Le Salon de Mme Necker/05

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Le Salon de Mme Necker
Revue des Deux Mondes3e période, tome 40 (p. 583-620).
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V.

LA MÈRE ET LA FILLE. — L’ÉDUCATION DE Mme DE STAËL.


I.

« Une âme que Dieu, en la créant, a rapprochée davantage de l’infini sent de bonne heure la limite étroite qui la resserre ; elle a des tristesses inconnues sur la cause desquelles longtemps elle se méprend ; elle croit volontiers qu’un certain concours de circonstances a troublé sa vie, tandis que son trouble vient de plus haut. » Ces paroles d’un orateur chrétien me sont souvent revenues à la pensée à mesure que, par le cours de ces études, j’ai pénétré plus avant dans l’intimité de Mme Necker. Certes, si jamais existence parut comblée de tous les dons d’une providence bienfaisante, c’est assurément celle de cette femme, dont le cœur se partageait si largement entre des affections si profondes et si diverses. Elle a goûté toutes les douceurs que l’éclat d’une situation brillante, les jouissances de la fortune et l’attachement d’amis passionnés peuvent ajouter à la vie d’une femme unie à un époux adoré et mère d’une fille illustre. Cependant, en parcourant les cinq volumes qui ont été après sa mort extraits de ses manuscrits, j’avais été déjà étonné de rencontrer, au milieu de beaucoup de pensées délicates, parfois un peu subtiles, certains accens qui semblent partir d’une âme familière avec toutes les tristesses. « Les jouissances les plus chères, dit-elle quelque part, nous portent souvent à la mélancolie : souvent il faut détourner ses regards de sa propre pensée ; on voudroit trouver en soi un asile contre soi, et l’on croit sentir la griffe du tigre qui vous saisit, malgré votre résistance. » Et dans un autre endroit : « Le regret du passé tourne toujours mes regards vers cet être pour qui aucun temps n’est passé. Je crois le voir environné de toutes nos heures et je cherche auprès de lui et les instans et les personnes qui semblent ne plus exister pour nous ; alors mon âme se calme ; ma pensée errante et désolée trouve un asile. »

Mais mon étonnement a redoublé en feuilletant les notes et les journaux inachevés que Mme Necker a laissés en grand nombre après elle. Lorsque, suivant sa belle et forte expression, la griffe du tigre la saisissait au milieu de son bonheur, lorsque sa pensée errante et désolée s’agitait trop fort au dedans d’elle, elle prenait la plume, et d’une main fiévreuse elle jetait sur le premier cahier, sur le premier morceau de papier venu, l’expression de sa tristesse, dont les plaintes ont parfois l’éloquence et l’âpreté du désespoir. C’est qu’elle était une de ces âmes que Dieu, suivant l’expression de Lacordaire, a rapprochées de l’infini et qui souffrent de la limite qui les resserre ; c’est qu’ayant beaucoup reçu de la vie, elle lui demandait encore davantage, et qu’emportée par l’ardeur de ses sentimens, elle venait incessamment se meurtrir contre cette barrière inexorable qui étreint dans un cercle si étroit l’homme et la grandeur de ses désirs.

Ce qui a pu dissimuler à des yeux même clairvoyans ce côté mélancolique et passionné de la nature de Mme Necker, c’est l’enveloppe un peu raide dont volontairement) elle se revêtait. Avertie par la rude expérience de se tenir en garde contre les entraînemens de son cœur, tourmentée par une conscience scrupuleuse que le soin de travailler à son perfectionnement moral ne laissait jamais en repos, elle se préoccupait de plus en plus, à mesure qu’elle avançait dans la vie, de ne rien abandonner de sa conduite au hasard ni à l’inspiration et de soumettre au contrôle de la volonté ses actions les plus insignifiantes comme ses déterminations les plus graves. Tantôt sous ce titre : Maximes nécessaires à mon bonheur, elle se traçait à elle-même un certain nombre de règles de conduite inspirées par la sagesse et la vertu la plus haute, auxquelles elle donnait invariablement cette forme : avoir toujours l’esprit tendu à.., oubliant qu’elle aurait pu atteindre son noble but sans avoir toujours l’esprit tendu. Tantôt dans un recueil qu’elle intitulait : Journal de mes défauts et de mes fautes avec les meilleurs moyens de n’y pas retomber, elle enregistrait jour par jour avec une humilité touchante les accès de vivacité ou les omissions dans ses devoirs quotidiens qu’elle croyait avoir à se reprocher. Tantôt, pour être assurée de ne faire aucun usage de son temps dont elle eût lieu de se repentir, elle prenait note chaque soir de l’emploi de toutes ses heures, depuis son lever jusqu’à son coucher. Pour mieux rassurer sa conscience, elle essayait même de distribuer chacune de ses journées suivant un plan arrêté à l’avance et qu’elle comptait suivre invariablement. C’est dans cette pensée qu’elle avait commencé un journal en tête duquel elle écrivait : Journal de la dépense de mon temps, et qui s’ouvre ainsi :


Dieu m’a donné vingt-quatre heures à dépenser par jour ; voici le journal qui doit en régler l’emploi, car je n’ai qu’un seul but : celui de plaire au plus parfait de tous les êtres et de remplir la tâche qu’il m’a donnée. Dieu sera le mobile et la fin de toutes mes actions, la pensée dominante vers laquelle je les dirigerai toutes ; mais il n’exige pas de moi de trop longues contemplations. Je suis un domestique fidelle, sans cesse occupée des intérêts de mon maître, mais qui n’ose m’entretenir longtemps avec lui, sentant bien qu’il est trop élevé au-dessus de moi par ses perfections pour n’être pas importuné de mon verbiage. Je donnerai donc dix minutes le soir à implorer sa protection, et vingt minutes le matin à lui représenter l’emploi de mon temps du jour précédent, à lui demander son secours et à renouveler mes résolutions, afin que son idée me soit présente dans toute la journée. Voyons maintenant l’emploi de mon temps pour plaire à Dieu.


Continuant alors l’examen de sa vie, elle découvrait qu’elle avait, suivant une expression qu’elle aimait à employer, sept rapports : son mari, son enfant, ses amis, les pauvres, le ménage, la société, la toilette, et après avoir déterminé le nombre d’heures qu’il convenait d’accorder chaque jour à chacun de ces rapports, elle commençait la tenue d’une sorte de livre-journal divisé en sept parties, où elle se proposait d’inscrire cette comptabilité d’un nouveau genre pour s’assurer, par une addition faite à la fin de chaque mois, que chacun de ses rapports avait bien tenu dans sa vie la place qu’elle lui avait assignée. À peine est-il besoin de dire qu’au bout de peu de temps le journal était abandonné, et que la vie, plus forte que tous ces plans ingénus, venait bientôt briser ce cadre artificiel. Aussi, pour achever de faire connaître Mme Necker, n’ai-je pas eu besoin de m’y renfermer, et d’ailleurs j’ai déjà marqué la place que tenaient dans sa vie la société et les amis. Mais parmi ces rapports (pour reprendre son expression favorite) il en est deux où je voudrais l’étudier : son mari et son enfant. Peut-être cette étude nous donnera-t-elle le secret des tristesses de Mme Necker en nous montrant comment les exigences trop grandes de sa nature ont non pas détruit, mais passagèrement altéré pour elle les deux plus grands bonheurs qu’il puisse être donné à une femme de connaître : goûter dans le mariage tous les transports de l’amour et voir les premiers rayons de la gloire se jouer sur le front de son enfant.

