char, d’où l’Empereur et les grands-ducs enlèvent le cercueil sur leurs épaules pour le porter sur le catafalque.

Alors, dans l’église illuminée, devant l’iconostase étincelante et mystérieuse, commence l’admirable liturgie des morts.

La famille impériale est placée à droite du catafalque.

Les dignitaires de la Cour, les ministres, les généraux, les sénateurs, les gouverneurs civils et militaires, tous les grands corps de l’Etat remplissent la nef.

Les ambassadeurs étrangers, suivis de leur personnel, se tiennent derrière le Tsar. Le général de Schweinitz représente l’Allemagne ; le comte Kalnoky, l’Autriche-Hongrie ; lord Dufferin, l’Angleterre ; le chevalier Nigra, l’Italie. Mais c’est encore la France qui a le plus noble représentant. Par sa prestance physique, par la franchise de son regard limpide et résolu, par la dignité naturelle de ses manières, par la sobriété de sa parole et de son geste, le général Chanzy personnifie excellemment les meilleures vertus de l’âme française, comme il les incarnait dix ans plus tôt, quand il commandait en chef l’armée de la Loire.

Cependant, l’office qui se déroule devant moi ramène sans cesse mon esprit vers le mort, dont le visage livide est dramatique à voir sous la clarté scintillante des cierges ; car, selon le rite orthodoxe, le cercueil est découvert.

Devinant mes réflexions, Vogüé me dit :

— Regardez-le bien, ce martyr ! Il fut un grand Tsar et méritait un destin plus indulgent... Ce n’était pas un esprit supérieur ; mais c’était une âme très généreuse, très droite et très haute. Il avait l’amour de son peuple, une sollicitude infinie pour les humbles et les opprimés... Rappelez-vous ses réformes. Pierre le Grand n’en a pas fait de plus profondes et il y mettait moins de son cœur... Pensez à toutes les résistances qu’il a dû vaincre pour abolir le servage et renouveler les bases de l’économie rurale. Songez que 50 millions d’hommes lui doivent leur affranchissement... Et ses réformes administratives ! Il n’a tenté rien de moins que de détruire l’arbitraire bureaucratique et les privilèges sociaux. Dans l’ordre judiciaire, il a créé l’égalité devant la loi, assuré l’indépendance des magistrats, supprimé les peines corporelles, institué le jury. Et c’est le successeur direct du despote Nicolas Ier qui a fait cela !... Dans la politique étrangère, son œuvre est de la même grandeur. Il a poursuivi le programme de Catherine II sur la Mer-Noire ; il a effacé les humiliations du traité de Paris ; il a promené les aigles moscovites jusqu’aux rives de la Propontide, jusqu’aux murailles de Constantinople ; il a délivré les Bulgares ; il a établi la domination russe au cœur de l’Asie centrale... Enfin, le matin même de sa mort, il travaillait à une réforme qui eût dépassé toutes les autres, qui eût engagé irrévocablement la Russie dans les voies modernes : l’octroi d’une charte parlementaire... Alors les nihilistes l’ont tué !... Maïs voyez les bizarres coïncidences de l’histoire et l’étrange ironie des choses. L’émancipateur des nègres américains, Lincoln, a été assassiné, lui aussi. Or c’est la délivrance des nègres qui a entraîné, sur l’autre face de la planète, l’affranchissement des moujiks. Alexandre II n’a pas voulu que la Russie restât le seul pays esclavagiste du monde chrétien... Ah ! c’est un dangereux métier d’être libérateur !

Comme il achève ces mots, les choristes entonnent le chant pathétique du Wietchnaïa pamiat, le chant de « l’éternel souvenir. » Puis l’officiant récite l’absoute et applique au front du mort une longue bande de parchemin où se déroule la prière absolutoire.

Il ne reste plus qu’à s’acquitter de l’adieu suprême.

Ayant gravi les marches du catafalque, les yeux pleins de larmes, Alexandre III incline sa haute taille au-dessus du cercueil et dépose un dernier baiser sur les mains de son père. La Tsarine, les grands-ducs et les grandes-duchesses l’imitent successivement.

Les ambassadeurs et leur personnel s’avancent, à leur tour Mais, soudain, le grand-maître des cérémonies, prince de Liéven, nous prie de nous arrêter.

Nous voyons venir alors, du fond de l’église, par la porte qui accède aux sacristies, le ministre de la Cour, comte Adlerberg, donnant le bras à une svelte jeune femme qu’enveloppent de longs voiles de crêpe. C’est l’épouse morganatique de l’Empereur défunt, la princesse Catherine-Michaïlowna Youriewsky, née princesse Dolgorouky.

D’un pas tremblant, elle monte les degrés du catafalque. Puis, s’effondrant à genoux, elle s’abîme en prière, la tête plongée dans le cercueil.

Après quelques minutes, elle se relève avec peine, reprend le bras du comte Adlerberg et s’éloigne lentement vers le fond de l’église.

Nous défilons ensuite. Quand mon tour vient de me pencher sur la dépouille impériale, j’observe que toute la partie inférieure du corps, qui fut déchiquetée par la bombe, est dissimulée sous un manteau d’apparat et qu’un voile de tulle rouge s’étend sur un côté du visage afin de masquer deux blessures.


De tous les souvenirs que je conservai de ce voyage, l’apparition fugitive de la princesse Youriewsky dans la cathédrale de la Forteresse fut l’un des plus vivaces.

Au cours des années qui suivirent, je l’aperçus quelquefois à Paris, où elle menait la vie banale d’une riche étrangère. On ne lui attribuait aucune aventure sentimentale. Les trois enfants, qu’elle avait eus d’Alexandre II, paraissaient absorber toute sa tendresse. Elle résidait beaucoup à Nice. Et c’est là qu’elle est morte, le 15 février 1922. Trois lignes dans quelques journaux composèrent toute son oraison funèbre.

Pourtant je savais que son roman d’amour avait impliqué un grand mystère politique. Mais les rares initiés gardaient jalousement leur secret ou l’avaient déjà emporté dans la tombe.

Les renseignements que j’ai glanés çà et là pendant ma mission à Pétrograd, quelques lettres qui sont venues depuis lors entre mes mains, enfin une confidence intime que j’ai reçue dernièrement et dont je sens tout le prix, me permettent de préciser aujourd’hui la place importante que la princesse Youriewsky mérite d’occuper dans l’histoire de la Russie.


I

Elle naquit à Moscou, le 14 novembre 1847, de Michel-Michaïlowitch prince Dolgorouky et de son épouse Véra-Gavrilowna, née Vichnévytsky.

Son père, qui avait hérité d’une fortune considérable, partageait sa vie de loisirs entre Saint-Pétersbourg, Moscou et le vaste domaine de Tiéplowka, aux environs de Poltawa. Il descendait authentiquement de Rourîk et de Saint-Wladimir, par Saint-Michel martyr, prince de Tchernygow au XIIIe siècle, et par Wladimir Dolgoroukow, dont la fille Marie épousa, en 1616, le tsar Michel-Féodorowitch Romanow, fondateur de la dynastie.

Or, au mois d’août 1857, l’empereur Alexandre II, allant présider les manœuvres de Volhynie, s’arrêta au château de Tiéplowka. Par discrétion, toute la famille s’était retirée dans une aile de la maison.

Un après-midi, comme le Tsar prenait le frais avec ses aides de camp sous la véranda, une fillette vint à passer devant lui, en courant. Il l’appela : « — Qui êtes-vous, ma petite fille ? Et que venez-vous faire ici ? »

Elle balbutia :

— Je suis Catherine-Michaïlowna et je voulais voir l’Empereur.

Très amusé, il la prit sur ses genoux, causa quelques instants avec elle, puis la fit ramener vers ses parents.

