Le Roman tragique de l’empereur Alexandre II/03

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Le Roman tragique de l’empereur Alexandre II
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 807-833).
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LE ROMAN TRAGIQUE
DE
L’EMPEREUR ALEXANDRE II [1]

FIN [2]


VII

Le 3 juin 1880, à huit heures du matin, l’impératrice Marie-Alexandrowna s’éteignit doucement. Depuis près d’un mois, la pauvre créature ne respirait plus : elle soupirait à peine. Un léger effort de toux lui arracha son dernier souffle. Ce fut si insensible et si rapide, qu’on n’eut même pas le temps d’appeler ses enfants auprès d’elle. Quant à l’Empereur, il se trouvait à Tsarskoïé-Sélo.

Quatre jours plus tard, la frêle dépouille de la Tsarine, fut transférée du Palais d’hiver à la cathédrale de la Forteresse, avec toute la pompe archaïque et majestueuse des obsèques impériales. Selon l’usage, Alexandre II et ses fils portèrent eux-mêmes le cercueil depuis le parvis de l’église jusque sur le catafalque. Puis, dans l’essor émouvant des hymnes, le métropolite de Saint-Pétersbourg commença la grandiose liturgie, le sombre et divin mystère de la messe funèbre.

Quelles pensées occupèrent alors l’esprit de l’Empereur ? Et quelle place y tenait la mémoire de la défunte, dont le misérable visage squelettique se dessinait pour la dernière fois devant lui, dans le cercueil ouvert ?... Et, si le souvenir de la morte ne remplissait pas tout son cœur, quelles idées involontaires, quelles images envahissantes osaient troubler son deuil ?...

La suite des événements allait justifier bientôt ces questions indiscrètes.


Malgré son litre de demoiselle d’honneur, la princesse Dolgorouky s’était naturellement abstenue d’assister aux funérailles de sa souveraine ; elle était restée seule à Tsarskoïé-Sélo.

Depuis longtemps, Alexandre II ne lui avait plus reparlé de ses intentions matrimoniales. Mais elle le connaissait elle avait foi en lui ; elle était certaine que, tôt ou tard, après un juste délai de convenance, il l’épouserait.

Quand il revint auprès d’elle, le lendemain des obsèques, il ne fit aucune allusion à ce sujet délicat. Les jours suivants, il l’entretint plusieurs fois des multiples changements que la mort de la Tsarine l’obligerait à introduire dans l’organisation de sa cour et dans les habitudes de sa vie familiale. Pas un mot sur ce qui les concernait si intimement, l’un et l’autre.

Mais soudain, le 7 juillet, juste un mois après avoir porté sur ses épaules le cercueil de sa femme, il prit Catherine dans ses bras et lui dit avec une gravité simple :

— Le carême de Saint-Pierre va finir bientôt : ce sera le dimanche 18. J’ai décidé que, ce jour-là, je t’épouserai enfin devant Dieu.

Autocrate jusqu’aux moelles, Alexandre-Nicolaïéwitch s’était fait une règle de garder pour lui seul le travail préparatoire de ses volontés. Même avec ses serviteurs les plus intimes et les plus dévoués, il restait impénétrable. Non pas qu’il hésitât à les consulter, en cas de besoin ; mais, après avoir écouté leur conseil, il ne leur laissait rien voir du parti qu’il allait prendre C’est toujours sous la forme d’un ordre qu’on apprenait ses résolutions. Il agit de même, en cette circonstance. Ses plus fidèles amis, le comte Adlerberg et le général Ryléïew, ne furent prévenus que le 15 juillet ; l’archiprêtre du Palais d’hiver, le P. Nicolsky, ne fut averti qu’au dernier instant. Personne autre ne fut mis dans le secret.

Lorsque Adlerberg reçut la confidence, il en fut d’abord atterré.

— Eh bien ! qu’est-ce que tu as ? lui dit l’Empereur.

Le ministre de la Cour balbutia :

— C’est si grave ce que m’annonce Votre Majesté ! Est-ce qu’Elle ne pourrait pas ajourner un peu ?

— Voilà quatorze ans que j’attends, quatorze ans que j’ai donné ma parole ! Je ne tarderai pas un jour de plus.

Rassemblant tout son courage, Adlerberg reprit :

— Est-ce que Votre Majesté a informé Son Altesse Impériale Monseigneur le Césaréwitch ?

— Non... D’ailleurs, il est absent. Je lui parlerai quand il reviendra, dans une quinzaine de jours... C’est assez tôt.

— Mais, Sire, il en sera cruellement offensé… De grâce, attendez son retour !

Le Tsar prit sa voix brève et dure, une voix qui coupait toute réplique :

— Je te rappelle que je suis le maître chez moi et le seul juge de ce que j’ai à faire.

Puis il donna ses ordres pour la cérémonie.


Le mariage fut célébré le 18 juillet, à trois heures de l’après-midi, dans le Grand Palais de Tsarskoïé-Sélo. L’Empereur, qui portait la tenue bleue des hussards de la Garde, alla chercher la princesse Dolgorouky dans la petite chambre du rez-de-chaussée où ils se rencontraient d’habitude. Aidée par son amie Mlle S..., Catherine-Michaïlowna venait d’y revêtir une robe de ville, toute unie, en drap beige ; elle avait la tête nue. Après lui avoir mis un baiser sur le front, le Tsar dit simplement :

— Allons !

Et il offrit le bras à la princesse, en invitant Mlle S... à les suivre.

Les mesures avaient été prises afin que nul officier, nul fonctionnaire, nul domestique du palais ne pût se douter de ce qui allait se passer. Le général Rehbinder, commandant de la résidence impériale et qui, à ce titre, avait ses entrées partout, fut laissé lui-même dans une ignorance complète.

A travers de longs couloirs, le couple atteignit un petit salon isolé, démeublé, prenant jour par deux fenêtres sur la cour d’honneur. L’archiprêtre, un protodiacre et un psalmiste s’y trouvaient déjà. Au milieu de la pièce, un « autel de campagne » était disposé, une simple table, ne portant que les objets indispensables à la collation du sacrement conjugal, c’est-à-dire une croix, un évangile, deux flambeaux, les couronnes et les alliances nuptiales. Le comte Adlerberg, l’aide de camp général Baranow et le général Ryléïew attendaient, sur le pas de la porte.

L’office commença aussitôt. Baranow et Ryléïew, servant de garçons d’honneur, tinrent les couronnes nuptiales au-dessus des conjoints agenouillés. Derrière eux, MIle S... et Adlerberg priaient. L’archiprêtre prononça enfin, par trois fois, la formule sacramentelle, en ayant soin de mentionner chaque fois le titre impérial de l’époux. Il obéissait ainsi à un ordre exprès du Tsar, qui lui avait fait dire : « Ce n’est pas seulement Alexandre-Nicolaïéwitch qui va épouser Catherine-Michaïlowna, c’est aussi l’Empereur. » L’officiant répéta donc, à trois reprises :

Obroutchaetsia rab Bojïy Blagowerny Gossoudar Imperator Alexandre-Nicolaïéwitch s’raboï Bojïy Écatérinoïou-Michaïlownoïou. Sa Majesté l’Empereur Alexandre-Nicolaïéwitch, très dévot serviteur de Dieu, épouse Catherine-Michaïlowna, servante de Dieu.

Mais, quand la liturgie fut achevée, le prêtre s’abstint d’adresser aux conjoints l’invitation usuelle :

Oblobisaï tess ! Embrassez-vous !

