Le Salon de 1873/02

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Le Salon de 1873
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 105 (p. 859-891).
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LE
SALON DE 1873

II.
LE PAYSAGE ET LA SCULPTURE[1].


V

Il est fort rare que les grands talens naissent tout formés et qu’ils s’imposent du premier coup à l’admiration du public. La plupart des engouemens subits qu’on a vus se produire depuis quelques années ont été suivis d’une prompte décadence et d’un profond oubli. La foule des œuvres d’art est si grande, et le public est si distrait, qu’on ne peut espérer retenir son attention qu’à la longue, à moins qu’on ne cherche à la frapper par un certain charlatanisme vulgaire. Les artistes contemporains les plus sérieux ont été obligés presque tous de faire un long noviciat avant que le public daignât remarquer leurs œuvres ou rendre pleine justice à leur talent. C’est en général à cette période de lutte, de labeur obscur ou de succès incertain qu’appartiennent leurs meilleurs ouvrages. Dès qu’ils sont arrivés, ils s’arrêtent ; ils se relâchent, se complaisent dans leurs défauts, ou bien ils se répètent à profusion, se prodiguent jusqu’à s’épuiser, se livrent à une perpétuelle et monotone réédition d’eux-mêmes. Aussi les générations d’artistes ne durent-elles guère plus que les gouvernemens et les dynasties ; chaque dizaine d’années amène une révolution sinon dans l’art lui-même, du moins dans le personnel des talens à la mode.

Notre grande école de paysage est restée plus longtemps sur la brèche ; elle a encore parmi nous de glorieux représentans qui éclipsent aux yeux du public la foule des nouveau-venus. Il est visible cependant qu’elle décline. MM. Corot, Cabat, Daubigny, Hanoteau, Harpignies, sont encore là et leurs noms seuls commandent le respect ; mais ils languissent de plus en plus, et ce sont les seconds rôles, comme on dit au théâtre, qui occupent les premiers rangs de la scène, où ils sont loin de faire aussi grande figure que leurs devanciers. Le paysage français paraît subir en ce moment une transformation nouvelle ; en ce genre, comme dans tous les autres, l’art se raffine et se rapetisse. Il y a chez les talens du jour une tendance regrettable à négliger les grands aspects de la nature, largement et simplement interprétés, pour n’en plus cultiver, que les grâces familières et pour ainsi dire les beautés bourgeoises. En général, les nouveaux paysagistes n’apportent pas dans l’étude de la nature un sentiment bien profond ; ils n’en connaissent guère que la surface, et ils la chiffonnent agréablement à la façon des tableaux de genre, sans lui arracher le secret de ses plus grandes beautés. Pour tout dire en un mot, la jeune école est plus exacte, mais elle est déjà plus vieille que l’ancienne, et elle gagnerait souvent à s’inspirer davantage de ces vétérans sentimentaux qu’elle traite volontiers de radoteurs.

M. Corot est fort âgé, personne ne l’ignore ; c’est le patriarche des paysagistes français. Il appartient à une génération disparue depuis longtemps, et il lui survit comme pour faire honte à la génération contemporaine. Son inépuisable fécondité, qui n’a fait que se développer avec les années, a peut-être affaibli son talent. On n’en est que plus émerveillé du retour de fraîcheur et de jeunesse par lequel il se venge cette année des outrages du temps. Ses deux derniers tableaux, la Pastorale et le Passeur, n’ont rien d’absolument nouvel ; ils prouvent seulement que la vieillesse de M. Corot est loin d’être épuisée, malgré l’abus qu’il en fait. La Pastorale est une de ces toiles romantico-mythologiques où M. Corot aime à faire revivre le paganisme, champêtre en l’enveloppant de toute la poésie rêveuse des modernes amans de la nature. Dans une clairière, au bord d’une forêt, un grand arbre aux nobles formes se dresse en travers du ciel, coupant par le milieu un horizon faiblement rougi par les premières lueurs du jour naissant. On aperçoit dans un lointain brumeux, pénétré d’une fine lumière, des coteaux couronnés de monumens d’un style classique. Des bergers ou des sylvains sont couchés sur l’herbe ; un groupe de nymphes danse gaîment dans la rosée aux premiers rayons de l’aurore. On dirait les derniers ébats des divinités champêtres, qui après leurs courses nocturnes à travers la plaine s’arrêtent au bord de la forêt pour saluer le lever du jour avant de rentrer dans les mystérieuses retraites où elles restent cachées jusqu’à la tombée de la nuit. — Le Passeur représente une scène plus réelle sans en être moins poétique. Sur le bord d’une rivière aux eaux limpides, à l’ombre d’un groupe de hêtres et d’aulnes touffus, le batelier détache l’amarre de sa barque à l’appel de deux hommes entrevus sur l’autre rive à travers la brume matinale. L’air et les eaux ont cette transparence vaporeuse et inimitable que nul autre peintre n’a jamais su dérober à M. Corot. En face, sur un coteau rocailleux qui court le long de la rivière, on aperçoit quelques maisons qui se découpent sur un ciel pur, baigné d’un fin brouillard matinal et d’une lumière fraîche et jeune. Ce paysage n’est pas seulement un harmonieux arrangement de formes et de couleurs : il vit, il frissonne, il palpite, il cause au spectateur la sensation même qu’il éprouverait, s’il faisait partie de la scène. La grande supériorité de M. Corot ne tient pas seulement à l’harmonie du coloris, à l’élégance de la composition ; elle tient surtout à ce que ses, tableaux ne sont pas des reproductions extérieures et machinales : ce qu’ils rendent le mieux, c’est l’aspect général, la physionomie des choses, l’émotion produite dans l’âme du spectateur. En un mot, les tableaux de M. Corot ont une âme, une âme juvénile, printanière, doucement mélancolique, éternellement naïve dans ses sentimens, quoique raffinée par une longue expérience et éclairée par un grand bon sens.

M. Daubigny craint d’être monotone, et il fait tout au monde pour fuir l’uniformité. Pourtant, malgré ses efforts pour se renouveler et pour se rajeunir, combien son talent est plus vieux que celui de M. Corot ! C’est une source tarie, qui ne donne plus qu’une eau troublée. L’inspiration, qui s’alanguit, fait place à un pittoresque factice dû à la recherche des effets matériels et à l’abus des procédés techniques. Il y a certainement des effets imprévus, de grandes hardiesses de facture et une science approfondie du métier dans les deux toiles que M. Daubigny expose cette année ; elles saisissent au premier coup d’œil, mais elles ne supportent pas l’examen, parce qu’elles manquent de sincérité. Pour employer une expression familière, cette peinture se bat les flancs, et elle ressemble à la poésie de certains versificateurs du genre descriptif qui rassemblent habilement des mots, des rimes et des strophes d’un effet pittoresque, mais sans conviction profonde et sans pensée sérieuse. La Plage de Villerville est la meilleure des deux toiles. Du haut d’une falaise, la vue plane sur la grande mer aux reflets argentés, sur le ciel froid et brumeux, rougi par le soleil couchant, sur la plage et sur les rochers couverts d’algues et de goémons laissés à nu par la marée basse. Les flaques d’eau emprisonnées dans ces rochers s’illuminent d’un rouge ardent. Le disque solaire apparaît à droite, à travers une masse de brouillards sombres, comme un fer rouge enveloppé de fumée. A gauche, un ciel rosé, d’une teinte fine, mais opaque et trop visiblement plaquée sur la toile avec le couteau à palette, pend sur l’horizon, qu’il obstrue un peu. Au premier plan, sur le sommet de la falaise, une famille de pêcheurs rentre par groupes épars le long d’un sentier inégal conduisant à une maisonnette entourée de quelques broussailles. L’ensemble a de la puissance, et aurait même de la grandeur, si l’on ne sentait que M. Daubigny est maintenant un artiste blasé qui joue avec la nature et n’y voit plus qu’un thème à variations pittoresques, comme ces musiciens exécutans qui, à force de jouer les morceaux des grands maîtres, cessent de les interpréter avec respect. Certes M. Daubigny connaît la nature et il la comprend à merveille, mais il s’amuse à la faire grimacer, sous prétexte de la rajeunir.

Ce défaut est encore plus choquant dans le tableau intitulé la Neige. Là pour employer un néologisme que les puristes sont obligés de concéder au vocabulaire de l’art, le chic s’étale avec une véritable impudeur. Sur une vaste plaine de neige, figurée à grands coups de plat de sabre, par plans anguleux et heurtés, des noyers décharnés dressent des touffes de bâtons biscornus qui semblent peintes avec un balai de branches de bouleau, et se découpent sur un ciel fouetté de petits nuages d’un rouge sanglant. Des volées de corbeaux noirs jetés au hasard comme. des taches d’encre sur la plaine neigeuse tourbillonnent lourdement. L’aspect général de ce paysage est brutal, vulgaire, lâché, empreint d’un certain charlatanisme fantastique qui nous fait songer involontairement, — que M. Daubigny nous le pardonne, — aux anciennes toiles à sensation de M. Yan Dargent. Ce n’est pas l’œuvre d’un artiste sérieux ; c’est le tour de force d’un faiseur incomparable qui se moque à la fois de la nature et du public.

Quand un artiste de cette valeur donne dans de telles fantaisies, c’est un signe de lassitude et de décadence. M. Daubigny en est maintenant à sa troisième manière ; combien nous préférons à l’infernale habileté de main dont il aime aujourd’hui à faire parade le sentiment naïf et simple de ses premières œuvres ! Le hasard nous ramenait dernièrement devant une de ces toiles de sa jeunesse, et nous avions vraiment peine à le reconnaître : on eût dit alors un élève de M. Corot, plus puissant, plus réel, plus simple dans le choix des sujets, mêlant à une rare vigueur pittoresque je ne sais quelle timidité mélancolique et charmante. Plus tard, quand vint la maturité de ce beau talent, à l’époque où il peignit ses bords de l’Oise, ses effets de printemps, son pommier en fleurs, le sentiment que respiraient ses ouvrages était peut-être déjà moins vif et moins profond ; c’étaient pourtant des chefs-d’œuvre, parce qu’ils présentaient un parfait équilibre entre le sentiment et l’expression. Aujourd’hui cet équilibre est rompu, et il est à craindre que ce ne soit pour toujours.

En fait de paysages d’hiver, nous préférons encore à la Neige de M. Daubigny le Souvenir de la forêt d’Eu de M. Daliphard. On y voit aussi des arbres dépouillés, des volées de corbeaux, et le tout se découpe avec vigueur sur un ciel rouge ; mais il y a un véritable aspect de désolation tragique dans les rangs serrés de ces grands chênes bruns à moitié ensevelis sous les frimas, dans les flaques d’eau noire éparses sous la futaie, dans l’embrasement du soleil couchant qu’on entrevoit à travers les profondeurs de la forêt. — Quant à M. Emile Breton, dont nous n’avons plus à faire ici l’éloge, on peut hardiment le proposer en exemple à tous les peintres d’effets de neige. Son Dimanche matin dans un village de l’Artois est une de ces toiles simples et fortes qui n’ont d’autre prétention que de rendre fidèlement ce qu’elles représentent. A l’entrée d’un pauvre hameau, entre deux rangées de chaumières qui s’éloignent avec une perspective des plus puissantes, quelques paysans cheminent dans la neige, se rendant à l’office du dimanche. Le chemin est bordé d’arbres tout chargés de frimas et de fossés remplis d’eau que recouvre la neige, trouée de place en place de flaques de glace d’un vert sombre. Le ciel, d’un brun violacé, pèse lourdement sur l’horizon, et l’on y voit, pour ainsi dire, les nouvelles averses de neige dont il est chargé. Mais pourquoi M. Emile Breton se consacre-t-il aux effets de neige ? Son Soleil couchant après l’orage va peut-être répondre à cette question. Cette toile est d’un grand effet, harmonieuse, exacte et sincère ; cependant elle est trop sombre pour l’heure du jour et pour l’état du ciel : malgré le puissant embrasement qui occupe l’horizon, sur un ciel moucheté, strié et fouetté de nuages épars, la lumière manque dans ce paysage. Les masses de verdure qui se découpent en silhouette sur le ciel, les marécages et les prairies qui nagent au premier plan dans une ombre déjà épaisse, le troupeau de moutons qui chemine sur la droite, se confondent dans une masse obscure que n’éclaire aucun reflet lumineux. M. Emile Breton, cela est visible, ne sait pas faire descendre la lumière du ciel, et il lui est plus commode de l’emprunter à la terre en la couvrant d’un manteau de neige dont la blancheur diffuse sert de repoussoir à tout le reste.

