Le Royaume de Westphalie et Jérôme Bonaparte/02

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LE
ROYAUME DE WESTPHALIE
ET
JEROME BONAPARTE
D’APRES LES DOCUMENS ALLEMANDS ET FRANCAIS

I. Le Moniteur westphalien, 1807-1813, journal bilingue. — II. Mémoires et Correspondance du roi Jérôme, 7 vol., 1861-1866 (renfermant le Journal de la reine Catherine, les rapports de Reinhard, etc.). — III. Correspondance de Napoléon Ier, t. XIII et suiv. — IV. Le Royaume de Westphalie, Jérôme Buonaparte, sa cour, ses favoris, ses ministres, Paris 1820. — V. Ernestine von L., König Jerome und seine Familie im Exil, Leipzig 1870. — VI. Lyncker, Geschichte der Insurrectionen widerdas westphälische Gouvernement, Gœttingen 1860. — VII. Vehse, Geschichte der deutschen Höfe seit der Reformation, 48 vol., Hambourg 1851-55. — VIII. Berlepsch, Sammlung wichtiger Urkunden und Actenstücke. — IX. Rückblicke auf die Zeit des westphälischen Kœnigreiches, dans la Minerva, juillet 1826.


II.
LA CONSTITUTION DU ROYAUME DE WESTPHALIE[1].


I.

La violence et la conquête sont d’étranges bienfaiteurs du genre humain. Napoléon, qui croyait peut-être sincèrement faire le bonheur des Hessois, des Brunswickois et des Prussiens de Westphalie en leur donnant un roi de sa famille et les institutions françaises, est d’abord obligé de réprimer sévèrement leurs manifestations de fidélité pour leurs anciens souverains et leurs anciennes lois. Dans le même temps qu’il rédigeait pour eux une constitution et des lois qui leur assuraient l’égalité et une liberté légale jusqu’alors inconnue sur les bords du Weser, il dut, pour étouffer les troubles de la Hesse, prescrire des incendies et des fusillades.

Un décret du 23 octobre 1806 avait établi pour les pays en-deçà de l’Elbe, conquis à la suite de la bataille d’Iéna, cinq gouvernemens militaires; le général Loison s’installait à Munster et administrait une partie de la Westphalie prussienne, le général Gobert à Minden, le général Bisson à Brunswick, le général Thiébaut à Fulda, le général Clarke à Erfurt. A côté de chacun d’eux, un inspecteur ou sous-inspecteur aux revues était chargé, avec le titre d’intendant, de l’administration civile : il était nommé par l’intendant-général Daru et correspondait tous les jours avec l’inspecteur en chef Villemanzy; il était assisté d’un receveur dépendant de M. de La Bouillerie, receveur-général des contributions de la grande armée. Quand la Hesse-Cassel eut été occupée, elle forma un sixième gouvernement sous les ordres du général Lagrange et l’administration civile de l’intendant Martillière. Le gouverneur-général de Cassel était, au dire même des Allemands, « un homme de vieille honnêteté française, qui accomplissait à regret les ordres rigoureux de l’empereur, qui faisait tout pour le mieux et prenait volontiers conseil sur les choses qui en sa qualité d’étranger ne lui étaient pas familières. » Il allait avoir à donner la preuve de sa modération et de son humanité.

Il arriva à Cassel le 4 novembre 1806, au moment où la Hesse n’était plus guère occupée que par une poignée de conscrits français et italiens sous la surveillance du commissaire-ordonnateur Monnay. L’avant-veille, le roi Louis avait quitté Cassel, et Mortier avait poursuivi sa route pour aller accomplir les décrets de l’empereur sur l’Allemagne du nord. Lagrange adressa une proclamation rassurante aux habitans de l’électorat : les fonctionnaires du prince déchu restèrent en place, les impôts durent être perçus, la justice rendue, le pays administré comme par le passé. On se contenta de faire enlever les armes électorales sur les monumens publics. Enfin on institua une commission chargée de veiller à l’égale répartition des logemens militaires et des réquisitions.

Les instructions de l’empereur portaient que l’on s’occuperait activement de la démolition des places de Hanau, Marburg, etc., de la vieille forteresse féodale de Ziegenhain, qui avait soutenu tant de sièges au XVIe et au XVIIe siècle, et dont on disait dans le pays : fort comme Ziegenhain. Dans toutes ses lettres, il insiste sur la nécessité de désarmer soldats et habitans : il connaissait trop bien le caractère violent et belliqueux des anciens Cattes, leur attachement aveugle à la maison électorale, qui les faisait appeler dans toute l’Allemagne les chiens de la Hesse. Il fallait se hâter de mettre à profit les premiers momens et la première surprise. Le décret du 23 octobre relatif aux états de Brunswick et d’Orange-Fulda prescrivait l’envoi en France des soldats, officiers et généraux. Moins sévère dans ses lettres à Lagrange que dans son décret, Napoléon ordonna au moins l’arrestation des généraux et officiers supérieurs[2]. L’empereur recommandait de ne souffrir dans le pays aucun des princes de la famille déchue, pas même les femmes. Surtout on devait s’appliquer à bien faire comprendre aux populations que c’en était fait pour jamais de leurs anciennes dynasties. On devait préparer un projet de mise à la retraite des anciens officiers et envoyer à l’empereur la liste des pensionnaires électoraux. Guillaume avait prêté environ 16 millions à ses sujets, Napoléon voulait les encaisser pour son compte ; pour faciliter le remboursement, il accorderait aux débiteurs une bonification de 10 pour 100. « Enfin, ajoutait-il, s’il y a quelque chose à faire pour être utile à cette population et la contenter, telle que la suppression de quelque droit onéreux, ayez soin de m’en informer… On peut traiter le pays avec douceur ; mais, s’il y a le moindre mouvement quelque part, faites un exemple terrible. Que le premier village qui bouge soit pillé et brûlé, que le premier rassemblement soit dispersé, et les chefs traduits à une commission militaire[3]. »

On put juger de l’esprit qui animait l’ancienne armée hessoise lorsque dans les premiers jours de novembre elle fut obligée de livrer ses armes et ses chevaux. On vit les soldats briser leurs fusils et les officiers leurs épées. Ces militaires, qui avaient fait tant de campagnes en mercenaires, qui en Amérique, en Hollande, en France, avaient combattu la liberté des peuples à la solde des despotes, étaient aussi fiers de leurs drapeaux qu’aucune armée européenne. Ils s’indignaient que des conscrits les eussent, pour ainsi dire, vaincus sans combat. Ils enviaient les Prussiens, qui du moins à Iéna avaient pu lutter honorablement. Le peuple des campagnes et d’une partie des villes partageait leurs haines et leurs regrets. Cette population, si fière dans sa dégradation séculaire, s’irritait des charges de la guerre, quelque adoucies qu’elles fussent par la modération et la prudence de Lagrange.

Celui-ci était dans une situation assez critique ; comme plus tard le roi Jérôme, il se trouvait en quelque sorte isolé entre la grande armée, qui poursuivait sa marche sur la Vistule, et la frontière française, où Kellermann, gouverneur de Mayence, ne voulait et ne pouvait s’occuper que de la grande armée. Toutes les forces dont disposait Lagrange n’étaient que des troupes qui passaient : conscrits qui allaient se former, cavaliers qui allaient se monter, régimens qui allaient se constituer dans quelqu’un des dépôts de l’Oder ou de la Vistule. Quelques bataillons de jeunes soldats et quatre pièces de canon composaient toute la garnison permanente de Cassel. Pourtant la fermentation était assez grande dans quelques parties du pays. A Cassel, le directeur de la ci-devant police électorale, Hassenpflug, défendit de circuler sans lanterne, à partir de neuf heures du soir, dans les rues de la capitale. Les anciens ministres durent adresser aux populations rurales des invitations à l’obéissance et au calme.