Ils ne s’embrassèrent donc pas, n’échangèrent pas un mot et se retirèrent.

Le cortège, silencieux, parcourut en sens inverse et d’une allure très rapide les longs couloirs qui menaient au vestibule.

Là, toujours muet, le Tsar embrassa tendrement sa femme. Puis, du ton le plus ordinaire, il la pria de changer de robe pour venir se promener avec lui en voiture. Se tournant vers Mlle S..., il ajouta :

— Vous viendrez aussi, chère Vava, et vous amènerez les enfants, les deux aînés.

Une demi-heure plus tard, il revenait, ayant échangé son uniforme des hussards pour la redingote vert sombre des chevaliers-gardes.

Ils montèrent dans une calèche. L’Empereur et la princesse occupaient la banquette du fond. Mlle S... leur faisait face entre Georges et Olga.

Le temps était radieux, une de ces glorieuses journées, où l’été septentrional s’épanouit avec une douceur de lumière, une sérénité d’azur, un charme de béatitude, qui rachètent en quelques heures toutes les tristesses de l’interminable hiver. La voiture s’engagea sous les futaies qui prolongent le parc impérial jusqu’aux bois de Pavlowsk. Alors seulement, Alexandre II rompit le silence. Tournant vers sa femme un regard extasié, il dit :

— Voilà trop longtemps que j’attendais ce jour !... Quatorze années !... Quel supplice ! Je n’en pouvais plus ; j’avais constamment la sensation d’un poids qui m’écrasait le cœur.

Soudain, son visage prit une expression tragique :

— Je suis effrayé de mon bonheur... Ah ! que Dieu ne me l’enlève pas trop tôt !

Après une minute de recueillement, il dit encore à la princesse :

— Si mon père t’avait connue, il t’aurait beaucoup aimée, toi..., toi !

Puis se penchant vers son fils Georges et le dévorant des yeux, il lui demanda :

— Gogo, mon chéri, promets-moi que tu ne m’oublieras pas !

L’enfant, trop jeune pour comprendre, hésitait à répondre. Le père insista, suppliant :

— Promets-moi, chéri !... Promets-moi !

Pressé par sa mère, Georges répondit :

— Je te promets, papa.

Mais la figure attendrie de l’Empereur se contracta de nouveau. Une pensée grave, secrète sans doute, venait de surgir à son esprit ; car il avait l’air méditatif et ne parlait plus. Tout à coup, il tendit le doigt vers son fils et, comme s’il se contenait pour n’en pas dire davantage, il murmura :

— Celui-là est un vrai Russe... Celui-là, au moins, n’a que du sang russe !

Ayant ainsi pleinement épanché son âme, il ordonna au cochet de rentrer par le plus court chemin.

Le soir de ce grand jour, 6/18 juillet, il fit dresser un acte de mariage, qu’il certifia ultérieurement par la copie suivante, revêtue de sa signature :

Pour copie conforme : COPIE

ALEXANDRE

Tsarskoïé-Sélo, le 17 juillet 1880 [3]


ACTE

L’an mil huit cent quatre-vingt, le six juillet à trois heures, en la chapelle de campagne du palais de Tsarskoïé-Sélo, Sa Majesté l’Empereur de toutes les Russies, Alexandre-Nicolaïéwitch, a daigné contracter un second mariage légitime avec la princesse Catherine-Michaïlowna Dolgorouky, demoiselle d’honneur.

Nous soussignés, ayant été, en personne, témoins du mariage, avons dressé le présent acte et le confirmons par nos propres signatures, le 6 juillet 1880.

L’original porte les signatures :

Général aide de camp, comte Alexandre-Wladimirowitch Adlerberg ;

Général aide de camp, comte Édouard-Trophimowitch Baranow ;

Général aide de camp, Alexandre-Michaïlowitch Ryléïew.

Le sacrement du mariage a été conféré par l’archiprêtre de la grande église du Palais d’hiver, Xénophont-Jakovléwilch Nicolsky.


En même temps, il signa cet ukaze personnel et secret :


UKAZE AU SÉNAT DIRIGEANT

Ayant contracté un second mariage légitime avec la princesse Catherine-Michaïlowna Dolgorouky, Nous daignons ordonner de lui attribuer le nom familial de princesse Youriewsky avec le titre d’Altesse Sérénissime. Nous ordonnons d’attribuer le même nom familial, avec le même titre, à Nos enfants, à Notre fils Georges, à Nos filles Olga et Catherine, ainsi qu’à ceux qui pourraient naître dans l’avenir ; nous leur conférons pareillement tous les droits appartenant aux enfants légitimes, conformément à l’article 14e des Lois fondamentales de ‘ Empire et à l’article 147 des Règlements concernant la famille impériale [4].

A Tsarskoïé-Sélo, le 6 juillet 1880 [5]

ALEXANDRE.

Par cet ukaze, Alexandre II attribuait une filiation authentique et un état légal aux enfants nés de son amour. On peut même soutenir qu’il légitimait leur naissance, puisque son autocratisme l’élevait au-dessus de toutes les juridictions civiles et que tout acte émané de sa volonté souveraine avait force de loi.


Le 28 juillet, Loris-Mélikow fut mandé à Tsarskoïé-Sélo. Après lui avoir fait jurer le secret, Alexandre II lui confia l’union qu’il venait de contracter ; il ajouta :

— Je sais que tu m’es dévoué. Il faut que désormais ton dévouement s’étende aussi à ma femme et à mes enfants. Mieux que personne, tu sais que ma vie est sans cesse menacée ; je peux être assassiné demain. Quand je ne serai plus, n’abandonne jamais ces êtres qui me sont si chers. Je compte sur toi, Michel-Tariélowitch.


Et, tout de suite, il mit l’entretien sur les affaires courantes. Trois jours plus tard, le grand-duc héritier, qui arrivait d’une cure aux bains d’Hapsal en Esthonie, fut appelé par son père, dont il reçut la même confidence, accompagnée de la même recommandation.

Très pieux, très chaste, très rigide en morale et en religion, ayant voué un culte au souvenir de sa mère, le Césaréwitch puisa, dans son respect de l’autorité paternelle et de l’autorité souveraine, la force de s’incliner docilement devant une révélation qui l’affligeait et le meurtrissait jusqu’au fond de l’âme.


Cependant, la politique ne perdait pas ses droits. Les esprits demeuraient fort excités. Ne voyant venir aucune des réformes espérées, l’opinion. libérale commençait à douter de l’homme courageux qui avait naguère assumé la haute direction de l’Empire. Le dictateur en eut l’impression vive et son génie astucieux lui inspira deux coups de théâtre qui lui rendirent soudain toute sa popularité.

D’abord, il osa, d’un trait de plume, abolir la fameuse Troisième section de la Chancellerie impériale, la grande Inquisition d’Etat Depuis le règne de Nicolas Ier, elle évoquait des images si terribles que, dans la société, il était malséant de la nommer et que les journaux employaient des périphrases pour la désigner. Aussi, quand un ukaze annonça que cette institution maudite, ce formidable instrument d’arbitraire et d’espionnage n’existait plus, la Russie tout entière fut transportée d’allégresse. Dans l’exultation générale, on ne s’aperçut pas que les pouvoirs et le mécanisme de la chancellerie secrète étaient simplement transférés au ministère de l’Intérieur, où seraient désormais concentrées toutes les forces de police.