Il y a peu de chose à dire cette année de M. Harpignies, dont le paysage intitulé le Saut du loup manque de profondeur, de solidité dans les premiers plans, de perspective dans, les horizons, et n’a pour tout mérite qu’un dessin architectural et une certaine disposition décorative qui ne manque pas de style. Le Chèvrefeuille de M. Hanoteau est une jolie toile dans un genre plus modeste et plus familier. Des chèvres broutent dans un bois, sous une futaie dont les détails sont très sincères et très finement rendus ; mais les premiers plans tombent sur le cadre, et le véritable centre de lumière n’est pas au centre du tableau. L’éclaircie lumineuse qu’on aperçoit au second plan n’est qu’une trouée sans importance, qui ne domine pas le reste du tableau, et ne retient pas suffisamment le regard. L’œil se porte de préférence vers les clairières pratiquées à droite et à gauche, soit vers le chemin, soit vers la mare qui bordent les deux côtés de la toile, et qui pourraient servir chacun de centre au tableau. C’est là un défaut grave que ne rachètent ni la grâce de certains détails, ni la scrupuleuse fidélité, ni l’harmonie de la couleur.

Il faut l’avouer sans détour : sauf M. Corot, qui garde une place à part, c’est M. César de Cock qui est cette année, de par le jugement du public, le roi du paysage. Le talent de M. de Cock n’est pas d’un genre supérieur, et il a mis longtemps à se faire estimer. Ses éternels dessous de bois étaient jadis d’une crudité qui rebutait l’œil et qui le blessait trop pour qu’il pût s’y arrêter avec plaisir. Sa couleur, en s’amollissant un peu, a pris plus d’harmonie, et permet maintenant de lui rendre justice. Son tableau intitulé Dans le bois est d’une coloration bleuâtre et rosâtre qui n’a peut-être pas beaucoup de puissance, mais d’une saveur fraîche, exquise et toute printanière, dans les tons doux et fins de l’aquarelle ; les lointains fondus et brouillés y sont traités, comme d’habitude, avec une merveilleuse habileté ; somme toute, l’ensemble est un peu fragile et légèrement indécis. La Rivière sous bois est d’une facture plus ferme et d’une intelligence plus nette. Les feuillages y sont disposés par touffes d’un dessin précis, d’une forme arrêtée ; l’aspect en est saisi par les grandes masses, et il se résume en deux teintes fondamentales : le vert vif et le gris perle, dont la répétition sans monotonie donne au tableau une unité singulière. La rivière tourne à merveille dans une profondeur vaporeuse, entre deux haies de feuillages tendres, dont les branches laissent entrevoir un ciel blanc et légèrement azuré. M. César de Cock ne sera jamais qu’un peintre de second ordre ; cependant il a dans son genre une incontestable originalité.

Son verre n’est pas grand, mais il boit dans son verre.


On n’en pourrait pas dire autant de la plupart de ses émules. Il faut cependant faire une exception pour M. Langerock. Sous ce titre, Souvenir des Vosges, ce peintre peu connu jusqu’à ce jour nous offre aussi une rivière sous bois. Seulement la couleur de M. Langerock est vive et forte ; ses dessous de forêt et ses broussailles sont d’une fraîcheur vigoureuse qui n’emprunte rien de sa vigueur à la crudité de la verdure. Enfin le soleil y pénètre par mille petites trouées invisibles, couvrant tout de ses paillettes d’or, se mirant dans les eaux, frisant les feuilles et les menus branchages, se reposant çà et là sur les écorces des hêtres, qu’il blanchit d’un reflet lumineux : c’est un fouillis où l’œil se promène sans aucune confusion. Sur les eaux calmes et sombres, mais transparentes et réfléchissant la verdure de leurs bords, un homme vêtu de rouge passe dans un bateau et donne la note à toute la toile. Le grand défaut de ce tableau est que les morceaux de ciel entrevus à travers les branches sont diffus et brouillés ; cette maladresse étonne d’autant plus que tout le reste dénote un grand savoir-faire et une rare habileté de main.

M. Chintreuil est également un artiste original, mais trop adonné aux mêmes sujets. C’est le peintre des averses, des brouillards, des giboulées, des rayons de soleil entre deux pluies d’orage. Si l’on voulait définir son genre, il faudrait l’appeler le paysage météorologique. Son tableau de Pluie et soleil représente une grande plaine de pâturages où des bestiaux errent en liberté. Des soupçons de rayons de soleil, échappés entre deux nuages, frisent l’herbe de place en place ; des vapeurs pluvieuses traînent et rasent la terre. Au fond, par une éclaircie momentanée, se découvre un vaste pan de ciel jaune et mouillé. — La Marée basse, du même peintre, est un embrasement confus dans un ciel orangé, dont l’éblouissement froid et faux écrase des premiers plans mous et incertains. Décidément M. Chintreuil tourne lui-même au météore.

On ne rend pas pleine justice au talent simple et franc de M. Jules Héreau. Peut-être est-il moins bien inspiré par le ciel d’Angleterre que par le ciel de France ; ses deux tableaux des bords de la Tamise n’en sont pas moins d’une grande vérité. Les Environs de Gravesend surtout sont un portrait frappant du paysage et du climat d’outre-Manche. Tout n’y est pas agréable à l’œil : les vapeurs noires des steamers se mêlent aux vapeurs noires du ciel ; les blancheurs blafardes de la plage contrastent un peu durement avec les crudités d’une verdure implacablement fraîche et éternellement lavée par la pluie. La Tamise près de London-Bridge est également pâle, brumeuse, vaguement rosée, et elle coule sous un ciel tout brouillé de fumée. Nous comprenons, sans la partager, la répulsion du public pour ces tristes paysages, et nous avons hâte d’aller réchauffer nos yeux sous un soleil plus franc et plus vif en accompagnant M. Pasini sur le Marché de la mosquée de Yeni-Djami, à Constantinople.

M. Pasini est, avec feu M. de Tournemine, l’un des derniers représentans d’un genre aujourd’hui un peu délaissé, mais qui a brillé pendant quelque temps d’un vif éclat, le genre orientaliste. Son coloris, plus franc que celui de M. Fromentin, plus sincère et plus sobre que celui de M. Ziem, est cependant loin de valoir celui du maître de cette école, l’inimitable Marilhat ; en revanche, il a de l’élégance, de l’harmonie, une légèreté de pinceau étonnante et une grande facilité de composition. Son Marché de Constantinople manque peut-être un peu de lumière, et le ciel en est trop bruni par les chaudes vapeurs de l’été ; ce n’en est pas moins un charmant tableau. Au pied d’un édifice entouré de plusieurs étages de galeries à ogives moresques, sous de grands platanes aux vastes ombrages, se presse la foule bariolée des acheteurs et des vendeurs. Les marchands accroupis auprès de leurs brillans étalages, les grands seigneurs assis sur de riches tapis et fumant leur chibouque, avec leurs armes posées à côté d’eux sous leur main, tout en faisant leurs emplettes, les monceaux d’étoffes voyantes, les poteries, les fruits, les calebasses, les chevaux tout sellés qui attendent, les femmes à demi voilées qui vont et viennent, l’ombrelle à la main, tout ce joyeux désordre est plein d’éclat et d’harmonie. Il y a plus de soleil encore dans la petite toile appelée Souvenir d’Orient ; grâce aux vigoureuses ombres portées que le sujet permettait d’employer, cette toile est véritablement éblouissante. Elle représente une arcade sombre qui s’ouvre à la porte d’un palais ou d’une mosquée, dans une muraille revêtue de faïences bleues. Sous l’embrasure de la porte, et déjà dans l’ombre de l’auvent qui la surmonte, un homme en manteau rouge conduit en laisse deux chevaux au poil fin et soyeux ; la masse seule en est indiquée, mais l’effet de couleur en est merveilleux. A côté de la porte, au grand soleil, un vieillard, mendiant ou pèlerin, adossé à la muraille tient son chapelet à la main. Cette description est déjà trop longue, et cependant elle ne décrit pas ce qu’on ne saurait décrire, l’effet surnaturel de cette inondation de lumière dont les yeux restent éblouis.

Il y a aussi du soleil, mais un soleil doux et tempéré, dans les paysages blancs, bleus et nacrés de M. Masure. Ce sont toujours des vues prises sur les calmes rivages du golfe Juan et d’Antibes. Les marbrures lumineuses des eaux transparentes qui clapotent sur les bas-fonds des rochers, les ombres irisées des petites vagues qui rident la surface de la mer, l’effet de délicate blancheur qui résulte de cette mêlée de couleurs vives et douces, ne peuvent nous empêcher de reconnaître que les premiers plans sont un peu incertains ; et puis M. Masure commence à fatiguer parce qu’il se répète trop. — M. Lansyer, qui l’année dernière se promenait aussi sur la côte de Nice, est au contraire un talent jeune et varié, qui cherche encore sa voie, mais auquel il ne faut pas souhaiter de la trouver trop vite, car il doit à cette recherche même une grande partie de l’intérêt qui s’attache à ses œuvres. Ses Récifs de Kilvouarn ont un défaut choquant : les premiers plans, comme chez M. Masure et plus encore, manquent de vigueur et retombent sur les bords du cadre. Les eaux, d’une assez belle couleur, sont lourdes et massives ; la grosse vague qui ruisselle au premier plan sur les rochers est d’un mouvement épais et d’une forme compacte comme si elle roulait du plomb fondu ; enfin les récifs qui occupent la gauche de la toile, et qui sont d’une grande vérité, paraissent mous et sans consistance à côté de ces flots pesans, sur lesquels il semble qu’ils pourraient flotter comme un édifice de carton. Ces réserves faites, le paysage est grandiose et fièrement taillé. Ce qu’il y a d’écrasant dans ce ciel sombre, dans ces gros nuages pluvieux dont un pan traîne dans la mer, est fidèlement emprunté à la nature bretonne, et n’en exagère aucunement l’effet. Ce qu’il y a de lugubre et d’uniforme dans ce jour diffus et blafard qui se répand partout également sur les anfractuosités du rocher, sans y laisser nulle part une masse d’ombre ou de lumière, est aussi un hommage rendu à la vérité. Cette toile est belle malgré ses défauts, parce qu’elle est sincère. On peut en dire autant de l’Anse de Treffentec à la marée montante. Cette marée s’avance avec une lourdeur tout à fait invraisemblable ; mais la scène entière est disposée, éclairée, colorée avec une grande franchise, avec une mâle simplicité d’aspect. Une vaste mer, bleue vers l’horizon, verte aux premiers plans, un large ciel vif et pur que parcourent de petits nuages humides et fouettés par le vent, occupent les trois quarts du tableau ; à droite s’allonge une côte vivement éclairée, où le soleil brille implacablement sur les moissons et les cultures. La peinture de M. Lansyer, qui est encore imparfaite, a un mérite rare : elle a ce qu’on appelle en langage d’atelier un parti-pris.