L’attachement idolâtre que Mme Necker portait à son mari n’a jamais cherché le mystère. Dans un temps où le lien conjugal n’était pas fort en honneur, elle a prodigué les marques de cette idolâtrie, et les témoignages de son enthousiasme qui nous paraissent aujourd’hui un peu excessifs n’ont jamais de son vivant fait venir le sourire aux lèvres, tant ils étaient conformes à l’opinion commune. Mais ces témoignages auxquels Mme Necker aimait à donner (comme dans le portrait de son mari qui circulait déjà de son vivant et qui a été publié après sa mort) une forme trop littéraire sont à mes yeux moins touchans que ceux rassemblés, il y a déjà près d’un siècle, par M. Necker dans une enveloppe sur laquelle il avait écrit ce simple mot : Wife. Si grande que fût l’amertume de la douleur entretenue par ces souvenirs, on comprend que M. Necker, après la mort de sa femme, trouvât un triste plaisir à relire cette lettre que Suzanne Curchod lui adressait peu de jours avant leur mariage, lettre où cette âme ardente s’abandonnait à la joie de se sentir, pour la première fois, aimée comme elle le méritait :


Oh ! mon Jacques, mon cher Jacques, ne me demandes jamais l’expression de mes sentimens ; laisses moi jouir de mon bonheur sans y réfléchir. En le contemplant, je crains qu’il ne s’échappe, et je ne puis penser aux douceurs de ma vie sans prévoir l’instant qui doit la finir. Le trouble de mon cœur et les images funèbres qui l’agitent devroient m’empêcher de te satisfaire. Songes au moins à l’engagement que tu vas contracter. Te crains de te rendre le plus ingrat de tous les hommes. Ah ! si tu n’es pas le plus tendre, arrêtes ; détournes les yeux et déchires cette lettre, elle te rendroit trop coupable. Oui, mon ami, tu es la chaîne qui m’unit à l’univers. L’instant où tu cesserois de m’aimer me rendroit étrangère à toute la nature. J’aurois vu tomber la barrière entre moi et la vie, barrière plus insurmontable que la mort même. Considère en effet quelles sont mes jouissances. N’est-ce pas le charme de ton amour qui embellit tout à mes yeux ? Je trouve dans les douceurs de l’amitié une foible image de notre union, dans l’éclat de la fortune le soin que tu pris pour l’acquérir, dans les séductions de l’amour-propre l’assurance de te plaire davantage ; dans les travaux de l’esprit l’espoir de fasciner ta vue et d’employer le temps à reparer les pertes qu’il me causera. Quand je m’endors, je me dis : il m’aime, et c’est dans cette douce sécurité que le sommeil s’empare de mes sens. Si je m’éveille, mon premier élancement est vers le ciel, mais mon âme se confond avec la tienne et tire de cette union une nouvelle ferveur. Mon cher ami, ne te rassasies jamais d’un sentiment que mon cœur rend inépuisable. Que l’instant de ma mort soit le plus haut degré de ton amour, et ce sera le plus beau jour de ma vie.


M. et Mme Necker ne s’étant presque jamais quittés, toute leur correspondance se borne à l’échange de quelques lettres, affectueuses et gaies quand elles émanent du mari, passionnées et souvent mélancoliques quand elles sont signées par la femme. Parmi ces lettres, j’en choisirai une où nous verrons Mme Necker en proie aux premiers troubles d’un sentiment qui devait porter, pendant plusieurs années, une sérieuse atteinte à son bonheur. Cette lettre date du moment où M. Necker avait commencé à être mêlé aux affaires de la compagnie des Indes, c’est-à-dire de quelques années après leur mariage :


Il me semble, mon cher ami, que je ne t’ai jamais autant aimé que je le fais à présent. Le sentiment qui m’attache à toi pénètre mon âme toute entière ; je ne sens plus mon existence que par toi ; je ne pense jamais à moi qu’en second, et c’est toujours par toi qu’il faut que je passe pour venir jusqu’à mot Si je ne craignois un peu l’inconstance de ton caractère, si je ne m’imaginois qu’une vie agitée t’est nécessaire et que le sentiment sans inquiétude ne subsistèrent pas dans ton cœur, crois que je te ferois sans peine tous les sacrifices imaginables. Je te le dis ici du meilleur de mon cœur : si un ange m’assurait que tu conserverais pour moi dans un désert le même attachement que tu me témoignes à Paris, je t’y suivrais demain sans la plus légère peine et peut-être avec plaisir. J’aimerais à ne jouir et à ne respirer que par toi, et par un sentiment bien différent du tien, je ne goûte qu’avec de pénibles regrets tous les plaisirs qui ne me viennent pas de toi. Voilà le fond de mon âme, et je méconnais bien. Cette manière d’être est invariable ; elle ne me quittera qu’à la mort. Ma devise sur la terre est : Ou toi ou rien.

Après cela, oses me reprocher que j’aime les lettres. Ce n’est plus, mon cher ami, qu’un reste d’habitude que je crois précieuse à conserver à cause de l’activité de mon âme et du vuide où ton absence me laisse. Mais ce reproche devient trop fréquent, et quoique cette inquiétude te rende peut-être plus tendre, j’aime mieux, et j’ose à peine l’assurer, j’aime mieux être moins aimée, et que tu sois plus heureux. Ainsi, je viens faire mes conditions avec toi ; dès l’instant que tu auras abandonné pour jamais la Compagnie des Indes, je te promets, si tu l’exiges, de renoncer à Fenélon et même à prendre la plume sur tout autre objet, et je souhaite de toute mon âme que le sacrifice que je te demande, ne te coûte pas plus que celui que je te ferai ; car, mon cher ami, le bonheur dont je jouis avec toi est quelquefois légèrement obscurci par mes craintes. Ton caractère n’est pas aussi invariable que le mien. Souvent même tu te méconnois. Le monde et les affaires te sont nécessaires. Tu trouves avec moi tous tes plaisirs, mais non pas tous tes besoins. Peut-être un jour… ma plume se refuse à le tracer. Ah ! si jamais je t’étois moins chère, je ne survivrois pas un moment à la perte de ta tendresse. Pour moi, je le sens, je n’ai plus qu’une âme, et c’est la tienne. Il faut t’aimer ou mourir.