Le deuxième coup de théâtre ne produisit pas un effet moins heureux. On apprit, le 18 août, que Loris-Mélikow avait supplié l’Empereur de lui enlever ses prérogatives dictatoriales, devenues inutiles, et de les réduire aux fonctions normales d’un ministre de l’Intérieur. Les organes libéraux, c’est-à-dire la grande majorité de la presse, accueillirent avec un vif enthousiasme ce retour à un ordre de choses régulier ; ils ne tarissaient pas d’éloges sur le patriotisme, la modestie, le magnanime désintéressement, dont témoignait cette abdication spontanée. Quelques publicistes affectaient pourtant de voir, dans celte orientation nouvelle, un prélude à des réformes plus importantes, l’aurore du « développement légal, » euphémisme cabalistique sous lequel tous les lecteurs discernaient le mot de « constitution. »


Mais Loris-Mélikow ne parvenait pas à vaincre la résistance de l’Empereur. Le mouvement d’opposition, qui s’affirmait de plus en plus autour du Césaréwitch, inquiétait le souverain. Personnellement, le grand-duc héritier eût été facile à ramener ; car il avait le caractère timide, l’esprit hésitant et faible. Tout au contraire, son entourage représentait une force avec laquelle on devait compter. Les conciliabules du palais Anitchkow réunissaient plusieurs hommes remarquables par la ferveur des convictions, par la connaissance des affaires, par la trempe de la volonté, par l’instinct de l’action politique ; ces hommes s’appelaient le comte Dimitry Tolstoï, le comte Worontzow, le général Ignatiew, le prince Mestchersky, enfin surtout l’éloquent polémiste du panslavisme, Kalàow, et le champion fougueux de l’absolutisme, le théologien fanatique de l’orthodoxie, Pobédonostsew. Serait-ce possible de soustraire à leur influence le pieux Césaréwitch ?

Loris-Mélikow y appliqua toutes les ressources persuasives de son éloquence et de son habileté. Le 25 août, il rencontra le grand-duc chez l’Empereur et lui exposa longuement ses idées.

Il le revit, le lendemain, en tête à tête, ce dont il profita pour se montrer plus pressant ; il trouva même des paroles si insinuantes et si avisées, qu’il pouvait écrire, le soir, à Mlle S... : « Autant que j’en peux juger d’après l’apparence, la déclaration que j’ai faite aujourd’hui à l’héritier du trône n’a pas produit sur lui une mauvaise impression. Dieu soit loué ! »

Mais, dans ce tête à tête, l’ingénieux ministre n’avait certainement pas découvert le fond de sa pensée. Peut-être même ne l’avait-il pas encore dévoilé à son maître.

Le mariage secret, dont il était l’un des rares confidents, lui avait en effet suggéré un moyen nouveau, très audacieux, d’accomplir son grand dessein politique. Il fallait démontrer à l’Empereur que l’octroi d’une charte constitutionnelle pourrait motiver et justifier, aux yeux du peuple russe, l’élévation de l’épouse morganatique au rang d’impératrice.

Les circonstances de l’été lui offrirent une occasion très opportune d’entreprendre cette démonstration : il reçut l’ordre d’accompagner le Tsar à Livadia.


Alexandre II partit, le 29 août, avec la princesse Youriewsky et les deux enfants aînés.

C’était la première fois que la princesse montait dans le train impérial. Aussi, les personnes de la suite, les aides de camp, les maîtres des cérémonies, les secrétaires, les chambellans furent stupéfaits de la voir admise à un pareil honneur, dont nul ne soupçonnait la cause.

Et la stupeur fut encore plus forte, à Livadia, lorsqu’on la vit descendre et s’installer, non plus à Bouÿouk-Séraï, mais au palais. Elle y avait déjà résidé, en secret, l’automne précédent, après le départ de l’impératrice Marie pour Cannes. Aujourd’hui, elle y habitait ouvertement.

Dès lors, elle ne quitta plus l’Empereur : elle participait à ses repas ; elle se promenait avec lui en voiture et à cheval ; ils passaient de longues heures sous les vérandas, regardant jouer leurs enfants, admirant le paysage, sentant leur âme se dilater au souffle de la brise marine, s’attardant le soir au charme des rêveries sous le ciel étoilé, goûtant ainsi une plénitude et une continuité de bonheur qu’ils n’avaient encore jamais connues.

C’est dans cette atmosphère de sérénité amoureuse et familiale que Loris-Mélikow poursuivit avec le Tsar, et presque toujours devant la princesse, l’examen de ses grands projets. Plusieurs fois déjà au cours de son règne, Alexandre II avait arrêté son esprit sur la convenance et la possibilité d’introduire, dans les institutions de l’Empire, le système représentatif. Apres l’abolition du servage, il avait concédé aux assemblées de la noblesse une sensible extension de leurs droits. En 1864, il avait institué les conseils provinciaux, les Zemstvos, qui rappelaient à l’imagination russe les fameux Zemskyïé Sobory, les Etats généraux de la Moscovie aux XVIe et XVIIe siècles. Le problème qui se posait à l’heure actuelle était singulièrement plus vaste. Dans les régions supérieures de la politique, au sommet de l’édifice impérial, il n’y avait d’autres assemblées que le Sénat dirigeant et le Conseil de l’empire. Or, le Sénat dirigeant n’était qu’une haute cour de justice, de discipline et d’enregistrement. Quant au Conseil de l’empire, composé uniquement de grands-ducs, d’officiers généraux et de fonctionnaires, s’il avait pour attribution éminente de rédiger les lois, ses statuts ne lui conféraient à une indépendance, aucun droit d’initiative, aucun pouvoir de décision ; il n’était que l’auxiliaire très obéissant du Tsar-Autocrate, législateur suprême, et les avis qu’il émettait n’engageaient nullement le souverain, qui les sanctionnait ou les modifiait à son gré. C’était donc les principes mêmes et toute l’organisation du tsarisme qu’il s’agissait de transformer aujourd’hui.

Plusieurs systèmes s’offraient à Loris-Mélikow. On pouvait, par exemple, accorder au Conseil de l’empire une certaine indépendance pour la confection des lois et le contrôle des finances publiques ; sur cette base, on élargirait le recrutement du Conseil, en y appelant quelques représentants du pays, que l’Empereur désignerait au sein des assemblées provinciales. On pouvait aussi créer, de toutes pièces, une Douma consultative, très limitée dans ses attributions, soumise à un règlement très sévère, et dont les membres seraient élus par les Zemstvos ou par des collèges tirés des grandes catégories sociales, telles que la noblesse, le clergé, les propriétaires fonciers, les marchands, les universités, les moujiks, etc... On pouvait enfin s’orienter plus résolument vers la conception de l’Etat moderne et se risquer à une timide ébauche du régime parlementaire, — ce régime que le procureur général du Saint-Synode, Pobédonostsew, dénonçait au grand-duc héritier comme « une invention du Diable. »

Entre ces divers systèmes, Alexandre II évitait de se déclarer. Voulant réfléchir encore, il ajournait sa résolution jusqu’à son retour dans la capitale. Il nommerait alors une commission, que présiderait le Césaréwitch et qui lui soumettrait des conclusions pratiques.

Mais, s’il différait à se prononcer sur l’étendue et la formule des innovations libérales dont il acceptait le principe, il avait tout de suite aperçu combien elles lui seraient utiles pour motiver et légitimer, aux yeux de son peuple, l’élévation de son épouse morganatique au rang d’impératrice.