C’est un peu ce qui manque à la toile de M. Wahlberg, un Jour d’octobre, — non pas qu’elle ne soit d’une grande puissance ; elle en a même trop, puisqu’elle n’en sait que faire, et que les premiers plans, malgré leur étonnante vigueur, ont peine à se soutenir au milieu de cette coloration brune et énergique. — L’Effet de lune dans le port de Waxholm n’a pas le même défaut, grâce à la coloration sombre que le sujet exige et que le peintre a su rendre transparente, tout en la maintenant dans une tonalité d’une prodigieuse vigueur. Un ciel nuageux, déchiré par grandes masses, inonde des rayons lunaires une eau calme, presque dormante, éblouissante de lumière et moirée d’ombres bleues ; le tout est fait par empâtemens d’une justesse et d’une puissance extraordinaires. — Le village de Clairvaux de M. A. de Knyff représente aussi un clair de lune. L’astre charmant se lève derrière un coteau, avec une lueur rose et douce. Un village tapi dans l’ombre aux bords d’une rivière reçoit les premières caresses de cette lumière mystérieuse et douce. La flèche brillante d’un clocher, la silhouette frémissante d’un peuplier, se découpent sur l’horizon ; un falot brille à la fenêtre d’une des maisons du village et se reflète dans les eaux de la rivière. Cette petite toile passe inaperçue, et c’est vraiment dommage, car elle est d’un goût très pur et d’un sentiment simple et profond.

Nous voudrions nous arrêter encore devant les Etangs de M. Lambinet, dont le coloris tour à tour lilas, brun et grisâtre, donne au paysage un certain reflet de la sublime tristesse de Ruysdaël, — devant les Bords du Loir, si frais et si gais, de M. Mesgrigny, — devant le Crépuscule d’hiver si mélancolique de M. Lavieille ; nous voudrions comparer les fines toiles vraiment hollandaises de M. Mois aux fantaisies décoratives que M. Justin Ouvrié croit pouvoir parer de noms hollandais. Nous voudrions donner un témoignage d’estime aux essais de style un peu arriérés de MM. Bénouville et Bellel, nous voudrions surtout considérer avec respect les deux toiles bien languissantes de M. Cabat, où l’on ne trouve plus, hélas ! que de faibles traces de son talent ; mais nous chercherions vainement, à défaut d’une couleur toujours absente, quelque chose de l’ancienne vigueur de dessin qui distinguait jadis les tableaux de ce maître. A présent ses arbres eux-mêmes n’ont plus la physionomie fière et fatidique qu’il savait autrefois leur donner ; ils se dressent avec raideur et tordent follement leurs branches sans qu’on puisse deviner pourquoi. Passons donc silencieusement devant ces témoignages de décadence, et allons nous en consoler auprès de M. Yan Marcke, qui est, lui aussi, d’une grande école, et qui, sans faire oublier son maître Troyon, marche aujourd’hui dignement sur ses traces. Le Moulin et la Corderie sont deux scènes champêtres et familières, composées dans le goût des Hollandais plutôt que dans le goût de Troyon et dans des dimensions moindres que celles du maître. La facture en est encore moins énergique qu’élégante, mais elle est plus large et plus grasse que dans les précédens tableaux de M. Yan Marcke. Le Moulin n’est qu’une masure brune dans un vert pâturage où paissent de belles vaches hollandaises au poil roux. Cette toile, qui est certainement fort belle, manque peut-être un peu de solidité et de relief. La Corderie au contraire est un tableau de premier ordre. Sur une plage basse qui se perd dans les prairies, à quelques pas d’une falaise, à l’ombre de quelques vieux bateaux pêcheurs halés sur le rivage, des bestiaux se sont rassemblés vers l’heure de midi sous la conduite d’un jeune pâtre. Une jument blanche avec son poulain tourne la croupe vers le spectateur, et se repose, la tête basse, dans la tranquille attitude que les animaux des champs prennent au milieu du jour ; une vache s’est couchée à côté d’elle et rumine paisiblement ; une autre vache s’éloigne de quelques pas et meugle vers l’horizon ; le tout forme un groupe harmonieux et calme. Dans le fond, un cordier tourne sa roue et dispose ses fils sur ses chevalets. Les voiles des barques restées à sec sur la plage sont déployées pour sécher au soleil, et leurs silhouettes triangulaires se dessinent pittoresquement sur un ciel bleu moucheté de nuages bruns, nacrés et fouettés par le vent. Peut-être trouve-t-on un peu trop de vigueur dans l’azur de ce ciel et dans l’épaisseur de ces nuages insuffisamment modelés ; mais il y a de l’air, de l’espace, de l’humidité dans cet horizon ; on y sent la brise marine qui souffle librement. M. Van-Marcke est évidemment en progrès, et il ne faudrait pas beaucoup de toiles de cette valeur pour le faire passer au rang des maîtres.

La peinture de M. Veyrassat est d’un genre plus modeste, d’une exécution plus minutieuse, peut-être plus exacte et plus solide. Elle imite visiblement les procédés de Decamps, auquel elle emprunte ses empâtemens lumineux, son modelé gras et fort, ses touches épaisses et successives ; mais elle n’a rien de sa fougue et de son emportement pittoresque. C’est au contraire une peinture calme, franche et soigneuse à la fois, raisonnable et raisonnée, satisfaisante à tous les points de vue, comme celle de Meissonier, mais où manque aussi l’imprévu, l’imagination, ce je ne sais quoi dont on a dit : mens agitat molem. Rien de plus joli que sa petite toile intitulée l’Été. Il est midi, comme chez M. Van Marcke : sous un ciel chaud et brumeux, dans un chemin qui traverse un champ de blé mûr, deux chevaux de ferme, l’un blanc, l’autre noir, sont arrêtés, en harnais de travail ; l’un d’eux arrache furtivement quelques épis, tandis qu’un jeune gars, monté sur le dos de son camarade, se retourne pour parler à une belle paysanne carrément plantée sur ses deux pieds, le râteau sur l’épaule. Ce tableau est d’une justesse et d’une harmonie extrêmes ; malgré le modelé ferme et fort des figures vivantes, elles ne font qu’un avec le paysage, qui conserve toute, sa valeur et tout son éclat.

Notons encore, parmi les animaliers, MM. Palizzi et Schenck. La petite toile de M. Palizzi, les Buffles dans la campagne de Pœstum, n’a pas grand caractère : elle représente un troupeau de buffles que leur conducteur à cheval pousse à coups d’aiguillon et force à passer le gué d’une rivière. Ce berger calabrais est bien insignifiant malgré son costume ; ces petits buffles groupés par paquets, qui meuglent avec terreur ou roulent des yeux farouches, sont plus lourdauds et plus amusans que terribles. Quant au paysage, il n’a aucune grandeur ; mais l’ensemble est animé, vivant, spirituel, selon la coutume de M. Palizzi. Pourquoi ne)Jas le dire sans détour à ce peintre aimable et facile ? Il n’est, malgré son origine, qu’un Italien de contrebande, plus champenois que calabrais, et la campagne française, avec ses gaîtés et ses grâces bourgeoises, lui convient mieux que la campagne de Rome ou les marais de Pœstum. — M. Schenck est moins léger et moins aimable, mais il n’est guère plus profond ; son exécution correcte, soigneuse, savante, irréprochable, manque absolument de pittoresque. Il y a cependant quelque physionomie dans son âne servant d’abri à des moutons pressés autour de lui dans un pâturage d’Auvergne ; il y a même un certain sentiment dans ses moutons perdus, à demi engloutis par une tourmente de neige, et surtout dans les deux chiens de berger qui se pressent en frissonnant l’un contre l’autre.

Un autre animalier bien connu, M. Richard Goubie, montre un vrai talent de paysagiste dans son Hallali au vivier du Grès. On oublie volontiers le groupe des chiens et des chasseurs, traité d’ailleurs avec une grande finesse et une véritable distinction, pour considérer un étang aux eaux calmes, un grand cirque de forêts dépouillées, un ciel d’hiver gris et fin, troué çà et là de lumineuses échappées blanches. — Le Hallali de sanglier de M. Gélibert est d’un tout autre style : c’est une toile aussi vaste que celles d’Oudry, où le paysage s’efface, derrière une meute de chiens qui se découpe sur le ciel. Les chiens sont d’une peinture très vigoureuse et très vraie ; cependant le sanglier, malgré ses yeux injectés, son poil hérissé, et l’ennemi terrassé qu’il vient de découdre, ne se détache pas du groupe avec assez de vigueur.

Avant de quitter le salon de peinture, consacrons encore quelques instans à cet autre genre de paysage qui s’appelle la nature morte, La nature morte est, comme de raison, le royaume du pittoresque, et ce genre tant méprisé il y a quarante ou cinquante ans, du temps où la renaissance romantique se greffait sur l’art académique et pompeux du commencement du siècle, est devenu au contraire le genre favori du public depuis que le goût de la peinture de style a fait place à la passion du pittoresque. Il nous semble cependant que cette passion se refroidit, et que les maîtres de la nature morte ne sont plus eux-mêmes aussi bien inspirés que jadis. Sauf le tableau de M. Philippe Rousseau, l’Office, qu’on ne saurait trop vanter, car ce peintre possède le secret d’être toujours intéressant et nouveau sans sortir de l’étroit domaine où il a enfermé son talent, on ne trouve guère au Salon de cette année de toiles vraiment supérieures. Les Fleurs et fruits de M. Couder sont une toile cirée, criarde, tapageuse, insignifiante, d’une peinture sans solidité, d’une composition confuse et décousue. Il y a de bons morceaux et des intentions heureuses dans les Petits turbulens de M. Bidau : la masse de groseilles rouges et blanches que picorent les guêpes et les petits poulets est faite avec autant d’art que de patience ; mais les corbeilles de fruits qui tombent, les pots de fleurs à demi renversés ne posent pas, et il faut qu’une nature morte pose ; la couleur d’ailleurs est sèche et vitreuse. Les Fleurs de M. Petit et de Mlle Louise Daru sont au moins de solides morceaux de peinture. Le grand tableau de Mme Muraton, Après la chasse, est confus et sans effet. Au contraire la Musette, du même auteur, est une toile élégante, fine, brillante et bien troussée, où l’on sent pour ainsi dire l’art et le goût de la toilette. Que tous ces habiles fabricans de natures mortes nous permettent cependant de le leur dire : la médiocrité n’est pas ; permise dans cette branche modeste de l’art, quand on y cherche autre chose qu’une occasion d’étude ou un amusement des yeux.


