Le Salon de 1872/02

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LE SALON DE 1872

II. — LA SCULPTURE[1]


IV

La sculpture est loin d’être populaire au temps où nous sommes. Cet art admirable, le plus ancien et le plus beau de tous, le plus vrai comme le plus simple, n’a pas le privilège d’émouvoir beaucoup l’imagination des hommes de notre époque, ou d’amuser leurs yeux, accoutumés aux colifichets d’une civilisation à la fois raffinée et bourgeoise. La peinture moderne, avec sa grande variété de sujets, d’aspects et de couleurs, a bien plus d’agrémens pour un public qui ne cherche dans les œuvres d’art qu’une distraction et un spectacle. On se presse au salon des tableaux ; il a toujours pour la foule, même la plus étrangère aux arts, l’attrait grossier d’une collection d’images coloriées étalées à la vitrine d’un marchand d’estampes ; mais le jardin où sont exposées les statues n’est guère fréquenté que par quelques groupes de promeneurs distraits et souvent plus occupés des fleurs semées, dans les plates-bandes que des marbres ou des bronzes disposés le long des allées ou au centre des carrefours. Au premier coup d’œil, es longues files de formes blanches ne réjouissent pas la vue : elles semblent dépaysées dans cette vaste halle consacrée à l’industrie moderne : on dirait les revenans d’une civilisation disparue égarés au milieu de la nôtre.

Pourtant la sculpture française ne mérite pas tant d’indifférence. Malgré le médiocre intérêt qu’elle semble inspirer au public, elle n’est pas morte encore, ni même près de mourir. Elle abonde en œuvres distinguées et sérieuses, qui attestent, sinon précisément une renaissance du grand art, du moins une science consommée, une étude consciencieuse de la nature et une louable fidélité aux saines traditions. Nos sculpteurs, il faut leur rendre cette justice, valent mieux aujourd’hui que nos peintres, parce qu’ils ne sont pas, comme eux, les esclaves de la mode, et qu’ils vivent dans une région plus sereine, où ne pénètrent pas autant les influences du dehors. Dans ce milieu un peu réfractaire de la société moderne, il faut les louer d’avoir su se créer une atmosphère spéciale et, pour ainsi dire, un monde à part. Ce qui les rend moins populaires est peut-être ce qui les maintient à un niveau plus élevé. Est-ce à dire que tout leur art se borne à de passables imitations des grands maîtres, et que, ne trouvant pas autour d’eux de quoi le rajeunir, ils se traînent machinalement dans l’ornière académique ? Cela n’est pas vrai, et la nouvelle génération a fait, du moins sous ce rapport, un progrès sérieux sur sa devancière ; non-seulement elle n’est pas classique, mais le romantisme lui-même, cette autre forme dégénérée du genre académique, est en décadence, et tend à céder la place à un genre moins pompeux et plus vrai. Les uns s’inspirent de l’antiquité ou de la renaissance, soit italienne, soit française, comme MM. Mercié, Hiolle, Gautier, Barrias, Guillaume. Les autres, peut-être les plus brillans, dans tous les cas les plus modernes, semblent s’inspirer de ce XVIIIe siècle français, dont les mœurs et les idées ont tant d’analogie avec les nôtres.

Ces derniers ont évidemment pour chefs MM. Carpeaux et Falguière. Le nom de M. Carpeaux est depuis quelques années un sujet de scandale pour les âmes chastes. Depuis le bruit qui s’est fait autour de son fameux groupe de la façade du nouvel Opéra, cet éminent artiste passe aux yeux de bien des gens pour le grand corrupteur de l’art français. Sa Mater dolorosa, ce morceau religieux d’un sentiment si profond et si noble, n’a pas fait oublier ses autres méfaits, et il reste irrévocablement condamné par ces critiques vertueux qui ne voient dans l’art ou ne prétendent y voir qu’un moyen de purifier les âmes. Tel qui accepte sans sourciller les nudités provocantes de Pradier ou qui s’extasie devant les statuettes lascives de Falconet ne saurait pardonner à M. Carpeaux la maladresse qu’il a commise en donnant à ses danseuses avinées des proportions aussi colossales et en les plaquant sur la façade d’un monument public. C’est une faute de goût pour laquelle on devait être sévère, mais qui n’empêche pas M. Carpeaux d’être un des premiers, sculpteurs de notre temps.

Ceux qui contestent son talent ne peuvent au moins lui refuser une fécondité merveilleuse. Rude, son maître, méditait pendant plusieurs années le groupe de L’arc de l’Étoile. M. Carpeaux va plus vite en besogne. N’allez cependant pas en conclure qu’il ne faille voir en lui qu’un improvisateur aimable et un habile exécutant. Il y a chez lui, pour employer une locution d’autrefois, quelques-unes des parties du grand homme : une profonde intelligence de son art, une grande richesse de conception, une originalité puissante et passionnée qui s’élève quelquefois assez près du génie. Ses ouvrages peuvent déplaire : ils manquent de sévérité, de sérénité, même de noblesse, ils sont parfois en révolte contre les lois classiques de la statuaire ; mais ils ne sont jamais en révolte contre la nature, qu’ils interprètent avec une hardiesse et une vérité toutes créatrices. Créateur, c’est le mot qui convient à M. Carpeaux, comme à tous les vrais artistes. La moindre boule de terre pétrie sous ses doigts s’anime d’une vie ardente, colorée, que personne n’a le don de communiquer au même degré. Qu’il y ait un peu de charlatanisme et d’exubérance dans son talent, cela est possible ; mais ses œuvres les plus tourmentées restent éminemment sculpturales. Jamais elles ne sont minutieuses ni confuses ; avec tout le détail de la réalité et toute la couleur de la vie, elles ont généralement une largeur magistrale qui ne se trouve pas toujours dans beaucoup d’œuvres plus sobres que l’on s’étudie à refroidir pour leur donner une fausse apparence de noblesse.

M. Carpeaux a exposé cette année un groupe monumental qui représente les quatre parties du monde soutenant la sphère, et un buste en bronze, beaucoup trop critiqué, de M. Gérome. On a plaisanté ce dernier ouvrage, et l’on s’est amusé à le surnommer le décapité qui parle. Le buste, coupé à la base du cou et reposant immédiatement sur un socle léger, est animé d’une vie si intense qu’on dirait une tête détachée du tronc ; elle se tourne à demi, avec une physionomie spirituelle, inquiète et un peu maladive. Les traits sont ravinés, les yeux en arrêt, la bouche ouverte, ombragée d’une moustache hérissée ; la chevelure, rude et forte, pend sur le front, qu’elle surplombe de ses grosses mèches dures et droites. Tous les plans du visage sont fins, mais énergiques, fortement accusés, et travaillés un peu grossièrement avec une certaine négligence calculée qui donne au bronze la couleur et l’apparence de la vie. L’ensemble est saisissant au-delà de toute expression. On peut désapprouver ce système de sculpture et trouver mauvais qu’un statuaire essaie d’empiéter sur le domaine du peintre en reproduisant la nature vivante et pour ainsi dire en action, au lieu de se contenter d’une ressemblance plus froide ; mais il ne faut pas oublier que ce buste est en bronze et non pas en marbre, que le bronze est la reproduction exacte de la terre, et que sa couleur autorise des effets heurtés que le marbre ne saurait admettre. D’ailleurs, que M. Carpeaux ait eu tort ou raison, il a réussi à faire ce qu’il voulait ; il a exprimé toute sa pensée avec un relief, une vigueur, une habileté vraiment incomparables. Qu’on cite beaucoup d’autres artistes dont l’exécution réponde aussi bien à leur pensée, et dont on ne soit jamais forcé de vanter les intentions pour excuser leur insuffisance. Ne pas rester au-dessous de soi-même, ne pas avoir, pour employer une expression familière, les yeux plus grands que le ventre, c’est justement la plénitude de l’art, et il faut pardonner à ceux qui dépassent le but plutôt qu’à ceux qui ne l’atteignent jamais.

Les quatre parties du monde soutenant la sphère sont un nouvel exemple de la grande hardiesse de M. Carpeaux et de son étonnante aptitude à donner à la sculpture, même à la sculpture monumentale, tout le libre mouvement de la nature vivante. Tout autre sculpteur ayant à représenter le même sujet aurait figuré quatre cariatides solidement adossées les unes aux autres et un peu courbées sous le fardeau. C’aurait été, pour un artiste ordinaire, la seule manière de donner à ce groupe colossal la ferme assiette et l’air de grandeur que le sujet comporte. M. Carpeaux procède tout autrement : ses quatre figures sont en action ; elles forment une ronde et tournent toutes ensemble en cadence, d’une allure aisée et légère, entraînant dans leur mouvement de rotation la sphère qu’elles tiennent au-dessus de leurs têtes, au bout de leurs bras tendus, au lieu de la porter lourdement sur leurs épaules. Elles tournent, et cependant elles sont bien assises sur le sol, leur équilibre n’est pas menacé, et la machine céleste poursuit sa révolution régulière sans que le spectateur puisse avoir d’inquiétude sur la solidité et sur l’harmonie de ses mouvemens.

Le grand mérite de cet ouvrage, c’est que la grâce et la liberté de la figure humaine s’y concilient sans effort avec l’aspect monumental et la fermeté des lignes. Les quatre femmes sont de taille égale, nues toutes les quatre, et elles se distinguent plutôt par leurs types et par leurs attitudes que par leurs attributs ou leurs costumes. Bien qu’il ne puisse y avoir matériellement un centre à un groupe circulaire, la figure centrale, celle qui domine toutes les autres par son importance et par la majesté de son attitude, est celle de l’Europe. D’une stature noble, la tête droite, l’air inspiré, les cheveux au vent, elle regarde en haut et retient fortement la sphère de ses deux mains écartées ; elle paraît en modérer le mouvement et régler les destinées du monde. Derrière elle, à sa gauche, l’Asie, sous les traits d’une Chinoise ou plutôt d’une Tartare, se tourne vers elle en inclinant sa tête rasée avec une sorte d’humilité mêlée de défiance et de crainte, et avec l’air sournois d’un animal dompté qui suit son maître sans comprendre où on le mène ; elle touche à peine la sphère du bout des doigts, et elle résisterait volontiers, si elle osait le faire. L’Amérique, couronnée de plumes, sauvage et hardie, avec des traits où se combine la physionomie dure du Peau-Rouge et le type noble et arrêté de la race anglo-saxonne, précipite de toute sa force le mouvement du monde en tournant le dos à l’Europe, qu’elle regarde du coin de l’œil, de l’air d’un enfant révolté. Quant à l’Afrique, crépue et encore enchaînée, elle porte son fardeau machinalement comme une esclave robuste et docile, tandis que l’Amérique, sa voisine, pose le pied sur la chaîne rivée à sa cheville en signe de servage et de sujétion. Toutes ces attitudes sont fort belles, fort expressives, fort habilement graduées, et elles forment un ensemble des plus harmonieux. C’est là une œuvre importante, une des meilleures de M. Carpeaux, et pour laquelle nous ne nous expliquons guère l’apparente indifférence du public.

