Le Salon de Lady Betty/Sally Sadlins

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W. Leeds
Traduction par Marceline Desbordes-Valmore.
Le Salon de Lady BettyÉditions Charpentier Voir et modifier les données sur Wikidatavolume 1 (p. 293-340).


Sally Sadlins.



LA SERVANTE.


M. Richard Fogrum, que ses vieilles connaissances désignaient avec plus de familiarité que de respect, sous le nom du gros Fogrum, ou comme l’appelait encore, du fond de sa province natale, un vieux frère qui lui gardait religieusement son nom d’enfance sur l’adresse des lettres qu’il lui écrivait une fois l’an : Diek Fogrum, s’était depuis plusieurs années retiré des affaires, bien qu’il fût dans toute la force de l’âge.

À cette époque de transition, ayant eu le malheur d’atteindre une corpulence extraordinaire, et plus porté à la contemplation sous le poids de cette belle santé, il tourna brusquement le dos au vieux comptoir, où il avait gagné, sinon, une fortune considérable, au moins un bien-être aussi solide que lui-même ; il acheta une petite maison blanche à volets verts, ornée d’un jardin fruitier, qu’il lui plut d’appeler sa campagne, parce qu’elle était à l’extrémité d’un faubourg de Londres, et une fois installé, il s’étudia à ne rien faire. Il regarda passer la vie les bras croisés, sa pipe entre les dents, rêvant tantôt vaguement, tantôt profondément à tout ce que cette chère maison recouverte en ardoises brillantes renfermait d’utile et d’agréable s’il réussissait à y faire présider en même temps l’économie et le célibat. Outre une cuisinière à l’année et un petit jokey de louage, fils d’un pauvre cordonnier du faubourg, dont le plus jeune enfant était fier d’être groom une fois par semaine, M. Fogrum possédait dans la personne de l’intègre Sally Sadlins une admirable surintendante de son paisible et monotone empire. Sally ne se croyait distinctement ni gouvernante, ni femme de charge : elle était Sally Sadlins ; loin d’assumer le maintien et la dignité attachée à de pareils emplois, à peine semblait-elle avoir un sentiment, une idée ou une volonté qui vînt d’elle-même ; elle s’était si insensiblement accommodée à l’humeur et aux mœurs de celui qui commandait sa vague intelligence, que par degrés l’apparente distance entre le maître et la servante avait diminué. Sally, quoique loin d’être elle-même versée dans l’art de l’élocution, devint en revanche une si parfaite écouteuse, que M. Fogrum commença à goûter un plaisir délicat, après avoir recueilli par la ville une foule de petites nouvelles et d’anecdotes, à venir les raconter à Sally, auditoire toujours attentif bien que muet, dont les yeux brillaient assez pour prouver qu’ils ne dormaient pas, et dont les oreilles n’eussent pas été distraites de son devoir par un tremblement de terre. Qu’on se garde toutefois de supposer rien que de candide dans l’espèce de galanterie qui régnait, à leur insu, entre ces deux personnages : un seul coup-d’œil sur Sally pouvait convaincre le plus intrépide artisan de scandale, que dans ce commerce étroit et sans nuages, il ne se trouvait qu’un narrateur infatigable, content de ses récits, et un public vierge, toujours satisfait d’entendre des sons sans les comprendre ; car Sally ne comprenait rien. Son intelligence était un abîme qui ne rendait rien de ce qu’il recevait, un instrument qui n’avait jamais vibré sous aucune parole, sous aucun fait. Les traits seuls de Sally étaient un bouclier sur lequel venaient s’amortir tous les javelots de la calomnie. Sa vertu s’y montrait, non en beau, mais avec une rudesse d’expression, qui persuadait l’incrédule, et désarmait honteusement la curieuse malignité. Ceux qui avaient le courage d’y revenir à deux fois se demandaient comment la nature exaltée à tort et à travers par les poètes et les optimistes, avait pu si avaricieusement frustrer de ses faveurs, un être destiné à faire partie de cette frêle moitié de l’homme appelée hardiment et quand même : le beau sexe ! n’avait-elle rien de mieux à faire que d’infliger à Sally Sadlins une amplification de taille qui lui donnait des droits incontestables au grade de caporal de grenadiers ? ne pouvait-elle au moins, en lui accordant cette haute et fabuleuse stature, la remplir d’énergiques et fortes pensées ? toutefois, privée du charme qui attire, elle ne fut, par bonheur pour son repos, dotée d’aucune impressionnabilité de cœur : si Sally n’était pas née pour être adorée, nulle femme ne pouvait le regretter moins. On peut affirmer en toute certitude que le fantôme même de l’amour n’effleura jamais son imagination, ni ne troubla d’un soupir le sommeil profond de ses nuits et de ses jours. Elle avait entendu çà et là, quelques personnes parler de l’amour ; elle supposa donc, si toutefois elle était en état de supposer, qu’il devait y avoir par le monde quelque chose qui s’appelait ainsi ; car on n’invente point un nom, pour en discourir ; mais comme cette chose impénétrable ne la regardait pas, elle ne prétendait pas plus à deviner cette énigme qu’à décrire les élémens de l’air qu’elle respirait sans y penser depuis sa naissance. Enfin Sally était la plus innocente, la plus simple et la plus désintéressée des mortelles qui entra jamais sous le toit d’un célibataire, pour monter du rang de première servante, à celui de maîtresse de maison.

