Le Sacrifice d’Iphigénie
Comédie en un acte
PERSONNAGES
Daubray, banquier. Eudoxie, sa femme. Laure, leur fille. Charles Daubray, leur neveu. Villiers, notaire. Un domestique. |
ACTE PREMIER
- Un salon très-richement meublé : porte d'entrée à droite, et cheminée dans le pan coupé ; porte à gauche, et porte dans le pan coupé ; au fond, table avec tapis ; à droite, canapé ; à gauche, guéridon.
Scène première
- Ils sont tous à table en train de prendre le thé.
Daubray, tendant sa tasse.
- Vite, vite, Laure ! Il faut que je sorte !
Laure
- Déjà ?
Madame Daubray
- Mais, mon ami, il n'est pas l'heure de la Bourse !
Daubray
- Ma chère, je ne vais plus à la Bourse ; c'est la Bourse qui vient chez moi !
Laure
- Oui, il vient ici tous les jours, de onze heures à trois, une centaine de jeunes gens...
Daubray
- Des placiers, des parcelles de charges, des miettes d'agent de change qui m'apportent les cours et viennent prendre mes ordres.
Madame Daubray
- Et comme vous les recevez quelquefois !
Daubray
- Moi... mais...
Laure
- Il y en a cependant de très-gentils...
Madame Daubray
- Il vous arrive souvent de les renvoyer sans daigner même jeter les yeux sur la cote qu'ils vous présentent. Vous les congédiez durement, comme si un cœur noble et fier ne pouvait pas battre dans ces jeunes poitrines.
Daubray
- Ah ! Vous voilà encore avec vos phrases sonores, vos sentiments exagérés... En vérité, ma chère, vous parlez comme ferait la femme d'un philosophe ou d'un homme de lettres... Mais ayez donc l'esprit et le langage de votre position !... Je ne suis pas un homme de lettres, moi, je suis banquier, je ne suis pas philosophe, moi... je suis un honnête homme.
Madame Daubray, soupirant.
- Oui, banquier !... Hélas ! Ce n'est pas ce que j'avais rêvé... J'étais née avec une âme mélancolique et tendre.
Daubray
- Allons, bon !...
Madame Daubray
- L'homme que j'aurais choisi pour traverser le désert de la vie...
Daubray
- Nous voilà dans le désert, à présent.
Madame Daubray
- Je l'aurais voulu simple et désintéressé...
Daubray
- En ce cas, il ne fallait pas épouser un banquier, ma chère.
Madame Daubray
- Le cœur que mon cœur appelait eût été tendre et chevaleresque.
Daubray
- Il ne fallait pas épouser un banquier.
Madame Daubray
- Oh ! Oui, j'aurais voulu, pour compagnon de route, un homme sensible, aimable, spirituel surtout.
Daubray, se levant.
- Il ne fallait pas épouser... Allons, ma bonne amie, calmez ces regrets inutiles, et laissez-moi songer à la Bourse, où je serai bientôt côté moi-même.
Laure
- Toi, papa ?
Madame Daubray
- Comment... vous serez côté !... Mais alors... vous n'êtes pas un homme... vous n'êtes plus qu'une valeur...
Daubray
- Permettez, permettez... quand je dis... je serai côté... je parle de l'embranchement que je vais obtenir ! Ah ! Tous les banquiers mes confrères en mourront de dépit !... quel triomphe ! Quel bonheur pour moi, et pour vous !
Madame Daubray
- Il appelle cela du bonheur.
Daubray
- Une affaire magnifique !
Madame Daubray
- Qui vous produira encore beaucoup d'argent...
Daubray
- Et l'argent c'est le bonheur.
Madame Daubray, à part.
- Ô profanation !... Ah !...
Daubray, se rasseyant.
- Laure, encore un peu de thé, et je pars...
Un domestique, annonçant.
- M. Villiers.
Scène II
Daubray
- Bonjour !
Villiers
- Bonjour ! (À Madame D'Aubray.) Comment vous portez-vous, madame ?... Et la charmante Laure ?
Madame Daubray
- Bien.
Laure
- Très-bien, monsieur Villiers.
Villiers
- Vous voilà à table, en train de prendre le thé... C'est justement ainsi que l'on commence dans toutes les comédies du Gymnase... quand on ne sait par où commencer.
Daubray
- Bon, tu vas encore parler comédie, toi, un officier ministériel !
Villiers
- Que veux-tu ? J'avais rêvé la carrière des lettres... Le ciel a été inflexible !... il m'a fait notaire.
Daubray
- Et tu t'occupes sans cesse de théâtre !... Tu n'es qu'un notaire dramatique.
Villiers, s'asseyant sur le canapé.
- C'est vrai ! Et puisque tu as commencé l'exposition de mon personnage, permets-moi de l'achever... À vingt ans, j'étais premier clerc, et je m'adonnais en même temps au notariat... et au culte des Muses, le seul culte où le prêtre ne vive pas toujours de l'autel.
Daubray
- Tu en conviens.
Villiers, on se lève.
- Enfin, arriva le moment de me choisir une profession définitive. Ah ! j'ai hésité longtemps ! Serais-je notaire, me disais-je, ou bien auteur ? Ces deux carrières ne diffèrent pas autant qu'on le pense. On écrit des actes des deux côtés : ici, des actes de comédie qui font rire quelquefois; là, des actes de mariage qui font souvent pleurer... Pour l'étude, comme pour le théâtre, nous avons la copie des rôles; notaires et auteurs pratiquent le système de collaboration... On dit : Scribe et Mélesville, comme on dit : par-devant maître Villiers et son collègue. Les pièces de théâtre ont les timbres du Vaudeville, nos pièces ont le timbre de l'État. Nos contrats, comme leurs situations, sont formulés d'avance : les notaires n'inventent pas grand'chose, et les auteurs... rien du tout. Bref, les deux professions se ressemblent à ce point, que si j'ai fixé mon choix, si je me suis fait notaire, c'est que mon premier acte de vente a réussi, et que mon premier acte de vaudeville est tombé.
Laure, naïvement.
- Quel malheur !
Villiers, lui serrant la main.