Un jour, dans ces entretiens de Livadia, Loris-Mélikow lui dit ;

— Ce serait un grand bonheur pour la Russie d’avoir comme autrefois une impératrice russe !

Et il lui rappela que jadis le premier des Romanow, le très illustre tsar Michel-Féodorowitch, avait épousé une Dolgorouky.

Un autre jour, l’Empereur travaillait avec son ministre sous la véranda. Le petit Georges, qui était venu gambader autour d’eux, finit par grimper sur les genoux de son père. Après s’être prêté quelques minutes aux fantaisies du bambin, Alexandre-Nicolaïéwitch le congédia :

— Maintenant, va, mon petit, va !... Laisse-nous travailler.

Tandis que l’enfant s’éloignait, Loris-Mélikow le suivit d’un regard aigu et songeur. Puis, se tournant vers le Tsar :

— Quand les Russes le connaîtront, ce fils de Votre Majesté, ils diront tous : « Celui-là est un des nôtres ! »

L’Empereur avait longuement réfléchi à cette parole, qui semblait deviner une de ses pensées les plus secrètes.

Le 15 septembre, le général de cavalerie, aide de camp général, comte Loris-Mélikow, ministre de l’Intérieur, reçut un témoignage éclatant de la faveur souveraine. Le Tsar lui conféra le grand-cordon de Saint-André, l’ordre insigne entre tous, la plus haute distinction que pût ambitionner un homme d’État russe.

De tout ce qui se passait et s’élaborait à Livadia, l’opinion publique ne savait rien. Aussi recommençait-elle à s’énerver de ne voir s’accomplir aucune des réformes espérées. Chaque matin, elle croyait trouver, au moniteur officiel de l’Empire, une révélation bienfaisante, la formule magique, le remède inconnu qu’attendait la Russie. Et, chaque matin, c’était la même déception.

Dans les groupes dirigeants du parti libéral, on n’était pas seulement déçu. On s’irritait contre Loris-Mélikow : on lui reprochait avec amertume d’avoir laissé répandre, sous son nom, des promesses fallacieuses ; on l’accusait d’entretenir sa popularité par « une intolérable équivoque ; » on prononçait même le mot de « fourberie » et l’on allait jusqu’à se dire : « L’Arménien ne nous aurait-il pas tous roulés ? »

Ému de ces récriminations, le général résolut de les affronter hardiment. Il convoqua dans son cabinet les directeurs de tous les grands journaux et, d’un ton chaleureux, il leur affirma qu’il était décidé, plus que jamais, « à marcher d’accord avec une presse libre ; » mais, comme s’il les prenait pour juges, il leur exposa l’immense difficulté de sa tâche ; il les suppliait donc de prendre patience et surtout « de ne pas agiter stérilement l’esprit public en le nourrissant d’illusions fâcheuses. » Il termina par une esquisse de son programme politique. D’abord, il faciliterait l’activité des Zemstvos ; il leur donnerait tous les pouvoirs nécessaires « pour la bonne conduite des affaires locales et l’amélioration économique du pays. » Ensuite, il réformerait la police, « afin de rendre impossibles dans l’avenir les illégalités qui avaient pu se produire dans le passé. » Enfin, il organiserait de vastes enquêtes sénatoriales, « en vue de connaître exactement les vœux de la population et d’harmoniser les anciens règlements avec les besoins nouveaux. » L’exécution de ce programme n’exigerait pas moins de cinq ou six années. Pour l’instant, « il n’était aucunement question d’un appel à la nation, sous la forme d’assemblées représentatives à l’européenne, ou des Zemskyïé Sobory d’autrefois. » Tout ce qu’on avait publié à ce sujet, depuis quelques mois, n’était que « chimères et fantaisies. »

L’auditoire accueillit avec ahurissement ces déclarations catégoriques. Désormais, on ne pourrait plus accuser le général Loris-Mélikow de se complaire dans l’équivoque !… Après un court échange de vues, les directeurs de journaux se retirèrent, consternés. Pourtant, une certaine fierté se mêlait à leur consternation ; car c’était la première fois qu’un ministre du Tsar-Autocrate daignait admettre des journalistes à l’honneur de pareilles confidences.

Du jour au lendemain, le ton des feuilles libérales changea. Quelques-unes se défendirent d’avoir jamais propagé « des chimères et des fantaisies. » On retrouvait, chez toutes, le même accent de tristesse et de résignation.


Dans la sérénité de sa villégiature criméenne, l’Empereur ne cessait de réfléchir à tout ce que les temps prochains lui réservaient.

Son courage et son fatalisme ne l’empêchaient pas de se rappeler souvent comme sa vie était menacée. Quels attentats nouveaux les nihilistes préparaient-ils contre lui ? À force de le traquer, ne l’abattraient-ils pas ? Combien de fois Dieu le sauvegarderait-il encore ?

Sous cette impression, il voulut assurer dans l’avenir le sort matériel de sa femme et de ses enfants, qui ne possédaient aucune fortune personnelle. Il rédigea donc, le 23 septembre, ce testament :

Les titres de rente, dont la liste est ci-jointe et que le ministère de la Cour impériale, agissant en mon nom, a déposés à la Banque d’État, le 5 septembre 1880, pour le montant de trois millions trois cent deux mille neuf cent soixante-dix roubles (Rb : 3 302 970), sont la propriété de ma femme, Son Altesse Sérénissime la princesse Catherine-Michaïlowna Youriewsky, née princesse Dolgorouky, et celle de nos enfants.

C’est à elle seule que je donne le droit de disposer de ce capital, pendant ma vie et après ma mort.

ALEXANDRE.

Livadia, 11 septembre 1880[6].

Quelques jours plus tard, la police mit la main sur un lot de proclamations, que le comité exécutif du parti révolutionnaire faisait distribuer parmi les étudiants et les ouvriers. On y énumérait tous « les frères » qui avaient été condamnés à mort et exécutés au cours de ces derniers mois ; on leur décernait la palme du martyre ; on annonçait leur vengeance prochaine et terrible.

Le Césaréwitch et la Césarewna venaient précisément d’arriver à Livadia, pour un séjour de quelques semaines. L’Empereur savait qu’il ne s’adresserait pas en vain à la tendresse et à la conscience de son fils ; il n’hésita donc pas à lui recommander solennellement sa femme et ses enfants, dans l’hypothèse de sa mort. Alexandre-Alexandrowitch jura qu’il les protégerait toujours.

Alors, le Tsar joignit à son testament la lettre suivante, destinée au grand-duc héritier :


Livadia, 9 novembre 1880 [7].

Cher Sacha,

Au cas de ma mort, je te confie ma femme et nos enfants.

L’amitié que tu n’as cessé de leur témoigner du premier jour où tu les as connus et qui a été pour nous une vraie joie, me garantit que tu ne les abandonneras pas et que tu seras pour eux un protecteur et bon conseiller.

Tant que ma femme sera en vie, nos enfants devront rester sous son entière dépendance. Mais, si le bon Dieu voulait la rappeler à lui avant la majorité des enfants, je désire que le général Ryléïew soit nommé tuteur et même une autre personne à son choix et d’après ton consentement.