Aussi n’était-ce pas le hasard seul qui avait placé cette silencieuse fille sous l’autorité d’un maître à la fois solitaire et raconteur. Elle avait été cherchée, étudiée et choisie par madame Thorns, nièce prudente du vieux marchand ; et comme cette dame vivait beaucoup dans l’avenir, elle avait souvent frémi que son oncle, à travers sa solitude et son embonpoint, ne demeurât pas toujours doué de cette discrétion qui sied si bien aux oncles riches quand les nièces ne le sont pas assez. Son imagination vive et craintive tout ensemble se figurait parfois cet homme si peu mouvant, escaladant tout-à-coup le mariage par un soubresaut inattendu. Cette recrudescence imaginaire poursuivait le repos de la tremblante héritière jusqu’à mêler souvent un peu d’aigreur au miel de son lien avec M. Thorns, marchand de bas dans la Cité. Celui-ci par bonheur n’avait d’oreilles que pour l’addition de la vente de chaque journée, compte toujours satisfaisant, vu l’inquiète rigidité de cette épouse qu’il avait prise comme pièce de comptoir, sans être un moment arrêté par la raideur et la sécheresse de son aspect, que rehaussait la couleur d’ocre de son vêtement. D’ailleurs la dot avait un peu arrondi tous les angles aigus du caractère de sa femme, ayant été payé comptant par l’oncle pressé de sortir des affaires. Le marchand de bas, homme simple et exact, en recevant ce don du loyal Fogrum, s’était soumis à prendre la nièce par-dessus le marché, d’autant qu’elle savait écrire et compter avec une grande exactitude.

C’est elle qui, avec l’infatigable persistance des faiseurs de multiplications, avait deviné sous l’enveloppe rogue et formidable de Sally Sadlins, un trésor inestimable de pudeur, un vrai garde-fou contre tous les coups de tête de l’homme fragile. Elle enchâssa donc avec un art admirable dans l’existence placide du bien-aimé propriétaire de la maison blanche, ce joyau terne, mais solide, fait pour résister des siècles aux frottemens de l’ennui et aux langueurs de la domesticité.

De ce côté, du moins, elle était sûre que rien ne devait intercepter le cours droit et légitime de l’héritage grossi par trop d’économie pour n’être pas souhaitable. Les rentes de M. Fogrum étaient si transparentes de probité, que cent fois le jour elle appuyait sa sécurité de nièce contre le rempart qu’elle avait elle-même planté au pied de ses futures possessions.