Préfère-t-on par hasard les quatre parties du monde de M. Thomas ? C’est à peu près le même sujet conçu d’une façon bien différente. Ces quatre statues de bois, surchargées d’accessoires et exécutées dans le style Louis XIV, sont destinées à orner la banque de Toulouse. Elles sont au repos, et sans autre lien les unes avec les autres que l’unité du style et une certaine solennité de convention. L’Europe est représentée sous les traits d’une guerrière au type grec, cuirassée, casquée, drapée pompeusement, une main sur la poignée de son glaive, tenant de l’autre un bâton de commandement. L’Asie est une Orientale au type persan, la tête ceinte d’un turban, le croissant à la main, le yatagan à la ceinture, et les jambes flottant dans de larges pantalons serrés au genou. L’Afrique, qui est peut-être la meilleure figure du groupe, est à moitié nue, avec une peau de bête jetée sur l’épaule, une corne d’éléphant dans une main, une corbeille de fruits dans l’autre. L’Amérique enfin est une Peau-Rouge, type d’aigle, ceinte de plumes et le carquois à la main. Tous ces morceaux ont de la valeur, ils sont conçus avec intelligence, et le style en est bien observé ; mais combien M. Carpeaux en dit plus avec ses figures nues que M. Thomas avec ses attributs si consciencieusement étudiés ! Non, jamais les symboles ne vaudront le mouvement, les attitudes et les expressions de la vie. Jamais un art de convention et de commande, empruntant les formes consacrées, ne vaudra les libres trouvailles d’un art indépendant, qui se fait lui-même une expression nouvelle pour chacune de ses pensées.

M. Falguière n’a pas, plus que M. Carpeaux, besoin d’être présenté au lecteur. Depuis le succès si franc et si unanime de son jeune vainqueur au combat de coqs, il a marqué sa place au premier rang de l’école française, et il n’est pas homme à s’en laisser choir. Il expose une Ophélie qui n’est que la reproduction en marbre d’une statue déjà connue du public, et un Pierre Corneille destiné à faire le pendant du Voltaire de Houdon dans le foyer de la Comédie-Française. La comparaison est dangereuse, et il faut tenir compte au jeune artiste de la généreuse hardiesse qui l’a poussé à se mesurer avec un chef-d’œuvre. Il faut avouer cependant que ses forces l’ont trahi, ou qu’il a trop présumé de lui-même : non pas que son Pierre Corneille ne soit une œuvre d’un grand mérite, d’une composition gracieuse et distinguée, d’une exécution aimable et spirituelle, trop spirituelle même et trop aimable pour le sujet. Le marbre, nous n’en doutons pas, soutiendra fort honnêtement le voisinage de son redoutable vis-à-vis ; mais le personnage du poète fera, j’en ai peur, médiocre figure sous le regard perçant du terrible railleur. Voltaire, qui ne pouvait souffrir le grand Corneille et qui l’accablait de sarcasmes, triomphera trop aisément de celui qu’il appelait le bonhomme. C’est vraiment dommage, car le grand Corneille était bien digne de trouver un grand sculpteur pour immortaliser son image, et il ne méritait pas que M. Falguière l’offrît si légèrement en holocauste au génie d’un siècle qui ne l’a pas compris.

Ne vous semble-t-il pas d’ailleurs que M. Falguière appartient plus au siècle de Voltaire qu’à celui de Corneille, et qu’il n’était pas dans sa nature ou, comme on dit aujourd’hui, dans son tempérament d’artiste de rendre avec fidélité le caractère rude, concentré, inégal et grandiose, mais toujours sincère et même un peu primitif, du plus grand, du seul vraiment puissant de nos poètes tragiques ? Sans doute on ne pouvait donner à Pierre Corneille l’attitude attentive et familière du vieux philosophe de Ferney, penché en avant, les deux bras appuyés sur son fauteuil, et comme à l’affût des idées nouvelles ; mais il ne fallait pas non plus lui donner cette pose élégante et théâtrale, cette aisance de mouvemens savamment équilibrés, ce luxe de draperies dont la brillante exécution rappelle plus le cavalier Bernin ou, si vous voulez, M. Carpeaux lui-même que la grandeur un peu pesante et la solennité majestueuse de la bonne époque du grand siècle. M. Falguière aurait dû s’inspirer moins du XVIIIe siècle et de ses élégances, pour se conformer davantage au style grave des magnifiques portraits de Rigault, ou encore mieux de Nicolas Poussin. Il nous présenterait alors le Corneille que nous aimons à nous figurer, à la fois bourgeois et héroïque, bonhomme et sublime, le vieil homme de loi normand, qui ne portait point de boucles à ses souliers, mais dont l’âme et le génie n’enfantaient que des héros. Celui-ci, avec son attitude fastueuse, son front plissé, son regard animé, sa physionomie tout en dehors, ressemble plus à un brillant causeur qu’à un grand poète. Ce n’est même pas le Corneille du Menteur, qui mêle encore à sa verve comique des accens pleins de hauteur et de gravité. Ce ne serait pas non plus un Molière, car Molière avait la profondeur mélancolique de tous les grands observateurs du cœur humain. C’est plutôt un écrivain d’humeur enjouée et mondaine, un homme d’esprit qui cherche la rime, quelque chose comme un Marivaux ou un Destouches, ou plutôt un Buffon écrivant à loisir ses études de la nature ; ce n’est pas l’auteur du Cid ni d’Horace, et le fameux « qu’il mourût » n’est jamais sorti de sa bouche.

L’Ophélie de M. Falguière est une œuvre moins importante, mais plus expressive, sans doute parce qu’elle convenait mieux à ce talent ingénieux et fin. Ce qui frappe tout d’abord dans cette statue, c’est un air d’étrangeté indéfinissable, quelque chose de fantasque et de bizarrement gracieux qui fait songer tout de suite à la folie. Cet effet d’étrangeté tient surtout à l’attitude et à l’emploi d’un procédé fort simple, quoique contraire aux règles ordinaires de l’art sculptural. — Il y a en sculpture un principe élémentaire, emprunté aux lois naturelles de l’équilibre dans le corps humain. Ce principe consiste à opposer les uns aux autres les membres antérieurs et les membres postérieurs, de manière que le haut du corps soit infléchi dans une direction contraire à celle du bas, et que les bras, par exemple, soient déployés dans un sens quand les jambes le sont dans un autre. Cette règle n’a rien d’arbitraire, elle tient aux lois de la pesanteur plus qu’à celles de l’art, et si la peinture, qui ne présente qu’une seule face des objets, peut assez souvent s’en départir, la sculpture, dont les œuvres doivent être envisagées sous tous les points de vue, ne saurait guère y manquer sans perdre son aplomb et sa grâce. Il y a pourtant quelques exceptions ; même dans l’art antique, on pourrait citer le faune dansant, qui lève en même temps et du même côté son bras et sa jambe ; mais la plupart de ces exceptions appartiennent à des groupes où certaines poses étaient commandées par celles des autres personnages. En général, les sculpteurs de tous les temps ont observé par instinct, quand ils ne l’observaient par principe, cette loi véritablement naturelle, et plus les mouvemens de leurs figures sont prononcés, plus cette disposition symétrique est nécessaire. C’est à cette loi de symétrie que contrevient à dessein l’Ophélie de M. Falguière. Elle se penche toute d’un côté, sans contre-poids, et comme en arrêt sur le pied gauche, au milieu d’un mouvement interrompu. Le bras s’avance du même côté ; le visage est légèrement contourné dans le même sens par le sourire maladif qui erre sur les lèvres, et les yeux, profondément enfoncés sous l’orbite, se retournent de l’autre côté avec une expression craintive, comme s’ils y étaient attirés par quelque vision surnaturelle. Oui, voilà bien la jeune fille folle du poète, charmante et égarée, souriante et funèbre, avec ses regards fixes, ses cheveux défaits, ses vêtemens en désordre et ses mains pleines de fleurs. There’s rosemary, that’s for remembrance, and there is pansies, that’s for thoughts ; there’s fennel for you and columbines ; there’s rue for you and here’s some for me. There’s a daisy. I would give you some violets, but they withered all, when my father died[2]. Des larmes coulent sur ses joues sans qu’elle y pense ; elle rit et pleure à la fois, et sa bouche enfantine s’entr’ouvre presque gaîment pour chanter ses couplets mortuaires. Les traits d’ailleurs sont ceux d’une cantatrice célèbre : les mains fines et charmantes jouent avec les plis de la jupe, la robe mal lacée laisse sortir une épaule à moitié nue ; mais les formes sont suaves et pures, l’ensemble est chaste malgré ce désordre. Il y a dans tous ces arrangemens d’une simplicité savante je ne sais quelle grâce gothique et je ne sais quel parfum de moyen âge qui sied merveilleusement au sujet. Ceux-là seuls qui ne sont pas étrangers à la sculpture peuvent se rendre compte des difficultés que M. Falguière a dû vaincre pour exprimer tant de nuances délicates. Il faut être bien habile pour essayer d’incarner dans le marbre quelqu’une de ces frêles créatures écloses de la fantaisie des poètes, et ceux qui réussissent dans de telles entreprises peuvent dire à leur tour qu’ils sont des créateurs.

Un jeune sculpteur de talent, M. Noël, s’y est essayé sans autant de succès que M. Falguière. Celui-ci s’inspirait de Shakspeare ; celui-là s’est inspiré de Goethe, mais avec moins de bonheur. Sa Marguerite ne ressemble pourtant pas à l’héroïne trop admirée d’Ary Scheffer ; elle a de bien autres prétentions que cette blonde et pâle enfant germanique. Nue jusqu’à la ceinture, debout à côté de son enfant mort, un pied sur la cassette dont lui a fait présent son séducteur, les bras tordus et les mains jointes à l’envers au-dessus de sa tête, elle essaie de mimer, par cette laborieuse attitude, tout l’intérêt tragique du poème. Il faut avouer qu’elle y réussit mal, et qu’elle se démène bien inutilement. C’est en vain qu’elle se tord le cou, qu’elle fait sortir sa hanche droite, rentrer en dedans son genou gauche, craquer les os et les muscles de ses bras ; ce sont là des contorsions d’atelier, et non des gestes de folie ou de désespoir. Ces savantes dislocations ne nous diraient rien sans le petit cadavre d’enfant qui roule sous ses pieds, et qui nous dénonce la mère coupable. Le tout est d’un dessin outré, exagéré, renflé à dessein, mais en apparence creux et cassé, d’une facture fausse et prétentieuse, qui laisse à peine entrevoir le très réel talent de M. Noël. Il est plus aisé de s’en convaincre en regardant son beau bas-relief intitulé la Morte. Le corps inanimé, étendu tout de son long, est vraiment d’un beau style et d’une grande ampleur de lignes. La tête, affaissée sur la poitrine, est pleine de sentiment, de simplicité calme. Les jambes surtout sont d’un modèle admirable. Il n’en est pas de même de la vieille femme agenouillée qui entoure de ses vieux bras noueux et décharnés le corps jeune et charmant de la morte ; malgré ses gestes de désespoir, cette figure est d’une exécution beaucoup plus faible et d’un sentiment beaucoup moins profond. Il faut encore reprocher à ce groupe l’arrangement trop anguleux des grandes lignes extérieures, qui forment une sorte de parallélogramme régulier d’un fâcheux effet. Il faut louer en revanche l’habileté avec laquelle sont disposés les plans et traitées les valeurs du relief. Il y a là certaines qualités de premier ordre qui doivent faire pardonner bien des défauts.