Le gouvernement impérial avait pensé qu’on pourrait se concilier l’ancienne armée hessoise en lui offrant du service dans les troupes de la France et de ses alliés. Pitcairn, général du roi de Hollande, ouvrit un bureau de recrutement pour l’armée néerlandaise. Napoléon prescrivit à Lagrange de lever, pour le compte du roi de Naples, un corps qui irait s’organiser à Haguenau. C’eût été s’assurer les services d’excellens militaires et en même temps enlever au pays un redoutable élément d’agitation[4]. Toutefois le moment était mal choisi pour demander des volontaires. Il était naturel que les anciens soldats de l’électeur voulussent attendre le résultat de ses dernières négociations avec Napoléon avant de se compromettre avec les nouveaux maîtres. Bien peu répondirent à l’appel de Pitcairn et de Lagrange. Celui-ci, attribuant à l’influence des officiers supérieurs le « mauvais esprit » de l’armée, prit le parti de les envoyer à Mayence. Comme cette mesure ne produisit pas d’effet, il se résolut à une démarche plus grave : il ordonna aux soldats de la ci-devant armée hessoise de se réunir dans leurs anciens cantonnemens avant le 25 décembre 1806; les récalcitrans devaient être fusillés.

Les soldats imaginèrent, non sans quelque apparence de raison, qu’on ne voulait les avoir sous la main que pour les incorporer de force ou les envoyer dans les forteresses. Tout le pays au midi de Cassel, dans les bassins de la Werra, de la Fulda, du Schwalm, de l’Eder, où ces militaires se trouvaient en grand nombre, se mit en insurrection. Les rares soldats qui se rendaient à l’appel de Lagrange furent arrêtés par des bandes de paysans armés. A Allendorf, sur la Werra, les soldats s’emparèrent des munitions et des armes qu’ils avaient livrées. A Eschwege, le régiment de Wurmb se reconstitua intégralement, sans même oublier sa musique. Les officiers supérieurs n’étaient plus là, les autres manquaient de courage ou d’initiative. Un simple fourrier, Jacob Schumann, prit le commandement. Les postes et les sentinelles furent placés comme à l’ordinaire; des détachemens allèrent saisir les caisses de l’état, d’autres reprendre les canons. On distribua la solde et les vivres, on assigna des logemens réguliers. On prit à un Juif alsacien qui passait à Eschwege quarante chevaux destinés à la grande armée : ils servirent à monter un petit corps de cavalerie; on entra en relations avec les autres régimens licenciés. Enfin un ancien capitaine du régiment de Wurmb, von Ussler, étant venu à passer, on le força d’accepter le commandement, et on le proclama « colonel des Hessois. »

A Hersfeld, sur la Fulda, une rixe entre un bourgeois et un soldat italien, la veille de Noël, fut le signal du mouvement. L’officier commandant le détachement fut saisi et maltraité; un soldat fut tué d’un coup de feu sur la place d’armes, les autres furent chassés de la ville, poursuivis, désarmés par les paysans; un employé qui s’efforçait d’apaiser cette émotion pensa être assommé. A Smalkade, à droite de la Werra, une troupe de soldats et de campagnards enfoncèrent une des portes, tombèrent sur le poste, qui était composé de soldats du prince-primat, en blessèrent quelques-uns, en prirent deux, chassèrent le reste, et s’emparèrent de treize canons électoraux à destination de Mayence. A Marburg, place forte sur le Lahn, la petite garnison française fut chassée de la ville et de la citadelle. La forteresse de Ziegenhain faillit également être enlevée d’un coup de main par un sous-officier du nom de Triebfürst. Lorsqu’on lui demanda ce qu’il voulait, « nous réclamons, répondit-il, ce qu’on nous a pris : le pain et la solde. »

Quelle que fût la méthode qui présidait d’abord aux mouvemens de cette insurrection militaire, quelques efforts que fit von Ussler pour maintenir un peu d’ordre parmi ses troupes, il est certain que des soldats habitués à une discipline de fer ne pouvaient obéir longtemps à un pouvoir tout d’opinion. Aux militaires s’étaient joints des paysans, puis des vagabonds, des bandits. Il n’y eut pas toujours des vivres et une solde régulière. Les bourgeois eurent bientôt à souffrir de la rapacité, de l’ivrognerie, de la brutalité de leurs libérateurs, et se prirent à souhaiter l’arrivée des Français.

Aux premières nouvelles du soulèvement, Lagrange s’était empressé, pour calmer les esprits, de publier une proclamation où il déclarait qu’il n’avait jamais prétendu forcer personne à prendre du service. Les ministres hessois s’employèrent de leur côté à chapitrer la population. Le 25 et le 27 décembre, on promit amnistie générale pour tous ceux qui « rentreraient dans le devoir; » le 28, nouvelle proclamation conciliante du gouverneur-général. Cependant la panique se répandait dans le pays : à Cassel, on racontait que 20,000 soldats ou paysans marchaient pour donner l’assaut à la capitale; mais bientôt on put annoncer l’arrivée prochaine de troupes françaises. Le général Barbot, envoyé en toute hâte par Lagrange, était allé ramasser sur le Rhin et sur le Mein des détachemens de la garde de Paris, quelques compagnies d’infanterie, un bataillon de chasseurs badois, en tout 3,000 hommes. La terreur succéda aussitôt à l’exaltation; les plus compromis commencèrent à gagner la frontière. A Allendorf, où l’insurrection avait pris naissance, les soldats révoltés furent désarmés par les bourgeois; à Eschwege, où elle avait eu son principal développement, elle finit de la même façon. Surexcités par un message de Lagrange, qui menaçait de réduire la ville en cendres, les citoyens prirent d’assaut le corps de garde et en chassèrent les rebelles. Le surlendemain (4 janvier), Barbot, qui arrivait avec 2,000 hommes, trouva la besogne toute faite. Il se contenta de se faire livrer quelques réfractaires, d’indemniser le maquignon alsacien, et d’exiger pour ses hommes des souliers et des vêtemens. Un détachement italien envoyé à Smalkade en ramena également quelques prisonniers. La plus coupable de toutes ces villes, c’était Hersfeld : les bourgeois avaient pris parti contre les Français; un de nos soldats avait été tué. A la suite d’une enquête sévère, Barbot fit raser la maison d’où le coup de feu avait été tiré, et fusilier un des insurgés. On fit une battue de réfractaires dans les villages voisins. Enfin on érigea des cours martiales qui condamnèrent deux autres révoltés à la peine de mort : Triebfürst, le sous-officier, et un nommé Wentzel, de Germerode, qui s’était proclamé « général des paysans. »

Une maison rasée et trois exécutions capitales parurent à Lagrange une expiation suffisante d’une révolte qui avait pourtant mis en péril la domination française dans la Hesse électorale et compromis les communications de la grande armée avec Mayence. L’empereur, alors à Varsovie, ne l’entendait pas ainsi. Aux premières nouvelles expédiées par Lagrange le 26 décembre, il répondit (8 janvier 1807) : « Mon intention est que le principal village où est née l’insurrection soit brûlé, et que trente des principaux chefs soient passés par les armes; un exemple éclatant est nécessaire pour comprimer la haine des paysans et de cette soldatesque. Si vous n’avez aucun exemple, faites-en un sans délai... Que le mois ne se passe pas sans que le principal village, bourg ou petite ville qui a donné le signal de l’insurrection soit brûlé et qu’un grand nombre d’individus ait été fusillé... Il faut laisser des traces dans les cantons qui se sont révoltés... Trente des principaux coupables fusillés, deux ou trois cents envoyés dans des citadelles de France... Les actes de vigueur sont humains en ce qu’ils empêchent la renaissance de nouvelles séditions. » C’était la fameuse théorie de répression que Napoléon a si souvent développée à Murat pour l’Espagne, à Joseph pour le royaume de Naples, à Junot pour la Toscane, à Davout pour l’Allemagne du nord. « Du reste, ajoutait-il, je ne puis regarder une insurrection dans le pays de Cassel, au mois de janvier, que comme un événement heureux. La haine que les souverains de ce pays ont toujours nourrie parmi les habitans contre la France devait la faire prévoir. Il vaut mieux qu’elle ait éclaté dans ce moment que lorsque les Anglais auraient pu faire une descente sur l’Elbe. » Il reprochait à Lagrange de n’avoir pas enlevé les fusils comme il l’avait tant de fois recommandé ; il lui demandait avec insistance un rapport détaillé où l’on ne devait « rien lui cacher; » enfin il annonçait l’arrivée de renforts. Quatre jours après (12 janvier). Napoléon écrivait à Clarke qu’il avait 14,000 hommes à Cassel.