Un vent d’alarme venait pourtant de rider tout-à-coup ce beau calme, fruit de tant de prévoyance. M. Fogrum avait été vu trois fois frappant à la porte de madame Simpson, et une quatrième fois jouant de ses cinq doigts sur la vitre de cette dame pour appeler son attention. Cette familiarité inouïe soulevait un nuage triste sur le front calculateur de la marchande de bas, et par un dimanche, l’un des plus tristes dimanches qui eût pesé sur son magasin fermé, elle demeura fort pensive dans sa haute chaise, creusant sa tête pour chercher à madame Simpson un charme, une grâce, une séduction qui pût justifier la vague terreur qui obsédait ses esprits. Son chapeau ne bougeait pas ; ses mains tenaient fortement serré son livre d’heures, où elle se faisait accroire qu’elle lisait le salut ; il n’en était rien : la maison blanche, toujours la maison blanche état là comme lithographiée par son imagination ardente, mais fixe, et l’usurpation de cette maison blanche, qu’elle envisageait comme le port où devaient se reposer un jour ses membres fatigués de poser et d’étiqueter des bas ; cette usurpation dont le rêve seul était un cauchemar, clouait toutes ses facultés du dimanche sur la chaise solitaire du comptoir inactif.

Une supposition tranquillisante, toutefois, se fit jour à travers les espèces de soupirs qui haussaient par moment son fichu plat tendu sur sa poitrine sans contours.

M. Fogrum, qui, selon le conseil du médecin, allait et venait pour ne pas augmenter le poids de son opulente santé, ne pouvait-il être entré chez cette femme pour y recueillir les nouvelles, les événemens, les on dit de son ancienne rue ? N’était-il pas sûr d’en trouver toujours une fraîche provision chez une veuve oisive qui n’avait rien à faire que ses mitaines de filet, et la récolte journalière de tous les bruits du quartier ? Il n’était pas non plus étonnant que cet oncle bien aimé et très-lourd, eût trois et quatre fois de suite demandé une chaise à la veuve d’un vieux ami, pour couper en deux une promenade qui l’essouflait. En définitive, madame Simpson n’était guère, plus que Sally, peut-être, propre à faire rêver un célibataire. Autrefois, madame Simpson pouvait avoir été épousable ; mais pas un de ses amis d’enfance n’était assez jeune pour se le rappeler. Il est vrai qu’à cette heure, sa manière de s’ajuster révélait quelque prétention, car on ne la voyait jamais sans un très gros nœud de ruban, posé à la jolie femme sur la tempe gauche, avec un parti ferme de ne l’en ôter jamais. Elle cultivait la mode déjà un peu ancienne d’une mouche noire au visage, mais cette mouche même n’était pas appliquée où la coquetterie l’eût placée, car elle siégeait où l’impérieuse nécessité l’appelait, sur l’œil gauche.

Ainsi donc, et tout résolument, madame Thorns rentra dans son assiette, et conclut en allant ouvrir à son mari, qu’il valait mieux que son oncle frappât quelquefois à la porte de madame Simpson, qu’à une autre porte plus attrayante.


LE TESTAMENT DU MARIN.


— Qu’avez-vous donc là, Sally ? demanda M. Fogrum à sa femme de charge, un jour qu’elle tirait quelque chose de sa poche, tandis qu’elle assistait, debout, au long dîner de son maître, attendant avec une admirable patience qu’il eût fini d’un large plat pour lui en servir un autre. Il en était alors au plum-pudding, et Sally, sans réfléchir clairement sur l’extrême durée de l’éloge muet, mais plein d’éloquence, accordé à son talent, sentait qu’elle pouvait chercher de quoi remplir les quarante minutes de cette louange journalière. Il l’interrompit cette fois par ces mots :

— Qu’avez-vous donc là, Sally ?

— Ceci, Monsieur, répondit Sally d’une voix posée, mais peu féminine, c’est un morceau de la banque, je crois, que j’allais vous montrer s’il vous plaît, tout-à-l’heure ; car Sally s’apercevait que le plum-pudding touchait à son déclin.

— Vous savez, monsieur, que mon oncle Tim est venu me dire hier adieu avant de se remettre en mer ?

— Après ? dit M. Fogrum, la bouche pleine.

— Après, Monsieur ! il m’a donné ce papier, disant que nous sommes tous mortels !

— Est-il riche, ce loup de mer, Sally ?

— Il paraîtrait, Monsieur ! répliqua tranquillement la nièce ; car il m’a dit que ce papier pouvait se changer tout en or, et me rendre confortable pour ma vie. Comment cela pourra-t-il se connaître ?

— Laissez-moi voir ce que c’est, Sally. Est-ce le testament du vieux camarade ?

— Je ne sais pas, Monsieur.