Voyez maintenant comme les sujets se transforment en passant d’une main dans une autre ! M. Allouard a traité le même sujet que M. Noël, avec beaucoup moins de vigueur, mais avec beaucoup plus de goût. Sa Marguerite est folle, comme celle de M. Noël ; elle est échevelée, nue jusqu’à la ceinture, comme l’autre, et, comme elle aussi, elle joint les mains d’un geste d’accablement et de désespoir. A ne considérer que la pensée abstraite, ces deux statues devraient être rigoureusement semblables, et cependant il est impossible d’imaginer deux œuvres plus différentes. Ces deux Marguerites jouent peut-être le même rôle, mais elles ne sont pas de la même famille. L’une est une tragédienne à tous crins, une héroïne de mélodrame qui pousse des cris rauques et cherche des effets violens ; l’autre est encore, malgré sa faute, une ingénue, une pauvre fille abusée, étonnée de l’abîme où elle tombe, et racontant sa douleur sur le. ton plaintif de l’élégie. M. Noël n’a vu que la Marguerite affolée par le désespoir et la honte, celle que Méphistophélès tourmente et à qui ses remords ne laissent plus de repos. M. Allouard s’est souvenu que la pauvre prisonnière était encore la Marguerite du rouet, et qu’il devait lui rester quelque chose de sa candeur virginale. Au lieu de se révolter, elle se résigne ; au lieu de se livrer à de vaines fureurs, elle s’étonne et baisse la tête sous le poids de sa destinée. Les mains jointes ne se tordent plus dans des convulsions démoniaques, mais elles se laissent tomber avec un abattement plein de naturel et de douceur. Ce n’est plus une criminelle, c’est une victime, et, au lieu de lui mettre la camisole de force, on voudrait lui faire grâce sans forme de procès. Malheureusement l’exécution répond beaucoup trop bien au sentiment très doux de cet ouvrage, qui n’est peut-être pas exempt de quelque fadeur. Sous ce rapport du moins, M. Allouard laisse un peu regretter M. Noël.

Pour M. Chapu, qui est cette année le favori du public, il ne s’amuse pas à représenter des Marguerites, des Ophélies et autres héroïnes de fantaisie, qui noient leurs enfans ou qui se noient elles-mêmes. Il emprunte la sienne à l’histoire de France, et nous donne bel et bien une Jeanne d’Arc à Domremy, écoutant les voix du ciel, Le choix seul du sujet est en lui-même une habileté. Une statue de Jeanne d’Arc obtiendra toujours un succès d’estime auprès de ceux même qui seront insensibles à ses véritables beautés. C’est justement ce qui arrive à cette œuvre distinguée, consciencieuse, intelligente, très élevée même au point de vue moral, mais, est-il permis de le dire ? un peu trop molle et trop incolore au point de vue de l’exécution. La Jeanne d’Arc de M. Chapu est un de ces morceaux qui, faute de vigueur, n’ont rien de très frappant au premier coup d’œil, mais qui plaisent d’autant plus qu’on les regarde plus longtemps. La jeune fille agenouillée, vêtue en paysanne, est assise un peu de côté sur ses talons ; elle se penche légèrement en avant, en laissant tomber sur ses genoux ses beaux bras élégans et robustes et ses mains jointes avec ferveur. La tête, droite et inspirée, lève tranquillement les yeux vers le ciel avec un regard plein de confiance et. d’amour. Il y a de l’extase dans cette figure, il y a aussi de la santé. Ce n’est pas l’extase mystique et maladive d’une sainte Monique ou d’une sainte Thérèse ; ce n’est pas le désordre d’une âme troublée par les visions malsaines de la superstition du moyen âge : c’est l’exaltation naïve d’une âme neuve et vaillante, qui s’ouvre sans crainte et sans trouble aux révélations de la parole divine, avec toute la paisible candeur d’une foi presque enfantine et toute la noble ardeur d’un cœur presque viril. C’est bien la simple fille des champs qui s’ignore elle-même, mais que le ciel a choisie pour en faire l’instrument de ses desseins, et dont le cœur biblique s’élève sans effort à l’héroïsme, à l’appel de « monseigneur saint Denis et de madame sainte Geneviève. » Les lignes, sont nobles, bien agencées, et d’un aspect très doux ; la facture simple, pleine, large et sans prétention, manque un peu de relief et d’énergie. Cette statue brille surtout par la beauté de la pensée et par je ne sais quelle harmonie décente que rehausse encore la simplicité d’une exécution sobre et modeste.

La Clytie métamorphosée en tournesol, du même auteur, est également d’un sentiment gracieux, décent et doux. La jeune fille est couchée sur le flanc, couronnée de fleurs ; elle tient des fleurs dans sa main et semble s’attacher à la terre en tournant ses regards vers le ciel. Le mouvement est joli, mais l’exécution est encore un peu faible ; par derrière surtout, les lignes du dos, des épaules et des hanches sont d’une raideur mal dissimulée par la mollesse du modelé. Quel dommage que M. Chapu ne possède pas à un plus haut degré les dons extérieurs de sa profession ! Jusqu’à présent c’est un excellent statuaire et un artiste accompli, mais, ce n’est pas encore un grand sculpteur.

Comparez maintenant à la Jeanne d’Arc de M. Chapu les Martyrs de l’indépendance nationale, de M. Chatrousse. C’est encore une Jeanne d’Arc, accompagnée cette fois d’un Vercingétorix. On les reconnaît tout d’abord à leurs costumes de guerre. Vercingétorix porte la cuirasse gauloise, le casque rond surmonté de deux ailes, et le lourd glaive antique. Une peau de bête flotta sur ses épaules et sur ses bras nus, de longs cheveux encadrent sa tête. Jeanne porte la cotte de mailles et l’armure des chevaliers bardés de fer. Le héros et l’héroïne s’avancent côte à côte, la main dans la main, comme s’ils venaient chanter une cantate sur la scène de l’Opéra, dans un intermède patriotique. Leur pied, jeté en avant, foule avec force un joug chargé de chaînes. Vercingétorix se tient droit, cambré, le jarret tendu, la main fièrement posée sur la poignée de son glaive, dans l’attitude consacrée de tous les guerriers d’académie. Jeanne lève les yeux au ciel et élève au-dessus de la tête de son compagnon un drapeau déployé. Cette composition ne manque pas d’une certaine énergie et d’une certaine grandeur ; on y sent quelque imitation des hardis et fiers mouvemens du bas-relief de Rude ; mais cette grandeur a quelque chose de factice et de théâtral : c’est, pour ainsi parler, de l’art de seconde main, élaboré suivant des règles et des procédés connus d’avance. Malgré l’habile arrangement des lignes, la symétrique diversité des figures, l’irréprochable combinaison des mouvemens, l’aspect général est froid, banal et convenu. On dirait des figurans de théâtre ou des modèles d’atelier qui essaient une attitude. M. Chatrousse, qui a certainement un talent remarquable, manque d’originalité et de véritable inspiration. C’est peut-être un très savant homme, plus savant même que M. Chapu, mais ses déclamations académiques font encore mieux ressortir la sobriété exquise, le sentiment sincère, la noble simplicité des œuvres de ce charmant artiste, auquel il ne manque qu’une exécution plus vigoureuse pour être rangé parmi les grands maîtres.

Dans un autre genre, M. Schœnewerk partage avec M. Chapu l’admiration des visiteurs ; Vous vous demandez peut-être ce qui lui vaut ce privilège, et pourquoi la Jeune Tarentine, qui est assurément un bon morceau de sculpture, attendrit particulièrement les cœurs sensibles. C’est un travail habile et d’un assez joli sentiment, mais qui manque absolument de naturel. Quoique cherchant à simuler l’abandon d’un corps roulé capricieusement par les flots, la jeune femme est couchée dans une attitude vraiment trop contournée et trop savante pour n’être qu’un jeu de la nature. Le milieu de son corps repose sur deux boîtes carrées, d’inégale hauteur, qui figurent, paraît-il, un rocher battu par les vagues. La tête est beaucoup plus bas, traînant au pied du rocher, tournée dans un sens contraire à celui des reins et des hanches. Quand on se place de ce côté, l’opposition des bras et des jambes, les lignes recourbées et compliquées du buste et du bassin sont d’un effet assez heureux ; mais ce n’est pas là ce que le public admire : la raison de son admiration est bien plus simple. Ou je me trompe fort, ou la jeune Tarentine de M. Schœnewerk doit les trois quarts de son succès aux deux beaux vers d’André Chénier qui sont gravés en lettres d’or sur son socle de marbre, et que le public dont nous parlons a toujours soin de lire avant de regarder la statue. Il y a beaucoup d’esprits fermés aux beautés de l’art plastique, mais il n’y en a guère qui soient tout à fait rebelles aux charmes de la poésie. Voilà pourquoi M. Schœnewerk a été bien inspiré en mettant sa sculpture sous la protection d’André Chénier. Le poète appelle l’intérêt sur le sculpteur, il l’environne de sa gloire, il l’éclaire de ses rayons, et il le fait passer à l’abri de son nom, comme les paroles d’une médiocre chanson passent à l’aide d’une belle musique. Le procédé n’est pas nouveau, mais ceux qui l’emploient sont toujours habiles, et il faut rendre hommage à leur savoir-faire.