Ma femme n’a rien hérité de sa famille. Donc, tout ce qui lui appartient aujourd’hui, en biens, meubles et immeubles, a été acquis par elle-même ; ses parents n’y ont aucun droit et elle peut en disposer à son gré. Par prudence, elle m’a légué sa fortune entière et il a été convenu entre nous que, si j’avais le malheur de lui survivre, tous ses biens seraient partagés également entre nos enfants pour leur être transmis par moi, à leur majorité ou lors du mariage de nos filles.

Jusqu’à ce que notre mariage ait été déclaré officiellement, le capital, que j’ai fait verser à la Banque d’État, appartient à ma femme, conformément au certificat que je lui ai remis.

Voilà mes dernières volontés, que, j’en suis certain, tu exécuteras consciencieusement. Que Dieu t’en bénisse !

Ne m’oublie pas et prie pour l’âme de celui qui t’aimait si tendrement.

Pa [8].


Ayant ainsi allégé son cœur d’un souci poignant, il annonça qu’il quitterait Livadia, le 1er décembre.

Son entourage le vit partir avec effroi ; car, peu de jours avant, la police avait découvert une mine, que les terroristes avaient réussi à construire sous la voie ferrée, dans la gare de Losowaïa, près de Kharkow.

En traversant la corniche de Crimée pour aller rejoindre le chemin de fer à Sébastopol, le Tsar fit halte aux Portes de Baïdar. Le site est célèbre dans la région. Placée à l’issue d’un défilé rocheux, à neuf cents mètres de hauteur, l’auberge du relais domine un paysage admirable, qui se déroule entre les flots argentés du Pont-Euxin et les versants bleuâtres des monts Iaÿla. Le ciel était limpide, la température chaude ; cette journée de l’automne finissant avait la douceur féerique d’un printemps surnaturel.

Séduit par le spectacle, Alexandre II fit dresser la table sur la terrasse de l’auberge. Il n’avait auprès de lui que des êtres chers et dévoués, sa femme, ses enfants, Mlle S... et le comte Adlerberg. Un seul domestique les servait. Au besoin, les voyageurs se servaient eux-mêmes. On mangeait de grand appétit ; on s’amusait des moindres incidents : la gaité rayonnait sur tous les visages.

Le train impérial arriva, le 3 décembre vers midi, à Saint-Pétersbourg. Il s’était arrêté, une demi-heure auparavant, à la station de Kolpino, ou le Césaréwitch et la Césarewna, tous les grands-ducs et toutes les grandes-duchesses, étaient venus saluer le souverain.

Alexandre II les avait convoqués là, pour leur présenter sa femme dans des conditions de simplicité, qui le dispensaient du formalisme officiel. Ils la primaient tous en effet, selon la hiérarchie du cérémonial, puisqu’elle n’était qu’une épouse morganatique.

Il n’y eut donc pas de réception à la gare Nicolas. L’Empereur passa directement de son train dans sa voiture, où il fit monter avec lui la princesse Youriewsky.

Au Palais d’hiver, une surprise attendait la princesse. Le Tsar lui avait fait préparer un appartement vaste et somptueux, à la suite des trois modestes chambres qu’elle occupait auparavant.


VIII

L’année 1881 débuta sous d’heureux auspices pour le général Loris-Mélikow. Ses patients efforts, sa flexible et ingénieuse ténacité allaient recevoir enfin leur récompense. Après de nouvelles temporisations, Alexandre II avait consenti à introduire, dans le mécanisme de la monarchie impériale, un organe représentatif. De plus, — et ce résultat ne faisait pas moins d’honneur à l’habileté du ministre, — le Césaréwitch se déclarait pleinement rallié, de conscience et de raison, aux volontés paternelles. Aussi, le 29 janvier, revenant d’une longue visite au Dvoretz de la Perspective Newsky, Loris-Mélikow avait-il pu dire à Catherine-Michaïlowna : « Désormais, le grand-duc héritier nous est tout acquis ! » En même temps, les familiers du palais Anitchkow, indignés, consternés, se répétaient : « La Russie est perdue, l’abîme va s’ouvrir. Le Césaréwitch est tombé dans les pièges du charlatan arménien ! »

En fait, la réforme était des plus modestes : elle amplifiait simplement les attributions des Zemstvos, qui enverraient dorénavant des délégués au Conseil de l’empire, afin d’y participer à l’élaboration des lois. Même ainsi transformé, le Gosoudarstvenny Soviet resterait limité au rôle consultatif.

Si restreinte et timide que paraisse l’innovation, elle n’était pas moins considérable. Elle faisait pénétrer dans les institutions archaïques de la Russie le principe fondamental des régimes libres et des Etats démocratiques, le principe de la représentation nationale. Pour la première fois, le peuple russe interviendrait dans l’exercice de la puissance législative. Le nouveau Conseil de l’empire ne pourrait certes pas se vanter d’être un Parlement : il en serait du moins le germe et comme le précurseur. A cet égard, l’Empereur ne se faisait aucune illusion ; il pressentait que, une fois engagé sur cette voie, il ne pourrait plus s’arrêter. Quand le grand-duc Constantin et Loris-Mélikow lui vantaient trop complaisamment les mérites de la réforme, il ne manquait pas de leur rappeler que tous les malheurs de Louis XVI dataient du jour où il avait convoqué l’Assemblée des notables. Il avait néanmoins fini par nommer une commission secrète qui, sous la présidence du Césaréwitch, étudiait les modalités pratiques de la réforme et en établissait la teneur officielle ; le grand-duc Constantin participait aux délibérations, comme président du Conseil de l’empire.

Simultanément, le Tsar étudiait lui-même une autre question, qui lui tenait bien plus à cœur : l’élévation de la princesse Youriewsky au rang d’impératrice.

Il y attachait d’autant plus d’importance que, maintenant, il ne dissimulait plus son mariage et que Catherine-Michaïlowna participait ouvertement à la vie de la cour et de la famille impériales. Or, n’étant qu’une épouse morganatique, elle devait céder le pas à tous les grands-ducs et grandes-duchesses. Ainsi, aux dîners familiaux du dimanche, elle ne s’asseyait pas en face de l’Empereur : elle siégeait vers le bout de la table, entre le prince d’Oldenbourg et le duc de Leuchtenberg. Alexandre II avait hâte d’épargner à sa femme un traitement si pénible.

En droit, le couronnement de la princesse ne soulevait aucune difficulté : il suffisait que le Tsar mît sa signature au bas d’un ukaze. Pratiquement, des problèmes assez délicats se posaient. Jusqu’alors, le couronnement des impératrices avait coïncidé avec le sacre de leurs époux. Il n’y avait qu’une exception : la Livonienne Catherine, que Pierre le Grand avait épousée en 1711, après la répudiation de la tsarine Eudoxie. Mais, à cette époque, le cérémonial n’avait pas encore l’ampleur, la minutie et la solennité qu’il devait acquérir plus tard, au temps de Catherine II et de Paul Ier. Il fallait donc prévoir des dispositions nouvelles, supprimer certains rites, en ajouter quelques autres, et cela dans une matière où la liturgie sacrée, les principes monarchiques, l’histoire, la tradition, l’étiquette imposent des règles complexes. Le prince Jean Golytzine fut chargé d’une enquête confidentielle aux archives de Moscou, afin d’élucider la question.

Une procédure préalable s’imposait également. L’état civil de Catherine-Michaïlowna, c’est-à-dire sa qualité d’épouse légitime, son nom familial de princesse Youriewsky et son titre d’Altesse Sérénissime devaient être homologués, selon toutes les formes requises. Le Tsar remit donc au ministre de la Justice, Nabokow, l’ukaze personnel qu’il avait signé le 18 juillet, jour de son mariage, et lui ordonna de le faire enregistrer secrètement par la chambre héraldique du Sénat dirigeant.