— Au diable ! dit M. Fogrum en l’examinant à la hâte, c’est un billet de loterie ! un misérable billet de loterie, qui ne vaut pas, sur ma parole, Sally, le lambeau de vieux linge sur lequel il est imprimé. Écoutez bien, Sally. Et Sally s’appuya dans son attitude écouteuse sur le bout de la table opposé à lui.

— J’ai mis toute ma vie à la loterie, Sally, et je n’y ai jamais récolté que le désappointement. Quelle mauvaise tentation a pu induire votre oncle Tim à tirer sa poudre d’une manière si folle ? Un tablier, un mantelet vous aurait convenu davantage, ma pauvre Sally. Ce n’est digne ni d’y penser, ni d’y toucher, ni d’en parler. Voyons donc ! voyons donc ! poursuivit-il en repoussant son assiette, et appuyant ses deux coudes sur la table pour en discourir plus commodément. — Voyez-vous, fille : ils appellent la loterie une source aux flots d’or ! N’y donnez pas, ma pauvre Sally ; restez doucement dans l’humble et heureuse station où votre étoile vous a placée. D’ailleurs, on parle tout haut d’un acte bien sage et bien despotique du Parlement qui va donner la mort aux milliers d’illusions coupables où se bercent les amans passionnés de la loterie… Comprenez-vous, Sally ? Par les amans, je veux dire ces enragés joueurs, consolés de ne pas jouir encore d’un seul des sourires de la fortune, (comme si tout le monde pouvait être riche, et manger, par exemple, ce que je mange !) Je disais… Eh bien ! où étais-je ?

— Fortune ! répéta Sally, qui, comme l’écho, ne retenait jamais que le dernier mot d’un discours.

— Oui, consolés de ne pas jouir encore d’un seul des sourires de la fortune, par l’espoir d’enlever tôt ou tard la clé de ses faveurs. Mais le moraliste doit s’élever contre l’influence empoisonnée des loteries, pour en garantir les simples, comme vous, Sally ! leur bien faire entrer dans la tête qu’ils y trouvent, non seulement des piégés, mais des précipices, et des hallucinations tendantes à faire naître chez le pauvre la plus absurde des prétentions, celle d’être riche. Eh bien ! j’en connais par la ville qui ne se font point scrupule d’aiguillonner les bêtes, les brutes, je veux dire le peuple, vous comprenez, fille ? à courir vers ce mât de cocagne illuminé de fausses lueurs, par le récit d’un ou deux miracles de la roue immorale et capricieuse.

Enfin, ce temple honteux n’éveillera plus avant peu, dans les passans, la frénésie d’une soudaine inspiration, qui n’est autre chose qu’une génuflexion devant le veau d’or. On ne s’égarera plus à ce sentier fourchu où la fortune semblait avec les bras ouverts inviter tous ceux qui passaient à lui demander un don, pointant d’une main, à la banque, et de l’autre au lombard. De plus, Sally, poursuivit M. Fogrum après avoir examiné le billet, je ne connais rien de plus absurde que ce nombre. C’est le premier, précisément que j’ai hasardé et poursuivi quand j’étais tout à fait un jeune homme. Je le connais trop bien, ma foi ! Je me rappelle encore que je le choisis hors d’un tas énorme étalé devant moi par le marchand d’espoir.

— Oh ! mon Dieu oui, 123, c’est mon green dragoon d’alors. Ôtez-le donc de là, Sally, que j’achève tranquillement mon repas.

Sally reprit et reploya le billet avec un grand sang-froid, ne paraissant nullement déconcertée par la perte d’une douce espérance ; il est vrai qu’elle ne se doutait point de la puissance des allusions et de l’amertume d’une attente trompée : Sally ne souriait jamais ; et quand même la rigidité de son visage eût permis une telle élasticité à ses muscles, un sourire peut-être n’eût pas contribué beaucoup à augmenter l’attraction dont elle était entièrement dépourvue. Durant ce temps, son maître continuait de manger et de déclamer, déclamant et mangeant, jusqu’à ce qu’il ne pût ni manger ni déclamer davantage ; alors il congédia Sally avec les débris du dîner, et se tourna pensivement au feu qu’il envahit tout entier dans ses jambes, car M. Fogrum haïssait horriblement le froid qui lui portait sur les nerfs, et mêlait quelque spleen à son inoffensive éloquence. Aussi se garantissait-il des fureurs de l’automne par des bas de laine drapés et à mi-cuisse, se souciant aussi peu de la mode, que Sally de son billet de banque. Étant pour lors barricadé contre tous les brouillards de la Grande-Bretagne, et bercé au fond de sa vie d’ortolan par les nuages savoureux du tabac, dont la tiède famée forme l’innocent opium de l’Anglais pesant et pudique, il laissait échapper par intervalles mesurés comme un refrain de ballade : « Stupides numéros ! green dragoon ! green dragoon ! ô stupides ! stupides numéros !