Quant à M. Carrier-Belleuse, il a d’autres moyens d’attirer le public. Il emploie tout son talent, et ce n’est pas peu dire, à flatter le mauvais goût de notre époque par des mignardises indignes d’un artiste sérieux. Sa sculpture est celle d’un Pradier plus frivole et plus corrompu. Il mêle au genre maniéré des artistes les plus légers du dernier siècle je ne sais quel hellénisme frelaté qui tient plus de Canova que de la véritable antiquité grecque. Ses sculptures sont des tableaux de genre, et rappellent beaucoup les mièvreries de M. Chaplin. Sa Psyché abandonnée met le comble à tous ses défauts. Mince, menue, le corps tendre, tout jeune encore, et assez mollement imité de la délicieuse Psyché de Gérard, la jeune fille est assise sur un rocher, les bras ballans, une lampe éteinte dans une main, un poignard dans l’autre ; elle penche un peu la tête et regarde en dessous, d’un air futé, avec une expression de désappointement et de surprise, quelque chose comme la bouderie espiègle d’une enfant gâtée qui sait qu’elle va rentrer en grâce, et qui prend une mine confuse pour paraître encore plus jolie. Son manteau, coquettement drapé sur ses épaules, avec des plis maniérés qu’on croirait empruntés à une toile de Watteau, achève de nous rassurer sur la profondeur de son délaissement. Non, ce n’est pas là Psyché abandonnée ; c’est une gentille soubrette de comédie, fort experte dans l’art de faire des mines, et qui s’amuse à jouer un rôle devant le public. Sa nudité même a quelque chose de tendre, de mignard et de provocant, qui sent plus le déshabillé que le nu. Si M. Carrier-Belleuse nous en croyait, il sortirait d’une voie fausse où son aimable talent ne peut qu’achever de se perdre. Au lieu de rééditer chaque année, avec de légères variantes, des Psychés de boudoir pour les étalages des bronziers, il s’appliquerait par exemple à refaire son buste de M. Thiers, dont la lourdeur, la mollesse et l’insignifiance montrent à quoi se réduisent dans l’interprétation de la nature ces talens de fantaisie que l’engouement du public achève de perdre.

Oserons-nous citer M. Leenhoff en exemple à M. Carrier-Belleuse ? M. Leenhoff est Hollandais ; il a de la lourdeur, de la froideur, mais aussi de la conscience et de la gravité. Son Guerrier au repos n’a rien d’original ; les jambes sont épaisses, les pieds gros, boursouflés et un peu plats, comme il convient à la race de ce guerrier, né sur les bords du Zuiderzée. La tête est un pur pastiche et manque absolument de couleur locale ; dans l’ensemble pourtant, c’est un bon travail, d’un modelé simple, large, taillé par grands plans, sans exagération, sans mesquinerie. M. Leenhoff est certainement un sculpteur, et avec lui au moins nous n’avons pas à craindre que les caprices de son imagination gâtent ses bonnes qualités.

Que M. Moulin au contraire y prenne garde. Sous le titre de Victoria, Mors, il expose cette année une statue d’un aspect original, d’un sens profond, d’un effet saisissant, mais qui ne laisse pas que de donner des inquiétudes sur l’avenir de son talent. La victoire est représentée sous les traits de la mort, les yeux caves, le visage immobile et glacé, une faux à la main, drapée d’un vaste linceul aux plis longs et rigides. Les anciens aimaient à représenter Vénus victorieuse ; c’est la mort victorieuse que nous montre M. Moulin, et l’allégorie n’en est certainement que plus vraie pour ce changement de rôle. Rien de plus lugubre que cette figure d’une nature incertaine entre ce monde et l’autre. C’est plus qu’un cauchemar, c’est un poème fantastique ; mais ce genre de poésie n’est-il pas très dangereux en sculpture ? L’artiste, je le veux bien, a vu cette victoire en rêve : elle nous émeut, elle nous glace d’épouvante ; mais pourrait-il nous dire sur quel modèle il a copié ces traits décomposés, ces mains osseuses, ces draperies droites et raides dont les plis tombent avec une symétrie funèbre ? Est-ce un squelette que nous avons sous les yeux, est-ce au contraire une personne vivante ? On ne saurait trop le dire, tant l’équivoque est ménagée avec art, tant la réalité se mêle habilement au prodige. Or en sculpture, il ne faut pas d’équivoques ; une statue n’est pas une décoration de théâtre, combinée pour produire une certaine illusion : c’est une représentation plastique de la figure humaine, et la fidélité, c’est-à-dire la vraisemblance, est sa première loi. Les artistes qui s’en affranchissent pour donner un corps plus ou moins. chimérique à leurs rêves courent le risque de divorcer avec la nature et de perdre l’usage même de la langue qui sert à exprimer leurs pensées.

Arrêtons-nous plutôt devant une statue de M. Cabet, qui ne nous inspire pas les mêmes craintes, et qui représente dans un sentiment analogue, mais sans aucune fantasmagorie, l’Année 1871 pleurant sur ses malheurs. C’est une femme assise, noblement drapée dans un large manteau dont elle se couvre la tête, et dont les plis ont quelque chose de plaintif comme son attitude. Elle se penche en avant, un bras pendant entre les jambes, l’autre appuyé sur le genou et la tête dans sa main ; elle médite et elle semble écrasée de douleur. Une couronne de cyprès projette sur son front une ombre épaisse, qui ajoute à l’expression désolée de son visage. De tous les côtés, les lignes sont belles, harmonieuses, elles expriment l’accablement et le deuil. C’est que l’art n’a pas besoin de faire violence à la nature pour lui faire parler le langage de ses pensées ; il lui suffit de la comprendre et de savoir s’en servir.

M. Perrey est un artiste observateur et positif, qui ne cherche pas à mettre du pathétique et de la poésie dans sa sculpture. C’est plutôt, si j’ose ainsi parler, un sculpteur moraliste, et sa statue de l’Avare est une véritable étude psychologique. Elle est parfaitement vraie dans l’expression du caractère qu’elle veut rendre ; c’est assez dire qu’elle n’est pas agréable à voir. M. Perrey a trop bien réussi à mettre dans son exécution, comme dans son dessin, comme dans sa composition même, quelque chose de pauvre, de sec, de mesquin, d’étriqué, d’anguleux, de répulsif et d’ingrat. Le vieillard est assis, courbé sur un sac d’écus, qu’il embrasse à la fois des bras et des jambes. Son visage mince et acariâtre se termine par une barbe en pointe. Son dos maigre, ses bras osseux, sa posture disgracieuse et jalouse, tout exprime la lésinerie et l’aridité. Il se fait petit pour couver son trésor, il s’y cramponne comme s’il voulait se l’incorporer. Il n’y a pas à s’en dédire ; c’est peut-être une assez laide statue, mais c’est bien celle de l’Avare, de M. Perrey y a montré une certaine profondeur.

Le Braconnier de M. Gautier, qui lui fait vis-à-vis, est au contraire d’une sculpture toute florissante et tout aimable. Il faut d’ailleurs le classer parmi les meilleurs morceaux du Salon. C’est un jeune berger assis sur une peau de bête, qui agite en riant au-dessus de sa tête un lapin qu’il vient de tuer, sans doute à coups de fronde ; il regarde son chien qui jappe en bondissant à côté de lui. Qu’importe, après tout, que le sujet ne soit pas nouveau, ou qu’il en rappelle cent autres à peu près pareils ? L’attitude est naturelle et élégante, le geste plein de grâce et de gaîté. Il y a de la vie et de la beauté dans ce corps souple et juvénile que l’antiquité grecque aurait reconnu pour celui d’un de ses enfans. Un sculpteur, Dieu merci, n’a pas besoin, comme un journaliste, d’avoir « une idée par jour. » C’est un avantage que les arts sérieux conservent sur certaine littérature de notre temps, et il faut féliciter M. Gautier de faire de belles statues, lors même qu’elles ne nous apprendraient rien de nouveau, sans se soucier ni d’étonner ni de lasser l’attention de la foule.

Il faut adresser le même éloge à M. Pètre et à M. Blanchard, qui, sans égaler M. Gautier, suivent, chacun dans la mesure de ses forces, la même voie sérieuse et modeste. M. Pètre expose une fort bonne statue de bronze intitulée la Source : c’est une nymphe aux formes pleines, un peu cambrée, qui de ses deux bras levés au-dessus de sa tête penche l’urne classique d’où s’épandent ses eaux. C’est à peu près le geste du Jeune braconnier et de mille autres études du même genre, mais le mouvement est souple et sculptural, la figure repose bien sur la jambe gauche ; enfin c’est une statue, et non pas une fantaisie. — M. Blanchard parait avoir moins de vertu que M. Pètre et plus de pente à la mignardise, qui est une des formes les plus dangereuses de la corruption du siècle. Néanmoins sa bocca della Verità est encore une assez jolie chose. La jeune fille assise qui met en riant sa main innocente dans la bouche du masque révélateur est fort gracieuse et visiblement fort ressemblante au modèle. Les formes vont s’alourdissant graduellement depuis la tête jusqu’aux pieds ; l’encolure, fine et charmante, s’attache à un buste trop long, qui s’ajuste lui-même à des jambes un peu courtes et un peu trapues. D’ailleurs ces disproportions naturelles, quand elles ne sont pas trop choquantes, donnent parfois plus de caractère aux figures, et la réalité, même dans ses défauts, a toujours une secrète harmonie dont l’art le plus consommé ne saurait couvrir ses erreurs.

Signalons encore le spirituel petit groupe de bronze de l’Italien M. Ceccioni, qui l’avait déjà exposé en marbre il y a deux ans. Un enfant crie à tue-tête en retenant dans ses bras un coq qui se débat avec fureur, et au pied duquel l’imprudent s’est amusé à atteler sa charrette avec un fil. La lutte est acharnée entre les deux terribles combattans, et l’épouvante du jeune vainqueur se peint de la façon la plus comique sur ses traits bouleversés. Cette œuvre plaisante, qui est en même temps d’une très bonne facture, rappelle certaines statuettes antiques qui se voient au musée de Naples. Les anciens, comme on le sait, cultivaient la caricature ; et ils s’y entendaient pour le moins aussi bien que nous. Seulement, au lieu de la chercher, comme nous, dans la difformité grotesque, ils la trouvaient dans la nature même, dont ils rendaient les aspects comiques sans rien lui ôter de son charme et de sa vérité.

Décidons-nous enfin à rendre hommage aux patriotiques intentions de M. Bartholdi, avec qui nous sommes pressés de régler nos comptes pour n’avoir pas à y revenir. Son petit groupe de bronze, la Malédiction de l’Alsace, est sans contredit une des plus mauvaises choses de cette exposition. L’Alsace, sous les traits d’une femme âgée, étend le bras pour maudire ; un de ses fils, frappé à mort, expire dans ses bras, tandis qu’un enfant accroupi à ses pieds se cache sous sa jupe en jetant au loin des regards d’épouvante et de haine. Mieux vaut décrire la scène que de parler de l’exécution, à la fois déclamatoire, extravagante et molle. Quant au buste à deux têtes de MM. Erckmann et Chatrian, malicieusement surnommé par les mauvais plaisans le buste des frères siamois, on se demande véritablement si c’est une caricature manquée ou si l’auteur a pu commettre de sang-froid une pareille monstruosité. On dirait un de ces spécimens qui ornent le devant des baraques de la foire, accompagnés d’inscriptions pompeuses et de légendes fantastiques. On s’attriste de voir tomber ainsi des hommes de talent qui ont obtenu d’importantes récompenses et qui ont mérité l’honneur d’être placés hors de concours. De telles chutes sont affligeantes pour ceux qui ont le respect de l’art, et c’est avec chagrin que la critique est obligée de les enregistrer.


