Le Saint Graal/13

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XIII


Après qu’il eut quitté ses compagnons, il chevaucha plusieurs jours sans trouver d’aventure qui vaille d’être contée. Un soir, il arriva près d’un ermitage où il requit l’hospitalité au nom de la sainte charité. L’ermite, qui était vieux et ancien, la lui accorda, et, après lui avoir donné à manger, le mit en paroles et l’exhorta à se confesser, en lui alléguant de beaux exemples tirés des Évangiles, et en lui disant de songer au grand jour du Jugement où les saints eux-mêmes trembleront comme la feuille du figuier, quand Jésus-Christ montrera ses plaies et les fera saigner. Messire Gauvain regarda celui qui le conseillait ainsi, et, le voyant si prud’homme, il lui avoua tout ce dont il se sentait coupable envers Notre Seigneur, et d’abord qu’il ne s’était pas confessé depuis quatorze ans.

— Sire, lui dit le prêtre, quand vous reçûtes l’ordre de chevalerie, ce ne fut point pour devenir le serviteur de l’Ennemi, mais pour que vous fussiez le champion de Dieu et rendissiez à votre Créateur le trésor qu’il vous avait donné à garder : c’est votre âme. Et voilà que votre vie a été la plus mauvaise et la plus souillée qu’un chevalier ait jamais menée ! Pourtant, si vous vouliez vous amender, vous pourriez encore faire votre paix avec Notre Seigneur, à condition de vous repentir de vos péchés.

Mais messire Gauvain répondit qu’il ne pourrait souffrir de pénitence, et le prud’homme cessa de lui en parler, voyant que ce serait peine perdue.

Le lendemain, messire Gauvain repartit ; puis il chevaucha sans aventure jusqu’à la Madeleine, qu’il rencontra Hector des Mares. Et, certes, tous deux eurent grande joie de se revoir sains et saufs !

— Par ma foi, dit Hector, j’ai vainement parcouru des terres lointaines, des pays étrangers, des forêts sauvages, et j’ai crevé plus de dix chevaux, dont le pire était de grand prix, mais je n’ai trouvé aucune aventure. Cependant j’ai rencontré quinze ou vingt de nos compagnons : nul n’en a eu plus que moi.

Car tel fut le sort des chevaliers de la Table ronde quand ils furent en quête du Saint Graal : hormis Galaad, Perceval, Bohor et Lancelot, il ne leur arriva rien qui mérite d’être rapporté dans un livre ; et ils s’en ébahirent beaucoup, car ils avaient pensé qu’en une si haute quête ils pourraient faire maintes chevaleries

Messire Gauvain et Hector résolurent de cheminer ensemble quelque temps. Un jour qu’ils traversaient une prairie verdoyante, ils aperçurent un chevalier armé de toutes armes qui leur cria du plus loin qu’il les vit :

— Joute ! Joute !

— En nom Dieu, dit messire Gauvain, c’est la première occasion de jouter que je trouve depuis mon départ de Camaaloth. Puisque celui-ci requiert bataille, il l’aura.

— Beau sire, laissez-moi faire, s’il vous plaît, demanda Hector.

— Non, par ma foi !

Ce disant, messire Gauvain mit lance sur feutre et s’élança, bruyant comme alérion, tandis que l’inconnu s’adressait à sa rencontre. Tous deux poussèrent leurs lances et les appuyèrent de telle force que les sursangles, les sangles, les bricoles, les arçons rompirent et qu’ils se portèrent à terre, la selle entre les cuisses, si rudement que le cœur leur en pensa éclater. Mais, aussitôt qu’ils purent, ils se relevèrent et se coururent sus, l’épée nue. De son premier coup, le chevalier fendit l’écu jusqu’à la boucle et atteignit le heaume dont il fit sauter les fleurons et les pierreries. Gauvain sentit le choc, mais son courage s’en accrut : il haussa son arme et l’abattit de telle sorte, à son tour, qu’il trancha l’écu en deux parties, coupa le heaume, la coiffe de mailles et la peau du crâne. Dans le même temps, son adversaire, d’un revers, lui cassait deux dents et lui faisait cracher son sang rouge. Mais le milieu du jour approchait, et tel était le don qu’avait reçu messire Gauvain qu’à tierce sa valeur doublait, à midi elle quadruplait : furieux, il saisit le chevalier dans ses bras, où il le serra si fort que l’autre fut au point de pâmer de douleur, et, quand il le vit ainsi, il le laissa choir et lui bouta son épée dans la poitrine ; puis, sans la retirer, d’un coup il lui arracha son heaume, en en brisant les lacs. Et il reconnut à ce moment monseigneur Yvain le grand, fils du roi Urien. Alors il sentit son âme se serrer et l’eau du cœur lui monta aux yeux. Il souleva doucement son compagnon très ancien ; il le plaça sur son propre cheval, et, le soutenant par les flancs, suivi d’Hector qui portait en pleurant le heaume du blessé, il le conduisit à une blanche abbaye qui s’élevait non loin de là.

— Beau sire, lui dit en arrivant messire Yvain, c’est par la volonté du Sauveur et pour mes péchés que vous m’avez occis, et je vous le pardonne de bon cœur. En nom Dieu, si vous retournez à la cour du roi Artus, saluez ceux de la Table ronde qui reviendront vivants de cette haute quête et demandez-leur qu’ils prient Notre Seigneur d’avoir pitié de moi.

Puis il confessa ses péchés à un moine et reçut le Corpus Domini ; après quoi il dit encore :

— Doux ami, je vous requiers maintenant d’ôter votre épée de mon corps.

En pleurant, messire Gauvain mit la main à la poignée et doucement retira la lame qu’il avait plongée dans la poitrine de son ami. Mais le blessé s’étendit d’angoisse entre les bras d’Hector, et son âme abandonna son corps.

Alors les deux chevaliers songèrent à tant de prouesses qu’ils lui avaient vu faire, et ils commencèrent de mener le plus grand deuil dont on ait jamais entendu parler : sachez que messire Gauvain pâma de douleur plus de trois fois, coup sur coup. Puis ils ensevelirent leur compagnon dans un très riche drap de soie, que les moines apportèrent quand ils surent que le mort était fils de roi. Et sachez que messire Yvain fut enterré devant le maître-autel, sous une belle tombe où l’on écrivit son nom et le nom de celui qui l’avait occis. Mais le conte laisse maintenant ce propos pour dire ce qui advint à Bohor de Gannes.