- Merci !... (À D'Aubray.) À ton tour, maintenant. Ton personnage, à toi, s'expose de lui-même : tu as six millions, tu es banquier, ta femme est banquière, ta fille épousera un banquier; tu t'ennuies, ta femme s'ennuie, et ta fille s'ennuiera.
Daubray
- Ce n'est pas vrai; ne le crois pas, Laure, tu brilleras dans le monde, tu seras entourée d'hommages, tu seras fêtée, adulée, adorée. Cela t'amusera beaucoup.
Villiers, bas.
- Et son mari aussi.
Daubray
- Venais-tu déjeuner avec nous ?
Villiers
- Non; je viens te proposer un mari pour ta fille.
Daubray
- Un... mari... choisi par toi !... Quelle est sa profession ?
Villiers
- Homme de lettres.
Daubray, avec ironie.
- Homme de lettres !
Villiers
- Il a un oncle six fois millionnaire, qui donne un million de dot à sa fille; il épouse la demoiselle, et cela lui fait cinquante mille livres de rente.
Daubray
- C'est de mon neveu Charles Daubray que tu viens encore me parler.Je ne donnerai ma fille qu'à un homme qui aura un état.
Villiers
- Mais, il me semble qu'en sa qualité d'écrivain...
Daubray
- Ce n'est pas une qualité, c'est un vice.
Villiers
- Enfin, tu ne veux marier Laure qu'à un homme qui sera dans les affaires ?
Daubray
- Précisément.
Villiers
- Et qui pourra y perdre la fortune de sa femme.
Daubray
- Cela ne te regarde pas.
Villiers
- Mais cela regarde au moins ta femme, et... un peu ta fille.
Daubray
- Soit ! je veux bien les prendre pour juges. Parle d'abord, toi, mon enfant : est-ce que tu serais heureuse d'épouser un... auteur ?
Laure
- Moi, mon père... ce n'est pas la profession... c'est mon mari que j'aimerai.
Villiers
- Comptons les voix... Une... Après ?
Daubray
- Et vous, chère amie, votre opinion sur le brillant mariage qu'on vient nous proposer ?
Madame Daubray
- Si je donne mon avis, est-il bien certain que vous le suiviez ?
Daubray
- Pourquoi pas, s'il est conforme au mien ?
Villiers
- Oh ! superbe ! Et... s'il ne l'est pas ?
Daubray
- Dame ! alors...
Villiers
- C'est juste.
Le domestique, annonçant.
- M. Charles Daubray.
Daubray
- Mon neveu ?... Qu'il attende !... Emmenez votre fille, ma chère, emmenez votre fille !
Madame Daubray
- Viens, mon enfant.
Laure
- Oui, maman. (En sortant.) Petit père... je n'ai pas d'ambition, moi !
Daubray
- Ah !
Villiers
- Tu entends ?
Daubray
- Mais j'en ai pour elle.
Villiers, montrant le domestique qui est resté en scène, et qui tient à la main un chapeau presque entièrement couvert par son très-large galon d'or.
- Je te fais mon compliment, tu as changé ta livrée.
Daubray
- Elle est bien, n'est-ce pas ?
Villiers
- Oui. Il n'y a qu'une chose que je n'aime pas.
Daubray
- Quoi donc ?
Villiers, montrant le chapeau du domestique.
- C'est ce petit galon en feutre.
Daubray, prenant le chapeau.
- Quel petit galon en feutre ?
Villiers
- Oui, là, en haut de ce chapeau en or. Je l'aimerais mieux en or tout entier, moi.
Daubray
- Mauvais plaisant ! (Au domestique en lui rendant son chapeau.) Faites entrer mon neveu ! (Le domestique sort.)
Scène III
Charles
- Mon oncle, je suis enchanté de vous voir !
Daubray
- Tant mieux ! cela compense.
Charles
- Ai-je eu tort de venir ? Voulez-vous que je m'en aille ?
Daubray
- Non... pas tout de suite.
Villiers
- Tu es charmant avec lui. (Il remonte.)
Charles
- J'arrive peut-être mal ?
Daubray
- On ne peut mieux, au contraire; nous parlions de toi.
Charles
- De moi ?
Villiers, s'asseyant au fond et prenant un journal.
- Oui, je demandais à Daubray, qui a tant aimé sa sœur, ta pauvre mère, ce qu'il compte faire pour ton avenir.
Daubray
- Et voilà qu'elle est ma réponse : Je te prends dans mes bureaux; je te donne dix mille francs d'appointements, et tu n'auras presque rien à faire.
Villiers
- Rien à faire !
Charles
- Cela me laissera le temps de travailler pour le théâtre.
Daubray
- Oui; mais à ta première pièce, je te retire ta place.
Villiers
- Il ne te laisse que les appointements.
Daubray
- Je ne te laisse rien du tout.
Charles
- Ainsi, mon oncle, vous exigez...
Daubray
- J'exige que tu te guérisses...
Charles
- Mais je me porte très-bien. (Il se rapproche de lui.)
Daubray
- Tu te trompes, tu es atteint de cette épidémie commune à tous les jeunes gens qui sortent de l'école. Chaque âge a sa maladie : à six ans, on a la coqueluche; à douze ans, la rougeole; à vingt ans, la tragédie. Tu as la tragédie; voilà. (Il remonte.)
Charles
- Mon oncle, c'est une haine mortelle que vous avez vouée à la littérature !
Daubray
- Moi ? Mais je vais souvent au théâtre; j'irais plus souvent encore, s'il n'était pas permis d'y parler de tout sans aucun respect : des banquiers, de la Bourse, de...
Villiers
- Le fait est que j'ai vu, il y a quelques jours, une comédie où l'on se permettait, sur nous, certaines plaisanteries... Il devrait être interdit de parler des officiers ministériels, des notaires...
Daubray
- Des agents de change...
Villiers
- Des actes respectables et sacrés, du mariage...
Daubray
- Et... de ses conséquences.
Charles
- Il faudrait enfin qu'on ne parlât de rien; décidément, si vous ne haïssez pas tout à fait le théâtre, vous détestez cordialement les écrivains.