V

Nous arrivons à présent aux deux œuvres capitales du salon de sculpture, à celles qui excitent le plus de controverses et soulèvent ; le plus de passions dans le monde des arts. Laquelle faut-il mettre au premier rang ? Est-ce le David de M. Mercié ? est-ce le Spartacus de M. Barrias ? Chacun a ses partisans déterminés, et chacun représente un système. Il est difficile en effet de voir deux ouvrages plus différens : l’un, plein de sérénité, d’harmonie, de force élégante, rappelle les jeunes héros et les jeunes dieux du paganisme ; l’autre, tourmenté, brutal, exagéré, cherche les contrastes violens, les attitudes forcées, les effets dramatiques : c’est, si l’on veut, le romantisme moderne aux prises avec le génie classique.

C’est au David que nous donnerions la palme ; il est de race bien plus noble et de port bien plus royal que son concurrent. Après tout, le Spartacus est d’extraction servile, héros, si l’on veut, mais un peu héros du bagne, ne respirant que la haine, le blasphème et la révolte. Ce David au contraire, ce jeune guerrier au cœur intrépide et au front calme, remettant tranquillement dans le fourreau l’épée avec laquelle il vient de décapiter le géant Goliath, est bien le héros élu de Dieu pour être le ministre de sa vengeance. Il a quelque chose de la superbe indifférence d’un saint Michel vainqueur du dragon, ou plutôt, car M. Mercié est un peu païen dans son art, d’un Thésée vainqueur du Minotaure. Debout dans une attitude simple, aisée, et toute d’une seule venue, il élève son épée de la main droite en tenant le fourreau de la main gauche ; la tête suit harmonieusement le mouvement des épaules et des bras ; le pied droit, rejeté en arrière, foule négligemment la tête monstrueuse de son ennemi vaincu. Le torse est d’une facture, admirable, l’aplomb de toute la figure d’une aisance et d’une légèreté merveilleuses. L’œil se promène avec une sorte de volupté sur ces belles formes si pleines, qui s’élancent d’un seul jet, comme la tige d’un arbre sain et vigoureux. Quelques défauts, pourtant très visibles, ne nuisent pas trop à cette magnifique harmonie. Ainsi la jambe gauche, sur laquelle le corps repose, est un peu contournée de face, un peu lourde de profil, et le pied gauche est tourné trop en dedans ; la rotule est trop bossuée, trop saillante, ainsi que la tête de l’os fémoral. Il y a encore quelques autres marques d’exagération juvénile. Enfin les bras, qui semblent rapportés, ne sont pas en parfaite harmonie avec la figure, et ne s’accordent pas tout à fait avec le mouvement général. Quoique exécutés avec un grand soin et avec une minutie de détails qui ressemble beaucoup à un moulage sur nature, ils paraissent maigres, heurtés, un peu confus, et ils sont bien loin de valoir le reste de la statue. Que cette expérience apprenne à M. Mercié à moins se défier de ses forces, et à dédaigner désormais l’emploi des procédés mécaniques, qui sont quelquefois secourables aux artistes sans talent, mais ne valent jamais pour les artistes bien doués la libre imitation de la nature.

M. Mercié, disions-nous tout à l’heure, est un païen ; pourtant ce n’est pas un Grec, c’est plutôt un Florentin de la renaissance. Son David est une œuvre toute florentine, et qui pourrait prendre place sans indignité auprès du Persée de Benvenuto Cellini. Sa Dalila au contraire n’a pas grand’chose de la renaissance, ou plutôt elle appartient à ce genre de renaissance corrompue qui fleurit encore aujourd’hui dans l’école italienne. C’est un buste de femme en bronze verdâtre, avec des traits moins séduisans qu’étranges, d’une coupe asiatique et un peu éthiopienne, un nez ramassé, à la fois aplati et recourbé, les lèvres épaisses et proéminentes, d’une expression méchante et bestiale. Les ornemens sont bizarrement prodigués dans la chevelure, autour du cou, sur la tunique même ; ce vain luxe d’accessoires et de colifichets prétentieux ne sert qu’à éparpiller la lumière et à détourner l’attention du visage, d’ailleurs sans grand caractère et sans vif intérêt. C’est une de ces œuvres maniérées telles que les aiment les Italiens modernes, et je préfère à toute force la négresse en bronze et marbre mêlés du Milanais M. Calvi ; cette beauté africaine a du moins plus de naturel, de bonne humeur et même de véritable grâce. Que M. Mercié se garde avec soin des pastiches et des œuvres de pure imagination. S’il néglige trop souvent les David pour se vouer aux Dalilas, il perdra, comme son célèbre devancier, son talent noble et viril pour tomber dans l’affectation et dans la mollesse.

On ne peut pas parler légèrement du Spartacus de M. Barrias. Si je ne craignais que le mot ne fût pris en mauvaise part, je dirais que c’est une de ces œuvres ambitieuses qui commandent l’attention et même le respect. Le sujet tout seul annonce chez l’artiste l’intention de faire un grand effort et la volonté bien arrêtée de produire un chef-d’œuvre. On a figuré cent fois le serment d’Annibal, voué par son oncle Hamilcar à la haine du nom romain. Celui de Spartacus est bien plus tragique encore : c’est sur le cadavre de son père, esclave comme lui et mort sur la croix, que l’enfant jure une guerre éternelle à la société qui l’a fait périr d’un supplice infâme. M. Barrias paraît avoir été surtout frappé du contraste à tirer de ce rapprochement horrible entre le vieillard supplicié et l’enfant auquel il lègue sa vengeance. C’est dans les bras mêmes du cadavre attaché au gibet qu’il place le jeune Spartacus et qu’il lui fait jurer d’exercer de sauvages représailles. Cette idée hardie est, on ne saurait le contester, du plus grand effet. Le corps, fortement charpenté, fixé à la potence par deux grosses cordes qui meurtrissent ses membres noueux, s’affaisse lourdement, courbé sous son propre poids ; les genoux sont pliés en avant, le bras droit, également plié, s’étire dans ses liens ; la tête penche du côté gauche, où son poids l’entraîne, et le bras gauche pend par derrière, avec la main ouverte et raidie. Le jeune homme est debout, il a saisi cette main, et, comme pour se placer sous l’invocation du cadavre, il s’est mis sous son aile, entre le bras et la poitrine, et sa tête soutient presque celle de son père, qui, toute morte qu’elle est, semble s’appuyer sur lui avec amour. Il se tient droit, immobile, le corps raidi par la colère ; ses yeux, fixés droit devant lui, ne voient plus que ses pensées de vengeance ; son bras tendu se pose sur le genou du cadavre et tient un glaive nu. Rien n’adoucit l’antithèse brutale de cette faiblesse révoltée, transfigurée par la haine, et de cette puissante machine de chair et d’os lourdement affaissée par la mort et tordue par les dernières convulsions de l’agonie. Tout est combiné au contraire pour en exagérer l’effet : le torse, l’encolure, la tête calme et douloureuse du supplicié sont d’une facture violente et d’un style énergique qui fait songer à certaines statues de Michel-Ange ; les jambes, contournées et crispées par l’agonie, rappellent plutôt les mauvais morceaux de Puget ; les bras semblent un peu mous malgré un pompeux étalage de muscles et de veines gonflées. L’ensemble fait penser à quelqu’un. des damnés du Jugement dernier de la chapelle Sixtine, mais non pas à l’un des meilleurs. Quant au jeune Spartacus, l’unité manque un peu dans son attitude, et pour certains morceaux l’effort trop violent a dépassé le but. Ou bien ses jambes ne devraient pas se raidir au point de faire rentrer les pieds en dedans, ou bien le bras tendu qui tient le poignard devrait avoir un mouvement plus ferme et plus irrité. Ce groupe a encore un autre défaut, c’est qu’il ne peut guère être vu que de face. Vu de dos, il manque d’intérêt ; on ne voit qu’une masse confuse d’où s’échappent des bras qui retombent en girandoles comme les branches d’un saule pleureur ; de profil, les lignes sont désagréablement coupées par l’angle sortant que forment les genoux du crucifié. Sans doute l’harmonie des lignes était difficile à obtenir dans une composition de ce caractère ; mais il semble que M. Barrias, tout entier au plaisir de rendre l’aspect dramatique de son sujet et de faire, si j’ose ainsi parler, déclamer son marbre, ait négligé cette partie très importante de son art, ou qu’il se soit même complu dans des défauts qu’il aura considérés comme des hardiesses heureuses.

Le même auteur expose un groupe de bronze, la Fortune et l’Amour, qui dans un genre plus modeste et dans de petites dimensions vaut pour le moins autant que le Spartacus. La Fortune, lancée sur sa roue avec une vitesse et une légèreté surprenantes, est poursuivie par un petit Amour qui se penche, en volant, sur son épaule et lui pose une main sur la tête. Les deux figures ont un élan inexprimable ; l’exiguïté des proportions n’a point permis à M. Barrias de se livrer dans le détail à ses exagérations habituelles. Toutefois le mouvement de la figure principale est un peu forcé. Tout en fendant l’espace, elle se livre à des contorsions excessives qui divisent son corps en trois plans principaux, fléchis dans des directions par trop opposées : la jambe rejetée en arrière est trop violemment écartée de l’autre ; le torse, rejeté en sens inverse, perdrait l’équilibre, si la tête, brusquement redressée, ne reprenait la direction primitive. Il y a de ces témérités heureuses dans certaines sculptures de la renaissance, et c’est surtout par l’audace que Si. Barrias aime à leur ressembler.

C’est à la suite de M. Barrias qu’il faut classer un certain nombre d’œuvres intéressantes, estimables même à certains points de vue, mais n’atteignant point à la vraie beauté, et plus remarquables par la forte volonté qui s’y déploie que par le goût, l’harmonie et le bon sens. Citons d’abord le Mucius. Scœvola de M. Captier, une véritable caricature, si l’on est disposé à rire, un travail sérieux au contraire, si l’on n’y cherche que de bonnes intentions servies par un talent vigoureux, quoique sans discernement et sans mesure. D’ailleurs, à bien analyser la grotesque attitude du héros romain, la pensée première en est juste et ne pèche que par une exagération puérile. Mucius étend sa main droite sur le brasier, la jambe gauche en avant, la jambe droite en arrière et croisée sur la gauche, le torse horriblement contourné, l’épaule droite en l’air, la main gauche sur la hanche, où ses doigts s’enfoncent dans la chair. La tête, à la fois arrogante et piteuse, fait une affreuse grimace de la lèvre inférieure, qui n’a pas l’air de dire avec le philosophe stoïcien : « O douleur, tu n’es pas un mal. » M. Captier deviendra peut-être un grand artiste quand à ses facultés d’exécution vraiment vigoureuses il saura joindre un peu d’esprit, un peu de bon sens, et cette crainte salutaire du ridicule qui est pour les artistes trop audacieux le commencement de la sagesse.