VI

Assurément rien n’est petit dans l’art, et les moindres détails de la nature fournissent à qui sait les comprendre un sujet inépuisable de réflexions et d’études ; mais c’est peut-être à cause même de cette variété de la nature, de l’infinie diversité des sujets qu’elle présente, qu’il importe de ramener le goût du public aux œuvres simples, vraiment expressives, vraiment réelles, vraiment humaines, à celles qui reproduisent la forme et qui saisissent ainsi les secrets de l’expression naturelle. C’est à cette raison que tient notre prédilection constante pour la peinture de portraits. Or la sculpture, à plus juste titre, doit partager cette préférence. La sculpture est à nos yeux l’art naturel par excellence, celui qu’il importe avant tout de conserver dans l’école française. Le mauvais goût peut corrompre une ou deux générations de peintres ; la mode changera un jour ou l’autre, et le grand art reprendra toujours sa place, s’il s’est maintenu parmi les sculpteurs. Après tout, la peinture n’est qu’un art dérivé ; ses procédés sont plus ou moins artificiels, et quand on perdrait la science des enjolivemens de la couleur, on saurait toujours la retrouver, tandis que l’art serait gravement compromis, si les grands modèles de la statuaire disparaissaient des musées, et si les artistes perdaient l’habitude d’étudier la nature avec la secrète ambition de les égaler.

C’est donc avec une satisfaction nouvelle que nous constatons une fois de plus l’état florissant de la sculpture française. La France est aujourd’hui le seul pays du monde où il y ait une école de sculpture sérieuse, et les quelques échantillons de l’art étranger qui viennent se glisser dans nos expositions annuelles ne servent qu’à faire mieux valoir notre supériorité. Une école qui compte encore des maîtres tels que MM. Paul Dubois et Guillaume, des disciples tels que MM. Barrias, Falguière, Gautier, Hiolle et Moulin, est bien loin d’être en décadence. S’il est décerné cette année, comme d’habitude, une grande médaille d’honneur, c’est à la sculpture qu’elle doit revenir, et elle appartient sans conteste à l’Ève naissante de M. Paul Dubois.

Il est douteux que la nouvelle statue de M. Dubois obtienne le même succès populaire que son Chanteur florentin : elle est d’un sentiment trop élevé, d’un art trop noble et trop pur pour plaire à la foule, qui ne demande, après tout, qu’une chose, c’est qu’on lui réjouisse les yeux. Jamais, à notre sens, M. Paul Dubois, qui a toujours été un artiste de premier ordre, ne s’est élevé aussi près du génie. Ses autres œuvres les plus célèbres, malgré leur incontestable valeur, n’étaient pas exemptes d’une certaine recherche. Ici au contraire, il a mis de côté toute préoccupation étrangère à son sentiment individuel ; il a traité son sujet avec la sincérité qui est indispensable à la création des belles œuvres. Le caractère même de son talent semble avoir changé : ce n’est plus, comme autrefois, un artiste florentin, un sculpteur de figurines d’une austère élégance, d’un sentiment noble et gracieux. Il entre maintenant dans une région plus vaste et plus idéale ; s’il appartient encore à la renaissance italienne, on peut dire qu’il a quitté l’école florentine pour l’école romaine. C’est surtout de Raphaël qu’il procède, ou du moins c’est dans ce style qu’aurait sculpté Raphaël. Nous ne sommes pas bien sûrs que l’Ève naissante ne sorte pas de son atelier, et que M. Paul Dubois n’y ait pas travaillé sous ses yeux ; c’est là du moins qu’il aura composé tout le bas de cette statue ; les épaules, les bras et la tête seront restés ébauchés et n’auront été terminés que plus tard. C’est ainsi que nous aimons à expliquer entre ces divers morceaux une certaine différence de style très apparente malgré l’unité du sentiment.

Eve sort des mains de son créateur ; elle se tient debout, simplement reposée sur la jambe gauche, l’autre jambe à demi pliée et comme agenouillée devant lui, dans une attitude aisée, respectueuse et modeste, empreinte d’une chasteté naïve, mais sans l’ombre de crainte ni de honte. Le buste et la tête se redressent vers le ciel, la main droite se pose sur la poitrine, tenant entre ses doigts une mèche de cheveux enroulés, le bras gauche se replie sur la ceinture avec un geste de surprise, de timidité et de pudeur enfantine ; les hanches. sont larges et élégamment balancées ; le torse est long au-dessous de la ceinture, le bassin vaste, le ventre plein et bien développé, comme il convient à la mère du genre humain. Les pieds sont un peu grands, mais admirablement dessinés ; les jambes sont grasses, les mollets un peu bas, comme parfois dans Raphaël, ce qui soulève les critiques des gens qui voudraient qu’une Eve ou qu’une Vénus eût les jambes sèches et nerveuses d’une Diane chasseresse. Eh non ! ce n’est pas une Diane ; ce n’est pas non plus une déesse païenne ou une femme de plaisir. Elle n’a pas encore exercé ni déformé son corps de matrone virginale, et ses formes délicates sont noyées dans la chair comme dans une vapeur blanche. Le modelé en est si fin que partout la lumière en frange les bords et semble pénétrer le corps lui-même ; jamais, que nous sachions, une statue de plâtre n’avait atteint ce degré de transparence lumineuse. Oui, c’est bien la naissance de la première femme : elle apparaît comme entourée d’un limbe et semblable à un brouillard qui se condense ; malgré l’exquise perfection de ses formes, on dirait qu’elle est à peine ébauchée et qu’elle va fondre dans l’espace. La ligne du dos surtout est souple et ondoyante comme le mouvement des flots ; les épaules, un peu étroites, et auxquelles s’attachent des bras sans grandeur, n’ont encore que le développement incomplet de la première jeunesse. Sa tête, peut-être un peu incorrecte et inégale, n’est pas niaise, ainsi qu’on le prétend ; elle est simplement naïve et neuve au plaisir de vivre, comme le dit son profil souriant, fin et à peine éclos. C’est une figure d’enfant toute fraîche épanouie, les yeux levés avec ravissement vers la lumière du ciel, interrogeant pour ainsi dire le monde nouveau où elle vient d’être jetée, ne respirant que le bonheur naïf et la douce surprise de vivre. Ses cheveux, collés sur sa tête et plaqués sur ses épaules, semblent à peine sortir de l’œuf ; ils n’ont pas encore été mêlés ni secoués par le vent. Tout le haut de la statue sort de sa chrysalide ; le bas représente au contraire le type de la maternité chaste et féconde. Ce contraste déplaît à beaucoup de bons juges, qui croient y voir un signe de faiblesse, ou tout au moins un défaut de goût. Tout en reconnaissant ce qu’il a de recherché, peut-être même d’un peu choquant, oserons-nous dire qu’il prête à Y Eve naissante un intérêt et un charme de plus ? Ainsi se trouvent réunies dans un même type la grâce et la grandeur, la souriante simplicité de la jeune fille à peine échappée des mains de la nature, à la fois avide et étonnée de vivre, et la majesté sereine de la femme qui porte dans ses flancs le germe de mille générations humaines. La critique a beau dire : on reste en contemplation devant cette statue comme devant toutes les choses vraiment belles.

Le contraste est certes moins grand entre le buste et le corps de l’Eve naissante qu’entre le talent de M. Dubois et celui de M. Barrias. Si M. Dubois procède à la fois de Luca della Robbia, de Benvenuto et de Raphaël, M. Barrias, quant à lui, procède de Michel-Ange, ou s’efforce du moins de marcher sur ses traces. M. Dubois a mis des années entières à méditer sa statue, il a voulu faire un chef-d’œuvre, et peu s’en faut qu’il n’ait réussi. M. Barrias, artiste fougueux et abondant, plein d’idées, aussi prompt à exécuter qu’à concevoir, enfante chaque année une foule d’ouvrages où ne manquent assurément ni le génie de la composition, ni la grandeur de la pensée, et qui seraient peut-être aussi des chefs-d’œuvre avec un peu plus de conscience et de labeur. Le grand défaut de M. Barrias est une certaine lourdeur prétentieuse qui tient à une exagération systématique et à l’affectation d’une fausse vigueur. Il y a chez lui bien plus de Puget que de Michel-Ange, et cependant Puget lui-même était plus ferme et moins boursouflé. M. Barrias est bien loin d’avoir la prodigieuse puissance de Puget ; ajoutons pourtant qu’il a une noblesse de style qui faisait complètement défaut à ce maître quelque peu emphatique et parfois vulgaire. C’est vraiment dommage qu’il ne puisse pas ou ne veuille pas serrer de plus près la nature.

Son groupe en plâtre, la Charité, n’est pas exempt de ses défauts ordinaires, mais il les efface au premier abord par une grandeur d’aspect incomparable. La Charité est représentée par une forte femme, au visage noble et fier, largement drapée dans de longs voiles aux plis graves et religieux. Elle est assise, et tient sur ses genoux, de la main gauche, un petit enfant qu’elle allaite, tandis que l’autre bras s’étend d’un mouvement protecteur sur un jeune garçon qu’elle entoure de la main droite et qu’elle tient adossé à ses genoux, sur l’un desquels l’enfant s’accoude avec un geste de confiance et de fierté ; elle abaisse en même temps sur lui un regard vigilant et tendre. L’attitude de cette figure est souverainement protectrice. Le jeune garçon, qui est visiblement un fils de Michel-Ange, embrasse cette main puissante et maternelle posée sur sa poitrine comme pour le garantir, et il se redresse avec une expression déjà fière et mâle, trop fière même pour un pauvre enfant abandonné ; il y a une sorte de défi dans le port de sa tête et dans son regard, comme s’il était enorgueilli de la protection qu’on lui prête, et presque glorieux d’avoir trouvé une mère. Le nourrisson, blotti dans l’angle du bras gauche et reliant la ligne de l’épaule à celle du genou, se retourne d’un mouvement naïf vers le sein qu’on lui abandonne et qu’il presse sous la robe entr’ouverte. La tête noblement drapée de la femme s’incline légèrement, les yeux baissés ; ses traits larges et pleins, son type noble et aquilin, son port fier et grave, sont d’un ange envoyé du ciel pour consoler les misères humaines. Des bandeaux de cheveux tombent simplement des deux côtés de son visage, sous les grands plis de sa coiffure moitié italienne, moitié monacale. Ce n’est pas une madone de Raphaël, mais elle en a le recueillement, l’air de bonté, la chasteté maternelle ; ce n’est pas une matrone florentine d’André del Sarto, mais elle en a la physionomie reposée, la grâce majestueuse et placide ; ce n’est pas non plus une déesse ni une sibylle de Michel-Ange, mais elle en a l’air de grandeur, la mâle et fière beauté. En un mot, c’est le type idéal de la mère, et non-seulement de la mère, mais de la veuve devenue étrangère à tout, si ce n’est aux misères humaines, consacrant sa solitude au soulagement des créatures abandonnées et souffrantes, ne se rattachant plus à la vie que par l’exercice d’une infatigable bienfaisance et d’une infinie bonté, passant à travers ce monde avec la calme sérénité d’un devoir accompli et d’une suprême espérance. C’est de la poésie, dira-t-on, et non point de la sculpture. En effet, cette figure si belle a des défauts graves ; les bras en sont lourds et épais, les mains massives, les plans parfois compliqués et confus. — Tout cela est vrai, mais nous voulons l’oublier. C’est justement le propre du grand art que de savoir atteindre la poésie par les moyens plastiques, et de parler à l’âme à travers la matière sans se contenter de donner un plaisir aux yeux ou une satisfaction froide à l’esprit critique. Il ne faut médire en fait d’art ni du pittoresque extérieur, ni même du simple bon sens ; ce sont des qualités malheureusement trop rares pour qu’on les méprise. Rendons toujours justice aux œuvres sages, et prêchons la sagesse à celles qui en manquent ; mais quand nous rencontrons par hasard un peu de génie, fût-ce avec des imperfections graves, qu’on nous pardonne de le traiter-avec indulgence !