A la revoir le lendemain, il fut séduit par sa grâce ingénue, par ses jolies manières, par ses grands yeux de gazelle effarée De son air le plus aimable, comme s’il parlait à une belle dame de sa cour, il la pria de lui faire les honneurs du jardin. Ils se promenèrent longuement. Elle exultait. Dans sa mémoire enfantine ce souvenir se grava pour toujours.

Deux ans plus tard, il eut à s’occuper d’elle.

Le prince Michel Dolgorouky, entraîné par ses goûts fastueux, incapable de résister à ses caprices, compromis dans des spéculations folles, avait dissipé toute sa fortune. Et les soucis avaient précipité en lui l’évolution d’un mal nerveux, dont il allait bientôt mourir. Afin de protéger la famille contre l’âpreté des créanciers, le Tsar fit placer le domaine de Tiéplowka « sous la tutelle impériale » et prit à sa charge l’éducation des enfants, qui étaient au nombre de six, quatre fils et deux filles.

Catherine-Michaïlowna et sa sœur cadette Marie entrèrent comme pupilles à l’Institut de Smolny. Fondé par Catherine II, en imitation du Saint-Cyr de Mme de Maintenon, « l’Institut des demoiselles nobles » déploie sa belle ordonnance architecturale sur le bord de la Néwa, au point où le fleuve, par un brusque détour, s’engage dans le décor glorieux qu’a chanté Pouchkine. De tout temps, les monarques russes, empereurs et impératrices, prodiguèrent à ce pensionnat les témoignages de leur sollicitude : ils y voyaient comme un devoir familial. Ils s’intéressaient personnellement aux élèves, à leurs travaux, à leurs jeux. Souvent, ils allaient prendre le thé au milieu d’elles.

Dans cette aristocratique maison, les jeunes princesses Dolgorouky se firent promptement remarquer par leur beauté. Aussi élégantes de lignes, aussi pures de visage l’une que l’autre, elles réalisaient pourtant des types différents. Catherine avait un teint d’ivoire avec de magnifiques cheveux châtains ; la cadette, Marie, d’une carnation éblouissante, annonçait une blonde superbe. Alexandre II s’attardait volontiers à causer avec elles Bientôt, on crut s’apercevoir qu’il accordait à la première une préférence exclusive.

Comme elle venait d’entrer dans sa dix-septième année, Catherine, ayant achevé ses études, sortit de Smolny. Réduite à une modique pension, elle alla vivre chez son frère ainé, le prince Michel, qui avait épousé une charmante Napolitaine, la marquise Louise Vulcano de Cercemaggiore. Il habitait durant l’hiver un appartement à la Bassennaÿa, et, durant la belle saison, une villa très simple à Péterhof.

Un jour de printemps, Catherine, suivie d’une femme de chambre, traversait le Jardin d’été qui avait encore son tapis de neige, quand elle vit l’Empereur qui faisait sa promenade quotidienne avec un aide de camp. Il s’approcha d’elle et, sans égard aux passants qui les observaient, il l’entraina dans une allée tranquille.

Alors, à cette vierge toute novice et ingénue, il adressa des propos si cajoleurs et si tendres, qu’elle en fut bouleversée. Elle aurait voulu le supplier de se taire ; mais les mots qu’elle cherchait ne venaient pas ou lui restaient dans la gorge.

Ils se rencontrèrent de la sorte assez fréquemment, soit au Jardin d’été, soit aux Iles de la Néwa dans les allées sinueuses d’Iélaghine, soit encore, à partir de juillet, sons les futaies séculaires qui entourent Péterhof.. En vain lui déclarait-il chaque fois son amour, son grand amour tenace et lancinant : elle restait froide, hostile et fermée.

Puis, durant quelques mois, elle réussit à l’éviter ; mais il la relançait toujours.

Plus tard, quand elle eut accompli son destin, elle se rappelait avec stupeur cette époque de sa vie et elle disait à Mme S..., sa fidèle amie :

— Comment ai-je pu lui résister ainsi pendant toute une année ?... Comment ne l’ai-je pas aimé plus tôt ?

Sa conversion se fit en deux étapes. Un jour, Alexandre lui apparut si malheureux, le visage si contracté, la voix si implorante, qu’elle eut pitié de sa souffrance. D’ailleurs, il sortait d’une épreuve cruelle, qui l’avait frappé aux racines mêmes de son être : il venait de perdre son fils préféré, le césaréwitch Nicolas, mort à vingt ans d’une lésion tuberculeuse. Ce jour-là, pour le plaindre, elle trouva des paroles très simples, mais abondantes et douces, qui furent un baume sur les plaies vives de son cœur. Et, lorsqu’il l’eut quittée, elle s’en voulut de n’avoir pas trouvé mieux à lui dire. Pour la première fois depuis qu’elle le connaissait, elle fut impatiente de le revoir.

A leur rencontre suivante, dès qu’elle l’aperçut, dès que leurs regards se croisèrent, elle tressaillit, avec la sensation d’un choc dans la poitrine. Ce fut, en elle, comme un coup de la grâce, une illumination éblouissante, le don subit et total de son âme.


On était au mois de juillet 1865. Selon l’habitude, la Cour résidait au palais de Péterhof, la magnifique demeure que Pierre le Grand se construisit au bord du golfe de Finlande, avec le secret désir d’éclipser Versailles.

A l’extrémité du parc, près de la route qui mène à Tsarskoïé-Sélo, s’élève un haut pavillon à colonnade, sorte de belvédère, que Nicolas Ier fit bâtir en 1853 pour sa femme, l’impératrice Alexandra, et qui porte le nom de Babygone. Solitaire, entouré de verdure et de fleurs, le site domine un horizon merveilleux par-dessus la nappe ondoyante et moirée des eaux finlandaises.

C’est là que, le 13 juillet, vers la fin de l’après-midi, Catherine-Michaïlowna fut amenée, tremblante, à l’empereur Alexandre II, qui tremblait encore plus.

L’événement dépassa tout ce que la jeune fille avait pu s’imaginer ; car, en la couvrant une dernière fois de baisers avant de la laisser partir, son impérial amant lui avait déclaré, du ton le plus solennel :

— Aujourd’hui, hélas ! je ne suis pas libre ; mais, à la première possibilité, je t’épouserai ; car je te considère, dès maintenant et pour toujours, comme ma femme devant Dieu.. A demain !... Je te bénis !

Le pavillon de Babygone la revit très souvent

Quand le ciel brumeux et les pluies glacées de septembre ramenèrent la Cour dans la capitale, les relations de la jeune princesse et de son auguste ami s’établirent avec régularité.

Trois ou quatre fois la semaine, elle venait clandestinement au Palais d’hiver. Par une porte basse dont elle avait la clef, elle s’introduisait au rez-de-chaussée dans une chambre isolée, prenant jour à l’Ouest sur l’esplanade, et qui se reliait par un escalier secret aux appartements impériaux du premier étage. C’est de là que, trente années durant, Nicolas Ier avait dirigé son Empire. Les meubles, les portraits, les tableaux, les livres, tous les objets, parmi lesquels l’implacable autocrate avait poursuivi son rêve despotique, encadraient maintenant des scènes de tendresse et de volupté.

La liaison fut bientôt connue. On n’en jasait pourtant qu’a mots couverts dans les salons de Saint-Pétersbourg, la personne du Tsar étant sacrée en ce temps-là. D’ailleurs, la terrible Troisième section de la Chancellerie secrète, commandée par le comte Schouvalow, avait des oreilles partout, et ce n’eût pas été sans péril qu’on se fût risqué à bavarder sur la vie intime du souverain.

La belle-sœur de Catherine-Michaïlowna, l’épouse de son frère aîné, apprit néanmoins que, dans les chuchotements de la Cour, on la mettait en cause : on l’accusait d’avoir livré la jeune fille à l’Empereur et de favoriser leurs amours.

Indignée pour elle-même, effrayée pour l’avenir de Catherine, elle prit brusquement le parti de s’exiler avec elle à Naples, où demeurait sa famille.