Mais, dans l’esprit d’Alexandre II, toutes ces grandes affaires aboutissaient à une pensée dominante, dont il ne s’ouvrait à personne, sauf naturellement à Catherine-Michaïlowna. Quand il aurait promulgué sa réforme politique et couronné son épouse, quand il se serait ainsi acquitté de tous ses devoirs envers son peuple et l’élue de son cœur, il ne porterait pas plus longtemps le fardeau écrasant du pouvoir suprême. Dans six mois, dans un an au plus, il abdiquerait au profit du Césaréwitch ; puis il quitterait la Russie avec sa femme et ses enfants. Dès lors, ayant renoncé à tous les prestiges de la puissance et de la majesté, content de n’être plus qu’un homme, n’attachant plus de prix qu’à la douceur des affections intimes, il irait s’installer en France, à Pau ou à Nice, pour y vivre paisiblement les années que Dieu lui accorderait encore. Par instants, cette image de bonheur rayonnait devant son âme comme une vision paradisiaque.


Malgré toutes les précautions prises pour envelopper d’un impénétrable mystère les événements qui se préparaient, le public s’en doutait plus ou moins.

A travers la capitale, des bruits étranges circulaient. Sans nulle preuve, sans nul indice, on affirmait que, le 2 mars, jour anniversaire de l’abolition du servage, Alexandre II promulguerait une charte constitutionnelle qui, supprimant l’autocratisme, établirait comme un nouveau pacte d’alliance entre le peuple russe et la dynastie des Romanow. Ces rumeurs éveillaient autant de crainte et de colère chez les uns que d’espérance et de jubilation chez les autres. Mais la journée symbolique du 2 mars n’apporta rien. Alors, la fièvre des esprits monta encore. Et, pour échapper au tourment de l’incertitude, on s’imagina que la charte serait promulguée à la fin du carême, le dimanche de Pâques, 24 avril, le saint jour de la Résurrection.

Les nihilistes participaient à cette effervescence générale. Non pas que l’octroi d’une constitution eût le moindre prix à leurs yeux. Ce qu’ils poursuivaient, ce n’était pas la rénovation du tsarisme, c’était son renversement ; ce n’était pas l’amélioration de l’ordre social, c’était sa destruction. Mais, d’instinct, ils jugeaient l’heure opportune pour rentrer en scène par une action d’éclat.

Au cours de février, la police constata, dans les bas-fonds révolutionnaires, une recrudescence d’activité. Du 7 au 11, elle réussit à mettre la main sur quelques anarchistes, réputés parmi les plus dangereux ; elle apprit, de la sorte, que le comité exécutif de la « Volonté populaire, » la Narodnaÿa Volia, organisait une série d’attentats qui dépasseraient en horreur tous les précédents : les coups seraient si violents et si répétés que, cette fois, le régime sauterait. Le chef suprême de la manœuvre se nommait Jéliabow, âgé de vingt-neuf ans, le type accompli de l’anarchiste. Ses affidés eux-mêmes le redoutaient pour son fanatisme agressif, pour sa volonté implacable et froide, pour son extraordinaire puissance de haine et d’audace ; ils ne l’appelaient entre eux que « le terrible Jéliabow. » Une jeune fille, Sophie Pérowsky, sa maîtresse, partageait sa vie aventureuse et traquée. De naissance noble, elle était belle, ardente et sombre comme une Euménide. Une telle énergie émanait de cette fascinante créature que parfois son amant, épuisé de fatigue malgré toute sa vigueur, pleurait de désespoir à ses genoux parce qu’elle ne lui tolérait pas une seule minute d’abattement ou de repos. Et l’on citait plusieurs de ses compagnons à qui elle avait imposé le suicide pour les punir d’une défaillance momentanée. Autour de ces deux protagonistes, se groupait « la cohorte militante, » une quinzaine de volontaires intrépides, qui, dédaignant les œuvres de propagande théorique, s’étaient spécialement voués au « terrorisme pratique, » c’est-à-dire à la fabrication des explosifs et à l’exécution des attentats. L’ingénieur Griniéwytski, l’étudiant Ryssakow, le chimiste Kibaltschich et la juive Jessy Helfmann semblaient jouer, dans le groupe, un rôle très important. La police était sur leurs traces.


Le samedi 12 mars, qui précédait l’ouverture du grand carême, l’Empereur communia, selon la coutume des tsars, dans la petite chapelle du Palais d’hiver. La princesse Youriewsky et ses enfants, le Césaréwitch et la Césarewna, le grand-duc et la grande-duchesse Wladimir, le grand-duc et la grande-duchesse Constantin l’accompagnaient. Les membres de la famille impériale se placèrent à la droite du souverain, la princesse Youriewsky et ses enfants à la gauche. Après que le monarque, en vertu de son privilège suprême, eut saisi de ses propres mains sur l’autel le Corps et le Sang divins du Christ, les grands-ducs et les grandes-duchesses s’avancèrent pour recevoir de l’officiant la Sainte Eucharistie ; seule, la grande-duchesse Wladimir, qui n’avait pas encore abjuré la confession luthérienne, se tint à l’écart. Puis, de nouveau, Alexandre II s’approcha de l’iconostase, afin d’assister, de tout près, à la communion de sa femme et de ses enfants. Même, il prit ses deux fillettes dans ses bras pour les élever à la hauteur du calice.

La messe finie, l’Empereur alla déjeuner avec la princesse. Comme il sortait de table, on lui remit une lettre urgente du ministre de l’Intérieur, qui lui annonçait une nouvelle importante : l’arrestation de Jéliabow.

Peu après, Loris-Mélikow vint lui raconter en détail comment la police était parvenue à s’emparer du terrible anarchiste ; il ajouta que les premiers indices, recueillis par l’instruction, faisaient deviner la machination d’un drame obscur et l’imminence d’un attentat : il conseillait donc à son maître de ne pas se rendre le lendemain, comme d’habitude, à la parade dominicale de la garde, à la belle cérémonie du razwod, Alexandre II parut fort surpris du conseil :

— Et pourquoi n’irais-je pas au razwod ?

Ne pouvant justifier son inquiétude par aucun fait précis, le ministre ne crut pas devoir insister.

D’ailleurs, le souverain semblait impatient de traiter une autre affaire, dont il apercevait le dossier sous le bras de son visiteur. Ayant pris l’une des pièces, il la lut attentivement et la signa. C’était le manifeste qui annonçait au peuple russe l’introduction d’un organe représentatif dans le Conseil de l’empire ; c’était le premier acte restrictif de l’omnipotence autocratique. Pour tous, ce serait l’aube d’une ère nouvelle.

Alexandre II donna encore hâtivement deux ou trois signatures, puis il congédia Loris-Mélikow.

Aussitôt, il monta chez la princesse Youriewsky.

— C’est fait ! s’écria-t-il avec un soupir de soulagement... Je viens de signer le papier. On le publiera lundi matin, dans les journaux ; je crois qu’il produira une bonne impression. Au moins, les Russes verront que je leur ai accordé tout ce qui était possible et ils sauront que c’est grâce à toi.

Elle répondit :

— Que je suis heureuse !

Et ils s’embrassèrent longuement.