Daubray, redescendant.
- Ah bien, oui, oui, je les déteste ! je les déclare méchants et frondeurs, faisant de l'opposition à tout propos; ils crient : Vive la paix ! quand on fait la guerre, et Vive la guerre ! quand on fait la paix; si on abat de mauvaises masures, si on élargit les voies de la ville, ces messieurs deviennent aussitôt de savants archéologues; ils regrettent la douce rêverie qui courait par les petites rues fétides et la tendre poésie des vieilles maisons malsaines ! D'autres affichent un dédain superbe pour la fortune; ils écrivent toutes sortes de belles phrases contre ce misérable argent, ils lui prodiguent leur mépris, leurs injures, leurs malédictions; et c'est pour gagner de l'argent qu'ils écrivent tout cela !
Villiers, descendant.
- Bravo ! Cette fois, je suis de ton avis.
Daubray
- Mais c'est la cause de la raison que je plaide; c'est le fruit de mon expérience que je t'offre. Crois-moi, abandonne ces rêves chimériques de poésie. Les grands poètes sont des fous sublimes, et les petits... des fous ridicules.
Charles
- Mais, peut-être aurai-je un jour...
Daubray
- Du génie ? Et moi aussi, quand j'étais jeune, je me croyais poète ! Je portais des chapeaux pointus et des cheveux qui descendaient jusque-là... j'affichais un superbe dédain pour les affaires, pour les hommes d'argent, et je me trouvais mille fois plus spirituel qu'eux. Mais, s'il suffisait d'être bête pour faire fortune, mon ami, il y aurait bien plus de riches que de pauvres.
Charles
- Ah ! vous convenez qu'autrefois...
Daubray
- J'avais les idées insensées que tu as aujourd'hui. J'étais un nourrisson des Muses, de mauvaises nourrices qui laissent mourir leur nourrisson de faim ! Bref, j'étais aussi niais que tu l'es toi-même; car, ainsi que toi, j'ai commis mon péché de jeunesse... j'ai commis... une tragédie !...
Charles
- Une tragédie !
Villiers
- En cinq actes et en vers; je lui servais de copiste; c'était une Iphygénie.
Charles
- Iphygénie !... Comment, vous avez...
Daubray
- Cela me paraissait sublime ! Je ne m'en rappelle plus qu'un fragment... je le trouve aujourd'hui détestable ! Attends un peu... attends... (Il cherche et débite avec emphase les deux vers suivants.) C'était la fin !
- C'est, hélas ! pour venger l'honneur de Ménélas...
Villiers, même jeu.
- Et d'un sang innocent ensanglante l'armée !
Charles
- Une Iphygénie ! (À part.) Lui aussi, comme moi !
Daubray
- Est-ce assez mauvais, hein ? C'était en 1828. Je déposai ma pièce au Théâtre-Français; elle y a dormi trente-deux ans, elle y dort encore, elle y dormira toujours ! Pendant son sommeil, j'ai pris bravement mon parti : je suis entré dans les affaires; imite-moi donc. Je te donne huit jours pour réfléchir. (Tirant sa montre.) Midi; on m'attend au ministère pour ma concession... Je vais embrasser ma femme et ma fille, et je vous dis adieu ! Allons, Charles, profite de ma vieille expérience; crois-moi, mon garçon, on ne fait pas toujours fortune avec de l'esprit, et on a toujours de l'esprit quand on a fait fortune. (Il sort par la première porte à gauche.)
Scène IV
Charles
- Et lui aussi... Une Iphygénie... comme moi... Quel singulier hasard !
Villiers
- Ce n'est pas du tout un hasard.
Charles
- Cependant...
Villiers
- Tu voulais faire une tragédie, et je t'ai conseillé de traiter ce sujet-là; j'avais mes raisons... et maintenant ta pièce est au Théâtre-Français avec celle de ton oncle.
Charles, étonné.
- La mienne ! La mienne est au Théâtre-Français, dites-vous ?
Villiers
- Tu me l'as donnée à lire, et elle est déposée entre les mains de MM. les sociétaires.
Charles, tremblant.
- Vous... vous avez fait cela ?
Villiers
- Mais oui; ils ont à présent deux Iphygénies, la tante et la nièce; elles demeurent dans la même maison.
Charles
- Ah ! mon Dieu ! Ce que vous me dites là me renverse !
Villiers
- Voyons, tu es bien décidé à embrasser la carrière des lettres ?
Charles
- Très-décidé.
Villiers
- Et que préfères-tu être ? Poète ou charpentier ? styliste ou auteur à ficelles ?
Charles
- Je ne vous comprend pas.
Villiers
- Je vais m'expliquer. Si tu fais parler tes personnages simplement, naturellement, comme on parle dans la vie ; si tu exprimes la passion sans emphase ; si, dans la douleur, tu donnes à une reine les mêmes élans, les mêmes cris, les mêmes alarmes, qu'à une simple bourgeoise, tu ne serais pas un styliste.
Charles
- Cependant...
Villiers
- Si tu ne cherches pas le succès uniquement dans la détail; si tu as le bonheur de le rencontrer dans des situations comiques ou touchantes, dans la combinaison ingénieuse, c'est-à-dire dans l'art, tu seras charpentier !
Charles, étonné.
- Charpentier !
Villiers
- Si tes héros ne parlent pas montés sur de hautes échasses ; s'ils n'appellent pas la pluie qui tombe dans le feuillage des diamants qui glissent sur des tapis d'émeraude, le ciel, le grand plafond de la terre, et le soleil, le lustre des pauvres, tu ne seras jamais rangé parmi les poètes, tu compteras au nombre des auteurs à ficelles, et tu n'auras pour toi... que le public !
Charles
- Est-ce que vous êtes d'avis, vous, que la recherche du style doit être proscrite du théâtre ? Le style simple, élégant, pare, selon moi, la pensée de l'auteur, comme la robe élégante et simple pare la beauté d'une femme.
Villiers
- Oui ; mais qu'est-ce que la robe sans la femme ?
Charles
- Le style, c'est la couleur qui anime, qui fait vivre le dessin.