Quelques mois plus tôt, le remède aurait pu être salutaire : il n’eut d’autre effet que d’exalter la passion des deux amants, qui s’écrivaient chaque jour.


II

A première vue, un amour si fort, entre deux êtres si différents d’âge et de condition, a lieu de surprendre.

Le jour où Catherine fut amenée à Babygone, elle n’avait que dix-sept ans et demi, Alexandre en avait plus de quarante-sept. Il devait donc lui sembler très mûr ; il aurait pu être son père.

Assurément, il se revêtait, à ses yeux, d’un prestige extraordinaire et transcendant. N’était-il pas l’Empereur, le Tsar autocrate de toutes les Russies, l’Oint du Seigneur, le maître absolu et redouté du plus grand peuple qui fût au monde ? A le voir si majestueux dans la pompe des cérémonies et des cortèges, comment n’eût-elle pas été fascinée ?

Jamais la Cour de Russie n’avait brillé d’un plus vif éclat. Outre les souverains qui avaient une si noble apparence, toute la famille impériale était superbe à regarder. On vit rarement se grouper autour d’un trône un plus bel ensemble de types virils ou féminins, tels que le césaréwitch Alexandre, le grand-duc Wladimir, le grand-duc Constantin, le grand-duc Nicolas, le grand-duc Michel, la grande-duchesse Hélène, la grande-duchesse Olga, la grande-duchesse Marie, la grande-duchesse Alexandra, etc... Les fêtes se déroulaient avec un luxe inouï et un apparat splendide.

L’ancien ambassadeur d’Angleterre, Lord Loftus, qui fut témoin de cette période fastueuse, a pu écrire dans ses Diplomatie reminiscences : « La cour est très brillante et admirablement tenue ; elle a quelque chose de la pompe orientale. Les bals, avec la romantique mise en scène de la garde circassienne, avec la pittoresque variété des uniformes, avec la beauté des toilettes, avec le féerique scintillement des bijoux, dépassent en splendeur et en magnificence tout ce que j’ai vu dans les autres pays. »

Théophile Gautier, qui visita précisément la Russie en 1865, et qui obtint la faveur d’assister à un bal de cour, a épuisé les ressources de son vocabulaire pour nous décrire cette fête. Afin de mieux voir l’ensemble, il s’était posté dans la galerie qui domine la salle de Saint-Georges : « La première impression, en se penchant sur ce gouffre de lumière, est comme un vertige. D’abord, à travers les effluves, les rayonnements, les irradiations, les reflets des bougies, des glaces, des ors, des diamants, des pierreries, des étoffes, on ne distingue rien. Une scintillation fourmillante vous empêche de saisir aucune forme. Puis, bientôt la prunelle s’habitue à son éblouissement et elle embrasse, d’un bout à l’autre, cette salle aux dimensions gigantesques, toute en marbre et en stuc blanc... Ce ne sont qu’uniformes plastronnes d’or, épaulettes étoilées de diamants, brochettes de décorations, plaques d’émaux et de pierreries formant sur les poitrines des foyers de lumière. Les habits des hommes sont si éclatants, si riches, si variés que les femmes, avec leur élégance moderne et la grâce légère des modes actuelles, ont de la peine à lutter contre ce massif éclat. Ne pouvant être plus riches, elles sont plus belles : leurs épaules et leurs gorges nues valent tous les plastrons d’or. »

Dans ce cadre féerique, il esquisse un vivant portrait de l’Empereur : « Alexandre II portait ce soir-là un élégant costume militaire, qui faisait valoir sa taille haute, svelte, dégagée. C’était une sorte de veste blanche, descendant jusqu’à mi-cuisse, à brandebourgs d’or, bordée en renard bleu de Sibérie au col, aux poignets et sur le pourtour, étoilée au flanc par les plaques des grands ordres. Un pantalon bleu de ciel, collant, moulait les jambes et se terminait à de minces bottines. Les cheveux de l’Empereur sont coupés ras et dégagent son front uni, plein et bien formé. Ses traits, d’une régularité parfaite, semblent modelés pour le bronze de la médaille ; le bleu des yeux prend une valeur particulière des tons bruns de la figure, moins blanche que le front à cause des voyages et des exercices en plein air. Les contours de la bouche ont une netteté découpé et d’arête tout à fait grecque et sculpturale. L’expression de la physionomie est une fermeté majestueuse et douce, qu’éclaire par moments un sourire plein de grâce. »

Comment Catherine-Michaïlowna n’eût-elle pas été conquise par cette grâce et cette majesté souveraines qui s’agenouillaient devant elle ?

Pourtant, lorsqu’elle avait accepté de se rendre à Babygone, elle n’avait cédé ni à un entraînement de l’imagination, ni à une griserie de l’orgueil : elle n’avait obéi qu’à son cœur. Ce n’est pas au Tsar qu’elle s’était donnée ; c’est à l’homme.

Et son instinct de femme ne l’avait pas trompée ; car, chez Alexandre-Nicolaïéwitch, l’homme privé, l’homme intime était d’une qualité rare. Noblesse du caractère, générosité des sentiments, courage tranquille, maîtrise de soi, élégance des manières, culture de l’esprit, raffinement des goûts, tact, urbanité, — il était grand seigneur jusqu’au bout des ongles. De plus, il avait la parole vive, aisée, attachante, pleine d’humour et d’enjouement.

Aussi, du jour où Catherine eut consenti à se laisser aimer, elle l’adora.

Mais pourquoi lui-même s’était-il attaché d’un sentiment si rapide, si passionné, si absolu, à cette vierge de dix-sept ans ? Et par quel affolement du cœur ou des sens avait-il été jusqu’à lui dire, la première fois qu’il l’avait tenue dans ses bras : « Aujourd’hui, hélas ! je ne suis pas libre ; mais à la première possibilité, je t’épouserai, car je te considère, dès maintenant et pour toujours, comme ma femme devant Dieu. »


Il avait toujours éprouvé pour les femmes un irrésistible attrait.

Dès l’âge de vingt ans, il avait connu l’illusion délicieuse et le tourment divin.

En 1837, son père Nicolas Ier lui avait fait entreprendre un voyage d’études à travers l’Europe. Il avait ainsi parcouru la Suède, l’Autriche, l’Italie, s’arrêtant de préférence auprès des cours de Berlin, de Weimar, de Munich, de Vienne, de Turin, de Florence, de Rome, de Naples. Il revint par la Suisse et la région rhénane, pour faire visite à ses parents de Stuttgart et de Carlsruhe. Impatient de partir pour Londres, qui était sa dernière étape avant de rentrer à Saint-Pétersbourg, il avait rayé de son itinéraire les petites capitales de la Confédération germanique, telles que Darmstadt, Mecklembourg, Brunswick, etc... Mais le vieux souverain de la Hesse électorale, le grand-duc Louis II, insista pour obtenir au moins un arrêt de quelques heures à sa cour. Le jeune Césaréwitch ne crut pouvoir se dérober à cette instance et accepta, comme une corvée, l’invitation grand-ducale ; il arriva le 12 mars 1838 à Darmstadt.

Cette corvée lui ménageait une surprise. Louis II avait quatre enfants, trois fils et une fille. Celle-ci était la cadette de tous ; elle achevait à peine sa quinzième année. Alexandre-Nicolaïéwitch s’éprit d’elle instantanément.

Le soir même, il dit à ses aides de camp, Orlow et Kavéline « C’est elle que je rêvais. Je n’épouserai jamais qu’elle. » Et il écrivit aussitôt à ses parents pour les supplier de l’autoriser à demander la main de la jeune fille.

Comme on l’attendait à Londres, il dut s’arracher au sortilège de Darmstadt ; mais il y revint précipitamment, dès qu’il eut quitté le sol anglais.