Au même instant, Mlle S..., qui entrait dans le vestibule du palais, rencontra Loris-Mélikow, qui, le visage radieux, descendait l’escalier. Il la prit à part :

— Félicitons-nous, chère Varvara-Ignatiewnal... C’est un grand jour dans l’histoire de la Russie.

Comme elle était initiée, depuis le début, à toute l’affaire et qu’elle l’avait toujours patronnée avec autant d’intelligence que de courage auprès de l’Empereur, il ouvrit devant elle son précieux dossier. Au bas de la pièce décisive, elle lut distinctement ces trois signatures :

ALEXANDRE.

ALEXANDRE, Césaréwitch.

CONSTANTIN, Grand-Amiral.

En quittant Mlle S..., il dit :

— Je vais immédiatement porter le manifeste à l’imprimerie, pour qu’il soit publié après-demain.

Le soir, l’Empereur dina chez sa femme. Il avait convié Mlle S... pour neuf heures, ne voulant pas finir sans elle une journée si importante. Lorsqu’elle arriva, il lui proposa une partie de iéralach. Mais, avant de commencer le jeu, elle dit au souverain que Loris-Mélikow lui avait raconté l’arrestation de Jéliabow et qu’il s’attendait à un mauvais coup des nihilistes. Avec toute l’énergie de son dévouement, elle supplia le Tsar de ne pas se rendre, le lendemain, au razwod ; la princesse Youriewsky appuya, en rappelant ce qu’elle avait dit spontanément quelques heures plus tôt. Sur un ton d’allègre insouciance, Alexandre II répondit :

— Et pourquoi donc n’irais-je pas au razwod ?... Je ne peux cependant pas vivre comme un prisonnier dans mon palais !

Puis il détourna la conversation et distribua les cartes.

Le lendemain, dimanche 13 mars, après avoir entendu la messe, travaillé avec son ministre de l’Intérieur et déjeuné sommairement, le Tsar vint dire adieu à sa femme avant de se rendre à la parade de la garde. Tenant une de ses fillettes sur ses genoux, if exposa devant la princesse le programme de sa journée. Dans une demi-heure, il se rendrait au manège du Palais Michel pour assister au razwod. Ensuite, il prendrait le thé chez sa cousine, la grande-duchesse Catherine, qui demeurait à côté. Il serait de retour vers trois heures moins un quart :

— Alors, continua-t-il, si cela te plaît, nous irons nous promener ensemble au Jardin d’été.

Elle acquiesça. Il fut convenu que, à trois heures moins un quart, elle l’attendrait, toute habillée pour sortir, le chapeau sur la tête.

Alexandre II quitta le Palais d’hiver, à midi quarante-cinq, dans un coupé qu’entouraient six cosaques du Térek ; un septième cosaque était sur le siège, à la gauche du cocher. Trois officiers de police, dont le colonel Dworjitsky, suivaient en deux traîneaux.

Selon une inviolable tradition qui remontait à Paul Ier, l’Empereur présidait, chaque dimanche, à la parade de la garde montante. Le cadre habituel de la cérémonie était un de ces vastes manèges, dont s’enorgueillissait la garnison de Pétersbourg et dans lesquels plusieurs escadrons pouvaient évoluer à l’aise. Une brillante suite de grands-ducs et d’aides de camp généraux escortait le Tsar. Les ambassadeurs, ayant un grade militaire, y étaient aussi conviés. Le général de Schweinitz, ambassadeur d’Allemagne, le comte Kalnoky, ambassadeur d’Autriche, et le général Chanzy, ambassadeur de France, étaient présents, ce jour-là.

Quand les troupes eurent défilé devant le souverain, il eut, pour tous les assistants, un sourire aimable ou un mot affectueux. Depuis longtemps, on ne lui avait pas vu l’air si calme et si dégagé.

Puis il se rendit au palais voisin, chez sa cousine préférée, la grande-duchesse Catherine, où il prit une tasse de thé. A deux heures et quart, il remonta en voiture et ordonna de rentrer vite au Palais d’hiver.

Comme pour l’aller, six cosaques chevauchaient autour du coupé, un septième était sur le siège, et les trois officiers de police en arrière, dans leurs traîneaux.

Par la rue des Ingénieurs, le cortège atteignit le quai, toujours désert, qui s’allonge entre le canal Catherine et les jardins du Palais Michel. Ayant alors un bel espace devant soi, l’équipage du Tsar prit la grande allure des trotteurs Orlow, un trot si rapide que les chevaux des cosaques ne pouvaient le suivre qu’au galop.

Çà et là, quelques agents de police surveillaient le parcours. Un gamin, qui traînait un panier sur la neige, un officier, deux ou trois soldats, un jeune homme aux longs cheveux, qui portait à la main un petit paquet, — personne autre en cette large avenue tranquille.

A l’instant précis où la voiture impériale passa devant le jeune homme aux longs cheveux, il jeta son paquet sous les jambes des trotteurs.

Une explosion épouvantable, un nuage épais de neige et de fumée, puis un fracas de vitres et de bois, enfin des cris, des gémissements ! Et la scène apparut dans toute son horreur : deux cosaques et le gamin, qui traînait un panier, gisaient sur le sol ; des chevaux tués ; des flaques de sang ; les glaces de la voiture brisées et l’arrière-train disloqué.

L’Empereur, qui était sain et sauf, se précipita vers les blessés. Mais on accourait de toutes parts. Sautant à bas de leurs traîneaux, les officiers de police avaient empoigné l’assassin, qui était tombé en cherchant à fuir.

Cependant le colonel Dworjitsky, chef de l’escorte, suppliait le Tsar de monter dans un des traîneaux et de s’éloigner à toute vitesse. Mais Alexandre II voulut voir l’anarchiste, que la foule menaçait d’écharper. Tandis qu’il s’approchait du criminel, une des personnes qui venaient d’accourir lui demanda anxieusement :

— Sire, Votre Majesté n’est pas blessée ?

Il répondit :

— Non, je n’ai aucun mal, grâce à Dieu !

Alors, l’assassin, relevant la tête avec un rire sardonique, lui cria :

— N’est-ce pas trop tôt pour rendre grâces à Dieu ?

Au même instant, un inconnu, qui se tenait appuyé au parapet du canal, à deux mètres du Tsar, jeta quelque chose en l’air. Et une seconde explosion, foudroyante, souleva une nouvelle trombe de neige et de fumée. Quand le nuage fut dissipé, on aperçut, parmi les victimes qui couvraient le sol, Alexandre II renversé à terre, essayant de s’appuyer sur les mains, le visage meurtri, le manteau arraché, les jambes nues et broyées, perdant le sang à flots, avec des lambeaux de chair autour de lui. Ses yeux ouverts ne voyaient plus ; ses lèvres balbutiaient vaguement : « Secourez-moi !... L’héritier est-il vivant ?... Portez-moi au Palais,... et là, mourir. »

A grand peine, on l’installa sur le traîneau du colonel Dworjitsky et on le ramena, mourant, au Palais d’hiver.


La princesse Youriewsky était assise tranquillement chez elle, en chapeau et manteau, attendant son époux, lorsqu’un domestique entra soudain, effaré :

— Princesse, venez vite, vite !... Sa Majesté se trouve mal !

Sans perdre un instant sa présence d’esprit, elle courut à une armoire qui renfermait quelques médicaments dont. Alexandre-Nicolaïéwitch usait parfois et, les ayant remis au domestique, elle descendit précipitamment vers le cabinet de l’Empereur.