Villiers
- Mais, sans le dessin, que serait la couleur ?
Charles
- Enfin, ce que vous préférez en fait de pièces...
Villiers
- Est précisément ce que je préfère en fait de femmes. Je demande que les femmes soient bien faites et bien mises, et que les pièces soient bien charpentées d'abord, et bien écrites après.
Charles
- Je tâcherai d'y arriver, car ce que je veux, c'est le succès.
Villiers
- Toujours des succès ?... Une petite chute de temps en temps n'est pourtant pas à dédaigner.
Charles
- Des chutes ! à quoi bon, grand Dieu !
Villiers
- Quand ça ne serait que pour te conserver quelques amis... parmi tes confrères.
Charles
- Comment... les auteurs aiment les chutes ?
Villiers
- Pas pour eux... pour les autres.
Charles
- Ils aiment aussi les succès, je pense...
Villiers
- Pas pour les autres... pour... Enfin, revenons à ta pièce... Je l'ai lue, je l'ai trouvée... très-remarquable... et comme j'ai quelques amis parmi les sociétaires, il m'est venu une idée, dont je compte me servir pour arranger tes affaires.
Charles
- Vous avez eu...
Villiers
- Une idée !... Cela t'étonne parce que je suis notaire... Écoute-moi, j'ai d'abord gâté un peu ton chef-d'œuvre.
Charles
- Comment ?
Villiers
- J'y ai intercalé quelques fragments de l'Iphigénie de ton oncle, les quatre vers que nous te citions tout à l'heure, et par-ci par-là quelques autres.
Charles
- Mais ils sont affreux !
Villiers
- Détestables ! Les tiens les feront passer et, en reconnaissant les siens, ton oncle croira les reconnaître tous. En un mot, je veux qu'il prenne ta pièce pour son œuvre.
Charles
- Où cela nous mènera-t-il ?
Villiers
- Tu le verras. Je connais aussi des journalistes. (Sortant un journal de sa poche.) Nous avons annoncé le résultat de la lecture de ta pièce, en changeant la date de son dépôt à l'administration.
Charles
- Je ne te comprends pas !... Mais vous parliez de la lecture, elle a donc eu lieu ?
Villiers
- Sans doute.
Charles
- Et le résultat ?...
Villiers
- Je ne te l'ai pas dit ?
Charles
- Non.
Villiers
- Eh bien... (Voyant rentrer Daubray.) Silence, et observe. (Il se met à lire le journal.)
Scène V
Daubray
- Vous êtes encore là ?
Villiers, distrait par sa lecture.
- Oui... oui... nous. Tiens ! c'est singulier !...
Daubray
- Au revoir, Charles, réfléchis et suis mon conseil.
Charles
- Je tâcherai, mon oncle.
Daubray, À Villiers.
- Essaye de le ramener à la raison...
Villiers, même jeu.
- C'est bien singulier !
Daubray
- Quoi ?... Mais il est tard... Adieu ! (Il va pour sortir.)
Villiers, appelant.
- Daubray !
Daubray
- Que veux-tu ?...
Villiers, avec émotion.
- Mon ami, c'est à peine si j'en crois mes yeux... Tiens ! lis, lis toi-même...
Daubray, prenant le journal.
- Qu'est-ce que c'est ?... qu'est-ce que...
Villiers
- Là... là...
Daubray
- Ah ! mon Dieu !
Villiers
- Dis donc.
Daubray, lisant.
- « Une tragédie en cinq actes avait été déposée au Théâtre-Français le 25 février 1828... » Février 1828... mais... c'est...
Villiers, bas, à Charles.
- Voilà le changement de date.
Charles
- Il est donc question de ma pièce ?
Daubray, lisant.
- « Cette tragédie était intitulée Iphigénie... » Mais c'est de ma pièce qu'il s'agit !
Charles, bas.
- C'est de la mienne ?
Villiers, bas.
- Oui. (Haut. À Daubray.) C'est ta tragédie.
Charles, haut.
- Après ?...
Daubray
- « Il y a quelques jours, cette pièce a été parcourue au hasard, par l'un des membres du comité... Ah bah ! (S'animant.) « Frappé des beautés contenues dans l'ouvrage... » (D'un ton fiévreux.) Frappé... des beautés contenues dans l'ouvrage... c'est singulier... je... je me sens ému...
Charles, avec chaleur.
- Après, après, mon oncle ?
Daubray, lui serrant la main.
- Merci de l'intérêt, mon garçon... (Lisant avec emphase.) « Frappé des beautés contenues dans l'ouvrage, il l'a lue devant le comité tout entier. »
Charles, tremblant.
- On a lu Iphigénie au comité !
Daubray, s'essuyant le front.
- On l'a lue... oui, on l'a lue, mon ami... (Lisant.) « Et le comité a reçu la pièce à l'u... na... ni... mi... té !... »
Charles, avec feu.
- À l'unanimité !
Daubray, lisant.
- « Et par acclamation !... »
Charles, se sentant défaillir.
- À l'unani...
Daubray, prêt à se trouver mal.
- Mi... mi... mité !...
Charles
- Ah ! ah !... (Il tombe dans un fauteuil à gauche.)
Daubray
- Ah ! ah !... (Il tombe sur le canapé à droite. Villiers qui, pendant ce qui précède, était remonté, se trouve au milieu.)
Villiers, prenant le journal et continuant de lire.
- Et cette tragédie a été mise aussitôt en répétition.
Charles, se levant vivement.
- En répétition !
Daubray, de même.
- On me répète au Théâtre-Français !...
Villiers, lisant.
- « On attend que l'auteur se fasse connaître, et vienne surveiller la mise en scène. »
Charles, bas.
- J'y vais. (Villiers le retient par le bras.)
Villiers, bas.
- Reste.
Daubry
- J'y cours, j'y vole à l'instant même.
Charles, bas.
- Mais...
Daubray, avec feu.
- Moi ! moi ! Daubray ! j'avais fait un chef-d'œuvre !... (Il va pour sortir.)
Villiers
- Un instant !
Daubray, vivement.
- Non, non, laisse-moi !...
Villiers
- Et ta visite au ministère ?...