La réponse de ses parents ne l’encourageait cependant pas dans sa ferveur matrimoniale. On lui intimait l’ordre de hâter son retour ; quant au mariage, l’affaire était à examiner ; on verrait plus tard.

Alors, il déclara tout net à Orlow et Kavéline qu’il renoncerait au trône plutôt que de ne pas épouser la princesse Marie.

Rentré peu après à Saint-Pétersbourg, il réitéra devant ses parents cette ferme déclaration

L’orgueilleux autocrate Nicolas Ier et sa très fière épouse Alexandra de Prusse se montrèrent néanmoins inexorables. Et, comme le Césaréwitch ne s’en obstinait que plus dans son amour contrarié, ils finirent par lui avouer le vrai motif de leur résistance.

Le grand-duc Louis II avait épousé en 1804 la princesse Wilhelmine de Bade, qui avait alors seize ans. De leur union étaient nés deux fils, le prince Louis en 1806 et le prince Charles en 1809. Bientôt après, la mésintelligence s’était glissée dans le ménage grand-ducal, entraînant la rupture définitive des rapports conjugaux. Cette situation était notoire, avérée. La grande-duchesse Wilhelmine menait sa vie, de son côté ; on lui attribuait des caprices nombreux.

Or, vers le printemps de 1823, la petite cour de Darmstadt apprit avec stupeur que la souveraine était enceinte. Le 15 juillet, elle mit au monde un troisième fils, le prince Alexandre, qui devait plus tard former la souche des Battenberg. Pour l’honneur de sa couronne et de sa famille, Louis II assuma la paternité de l’enfant. Mais tout le monde connaissait le père authentique ; on n’osait même pas le nommer, tant il était subalterne. L’année suivante, le 8 août 1824, la grande-duchesse donnait le jour à un autre enfant, de même origine, la princesse Marie.

La révélation de ce secret, qui était la fable de toutes les cours allemandes, ne changea rien aux sentiments ni aux résolutions du Césaréwitch : « N’importe ! disait-il. J’aime la princesse Marie, je l’épouserai. Plutôt que de renoncer à elle, je renoncerai au trône.

L’empereur Nicolas avait fini par céder. Le 16 avril 1841, le césaréwitch Alexandre avait épousé, au Palais d’hiver, la princesse Marie de Hesse.

Malgré le pénible mystère de sa naissance, la jeune Césarewna fut très sympathiquement reçue par sa nouvelle famille et ses futurs sujets. On s’accordait à la trouver belle et d’une distinction parfaite. En dépit de sa jeunesse, elle manifestait les goûts les plus sérieux ; elle s’adonnait activement aux œuvres charitables et le Saint-Synode admirait sa piété. Les gens de la Cour ne lui reprochaient qu’un peu de raideur, un accueil trop réservé, trop cérémonieux. Son époux la comblait d’égards et de tendresse. Lorsqu’il monta sur le trône, le 2 mars 1855, elle avait déjà de lui cinq enfants.

Mais ces grossesses multiples et deux autres qui survinrent encore délabrèrent sa santé. Elle avait toujours eu la poitrine délicate : le rude climat de Saint-Pétersbourg l’éprouvait cruellement.

Dans la vie retirée à laquelle ses médecins la condamnaient de plus en plus, elle s’aperçut bientôt que l’Empereur se lassait d’elle. Très digne, elle souffrit en silence, conservant malgré tout une gratitude infinie pour l’homme trop charmant dont elle avait eu le premier amour et qui avait fait d’elle, pauvre petite princesse disqualifiée, une Majesté impériale, une Tsarine de toutes les Russies.

Cependant, Alexandre-Nicolaïéwitch allait d’aventure en aventure, de caprice en caprice.

Un jour, il sembla se fixer dans un sentiment profond. La personne qui le lui inspira était une jeune fille de vingt ans, aussi remarquable pour l’intelligence que pour la beauté, la princesse Alexandra-Serguéïéwna Dolgorouky, n’ayant d’ailleurs qu’une parenté ancestrale avec la princesse Catherine-Michaïlowna. C’est elle, dit-on, qui servit de modèle à Tourguéniew pour la voluptueuse héroïne de Fumée. Vers 1860, à l’époque des grandes réformes, elle joua un rôle important. Par la décision de son caractère et la supériorité de son esprit, elle obligea souvent Alexandre II à persévérer dans les voies hardies où il s’était engagé. On la surnommait « la Grande Mademoiselle. » Mais brusquement, pour des motifs ignorés, la liaison se dénoua ou parut se dénouer. Alexandra-Serguéïewna épousa le vieux général Albédinsky, dont le Tsar s’empressa de faire un gouverneur de Varsovie.

D’autres caprices, d’autres amours suivirent, non moins éphémères les uns que les autres.


Après tant de succès faciles et qui presque toujours s’offraient d’eux-mêmes, Alexandre-Nicolaïéwitch n’avait d’abord rien compris à la résistance de Catherine-Michaïlowna. Puis il s’était piqué au jeu, ne pouvant admettre qu’elle demeurât insensible à ses avances. Eh quoi ! lui, l’héritier des Romanow, le Tsar autocrate de toutes les Russies, une gamine de dix-sept ans le fuyait, le repoussait ! Pourtant n’avait-il pas maintes fois constaté son ascendant sur les femmes ? Avait-il jamais rencontré une rebelle ?... Puis il s’était méprisé de s’obstiner ainsi à la poursuite d’une vierge rétive.

Enfin elle avait eu pitié de lui et elle était venue à Babygone.

Alors, il avait savouré l’ineffable joie d’être aimé pour lui-même par cette belle créature exquise et caressante.

Après quelques mois de ce bonheur inouï, on la lui avait enlevée ; elle était partie pour Naples. Mais elle l’aimait toujours ; elle le lui écrivait quotidiennement. Donc, il avait le droit de la reprendre. Au besoin, il userait de contrainte. Les moyens ne lui manquaient pas ; l’omnipotence impériale n’était pas un vain mot. Le comte Schouvalow et ses policiers de la Troisième section avaient mené à bien des affaires plus difficiles, dont personne n’avait jamais rien su.

Cependant, hors de son Empire, des événements graves s’accomplissaient. L’Autriche était vaincue à Sadowa ; la Confédération germanique tombait sous la domination de la Prusse ; l’affaire du Luxembourg présageait un conflit prochain entre la France et l’Allemagne ; l’insurrection de la Crète menaçait de rouvrir la question d’Orient. Mais les souverains sont des hommes. De même qu’ils ne portent pas constamment leur couronne sur la tête, de même « la considération de leurs sujets et de leur propre gloire, » comme dit Bossuet, n’occupe pas toujours le premier plan de leur pensée.

Ainsi, malgré le grand bruit d’armes qui remplissait alors l’Europe, malgré tous les soucis du pouvoir suprême, les sentiments d’Alexandre-Nicolaïéwitch suivaient leur progression naturelle. Attisés par l’absence, magnifiés par le souvenir et le rêve, ils tournaient de plus en plus à la passion fiévreuse, exclusive, obsédante, à cette incurable maladie des sens et de lame, qui est parfois si terrible quand elle fond sur les hommes de son âge. Le maître de l’élégie latine, Properce, l’avait déjà observé, sous une forme pittoresque :


Sæpe venit magna fœnore tardus amor.


Désormais, cette passion ne le lâcherait plus ; elle deviendrait la grande affaire de sa vie ; elle primerait ses devoirs d’époux et de père ; elle s’introduirait dans les calculs les plus secrets de sa politique ; elle régirait toute sa conscience ; elle le dominerait jusqu’à la mort.