Lorsque Mme Necker offrait à son mari de renoncer à ses visées littéraires et à l’Éloge de Fénelon qu’elle composait, à la condition que, de son côté, il abandonnerait la direction de la compagnie des Indes, le marché qu’elle proposait n’était pas tout à fait égal. Peut-être ne se rendait-elle pas assez compte que les femmes seules sont capables de s’absorber à ce point dans un sentiment unique et qu’il est bien peu d’hommes (soit infériorité, soit force plus grande de leur nature) auxquels on puisse demander de faire à l’amour le sacrifice des ambitions de leur vie. Aussi la déraison de ces exigences fit-elle éprouver à Mme Necker toutes les tortures d’un sentiment dont un peu de réflexion aurait pu lui épargner l’épreuve, de la jalousie, non pas cette jalousie sotte et grossière qui se porte mal à propos sur quelque personne déterminée, mais cette jalousie plus noble qui voudrait posséder sans partage toutes les pensées et tous les instans de l’être aimé. Si déjà elle avait trouvé une rivale redoutable dans la compagnie des Indes, ce fut bien pis quand, après l’avènement de Louis XVI, le vent soufflant de tout côté aux réformes, l’opinion publique appela M. Necker aux affaires, et quand il se vit aux prises avec l’écrasante besogne de mettre en pratique ses plans de réforme financière et administrative. Mme Necker se méprit à la préoccupation habituelle de son mari, à ses longs silences, à ses inégalités d’humeur, et dans un changement d’attitude causé par les agitations intérieures d’une nature dont la sensibilité avait peine à se faire aux rudesses de la vie publique, elle crut apercevoir les symptômes d’un refroidissement de sa tendresse. C’était précisément le moment où les premières atteintes de l’âge commençaient à se faire sentir chez elle ; peu à peu elle voyait se détruire sous les coups d’une santé chancelante ce charme du visage et en particulier cet éclat du teint qui avait été un des grands attraits de sa jeunesse. La pensée qu’elle n’occupait plus tout entière l’âme de son mari et que peut-être elle avait cessé de lui plaire plongeait Mme Necker dans un véritable désespoir. Cependant ce serait en vain qu’on chercherait l’expression de ce sentiment dans ses lettres à ses amis les plus intimes, à Thomas, à Moultou lui-même, car cette âme fière n’aurait pas souffert qu’un regard indiscret pénétrât dans les replis de son cœur ; mais la douleur, tournant ses regards vers celui qui était à ses yeux l’unique consolateur, lui arrachait d’éloquentes prières :


Oh ! mon Dieu ! daigne calmer une âme qui t’adore ! Si mon cœur, plein de tes perfections, n’a jamais balancé un instant entre l’univers et toi ; si, dans ces momens où l’homme abusé croit jouir, je fus toujours disposée à quitter la vie sans regret, fais que l’inconstance ou le mépris des hommes ne soient pour moi qu’une source de comparaisons qui m’élèvent vers le ciel. N’arrache pas de mon cœur un sentiment trop cher, mais diminue, si tu le juges à propos, le trouble qu’il y fait naître. Permets-moi d’épancher mon âme tout entière et, si je m’abuse dans mes soupçons, ou rassure mon cœur étonné, ou retire-moi d’un séjour où tout est illusion. Précieuse chymère, tendresse parfaite et inaltérable, qu’êtes-vous devenue ? Longtemps je portai votre image dans mon cœur ; longtemps je vous crus réalisée comme ces malades qui donnent aux objets la couleur qu’ils portent dans leurs yeux ; depuis longtemps aussi le voile se déchire, et chaque jour me fait appercevoir plus clairement une funeste vérité. J’ai tout perdu ; je croyois tout retrouver. Une âme tendre, honnête et sensible m’a séduite ; j’ai cru le caractère l’ouvrage du sentiment, et c’est le sentiment qui est entièrement l’ouvrage du caractère ; dès que l’un est en contraste avec l’autre, le cœur cède toujours ; j’en fais aujourd’hui la centième épreuve, et la dernière est plus cruelle que les autres. Elle m’ôte les lueurs d’espoir qui me restoient encore, comme le dernier coup sur une blessure à moitié guérie qui la rouvre et la rend incurable. Arrangeons-nous, s’il est possible, avec cette affreuse découverte. Quoi ! ne puis-je substituer une illusion à une autre illusion ? Imprudente que je suis ! j’ai tout sacrifié à ma chymère ; j’ai réuni toutes mes forces sur un seul point ; il me manque et je tombe dans l’abîme. Je ne trouve pas une seule branche qui puisse arrêter ma chute. De la plus grande activité je passe à l’inaction totale ; mes goûts les plus vifs sont détruits ou du moins ils tiennent à la chaîne du sentiment. Une fois anéantie, ils périssent avec elle. Et comment retrouverai-je ce goût pour les lettres qui me faisoit oublier dans la solitude le tems, le monde et moi-même ? Toutes mes pensées me rappelleront un sentiment et feront naître un regret. Où retrouverai-je le goût vif du plaisir, quand on ne le partage plus et qu’on m’a fait perdre jusqu’au désir du bonheur ? Mon amour-propre est anéanti ; eh ! que m’importe ses succès, si je suis seule à en jouir ? La richesse n’est rien sans les goûts. Tout le vernis de la vie est effacé ; je la trouve laide sans ses ornemens. Peut-être porté-je dans mon sein le principe de ma destruction ; à quoi bon faire tant d’effort pour le détruire ? Je sens l’immortalité comme mon être ; le bonheur m’attend ; mais quelle foiblesse s’oppose à mes désirs ? si l’on m’aime par caractère, tout autre remplira… Non, je ne puis m’arrêter à cette idée ; je m’indigne de mes contrariétés ; je gémis sur la pauvre humanité sans pouvoir me donner les forces nécessaires pour la dépouiller. Tâchons cependant de concentrer mon cœur au dedans de moi et de laisser ignorer ce qui l’occupe. Ne regrettons rien…


Cette prière, que Mme Necker a laissée inachevée, peint mieux que tout ce que je pourrais dire le trouble de son cœur dans les momens où elle méconnaissait son bonheur, le caractère de son mari, et sa tendresse profonde. Dans ces momens, tous les souvenirs douloureux revenaient assaillir en foule son imagination en délire. Elle se reportait par la pensée à ces années d’une jeunesse difficile qu’elle avait passées seule avec sa mère, et le remords des chagrins qu’elle craignait de lui avoir causés par les inégalités de son humeur devenait pour elle une nouvelle source de tourmens. C’était encore dans le sein de Dieu qu’elle cherchait un refuge, et c’était aux promesses d’une vie future qu’elle demandait l’espérance d’une félicité qu’elle n’espérait plus trouver sur la terre :