Daubray, même jeu.
- Demain, un autre jour.
Villiers
- Et ta concession de chemin de fer ?...
Daubray
- Je m'en occuperai... plus tard. Je veux d'abord être bien certain que tout ceci est réel... Mais jusque-là, pas un mot à ma femme... vous me le promettez ?
Charles
- Oh ! je vous le promets, mon oncle.
Villiers
- Je te le promets aussi.
Daubray, descendant.
- C'est étrange... comme je sens animé... rajeuni ! (Madame Daubray entre par le pan coupé à gauche, et s'arrête.)
Madame Daubray
- Qu'a-t-il donc ?
Daubray
- Mon sang bouillonne avec force, mon esprit s'exalte ! ô Iphigénie !...
Madame Daubray, avec soupçon.
- De quelle Iphigénie parle-t-il ? (Elle descend à gauche.)
Daubray
- Toi, qui, la première as fait palpiter mon cœur...
Madame Daubray
- Qu'entends-je ?
Daubray
- Enfant bien-aimée, premier fruit de mes premières amours !
Madame Daubray, révoltée.
- Un enfant de l'amour !...
Daubray
- Attends-moi, je vais te retrouver. (Il sort.)
Madame Daubray, atterrée.
- Ah ! je fus trahie !...
Villiers
- Daubray ! Daubray ! (Bas.) Diable ! je ne le quitte pas, je cours au théâtre avec lui. (Il sort.)
Scène VI
Laure, entrant.
- Maman !
Charles
- Laure !
Madame Daubray, à part.
- Ma fille !... qu'elle ne sache jamais cet affreux mystère !... (Elle l'embrasse et la presse sur son cœur.) Ma fille !...
Laure
- Qu'as-tu donc, maman ?
Madame Daubray, avec sentiment.
- Rien... je n'ai rien, mon enfant. Bonjour, Charles !...
Charles, joyeux.
- Ma tante... ma cousine...
Laure
- Mon cousin... comme tu as l'air joyeux...
Charles
- Oui, en effet... je suis... je suis ravi !... transporté !...
Laure
- Tu as vu mon père ?
Charles
- Oui, ma cousine, je l'ai vu.
Laure
- Tu es d'accord avec lui ?
Charles
- Pas encore tout à fait... mais peut-être finirons-nous par nous entendre.
Madame Daubray
- Tu consens donc à ne plus t'occuper de littérature ?
Charles
- Moi ? Non, ma tante, non, mais j'espère que mon oncle ne se montrera pas toujours aussi inflexible.
Laure
- J'ai peur qu'il n'ait pris un parti bien irrévocable.
Charles
- Peut-être parviendrons-nous, Villiers et moi, à la faire changer d'opinion.
Madame Daubray, à part, en passant devant lui.
- Je devine. Ils sont dans le secret de ses perfidies... et ils comptent forcer ainsi son consentement. (Haut.) Ah ! tu crois avoir... un moyen de te rendre M. Daubray favorable ?
Charles
- Je le crois, ma tante.
Madame Daubray
- Et... ce moyen ?...
Charles
- C'est que...
Madame Daubray
- Est-ce qu'il s'agit d'un mystère ?
Charles
- Il s'agit... d'une chose... dont mon oncle... nous a fait promettre... de ne pas... vous parler.
Madame Daubray
- À moi !... (À part.) Plus de doute... j'avais deviné juste. (Haut.) Eh bien !... il faut lui garder le secret, mon ami... (Elle va à sa fille.)
Laure
- Certainement, nous ne sommes pas curieuses, et pourvu que tu réussisses...
Charles
- Et si je parviens à le fléchir, me serez-vous contraire, vous, ma bonne tante ?
Madame Daubray
- Moi ?
Laure
- Oui, maman, est-ce que tu penses qu'il faille absolument épouser un banquier pour être heureuse ?
Madame Daubray, avec amertume.
- Non, ma fille, je ne le pense pas...
Laure
- Est-ce qu'au lieu du grand bonheur tout doré dont papa me parlait ce matin, on ne peut pas se contenter d'un petit bonheur bien simple, bien ignoré, mais bien gentil ?
Madame Daubray, avec affection.
- Je le crois, ma Laure, je le crois, mes enfants ! Cette pensée fut longtemps la mienne ; ces sentiments que tu exprimes ont toujours été ceux de mon cœur, et ce que je viens de découvrir les fait déborder de ce cœur ulcéré ! Non, je n'ambitionnais pas la richesse, moi !... j'avais une âme enthousiaste, une imagination... volcanique, moi ! j'avais un cœur formé pour l'amour et le dévouement, moi !
Laure
- Bonne mère !
Madame Daubray
- Mais, hélas ! dans ma famille, nous sommes depuis longtemps voués à la tyrannie de la fortune. Celle de mon père était immense, et je ne devais choisir mon mari que parmi les plus riches financiers... Et cependant, j'aurais été fière et heureuse de partager la sainte pauvreté du poète, la noble indigence de l'homme de génie !
Laure
- Oh ! je te comprends, maman. (Elle l'embrasse.)
Madame Daubray
- À ce luxe qui m'environne, à cette richesse que l'on envie, à notre somptueux hôtel, j'aurais préféré une simple et modeste demeure : la pauvre petite mansarde du poète, avec vingt ou trente-mille livres de rentes... tout au plus.
Laure
- Tu te serais contentée de cela ?
Charles
- Vous, ma tante ?
Madame Daubray, avec énergie.
- Eh ! l'argent n'est rien, mes enfants, auprès des joies du cœur.
Scène VII
Daubray, hors de lui.
- Je l'ai vue, je suis arrivé à temps pour l'entendre un peu... je l'ai reconnue, mon Iphigénie !
Madame Daubray, avec force.
- Silence, monsieur. Taisez-vous, taisez-vous...
Laure
- Qu'y a-t-il donc ?
Daubray
- Que je me taise ?... Du tout. Je veux crier à l'univers que c'est moi, moi qui l'ai enfantée.
Madame Daubray, bas.
- Malheureux ! Allez-vous parler devant votre fille de votre Iphigénie ?