Il paraît que Lagrange n’envoya pas immédiatement le rapport demandé, car l’empereur s’impatiente : le courrier est passé à Cassel, et Lagrange n’en a pas profité ! Aussi n’en est-il que plus disposé à prendre au sérieux les rumeurs exagérées sur l’événement. Maintenant il demande dans ses lettres à Berthier qu’Eschwege et Ilersfeld soient brûlés, soixante hommes fusillés, un nombre triple arrêté et conduit en France, les troupes autorisées à vivre à discrétion dans le pays; puis, s’exaltant dans la pensée des « outrages faits à ses aigles, » il veut que « deux cents personnes au moins paient de leur tête cette insurrection. » — « L’officier qui a été leur chef doit périr. Nous sommes trop vieux dans les affaires pour croire que l’on est chef malgré soi. » Heureusement pour le capitaine von Usslar qu’il put s’enfuir à temps; plus tard nous le retrouvons réconcilié avec les Français et capitaine au service du roi Jérôme.

Lagrange se vit obligé pourtant d’envoyer des détachemens dans les localités qui s’étaient insurgées, afin d’y enlever pendant la nuit les magistrats et les forcer à donner les noms des coupables. Un certain nombre de paysans et de soldats furent arrêtés et conduits chargés de chaînes à Mayence. Rien que dans le pays de la Werra, cinq individus, tous militaires, furent traduits devant une cour martiale et fusillés. Schumann, le fourrier devenu général, fut une autre victime. La ville d’Hersfeld devait être pillée et brûlée. Le général Barbot eut la condescendance de laisser le soin d’exécuter cette mesure au commandant de chasseurs badois : celui-ci se contenta d’incendier une vieille maison pleine de paille. Les soldats badois, compatriotes cependant de ceux que nous avons eus naguère en Franche-Comté, ne profitèrent pas de la permission de piller. Voilà comme un Lagrange et un Barbot savaient exécuter les ordres rigoureux échappés à l’impatience de Napoléon. Au lieu de centaines de victimes, il y en eut au plus une dizaine. C’est trop assurément pour l’humanité ; toutefois les Prussiens ont exécuté chez nous de tout autre façon les « lois de la guerre. » Après la répression de la révolte, on forma des soldats hessois les moins récalcitrans deux régimens, à 300 hommes d’abord, sous les colonels Schraidt et Müller, ancien officier électoral.

L’insurrection hessoise avait eu un certain retentissement dans les pays voisins. Dans le duché de Brunswick, le gouverneur-général Loison reçut l’ordre d’exécuter le décret du 23 octobre et d’envoyer en France les officiers de l’ancienne armée brunswickoise qui ne voudraient point passer au service de la France. Cependant le Brunswick, de mœurs plus douces et plus polies que la Hesse, montra moins d’hostilité; mais beaucoup de malheureux soldats, que le licenciement de leur armée avait privés de tout moyen d’existence, se réunirent par bandes et infestèrent les grandes routes. Plusieurs durent être fusillés comme brigands.

Les événemens de Cassel ne furent pas étrangers aux sévérités que Napoléon déploya contre la ville westphalienne, ci-devant prussienne, de Halle. Elle devait son illustration à l’université fondée en 16S8-1694 par le souverain de Prusse Frédéric Ier. En 1806, elle était à son plus haut point de prospérité. Les philosophes Wolf, Schleiermacher, Steffens, les médecins ou physiologues Reil, Sprengel, le théologien Niemeyer, y avaient attiré une nombreuse population d’étudians. Halle fut très maltraitée dans le combat du 17 octobre 1806, où fut battue la réserve prussienne sous Eugène de Wurtemberg : elle avait même été un peu pillée par les éclaireurs et les maraudeurs de l’armée avant l’arrivée des corps réguliers. L’entrée de Napoléon eut lieu le 19 octobre. Les étudians, qui s’étaient pressés sur son passage, le considéraient avec curiosité, sans haine, mais sans démonstrations sympathiques. Napoléon remarqua que ces jeunes gens ne le saluaient pas. L’un d’eux, interpellé par lui, l’avait dans son trouble traité de monsieur. Enfin dans la soirée quelques-uns d’entre eux, attablés dans un cabaret en face de la maison Meckel, où l’empereur était descendu, firent entendre, dit-on, des pereat. Napoléon se montra fort irrité, contre les professeurs plus encore que contre les étudians. Le fondateur des lycées impériaux ne pouvait rien comprendre à la liberté d’allures et de manières qui caractérisait la jeunesse des universités allemandes. Il prétendit que les étudians avaient combattu dans les rangs prussiens : cela n’était vrai que pour deux jeunes nobles, qui n’avaient pas de goût pour la philosophie et avaient préféré s’engager. Les universités de 1806 n’étaient point encore celles de 1813. Napoléon écrivit cependant à Berthier : « Mon cousin, faites donner des ordres pour que l’université de Halle soit fermée, et que sous vingt-quatre heures les écoliers soient partis pour leur demeure. S’il s’en trouve demain en ville, ils seront mis en prison pour prévenir le résultat du mauvais esprit inculqué à cette jeunesse[5]. » Berthier écrivit de Dessau aux professeurs de Halle pour leur annoncer que les revenus de l’université étaient confisqués. Les savans, disait-il, ne devaient pas s’occuper de politique : ils n’avaient d’autre mission que de cultiver et de propager les sciences; ceux de Halle ayant méconnu leurs devoirs, l’empereur avait résolu de supprimer l’université. Les professeurs, appelés en conseil, furent désagréablement surpris de cette communication. Quelques timides proposèrent de s’excuser auprès de l’empereur et de lui faire dire qu’on n’avait jamais eu de sentimens hostiles à son égard. Steffens protesta, déclarant que l’ennemi n’avait pas de compte à leur demander sur leurs sentimens. Halle se trouva ainsi deux fois ruinée, par le combat du 17 et la décision du 19 octobre. Les étudians, arrachés à leurs professeurs et peu fournis d’argent pour la plupart, se dispersèrent sur toutes les routes de l’Allemagne. Napoléon devait en 1813 en rencontrer plus d’un sur son chemin.

Une ville ainsi traitée devait être suspecte. Quand éclatèrent les troubles de la Hesse, le général qui gouvernait Erfurt reçut l’ordre de prendre des otages. Le professeur Niemeyer, le sénateur Kefstein, le riche major von Heide, furent emmenés à l’intérieur de la France, d’où ils ne revinrent qu’après Tilsitt[6]. Nous retrouverons les deux premiers dans le corps législatif du roi Jérôme.

C’est ainsi que les provinces du futur royaume de Westphalie furent pacifiées par le régime militaire, et que les gouverneurs-généraux de Cassel, de Brunswick, d’Erfurt, assurèrent le paisible avènement de Jérôme Bonaparte.


II.