Du reste, même au point de vue du métier, ce groupe a des qualités supérieures. La composition n’en est peut-être pas très originale, mais elle est harmonieuse, intéressante et grandiose de tous les côtés, même par derrière, où la longue draperie qui enveloppe la tête tombe jusqu’au socle de la statue avec une véritable magnificence. On peut tourner tout autour, sans trouver un seul aspect insignifiant ou vulgaire. L’aspect principal est de face ou de trois quarts. Le profil de droite est également admirable ; la tête, d’une expression sublime, s’avance au-dessus de l’épaule et la domine avec une grandeur toute monumentale. A gauche, il y a un défaut : la partie drapée du bras au-dessus du coude est disposée de manière à former un creux, ce qui fait qu’on a de la peine à comprendre comment l’avant-bras s’y ajuste. À distance surtout, cette figure assise et courbée, avec la draperie qui joint la tête à l’épaule, forme un bloc un peu lourd et d’un aspect écrasé ; mais il ne faut pas oublier que c’est de la sculpture monumentale, faite pour être vue de bas en haut, et que ces effets de lourdeur disparaîtront quand la statue sera élevée sur son piédestal.

La Religion, du même M. Barrias, est une œuvre très inférieure, quoique faisant pendant à la Charité et conçue dans un style analogue. Assise, l’épaule gauche en avant, pour faire équilibre à l’autre, elle se tient droite, la tête voilée, mais le front découvert, ceint d’un diadème, les cheveux noués en longues tresses, l’air impérieux et inspiré. Du bras droit, qu’elle laisse tomber de toute sa longueur, elle tient une croix ; du bras gauche elle tient sur son genou le livre de vie. Comme de raison, le pied gauche est un peu en retrait du pied droit, pour faire équilibre au mouvement des bras. Cette figure est noblement posée, et elle respire le commandement ; mais le visage en est lourd et boursouflé, le bras qui s’avance vers le genou gros, mou, épais, mal tendu, puissant par la matière plus que par la forme. Malgré un fatigant étalage de muscles, cette sculpture manque de nerf. Les draperies elles-mêmes sont trop compliquées et absorbent trop l’attention ; la tunique, cassée en mille plis, contraste d’une manière fâcheuse avec les longues draperies des jambes et les longues draperies de la tête. Pour employer une expression familière, tout cela est péniblement et prétentieusement fagoté ; l’ensemble en est fatigant et ne laisse qu’une impression banale.

Avec la Danseuse égyptienne de M. Falguière, nous entrons dans un monde nouveau. M. Falguière est l’homme du XVIIIe siècle ; il en a l’élégance, l’habileté, la grâce légère et facile, l’originalité médiocre et le pittoresque d’emprunt. La sculpture de M. Falguière est pour ainsi dire de la sculpture de genre. Sa Danseuse est un de ces morceaux de fantaisie où l’on fait faire au marbre de Carrare des tours d’adresse qui ne sont pas dans sa nature, et qui servent à montrer surtout la prodigieuse habileté de l’exécutant. Elle court légèrement sur la pointe des pieds, ou plutôt elle exécute une sorte d’entrechat en faisant sauter autour d’elle les plis flottans de sa basquine, qui se tordent d’une façon très peu sculpturale ; cette draperie tortillée rappelle un peu le style du cavalier Bernin. La jambe gauche est lancée en avant, le torse à peu près nu jusqu’à la ceinture se penche à gauche, par un mouvement qui inquiète pour son équilibre, et dont la tête, tournée à droite, contrarie heureusement l’effet ; le bras gauche tient une cithare, dont la main droite pince les cordes. Suivant l’usage de M. Falguière, qui aime à vaincre ces difficultés de composition, le mouvement de la statue a quelque chose de raide et de contrarié ; elle se décompose en trois grands plans qui suivent trois directions différentes, de sorte que la direction du torse s’oppose à celle des jambes, et que celle de la tête s’oppose à celle du buste, sans cependant rentrer dans le plan des jambes. Il en résulte, et c’est sans doute ce que M. Falguière a voulu, que cette figure manque de naturel et d’abandon, qu’elle a, dans sa souplesse même, quelque chose de tendu et de contourné, qui sent le tour de force. D’ailleurs elle n’a rien d’insignifiant ni de banal ; tous les aspects en sont étudiés et expressifs. De face, elle court sur le spectateur avec la légèreté d’un oiseau ; de gauche, au contraire, elle se dresse toute droite, la jambe gauche tendue en avant : il y a dans son mouvement comme un arrêt et une suspension brusque qu’indique d’ailleurs le pli de la jupe lancée en avant, et l’on s’étonne que la même figure puisse avoir deux aspects aussi divers. C’est certainement une preuve d’habileté, mais c’est aussi un défaut d’unité et de franchise. Enfin, de droite et de trois quarts, elle s’avance souple, fière et charmante, d’un air de reine, avec une grâce voluptueuse et un sourire un peu dédaigneux. Elle ne paraît pas douter de son triomphe sur le maître inconnu qu’elle fascine et qui est sans doute assis à terre à ses pieds. En résumé, c’est une œuvre intéressante à étudier et à analyser dans ses divers aspects ; mais ce n’est pas une œuvre qui saisisse, ou dont l’examen satisfasse pleinement.

On goûte au contraire un plaisir pur à considérer le charmant groupe de M. Moulin, un Secret d’en haut. Ce n’est pas seulement un délicieux morceau de sculpture, c’est une véritable scène de comédie dans le genre de ce paganisme modernisé et mondain qui n’est pas encore celui des boudoirs et des ruelles, mais qui est déjà celui des ballets mythologiques et des bosquets du jardin de Versailles. On voudrait apercevoir ce groupe au fond de quelque charmille obscure, animé par un rayon de soleil furtif qui se glisserait entre les branches et par l’ombre mouvante des feuillages, palpitant sur la blancheur du marbre. Même dans l’obscur recoin qu’il occupe, il anime et il égaie tout le voisinage. C’est Mercure qui vient de tomber des nuages, à côté d’un bon gros dieu terme à la face plate et carrée ; légèrement posé sur une jambe, l’autre jambe croisée devant la première, il se penche à l’oreille de la divinité rustique et lui murmure, un doigt sur les lèvres, une confidence qui semble beaucoup la réjouir. Rien de plus élégant et de plus dégagé que l’attitude du céleste messager ; on sent qu’il s’appuie à peine sur le sol et qu’il est tout prêt à reprendre son vol vers l’olympe. Rien de plus délicat que son expression enjouée et mystérieuse, de plus gracieux que les lignes de son corps souple, jeune et finement modelé. On dirait une scène d’Amphitryon traduite en sculpture. Le même goût fin et franc, la même facture élégante et ferme, se retrouvent dans un buste de jeune garçon, en bronze, à la physionomie fière et un peu dédaigneuse. Ce buste, comme la plupart des portraits modernes, où la solidité sculpturale est sacrifiée à l’apparence de la vie, est légèrement tourné de côté, et il ne repose sur son socle que par la pointe du cou. Il y a là une certaine affectation qui rappelle un peu la manière de M. Carpeaux.

Le Faune dansant de M. Blanchard n’est qu’un rustre à côté du Mercure de M. Moulin. Il a cependant une légèreté d’allures et une élégance de formes qui dénotent chez cet artiste un progrès sensible. Il bondit sur place d’un mouvement suivi, harmonieux, cadencé, en s’accompagnant d’une flûte de Pan. L’originalité manque à ce morceau tout inspiré de l’antique ; mais nous nous sommes promis de rendre justice aux œuvres sages et saines, lors même qu’elles n’auraient rien de très brillant. C’est au même titre que nous, jetons en passant un coup d’œil d’estime sur un buste de jeune femme du même M. Blanchard ; c’est une figure fine, douce et décente, d’une facture pleine, mais sans grand caractère, et qui se fait remarquer surtout par une modération de bon goût.

Il y a bien plus à dire sur l’Andromède de M. Gauthier, et cependant nous n’en dirons que peu de chose, car cet ouvrage n’est pas en progrès sur le Jeune braconnier que son auteur exposait l’année dernière. Le Braconnier n’était lui-même qu’une charmante imitation de l’antique. L’Andromède est plus prétentieuse sans être plus originale. Attachée à son rocher, elle s’affaisse et se contourne dans ses liens ; la jambe sur laquelle elle repose est lourde et gonflée ; le ventre et le bassin, dont la contorsion vise beaucoup à l’effet, sont d’une facture tendue et boursouflée, mais sans véritable ampleur. Il y a certes de beaux morceaux dans cette statue, modelée généralement avec largeur ; mais ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que M. Gauthier n’en est pas l’auteur : il l’a dérobée au musée du Louvre, non sans la gâter notablement, car il n’est pas difficile de voir que cette prétendue Andromède n’est autre que la Vénus de Milo un peu déformée et assez péniblement tordue.

On ne saurait adresser le même reproche à la Fileuse de M. Cugnot, dont le geste n’est pas moins correct et moins classique que la forme. D’un mouvement souple et cadencé qui sent son académie d’une lieue, cette fileuse, d’ailleurs fort bien équilibrée et posée avec grâce suivant toutes les règles, lève les deux bras au-dessus de sa tête pour dérouler son fil. Une draperie ondoyante à longs plis minces et fluides est l’assemblée autour de la ceinturent glisse jusqu’aux pieds. L’imitation de l’antique est flagrante, elle se dénote jusque dans la couleur du bronze, qui est d’un vert sale et blanchi, comme s’il avait séjourné sous la terre. En somme, cette statue, avec ses deux bras étendus et ses pieds joints en forme de pyramide renversée, pourrait faire un assez joli pied de lampe dans le style pseudo-étrusque.

Tel est aussi le défaut de la charmante statue envoyée de Borne par M. Allar, un Enfant des Abruzzes. C’est un jeune garçon nu qui porte avec peine, en l’appuyant sur son genou, une grosse amphore pleine d’eau. Le mouvement de cette figure est très naturel, très juste, mais un peu contourné et médiocrement sculptural ; l’enfant, vu de face, repose sur le pied gauche, ramenant l’autre pied dans le même axe et soulevant sur son genou le vase que ses bras ne soutiennent qu’avec effort, ce qui lui donne la forme générale d’un cône posé sur sa pointe. De profil, ce défaut disparaît, et l’opposition de la jambe qui porte avec celle qui est pliée et qui fait saillie par-devant est au contraire d’un heureux effet. Le buste se penche à gauche pour rétablir l’équilibre ; la courbe du dos est charmante, et tout le corps s’arrondit avec une élégance souple et forte ; mais ce qu’il y a de plus remarquable dans cet ouvrage, c’est l’exécution, qui dénote un sculpteur de grand avenir. Placé entre ces deux écueils, de ne pas donner à sa figure d’enfant la vigueur nécessaire pour porter ce lourd fardeau, ou au contraire de lui en donner trop et de lui prêter les muscles et les gestes d’un homme, il a évité l’un et l’autre avec une grande habileté : ces petits membres ont toute la flexibilité de leur âge et toute l’énergie que cet âge comporte. Ils sont modelés d’une touche ferme, juste, large et consciencieuse à la fois, qui rappelle, peut-être avec moins de maigreur, les premiers morceaux de M. Paul Dubois. Le bas-relief d’Hécube et Polydore est inscrit dans un parallélogramme long, comme les bas-reliefs de Jean Goujon. Le jeune homme s’affaisse, cambré en arrière, la tête renversée, les jambes ployées, un bras pendant le long de son corps. Hécube saisit l’autre bras et se penche sur lui en pleurant. Les lignes sont très belles, très harmonieuses ; mais les draperies sont trop cassées, et l’effet de relief est manqué, faute d’assez d’habileté dans la disposition des plans.