Mon Dieu, oh ! le meilleur et le plus parfait de tous les êtres, source unique du bonheur, toi qui créas mon âme pour t’adorer, tu sais si j’ai cessé un seul instant de mériter ton amour. Sans cesse occupée à te plaire, mes premières pensées t’ont été consacrées, et mon dernier soupir s’échapera vers toi. Mais si tu es mon Dieu, n’es-tu pas aussi mon père ? Ne permettras-tu pas à mon cœur angoissé de se répandre devant toi ? Je t’adore et je m’élève jusqu’à toi. Mon amour fait évanouir la distance qui nous sépare ; il est immense comme elle. Je suis à la source du bonheur, mais il s’échape loin de moi comme un fleuve rapide, et bientôt il va se perdre dans un précipice inconnu. Grand Dieu qui me donnas l’être, tu me comblas de tes bienfaits. Une mère vertueuse et trop tendre caressa mon enfance. Jours heureux où je pouvois faire naître le bonheur, vous êtes perdus pour moi ! Oh ! ma mère, vous êtes dans le sein de mon Dieu, peut-être insensible à mes peines. Des objets plus dignes de votre attachement vous ont fait oublier une fille chérie. Ah ! quelle affreuse idée ! J’irai auprès du throne, je vous rappellerai les larmes que j’ai versées et celles qui dans ce moment arrosent mon visage. Hélas ! ne vous souviendrez-vous point que vous m’avez tant aimée ? Tendez-moi du haut des cieux une main secourable. La mort approche et vous n’êtes pas auprès de moi pour m’en cacher l’horreur. Des mains étrangères fermeront mes yeux. Hélas ! pardonnez, j’avois cru qu’un époux… Mais quel cœur peut égaler celui d’une mère ! Trop longtemps aveuglée par un sentiment indéfinissable, j’ai pensé oublier dans les bras de l’hymen que mes jeux étoient dévoués à des larmes éternelles. Mais la douleur et la mort m’ont fait chercher le sein maternel ; il n’étoit plus pour moi, et je n’ai trouvé au lieu de lui qu’une effrayante solitude !


Qui croirait, en lisant ces lignes, que des accens aussi pathétiques aient pu être inspirés par une injuste méfiance ? Cependant, quelques années plus tard, Mme Necker devait reconnaître elle-même jusqu’à quel point son imagination l’avait égarée. Repassant assez peu de temps avant sa mort ces souvenirs de sa vie, ce fragment lui tombait sous la main, et d’une écriture tremblante elle y traçait ces mots :


Oh ! mon époux, pardonne ; j’ai cru que tu ne m’aimois plus ; je t’outrageois sans doute ; reçois mon dernier soupir.


Avant que les années eussent apporté à Mme Necker ce don précieux qu’elles nous accordent parfois en échange de ce qu’elles nous enlèvent, la sagesse du cœur, plus d’une impression mélancolique devait traverser encore ce cœur agité. Sans parler des souffrances cruelles que lui causait une santé profondément ébranlée, elle se sentait envahie par cette lassitude qui saisit parfois vers le milieu de la vie les natures ardentes. « Dans la jeunesse, disait-elle alors, on jouit des délices de la vie au sein de l’amitié ; dans la vieillesse, c’est auprès d’elle qu’on se repose de la fatigue de vivre. » Cette fatigue de vivre allait parfois jusqu’à lui faire désirer la mort, qui, aux yeux de sa foi robuste, n’était que l’entrée d’une vie meilleure, et elle adressait à Dieu l’expression de son désir dans une humble et touchante prière :


Oh ! mon Dieu, toi qui vois ce cœur sensible de la créature, permets-moi, si c’est ta volonté, de dire aussi : Laisse-moi désormais, Seigneur, aller en paix. Que ferois-je de plus sur la terre ? Tu sçais si j’ai aimé et si j’aime encore le mari que tu m’as donné ; mais son caractère, malgré ses grandes vertus, l’oblige à chercher son bonheur loin de moi, et les méchans l’ont blessé même dans ses projets par cette union dont peut-être ils l’ont fait repentir. J’espérerois en vain de lui tenir lieu à présent de la puissance qu’il n’auroit plus. Ma fille n’a pas besoin de moi pour être heureuse. Ses goûts et les miens diffèrent, et bientôt elle cessera même de me regretter. D’ailleurs j’espère que sa tendresse, se portant toute entière sur son père, elle contribuera à la douceur de sa vie. Que laissé-je donc sur la terre ? Les biens dont tu m’as comblée ? Oh mon Dieu, j’en ai joui avec gratitude, mais je retourne à toi, source de tous biens. Des malheureux ? Le peu que j’espère de faire pour eux est sans cesse traversé par la malice des hommes, et d’ailleurs l’infortuné n’a-t-il pas toujours un protecteur en toi ? Que laisserai-je d’ailleurs ? Un pays ingrat dont je méprise les habitans ; une machine à demi usée qui semble m’avertir chaque jour de l’instant du départ, qui se refuse à tous mes sentimens et qui m’en suggère souvent de contraires à ma raison. Si c’est donc ta volonté, oh ! mon Dieu, termine sans douleur une vie que tu as comblée de tes faveurs les plus particulières, mais qui est empoisonnée par des remords, par des souvenirs, par le dédain et l’ingratitude. J’espère qu’alors je serai pure devant tes yeux. Ma mère ne me repoussera point ; peut-être même partagera-t-elle les transports de ma joye. Mon père tendra les bras à son enfant et, du haut des cieux, nous prolongerons les jours de ce malheureux battu par les orages, nous aiderons sa vertu et nous ferons naître celle de sa fille. Mon Dieu, daigne jeter sur ta créature un regard de bonté et pardonne à la témérité de sa prière ; exauce ou refuse, mais ne t’offense point. Je me confie entièrement en toi, soit que je meure, soit que je vive.


Si l’on rapproche cette prière mélancolique et résignée de celles que j’ai précédemment citées et qui sont remplies de plaintes si amères, on voit que les années avaient déjà produit leur apaisement dans l’âme de Mme Necker. Cette prière ne devait être exaucée que trop tôt au gré de ceux qui l’aimaient, et nous verrons plus tard dans quel désespoir sa mort plongea cet époux dont elle avait un instant méconnu la tendresse. Mais, avant d’en arriver à ce déchirement suprême, Mme Necker devait connaître une nouvelle épreuve dont on retrouve l’écho dans les lignes que je viens de citer, la tristesse de sentir que les goûts de sa fille différaient d’avec les siens, et que peut-être celle-ci possédait mieux qu’elle-même l’art de contribuer au bonheur de M. Necker. Dans la délicate notice que Mme Necker de Saussure a composée sous les yeux et à la demande des enfans de Mme de Staël pour être mise en tête des œuvres de son illustre amie, elle a touché d’une plume discrète à ces dissidences de caractère et d’humeur qui portèrent parfois atteinte à la sérénité des relations entre la mère et la fille. La malveillance s’est emparée de cette indication ; il n’en a pas fallu davantage pour donner naissance à la légende d’une animosité permanente qui aurait existé entre elles et d’une rivalité de tendresse vis-à-vis de M. Necker qui aurait troublé par de fréquens orages leur foyer domestique. On me pardonnera de répondre à cette légende en entrant dans quelques détails sur la jeunesse et sur l’éducation de Mme de Staël. Quelques documens me serviront à montrer que ces dissidences n’ont jamais détruit entre la mère et la fille les liens de la tendresse et que ce sont les leçons de Mme Necker elle-même qui ont accoutumé Mme de Staël à considérer le bonheur de son père comme le premier objet de sa vie.


II.