Daubray
- De mon Iphigénie, pourquoi non ? (À Charles.) On finissait la répétition ; je suis monté sur le théâtre pour la voir, pour l'entendre.
Madame Daubray, avec horreur.
- Ah ! la créature joue la comédie...
Villiers
- Nous sommes arrivés au moment des quatre vers de ce matin.
Daubray
- Ah ! mon Iphigénie...
Madame Daubray
- Monsieur, monsieur, je vous somme de cesser ce langage.
Daubray
- Pourquoi donc ?
Madame Daubray
- Pourquoi ? vous osez parler devant moi... devant elle, de cette... misé...
Daubray
- D'Iphigénie ? de ma tragédie ?... Oui, madame, oui, je l'ose.
Madame Daubray, étonnée.
- Sa... sa tra...
Laure
- Sa tragédie !
Villiers
- Sa tragédie !
Charles, avec tristesse.
- Sa tragédie !
Madame Daubray
- Comment ! il s'agit d... d'une tra...
Daubray
- D'un chef-d'œuvre que j'ai enfanté jadis, que j'avais déposé au Théâtre-Français, dont on a reconnu le mérite, que l'on répète, que l'on va jouer... Et quel succès ! quel triomphe ! quels vers harmonieux et sublimes ! Je ne pouvais pas me figurer qu'ils fussent de moi ; je les écoutais, ces enfants de ma jeune imagination, comme un chant délicieux que l'on entend pour la première fois : mais de temps à autre, un vers résonnait à mon oreille qui réveillait mes souvenirs... je le reconnaissais et je les reconnaissais tous... Oui, je me suis trompé sur ma véritable vocation, j'étais un poète... j'étais un grand poète.
Madame Daubray, avec joie.
- Se peut-il ? Femme de poète ! j'étais femme de poète !!!
Villiers
- Oui, madame, oui.
Daubray
- Oui, chère amie. Hélas ! que de gloire j'ai enfouie sous des morceaux de ce vil métal ! que de lauriers desséchés au fond de ma caisse !
Madame Daubray
- Et moi, moi, mon ami, que de couronnes de myrte j'aurais tressées pour orner votre front ! Vous connaissez depuis longtemps ces nobles aspirations de mon âme. Ah ! si vous saviez comme mon pauvre coeur étouffait sous le poids des millions ; mais je le sens refleurir avec les roses de votre poésie.
Daubray
- Chère Eudoxie !
Madame Daubray
- Cher Hector ! Ah ! tout mon être est inondé de votre gloire. Ma fille, inclinez vous devant votre père, c'est un grand homme, c'est un poète.
Laure, après avoir baisé la main que son père lui a présentée majestueusement.
- Papa, est-ce qu'il nous va falloir quitter l'hôtel ?
Daubray
- Comment, quitter l'hôtel ?
Laure
- Oui, pour aller demeurer dans un petit grenier, comme tous les poètes ?
Daubray
- Allons donc !
Madame Daubray
- Votre père chantera sur une lyre d'or, voilà tout.
Daubray
- Voilà tout. Tu les entendras, mes beaux vers. (Il remonte avec sa femme et sa fille.)
Villiers, passant.
- Ah ! il faudra en couper quelques-uns.
Daubray
- En couper ?
Villiers
- On l'exige, m'a-t-on dit.
Daubray
- On l'exige ?
Villiers
- Oui, oui, on trouve que tu vas un peu loin.
Daubray, descendant.
- Ça m'est bien égal ! Je m'y refuse ; je veux la liberté pour le poète.
Laure, venant à lui.
- Alors, petit père, c'est donc beau d'être auteur ?
Daubray
- Le poète est roi, ma fille.
Laure, regardant Charles.
- Et... c'est très-honorable d'épouser un roi.
Daubray, se calmant.
- Poète, poète ! Entendons-nous, c'est une profession sublime, quand on a du génie... (Il regarde Charles.) quand on a du génie ; sans cela, c'est le dernier des métiers.
Charles, bas, à Villiers.
- Ah ! mais, je vais lui dire que c'est moi qui est composé son Iph...
Villiers, bas.
- Pour qu'il reprenne la poésie en mépris !... Allons donc, tout serait perdu.
Charles, bas.
- Je ne veux pourtant pas lui abandonner ma gloire.
Villiers, bas.
- Je vais te la rendre, ta gloire... avec les intérêts.
Daubray
- Que lui dis-tu donc ?
Villiers
- Je lui dis d'emmener sa tante et sa cousine, j'ai besoin de te parler seul.
Daubray
- À moi... maintenant ?...
Villiers
- Il s'agit de ta réputation, de ta gloire elle-même.
Daubray
- Vraiment ?
Charles, bas.
- Je comprends, vous allez lui apprendre...
Villiers, bas.
- Rien ! Il faut qu'il se croie jusqu'à son dernier jour l'auteur d'Iphigénie.
Charles, bas.
- Mais s'il s'en croit l'auteur, comment me restituerez-vous ?
Villiers, bas.
- C'est mon affaire ! Laisse-nous.
Daubray
- Va, chère amie, va...
Madame Daubray
- Au revoir, mon beau poète.
Daubray
- Folle ! folle que tu es... (Madame Daubray et Laure sortent avec Charles par le pan coupé à gauche.)
Scène VIII
Daubray, poussant un grand soupir.
- Ah ! c'est égal, on aime à se sentir admiré, même pas de simples femmes.
Villiers
- À nous deux, mon cher Daubray.
Daubray
- Tu as à me parler, dis-tu, de ma gloire ?
Villiers, le faisant asseoir sur le canapé.
- Oui, mon ami, de ta gloire.
Daubray
- Je t'écoute.
Villiers
- Causons d'abord un peu... d'affaires.
Daubray, se levant.
- Du tout, je ne veux pas en entendre parler.
Villiers
- Sois donc raisonnable... écoute-moi quelques minutes.
Daubray
- Pas une seule !... Les affaires ?... eh ! malheureux, voilà trente ans que mon génie se courbe sous le joug abrutissant des affaires.
Villiers
- Et ta concession, mon ami ?