Il y a de la. science et de la noblesse de style dans le bronze monumental de M. Valette, la Garde mobile. C’est une guerrière aux formes pleines, au buste droit, aux jambes élancées, qui se tient debout, vêtue d’une cotte de mailles, le front ceint d’une couronne de lauriers qui l’ombrage avec tristesse, la tête couverte d’un voile de deuil négligemment jeté sur ses épaules. Elle a quelque chose de la ferme et simple attitude du soldat sous les armes ; on sent qu’elle était tout à l’heure au combat, et maintenant elle s’arrête, la tête penchée, les bras pendans, le torse droit et un peu cambré, dans une attitude d’accablement viril, devant le tombeau des compagnons morts au champ d’honneur. Malgré certaines imperfections du coulage, qui gâtent un peu l’œuvre de l’artiste, cette figure est d’une exécution large, simple, pleine, sobre de détails inutiles, visant surtout à l’unité de l’effet. Seulement les accessoires ne sont pas tous irréprochables ; ce type de la femme guerrière a toujours Quelque chose de scabreux, et les formes féminines s’accordent mal avec l’attirail d’une armure de fer. Malgré la structure forte et presque un peu rustique de sa Garde mobile, malgré la simple gravité de son expression, M. Valette n’a pu éviter entièrement ce qu’il y a de choquant dans ce contraste, d’autant plus que le voile jeté sur la tête affaiblit l’effet martial de la figure, et lui rend son caractère féminin. Il y a là une faute de goût plus facile à critiquer qu’à éviter, et qui tenait en grande partie au sujet lui-même.

C’est au contraire une sculpture aimable, élégante et un peu mièvre que celle de M. Franceschi. Cet artiste distingué va nous introduire dans ce que j’appellerai le genre des gentillesses féminines. Le Réveil est une jolie statue taillée par malheur dans un marbre à gros grain et à veines sales, ce qui est impardonnable dans un pareil sujet. Une jeune fille à demi couchée et cambrée sur une chaise fort incommode se réveille en étirant ses bras, dont l’un entoure sa tête d’un geste souple et gracieux. On ne sait trop d’ailleurs à quoi rime cet ouvrage distingué, dont le mouvement et la posture semblent être la contre-partie de la Pénélope de Cave-lier. Nous lui préférons de beaucoup le portrait de Mlle F. B…, un délicieux buste d’un caractère très individuel, dans le style coquet du XVIIIe siècle. D’un socle léger et d’une draperie flottante qui glisse capricieusement sur la gorge et sur les épaules sort une tête de jeune fille à la souple et fine encolure, au profil délicat, à l’ovale mince et pur, au nez mutin et coquet, aux narines dilatées, à la bouche légèrement entr’ouverte, au front net et emprisonné dans une coiffure à légers frisons, relevée de chaque côté sur les tempes. Ce visage juvénile et effilé a une légère tendance à converger vers la bouche, qui s’avance avec une petite moue charmante. En fait de jolies mièvreries, rien ne vaut la nature elle-même.

M. Schœnewerk, un des maîtres du genre, est comme de coutume un des favoris du public. Sa Jeune Fille à la fontaine est en effet un très joli morceau de nudité, frais, appétissant, coquet et légèrement mignard. L’enfant se courbe en avant, les deux jambes jointes, la tête un peu renversée de côté, considérant l’eau qui coule de la fontaine, et qu’elle recueille dans une coquille qu’elle tient de ses deux bras allongés. Sa gorge mignonne dessine en raccourci ses formes tendres et voluptueuses, et pour que le spectateur n’ignore point qu’elle est déshabillée, elle tient un bout de draperie sous son bras. Le tout rappelle les mignardises de M. Carrier-Belleuse, quoique avec plus de simplicité, de sentiment et de décence ; mais ces exhibitions de nudités chastement provocantes ne manquent jamais leur effet sur le public, témoin le Premier Miroir de M. Baujault, l’auteur d’un exécrable buste de Meyerbeer, dont va s’enrichir le palais de l’Institut. Une jeune fille se penche, en arrangeant ses cheveux, sur le miroir d’une fontaine. C’est du Canova maigri, arrondi, amolli, déformé et limé avec tout le sentiment d’un tourneur en bois. Sans les reflets du marbre, qui plaisent toujours à l’œil, cette nudité ne supporterait pas le regard.

Avant de quitter les statues pour passer aux portraits, jetons un dernier coup d’œil sur ce que j’appellerai les œuvres excentriques. On y trouve quelquefois plus d’un vrai talent qui s’égare, et dont les extravagances ne sont que l’abus de facultés heureuses. Tel est par exemple M. Captier. Sa Judith triomphante en plâtre jauni passe toute description. C’est une créature colossale, à tous crins, une sorte de mannequin monstrueux au visage farouche, à l’expression forcenée, comme engloutie au fond de la caverne obscure que forme la couronne de lauriers posée sur sa tête. On ne peut nier qu’il n’y ait dans cet arrangement une certaine entente brutale de l’effet mélodramatique ; mais l’emphase en est si extravagante qu’elle ne réussit qu’à faire rire. L’année dernière, M. Captier rachetait sa violence et son mauvais goût par de réelles qualités de facture ; il n’en est pas de même cette fois, et sa fougue l’entraîne à des fantaisies qui n’ont plus rien de sculptural. Nous voudrions pouvoir le refroidir en lui proposant pour exemple le Boxeur de M. Jannin, statue froide, flegmatique, sans pittoresque et sans idéal, pour ainsi dire toute britannique de facture et d’aspect, mais sage, bien campée, solidement construite, ne disant pas grand’chose à l’esprit, mais lui disant tout ce qu’elle veut lui dire en langage clair, net et sain, sans fioritures ni déclamations inutiles.

Nous ne pouvons faire le même compliment à M. Bartholdi pour sa gigantesque statue de Lafayette, qui est bien l’un des plus mauvais morceaux du Salon. Cette longue figure maigre et creuse, qui s’avance, la main sur le cœur, avec un sourire béat dur les lèvres, transforme le héros dont elle veut immortaliser l’image en une sorte de benêt dégingandé ; elle rappelle le mot cruel d’un des ennemis de Lafayette : « c’est Gilles républicain ! » Ce ne serait rien encore, si cette figure pouvait se tenir, si elle avait une forme quelconque, si elle n’était semblable à un assemblage de bâtons mal emmanchés qu’on aurait habillés d’un uniforme. Pour punir M. Bartholdi de cette mauvaise action, vraiment indigne de son talent, contentons-nous de rapprocher son nom de celui de M. Groisy, l’auteur malheureux du groupe énorme et inintelligible intitulé l’Invasion. Certes le châtiment est rude, mais M. Bartholdi l’a bien mérité.

En fait d’œuvres originales et d’un style indépendant, affranchi des traditions académiques, nous aimons mieux l’Education maternelle de M. Delaplanche, l’auteur distingué, mais un peu mou, d’une Sainte Agnès en marbre dont la grâce douce et frêle doit attendrir les jeunes cœurs. L’Education maternelle est un véritable tableau, et même un tableau de genre rustique, un essai de Jules Breton en sculpture. Une paysanne en bonnet roulé est assise et entoure de ses bras son enfant, à qui elle montre à lire. Cette sculpture, pas plus que la Sainte Agnès, n’est d’une grande puissance, mais le sentiment en est vrai, l’exécution sage et simple. C’est dans ce style qu’il faut traiter, en sculpture, les sujets familiers et modernes, bourgeois ou populaires. Il ne faut pas essayer d’y introduire de force un pittoresque exagéré qu’ils ne comportent pas, et un romantisme à tour de bras qui ne convient pas à la sculpture.


VII

Nos lecteurs n’ignorent pas que M. Guillaume est aujourd’hui le maître par excellence de l’école française, qui est elle-même la première ou pour mieux dire la seule école de sculpture qu’il y ait encore en Europe. M. Guillaume n’est pourtant pas, à proprement parler, un génie ; c’est un homme d’un esprit éminent, d’un sens profond, d’une imagination réglée, d’une exquise délicatesse de sentiment servie par une rare fermeté d’exécution. Beaucoup de choses concourent à en faire un maître ; la principale, c’est qu’à ses yeux l’art n’est ni un métier manuel ni une débauche de l’imagination. Pour lui, la facture n’est point indépendante de la pensée ; l’art, en un mot, est à ses yeux une science exacte en même temps qu’une sorte de religion. Aussi M. Guillaume n’est-il pas de ceux qui prodiguent et qui profanent leur talent dans le vain étalage d’une fécondité stérile. Il garde souvent et volontiers le silence ; il ne parle jamais qu’après avoir longuement et profondément médité, et il se tait aussi longtemps qu’il n’est pas sûr de ce qu’il veut dire. Il faut y regarder à deux fois pour le critiquer quand le sens de quelqu’une de ses œuvres nous échappe, et nous consentons volontiers a croire que c’est notre intelligence qui est en défaut. Toujours est-il que nous n’arrivons pas à nous rendre compte de la pensée qui a inspiré sa statue nouvelle, la Source de poésie. Nous voyons bien une nymphe ou plutôt une femme assise de côté sur un rocher dans la posture classique des sources et des fleuves : elle se couche à demi sur une urne penchante, qu’elle entoure de son bras et d’où découle un mince filet d’eau ; mais il n’y a rien dans sa physionomie, ni dans son attitude, ni même dans sa forme un peu rabougrie, qui sente la poésie, dont elle se prétend la source. Oserons-nous le dire ? elle ressemble à une figurante. Au pied de la cascade qui descend du vase, un certain nombre de jolis pygmées, costumés les uns en amours, les autres en pèlerins, grimpent dans les anfractuosités du rocher et s’abreuvent avidement de l’eau, qui tombe. L’allégorie est facile à comprendre, quoique un, peu raffinée pour être traduite en sculpture, et plus conforme au talent de M. Hamon qu’à celui de M. Guillaume ; mais ce que l’on ne voit pas bien, c’est le sentiment qui anime l’œuvre, l’aspect général qui en résulte, l’impression qu’on en doit ressentir.

En revanche, quelle admirable sculpture que le buste de Mgr Darboy ! Ce n’est qu’un portrait, mais un tel portrait suffirait à immortaliser le nom d’un artiste, et si par hasard notre civilisation, dont nous médisons tant, venait à périr, un tel débris retrouvé dans nos ruines ferait dire aux antiquaires que notre siècle a dû être une des plus grandes époques de l’art. Néanmoins ce chef-d’œuvre laisse le public assez indifférent. Au fond, beaucoup de nos Athéniens préfèrent à ce buste grave et sévère la sculpture frisée et pommadée de M. Carrier-Belleuse ou le fouillis rocailleux des imitateurs de M. Carpeaux. Ce n’est pourtant pas la vie qui manque dans cette tête. Elle y éclate avec une franchise qu’on chercherait vainement chez ces fabricans pittoresques. Toute l’âme d’un homme est dans ce morceau de plâtre ; elle s’y révèle par les moindres traits, par les plus petits détails de la forme et du geste. L’ensemble est d’une unité, d’une clarté, d’une énergie incroyables, mais sans une ombre d’exagération, et c’est pourquoi la foule, dont on ne force l’admiration qu’en choquant grossièrement sa vue, ne s’y arrête pas volontiers. M. Guillaume, et c’est là sa gloire, a horreur du charlatanisme ; il n’emploie, pour exprimer sa pensée, que des moyens simples et vrais. Voyez ce vieillard un peu voûté, penché en avant, coiffé d’une mitre, vêtu d’une chasuble mal attachée sur les épaules. Quoi de plus naturel, de plus modeste, et en apparence de plus bourgeois ? Oui, mais cette tête courbée sous le poids de l’âge respire une résolution virile et calme, une intelligence perçante, la force morale éclatant à travers la faiblesse physique. Ce cou qui s’incline, ce visage qui se redresse, ce nez en avant, cette lèvre énergique et serrée, ce regard droit, pénétrant et lucide, ce front large et plein dont les contours se perdent dans ceux de la mitre épiscopale, expriment une supériorité discrète, un courage sans ostentation, un certain dédain mêlé à la fois de mansuétude et d’ironie, une sagacité placide, un esprit sans illusions comme sans faiblesses. Non, ce n’est point là une image commémorative et banale : c’est un homme vivant, plus vivant peut-être que le modèle, et cette flamme intense de la vie s’allie chez lui avec une sereine et simple grandeur.