La statue de Mirabeau par M. Truphême est d’un effet assez puissant, bien que vulgaire et d’une emphase triviale. Le grand orateur fait un pas en avant, le bras étendu, la tête rejetée en arrière d’un air de dédain foudroyant. Son attitude respire la force plutôt que le génie. La composition, frappante de clarté, est cependant imparfaite et négligée. Sur quatre côtés, elle n’a que deux aspects satisfaisans, la vue de face et la vue de gauche ; des deux autres, elle est plate et commune, sans harmonie dans les lignes, sans intérêt dans l’exécution des détails. Un disgracieux habit à la française pèse lourdement sur les épaules et tombe mollement le long du corps par grands plans épais et raides qui ne laissent pas soupçonner les formes. M. Truphême doit avoir étudié cette draperie sur un mannequin d’atelier plutôt que sur le modèle vivant. Les jambes, auxquelles je ne reprocherai pas d’être trop courtes, quoiqu’elles soient en disproportion visible avec le buste, sont d’un dessin plat et grossier. Ce qui manque le plus à ce Mirabeau, c’est la noblesse ; on ne reconnaît pas le Jupiter tonnant de l’assemblée constituante, l’homme dont le geste, le regard et l’éloquence transfiguraient la monstrueuse laideur. Ce n’est qu’un Mirabeau moderne, un clubiste criard revêtu de la défroque du grand homme. La recherche systématique du réalisme ne fait pas toujours rencontrer la réalité vraie.

Un homme d’un vrai talent, M. Frémiet, n’obtient malheureusement cette année qu’un franc succès d’hilarité. L’Homme de l’âge de pierre est cependant un travail sérieux. Notre primitif ancêtre se rapproche peut-être un peu trop de la brute ; mais on ne pouvait s’attendre à lui trouver la physionomie spirituelle et l’air distingué. Tout le corps est modelé avec une rare et brutale vigueur ; il danse ou plutôt il bondit sur place comme un animal sauvage, et, n’en déplaise aux rieurs, le mouvement de cette danse est libre, naturel et plein d’élan. La tête n’exprime aucun sentiment raffiné, en dehors d’une jovialité bestiale ; elle poussé de grands cris de joie probablement aussi peu mélodieux que les aboiemens d’un chien. Que voulez-vous de plus ? Ce n’est pas la faute de l’homme fossile si ses ébats chorégraphiques rappellent certains quadrilles de nos bals publics. Cela prouverait seulement que nous ressemblons à nos ancêtres, et que l’excès de la civilisation nous ramène aux grâces de la barbarie.

Quant à la Guerre, du même auteur, on peut l’abandonner sans remords au ridicule. Ce buste colossal est d’une monstrueuse insignifiance. On pourrait dire qu’il ressemble à un gigantesque point d’exclamation, qui indique bien l’intention de dire une chose émouvante, mais qui ne saurait pourtant équivaloir à une pensée. La farouche déesse a l’air si bête qu’on a de la peine à la croire si méchante. La bouche ouverte en rond beugle et mugit terriblement comme le taureau de Phalaris. Des grappes de cadavres encadrent son visage en guise de pendans d’oreilles, enfilés bout à bout comme une brochette de goujons. Elle porte sur son diadème une gigantesque chauve-souris aux ailes déployées. Une rangée de mèches symétriquement frisées lui entoure la tête, et il faut au moins lui rendre cette justice, qu’elle a mis ordre à sa coiffure avant de se présenter au public.

Revenons bien vite à la sculpture florentine, dont M. Degeorge nous présente deux échantillons pleins d’agrément. Son Jeune Vénitien du XVe siècle est un buste en bronze, très fin, à l’imitation de la renaissance, coiffé d’une toque et de longs cheveux touffus, présentant de grandes analogies avec le chanteur florentin de M. Dubois. Sa Jeune Florentine, en marbre, a une physionomie plus originale et presque fatidique. Avec ses prunelles d’un creux vague et rêveur et ses coins des yeux, relevés à la chinoise, elle ressemble à certaines têtes qu’on voit fréquemment dans les faïences italiennes et dans les arabesques de la renaissance, attachées soit à une queue de poisson, soit à un corps d’hippogriffe. C’est un morceau des plus remarquables, mais c’est encore un pastiche ; allons plus loin, si nous voulons contempler une œuvre vraiment naturelle, vraiment exquise, vraiment moderne et digne d’être admirée pour elle-même, sans l’agrément artificiel de l’intérêt archéologique.

M. Hiolle va nous la fournir : c’est le buste d’une jeune femme mince, à l’encolure longue et fine, la tête un peu penchée en avant, les traits doux et délicats, le nez aquilin, la bouche triste, quoique vaguement souriante, la physionomie discrète, mélancolique et comme résignée. On sent que ce n’est pas un portrait de fantaisie, une création plus ou moins fausse d’une imagination de poète : c’est un être vivant et vrai, dont l’âme rayonne doucement à travers les blancheurs du marbre. La nature est ici le vrai poète, et l’artiste n’est que l’interprète de sa pensée ; mais aussi comme il la comprend ! quel goût sûr et délicat, quelle suavité exquise, quel modelé souple et fin ! Cette sculpture est tendre sans être molle ; elle est pétrie d’amour jusque dans les moindres détails. Les jolies boucles de cheveux qui traînent sur le cou sont d’une facture et d’un sentiment délicieux. Le peu de poitrine entrevu dans l’entre-bâillement du corsage, les plis charmans de la robe collée aux épaules, jusqu’à la guipure qui en frise les bords, tout exprime un sentiment de grâce, de simplicité exquise, de douceur attendrie. Rien n’est banal pour qui sait voir la nature ; rien n’est mièvre ou mesquin pour qui n’exagère pas ses impressions et ne se fait pas un jeu de ses sentimens. M. Hiolle possède au dernier point cette vue sincère et touchante des choses, ce mélange rare d’esprit et d’émotion dont se compose la distinction vraie. Adressons-lui cependant un léger reproche. Pourquoi a-t-il placé sur le socle, juste en dessous des seins, cet écusson qui emprisonne et alourdit la taille ? Le corsage aurait bien plus d’élégance sans cette espèce de cuirasse historiée.

Le buste de Mme Compoint, par M. Millet, est encore un de ces morceaux de sculpture saine et distinguée qui, sans nulle affectation de réalisme, vous mettent en présence de la nature même. Le modèle est d’un âge mûr, les traits sont un peu gros et incorrects ; mais la tête est vivante, individuelle, d’une exécution ferme et moelleuse, fine et décidée, sans recherche des détails, sans négligence de la forme, et charmante en résumé, quoique loin d’être belle. Malheureusement il n’y a d’achevé que la tête. Le buste lui-même n’est qu’un socle vaguement ébauché, et la poitrine n’a pas l’air d’avoir été sculptée sur nature. — M. Deloye au contraire se complaît dans une représentation minutieuse et artificielle des détails. Il expose un buste en terre cuite, qui représente une femme d’un certain âge, le nez un peu pointu, avec de la fermeté dans les plans du front, du menton et des joues ; drapée dans un manteau à franges, et les cheveux en bandeaux plats, elle jette un regard de côté sous des paupières un peu tombantes. La masse de ce portrait est très bonne, mais sans finesse ni précision, et l’artiste y supplée par une imitation assez froide des procédés extérieurs de M. Carpeaux. Les cheveux, le manteau, les rides même du visage sont figurés par des moyens superficiels et calligraphiques ; la vie, qui éclate dans ce travail au premier coup d’œil, s’affaiblit à mesure qu’on le considère et qu’on en perce à jour les artifices. C’est vraiment dommage, car il y a du premier jet dans cette sculpture, et M. Deloye a d’heureux dons qu’il devrait développer par un travail plus opiniâtre.

M. Legrain est un des meilleurs élèves de M. Carpeaux. Les douze signes du zodiaque, exécutés sous la direction du maître pour le groupe des quatre parties du monde, sont un travail fin et pittoresque, dont malheureusement les détails passeront inaperçus dans l’ensemble du monument. Les douze constellations sont représentées en bas-relief autour d’un cercle de la sphère. La facture en est extrêmement sculpturale et spirituelle jusque dans les moindres détails. Les signes les moins intéressons par eux-mêmes sont peut-être ceux où l’auteur a dépensé le plus d’intelligence et de goût. Il faut signaler particulièrement le scorpion et le cancer, étudiés avec beaucoup d’art, les poissons, exécutés dans le style des fines arabesques de la renaissance, le bélier, le taureau, le verseau, le sagittaire, et surtout la vierge, couchée dans la posture consacrée et enveloppant sa tête de son bras par un geste d’une grâce et d’une grandeur admirables ; cette dernière figure serait presque un chef-d’œuvre, si l’autre bras étendu n’avait une longueur démesurée, dont on ne peut s’expliquer la disproportion choquante que par un scrupuleux désir d’imiter aussi fidèlement que possible la forme même de la constellation. — Mais l’œuvre dont nous voulons surtout féliciter le jeune artiste est le buste en bronze de M. H. Servin, un tout jeune homme imberbe, aux traits fins et au nez busqué. On pourrait attribuer ce charmant portrait à M. Carpeaux lui-même, et le maître n’aurait pas à désavouer l’œuvre de l’élève. Cependant le talent de M. Legrain a quelque chose de plus calme et de plus reposé. Il a de son maître la largeur des plans, la dextérité du modelé, l’entente admirable des masses, même dans les parties les plus rebelles à la précision sculpturale : les cheveux courts et bouclés, le dessin du front et des joues en sont la preuve. Il a de moins que lui l’animation, la verve brillante, la surabondance de la vie ; mais il a peut-être en revanche plus de finesse et de pureté.

Signalons encore un bon buste de M. Beylard, qui représente une femme d’un certain âge, au nez long, au visage maigre, à la bouche grande, aux lèvres fines et serrées ; un portrait de vieillard de M. Lemaire, aux traite creusés et pleins de vérité expressive ; un buste de bronze assez net, assez ferme et assez large de M. Cadé ; une fine terre-cuite de M. Richard, et deux portraits de M. Adam Salomon, auxquels on ne saurait contester, malgré quelque platitude, une grande sincérité de ressemblance. En fait de portraits, le chef-d’œuvre de l’année ne figure pas au Salon ; il est exposé loin des regards profanes, dans l’enceinte moins fréquentée de l’École des Beaux-Arts, où viennent l’admirer ceux-là seuls qui ont le goût des belles œuvres et qui tiennent à s’en inspirer. C’est un buste d’Ingres par M. Guillaume, l’un des maîtres de l’école française, que son extrême sobriété d’œuvres et sa négligence à rechercher le succès ont laissé trop ignoré du public. Ce simple buste est une grande œuvre d’art, un travail complet et irréprochable, tant par le caractère que par la vigueur de l’exécution. Le grand peintre y est représenté jusqu’à mi-corps. La main gauche, résolument et presque violemment empreinte sur un rôle, semble affirmer que l’art a sa probité et que la vérité du dessin doit en être la première loi. Le bras droit se relève sur la poitrine avec une sorte de fierté, tenant un crayon dans la main. L’expression du visage est d’accord avec ces deux gestes, pleine d’une sévérité magistrale et d’une conviction impérieuse. Le costume lui-même n’est pas choisi au hasard : c’est l’habit d’académicien, celui qui convient le mieux au caractère dogmatique du génie de M. Ingres, sinon même à son goût personnel pour l’importance des situations officielles. Un manteau attaché sur l’épaule et qui revient flotter sur le devant donne au personnage, par sa masse et par son ampleur, un certain aspect d’apothéose. On ne saurait dire que M. Guillaume s’est surpassé dans ce travail ; à coup sûr, il n’a jamais mieux fait,