Daubray
- Ma concession ? Tiens ! je n'y pensais plus ! (Ils s'asseyent sur le canapé.)
Villiers
- Certes, c'est une belle chose que la gloire du poète... mais être le chef d'une société importante, s'être acquis une répétition d'habileté, d'intégrité assez grande pour que d'immenses capitaux vous soient confiés ; devenir la tête, l'âme d'une entreprise au capital de cinquante, de cent millions ; donner une impulsion nouvelle au commerce, à l'industrie, à la prospérité de tout un département, est-ce que ce n'est pas glorieux aussi ?
Daubray
- Oui, sans doute... mais...
Villiers
- Mais... mais c'était le rêve de toute ta vie ! L'abandonneras-tu pour une chimère ?
Daubray, se levant.
- Une chimère, ma trégédie ! mon succès, mon triomphe !
Villiers
- Eh bien, soit ! deviens homme de lettres à cinquante ans ; néglige, comme tu fais depuis une heure, pour des bravos rétrospectifs, l'honneur sérieux et actuel qui allait couronner ta vie ; consacre-toi tout entier au théâtre, et tu verras la confiance s'éloigner peu à peu de ta maison, non par mépris pour ta nouvelle carrière, mais par défiance de l'instabilité de ton caractère, de tes goûts ! Dans huit jours on viendra à mon étude annuler des souscriptions qui ne sont encore que conditionnelles, que l'on portera chez un autre, et un autre obtiendra ta concession.
Daubray
- Un autre ? Non, mille fois non, cela ne sera pas !... J'ai mis l'affaire en trop bon chemin pour la laisser passer aux mains d'un rival.
Villiers
- Et sais-tu ce qu'avait répondu le ministre à ta demande ?
Daubray
- Il a donc répondu ?
Villiers
- Que si la souscription ouverte par toi se couvrait, il n'hésiterait pas à t'accorder la préférence.
Daubray
- Le ministre a écrit cela ?... Oui, c'est flatteur... c'est même très-honorable... et, si la souscription était couverte...
Villiers
- Mais elle l'est, mon ami.
Daubray
- Vraiment ?
Villiers
- On ne cesse pas de souscrire en masse à mon étude. Bientôt elle sera dépassée de dix, de vingt millions, peut-être.
Daubray
- Dépassée de vingt millions !... mais c'est un triomphe pour moi.
Villiers
- Ce n'est pas tout. Ce matin, on négociait, à cinquante francs de prime, tes promesses... des promesses !
Daubray
- Je fais prime ! moi... moi, Daubray... je fais prime !... Ah ! mon ami, quel honneur ! quelle gloire !
Villiers
- Est-ce qu'elle ne vaut pas bien celle du théâtre ?
Daubray
- Je ne... dis pas... mais...
Villiers
- Contente-toi donc de la gloire des affaires et consens à renoncer à l'autre.
Daubray
- Certainement... je... je ne dis pas... mais si l'on pouvait les marier un peu...
Villiers
- Impossible, impossible !
Daubray
- Quoi ! il faudrait... y renoncer... tout à fait ?... Mais tu ne sais donc pas ce que tu exiges de moi ?... C'est un enfant aimé que je retrouve après trente années et que tu veux arracher de mon sein.
Villiers
- Il le faut !...
Daubray
- J'aurais donc la cruauté de retirer la pièce, la barbarie d'en priver mon siècle ? Je serais un barbare !
Villiers
- Non, il y aurait peut-être un moyen d'arranger la chose.
Daubray
- Lequel ? Parle, parle vite !
Villiers
- On jouera ta pièce.
Daubray
- On la jouera ?
Villiers
- Et tu assisteras à son succès ; mais voici une note que nous ferons insérer dans les journaux : (Il lit.) « C'est par une erreur de notre prote que nous avons annoncé que la tragédie d'Iphigénie avait été déposée au théâtre en 1828 ; c'est en 1858 que ce remarquable ouvrage e été présenté à la Comédie-Française. »
Daubray
- Soi ! j'adhère à ceci... Après ?...
Villiers
- « L'auteur, qui vient enfin de se faire connaître, est M. Daubray. »
Daubray
- Daubray ! Très-bien, j'adhère encore... Après ?
Villiers
- « Daubray... Charles Daubray... »
Daubray
- Charles ! Jamais... je ne veux pas... je refuse !
Villiers
- Il le faut, mon ami.
Daubray
- Quoi ! je me dépouillerais de ma propre gloire, au profit d'un autre !
Villiers
- De ton neveu.
Daubray
- Il n'y a pas de neveu sur le Parnasse !
Villiers
- Mais c'est toujours ton nom que tu verras briller sur l'affiche. « Tragédie en cinq actes de M. Daubray. » Tu te diras : C'est moi, c'est bien moi, et, le jour de la première représentation, nous serons ensemble au fond d'une mystérieuse baignoire ; tu savoureras les applaudissements, tu entendras proclamer ce nom qui, pour ton vieil ami, pour ta chère moitié, pour ceux qui t'aiment, sera bien ton nom, à toi, et non celui de Charles. Tu auras toutes les douces émotions, toutes les joies du poète qui triomphe, sans être forcé de renoncer au fruit de trente années de travail ; tu seras un grand capitaliste pour tous, et, pour nous, un grand poète.
Daubray
- Tu as peut-être raison... Mais Charles... comment portera-t-il ce nom que je lui aurai fait.
Villiers
- Tu lui assureras une position indépendante... tu l'enrichiras.
Daubray
- L'enrichir... comme cela... tout d'un coup ?
Villiers
- Le père d'Iphigénie peut-il vivre dans la médiocrité ?
Daubray
- Non, non, certes, et... je... Mais renoncer à Iphigénie, mon ami... Ah ! quel sacrifice tu exiges de moi !... Tiens ! cette pensée jette le deuil dans mon âme.
Villiers
- Je te comprends, ami... mais, sois courageux... sois courageux, Daubray...
Daubray
- Allons ! je le serai... Heureux Charles... je lui donne ma fille !
Villiers
- Ta fille aussi, tu as raison...
Daubray, avec force.