L’unique enfant de M. et de Mme Necker naquit le 22 avril 1766. Les derniers mois qui précédèrent sa naissance furent remplis pour sa mère de souffrances inexprimables et de sombres pressentimens. Elle croyait ne pas survivre à cette épreuve et se désespérait à la pensée de laisser seuls au monde un mari qu’elle adorait et un enfant sans appui. Aussi, dans cette pensée, se préoccupait-elle d’assurer à son enfant les bienfaits d’une éducation chrétienne, et les soins d’une femme qui pût lui tenir lieu de mère. Parmi les personnes avec lesquelles Mme Necker était entrée en relation dès son arrivée à Paris, se trouvait la femme du banquier Vernet dans la maison duquel M. Necker avait fait ses débuts. M. Vernet, appartenait à une très ancienne famille de Genève, et il était proche parent du pasteur Jacob Vernet que ses démêlés avec Voltaire ont rendu célèbre[1]. Ce fut probablement le souvenir de l’appui prêté à son mari par M. Vernet qui encouragea Mme Necker à s’adresser à Mme Vernet pour lui demander de servir de marraine et au besoin de mère à l’enfant dont elle attendait la naissance. Dans cette pensée, elle lui adressa la lettre suivante :


Mon terme approche, madame, et ce terme est quelquefois celui de la vie. Sans m’arrêter à cette idée, que mon attachement pour mon mari rendroit effrayante, je crois cependant que je puis accorder quelques précautions à mes devoirs et à ma tranquilité. La tendresse maternelle est inquiète. Est-il rien de plus propre à lui procurer le repos que de lui substituer les soins de la vertu la plus pure et la plus attentive ? C’est un bonheur que je me flatte d’obtenir si vous daignez être la maraine de notre enfant conjointement avec M. Vernet et M. Necker[2]. Si je meurs, cet enfant ne sera pas sans mère ; mon âme sera tranquille à cet égard, et j’aurai rempli mes devoirs envers lui dans toute leur étendue. Si Dieu me conserve la vie, vos vertus nous serviront de modèle ; vous dirigerez la mère, et elle mettra ses soins à rendre son enfant digne de votre amitié. Tels sont, madame, les motifs qui nous ont déterminés à vous faire cette proposition, nous les avons pris dans notre cœur ; j’espère que vous trouverez dans le votre des raisons suffisantes pour ne pas nous refuser ; vos bontés pour mon mari me donnent cette assurance ; M. Necker aura l’honneur d’écrire à M. Vernet, permettez que je lui présente ici mes complimens empressés.

Paris, ce 19 février.


Malgré cette lettre pressante, Mme Vernet ne voulut ou ne put pas faire une réponse favorable à la demande qui lui était adressée. Force fut donc à Mme Necker de se tourner vers Mme de Vermenoux. Au lieu d’être la femme du premier protecteur de M. Necker, ce fut la première protectrice de Mme Necker qui présenta l’enfant au baptême et lui donna son propre nom de Germaine. Comme les protestans français n’étaient point à cette date en possession d’un état civil régulier, ce fut dans la chapelle de l’ambassadeur des États-Généraux de Hollande qu’eut lieu la cérémonie, dont acte fut aussitôt dressé dans les termes suivans :


CHAPELLE D’HOLLANDE.

Le vingt-sept avril mil sept cent soixante-six, Anne-Louise-Germaine, née à Paris, le mardy vingt-deux avril mil sept cent soixante-six, fille de noble Jacques Necker, citoyen de Genève, et de noble dame Louise-Susanne Curchod, son épouse ; a eue pour parain M. Louis Necker, son oncle paternel, absent, et pour maraine Mme Anne-Germaine Larrivée de Vermenoux, par qui elle a été présentée au saint baptême, et a été baptisée le dimanche vingt-sept des dits mois et an dans la chapelle de Leurs Hautes Puissances Nos Seigneurs Les États Généraux des Provinces Unies en l’hôtel de son excellence M. Lestevenon de Berkenroode, leur ambassadeur à la cour de France, par moi soussigné J. Duvoisin, chapelain.


Le moment où Germaine Necker vint au monde était précisément celui où les prédications de l’Émile avaient exalté l’imagination des femmes sur le devoir de nourrir elles-mêmes leurs enfans. Mme Necker voulut comme bien d’autres remplir ce devoir ; mais la faiblesse de sa santé l’obligea bientôt d’y renoncer non sans regret. « J’ai conservé, écrivait-elle plus tard à son mari, le souvenir de ces instans pleins de charme, où l’on apportoit sur mon lit l’enfant à qui nous avions donné la vie, où ses beaux yeux bleus sembloient se tourner vers moi et m’assurer par leur couleur pure comme le ciel du bonheur que je devois attendre. » Des yeux magnifiques, qu’elle devait conserver toute sa vie, et un grand éclat de teint furent en effet, dans son enfance et dans sa première jeunesse, un des principaux agrémens de Germaine Necker. Elle commença de bonne heure à exercer autour d’elle cette fascination qui dans la vie a été son arme la plus puissante et dont les amies de sa mère furent les premières à subir l’ascendant. « Je viens de passer quelques heures avec votre charmante enfant, écrivait Mme de Vermenoux à Mme Necker, et je me presse de partager mon bonheur avec vous. Je l’ai trouvé on ne peut mieux portante, pleine de grâces et de gaieté. Elle m’a reçue à merveille et m’a dit pour vous et pour son papa mille choses que sa bouche et ses yeux seuls peuvent rendre. »

Mais, de toutes les amies de Mme Necker, celle qui s’éprit pour la petite Germaine de l’affection la plus vive, ce fut Mme d’Houdetot. N’y a-t-il pas quelque intérêt dans ce rapprochement amené par le hasard, entre une femme qui représente si bien à notre imagination les grâces du temps passé et une enfant qui devait prêter les accens de son éloquence aux hardiesses des temps nouveaux ? Le voisinage immédiat de Sannois et de Saint-Ouen donnait à Mme d’Houdetot plus d’une occasion de rencontrer la petite Germaine. Elle se la faisait amener ou bien allait la voir pendant que Mme Necker était aux eaux de Spa ou du Mont-Dore, et rendait compte à sa mère de l’état de sa santé avec une vigilance toute maternelle :


J’ay été voir vostre enfant. Elle est dans le meilleur état du monde. Ses beaux yeux étoient bien brillans, bien pleins de vie. Elle est encore grandie ; sa chair est ferme, son teint est excellent. Il luy est tombé deux petites dents de devant, les autres poussent bien. Il y en a une qui vient un peu enfoncée, j’ay montré à sa bonne comment en la pressant légèrement avec le doigt plusieurs fois par jour, on peut sans autre soin luy faire reprendre sa place. J’ay prié qu’on me l’amenât quelquefois et j’iray bien la voir. J’ai du plaisir à l’embrasser. J’ay senty combien l’amitié rend les sentimens semblables : je croyois tenir mon enfant.


Et dans une autre lettre :


Encore un mot de vous et de vostre enfant. Je l’ay beaucoup examinée, je n’ay pas trouvé le moindre progrès dans cette grosseur de l’épaule droite qui vous inquiétoit. Elle marche du pas le plus égal, ce qui prouve qu’il n’y a pas de foiblesse d’un côté. J’attribue la petite différence des deux épaules à l’exercice plus habituel du bras droit qui fortifie plus et grossit cette partie. J’ay recommandé à sa bonne de la faire beaucoup agir de la main gauche. Ainsy, si vous la trouvés gauchère en arrivant, vous m’en aurés l’obligation.