Il y a aussi de la grandeur dans le buste de Duban, par M. Cavelier ; mais c’est une grandeur académique et artificielle, obtenue par des procédés de convention. On y voit à merveille ce qui distingue le talent sincère, individuel et vraiment créateur de M. Guillaume du style noble et correct de M. Cavelier. On sent en effet dans tout cet ouvrage la préoccupation du style. La ligne en est sévère et solennelle, jusqu’au socle carré sur lequel elle repose ; on dirait une figure descendue de l’apothéose d’Homère, de M. Ingres. La physionomie est pleine, grave, et, quoique un peu ravinée, elle a un grand effet de fermeté placide ; par malheur, il y a quelque chose de systématique dans l’excessive simplicité de ses plans. Le front est massif ; le nez, quoique légèrement busqué, est droit dans son plan général et taillé comme ceux des bustes grecs ; la bouche, aux lèvres fermes et fortes, ne sourit pas, mais elle a les coins relevés, ce qui lui donne, malgré sa gravité d’emprunt, un certain air de raillerie. Les yeux sont enfoncés, le globe en est uni et sans regard, ce qui, depuis que nos sculpteurs ont perdu l’habitude des yeux blancs, est presque une affectation d’archaïsme. Cette sculpture a un caractère magistral, mais avec une sorte de rigidité hiératique qui ne convenait peut-être pas au sujet. On sait que M. Duban était un néo-grec, et l’on comprend à merveille l’association d’idées qui a porté son sculpteur à reproduire ses traits dans le style qu’il aimait, et qui convenait le mieux à son talent ; quoi qu’il en soit, l’élégant architecte dont on connaît les décorations pompéiennes s’étonnerait lui-même de se voir transformé en une sorte de dieu grec. Il en résulte un certain aspect de froideur que ne rachète pas l’abus des creux pratiqués dans l’intérieur des plans pour donner de la couleur et de la vie au visage.

Est-ce M. Carpeaux que nous allons opposer à M. Cavelier ? Prenons garde de tomber d’un excès dans un autre infiniment plus dangereux ! Et cependant M. Carpeaux, dont la verve paraît se refroidir, n’essaie pas, cette année, d’éblouir son public. Ses deux bustes de M. et de Mme Chardon-Lagache désappointent ses admirateurs ordinaires ; ces bustes ne sont pourtant pas mauvais, tant s’en faut, et ils n’ont que le tort d’être plus simples et plus sobres qu’il n’appartient d’habitude à M. Carpeaux ; on n’y reconnaît la patte de ce maître qu’aux cassures des vêtemens. Peut-être aussi la facture en est-elle un peu lâchée. Rappelons-nous d’ailleurs que nous n’avons là sous les yeux que la traduction en marbre et nécessairement très affaiblie de l’œuvre originale de M. Carpeaux. Le bronze et la terre cuite peuvent seuls rendre fidèlement l’effet de cette sculpture pittoresque, capricieuse et mouvementée, dont le mérite est dans le détail encore plus que dans l’ensemble et dans la touche encore plus que dans la forme.

C’est ce qu’a fort bien compris M. Carolus Duran, un peintre qui a voulu gagner cette année son brevet de sculpteur, et qui l’a obtenu sans peine. Nos peintres et nos sculpteurs, on l’a remarqué peut-être, aiment assez à changer de rôle. C’est une prouesse où les peintres réussissent généralement et qui leur est, il faut le dire, beaucoup plus facile qu’aux sculpteurs. La sculpture est la réalité même, et la peinture au fond n’est qu’un trompe-l’œil. Un peintre qui sait son métier connaît assez bien la forme pour la modeler avec de la terre, au lieu de la figurer avec des lumières et des ombres ; un sculpteur au contraire peut être fort expert dans son art sans connaître les procédés qui font l’illusion de la peinture. Aussi M. Carolus Duran n’a-t-il rien prouvé dont on pût le croire incapable en exposant un très beau buste de femme, largement établi, finement dessiné, solidement construit, qui offre dans les accessoires, dans les cheveux, dans le modelé lui-même, une analogie peut-être trop grande avec le genre chiffonné de M. Carpeaux. M. Duran s’est approprié très habilement le coup de pouce de ce maître ; mais, qu’il nous permette de le lui dire, ces fioritures ne conviennent pas à son talent viril ; elles semblent plaquées sur cette tête sculpturale, dont la ferme structure ressortirait bien mieux, si l’exécution en était plus simple.

Si l’on peut opposer la manière de MM. Carpeaux et Carolus Duran à celle de M. Cavelier, celle de M. Carrier-Belleuse est aux antipodes de M. Guillaume. M. Carrier-Belleuse est le maître incontesté du genre faux et de l’élégance prétentieuse et frelatée. Dans son buste en marbre de Mme D…, le mauvais goût moderne et la désinvolture mondaine se mêlent étrangement à certains arrangemens d’un goût païen et classique. Cette malheureuse dame, prise de la ceinture dans un long piédestal carré, comme celui d’un dieu terme, ressemble à une borne revêtue d’un manteau et surmontée d’une tête. Ses épaules hautes, son buste manchot prétentieusement entortillé d’une draperie qu’elle n’a pas attachée de ses mains, continuent la forme cubique du socle sur lequel ils reposent. La tête est droite, elle jette de côté un regard perçant ; la bouche serrée ébauche un vague sourire. Ce n’est pas le talent qui manque ; M. Carrier-Belleuse en a presque autant que de mauvais goût. Le buste en terre cuite de Mme V… en donne encore mieux la preuve ; frisée, pommadée, enjolivée, enveloppée de dentelles d’une exécution très habile, cravatée avec une savante et pittoresque négligence, laissant traîner quelques boucles de cheveux sur ses épaules dans un ingénieux désordre, cette femme élégante et sûre d’elle-même renverse sa tête en arrière, le nez au vent, l’air dédaigneux. La facture en est flamboyante, quoique limée et léchée avec soin ; on sent le fard et le cosmétique dans les lumières plates et dures qui s’abattent sur ces plans secs et polis. Nous n’avions jusqu’ici que la gravure de modes : M. Carrier-Belleuse emploie tout son talent à inaugurer un genre nouveau, que nous appellerons lai sculpture de modes.

Le doux et simple M. Chapu nous plaît à considérer après ces débauches d’élégance parisienne. Toujours fin, décent et sincère, il nous paraît cependant un peu effacé. Nous ne saurions bien juger son buste de l’abbé Bruyère, puisque nous ne connaissons pas le modèle ; c’est pourtant un morceau de sculpture assez pleine, avec un air de finesse et de bonhomie qui doit être d’une grande vérité. Le buste de Montalembert est d’un sentiment distingué, d’une facture consciencieuse et fine ; mais il nous semble que l’artiste a mal rendu le caractère et la physionomie de l’illustre orateur. C’est un Montalembert pieux, rêveur, sentimental, au regard limpide, levant les yeux au ciel ; ce n’est pas le Montalembert militant, passionné, énergique, parfois sarcastique et amer, mais aussi franc et aussi généreux dans ses affections que dans ses haines, celui enfin que nous avons connu. M. Chapu l’a bien amoindri en lui prêtant son propre génie, et en donnant à cette mâle figure la douceur attendrie d’une jeune communiante.

Tout autre est le buste de M. Chantagrel, par. M. Hiolle, qui est toujours l’artiste excellent que nos lecteurs connaissent. Voilà de la sculpture consciencieuse, intelligente et vraie ! Peut-être la flamme y manque-t-elle un peu ; mais le modèle ne prêtait guère à autre chose qu’une reproduction saine et franche de la nature. La tête, quoique massive, exprime la réflexion et la force ; le nez est saillant et un peu gros ; la barbe et les cheveux sont traités avec autant d’élégance que chez M. Carrier-Belleuse, avec autant d’effet que chez M. Carpeaux ; ils rappellent peut-être un peu trop la chevelure du buste de M. Gérome. Il pourrait y avoir là un écueil pour le talent si pur de M. Hiolle. Qu’il se contente de rester lui-même, et qu’il n’essaie pas d’emprunter aux autres des procédés qui n’ont de valeur qu’autant qu’ils sont naturels à ceux qui les emploient. M. Ferru est un nouveau-venu dans nos expositions publiques ; mais son coup d’essai est presque un coup de maître. Son buste en plâtre de Gustave Ricard, relégué dans un coin sombre, est incomparablement meilleur que l’autre buste de Ricard qui s’étale à la place d’honneur. L’effet n’en est pas très frappant à distance ; il a besoin d’être regardé de près. Les plans en sont justes et fins, quoiqu’un peu minutieux, et l’ensemble du morceau, mis au point de vue convenable, a vraiment beaucoup de noblesse et d’expression. Le profil net et délicat, le regard doux et fier, le front chauve, mais vaste et plein, la grande barbe qui descend sur une robe de chambre en forme de simarre, tout donne à cette tête, d’un port plein de dignité, le grand air d’un de ces anciens magistrats de Venise dont Ricard aimait à raconter la vie et à reproduire l’image. Ce n’est peut-être point tout à fait le Ricard des derniers temps, déjà vieux et un peu courbé, avec un demi-sourire empreint d’une tristesse pensive, c’est un Ricard idéalisé, vu à la lumière de ses œuvres, le compatriote de Titien, l’émule et le compagnon de Van Dyck, tel enfin qu’il aurait dû être, s’il avait vécu à l’époque à laquelle il appartenait par son génie.

Parmi les œuvres de second ordre, il faut remarquer encore le buste de M. Pouillet, par M. Barthélémy, malgré son aspect massif, qui le fait ressembler, suivant une expression familière, à « une tête de cheval ; » le portrait en bronze de M. Coppée, par M. Louis Delaplanche, peut-être un peu froid, mais empreint d’une mélancolie tout individuelle, et, quoique ces mots paraissent jurer ensemble, d’une certaine fermeté rêveuse ; les bustes toujours ressemblans, mais très bourgeois de M. Adam-Salomon, l’habile photographe ; un colonel de M. Thabard, tête ronde et rasée, figure de soldat très vigoureuse, habilement traitée et fort bien mise en scène ; un buste un peu froid, mais assez ferme et assez franc d’aspect de M. Villemain, par M. Lequien ; un portrait de femme de M. Iselin, figure noble, tête haute, qui se meut avec aisance sur une encolure fine et pleine à la base, mais drapée avec prétention et vêtue d’une étoffe dont les rayures mêmes sont imitées ; une terre cuite de M. Gautherin, représentant une tête de jeune femme, finement modelée en clair-obscur, franche, naturelle et vraie ; enfin le buste de l’architecte Jay, par M. Schræder. Cette figure, fouillée et maladive, est peut-être d’un modelé trop fin pour produire un grand effet dans cette foule bigarrée de bustes et de statues ; mais elle doit gagner beaucoup quand elle rentre dans un milieu plus intime.