Dès le 7 juillet 1807, Napoléon écrivait confidentiellement à son frère pour lui annoncer qu’il allait être reconnu roi de Westphalie. Sa lettre se terminait par ces mots : « mon intention d’ailleurs, en vous établissant dans votre royaume, est de vous donner une constitution régulière qui efface dans toutes les classes de vos peuples ces vaines et ridicules distinctions. » Ainsi, quelque abâtardis que fussent entre les mains de l’empereur d’Occident, du fondateur de la noblesse nouvelle, les principes égalitaires de 1789, il voyait encore dans la propagation de ces doctrines l’origine, la raison d’être, l’excuse de ses conquêtes. Pour tant de guerres sanglantes, pour tant de peuples foulés, pour tant de dynasties renversées, il croyait avoir sa justification : ne venait-il pas renverser chez les vaincus la distinction des castes?

Le 16 août 1807, Napoléon annonçait officiellement, à l’ouverture de la session législative, « qu’un prince français allait régner sur l’Elbe; » le 19, il faisait part au sénat du mariage de son frère avec la fille du roi de Wurtemberg. Ainsi que le raconte dans son Journal la reine de Westphalie, aux premières ouvertures que lui fît son père sur cette union avec Jérôme, « ne le connaissant pas et étant occupée d’autres projets, » elle refusa. La résistance d’une jeune fille n’était pas un obstacle pour le despotisme du roi Frédéric, surexcité par la peur de Napoléon et l’ambition de lui complaire. « Il me fit observer, continue Catherine, qu’il y allait du bonheur de toute la famille et de la prospérité, peut-être de l’existence du pays... Je m’offris en sacrifice à des intérêts aussi chers. » Ensuite Catherine de Wurtemberg s’attacha au mari français qu’on lui avait imposé, et dont pourtant les légèretés n’étaient un secret pour personne. Chose plus rare, elle lui resta fidèle dans la mauvaise fortune. En 1814, le roi Frédéric prétendit rompre le mariage de sa fille avec un prince découronné, redevenu Bonaparte comme devant; Catherine refusa. Napoléon put dire d’elle « qu’elle s’était inscrite de ses propres mains dans l’histoire. »

Une des raisons qu’on avait dû faire valoir auprès du rapace souverain de Wurtemberg, c’était apparemment le sans dot de la comédie. Au moment où sa fille allait devenir femme et belle-sœur de rois, belle-sœur d’empereur, il ne lui constitua qu’une dot de petite bourgeoise, 100,000 florins ; encore devait-elle sur cette somme s’équiper et faire les cadeaux d’usage. L’empereur dut « lui faire faire son habit de noce; » son mari lui donna un trousseau : non que Jérôme fût lui-même bien en fonds, il lui fallut emprunter pour se rendre dans son nouveau royaume.

Le 15 novembre 1807, Napoléon promulguait la constitution de la Westphalie. Ce document avait à la fois le caractère d’un traité et d’un décret. L’empereur ne renonçait à « son droit de conquête » sur la Westphalie que moyennant deux sortes de conditions. Les unes n’avaient pour objet que l’intérêt de la politique personnelle, comme les articles par lesquels il se réservait la moitié des domaines de la Westphalie, stipulait le paiement rigoureux des contributions de guerre, fixait à 25,000 hommes le contingent du nouveau royaume comme état de la confédération, exigeait que 12,500 Français, soldés, nourris, habillés par la Westphalie, tinssent provisoirement garnison dans Magdebourg. Magdebourg était donc à la fois une ville du royaume et une forteresse de l’empire; le gouverneur y commandait pour les deux souverains ; le drapeau bleu et blanc y flottait à côté du drapeau tricolore. Les autres articles avaient en vue la bonne constitution du nouvel état sur les bases d’une monarchie héréditaire, d’une assemblée représentative et de l’égalité des sujets devant la loi. En devenant roi en Allemagne, Jérôme restait un prince français, soumis, lui et les siens, « aux dispositions du pacte de la famille impériale. » Napoléon se réservait pour lui et ses descendans l’héritage éventuel de la couronne westphalienne en cas d’extinction de la dynastie, et en cas de minorité la nomination du régent. La liste civile du nouveau roi était fixée à 5 millions.

La constitution proclamait la suppression de toute corporation ou corps privilégié, l’abolition du servage et de tous les droits qui en découlent[7], la révocation de tout privilège en matière d’impôt, de justice, d’admissibilité aux charges. Napoléon poussait le souci égalitaire jusqu’à exiger la réforme « des statuts dans les abbayes, prieurés ou chapitres du royaume,... de telle sorte que tout sujet du royaume puisse y être admis[8].» Le royaume serait administré par quatre ministres[9] : outre le ministre d’état, un ministre pour l’intérieur et la justice, un pour la guerre, un pour les finances, le commerce et le trésor. Le conseil d’état serait divisé en trois sections correspondantes à ces trois ministères. Les états du royaume, investis du vote de la loi et du vote de l’impôt, auraient également à nommer trois commissions. Tout projet de loi devait être discuté entre une commission des états et une section du conseil d’état; puis un orateur de la commission et un orateur du conseil porteraient le débat devant l’assemblée. Celle-ci, comme le corps législatif de l’empire, écouterait silencieusement et voterait au scrutin secret. Qui ne reconnaît ici l’étrange conception de Sieyès, devenue, entre les mains d’un habile despote, la commode constitution de l’an VIII et de l’an X? Où l’on reconnaît encore sa fameuse maxime, la confiance vient d’en bas et le pouvoir d’en haut, c’est dans le système électoral de la Westphalie. Seulement Napoléon avait renversé les termes du problème. Tandis qu’en France les électeurs élus par d’autres électeurs présentaient à la nomination du gouvernement les listes de candidats pour le corps législatif, le tribunat, les charges publiques, en Westphalie, c’était le roi qui nommait les électeurs de chaque collège départemental, et les électeurs élisaient directement les députés aux états. En outre le collège départemental présentait au roi des candidats pour les places de juges de paix et de membres des conseils municipaux, de district et de département. Naturellement la constitution introduisait en Westphalie le système français des poids et mesures, la division en départemens, districts et communes, les préfets, sous-préfets, maires avec les divers conseils, — la hiérarchie des juges de paix, tribunaux de première instance, couronnée par une cour d’appel pour tout le royaume et une cour de cassation, qui n’était autre que le conseil d’état, — le code Napoléon, la publicité des procédures, les jugemens criminels par jurés, l’inamovibilité des juges, sauf les juges de paix, pour lesquels le justiciable devait se contenter de la garantie qu’offrait la présentation par le collège, — l’égalité des cultes, la conscription, le système d’impôts français.

Napoléon avait dû prévoir que la principale opposition à l’ordre de choses créé par lui viendrait nécessairement des privilégiés des anciens régimes, comtes et princes médiatisés, à qui on imposait le joug des lois communes pour tous, — noblesse territoriale et chevalerie d’empire, qu’on dépouillait de ses prérogatives pour la soumettre à l’égalité devant les tribunaux, l’impôt, la loi, la conscription, — chefs des différentes églises, naguère églises d’état, maintenant soumises au régime des articles organiques, contraintes à la tolérance des autres cultes, — enfin abbés des ordres religieux, qu’on avait appauvris, qu’on allait peut-être supprimer. C’est sans doute pour ne pas donner aux anciens privilégiés une citadelle légale, non moins que par raison de simplicité et d’économie, que Napoléon n’institua pour la Westphalie ni sénat dit conservateur, ni chambre des pairs, ni cour de cassation, où l’aristocratie du pays serait venue s’asseoir et se concerter. Il essaie même de créer une sorte de contre-poids à l’influence prépondérante de la grande propriété. Ainsi l’article 41 de la constitution porte que, sur les deux cents membres du collège électoral de département, le roi devra nommer les quatre sixièmes parmi les plus imposés, un sixième parmi les plus riches négocians et fabricans, un sixième enfin «parmi les savans, les artistes les plus distingués et les citoyens qui auront le mieux mérité de l’état. » De même l’article 29 statue que, sur les cent députés des états, soixante-dix seront choisis dans la première de ces catégories, quinze dans la seconde, quinze dans la troisième. Napoléon voulait sans doute établir, à côté de la représentation des intérêts fonciers, une certaine représentation des intérêts commerciaux et industriels, intellectuels et moraux.