Le lugubre cortège y entrait en même temps.

Les cosaques déposèrent leur fardeau inerte et sanglant sur le lit qu’on venait de router au milieu de la chambre. Avec une rare fermeté d’âme, la princesse dirigea tous les premiers soins, frictionnant les tempes du blessé avec de l’éther, lui faisant respirer de l’oxygène, aidant même les chirurgiens à bander les jambes pour arrêter l’intarissable hémorragie.

Le Césaréwitch et la Césarewna, les grands-ducs et les grandes-duchesses, qui venaient d’arriver, lui abandonnaient la première place au chevet de la couche impériale. Mais la respiration de l’agonisant ne se percevait déjà plus que par intervalles et ses pupilles n’accusaient aucune réaction à la lumière. Profitant d’une minute où il semblait se ranimer un peu, l’archiprêtre Rojdestwensky lui administra les derniers sacrements. Puis, de nouveau, ce fut l’insensibilité complète.

A trois heures et demie, les doigts de la femme qu’il avait tant aimée lui fermèrent les yeux pour toujours. Et, sous cette pression douce, il rendit l’âme.


Instantanément, par la vertu immanente du droit monarchique, le Césaréwitch devenait l’empereur Alexandre III ; il eut à exercer aussitôt son omnipotence.

Tandis que les médecins et les serviteurs procédaient encore à la toilette funèbre, le comte Loris-Mélikow sollicita ses ordres pour une affaire qui ne souffrait nul retard. Devait-il, conformément aux instructions qu’il avait reçues la veille, faire publier, dans le moniteur officiel du lendemain, le manifeste annonçant au peuple russe la transformation du Conseil de l’empire et l’évolution de l’autocratisme vers le régime représentatif ?

Sans la moindre hésitation, le Tsar répondit :

— Je respecterai toujours les volontés de mon père : faites donc publier demain.

Mais, dans le cours de la nuit, le ministre de l’Intérieur fut invité à décommander la publication du manifeste. C’était le résultat d’un conciliabule que le clan absolutiste venait de tenir au palais Anilchkow. Cédant aux supplications ardentes de ses familiers, Alexandre III avait soudain résolu de surseoir à l’exécution du testament paternel, jusqu’à ce que les circonstances lui permissent de le désavouer publiquement. Pour obtenir de son âme honnête et pieuse une pareille décision, il n’avait pas fallu moins que l’énergique éloquence de son ancien précepteur, le fameux procureur général du Saint-Synode, le fanatique défenseur du tsarisme intégral, Pobédonostsew.

Quand Loris-Mélikow reçut le contre-ordre, il s’effondra de douleur en s’écriant : « Quel misérable !... Il a déchiré sa propre signature ! »

Le lendemain et les jours suivants, Pobédonostsew redoubla ses instances auprès de son impérial élève. Sur un ton d’apocalypse, il lui dénonçait l’abominable sacrilège de « l’esprit, nouveau ; » il lui rappelait que l’autocratisme est un article de la foi orthodoxe ; il lui prêchait la nécessité d’un retour immédiat à « l’idéal mystique des tsars moscovites ; » il ne cessait de lui répéter : « Fuyez Saint-Pétersbourg, cette ville damnée ! Allez à Moscou, transférez le gouvernement au Kremlin !... Mais auparavant et tout de suite chassez Loris-Mélikow, chassez le grand-duc Constantin, chassez la princesse Youriewsky !... »

Et quand le timide Autocrate, anxieux, taciturne, ahuri, tourmenté dans sa conscience, échappait quelques heures à l’emprise véhémente de Pobédonostsew, c’était pour s’entendre ressasser, par son entourage, les mêmes adjurations, le même refrain passionne. Ainsi, de minute en minute, il se déliait des promesses faites à son père.


Cependant la dépouille de l’Empereur immolé demeurait exposée au Palais d’hiver, dans une chapelle ardente. Il portait l’uniforme des Préobrajensky ; mais, contrairement au rituel funèbre des tsars, on ne lui voyait ni couronne sur la tête ni décorations sur la poitrine : il n’avait pas voulu que ces vains emblèmes le suivissent dans la tombe. Parlant une fois de ses dispositions testamentaires avec Catherine-Michaïlowna, il lui avait dit : « Quand je comparaîtrai devant Dieu, je ne veux pas avoir l’air d’un singe dans un cirque. Et puis, ce ne sera pas le moment de faire le majestueux ! »

Chaque jour, matin et soir, un clergé nombreux venait psalmodier, autour du catafalque, l’office des Pannykides, préliminaire des obsèques solennelles.

Le 18 mars, veille du transport à la cathédrale de la Forteresse, Pobédonostsew assista aux oraisons finales. Quand il rentra chez lui, très ému, car ce polémiste intraitable avait le cœur tendre, il écrivit à une amie : « Aujourd’hui, j’ai pris le service dans la chapelle ardente. Après les prières publiques et lorsque tout le monde se fut retiré, j’ai vu venir, de la chambre voisine, la veuve ! Ses jambes la portaient à peine ; sa sœur la soutenait ; Ryléïew la conduisait. Elle s’effondra devant le cercueil. Le visage du défunt est couvert d’une gaze qu’on ne doit pas soulever ; mais elle s’inclina, retira brusquement le voile, couvrit de longs baisers le front et la figure ; puis, chancelante, elle sortit. J’ai eu pitié de la pauvre femme. »

Le soir de ce jour, Catherine-Michaïlowna reparut dans la chapelle ardente. Elle venait de couper ses cheveux, ses magnifiques cheveux qui étaient sa gloire, et elle les disposa pieusement sous les doigts du mort. Ce fut son dernier geste d’amour.


Un mois après, le procureur général du Saint-Synode et ses fougueux partisans célébraient leur triomphe. Le comte Loris-Mélikow, disgracié, reprenait le chemin du Caucase. Le grand-duc Constantin, abreuvé d’amertume, en butte aux soupçons les plus injurieux, s’éloignait de la cour. Le testament politique d’Alexandre II était renié, lacéré. Un vent de colère et d’opprobre balayait loin du trône tous les vestiges du rêve libéral. Enfin, détestant ses trop longues erreurs, impatient de revenir à « l’idéal mystique des tsars moscovites, » Alexandre III adressait à son peuple un manifeste qui se terminait par ces mots : La voix de Dieu Nous ordonne de Nous mettre avec assurance à la tête du pouvoir absolu. Confiant dans la Providence divine et Sa suprême sagesse, plein d’espoir dans la justice et la force de l’autocratisme que Nous sommes appelé à affirmer, Nous présiderons sereinement aux destinées de Notre empire qui ne seront plus dorénavant discutées qu’entre Dieu et Nous.

La monarchie des tsars rentra ainsi dans les voies traditionnelles où elle avait trouvé jadis la grandeur et la prospérité, mais qui, trente-cinq ans plus tard, devaient mener la Russie à sa perte et Nicolas II au martyre.


MAURICE PALÉOLOGUE.

  1. Copyright by Maurice Paléologue, 1923.
  2. Voyez la Revue des 15 janvier et 1er février.
  3. 29 juillet [n. s.].
  4. Cet article édicte que les enfants, nés d’un membre de la famille impériale et d’une personne n’appartenant pas à une famille souveraine, ne sont pas successibles au trône de Russie.
  5. 18 juillet [n. s].
  6. 23 septembre [n. s.].
  7. 21 novembre [n. s.].
  8. Abréviatif de « Papa. »