Ce n’étaient pas seulement les dents et la taille de Germaine Necker qui tenaient en éveil la sollicitude de Mme d’Houdetot ; elle surveillait aussi avec intérêt les précoces manifestations de cette jeune nature et goûtait déjà dans ses enfantines conversations ou dans ses lettres un charme dont elle s’empressait de faire part à sa mère :


Est-il possible, lui écrivait-elle, que je puisse envisager la satisfaction prochaine de vous embrasser, de rendre mes tendres hommages à celuy qui s’est attiré de ma part une sorte de culte et de serrer dans mes bras cette aimable fille qui a les germes de tout bien comme de tout agrément, et (dussiés-vous me taxer encore de frivolité) dont les grâces m’ont tant séduites, même celles dont mon âge, le cours de mes idées et ma situation m’éloignent le plus. Ah ! voyés avec indulgence croître à la fois tant de bonnes choses et choisisses celles qui vous conviennent… Dittes-luy bien qu’elle n’abandonne pas sa charmante gayeté en m’écrivant, qu’elle me plaist quand même je ne puis y répondre, que je la sens et que je dis non-seulement que qui n’a pas l’esprit de son âge n’en a pas le bonheur, mais n’en a pas même le bon esprit. Aucune de ses grâces n’est perdue pour moy. Ce sont, ma charmante amie, les fleurs de votre vie ; amusés vous à les cueillir. Vous scaurés bien ne cultiver que celles qui promettront du fruit, mais convenés qu’elle en promet beaucoup.


De cette correspondance entre Germaine Necker et Mme d’Houdetot, je ne possède malheureusement qu’un témoignage, c’est une lettre de Mme d’Houdetot, qui est postérieure de quelques années et qui est adressée non plus à l’enfant, mais à la jeune fille. Je n’en crois pas moins devoir la publier ici :


Quels remerciemens ne vous dois-je pas, mademoiselle, de vous charger de me donner des nouvelles de Mme votre mère, et de continuer avec moi une correspondance si nécessaire à mon cœur ! Mon attachement pour elle, pour M. votre père et pour vous, indépendant des circonstances, n’a pas besoin de ce qui pourroit le renouveler ; mais que d’occasions de le sentir plus vivement n’ai-je point encor dans ce moment ? L’état de maladie de Mme votre mère, la hauteur sublime où vient de s’élever M. votre père[3] aux yeux de tout ce qui est raisonnable et sensible, cet intérêt si touchant, cette tendresse filiale si bien peinte dans votre lettre, mademoiselle, tout me fait de votre famille et de vous des êtres chers et sacrés pour lesquels une sorte de culte se mêle à la tendresse… Le ciel vous a donné, mademoiselle, une grande tache à remplir en vous faisant naître d’un tel père et d’une telle mère ; elle ne sera pas au-dessus de ses forces. Vous avez toutes les grâces, tous les agrémens qui séduisent ; vous aurez aussi toutes les qualités, toutes les vertus qui seront la récompense des leurs.

Pardonnez, mademoiselle, le ton de cette lettre ; j’ai été entraînée à quitter en vous parlant d’eux le ton ordinaire d’une lettre, mais ils sont si peu dans l’ordre ordinaire, ils se montrent avec tant d’éclat et je parle à un enfant aussi peu ordinaire qu’eux par son esprit et par son cœur. Donnez-moi de vos nouvelles, mademoiselle ; toute ma lettre vous prouve combien elles me sont nécessaires et que mes sentimens méritent ce soin. Embrassés pour moi vos parens à qui j’adresse mes regrets, mes vœux, mon attachement le plus tendre et que je couvre de mes larmes. Encore une fois, pardonnes le ton de cette lettre. Adressée à toute autre jeune personne que vous, je sens combien elle serait déplacée, mais c’est votre cœur qui me juge, et c’est devant lui que le mien se répand.


Cependant l’enfant grandissait et, pour reprendre une des expressions de Mme d’Houdetot, jamais jeune plante n’avait donné l’espérance de plus beaux fruits. On sait combien fut précoce chez cette riche nature le développement de l’intelligence et de la sensibilité. Une description du salon de Mme Necker, bien des fois citée et reproduite, nous montre la petite Germaine assise à côté du fauteuil de sa mère sur un tabouret de bois où on la forçait à demeurer bien droite, tenant tête à l’abbé Raynal, à Grimm et à Marmontel qui applaudissaient à ses saillies, ou bien, lorsqu’on lui imposait silence, suivant de ses grands yeux mobiles les gestes et la physionomie de ceux qui continuaient de prendre part à la conversation. Un petit portrait à la sanguine, qui la représente à cette époque incertaine entre l’enfance et la jeunesse, répond parfaitement à cette description. La figure n’est pas précisément jolie. Le nez est un peu gros et la bouche trop grande ; mais les yeux sont merveilleux de profondeur, toute la physionomie étincelle d’intelligence et, bien mieux que le solennel portrait de Gérard, ce crayon, d’un auteur inconnu (peut-être de Carmontelle), donne une idée de tout ce que la vivacité de la conversation devait prêter de charme à ces traits incorrects.

Parmi les hommes de lettres qui faisaient partie de la petite cour de Germaine Necker et qui commençaient à délaisser la mère pour la fille, j’ai cité les noms de l’abbé Raynal et de Marmontel. L’abbé Raynal ! encore une gloire éteinte ! encore un grand homme auquel la postérité refuse obstinément la consécration de son suffrage et qu’elle relègue dans le même oubli que l’infortuné Thomas. Que mes lecteurs se rassurent ! je n’ai pas la téméraire prétention de rendre à l’auteur de l’Histoire philosophique des deux Indes le même service qu’au chantre de la Pétréide, et je ne les accablerai pas sous la citation des lourdes lettres qu’il adressait de temps à autre « à sa jeune et belle amie. » Mais peut-être retrouveront-ils sans trop d’ennui notre vieille connaissance Marmontel, toujours obséquieux, toujours galant et toujours rimeur. Autrefois il avait composé des vers pour la Sainte-Suzanne. Maintenant c’était la jeune Germaine que, tantôt sur l’air : Je suis Lindor, tantôt sur celui de Malbrouck s’en va-t-en guerre, il faisait parler et chanter. Mme Necker avait-elle été malade, vite il tournait pour sa convalescence des vers qu’il mettait dans la bouche de sa fille :


Est-ce au bonheur d’avoir un cœur sensible ?
Le mien rend grâce au ciel qui l’a formé,
Mais quand on voit souffrir l’objet aimé
Qu’un don si cher est un objet pénible !

Tendre maman, vis pour l’enfant qui t’aime,
Vis pour l’époux qui t’est plus cher encor.
Ménage bien leur unique trésor ;
Prends pitié d’eux en veillant sur toi-même.


Ou bien il composait, pour une petite pièce dans laquelle la jeune fille avait joué, des couplets assez médiocres qui se terminaient ainsi :


Si l’on s’étonne de m’entendre,
Parler raison, si jeune encor,
C’est que, dès l’âge le plus tendre,
J’eus ma Minerve et mon Mentor.
Mon secret n’est pas difficile.
Mon adorable et bon papa,
D’un trait par-ci, d’un trait par-là,
Éclaire mon esprit docile.
D’un trait par-ci, d’un trait par-là
J’ai composé ce que voilà.