III

Au mois de juin 1867, sur la pressante invitation de Napoléon III, Alexandre II vint à Paris pour visiter l’Exposition universelle. Accompagné de ses fils, les grands-ducs Alexandre et Wladimir, il arriva le samedi, 1er juin, et descendit au palais de l’Élysée,

Le lendemain, il allait aux courses, puis il dînait aux Tuileries. Le 3 juin, repos. Le 4, représentation de gala à l’Opéra. Le 5, visite à la Sainte-Chapelle, où un groupe d’avocats eut l’ingénieuse idée de lui lancer en pleine figure : « Vive la Pologne, monsieur ! » Le jeudi 6, grande revue militaire à Longchamp ; le roi de Prusse y assistait également. C’est au retour, devant la Cascade, qu’un réfugié polonais, Bérézowski, tira deux coups de revolver sur le Tsar qui occupait la même voiture que Napoléon III. Les souverains opposèrent un calme parfait au geste de ce furieux, qui d’ailleurs ne les atteignit pas.

L’année précédente, à Saint-Pétersbourg, Alexandre II avait essuyé aussi tranquillement le feu de l’anarchiste Karakosow. Cet imperturbable courage, dont il devait plus tard donner tant de preuves, ne lui imposait aucun effort, étant fait à la fois de vaillance naturelle, de fatalisme et de piété. Il fut donc fort surpris lorsqu’on lui annonça, dès son retour à l’Elysée, la visite de l’impératrice Eugénie.

La pauvre souveraine avait les mains tremblantes, la figure défaite. Les mauvais jours étaient venus pour l’Empire français. Le brillant décor de l’Exposition universelle ne faisait illusion à personne. Au dehors comme au dedans, l’édifice impérial craquait de toutes parts. En ce mois de juin 1867, les nouvelles qu’on recevait du Mexique ne laissaient plus aucun doute sur la catastrophe prochaine. L’empereur Maximilien était déjà bloqué dans Quérétaro ; avant peu de jours, on apprendrait son exécution. Du côté de l’Allemagne, les inquiétudes n’étaient pas moindres. Aussi Napoléon III avait-il attaché une particulière importance à la visite du Tsar ; il espérait séduire son hôte, apaiser en de confiantes causeries les ressentiments que notre politique envers la Pologne lui laissait au cœur, enfin le gagner à notre cause pour arrêter les progrès de l’influence prussienne en Europe. Et voilà que cette visite, commencée par le scandale injurieux de la Sainte-Chapelle, aboutissait à l’affront d’un régicide. L’impératrice Eugénie avait de quoi être émue. Elle eut cependant le tort, ainsi qu’il lui advenait trop souvent, d’obéir au premier mouvement de sa nature impulsive. Dès qu’elle fut en présence du Tsar, elle s’effondra dans une crise de nerfs. Les grands-ducs Alexandre et Wladimir la portèrent sur un canapé ; l’Empereur appela au secours, mais soudain elle se redressa, expliqua d’un signe qu’elle ne pouvait parler et regagna précipitamment sa voiture sans avoir dit un mot.

Les jours suivants, il y eut encore des bals, des fêtes, une excursion à Fontainebleau. Mais le charme était rompu. De crainte d’un nouvel accident, on avait hâte de voir Alexandre II quitter la France.

Avec son affable courtoisie de grand seigneur, il continuait d’exprimer une vive satisfaction pour les égards et les plaisirs dont il était comblé. Mais, plusieurs fois, on remarqua son air distrait, sa physionomie tendue, l’étrange éclat de son regard lointain.

La police française était sans doute renseignée sur cette contention de son esprit.

Après six mois d’exil, Catherine-Michaïlowna était venue le rejoindre à Paris.

Elle logeait dans un hôtel discret de la rue Basse-du-Rempart. Chaque jour, chaque soir, elle se rendait à l’Élysée, où elle pénétrait par la grille qui est à l’angle de l’avenue Gabriel et de l’avenue Marigny.

Tout le temps qu’il pouvait soustraire aux festivités officielles, il le lui consacrait. Là encore, sous les beaux ombrages où Mme de Pompadour se plut à errer jadis, où Napoléon Ier, arrivant tout droit de Waterloo, mesura l’immensité de son désastre et l’horreur des jours qui lui restaient à vivre, Catherine-Michaïlowna s’entendit répéter les paroles solennelles de Babygone : « A la première possibilité, je t’épouserai ; car je te considère, dès maintenant et pour toujours, comme ma femme devant Dieu. »

Elle eut aussi l’orgueilleuse douceur de lui entendre dire ; « Depuis que j’ai commencé à t’aimer, aucune autre femme n’a plus existé pour moi... Pendant toute l’année où tu m’as si cruellement repoussé comme pendant tout le temps que tu viens de passer à Naples, je n’ai désiré aucune autre femme. »


Leur liaison prit dès lors un caractère définitif.

A Saint-Pétersbourg, Catherine-Michaïlowna revint demeurer chez sa belle-sœur, mais cette fois dans un joli hôtel du Quai Anglais, où elle occupait le rez-de-chaussée, ayant ses domestiques et ses équipages personnels. Cette combinaison permettait au prince Michel Dolgorouky de tenir avec beaucoup de dignité le rôle scabreux que les convenances et le loyalisme imposent au frère d’une favorite.

Pendant les séjours de l’Empereur à Tsarskoïé-Sélo, à Péterhof et à Livadia, elle y louait une villa.

Au Palais d’hiver, l’ancien cabinet de Nicolas Ier leur offrit de nouveau son hospitalité austère et sûre.

A Tsarskoïé-Sélo, ils se rencontraient dans une petite chambre, située à l’extrémité de l’aile qui s’étend devant la roseraie de Catherine II. L’installation était plus que simple : la pièce, éclairée par une seule fenêtre, ouvrait directement sur le vestibule qui accédait aux appartements privés du Tsar ; elle ne contenait qu’un lit, deux chaises, une table et une toilette.

A Péterhof, ils retrouvaient leur cher pavillon de Babygone.

A Livadia, où la résidence impériale ne consistait alors qu’en un chalet de bois, l’Empereur, ne pouvant y cacher aucun de ses gestes, allait voir son amie chez elle.


Toute absorbée dans son amour, la jeune princesse menait une vie de pénombre et de réclusion.

Elle n’acceptait jamais à diner ; elle n’allait jamais au théâtre. On ne la rencontrait guère que dans les bals où assistait l’Empereur, parce qu’elle dansait à merveille et que c’était, pour lui, un enchantement de la voir danser.

De même, il l’avait nommée demoiselle d’honneur de l’Impératrice, afin qu’elle eût ses entrées à la Cour et qu’elle ornât de sa beauté les réceptions officielles.

Hautaine et sèche, la Tsarine délaissée accueillait avec son plus froid sourire les révérences de sa jeune rivale. D’ailleurs, elle se méprenait grandement sur la trahison nouvelle de son époux ; elle n’y voyait qu’une aventure banale dont il se lasserait vite..., comme des précédentes. Mais pouvait-elle ne pas juger ainsi ? Sa fierté, sa droiture, le souvenir de leur amour ancien, tout lui interdisait d’imaginer le serment sacrilège de Babygone : « A la première possibilité, je t’épouserai. » Car enfin, cette « possibilité, » c’était sa mort !

Dans leurs rencontres quotidiennes et clandestines, les deux amants goûtaient un rare bonheur. De cette vierge ignorante, Alexandre-Nicolaïéwitch avait su faire une amoureuse accomplie. Elle lui appartenait entièrement. Aussi ne se lassaient-ils pas de s’expliquer l’un à l’autre, de se comprendre et de se pénétrer. « Ce qui fait que les amants ne s’ennuient jamais ensemble, a dit La Rochefoucauld, c’est qu’ils parlent toujours d’eux-mêmes. »

Cependant la politique se mêla bientôt à leurs entretiens ; elle occupait forcément, dans la vie du Tsar, une place trop considérable et lui apportait des soucis trop fréquents pour qu’il s’abstint d’en parler sa maîtresse.