Nous devrions peut-être, avant de clore cette tournée, dire quelques mots de l’œuvre importante que M. Sanson destine à orner le fronton du palais de justice d’Amiens. Nous aimons mieux, en fait de bas-reliefs, consacrer ces dernières lignes à rendre justice à l’œuvre profondément personnelle et originale de M. Cros. Cet artiste, encore peu connu, et qui semble avoir fait son éducation dans l’atelier de Pérugin ou dans les vieux missels gothiques, se dévoue depuis plusieurs années à la tâche laborieuse de retrouver les procédés des anciens ciriers du moyen âge. Ce n’est point de sa part une bizarrerie, c’est une véritable vocation, car l’âme de poète qui habite en lui est bien celle de ces premiers âges où l’art moderne, encore naïf et pur, préludait à la splendide éclosion de la renaissance par des essais enfantins et charmans. Son imagination, chaste et ardente, est bien celle de ces premiers maîtres, de ces poètes inimitables qui ont touché à la perfection par la profondeur du sentiment et par l’enthousiasme de la beauté, et dont les élèves n’ont eu qu’un pas de plus à faire pour arriver sans effort à toute la maturité du grand art. Il a leur dessin aminci, délicat et timide, leurs grands et simples pressentimens de la forme, leur grâce exquise et parfois leur gaucherie. Il a même leur coloration surnaturelle, et ce goût enfantin pour l’or et les couleurs brillantes dont on savait tirer de si merveilleuses harmonies au temps des vieilles enluminures et des vitraux gothiques. Libre aux gens positifs de sourire et au public de lever les épaules ; M. Gros est un artiste d’une grande valeur et d’une sincérité profonde.

Son Prix du tournoi est un petit bas-relief en cire colorée, qui représente la loge où la reine du tournoi assiste au combat dont elle va décerner le prix. Qu’elle est délicieuse, cette jeune reine au fin corsage, aux blanches épaules, debout, simplement posée, appuyée des deux mains sur le rebord de sa loge, et tenant l’épée qui sera la récompense du champion victorieux ! Elle cherche à paraître indifférente, mais elle ne l’est pas, la pauvrette, et son cœur bat plus vite qu’elle ne le voudrait. Sa tête est penchée ; son regard, un peu voilé, à la fois fixe et vague, plonge timidement dans l’arène où son chevalier combat pour elle ; elle a peur de ce qu’elle va voir, et elle ne peut en détourner les yeux. Sa blanche poitrine virginale se gonfle dans son étroit corsage ; on sent qu’elle respire à peine et que son sein se soulève avec effort. Elle est calme cependant, parce qu’il faut l’être. Sur sa tête fine et allongée, à l’ovale chaste et pur, s’élève une de ces vastes coiffures du moyen âge, un de ces grands bonnets en forme de mitre que portaient alors les dames de haut lignage, couvert d’or et de pierreries et surmonté d’une couronne. Ses mains fines et transparentes, modelées avec une délicatesse exquise, sont cependant à peine indiquées. Tout le mouvement de son corps, d’une grâce si chaste et si paisible, se dessine en trois plans bien simples, et il n’en faut pas davantage pour donner à ce jeune corps toute l’aisance et toute la souplesse de son âge. Dans le fond du tableau, car c’est un véritable tableau que ce bas-relief, d’autres figures plus effacées, mais modelées également en couleurs brillantes et vêtues de robes de soie brochées d’or ou d’argent, tiennent compagnie à la jeune reine plus qu’elles ne prennent part à l’action ; on sait qu’il en est de même dans les missels gothiques et dans les tableaux religieux des vieux maîtres. La dame du tournoi est pour elles le centre de l’action, et c’est de son côté qu’elles se tournent, non sans jeter des regards furtifs sur les combattans. Leurs têtes sont ravissantes, mais leurs corps sont plus imparfaits, soit que l’artiste ait cru devoir laisser les seconds plans indécis, soit que le relief lui ait manqué pour faire jouer l’air autour de ces figures. Du reste, ce genre d’ouvrage doit présenter des difficultés inouïes. La cire, comme chacun sait, ne donne pas de lumières ni d’ombres franches, et la difficulté s’accroît encore de l’emploi de plusieurs cires différentes mêlées, ou rapprochées les unes des autres. Il a fallu une grande persévérance à M. Cros pour ressusciter ce genre évanoui, mais qui, entre des mains comme les siennes, ne saurait manquer de refleurir. Il est d’ailleurs à présumer qu’il ne manquera pas non plus d’imitateurs, pour peu qu’il réussisse à gagner les bonnes grâces du public.


VIII

L’abus de l’imitation, l’absence d’invention, le goût de la bizarrerie combiné avec l’habitude du lieu-commun, tel est le défaut qu’on reproche volontiers aux artistes modernes, et qu’ils dissimulent assez mal sous une profusion d’œuvres banales mélangées de singularités sans valeur. Tout le monde cherche du nouveau, personne ne sait où en trouver, et quand par hasard quelqu’un découvre une veine inconnue, tout le monde s’y précipite, la déflore et l’épuise. Ces prétendues nouveautés sont d’ailleurs d’une authenticité douteuse. La plupart du temps ce ne sont, comme celles de M. Gros, que des résurrections d’un art oublié, si même ce ne sont des imitations disgracieuses d’un art exotique et barbare. En général, ce sont les vieux modèles qui font les frais de toutes les inventions de nos prétendus novateurs ; leurs innovations ne sont que des retours plus ou moins déguisés à l’archaïsme.

Cela est du reste assez naturel, et ce n’est pas là ce dont il faut s’alarmer. En fait d’art, plus encore qu’en tout le reste, il ne peut rien y avoir d’absolument nouveau. Les grandes époques de renaissance n’ont été elles-mêmes, comme leur nom l’indique, que des retours vers le passé. On doit donc permettre à nos artistes de prendre leur bien où ils le trouvent sans s’enfermer systématiquement dans le domaine d’aucune école, soit qu’elle s’appelle l’école classique, soit qu’elle s’appelle l’école réaliste ; il serait absurde de vouloir les parquer dans tel genre plutôt que dans tel autre. Ce n’est pas dans la société moderne que l’art peut être matière à réglementations de police ; il faut laisser cette chimère à la république de Platon ou au royaume de Salente, et ne pas vouloir imposer à l’école française une discipline artificielle en concentrant toute l’éducation des artistes entre les mains de quelques professeurs patentés et placés sous la surveillance de l’état.

Or c’est en ce sens que depuis bien des années nous voyons marcher l’école française. Il n’y a plus maintenant en France qu’un endroit où les artistes puissent faire de fortes études, c’est l’École des Beaux-Arts de Paris. L’initiative individuelle languit, les grandes écoles privées disparaissent, et l’on voit tomber cette émulation féconde qui animait autrefois les ateliers des maîtres. Les jeunes gens sont obligés de recevoir un enseignement officiel et banal qui, distribué successivement par plusieurs fonctionnaires salariés, n’établit aucun lien entre l’élève et le maître, et ne leur permet pas de se choisir mutuellement suivant leurs préférences ou leurs aptitudes. Sous prétexte de courber tout le monde sous la même discipline, cet enseignement livre ses victimes à tous les caprices de la fantaisie individuelle et à toutes les illusions de l’orgueil solitaire.

Quel est le grand malheur et le grand danger de l’art moderne dans nos sociétés telles que notre civilisation les a faites ? C’est qu’il cesse d’être national et qu’il devient cosmopolite. A l’heure qu’il est, il n’y a plus guère, à proprement parler, d’école française ; on y chercherait en vain cette unité d’inspiration qu’on trouve dans toutes les grandes écoles du passé, françaises ou étrangères : il n’y a plus aujourd’hui pour les artistes qu’un marché français. Or la décadence de l’art grec a commencé le jour où les héritiers de Phidias et d’Apelles, au lieu de travailler pour la gloire de leur patrie et pour les applaudissemens de leurs concitoyens, sont devenus les mercenaires de l’étranger et les pourvoyeurs du monde romain. N’est-ce pas là ce qui nous menace ? Et s’imagine-t-on trouver un remède à ce mal dans une espèce d’école normale obligatoire placée sous la direction de quelques académiciens ? La centralisation administrative est aussi mauvaise pour l’art que pour la liberté. Ce qu’il faut aux arts pour fleurir, c’est la vie locale, c’est l’esprit d’initiative et le goût des grandes entreprises. Voilà pourquoi leur âge d’or a été celui des républiques grecques et italiennes, celui d’Athènes et de Florence. Alors la patrie était si restreinte qu’elle était comme une grands famille, et qu’elle s’enorgueillissait de compter des hommes de génie au nombre de ses enfans. Il y avait d’ailleurs de grands seigneurs, des citoyens riches, qui se faisaient un honneur d’embellir leurs cités natales, ou de faire éclore des talens capables de les embellir. Dans nos grands états centralisés, la patrie est un être anonyme qui perçoit les impôts et qui se charge en échange de tous les services publics. Les particuliers perdus dans la foule ne songent qu’à leur bien-être et à leurs satisfactions personnelles ; ils laissent volontiers à l’état non-seulement le soin de les gouverner, mais encore celui de pourvoir à l’éclat extérieur de la société.

Sans doute il y a encore des Mécènes, puisqu’il y a des acheteurs, il y en a même plus qu’aux grandes époques de l’art ; mais ce ne sont que des curieux et des amateurs qui s’amusent à orner leurs maisons. Ils font des collections et fréquentent les enchères publiques ; la collection est aujourd’hui la seule forme du patronage de l’art chez les classes supérieures, — goût stérile pour l’éducation du public, patronage inutile pour l’éducation des artistes. Quand vous aurez attaché au coin de votre cheminée quelque précieuse toile de Watteau ou de Terburg, quand vous aurez posé sur votre étagère une terre cuite de Clodion et rempli une vitrine de curiosités ramassées aux quatre coins du monde, ou brocantées chez les antiquaires, croirez-vous avoir fait quelque chose pour l’encouragement et l’avancement de l’art ? Vous n’aurez rien encouragé que le commerce des marchands de tableaux et celui des artistes besoigneux qui se mettent à leurs gages.

Telle est la cause pour laquelle l’art moderne est menacé de décadence ; notre société, qui a le goût des objets d’art, est néanmoins indifférente aux artistes. Les artistes le sentent et s’en vengent en l’exploitant de leur mieux. C’est en vain qu’à la sollicitude éclairée du public on voudrait substituer la tutelle froide et machinale de l’état : c’est vouloir remplacer les soins de la famille par le régime de l’hôpital. Dieu merci ! l’art français n’est pas encore assez malade pour qu’on le mette à l’asile des incurables. Finissez-en avec la routine de l’enseignement officiel, livrez les artistes à eux-mêmes, laissez se reformer ces associations naturelles, ces rivalités entre les ateliers et les écoles qui réchauffaient autrefois le zèle des maîtres et ranimaient la foi de leurs disciples : vous vous apercevrez alors que l’école française est encore vivante, et qu’on peut encore y voir autre chose qu’une simple « expression géographique. »


DUVERGIER DE HAURANNE.

  1. Voyez la Revue du 1er juin.