Cette constitution, si on la compare aux constitutions surannées de l’Allemagne féodale, réalisait, on ne saurait le méconnaître, un progrès notable. Cette assemblée, qui restait ouverte à tout citoyen de mérite qu’aurait distingué la confiance des électeurs choisis par le roi, valait mieux que les états aristocratiques de la Hesse, du Brunswick, de la Prusse ou des anciens évêchés. Dans ces vieux Landstände, il n’y avait que des députés de la noblesse, du clergé, des villes, qui venaient y défendre uniquement des intérêts de caste et de corporation; maintenant on pouvait espérer de voir dans le Reichstag de Westphalie des citoyens se préoccuper des intérêts généraux. Les anciens états étaient fort propres sans doute à conserver les anciennes libertés, libertés exclusives et égoïstes, fondées sur l’inégalité, le privilège, l’oppression des dissidens par la religion d’état, l’humiliation du bourgeois devant le noble, l’exploitation du compagnon par les jurandes, l’abrutissement du paysan dans le servage; ils pouvaient bien conserver leurs libertés, mais non fonder la liberté, encore bien moins l’égalité. Cette représentation nouvelle de la Westphalie, si imparfaite, si mutilée, si enchaînée, si dépendante qu’elle fût, était un meilleur instrument de progrès. Malheureusement le créateur de la constitution westphalienne était un étrange ouvrier, qui ne pouvait prendre sur lui de ne pas briser ou fausser ses propres créations. Il donnait des constitutions aux peuples comme des couronnes aux princes; il ne s’engageait point à les respecter.


III.

Et pourtant quels sages conseils dans la bouche de celui qui fit de la fortune un abus si insensé ! Napoléon n’aurait peut-être point perdu la France, s’il eût été bâti de façon à pouvoir suivre les avis qu’il donnait à son frère :


« Vous trouverez ci-joint la constitution de votre royaume... Vous devez la suivre fidèlement... N’écoutez point ceux qui vous disent que vos peuples, accoutumés à la servitude, recevront avec ingratitude vos bienfaits. On est plus éclairé dans le royaume de Westphalie qu’on ne voudrait vous le persuader... Il faut que vos peuples jouissent d’une liberté, d’une égalité, d’un bien-être inconnu aux peuples de la Germanie... Cette manière de gouverner sera une barrière puissante qui vous séparera de la Prusse plus que l’Elbe, plus que les places fortes et que la protection de la France. Quel peuple voudra retourner sous le gouvernement arbitraire prussien quand il aura goûté les bienfaits d’une administration sage et libérale? Les peuples d’Allemagne, ceux de France, d’Italie, d’Espagne, désirent l’égalité et veulent des idées libérales. Voilà bien des années que je mène les affaires de l’Europe, et j’ai eu lieu de me convaincre que le bourdonnement des privilèges était contraire à l’opinion générale... SOYEZ ROI CONSTITUTIONNEL. »


Dans cette lettre, il y a une promesse et une leçon. La promesse, c’était un agrandissement indéfini de la Westphalie, si elle se rendait digne des espérances fondées sur elle; la leçon n’était pas inutile à un jeune prince de vingt-trois ans qui allait bientôt se trouver entouré ou d’aventuriers français, avides de distinctions nouvelles, ou de la vieille aristocratie hessoise, hanovrienne, prussienne ou brunsvickoise, jalouse de conserver les siennes; mais combien ces leçons égalitaires n’eussent-elles pas eu plus d’autorité, si Napoléon n’avait pas lui-même créé une noblesse avec ses majorats, ses exemptions d’impôts, ses vaines distinctions! Combien ces préceptes libéraux auraient eu plus de poids, s’il n’avait donné lui-même, dans la France issue de 1789, l’exemple du mépris des libertés et de la violation des constitutions, même impériales! C’était lui qui écrivait à Murat, grand-duc de Berg : « Je trouve ridicule que vous m’opposiez l’opinion du peuple westphalien ; que fait l’opinion des paysans aux questions politiques? »

Il recommandait encore à Jérôme d’avoir soin que son conseil d’état fût composé de non-nobles,… « toutefois sans que personne s’aperçoive de cette habituelle surveillance à maintenir en majorité le tiers-état dans tous les emplois... Cette conduite ira au cœur de la Germanie et affligera peut-être l’autre classe : n’y faites pas attention. » Il fallait introduire le code Napoléon le plus promptement possible. « On ne manquera pas de faire des objections : opposez-y une ferme volonté. Les membres du conseil de la régence qui ne sont pas de l’avis de ce qui a été fait en France pendant la révolution feront des représentations : répondez-leur que cela ne les regarde pas. » Cependant il fallait réserver « aux grands noms » une partie des charges de cour; Napoléon ne trouvait-il pas « qu’il n’y a que ces gens-là qui sachent servir? »

Dès la fin d’août, des députations westphaliennes s’étaient rendues à Paris pour saluer le nouveau roi et tâcher d’obtenir quelques garanties pour le pays. Un comité élu par elles et composé des comtes Merveldt, Schulenburg-Emden, Alvensleben, de l’abbé Hencke, du professeur Robert, reçut du roi communication de la constitution. Le roi leur demanda de lui présenter des observations officieusement, car officiellement il ne pouvait en admettre. Les clauses par lesquelles l’empereur se réservait la moitié des domaines, exigeait 30 millions de contributions de guerre, imposait l’entretien de 12,500 Français, affligèrent et surprirent les députés; mais Jérôme ne pouvait à ce sujet que leur donner de bonnes paroles. Les nobles exprimèrent la crainte que l’introduction du code Napoléon n’amenât le morcellement des biens. On demandait encore que la langue allemande restât langue officielle, que toutes les places fussent données à des indigènes, que les pensions aux serviteurs des princes déchus fussent garanties. Jérôme, qui sur tant d’autres points n’était pas le maître, admit du moins le principe qu’un état allemand devait être administré par des Allemands, et, sans oser trancher la question de la langue officielle, promit d’apprendre l’allemand, assurant qu’il le parlerait correctement dans deux ou trois ans. En réalité, il ne put ou ne voulut jamais l’apprendre. Au moins son frère Louis écorchait passablement le hollandais.

En attendant l’arrivée du roi, la Westphalie était administrée par une régence provisoire, composée du comte Beugnot, de Siméon, du général Lagrange, de Jollivet, qui avait été chargé en 1801 de l’organisation du département du Rhin, et qui resta plus tard à Cassel comme administrateur des domaines impériaux. Aucun des quatre régens ne savait l’allemand : ils s’adjoignirent comme secrétaire un Rhénan, Mosdorf, conseiller de préfecture à Mayence. Ce gouvernement dura trois mois, du 1er septembre au 1er décembre 1807. La Westphalie continuait à être foulée par les passages de troupes et les réquisitions. Comme Napoléon n’avait pas encore révoqué les gouverneurs-généraux et les intendans de l’administration précédente, il y avait de continuels conflits entre les diverses autorités.