Il mit un soin charmant à l’instruire des grands intérêts publics dont il était l’arbitre suprême. Peu à peu, il lui confia tout, ne prenant même aucune décision importante avant d’en avoir causé avec elle. Il l’entretenait ainsi des affaires les plus variées, gouvernement général de l’Empire, négociations diplomatiques, réformes administratives, organisation militaire, police, travail des ministres, promotions hiérarchiques, faveurs, disgrâces, intrigues de la Cour, prétentions et rivalités de la famille impériale, tout l’écrasant labeur que le mécanisme du pouvoir autocratique faisait constamment retomber sur lui. Comme elle avait l’esprit clair, le jugement droit et la mémoire exacte, elle le suivait sans peine dans ses raisonnements. Parfois même, d’un mot juste, elle l’aidait à conclure.

Mais le plus précieux service qu’elle lui rendait, c’est que, devant elle, il pouvait penser tout haut.

Le vif sentiment qu’il avait de sa puissance et de sa responsabilité souveraines élevait autour de lui une infranchissable barrière. Il délibérait longuement avec ses ministres, il exigeait d’eux une entière franchise, il provoquait au besoin leurs objections. Le reste ne les regardait plus. Il aurait craint de se diminuer à leurs yeux, s’il leur avait laissé voir ses doutes, ses perplexités, ses contradictions, tout le travail préparatoire de sa décision finale, qu’il leur signifiait ensuite comme un ordre émané de sa libre omnipotence.

Avec Catherine-Michaïlowna au contraire, il pouvait s’épancher sans réserve. D’elle, rien à craindre. Ayant renoncé au monde, toute recluse en son amour, elle n’avait aucune coterie derrière elle. Ce qu’ils se disaient l’un à l’autre, personne n’en savait rien. Leur univers commun tenait tout entier dans le cercle de leurs bras. Aussi, quand une difficulté politique préoccupait le Tsar, c’cst presque toujours auprès de sa maîtresse qu’il découvrait la solution et qu’il sentait sa volonté se fixer. Par cela seul qu’il n’avait plus à surveiller ses paroles, il voyait plus clair en lui.


Il voulut qu’elle l’accompagnât désormais dans tous ses voyages, particulièrement à Ems, où il allait prendre les eaux chaque année.

L’Empereur et sa suite occupaient l’Hôtel des Quatre Tours ; la princesse Dolgorouky et son amie, Mme S..., s’installaient dans une villa du voisinage, le Petit Élysée.

Au mois de juin de 1870, cette villa connut des secrets que le Gouvernement français eût payés cher.

Catherine-Michaïlowna reçut la confidence immédiate des graves entretiens qui se poursuivirent alors, pendant quatre jours, entre Alexandre II, Guillaume Ier, le prince Gortchakof et le comte de Bismarck. Son ami lui expliqua tout l’échiquier européen, la politique aventureuse de la France, l’attitude suspecte de l’Autriche, l’imminence d’un conflit et, par suite, l’obligation où se trouvait la Russie de renouer son alliance traditionnelle avec la Prusse,... après s’être fait assurer quelques profits en Orient.

Un mois plus tard, quand la candidature Hohenzollern mit le feu aux poudres, Alexandre dit à Catherine :

— Tu vois comme j’avais raison !... Dans cette affaire, la France a tous les torts.

Son opinion se modifia un peu, après Sedan. Le brusque effondrement du régime napoléonien, la marche victorieuse des armées allemandes sur Paris, l’exaltation folle du nationalisme germanique, l’accroissement imprévu et démesuré de la puissance prussienne lui donnèrent à réfléchir. Il n’en gardait pas moins toutes ses sympathies de cœur à son oncle Guillaume et les lui témoignait publiquement. D’ailleurs, il se considérait comme irrévocablement lié à la Prusse par l’accord d’Ems.

Le 29 septembre, il reçut la visite de Thiers, qui venait l’adjurer de se mettre à la tête des Puissances neutres pour refréner les convoitises de l’Allemagne et la contraindre à respecter l’équilibre européen.

On a prétendu que, dans l’émotion de son patriotisme, Thiers s’était mépris sur l’accueil du Tsar : il aurait, dit-on, attaché trop d’importance à des paroles aimables, compatissantes, laudatives même, qui s’adressaient moins au négociateur qu’à l’homme d’État illustre et universellement respecté.

Pourtant, à peine l’audience terminée, Alexandre II confiait à sa maîtresse la vive impression sous laquelle il venait de quitter le plénipotentiaire français.

— Il m’a intéressé passionnément. Quelle intelligence merveilleuse !... Et quelle foi dans le relèvement de la France ! Il croit même qu’elle set relèvera si vite qu’il est allé jusqu’à m’offrir son alliance... C’est un noble cœur et un grand patriote. Je voudrais faire quelque chose pour lui...

Mais il ne fit rien ; car il ne concevait pas encore le péril que représentait, pour la Russie, la création d’une grande Allemagne unifiée. Il ne devait le concevoir que trois ans et demi plus tard, quand éclata la crise de 1875.


Vers les derniers jours de ce même automne, un événement grave, intime et trop naturel, vint troubler le tranquille bonheur des deux amants. Catherine-Michaïlowna se reconnut enceinte.

Elle n’en éprouva que de la joie, une joie illuminante et fière, comme à un éveil subit et radieux de l’instinct maternel. Alexandre-Nicolaïéwitch en fut bouleversé.

D’abord, il y voyait pour elle une flétrissure ineffaçable, la révélation publique de son déshonneur. Certes, la crainte de la Chancellerie secrète inspirait à toute la société russe un tel respect de la Majesté impériale, qu’on se garderait bien de clabauder à voix haute. Mais, entre soi, portes closes, que ne dirait-on pas ?...

Une considération, où la morale n’avait rien à faire, le désolait encore. Dans le ravissement que lui causait la beauté de sa maîtresse, l’idéalisme esthétique tenait presque autant de place que le désir et la volupté. Il admirait en elle la perfection pure, le modèle accompli du corps féminin. Mû par un pressentiment superstitieux, il s’imaginait qu’en la rendant mère, il l’exposerait à un péril mortel.

Mais tout se passa pour le mieux. Elle mena sa grossesse à terme, sans le moindre accident. Jusqu’au dernier jour, personne ne s’en aperçut, pas même sa belle-sœur, chez qui elle occupait un logement séparé, à l’hôtel du Quai Anglais.

Par une fortune singulière, la gestation n’avait pas changé la sveltesse de ses contours. Une photographie, qu’on fit d’elle au huitième mois, ne laisse apercevoir aucun élargissement de sa taille ni de son buste.

Le 11 mai 1872, dans la soirée, elle éprouva les douleurs annonciatrices.

Afin que l’événement s’accomplît dans un mystère absolu, l’Empereur avait décidé que, aux premiers symptômes de la délivrance, Catherine-Michaïlowna viendrait s’installer au Palais d’hiver, dans l’ancien appartement intime de Nicolas Ier, qui était le lieu habituel de leurs rencontres. Des aménagements de couloirs, un escalier dérobé, des consignes rigoureuses isolaient complètement cette partie de la résidence impériale.

Sans prévenir sa belle-sœur, ni même sa femme de chambre, pour que le secret fût encore plus certain, la jeune femme se rendit seule en voiture au Palais d’hiver, où elle pénétra, comme d’habitude, par une porte basse dont elle avait la clef.

L’Empereur, averti, accourut immédiatement et passa une heure auprès d’elle. Mais soudain les douleurs s’apaisèrent. Présumant qu’elle s’était alarmée trop tôt, elle s’endormit d’un sommeil paisible sur un simple divan de reps bleu ; car il n’y avait pas de lit dans cette pièce retirée où l’on n’avait rien changé depuis le temps de Nicolas Ier. Après s’être assuré qu’elle ne souffrait plus, Alexandre-Nicolaïéwitch regagna son appartement et se coucha aussi. Catherine resta complètement seule. En cas de besoin, elle n’avait à sa disposition qu’un vétéran-grenadier, qui montait la garde à la porte de la chambre.