LA FIANCÉE.


À quelque temps de là, madame Thorns, comme la génisse blessée et ruminante, ne pouvait, d’aucun côté qu’elle se tournât dans son magasin cotonneux, échapper au mal-aise d’une imagination bouleversée de nouveau par certains indices reçus la veille sur madame Simpson, qu’elle ne nommait plus que la perverse Simpson !… mais elle fut soudain tirée de ses vapeurs de mauvais augure, par les frappemens vivement réitérés du marteau de cuivre sur la porte marchande. Quelle fut sa surprise et presque son effroi en voyant entrer l’objet de ses profondes terreurs, madame Simpson elle-même ! Elle se hâta de l’introduire dans le parloir, ou petite salle de compagnie, pour cacher autant que possible les plaques rouges que l’étonnement et l’émotion faisaient monter à ses joues plus sincères que ses lèvres qui s’efforçaient de sourire.

La vue de cette figure de veuve qui la poursuivait comme un triste songe aurait suffi seule pour la surprendre ; mais il y avait de plus dans les manières agitées et la contenance défaite de cette veuve mouchetée, je ne sais quoi d’inexplicable qui donnait un intérêt puissant à sa visite inattendue.

— Dieu nous bénisse ! madame Thorns, s’écria la visiteuse dès qu’elle put retrouver son haleine entrecoupée par la rapidité de sa course. Avez-vous pu croire… Quand vous avez appris que votre oncle… votre misérable oncle ?… Et sa bouche demeurait entr’ouverte, sans pouvoir achever.

— Bon Dieu ! s’écria à son tour madame Thorns, fanatisée par l’air d’égarement de la veuve, qu’est-il arrivé ? mon pauvre cher oncle ! que voulez-vous dire ?… malade !… mourant ! hélas mourant, poursuivit-elle, n’obtenant aucune réponse et atteignant à la hâte son chapeau et son voile pour sortir.

— Ah ! bien oui ! vous n’y êtes pas, vraiment ! glapit madame Simpson. Je pensais que vous aviez appris…

— Pauvre oncle ! oncle adoré ! oncle à jamais regretté ! répond la nièce, ne doutant plus qu’une apoplexie n’eût frappé le propriétaire de la maison blanche.

— Ah ! ça, mais… vous ai-je dit qu’il fût mort ? interrompit tout-à-coup madame Simpson, vous ai-je dit un mot de cela ?… Lui mourant, pas du tout, je vous assure.

— Vraiment, vous m’en avez fait la peur, répondit la marchande en s’asseyant. Qu’est-ce alors pour crier ainsi ? une jambe ?… une épaule ?…

— Du tout, madame…

— Quoi ? ni mourant ? ni blessé ?… expliquez-vous donc ?… Qu’est-il enfin ?

— Marié ! s’écria impétueusement madame Simpson, comme si elle décachetait une lettre d’un poids formidable. C’est tout.

Décrire l’effet que produisirent ces paroles sur madame Thorns serait difficile. Peindre également l’expression de sa contenance serait hors de toute puissance.

— Marié ! hurla enfin sa douleur, aussitôt qu’elle put ressaisir son souffle asphixié. Marié !… c’est impossible… à qui ?

— Ce que vous en penserez, je ne le sais pas, repartit l’autre veuve sans entendre la question, et recouvrant du calme à la vue du désordre de l’héritière qu’elle venait de ruiner. Je pense, pour ma part, que M. Fogrum s’est conduit… je ne dirai pas comment, pour ne pas blesser votre adoration pour lui.