- Du tout, ma fille Iphigénie, pas l'autre.
Villiers
- Où serait le mal, après l'immense succès de ta tragédie, qui passera pour être de lui ?
Daubray
- Hélas !
Villiers
- On admirera le noble caractère du banquier honorant le génie ! et donnant à son neveu une fortune et la main de sa fille. On ne t'appellera plus que le banquier Mécène.
Daubray
- Va pour le fortune... mais une fortune et la gloire, c'est assez... il n'aura pas ma fille.
Villiers, à part.
- Nous verrons cela !
Daubray, avec emphase.
- Que le sacrifice soit accompli ! Appelle mon neveu ! appelle-les tous... tu vas voir, j'aurai l'âme d'un Romain. Que dis-je, d'un Romain ? d'un Grec ! Ainsi qu'Agamemnon, je vais sacrifier Iphigénie !
Villiers
- Daubray, tu es un grand cœur !
Daubray, d'un ton naturel.
- Je le crois, mon ami, je le crois.
Villiers, allant à la porte.
- Venez, Madame, venez tous.
Scène IX
Daubray
- Approchez, Charles Daubray, approchez.
Charles, étonné.
- Me voici, mon oncle.
Daubray, avec dédain, bas à Villiers.
- Et voilà celui dont je vais faire un poète !... Mais il a l'air d'un clerc de ton étude !
Villiers
- Que veux-tu ?
Daubray, bas.
- Quelle mise ! quelle tenue ! quel air prosaïque et bourgeois, mon Dieu ! Lui ! le père d'Iphigénie ! On n'y croira pas, mon ami, on n'y croira jamais !
Villiers, bas.
- Je sais bien, ce n'est pas... (Il montre Daubray.) Que veux-tu, tu le formeras.
Daubray
- Si c'est possible !
Charles
- Eh bien, mon oncle ?
Daubray, d'un ton solennel.
- Charles Daubray, j'abdique en votre faveur ma royauté de poète. Je dépose sur votre front juvénile ma couronne de lauriers. Charles Daubray... tu seras le père d'Iphigénie, c'est toi qui signeras ma tragédie !...
Charles
- Plaît-il ?...
Laure
- Comment... Charles !
Madame Daubray
- Lui... lui... mon ami...
Charles
- Permettez, mon oncle, vous dites que je signerai... votre... tragédie ?
Daubray
- C'est un sacrifice que m'impose l'inflexible raison d'état... d'état de banquier.
Charles
- Mon oncle, je ne sais si je dois...
Daubray
- Accepter ? Mais, malheureux, Iphigénie, c'est une célébrité, c'est une immortalité toute faite !... Tu signes Iphigénie et tu passes grand homme.
Charles
- Mon oncle... la gloire n'est pas la fortune, et je me souviens de vos bonnes maximes.
Daubray
- Oh !... quand je le fais poète, il parle de fortune !... Tiens !... (Répétant avec emphase.) Quand je le fais poêle, il parle de fortune !... Mais c'est un vers ! c'est un vers !... Tais-toi, ma Muse, tais-toi.
Villiers
- Tu as raison, Charles, la gloire ne suffit pas pour vivre ; mais ton oncle se charge de ton avenir...
Charles
- Quoi, mon oncle ?
Daubray
- Oui... oui... je... (Il cause avec sa femme.)
Villiers, bas.
- Une ficelle, mon garçon, à présent, une ficelle.
Charles, bas.
- Une ficelle ?
Villiers, bas.
- Oui, un moyen dramatique pour qu'il te donne sa fille avec ta pièce.
Charles, bas.
- J'y suis. (Haut.) Mon oncle !
Daubray
- Plaît-il?
Charles
- Vous ne sauriez m'enrichir sans dépouiller votre fille...
Daubray
- Qu'est-ce qu'il dit ?
Charles
- Je ne puis accepter.
Daubray
- Hein ?
Charles
- J'accepte la main de ma cousine ; mais la fortune, jamais !
Villiers, bas.
- Ah ! ce n'est pas une ficelle, malheureux, c'est une corde à puits.
Daubray
- Comment ! tu refuses ?
Charles
- L'honneur me l'ordonne.
Daubray, avec exaltation.
- Ah ! c'est beau, c'est grand, c'est noble, c'est d'un véritable poète, ce que tu dis là... Ils sont tous comme ça les véritables poètes. Eh bien ! je serai encore plus grand poète que toi, moi.
Charles
- Comment?
Daubray
- Je te donne la moitié de ma fille... non, la moitié de ma fortune avec ma fille.
Charles, bas à Villiers.
- Eh bien, la corde à puits ?
Laure
- Tu consens, papa ?
Daubray
- Je consens !... Allons, soyez heureux, votre père vous bénit. (Récitant.) Allons, soyez heureux, votre père vous bénit. Encore un vers, encore un !... (Il va à Villiers.)
Villiers
- Non, mon ami, non, il y a un pied de trop : Votre pè... re, un pied de trop !
Daubray
- Bah ! on en mettra un de moins dans le suivant.
Villiers, riant.
- Comment ! un de moins ?
Daubray
- Eh bien, oui, treize dans l'un et onze dans l'autre. Treize et onze, vingt-quatre, c'est toujours le compte...
Villiers , riant.
- Mais non !
Daubray
- Comment, non ! Treize et onze ne font pas vingt-quatre ?
Villiers
- Non.
Daubray
- Tu vas m'apprendre à compter, à moi, un banquier ? Charles, ne t'inquiète pas de l'avenir de ta gloire, nous travaillerons ensemble, mon garçon.
Charles, à part.
- Diable ! mais alors...
Daubray, à Charles.
- Et sais-tu bien que, de tout ce qui nous est arrivé aujourd'hui, on ferait peut-être une petite comédie ?...
Charles, avec effroi.
- Ah ! vous croyez que...
Villiers
- Elle est faite, mon cher !...
Daubray
- Vraiment ?
Villiers
- On l'a jouée ce soir sous le titre de : Sacrifice d'Iphigénie...
Daubray
- Ah !... Et l'auteur... quelque charpentier, sans doute. Nous autres stylistes, nous la ferons en vers...