Marmontel n’était pas le seul que le désir de plaire à la jeune Germaine Necker mettait en humeur de poésie. Dans un temps où l’on avait la versification facile, il n’était guère d’ami de la maison qui ne lui payât son tribut d’hommages sous les noms divers de Louise, de Mélanie, d’Aglaë.


Seul rejeton de Numa, d’Égérie,


lui disait l’un. L’autre célébrait l’éclat de ses yeux dans une pièce à laquelle il donnait pour titre : les Yeux de Louise, ou le Peintre dans l’embarras. Un troisième lui envoyait des fleurs et accompagnait cet envoi d’un Bouquet à Germaine, qu’il terminait ainsi :


Comme elles j’ai quitté les lieux qui m’ont vu naître,
Comme elles près de toi je veux vivre et mourir.
Cette rose et mon cœur trouvent un nouvel être :
Mon sort fut de t’aimer, le sien de t’embellir.


C’est ainsi que sa jeunesse recueillait les derniers fruits de la galanterie d’un siècle à son déclin en attendant les hommages que son génie devait recueillir d’un siècle à son aurore.


III.

Les inconvéniens de cette vie en public pour une aussi ardente nature n’échappaient pas à Mme Necker, qui s’efforçait d’en combattre les effets fâcheux par la sévérité des préceptes qu’elle donnait à sa fille. Ces inconvéniens n’ont pas échappé non plus à Mme de Genlis, la sévère pédagogue, qui dit à ce propos dans ses Mémoires : « Mme Necker avait fort mal élevé sa fille en lui laissant passer dans son salon les trois quarts de ses journées avec la foule des beaux-esprits de ce temps qui tous entouraient Mme Necker, et, tandis que sa mère s’occupait des autres personnes et surtout des femmes qui venaient la voir, les beaux-esprits dissertaient avec Mlle Necker sur les passions et sur l’amour. La solitude de sa chambre et de bons livres (ceux de Mme de Genlis sans doute) auraient mieux valu pour elle. » — Il faut croire cependant que Mme de Genlis n’avait pas toujours été également frappée de la mauvaise éducation donnée par Mme Necker à sa fille, car elle lui écrivait précisément à ce propos :


S’il est vrai que de grands exemples puissent seuls donner de frappantes et d’utiles leçons, quelle femme, quelle mère donna jamais à sa fille une meilleure éducation que celle que Mlle Necker a reçu de vous. Elle a trouvé dans la maison paternelle tout ce qui pouvoit lui inspirer le goût de la bienfaisance et de la vertu, et lui aprendre à n’aprécier que la considération du mérite personnel et de la véritable grandeur.


Bien que Mme de Genlis, si sévère dans ses Mémoires, eût raison de dire dans cette lettre que les exemples donnés par une mère à sa fille constituent la meilleure des éducations, cependant Mme Necker était trop scrupuleuse pour se contenter de remplir d’une façon aussi indirecte l’un des premiers devoirs de sa vie. Elle n’était pas davantage femme à penser qu’il fût permis à une nature, si riche, si généreuse, si droite qu’elle fût, de s’abandonner à ses instincts, ni que les dons naturels de l’intelligence pussent suppléer à une instruction solide. Le travail, la conscience, l’effort, tenaient trop de place dans sa propre vie pour qu’elle crût pouvoir se dispenser d’appliquer à l’éducation de sa fille le même système de contrainte morale et intellectuelle qu’elle s’imposait à elle-même. Elle ne voulut souffrir entre elle et son enfant aucun intermédiaire et entreprit de lui transmettre directement les connaissances précises qu’elle-même avait reçues autrefois de son père. Quelques années plus tard, trouvant peut-être que son mari ne rendait pas une suffisante justice aux soins qu’elle avait donnés à l’éducation de sa fille, Mme Necker lui rappelait dans une lettre toutes les peines qu’elle avait prises :


Pendant treize ans des plus belles années de ma vie, lui écrivait-elle, au milieu de beaucoup d’autres soins indispensables, je ne l’ai presque pas perdue de vue ; je lui ai appris les langues et surtout à parler la sienne avec facilité ; j’ai cultivé sa mémoire et son esprit par les meilleures lectures. Je la menois seule avec moi à la campagne pendant les voyages de Versailles et de Fontainebleau ; je me promenois, je lisois avec elle, je priois avec elle. Sa santé s’altéra ; mes angoisses, mes sollicitudes donnèrent un nouveau zèle à son médecin, et j’ai sçu même depuis qu’elle exagéroit souvent des accès de toux auxquels elle étoit sujette pour jouir de l’excès de ma tendresse pour elle ; enfin je cultivois, j’embellissois sans cesse tous les dons qu’elle avoit receu de la nature, croyant que c’était au profit de son âme, et mon amour-propre s’étoit transporté sur elle.


Durant ces treize belles années où l’écolière mit singulièrement à profit les leçons d’une maîtresse aussi dévouée, aucun nuage ne vint troubler leurs relations, et les archives de Coppet contiennent plus d’un affectueux témoignage de la tendresse qui les unissait. Bien que Mme Necker se séparât rarement de sa fille, cependant il arrivait parfois qu’elle était obligée de la laisser seule à Saint-Ouen lorsque quelque affaire l’appelait à Paris. L’enfant, à laquelle la solitude inspirait déjà une horreur invincible, cherchait alors à tromper sa tristesse en écrivant à sa mère des lettres où elle épanchait tout son cœur. Parmi ces lettres, j’en choisirai quelques-unes dont l’écriture est toujours informe, l’orthographe quelquefois vicieuse, mais où la pensée encore enfantine trouve souvent pour s’exprimer un tour heureux :


Ce samedi soir.
Ma chère maman,

J’ai besoin de vous écrire ; mon cœur est resserré ; je suis triste, et dans cette vaste maison qui renfermoit il y a si peu de tems tout ce qui m’étoit cher, où se bornoit mon univers et mon avenir, je ne vois plus qu’un désert. Je me suis aperçue pour la première fois que cet espace étoit trop grand pour moi, et j’ai couru dans ma petite chambre pour que ma vue put contenir au moins le vuide qui m’environnoit. Cette absence momentanée m’a fait trembler sur ma destinée. Vous trouvez en vous même, ma chère maman, des consolations sans nombre, mais je ne trouve en moi que vous ; voilà ma raison, mon courage et je sens que vos leçons m’ont apprises à vous regarder comme la vertu même que vous m’enseigniez. Heureux cent fois si l’on ne devoit suivre que les exemples de ceux qu’on aime, mais aurait-on chéri la vertu si vous aviez été vicieuse. Je maudis ce bal et tous mes goûts frivoles, je me suis bien trompé lorsque j’ai cru que je m’y amuserois ; avois-je donc pensé que loin de vous j’aurois les mêmes yeux.

Je suis avec respect, ma chère maman,
la plus tendre des filles,
Necker.