— À qui ? redemande l’autre d’une voix convulsive. Puis, lançant tout à coup un regard perçant sur la veuve qu’elle soupçonne de vouloir l’éprouver : à qui, enfin ? lui jette-t-elle avec toute l’autorité du désespoir.

— À Sally Sadlins, madame, répond la voisine en croisant ses mains sur son ventre, comme n’ayant plus rien à voir ni à faire dans ce scandale révélé.

— À Sally Sadlins !

— Allons donc, vous vous moquez ! réplique madame Thorns avec le rire sardonique de l’incrédulité et du mépris.

— Je ne suis pas femme à faire de tels jeux, madame, répond madame Simpson avec mesure et toute débarrassée du poids de son secret, guérie peut-être de sa propre mystification par celle qu’elle avait causée, qui, agissant sur elle comme un balancier équitable, lui faisait retrouver son équilibre perdu. Je les ai vus moi-même, de mes yeux.

Ici, madame Thorns porta involontairement la vue sur la mouche noire qui cachait le frère perdu de l’œil solitaire de la veuve.

Il n’y a pas une heure, je les ai vus passer ensemble vis-à-vis de mes fenêtres, en voiture, ma chère dame, groom derrière, suivis de plusieurs pauvres, et de vingt petits polissons, comme tous les mariages : j’ai couru sur ma porte, croyant que mes yeux me trompaient ; c’est alors que j’ai appris toute l’histoire par ceux qui les ont vus entrer, sortir et remonter en voiture au parvis de l’église. Comprenez-vous, madame ? Sally Sadlins et des gants de soie, fagotée en fiancée, portant son énorme bouquet blanc comme les plum-puddings qui lui ont valu sans doute son entrée dans Le cœur de votre oncle ? on ne pouvait apparemment le séduire que par là !

— Oh ! madame Simpson ! s’écria la nièce en portant vers le ciel deux yeux qui n’étaient pas assez doux pour le lui ouvrir, ai-je été assez indignement déçue par cette insinuante et fausse fille ! elle qui semblait si rassise, si humble… si repoussante ! et mon vieux fou d’oncle, miséricorde ! a pu se marier à une chose si vulgaire !… j’étouffe de honte pour lui, je l’étranglerais, cette indigne syrène !

— Ne vous agitez pas ainsi, chère dame, interrompit madame Simpson, commençant à craindre les effets de sa langue trop zélée, et cherchant dans sa tête les moyens de reculer adroitement devant ce torrent de douleur, ce qu’elle fit avec assez de convenance, en voyant entrer M. Thorns, qu’elle accueillit de trois révérences dolentes et discrètes qui voulaient dire : Je me sauve, c’est à votre tour ; je n’ai pas le courage d’assister à la bourrasque dont vous menacent le sort et votre femme.

— Ah ! mon mari ! cria madame Thorns ; il y a de belles nouvelles pour nous !

— Quelles nouvelles ? demanda M. Thorns accouru au ton fêlé des voix de femme, tenant encore d’une main un sixain de bonnets de coton, et de l’autre un paquet de chandelles qu’il venait de peser au comptoir ; et qu’y a-t-il, mon doux cœur ? poursuivit-il épouvanté par la pâleur tremblante de sa femme, étant sûr d’avance qu’il ne pouvait l’attribuer qu’à une perte d’argent.

— Vous ne le croirez pas, M. Thorns, car c’est à peine si je le crois moi-même, bien que cette femme qui sort, et qui était, je crois, intéressée à bien voir, l’ait vu de ses propres yeux, comme il lui plait de le dire : mon sot oncle est marié de tout-à-l’heure à sa laide servante, à Sally Sadlins ! voilà ce qu’il y a, M. Thorns, voilà ce qu’il y a !

M. Thorns laissa tomber ses mains qui lâchèrent le paquet de chandelles et le sixain de bonnets de coton, écrasant le tout en marchant dessus pour gagner la muraille contre laquelle il demeura stupéfait et haletant. Pour dire la vérité, leurs sympathies se trouvaient alors si parfaitement d’accord, que jamais deux cœurs ne palpitèrent mieux ensemble ; il rendait à cette vraie moitié de lui-même, soupir pour soupir, pâleur pour pâleur… il lui ressemblait à force d’harmonie dans les sensations qui tordaient sa pensée ; ils étaient affreux.

