Le Royaume d’Atchin

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LE ROYAUME D’ATCHIN

Le royaume d’Atchin, ou plutôt d’Acheen, sur lequel une expédition malheureuse des Hollandais vient d’attirer l’attention de l’Europe, est situé au nord-ouest de l’île de Sumatra. Sa ville capitale occupe, à deux ou trois milles de la mer, le fond d’une vallée que forment deux rangs de collines en amphithéâtre. La rivière qui la traverse n’est pas large, mais elle se divise en un grand nombre de canaux et se jette à la mer au milieu d’un delta marécageux. « Imaginez-vous, dit un missionnaire français qui explorait le pays à la fin du siècle dernier, imaginez-vous une forêt de cocotiers, de bambous, d’ananas, de bananiers, au milieu de laquelle passe une assez belle rivière couverte de bateaux, mettez dans cette forêt un nombre incroyable de maisons faites de cannes, de roseaux, d’écorces, et disposez-les de telle manière qu’elles forment tantôt des rues et tantôt des quartiers séparés (Kampongs) ; coupez ces divers quartiers de prairies et de massifs d’arbres fruitiers, et vous vous ferez une idée d’Acheen. » Les choses ont peu changé depuis cette époque, l’aspect du pays et de la ville est toujours le même, quelques constructions nouvelles se sont élevées, mais elles sont toujours de même sorte, et les seuls monuments en pierre que la ville possède sont le palais du sultan, ainsi qu’une citadelle, fondée en 1521 par le sultan Allah Oeddin, qui défend le cours de la rivière avec le concours de quelques bastions, fortins ou kratons armés à l’européenne.

Le royaume d’Acheen, qui, selon Barros, était une dépendance de l’État de Pedir, au moment où les Portugais débarquèrent à Sumatra, et qui devrait, au contraire, si l’on s’en rapporte au témoignage de certaines chroniques malaises, remonter comme État indépendant jusqu’au treizième siècle, a subi des fortunes diverses et s’est agrandi aux dépens de ses voisins les radjahs de Daya, de Lambri, de Pedir, de Samoudra, de Perlak-Posei et d’Arou. Mais il semble que la souveraineté du sultan sur ces pays soit plutôt nominale qu’effective et certains d’entre eux pourraient bien profiter des circonstances actuelles pour secouer le joug et se déclarer indépendants. La population, estimée à plus d’un million d’habitants, parle le haut malais sur la côte et l’atchinais dans l’intérieur du pays. Séparés au sud par une chaîne de montagnes des tribus Battas, qui sont considérées comme aborigènes, les Atchinois n’en diffèrent pas d’une manière sensible ; ils sont cependant plus grands, plus vigoureux, plus foncés de peau, plus actifs et plus industrieux que leurs voisins. Ils possèdent plus d’intelligence et de sens commercial, et les industries qui sont en honneur dans les autres parties de l’île ont atteint chez eux la perfection. Ils faisaient autrefois avec les naturels d’une partie de la côte de l’Indoustan, appelée Talinga, un grand commerce d’étoffes épaisses de coton et de soie, et recevaient en échange de l’opium et du fer. Le riz, le poivre et le bétel sont les principales productions du pays qui s’exportent en quantités considérables, ainsi que le bois de sapan, la gutta-percha, les rotins, le benjoin, le camphre, le soufre, tiré d’un volcan du voisinage, l’ivoire qui provient d’une espèce d’éléphants semblable à celle de Ceylan et la poudre d’or. Certains de ces articles ont vu tour à tour leur production ou la consommation diminuer ; tels sont le camphre et la poudre d’or qui est ramassée dans les montagnes voisines d’Acheen, mais dont la plus grande partie provient des ports méridionaux de Malaboo et de Soosoo. Si l’on ne connaît de nos jours que d’une façon approximative l’importance des transactions auxquelles donne lieu cette dernière production, on comprend qu’il est impossible de la déterminer dans les siècles passés. On sait cependant qu’au dix-septième siècle, une quantité d’étrangers, Portugais, Hollandais, Danois, Anglais ou Chinois, se réunissaient chaque année à une foire tenue aux portes d’Acheen ; c’était, pendant deux mois, le marché d’or le plus considérable de l’Orient. Depuis cette époque, les renseignements recueillis par les voyageurs sont assez incomplets et souvent contradictoires ; ainsi Crawford, en 1820, estimait l’exportation de l’or à 10 450 onces, tandis que six ans plus tard Anderson l’évaluait à 32 000 onces.

Marsden, qui a publié à Londres à la fin du siècle dernier une Histoire de Sumatra, nous donne une assez triste idée des mœurs et des habitudes des Atchinois. Suivant l’importance du délit, dit-il, le vol est chez eux puni de la perte d’un doigt ou du poing ; si le vol a été commis sur un grand chemin, le coupable est noyé et son corps est exposé pendant quelques jours ; s’il a été pratiqué aux dépens d’un prêtre (les Atchinois sont musulmans et fanatiques), le sacrilège est brûlé vif. Tout homme convaincu d’adultère est livré à la vindicte des amis du mari outragé, qui se rendent dans une grande plaine, forment un cercle et placent le coupable au milieu. Une sorte de sabre, appelé gadoo-bong, lui est remis et s’il peut rompre le cercle de ceux qui l’entourent et s’enfuir, il échappe à toute poursuite ultérieure ; hâtons-nous d’ajouter que le plus souvent c’est le contraire qui arrive et que le malheureux est mis en pièces sans pouvoir se défendre. On aurait tort de conclure de cette excessive sévérité des lois répressives, de la barbarie de cette législation draconienne, ajoute le voyageur, que les Atchinois soient un peuple moral et vertueux. Il n’en est pas, au contraire, de plus vicieux, de plus rapace et de plus sanguinaire. Les Hollandais ont eu souvent maille à partir avec eux, et la dernière expédition n’avait été entreprise que pour mettre fin aux attaques incessantes d’une multitude de pirates et d’écumeurs de mer, qui trouvaient, dans le royaume d’Acheen, un refuge assuré.

L’expédition hollandaise du 22 mars dernier n’eut pas de grand résultat, mais une nouvelle campagne vient d’être organisée, et il y a lieu d’espérer qu’un des repaires importants des pirates malais sera détruit.