C’est ce vieux soldat qui, vers trois heures, vint éveiller le Tsar.

Un domestique de confiance alla vite chercher le médecin-accoucheur, Krassowsky, et la sage-femme. Mais les praticiens tardaient à venir ; car ils demeuraient loin. De minute en minute, l’état de Catherine, qui se tordait sur le divan de reps, devenait plus inquiétant. Alexandre, blême, lui tenait les mains et l’encourageait tendrement.

Enfin, le docteur Krassowsky arriva, suivi de la sage-femme. Avant même qu’il eût procédé à aucun examen, le Tsar lui dit, sur le ton où il donnait ses ordres :

— S’il le faut, sacrifiez l’enfant ; mais, elle, à tout prix, sauvez-la !

Longue fut la crise finale. A neuf heures et demie du matin, Catherine mit au monde un fils.

L’Empereur fut obligé de la quitter en hâte. C’était dimanche : toute la Cour l’attendait pour la messe. L’enfant, qui était vigoureux et beau, reçut au baptême le nom de George. On le transporta, le jour même, dans une maison discrète du Mochkow Péréoulok, où demeurait le général Ryléïew, chef de la Sûreté personnelle de l’Empereur. Resserrés entre le canal de la Moïka et les longs murs des écuries impériales, ces parages étaient peu fréquentés. En outre, la fonction du général Ryléïew justifiait la présence continue des gendarmes qui empêchaient tout stationnement aux abords de la maison. Le nouveau-né fut confié aux soins d’une nourrice russe et d’une gouvernante française.


Si clandestin qu’eût été l’accouchement, le bruit s’en était bientôt répandu.

L’ambassadeur d’Allemagne, prince de Reuss, qui entretenait autour du Tsar un excellent service d’espionnage, fut instruit le premier ; c’est même par lui que la princesse Michel Dolgorouky, la belle-sœur de Catherine, apprit l’événement qui, malgré ce qu’elle savait mieux que personne depuis si longtemps, la stupéfia.

Dans la famille impériale et surtout dans l’entourage du Césaréwitch, on était consterné. Les frères préférés de l’Empereur, les grands-ducs Constantin et Nicolas, sa vieille et chère cousine la grande-duchesse Hélène-Pavlowna n’étaient pas les moins affligés. A leur tristesse irritée se mêlaient toutes les craintes que pouvait faire concevoir, pour l’avenir, l’intrusion de ce bâtard dans la lignée des Romanow.

Quant à l’impératrice Marie, qui n’avait pas été la dernière informée, elle ne laissait rien voir de ses pensées intimes. Taciturne, froide et guindée, elle tenait les curiosités à distance. Mais, depuis cette époque, le mal caché, qui la rendait si débile sous son air majestueux, fit des progrès rapides.

L’émotion de la famille impériale fut prompte à se répandre dans les milieux aristocratiques de Saint-Pétersbourg et, de là, dans ceux de Moscou : elle se manifestait principalement chez le prince Paskiéwitch, marié à la comtesse Worontzow, chez le prince Tscherbatow, marié à la comtesse Panine, chez le comte Orlow-Davydow, marié à la princesse Bariatinsky, chez le comte Worontzow-Dachkow, marié à la comtesse Schouvalow, chez la princesse Kourakine, maîtresse de la cour de Césarewna. On y jugeait sévèrement la conduite de l’Empereur. Si l’on avait jusqu’alors fermé les yeux sur sa liaison romanesque, on se scandalisait maintenant de ne pouvoir plus l’ignorer. On s’indignait de ce qu’un souverain de cinquante-quatre ans, déjà grand père, ne fût pas plus maître de ses passions. Puis on était choqué par l’énorme différence d’âge qui séparait les deux amants. Enfin, se rappelant comme la santé de l’Impératrice était précaire, on se demandait avec inquiétude si la maîtresse d’aujourd’hui ne deviendrait pas un jour l’épouse légitime, si même elle ne prétendrait pas s’élever plus haut.

Le mécontentement s’exprima plus vif encore, à la fin de l’année 1873, lorsqu’on apprit que la favorite venait de mettre au monde un deuxième enfant, une fille qui reçut le nom d’Olga.

Cette fois, l’Empereur connut les reproches que la notoriété de son adultère lui attirait de toutes parts. Le comte Pierre Schouvalow, chef de la Troisième section, eut le courage de les lui révéler. Personne n’était plus qualifié pour une communication aussi délicate. Il en avait d’abord le devoir officiel, puisqu’il était préposé à la surveillance de l’esprit public ; il en avait aussi l’autorité morale, une autorité qui lui venait moins de sa terrible fonction que de sa naissance, de sa fortune et de son caractère. Malgré la confiante amitié qui l’unissait à Schouvalow, le Tsar l’écouta d’un air froid, hautain, sans paraître nullement troublé par ce qu’on pouvait dire ou penser de son existence personnelle.

Mais, à quelque temps de là, le chef de la Chancellerie secrète, le grand Inquisiteur de l’Empire, commit une imprudence grave : il oublia que le système de délation, qu’il avait si habilement organisé dans tous les milieux sociaux, s’appliquait aussi à lui. Un soir, causant avec quelques intimes dont il se croyait sûr, il se mit à déblatérer contre Catherine-Michaïlowna ; il montrait l’Empereur absolument dominé par elle, ne voyant plus que par elle et capable désormais des pires folies pour lui témoigner son amour ; il alla jusqu’à dire :

— Mais je la briserai, cette gamine !

Le propos fut dénoncé, le lendemain, au général Ryléïew, qui s’empressa de le répéter à son maître.

Alexandre II n’en fit aucune remontrance à Schouvalow ; mais il se résolut intérieurement à le tenir désormais éloigné de sa personne et, par conséquent, à lui retirer la direction de la Chancellerie secrète.

Peu après, au début de juin 1874, comme le Tsar prenait les eaux d’Ems, le chef de la Troisième section vint lui faire son rapport habituel. L’Empereur l’accueillit cordialement par ces mots :

— Je te félicite, Pierre-Andréïéwitch.

— Puis-je savoir, Sire, ce qui me vaut les félicitations de Votre Majesté ?

— Je viens de te nommer mon ambassadeur à Londres.

D’une voix qui s’étranglait un peu, Schouvalow se confondit en remerciements.

Pour lui succéder à la direction de la police occulte, l’Empereur désigna, non plus un personnage de haut rang comme Pierre-Andréïéwitch et ses prédécesseurs Benckendorff, Dolgorouky, Orlow, mais un modeste officier, qui ne serait en toute circonstance qu’un aveugle instrument de la volonté souveraine, le général Polapow.


Cependant Alexandre II se préoccupait du sort réservé à ses enfants adultérins. Pour ne pas découvrir le secret de leur naissance, il avait ordonné qu’on les baptisât clandestinement. Et même, par surcroît de précaution, il avait déchiré de ses propres mains leur acte de baptême.

Mais, à la réflexion, il avait aperçu tous les tracas, toutes les gênes humiliantes qui, plus tard, poursuivraient fatalement ces deux enfants de sa chair et de son âme, s’il les engageait dans la vie sans le moindre état civil.

Pour leur créer un statut légal, les lois organiques de l’Empire lui conféraient les moyens nécessaires. Elles proclamaient, en effet, dans l’article premier : « L’Empereur de toutes les Russies est un monarque autocrate, d’une puissance illimitée. Dieu lui-même ordonne d’obéir à son pouvoir suprême, non seulement par crainte, mais encore par mandement de la conscience. » Elles proclamaient encore, dans l’article 70 : « Un ordre impérial, édicté à propos d’une affaire particulière, abroge les prescriptions des lois générales en ce qui concerne ladite affaire. » Toute décision, qui portait la signature du Tsar, avait donc le caractère légal et la force exécutoire, quelle que fût la nature ou la teneur de cette décision. En principe, les ordres impériaux devaient être notifiés au Sénat dirigeant qui, malgré l’apparence de son titre politique, n’était qu’une assemblée judiciaire, une haute cour de révision, d’enquête et d’enregistrement. Il était pourtant loisible au souverain de décider que tel ou tel de ses ukazes ne serait montré à personne.