— Oh ! bien ! oh ! bien ! dit-il après un long silence et une espèce de sanglot qui lui sauva peut-être la vie, s’il n’y a plus à l’empêcher, s’il est tout-à-fait marié, peut-être est-il mieux pour nous qu’il ait choisi ce qu’il a choisi.

— Vous croyez ! repartit elle en le regardant avec égarement et en réfléchissant tout ensemble. C’était la première fois depuis leur mariage qu’elle regardait les yeux du maître de sa vie ; elle en ignorait jusqu’à la couleur, avant cette circonstance où les siens s’y plongèrent pour y chercher une lueur de consolation à ses faux calculs.

— Vous croyez ! répéta-t-elle d’une voix qui crie au secours.

— Parbleu ! répondit M. Thorns d’un air profond.

— Ainsi, mon mari, il vous paraît donc impossible ?

— Parbleu ! dit-il avec la même conviction : aussi impossible que de prendre, comme on dit, la lune avec les dents ! Et jamais image poétique ne porta en elle-même un charme plus rêveur, ni mieux approprié au besoin pressant qu’en avait l’infortunée marchande, que cette citation qu’elle appliqua comme un dictame sur son aigre blessure.


LA DOT DE SALLY SADLINS.


La nouvelle dont madame Simpson avait été la malencontreuse messagère, était exacte dans toutes ses particularités. M. Fogrum, habitant de la maison blanche, célibataire, jouissant de toute sa raison, en habit familier de campagne, en bas drapés, et Sally Sadlins, fille majeure, parée à l’improviste d’un bouquet blanc de fiancée, avaient été le matin même unis en mariage devant la loi, du consentement l’un de l’autre, sans rapt, sans violence, sans presque y penser ; car deux jours auparavant, ni l’un ni l’autre n’avait encore le moindre pressentiment d’une telle catastrophe, et ne l’aurait pas jugée plus possible que madame Thorns elle-même.

— Présentement, Sally ! dit le calme épouseur, rentré, comme si de rien n’était, sous son toit calme et solitaire, occupant comme la veille le devant tout entier de son attirante cheminée qu’il emprisonnait dans ses jambes, posant sa main plutôt pesamment qu’amoureusement sur le bras vigoureux de son intacte fiancée :

— Je ne doute pas que ma nièce n’entre dans une grande colère quand elle entendra parler de ceci. Toutefois, il n’importe ; laissez-la, elle et le reste du monde, dire ce qu’elle voudra. Je ne vois pas pourquoi je ne suivrais pas ma fantaisie, comme tous les habitans de la libre Angleterre ; pourvu que j’ôte mon chapeau partout et toutes les fois que j’entends chanter le God save the king, le roi lui-même n’a rien à voir dans ma maison. En outre, Sally, quoique la foule doive penser que j’aurais pu faire un mariage plus avantageux, sous les rapports de la fortune comme sous tous les autres, la foule est dans l’erreur, Sally, dans une profonde erreur. Vous ne comprenez pas vous-même comment je peux vous le prouver ? parions, Sally, que vous en êtes à mille lieues ?

Sally le regarda, voyant que c’était son heure d’écouter, ce qu’elle fit sans sourciller comme d’habitude.

— Vous ressouvenez-vous, fille, de ce morceau de banque, comme vous l’appeliez, apporté par votre oncle la veille de son départ, en forme de testament ? Eh bien ! en passant, il y a deux jours, l’heureux coin de la loterie royale, qui, par bonheur et grâce au ciel, n’est pas encore réformée, je vis placardé à la fenêtre, au milieu d’un filet de rubans de toutes couleurs, gros comme ma tête, Sally, le nombre 123 ! produisant net 20 000 livres !!! Ah ! ah ! Sally ! je me rappelais si bien ces numéros, 1, 2, 3 ! qui se suivent l’un l’autre, aussi naturellement que A B C !! Après les avoir regardés de près, de loin, après avoir entendu tous ceux qui regardaient comme moi, se les montrer et dire entre eux : 1, 2, 3 ; 20 000 livres !!! Je rentrai paisiblement au logis, résolu de ne pas en souffler un mot, avant d’avoir couronné votre honnêteté et vos grâces de servante, en vous épousant, à l’église, pour toujours. Ah ! ah ! Sally ! que dites-vous de cela ?