Jérôme, en quittant Paris, se rendit d’abord chez son beau-père, le roi de Wurtemberg, et arriva seulement le 7 décembre au palais de Wilhemshöhe, auquel il donna le nom, si fameux depuis, de Napoleonshöhe. « Ce nom paraît plaire aux habitans, écrivait-il à son frère, et il rappelle de qui je tiens mon royaume. » Il adressa immédiatement une proclamation «à ses bons et fidèles sujets et habitans du royaume de Westphalie. »


« La divine Providence avait marqué cette époque pour réunir sous une auguste institution vos provinces éparses et des familles voisines et pourtant étrangères... C’est pour les peuples que Napoléon a vaincu... Westphaliens, tels furent les résultats des trois journées de Marengo, d’Austerlitz, d’Iéna, telle est aujourd’hui la conséquence du mémorable traité de Tilsitt. Ce jour-là, vous avez obtenu le premier des biens : une patrie... Westphaliens, vous avez une constitution appropriée à vos mœurs et à vos intérêts. Elle est le fruit de la méditation d’un grand homme et de l’expérience d’une grande nation. »


Par un décret du même jour (7 décembre), il transforma les membres de la régence provisoire en ministres provisoires : Siméon à la justice et à l’intérieur, Lagrange à la guerre, Beugnot aux finances, Jollivet aux trésors. Toutefois il demandait dès lors à l’empereur d’être débarrassé de Lagrange et de Jollivet. Il détestait cordialement ce dernier surtout, en qui il voyait une sorte d’agent supérieur de la police impériale : c’est pour le même motif apparemment que Napoléon eut à cœur de le maintenir sous un autre titre en Westphalie. Jérôme nomma également les neuf premiers membres de son conseil d’état, parmi lesquels Dohm, de Wolfradt, de Bulow, ces deux derniers futurs ministres. Il se plaignait à son frère de la difficulté qu’il avait à trouver des candidats parmi le tiers-état, « la plus grande partie de cette classe étant composée de gens complètement illettrés. »

Le 1er janvier, il réunit dans l’orangerie du château de Cassel un certain nombre de notables et de députés (environ 275) des anciens états. « On y voyait, raconte en style fleuri le Moniteur westphalien, on y voyait placés sur les mêmes gradins des hommes qui portaient des noms anciens et toujours honorés, des savans qui illustrent les arts, d’habiles commerçans, de laborieux agriculteurs et des députés du Harz, enfans des anciens Vandales, et qui ont traversé les siècles avec la simplicité, les mœurs et presque le costume de leurs pères[10]. » Jérôme expose devant cette réunion une sorte de profession de foi ou de programme politique : il y développait le thème obligé sur l’unité nouvelle de la Westphalie, sur l’excellence de la constitution, conçue de telle façon que le souverain, « tout-puissant pour faire le bien, n’eût jamais intérêt à faire le mal, » sur le retour à cette « saine politique qui avait placé ses états dans l’alliance de la France jusqu’au milieu du siècle dernier. » Le passage le plus saillant, celui que l’empereur critiqua comme susceptible de donner des ombrages aux autres princes du Rheinbund, était celui-ci : « des privilèges, des exemptions, des servitudes personnelles, n’appartiennent pas au génie de ce siècle; il faut que la Westphalie ait enfin des citoyens. » Pendant ce temps, une série de décrets organisaient le gouvernement et les administrations.

Le roi, qui venait de faire connaissance avec les délégués de ses sujets, se mit en devoir de faire un voyage d’exploration dans le royaume. Du 15 au 26 mai 1808, il visita la savante université de Gœttingue, les populations si intelligentes du Brunswick, où l’administration libérale du dernier duc et l’influence des émigrés français avaient préparé le terrain aux réformes nouvelles, le grand établissement militaire de Magdebourg, la ville de Halle, si cruellement éprouvée en octobre 1806. Le Moniteur westphalien ne tarissait pas en détails sur l’empressement de la bourgeoisie et l’enthousiasme des populations. « Le peuple se presse en foule sur son passage, se faisait-il écrire de Gœttingen. Il ne reste pas un habitant dans les maisons. Nous avons traversé une fête de 10 lieues. L’air retentissait des cris de vive notre bon roi ! » La ville de Brunswick lui donna un bal masqué au mois de mai. Partout des arcs de triomphe, des jeunes filles en robe blanche, des drapeaux déployés, des chapeaux en l’air, tout le programme peu varié de ces enthousiasmes « spontanés. » A Magdebourg, « toute la ville était illuminée; on remarquait beaucoup de transparens emblématiques et des allégories ingénieuses qui exprimaient les sentimens des bons habitans de Magdebourg pour sa majesté. » Plus tard, en septembre, le roi visita Osnabrück et Minden.

La vérité est que, dans le Brunswick et le Hanovre, on savait gré au roi de ses réformes : on était d’autant plus porté vers lui, qu’on avait peur d’une annexion à la France ; mais dans les pays prussiens on ruminait les lauriers du grand Frédéric, Rosbach, Iéna, les coups terribles de la fortune, on n’était pas encore disposé à faire fête aux gloires nouvelles; dans les campagnes hessoises, on restait invinciblement, aveuglément attaché à l’ancien despote. Jérôme avait déployé un faste royal dans cette revue de ses provinces. Il avait donné des audiences, visité des casernes et des manufactures, écouté des harangues, accepté des bouquets, fait manœuvrer des régimens. Il rapportait de ce voyage des impressions assez diverses. « Je ne puis dépeindre à votre majesté, écrivait-il à son frère, avec quel enthousiasme j’ai été reçu dans toutes les villes et villages de mes états, mais surtout à Brunswick... La province de Magdebourg, sire, est bien malheureuse; de pauvres paysans ont vu leurs lits, leurs meubles, vendus à l’encan; que l’empereur vienne au secours du pays, qu’il fasse grâce de la contribution de guerre!.. Quand même je ne serais plus destiné à régner sur la Westphalie, je n’en ferais pas moins la même prière à votre majesté. Ce peuple est bon; il peut être bien utile à la France; il est son avant-garde. » Napoléon répondait simplement : « La province de Magdebourg est la plus riche,... il faut qu’elle paie, comme les autres provinces m’ont payé. »

Malgré la cocarde et le drapeau national, le roi de Westphalie se trouvait dans une étrange dépendance. Une partie de ses ministres, les principaux généraux, les chefs de la nouvelle administration financière, lui étaient imposés par l’empereur. Les troupes françaises traversaient perpétuellement son territoire; elles occupaient Magdebourg. Napoléon surveillait son frère de près : Jollivet et Reinhard, envoyé de France à Cassel, étaient chargés de faire au ministre de l’empereur des rapports réguliers. A côté du chef de la police westphalienne, Legras de Bercagny, une police secrète observait, pour le compte de l’empereur, le roi, la cour, les ministres et jusqu’à la police. « Mon frère, écrivait l’empereur à Jérôme, je vous envoie les réponses de l’impératrice de Russie. J’ai ouvert celle qui vous était adressée. Je n’ai pas pris la même liberté pour celle de la princesse (Catherine), parce je suppose qu’elle ne contient rien d’important; cependant je désire que vous m’en envoyiez copie. » Les lettres de Napoléon au souverain de 2 millions d’hommes étaient souvent sur ce ton : «je trouve ridicule que;... » puis c’étaient d’amers reproches sur des faits qui n’arrivaient le plus souvent à Paris qu’exagérés et défigurés. Si Jérôme voulait maintenir son autorité et protéger ses sujets contre les officiers impériaux, on lui reprochait de « porter atteinte à la dignité du nom français. » S’il y avait une rixe quelque part entre Allemands et Français, Napoléon s’irritait qu’il y eût « si peu de police dans le royaume. » Si Jérôme faisait planter les poteaux westphaliens sur la tête du pont de Magdebourg, Napoléon faisait abattre les armes royales par ses agens. Plus tard, il fera entrer sans façon ses douaniers sur le territoire westphalien et chasser les douaniers de Jérôme. Il donnera le Hanovre à son frère et le lui reprendra sans le consulter. Il réunira d’un trait de plume à la France en 1811 tout un département westphalien.