Dans ces conditions, Alexandre II pouvait facilement créer à ses enfants adultérins un état civil. Même, en droit strict, par la prérogative de sa puissance illimitée, il aurait pu les légitimer.

Il hésita quelque temps sur le nom de famille qu’il leur attribuerait. De prime abord, le nom de la mère, le beau nom de Dolgorouky, semblait indiqué. Mais Alexandre n’admit pas que des enfants, issus de lui, fussent rattachés de force à une lignée masculine qui les eût désavoués. Puisqu’ils avaient pour père un Romanow, ne convenait-il pas plutôt qu’une filiation distincte, une branche nouvelle partit d’eux, comme une greffe entée sur l’arbre ancestral ? Il ne fallait pas toutefois que la mère parût ainsi les répudier.

Or, par ses ancêtres paternels, et notamment par Wladimir Monomaque, grand-prince de Kiew au XIIe siècle, Catherine-Michaïlowna se reliait à la descendance de Rourik. L’un des plus célèbres, parmi ces aïeux, était le prince Youry, huitième fils du Monomaque et qui fonda Moscou en 1147. S’inspirant de ce glorieux souvenir, Alexandre II octroya aux enfants de sa maitresse le nom de Youriewsky, en y ajoutant la dignité princière et le titre d’Altesse.

Le 11/23 juillet 1874, il rédigea de sa main un ukaze, destiné à rester provisoirement secret, et en confia la garde à son fidèle aide de camp, la général Ryléïew. Le document était libellé ainsi : Aux mineurs George et Olga-Alexandrowitch Youriewsky, Nous accordons les droits qui appartiennent à la noblesse et Nous les élevons à la dignité de Prince avec le titre d’Altesse.

(Signé) : ALEXANDRE.

A Tsarskoïé-Sélo, le 11 juillet 1874.


Par cet ukaze, Alexandre II n’attribuait pas seulement à ses enfants un nom familial qui les rattachait, sous un voile transparent, à la grande lignée de leur mère : il leur assignait encore le prénom patronymique d’Alexandrowitch, qui était comme l’aveu officiel de sa paternité.


Quand l’imprudent Schouvalow s’était laissé aller à dire que désormais l’Empereur voyait tout par les yeux de sa maîtresse, il n’exagérait pas. Mais pour être plus exact, il aurait dû ajouter que la jeune femme, n’ayant qu’une personnalité faible, voyait toutes choses comme son amant les lui montrait et que c’est toujours sa propre vision qu’il retrouvait en elle.

Un fait suffirait à prouver comme il l’associait étroitement à sa vie politique.

L’année 1875 s’était ouverte sous de mauvais présages. Entre la France et l’Allemagne, un conflit semblait imminent. Alléguant quelques manifestations intempestives des évêques français à l’occasion du Kulturkampf, le prince de Bismarck nous accusait de vouloir troubler la paix du monde et de préparer une guerre de revanche. Les desseins, qu’il poursuivait par cette tactique diffamatoire, ne tardèrent plus à se révéler. Le prince Gortchakof, inquiet, fit parvenir à la Wilhelmstrasse des conseils de sagesse : la situation parut se détendre un peu. Mais bientôt la presse allemande reprit, de plus belle, sa campagne d’invectives contre la France. Alexandre II sentit alors que lui seul, par une intervention personnelle, pouvait maîtriser encore l’arrogance germanique ; il résolut donc d’aller conférer sans retard avec son oncle Guillaume.

Si courte que dût être son absence, si graves que fussent les intérêts qu’il allait débattre, si occupé qu’il serait nécessairement par les conversations et les réceptions officielles, il ne put s’empêcher d’amener avec lui Catherine-Michaïlowna.

Il arriva le 10 mai à Berlin, accompagné du prince Gortchakof et descendit au palais de son ambassade, Unter den Linden ; la princesse Dolgorouky, arrivée le même jour, s’installa dans un hôtel voisin.

Aussitôt reçu par l’empereur Guillaume, le Tsar lui déclara, sans détour, qu’il ne laisserait pas attaquer la France. Le vieux Kaiser, placide et souriant, affirma qu’il n’y pensait pas ; mais il fit, en termes rudes, le procès du Gouvernement et du peuple français : il s’en remettait d’ailleurs à son chancelier pour éclairer pleinement Alexandre sur les griefs de l’Allemagne envers la France.

Le surlendemain, Bismarck eut audience à l’ambassade de Russie, dans un des vastes salons du premier étage. L’entretien fut long, sérieux et décisif.

Dès qu’il eut congédié son visiteur, Alexandre passa dans son appartement privé. Fidèle à ses habitudes d’extrême simplicité, il avait refusé d’occuper les chambres d’apparat situées sur la façade et il s’était logé dans une petite pièce mal meublée, qui prenait jour sur la cour intérieure.

La princesse Dolgorouky l’attendait là. Il lui raconta immédiatement l’entretien qu’il venait d’avoir :

— Bismarck a repris devant moi les explications embarrassées qu’il a servies hier à Gortchakof. Je lui ai laissé tout dire ; mais je l’ai averti catégoriquement que jamais, sous aucun prétexte, je ne laisserais attaquer la France. « Sans ma neutralité, lui ai-je dit, l’Allemagne serait impuissante. Or, sachez-le bien : je ne resterais pas neutre... » Alors, il a voulu me démontrer que la France devient un danger pour le peuple allemand, car elle se relève beaucoup trop vite, et qu’il faut se dépêcher de la remettre à la raison avant qu’elle n’ait refait toute sa puissance militaire. Il a été jusqu’à me dire : « Aujourd’hui, rien ne nous serait plus facile que d’entrer à Paris ; bientôt, nous ne le pourrions plus. » Là-dessus, je l’ai arrêté, en lui répétant, du ton le plus ferme, que je ne laisserais jamais attaquer la France. Il m’a tout de suite juré ses grands dieux que, personnellement, il n’avait aucune intention belliqueuse... Tu vois que j’ai bien fait de lui parler net.

Aussi, le soir même, pendant un bal de cour, Alexandre II pouvait-il déclarer en toute sincérité à notre ambassadeur, le comte de Gontaut-Biron :

— Désormais, vous pouvez être parfaitement tranquille. L’Empereur m’a affirmé son très grand éloignement pour la guerre et sa volonté de maintenir la paix.

Instruit de ces paroles réconfortantes, notre ministre des Affaires étrangères, le duc Decazes, résumait exactement leur signification, lorsqu’il écrivait à Gontaut-Biron : « Nous avons échappé à un terrible danger. On allait nous placer entre l’invasion ou le désarmement. Il nous fallait un appui extérieur. Y pouvions-nous compter ? La vieille Europe s’est enfin réveillée ! »

Heureux de ce beau succès politique, heureux surtout d’avoir sauvegardé la paix du monde, Alexandre II reprit le chemin de Saint-Pétersbourg. Il y retrouva le printemps, qui a de si merveilleuses douceurs dans la Russie septentrionale.

Tsarskoïé-Sélo revit le couple des amants errer parmi les verdures, les bassins et les marbres où jadis Élisabeth et Catherine II avaient, elles aussi, promené leurs amours.

Le mois de juin allait finir, quand la princesse Dolgorouky commença une nouvelle grossesse, la troisième en moins de quatre ans. Le 23 mars 1876, elle accoucha d’un fils, baptisé Boris, qui succomba, quelques jours plus tard, à une maladie infantile.


MAURICE PALÉOLOGUE.

  1. Copyright by Maurice Paléologue, 1923.