Bien que Sally fût la plus flegmatique personne de son sexe, on pourra supposer qu’une si importante révélation dut au moins exciter en elle quelque altération de couleur ; attirer hors de ses lèvres une exclamation de surprise ou de plaisir : il n’en fut rien ; Sally, avec un immuable acquiescement à tous les coups du sort, se contenta de répliquer :

— Là !… C’est curieux, monsieur.

— Curieux ! oui, mais c’est, je vous assure, tout-à-fait vrai.

— Quelle singulière tournure les choses prennent quelquefois !

— Singulière, en effet, fille ! car qui aurait pensé que ce malheureux nombre 123 dût vous amener, je peux dire en ce moment, nous amener, Sally, une dot de 20 000 livres, sans avoir d’autre peine que d’étendre la main pour la prendre ?

— Mais, monsieur, je pense que vous vous êtes trompé, vraiment !

— Pas du tout trompé, ma chère. Je suis certain de les avoir lus, comme je vous regarde, et de les avoir transcris dans mon portefeuille. Voyons ici ! tenez ; voyez vous-même : 123 a gagné 20 000 livres !!! C’est bien, j’espère, le nombre de votre billet ? ah ! ah ! Sally !

— Oui, mais vous…

— Quoi, mais vous ?…

— Vous devez m’entendre, M. Fogrum ; vous parlez toujours, dit Sally, lente et calme comme le néant. J’ai oublié de vous dire que, depuis deux mois, j’ai vendu le morceau.

— Comment, vendu ! vendu depuis deux mois !… gémit en dedans le pauvre M. Fogrum à demi-mort, cherchant d’une main tremblante à se retenir pour ne pas glisser à côté de sa chaise.

— N’y pensez plus, M. Fogrum, poursuivit Sally, le soutenant sans la moindre émotion visible et du même ton qu’elle avait dit : Oui ! à l’église. Vous aviez assuré qu’il ne valait pas la peine d’être gardé ; je n’en ai point fait de cas. Monsieur doit en savoir plus que moi, ai-je pensé toute seule, et je l’ai changé pour ce schall blanc, que l’homme m’a dit être un bon marché à ce compte. Tâtez comme il est fin, monsieur !

— Et l’homme ?… l’homme ?… où est cet homme ? demanda M. Fogrum, repoussant avec horreur le schall que Sally étendait sous sa main.

— Je ne sais pas, monsieur. Il passait un jour que j’étais sur la porte, il s’est mis à m’offrir je ne sais combien de choses qu’il colportait sur son dos ; nous sommes tombés d’accord de ce mouchoir pour le chiffon que j’avais là dans mon étui et qui épointait toutes mes aiguilles.

Une rumeur sourde et inarticulée sortit du fond de M. Fogrum, qui demandait peut-être à Dieu de ne pas faire un malheur. Il paraît pourtant que c’est mal présumer de lui, car après s’être enfoncé sur sa chaise de manière a n’en pas tomber, il s’écria :

— Femme !… un schall pour vingt mille livres !… Sally, faites-moi du thé ! j’étouffe… Et il demeura perdu dans ses sensations tumultueuses.

Il reste à révéler qu’après l’application de cinquante sangsues, que Sally Sadlins posa long-temps avec l’aplomb de l’innocence, M. Fogrum se rétablit peu à peu d’un coup de sang qui lui laissa des éblouissemens pendant six mois : de plus, n’ayant rien changé à ses mœurs célibataires et avec l’aide du temps qui amène à tous maux leur guérison, il arriva insensiblement à ce degré de composition et de bonne humeur qui lui permit de raconter quelquefois à Sally elle-même, entre le plum-pudding et un verre d’excellent whiskey, cette histoire inouïe comme l’anecdote la plus saillante de son immobile existence. Sally l’écouta toujours avec une portion d’intérêt et de surprise satisfaisante pour le narrateur désolé.

Le mariage n’apporta aucun changement sensible dans la maison blanche ; la seule différence qu’il y introduisit fut que Sally, toujours forte de son utilité silencieuse, s’assit à table au lieu de rester debout à côté, et qu’elle fut dès-lors appelée madame Fogrum au lieu de Sally Sadlins.

fin du premier volume.