Combien, chez les vrais artistes, le génie individuel est rebelle à l’éducation qu’ils reçoivent ! Qui se douterait, par exemple, que M. Guillaume est un élève de Pradier ? Ce n’est pourtant pas un homme d’un esprit hasardeux et indiscipliné ; on ne peut le soupçonner d’avoir fait fi des enseignemens de son maître. Et cependant il est difficile de trouver deux talens plus divers. Peut-être M. Guillaume a-t-il gardé de l’atelier de Pradier quelque habitude de recherche et d’élégance ; mais il y a joint la gravité, l’élévation, la sévérité, car l’extrême agrément de ses œuvres résulte de leur sobriété même, et l’on peut en dire ce que les anciens disaient de ce style achevé, tersus termo, dont l’élégance n’est que l’effet d’une concision savante. Ces œuvres semblent ornées sans avoir de parure, simples sans jamais être nues. Nourries du suc de l’antiquité, échauffées de l’exemple des grands hommes, le principal sentiment qui les inspire est pourtant un respect de la nature poussé jusqu’au culte passionné de la forme. Elles n’ont pas grand’chose de la renaissance ; elles appartiennent plutôt à l’art grec, tempéré par un mélange de cette distinction de bon aloi qui est la marque de l’esprit français. Le buste d’Ingres, comme les Gracques du Luxembourg, peut être placé à côté des meilleurs morceaux de Rude et de David d’Angers, parmi celles des œuvres contemporaines qui mériteront de servir d’enseignement aux générations futures.

Du autre vétéran de l’école française, M. Étex, n’a pas craint, malgré son âge et sa renommée, de se mêler à la foule des exposans de cette année. Sa Danaé, bas-relief en marbre, est un morceau de sculpture peut-être sans beaucoup de vigueur, mais d’une conception originale et d’un procédé fort curieux. Ce bas-relief n’est en effet qu’une plaque de marbre gravée ; le fond et les premiers plans ne forment qu’une même surface. Le modelé d’ailleurs, très largement et très discrètement indiqué, est figuré en creux au lieu d’être en saillie. La Danaé est couchée au premier plan dans une gracieuse attitude ; au fond, un Jupiter d’une forme un peu lourde et d’un archaïsme voulu, apparaît dans le ciel au milieu d’un nuage et des rayons lumineux qui environnent son trône. C’est plutôt, comme on le voit, un tableau qu’un bas-relief, et le principal souci de M. Etex semble avoir été de ménager par le creux des contours une ombre aérienne qui donnât de la profondeur à la scène. Il y a réussi, mais il a dû sacrifier à cet effet de perspective la vigueur sculpturale et la masse générale du relief.

M. Barye dédaigne depuis longtemps les expositions publiques. Heureusement M. Mène et M. Isidore Bonheur ne suivent pas son exemple. M. Bonheur expose cette année une Vache romaine d’un beau style et d’un modelé très ferme. M. Mène nous donne aussi deux jolis groupes de vénerie, malheureusement sans beaucoup de style et un peu trop dans le genre des dessus de cheminée. L’Hercule étouffant le lion de Némée, de M. Clère, ferait également un excellent dessus de pendule, et n’en est pas moins une œuvre de style. C’est un petit groupe en marbre gris, qui gagnerait beaucoup à se changer en bronze. Félicitons M. Clère d’avoir su rompre avec la tradition des Hercules brutaux et massifs, plus semblables à des portefaix qu’à des demi-dieux. Le héros, car c’en est bien un, a des formes sveltes et nobles qui rappellent plutôt l’élégante vigueur du gladiateur antique que la bestialité de l’Hercule Farnèse et de tous ses frères. Il se jette à plat ventre sur le dos du lion, qu’il écrase de son poids en l’étreignant de ses jambes et de ses bras nerveux. Le modelé en est très beau, l’attitude excellente, le style sérieux et sans fausse violence. M. Clère est certainement un des lauréats qui méritent le mieux leur récompense.

Décernons, en terminant, une mention honorable à M. Maldiney pour son Jésus-Christ crucifié en bois verni. Cette sculpture n’a rien de bien remarquable, soit au point de vue technique, soit au point de vue de l’art ; mais elle est la seule de son espèce dans toute l’exposition de cette année, et sans penser, comme certains critiques et certains politiques pleins de piété, que le seul moyen de régénérer l’art, comme la société française, soit de le faire rentrer par ordre du gouvernement dans la voie religieuse, il faut savoir gré de leurs bonnes intentions aux artistes qui, comme M. Maldiney, n’abandonnent pas les sujets de piété à des fabricans mercenaires, et persévèrent, même sans succès, dans un genre qui jadis a produit tant de chefs-d’œuvre.


VI

Après ce long inventaire des richesses de l’année, il faut enfin nous demander où nous en sommes. Que doit-on penser aujourd’hui de l’école française ? Quelles sont les causes de décadence qui la menacent, ou les signes de régénération qui s’y laissent entrevoir ? Faut-il crier misère et gémir sur notre honte, comme certains hommes du passé qui s’en prennent au temps présent de ce qu’ils n’ont plus les yeux de la jeunesse ? Faut-il au contraire chanter victoire, nous enorgueillir et nous extasier devant nos défauts comme devant des traits de génie ? La vérité, quoi qu’on en dise, n’est pas toujours dans le juste milieu, et cependant nous voudrions nous tenir à égale distance des critiques qui s’abandonnent à un découragement stérile et de ceux qui se complaisent dans une indulgence funeste.

Ce qu’il y a de certain, c’est que peu d’époques ont été aussi fécondes que la nôtre en œuvres distinguées et en artistes de naissance. Nos expositions fourmillent de morceaux estimables et de talens inaperçus. Ce qu’il y a de certain également, c’est que du milieu de cette foule bigarrée il est bien rare de voir surgir, je ne dis pas seulement quelque grand génie, mais quelque forte personnalité qui la domine et qui la marque à son empreinte. La confusion des langues règne dans le pays des arts ; tout le monde y abandonne l’usage de la belle langue française pour parler divers jargons prétentieux ou vulgaires, auxquels chaque artiste se croit obligé, pour paraître original, d’ajouter quelques néologismes de sa façon. Et comme il n’y a rien d’arbitraire en ce monde, pas plus dans l’ordre moral que dans l’ordre physique, on peut affirmer aussi que cette anarchie générale tient à l’état de nos mœurs, à la fâcheuse influence exercée sur l’éducation des artistes par les goûts et par les besoins de la société moderne. Voilà donc le problème posé ; est-il vrai, comme on dit, qu’il soit par là même à moitié résolu ?

L’explication de ce phénomène ne nous serait-elle pas fournie par le contraste que nous remarquions plus haut entre la sculpture et la peinture contemporaines ? La sculpture, disions-nous, est supérieure à la peinture, et cela par les raisons mêmes qui la rendent moins populaire. Elle subit moins l’action de la mode et du mauvais goût qui est le produit de la mode. Le sculpteur, absorbé dans ses rudes travaux, est un ouvrier forcé de vivre en solitaire dans notre société frivole et dissipée. A l’exemple de Jean Goujon, qui s’intitulait maître maçon sang avoir pour cela moins de génie, le sculpteur est un laborieux compagnon assidu à son établi, étranger au reste du monde. Il s’enferme dans son atelier, seul avec ses pensées, avec les grands modèles qu’il consulte et surtout avec la nature, dont il cherche à triompher. Ses études se concentrent sur la figure humaine, qu’il dégage de tout ce qu’il y a d’artificiel dans les usages de la vie moderne, sinon même dans les habitudes de nos imaginations bourgeoises. Il serre de plus près ses modèles, et, comme il dispose de moyens d’expression plus restreints, il est obligé d’apprendre à résumer sa pensée. Limité dans le champ même de la conception par les conditions matérielles de son art, il accepte des règles sévères, et il tire parti de leurs entraves mêmes ; il se discipline, il se condensé, et l’impossibilité de s’abandonner à certaines fantaisies l’amène insensiblement à faire des œuvres sérieuses.

Quant au gros public, qui ne le connaît guère, il s’en soucie lui-même assez peu, et ne devient ni son courtisan, ni son héros. L’antiquité, qui vivait en plein air, était peuplée de statues ; nos appartemens, où l’espace manque, ne peuvent contenir que des tableaux. Le sculpteur ne travaille donc pas pour le commerçant enrichi ou pour l’étranger de passage. Enfin il y a un genre malsain, mais lucratif, qui est recueil où se sont usés bien des talens supérieurs : je veux parler des livres illustrés. Le sculpteur ne connaît rien de pareil, car, s’il a dans le bronze d’art un moyen de publicité qui peut le mener à la fortune, il sait que, pour bien vendre les reproductions de ses ouvrages, il faut d’abord faire des chefs-d’œuvre. S’il est ambitieux, ce n’est point pour se disperser dans une foule de travaux médiocres où son talent se dégrade ; au contraire il travaille pendant dix ans, s’il le faut, à faire une belle œuvre qui à elle seule en vaudra cent mauvaises, et qui lui assurera d’un seul coup la réputation et la richesse.

Ce qui fait la supériorité du sculpteur sur le peintre, c’est donc l’indépendance de son art ; c’est qu’il n’est pas, comme beaucoup de peintres, une espèce de journaliste en tableaux, à l’affût de l’actualité et de la mode, un virtuose asservi aux plaisirs d’un public ignorant. Ce public, qui se plaint souvent de la médiocrité des artistes, ne devrait adresser ses reproches qu’à lui-même, car c’est lui qui les gâte par ses adulations ou par ses injustices, c’est lui qui leur donne les travers des sociétés riches et mercantiles où l’art entre dans toutes les existences, mais où il se confond avec un luxe banal, et se vulgarise en se répandant. La trivialité d’une part et l’excentricité de l’autre, qui sont les deux fléaux de l’art moderne, sont des défauts moins opposés qu’on ne se l’imagine, et tous les deux naturels à une société comme la nôtre. Le vieux proverbe a toujours raison : dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es ; dis-moi à qui tu vends tes tableaux, et je te dirai comment tu dois peindre. Vous faites des toiles de genre pour des bourgeois enrichis, pour des collectionneurs vaniteux et blasés, pour des femmes élégantes qui en orneront leurs boudoirs. Vous travaillez pour meubler la maison de quelque grand financier, pour amuser des personnes désœuvrées et pour disputer à des curiosités de bric-à-brac l’attention de gens qui sortent de table ou qui fument leur cigare. Ou bien encore, vous fabriquez pour l’exportation, et vous garnissez les murailles vides des musées américains et australiens. Comment auriez-vous l’ardente inspiration d’un Delacroix, travaillant pour son pays et pour la postérité ? Comment vous livreriez-vous de bon cœur aux nobles et austères labeurs d’un Ingres ou d’un Flandrin, consciencieusement fidèles à la réalité, quoique passionnément épris de l’idéal ? Pourquoi d’ailleurs aborderiez-vous les sujets de style, ceux qui conduisent aux sommets les plus élevés du grand art ? Vous ferez des peintures qui soient comprises et goûtées de vos acheteurs, qui se trouvent en harmonie avec les mœurs régnantes et avec la commodité des habitations modernes, et vous les emprunterez naturellement aux sujets les plus ordinaires dans la vie de chaque jour. Si au contraire vous voulez surprendre les yeux et réveiller l’attention par quelque ragoût épicé, vous tâcherez de paraître original, et vous serez excentrique ; vous vous jetterez à corps perdu dans la curiosité, dans la bizarrerie, dans le pastiche, et vous ferez des peintures qui ne seront elles-mêmes que des pièces de bric-à-brac.