On comprend bien que Jérôme ait plus d’une fois songé, comme Louis de Hollande, à se dérober à ce royal esclavage. Dès 1808, on trouve dans sa correspondance des passages qui témoignent de cette disposition. « Si votre majesté ne peut se rendre à ma prière, je lui en adresserai une seconde, c’est de permettre que je lui remette dès à présent le gouvernement du royaume de Westphalie... Elle sait que je n’ai jamais désiré le royaume de Westphalie (12 janvier 1808). » — « Votre majesté observera qu’il ne peut y avoir en même temps deux personnes qui donnent des ordres dans un état, et que, si les autorités françaises doivent y commander, je ne puis dès lors y rester... Comment votre majesté peut-elle avoir dans les rapports qui lui sont faits par des subalternes plus de confiance que dans ceux que je lui adresse moi-même (10 juillet 1808 ? » — (c Je n’aime ni l’Allemagne ni l’Allemand... J’ai désiré sans doute d’avoir un peuple à gouverner, je l’avoue à votre majesté; mais je préfère vivre en particulier dans son empire à être, comme je le suis, souverain sans autorité. Votre nom seul, sire, me donne l’apparence du pouvoir, et je le trouve bien faible quand je songe que je suis dans l’impossibilité de me rendre utile à la France, qui au contraire sera toujours obligée d’entretenir 100,000 baïonnettes pour étayer un trône sans importance (1809). » Ordinairement Napoléon ne répondait rien aux doléances de son frère. Quand elles allaient jusqu’à la menace d’abdication, comme en 1812, il faisait simplement passer à son ministre auprès la cour de Cassel une note ainsi conçue :


« Le roi s’est trompé, s’il a pensé que l’espèce de menace qu’il a cru devoir mêler à ses plaintes pourrait influer sur les déterminations de sa majesté. Il doit trop bien la connaître pour ne pas savoir que, s’il venait à prendre le parti qu’il vous a annoncé, elle pourrait le regretter à raison de l’amitié qu’elle lui porte, mais que ce ne serait pas un embarras pour elle que d’avoir un état de plus à gouverner. C’est dans ce sens qu’elle veut que vous vous en expliquiez (5 janvier 1812). »


« Je ne sais si je suis roi, prince ou sujet, » s’écriait parfois Jérôme au désespoir. Ce mot pourrait servir d’épigraphe à toute l’histoire de la Westphalie.


IV.

L’année 1808 vit dans chacun des huit départemens westphaliens le collège électoral, composé de 200 membres nommés par le roi, se réunir sous la surveillance d’un président également nommé par le roi. Il s’agissait d’élire les députés aux états de Westphalie. Le scrutin était secret, condition nécessaire pour assurer quelque indépendance au vote en un pays où les liens de dépendance et de clientèle, abolis par la loi, subsistaient dans les mœurs. Dans l’une de ces réunions, un électeur, probablement un « aristocrate, » se permit une assez mauvaise plaisanterie aux dépens de l’article 29 de la constitution. Ayant à choisir un député dans la catégorie « des savans, des artistes les plus distingués, etc., » il choisit, sous la protection du scrutin secret, le paysan le plus illettré de son village. — Néanmoins les Westphaliens, d’après les témoignages les moins favorables à la royauté napoléonienne, commençaient à s’intéresser vivement à la nouvelle constitution. Dans les cafés et les cercles de Cassel, avec toute la prudence qu’inspirait la crainte des observateurs de police, on en discutait les avantages et les inconvéniens. Beaucoup louaient cette simplicité de conception et de rédaction qui contrastait avantageusement avec le fatras de lois, de coutumes et de règlemens qui constituait le droit public dans la plupart des états de l’Allemagne. On s’étonnait de cette singulière disposition qui donnait aux orateurs du conseil d’état et des commissions un auditoire de législateurs muets; mais on savait que le conseil d’état était du moins composé d’hommes distingués et compétens : on se promettait de leurs discussions avec les députés des lois claires, simples, équitables, qui mettraient fin à l’arbitraire des juges et aux chicanes des avocats. Enfin on ne pouvait nier que pour la première fois, dans des limites infiniment trop restreintes sans doute, les députés non des ordres privilégiés, mais de toutes les classes moyennes et supérieures, allaient prendre une part di- recte à la confection des lois.

C’est au milieu de l’attention et de la curiosité publiques que, le 2 juillet 1808, eut lieu, dans la salle de l’Orangerie, l’ouverture du Reichstag westphalien. Du reste, ces états ne se réunirent que deux fois, en 1808 et en 1810. Lors de la session de 1808, on n’avait pas encore eu le temps d’inventer un uniforme pour les députés; c’est dans la seconde session seulement qu’ils parurent avec ce bizarre costume de théâtre, moitié romain, moitié espagnol, tout à fait dans le goût étrange du directoire et de l’empire. Une sorte d’habit de drap bleu avec des broderies de soie orange, une écharpe de soie blanche, un manteau de soie bleue, doublé de blanc, avec des broderies orange et un collet de soie blanche, une manière de chapeau ou de toque à la Henri IV avec une énorme plume d’autruche, au côté une épée à garde dorée, ornée de l’aigle de Westphalie, telles étaient les pièces essentielles de ce déguisement parlementaire. Le costume était ridicule, mais il pouvait avoir son utilité : il servait à confondre sous le même uniforme nobles et bourgeois, seigneurs et paysans. Plus d’un vilain de la Hesse ou du Brunswick, fièrement drapé dans son manteau de soie bleue, avait aussi bon air que son patron ou son maître de la veille. Le mal était que ces oripeaux coûtaient fort cher : 140 thalers étaient une grosse somme pour un paysan et même pour c un savant ou un artiste distingué. » Le trésor royal fit la dépense pour un certain nombre de députés; mais pouvait-on voter avec indépendance sur les propositions du roi, lorsqu’on était vêtu par lui? L’article 29 de la constitution portait que les membres des états ne recevraient pas de traitement; cependant le roi établit que chacun d’eux aurait une indemnité de 18 francs par jour, plus les frais de voyage.

La session de 1808 s’ouvrit avec une solennité exceptionnelle. Dans la salle de l’Orangerie[11], une tribune avait été réservée à la reine Catherine et à ses dames. Sur des banquettes vint s’asseoir un public choisi. Les conseillers d’état, en costume, siégeaient sur deux bancs en avant des députés. Les députés étaient rangés par département. Le roi, amené jusqu’à l’orangerie par une brillante escorte de cavalerie, fit son entrée dans la salle, entouré de ses aides-de-camp, de ses chambellans, de ses aumôniers, de ses pages. Il fut reçu à la porte par le président des états, comte de Schulenburg-Wolffsburg ; sur un trône élevé sur une estrade, il prit place en habit de soie blanche, manteau de pourpre, toque à plumes enrichie de diamans, souliers de soie blanche à rosettes blanches et à talons rouges. Ses serviteurs et ses ministres l’entouraient; ses pages étaient assis sur les gradins de l’estrade. Un grand-maître des cérémonies, suivant l’étiquette des meilleures cours, transmettait les ordres du roi à un maître des cérémonies; celui-ci, à son tour, faisait parvenir la parole royale à un député des états; ce dernier enfin remplissait la mission d’appeler chacun de ses collègues par département et par ordre alphabétique, et de les présenter au roi. Le député présenté prêtait, soit en français, soit en allemand, le serment constitutionnel : « je jure obéissance au roi et fidélité à la constitution. » Jérôme se leva ensuite pour lire son discours, et les députés, qui avaient joui du droit de « rester couverts devant le roi, » ôtèrent leurs chapeaux empanachés et prêtèrent l’oreille. Il leur parla de la dette publique, sujet peu agréable, des « qualités belliqueuses qui distinguèrent toujours leurs ancêtres, et qui allaient recevoir de la conscription militaire un plus grand développement, » du bien du royaume « que nous avons tous à cœur.» Il conclut en ces termes : « nous y travaillerons de concert, moi en roi et en père (il avait alors vingt-trois ans, et la plupart des députés étaient des barbons), vous en sujets fidèles et affectionnés. » La séance fut naturellement levée aux cris de vive le roi! vive la reine! Le même jour, les députés de la Westphalie reçurent l’invitation « d’assister au grand couvert. » Plus d’un s’imagina qu’il allait enfin goûter à la chère royale. Les « bons Allemands » avaient compté sans l’étiquette sublime de la nouvelle cour. On les conviait simplement à voir leurs majestés siéger en grand appareil, servies par leurs grands-officiers, qui prenaient les plats des mains des domestiques pour les poser sur la table. Quelques jours après, on invita les députés à la table du grand-maréchal, à un festin plus substantiel dont le grand-chambellan faisait les honneurs.

Dans la séance suivante, le ministre Siméon lut aux députés un exposé de la situation du royaume. Il le prononça en français, et le conseiller d’état Jean de Müller le traduisit en allemand aux auditeurs. Au contraire, à l’ouverture de la session de 1810, Wolfradt, ministre de l’intérieur, lut en allemand l’exposé d’usage.

En réalité, on n’avait réuni les états de 1808 que pour en obtenir l’autorisation de faire un emprunt. Comme on n’avait encore qu’un petit nombre de projets de lois à leur soumettre, la session fut très courte; celle de 1810 fut en revanche des plus importantes. Les divers ministres avaient déployé la plus grande activité pour mettre les députés en mesure de bien juger la situation, qu’on n’avait d’ailleurs aucun intérêt à leur dissimuler. Les commissions du Reichstag, surtout celle de finances, discutèrent sérieusement avec le conseil d’état les lois et les impôts proposés : les députés Westfeld, Culemann, Thorbecke, Holzbauer, luttèrent énergiquement, parfois avec succès, contre les exigences du ministre des finances. On avait fait distribuer à tous les députés un exemplaire imprimé de chacun des projets de lois. Naturellement toute la chaleur de la discussion était réservée pour les bureaux; en séance publique, les débats étaient calmes, froids, méthodiques. Devant les législateurs plus ou moins attentifs, le rapporteur du conseil d’état faisait l’éloge du projet de loi; l’orateur de la commission le remplaçait à la tribune pour j’appuyer ou le combattre, puis on votait au scrutin secret. Ce mode de votation, injustifiable pour des députés qui dépendraient vraiment de leurs commettans, était nécessaire pour assurer quelque indépendance à des représentans qui émanaient jusqu’à un certain point du pouvoir royal. Le prince se faisait rendre compte soigneusement du chiffre des suffrages : lorsqu’il s’y rencontrait un tiers de boules noires, il montrait beaucoup d’irritation; c’étaient là des choses en effet qui ne se voyaient pas au corps législatif de France. Ordinairement les suffrages négatifs étaient en infime minorité; pourtant, dans la session de 1808, on remarqua que deux boules noires se reproduisaient toujours obstinément sur quelque question que ce fut ; elles étaient déposées par deux paysans, l’un de la Werra, l’autre de la Saale. Ils ne firent pas mystère du motif de cette opposition en apparence si acharnée. « Le plus souvent ils ne comprenaient pas très bien l’objet du débat. Ne voyaient-ils pas que d’habiles hommes soutenaient le projet de loi et que d’autres, non moins habiles, le combattaient? Le meilleur moyen de rassurer leur conscience était de voter non ; si la loi était réellement bonne, deux boules noires ne pouvaient l’empêcher de passer; si elle était mauvaise, il n’y aurait jamais assez de boules noires. »

Chacune des deux sessions westphaliennes fut terminée par un discours de clôture, auquel les députés répondaient par une adresse de remercîment au roi. C’est Jean de Müller qui prononça le discours de 1808; on y remarquait cette phrase sur Napoléon : « celui devant qui le monde se tait, car entre ses mains Dieu a mis ses destinées... » C’est le professeur Leist, alors conseiller d’état, qui congédia le Reichstag de 1810.

Dans la constitution westphalienne, les états avaient plus d’éclat aux yeux du public; mais le conseil d’état était le rouage le plus essentiel. Cette assemblée, de seize à vingt-cinq membres, ne tarda pas à se remplir de noms illustres, de capacités distinguées de l’Allemagne presque entière. Sans doute, des conseillers comme les comtes de Bocholz, grand-maître des cérémonies, de Witzleben, ancien grand-veneur de Guillaume, de Meerveldt, ancien sacristain noble du noble chapitre d’Hildesheim, étaient là surtout pour la montre; mais l’aristocratie elle-même avait fourni de bons administrateurs, comme le Waldeckois von Reinecke, les Hanovriens de Meding et de Patje, le Hessois von Malsburg. Le baron de Berlepsch, également Hanovrien, était depuis longtemps sympathique aux idées françaises; c’est ce qui l’avait fait destituer par l’ancien gouvernement anglo-hanovrien de sa présidence à la cour aulique. On le représente comme caustique, spirituel, frondeur de tous les gouvernemens. Son mémoire de 1811 sur la situation financière du royaume, et qu’il a reproduit dans ses Beitrœge (matériaux pour l’histoire économique de la Westphalie), n’indique pas qu’il fût « sans conséquence. » Dans le conseil d’état, on trouvait encore un Leist, professeur de droit à l’université de Gœttingen, un Jean de Müller, à qui son Histoire générale et son Histoire de la Suisse ont fait une réputation universelle, un Martens, professeur de droit des gens à Gœttingen, auteur de tant de recueils diplomatiques de la plus haute importance, un Dohm, célèbre par ses Mémoires, son Histoire de la révolution de Liège, ses brochures sur la ligue des princes et surtout par la confiance dont l’avait honoré le grand Frédéric, qui en avait fait son ministre; ennemi de la France jusqu’en 1806, il avait été un de ceux qui avaient poussé la Prusse à la fatale guerre d’Iéna. A côté de lui, on s’étonne de voir siéger un autre fougueux ennemi des Français, Schulenburg-Kehnert, qui avait été gouverneur de Berlin en 1806, le même qui dans sa proclamation aux Berlinois avait déclaré que à la tranquillité est le premier devoir du bourgeois. » Enfin, parmi les jeunes auditeurs au conseil d’état, on voyait un Jacob Grimm, alors âgé de vingt-trois ans, et qui devait être l’auteur de tant de belles recherches sur l’ancienne langue et l’ancienne littérature de la Germanie.

Assurément cette institution française du royaume de Westphalie, autour de laquelle se sont groupés tant d’hommes distingués et tant de grands noms littéraires de la Germanie, ne mérite pas la légèreté affectée avec laquelle en ont parlé la plupart des écrivains allemands. On peut s’égayer aux dépens du « carnaval du roi Jérôme; » mais il faut prendre plus au sérieux les institutions qui s’élaboraient dans ce conseil d’état de Westphalie entre un Siméon et un Martens, un Dohm, un Jean de Müller.


ALFRED RAMBAUD.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre.
  2. Correspondance de Napoléon Ier, t. XIII, p. 473.
  3. Correspondance de Napoléon Ier. — Lettres des 5,12 novembre, 3 décembre 1806. — T. XIII, p. 588, 597, 644 ; t. XIV, p. 32.
  4. « Mon principal but est de me défaire de ces gens-là. » — Correspondance de Napoléon Ier, t. XIII, p. 597.
  5. Correspondance de Napoléon Ier, t. XIII, p. 460.
  6. Sur toute cette affaire de Halle, voyez Steffens, Was ich erleble (10 vol., Breslau 1840-4:), t. V.
  7. Sur le servage en Westphalie, voyez un rapport du baron de Stein (10 mars 1806) au roi de Prusse dans Pertz, Stein’s Leben, t. Ier, p. 199-202, et les décrets royaux du 23 janvier 1808, du 25 juillet 1811, etc., dans le Moniteur westphalien.
  8. Un décret royal du 10 janvier proscrivit les splendides cordons qui paraient la poitrine des chanoines nobles; sous peine de saisie du temporel, leur croix ne devait être suspendue qu’à un simple ruban uniforme, « de couleur noire, de 54 millimètres de largeur. »
  9. Chaque ministre avait 60,000 francs de traitement et 20,000 francs de frais de maison !
  10. Numéro du 3 janvier 1808.
  11. En 1810, ce fut dans le bâtiment du Muséum, sur la place Frédéric, qui devint le « Palais des États. »