Il faut bien en effet que les artistes vivent, et ils aiment à bien vivre, tout comme d’autres hommes. A les en croire, ils sont tous incompris de leurs contemporains. Il n’y a pas de barbouilleur qui ne s’apitoie sur l’ignorance et sur la dureté des temps lorsqu’il compare sa chétive existence à la brillante fortune des grands hommes du temps passé, dont il se croit naïvement l’émule. Ces plaintes sont injustes : notre siècle de fer est aussi un siècle d’argent, et jamais les barbouilleurs n’en ont si facilement gagné. Jamais les œuvres d’art n’ont été d’un débit plus général et plus abondant ; jamais la réputation n’a été plus accessible à ceux dont le talent est doublé d’un peu de savoir-faire ; L’art est devenu l’objet de véritables entreprises commerciales, pour ne pas dire de véritables spéculations de bourse. Dès qu’un artiste est célèbre et qu’il a cours sur le marché, il ne se donne plus la peine d’exposer ses œuvres nouvelles ; il craindrait qu’un échec ne vînt compromettre sa réputation et avilir ses prix. Il aime beaucoup mieux les vendre dans l’atelier même. Ceux qui exposent sont ceux qui ont encore à faire leur chemin. S’ils rencontrent un marchand de tableaux qui en fasse l’entreprise, ils deviennent célèbres d’un jour à l’autre. Leurs succès artificiels et souvent sans lendemain leur font perdre l’habitude du travail sincère, de l’effort honnête, de la réflexion et du grand art. A peine touchent-ils à la gloire, que leur talent s’arrête ; ils se reproduisent, ils battent monnaie, et cessent de créer des œuvres sérieuses pour ne plus fabriquer que des marchandises.

Ce n’est pas le talent qui nous manque ; c’est la discipline, le recueillement, le sentiment approfondi, en un mot la conscience. Quand on est trop pressé de réussir, on n’échappe point au charlatanisme. La grande affaire est alors d’avoir un genre à soi, une marque distinctive que le public puisse reconnaître, et dont il garde aisément le souvenir. Ceux à qui la nature a donné une originalité vraiment puissante en abusent dès le début, et l’épuisent sans la renouveler ni la laisser mûrir. Ceux dont le talent est plus vulgaire essaient de se faire une originalité postiche. Avec un peu de persévérance et d’ingéniosité, c’est moins difficile qu’on ne pourrait le croire. Souvent il suffit d’affecter avec ostentation quelque défaut, toujours le même, et de l’ériger audacieusement en système : le public s’y accoutume et finit par l’admirer. On se pose en chef d’école, et le badaud finit toujours par accepter les prétentions des gens qui s’imposent ; parfois même il suffit d’une infatigable reproduction des mêmes scènes. Si le public reconnaît vos toiles sans avoir besoin de lire votre signature, il ne vous en demandera pas davantage. Fier de sa sagacité, il en partagera volontiers l’honneur avec vous ; il répétera votre nom, il fera foule autour de vos œuvres, et si vos tableaux sont d’une dimension portative, vous serez pour toute votre vie un commerçant achalandé.

On a remarqué depuis longtemps qu’il ne se fait plus guère de livres sérieux et que la plupart des écrivains publient leurs travaux à l’état d’essais. La plupart de nos œuvres d’art ont le même défaut ; elles ressemblent à des articles de journaux improvisés au jour le jour ou même à ces élucubrations sans nom qui alimentent aujourd’hui la petite presse. Nous sommes bien loin du temps où l’on respectait le public, où l’on n’affrontait ses regards qu’avec des œuvres longuement méditées, où l’artiste et le poète gardaient pour eux les études qui contenaient le secret de leurs efforts. Nous n’avons plus aujourd’hui cette pudeur scrupuleuse ; nous ne prenons pas le temps d’habiller nos pensées, et nous les montrons à tout venant dans toute leur nudité primitive. Nous ne leur laissons même pas toujours le temps de naître, et, quand elles viennent à nous manquer, nous dérobons hardiment celles d’autrui. On n’attend pas que les idées se présentent, on va soi-même à la chasse des sujets ; on ramasse au hasard un motif quelconque ; on le prend soit dans la rue, soit dans un musée, soit même dans le dictionnaire historique ou le dictionnaire de la conversation, et, si le plat réussit, on le fait reparaître plusieurs fois sous d’autres noms. Voilà comment se font les tableaux et les livres dans cette grande hôtellerie que nous appelons la société moderne.

Tel est le mal dont souffre l’école française, et dont nous entendons les critiques se plaindre invariablement et inutilement chaque année. On ne nous accusera certes pas d’en atténuer les couleurs ; mais où faut-il en chercher le remède ? Est-ce dans les récompenses, dans les concours, dans le choix des sujets imposés aux écoles, dans des prédications académiques et dans des encouragemens factices à des vocations de commande ? Croit-on que l’état de notre civilisation et de nos mœurs permette d’imposer à l’art des formes convenues, et de fabriquer à volonté des Raphaël, des Poussin et des Lesueur, ou même des David et des Ingres ? Non, ce n’est pas dans la discipline artificielle des écoles qu’est aujourd’hui le remède aux tentations du mauvais goût régnant, et l’on ne fait pas des artistes comme on fait des soldats. C’est par le travail individuel, par la sincérité du sentiment, par la persévérance de la recherche solitaire, par la liberté de l’art en un mot, qu’il faut essayer de se régénérer. En ce sens, le mal lui-même apporte son propre remède, car l’anarchie dont on se plaint a brisé le joug académique, et j’entends par là non pas seulement les traditions de l’art classique, mais celles même du romantisme, déjà aussi vieilles et encore plus artificielles que les autres. L’artiste est sans direction, livré à tous les caprices du public, mais il a repris toute sa liberté d’allures ; faute de modèles et de formes imposées, il ne peut s’adresser qu’à la nature, la seule vraie, la seule grande inspiratrice. Il est obligé de se reconnaître, de se recueillir, de chercher sa voie, et, s’il y en a beaucoup qui s’égarent, il y en a quelques-uns qui trouvent. Ceux-là ne sont ni les imitateurs d’un art qu’ils ne comprennent plus, ni les copistes habiles des procédés des diverses écoles, ce sont ceux qui savent entrer en communion intime avec la nature et qui sont d’assez bonne foi pour lui rester toujours fidèles.

Ne reculons pas devant les mots. La liberté de l’art conduit à une doctrine qu’il faut appeler par son nom, le réalisme. Qu’on ne s’effraie pas de ce terme, dont les charlatans ont tant abusé, car c’est le réalisme qui fera le salut de l’école moderne. Nous n’entendons par là ni la vulgarité systématique, ni la recherche passionnée de la laideur. Il y a un bon et un mauvais réalisme. Il y a un réalisme plat, grossier, inintelligent, qui consiste à rendre mécaniquement ce qu’on voit, sans essayer de pénétrer dans les secrets de la nature ; il y en a un autre qui s’attache uniquement aux détails matériels, aux objets inanimés et aux effets pittoresques : celui-ci n’est qu’une forme inférieure de l’art. Le vrai réalisme, c’est l’art lui-même : en dehors de lui, il n’y a que des conventions banales et des œuvres factices. La théorie de l’idéal, qu’on lui oppose à tort, n’est que l’analyse d’un sentiment éveillé en nous par les belles œuvres ; ce n’est pas une méthode positive qui puisse enseigner à les faire.

La réalité seule a cette puissance, et c’est elle seule qu’il faut consulter. L’idéal, conçu comme la substance et comme le fondement même de l’art, est pour les artistes la plus dangereuse des chimères. Il n’inspire que des œuvres artificielles et glacées, de plates imitations archaïques ou des inventions d’un symbolisme prétentieux. Nous en avons cette année même des exemples : c’est la Giacomina de M. Cabane, c’est le mélodrame ultra-romantique de M. Gustave Doré, ce sont les mannequins sans vie de M. Puvis de Chavannes ; c’étaient, il y a quelques années, les charades et les rébus mythologiques de M. Gustave Moreau. Ajoutez-y, si vous voulez, les compositions froides et languissantes de quelques élèves d’Hippolyte Flandrin, qui croient devoir rendre hommage au souvenir de leur maître en parodiant son génie. Voilà quels sont aujourd’hui les triomphes de l’idéal. Est-ce vraiment sur de pareils exemples qu’on veut régler l’école française et qu’on prétend la régénérer ?

Revenons modestement à l’école de la nature. Notre apprentissage y sera peut-être laborieux, mais il ne sera jamais stérile. Assurément les libres penseurs du réalisme ont leurs prétentions et leurs ridicules, comme les dévots de l’idéal. Leur drapeau est devenu le point de ralliement de tous les artistes déclassés, vaniteux, paresseux et incapables ; mais, sans se ranger sous leur bannière, il faut bien se garder de la combattre. L’art n’est pas encore mort ni même en décadence dans une école qui a pris le réalisme pour devise, car la nature y est encore en honneur, et, comme dit le philosophe Emerson, la nature est inépuisable dans son commerce avec l’esprit humain. Quand l’art est sur le point de mourir, il ne cherche pas à se renouveler ; il ne se fatigue pas à poursuivre la réalité qui le fuit. Il s’endort au contraire dans les traditions du passé ; il se fige dans l’imitation machinale de certaines formes consacrées qu’il reproduit grossièrement sans les comprendre, et qui se transmettent d’âge en âge en s’affaiblissant de plus en plus. C’est l’art égyptien, c’est l’art byzantin, c’est l’art académique, c’est celui de toutes les époques de véritable décadence et de toutes les sociétés sans avenir. Grâce à Dieu, ce n’est pas encore le nôtre.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. Voilà du romarin, c’est pour le souvenir. Voilà des pensées, c’est pour la pensée ; voilà du fenouil et des colombines ; voilà de la rue pour vous, et j’en garde pour moi. Voilà une marguerite. Je voudrais vous donner des violettes, mais elles se sont toutes fanées quand mon père est mort.