Ma chère maman,

Depuis que nous vous avons quittés j’ai été aussi heureuse qu’il est possible de l’être loin de vous. C’est un bonheur bien restraint cependant. Si quelque chose peut remplir un peu ce grand vuide dans mon cœur, c’est lorsque un autre sentiment bien moins fort (la comparaison seroit déraisonnable), vient me rappeler avec douceur combien je vous aime. C’est l’effet que produit sur moi toute la tendresse dont je suis susceptible pour les autres ; je la rapporte à vous comme un larcin que je vous fais, n’ayant pas assez de tout moi même pour vous adorer ainsi que papa.

Mlle Huber[4] est arrivée hier au soir, comme vous voyez, ma chère maman, et restera avec moi jusqu’à demain. Samedi est encore bien loin pour ne pas vous voir jusqu’à ce terme. Je ne vous parle sans cesse que de votre absence ; pardonnez ; vous voulez que je vous dise tout ce que je pense. Loin de vous le chagrin de ne pas vous voir m’occupe sans cesse, et quand je jouis de ce plaisir, cette seule idée m’occupe. Oui, maman, quand je vivrois mille ans pour vous contempler, si vous retourniez un instant la tête, il me semble que j’en serois encore jalouse. Adieu, ma tendre maman ; au travers de toutes mes folies daignez voir que vous êtes aimée comme… que dirai-je de plus fort, que : comme vous le méritez. Permettez-moi de vous embrasser mille fois, en vous serrant contre un cœur qui est à vous seule et à mon papa.

Je suis avec respect
votre très humble et très obéissante fille,
Necker.

P.-S. — Nous vous envoyons les plus belles fleurs de notre jardin.


Parfois ce n’était pas le témoignage de sa tendresse, mais l’expression de ses remords, que Germaine Necker adressait à sa mère, à la suite de quelques fautes légères dont elle s’accusait comme d’un crime :


Ma chère maman,

Je ne me résous qu’avec peine à vous écrire. Si je me sentois digne de vous, digne de vos leçons, je jouirois avec transport du bonheur de vous faire hommage de mes progrès et de vous en remercier chaque jour, mais lorsque je ne puis vous offrir que la honte et la confusion de retomber sans cesse dans les mêmes fautes, la plume m’échappe des mains, je m’abandonne au découragement, à la tristesse. Oui, ma chère maman, le croiriez-vous, hier au soir même, j’ai retombée dans mon humeur ordinaire, et ce matin encore sur un autre objet. Épargnez m’en le détail, j’ai trop de peine à parler de cet asticotage minutieux. Il me semble qu’en l’écrivant je le consacre, qu’alors il me sera impossible de le faire oublier. D’ailleurs je me défie de ma foiblesse ; je craindrois qu’en écrivant, je ne voulusse retrancher un mot ; je sens qu’il me seroit impossible de tout dire, je rougirois de ne pouvoir vous entretenir que de mes fautes ; pourquoi n’ai-je pas à vous raconter les victoires que j’aurois remporté sur moi. Ah ! maman, ma chère maman, corrigez-moi.

Il fait très beau temps, c’est ce qui m’empêche de continuer n’ayant personne qui puisse attendre jusqu’à ce soir.

Adieu, ma chère maman, permettez-moi de vous embrasser.

Votre très-respectueuse et très obéissante fille,
Minette Necker.


À ces lettres si naturelles et si sincères, même dans leurs exagérations, Mme Necker répondait d’un ton toujours égal et affectueux ; mais dans ces réponses on sent percer la préoccupation bien légitime assurément, mais peut-être un peu trop constante, de mettre à profit toutes les occasions pour travailler au perfectionnement de sa fille et lui faire entendre de sages avis. Le ton de quelques-unes de ces lettres fera comprendre mieux que tous les commentaires la différence de leurs deux natures et donnera la clé des malentendus qui devaient pendant quelques années s’élever entre elles :


15 mai 1779.

Je m’étois flattée, ma chère petite, d’aller te voir aujourd’hui, mais comme tu t’intéresses à ma santé, tu ne voudrois pas que je sortisse dans un moment où l’air est pernicieux ; me voilà donc enfermée pour trois jours. Je suis bien fâchée que tu commences par une solitude si absolue, mais j’espère dans ton goût pour l’étude, dans ta raison, et dans l’aimable intérêt que Mlle B… prend à tout ce que tu fais. Je te recommande de te promener beaucoup, de te livrer à tous les goûts champêtres qui rendent l’âme douce et simple. Ce n’est pas perdre son temps que travailler à sa santé et s’accoutumer à des plaisirs innocens, qui dégoûtent du faste des villes et qui sont à la portée de tous les âges et de tous les états. Ta lettre est d’un bon enfant ; je vois que tu es contente de toi même, et dès lors j’en suis satisfaite aussi, car je n’ai pas besoin d’autre juge entre toi et moi que ton propre cœur ; mais ton style est un peu trop monté. Ne sors point ainsi au dehors de toi pour me louer et me caresser. C’est un défaut de goût assez commun à ton âge. Quand on a plus vécu on s’apperçoit que la véritable manière de plaire et d’intéresser est de peindre exactement sa pensée sans charge et sans emphase, alors elle a toujours quelque chose d’original et un caractère de vérité qui se perd dans les comparaisons tirées de trop loin. Ta lettre à ton père étoit simple et bien.

Adieu, mon enfant, dis-moi que tu m’aimes bien, et prouve-le-moi en perfectionnant tous les jours ton cœur et ta raison, en faisant continuellement le sacrifice de ton caractère, en élevant ton âme par la religion, et en contribuant au bonheur de toutes les personnes qui ont des rapports avec toi, afin de contribuer au mien d’une manière essentielle. Je te recommande le bon ordre ; prie Mme Martin de faire en sorte que chacun s’occupe afin que Thérèse et la jeunesse ne se gâtent pas dans une oisiveté qui les rendraient malheureux ensuite.

Cette lettre étoit écrite, ma chère amie, quand j’ai reçu tes fleurs et ton joli billet, tu verras que j’ai été au-devant de tes tendres plaintes. Adieu, mon ange, je te remercie beaucoup de ton attention.


10 juin 1779.

Je tousse toujours un peu, ma petite, mais j’aimerois bien que tu ne t’exagérasses rien, même en matière de sentimens. Tu sais qu’il faut toujours faire sa cour à cette bonne raison que j’aime tant, qui sert à tout, et qui ne nuit à rien. Il faut t’accoutumer de bonne heure à passer plusieurs journées de suite dans la solitude et dans l’occupation. Tu scais bien que loin de m’opposer à tes plaisirs innocens je les facilite, et cependant je suis intimement persuadée que quand on s’habitue aux amusemens au point de ne pouvoir s’en priver sans peine, on est dès lors dans un esclavage réel, et de plus incapable de rien de grand et même de rien de bien.

Sois tranquille sur la visite que tu as manquée ; j’aurois été charmée que tu fusses à Saint-Ouen, mais personne de cette société n’étoit allé là à ton intention ; c’étoit une partie faite à Saint-Denis, continuée chez le duc de Gèvres et prolongée chez toi par curiosité pour le jardin. Que parles-tu d’une visite dans l’année ? tu ne comptes donc pour quelque chose que celle des étrangers pour qui ton existence et ton bonheur sont des objets entièrement indifférens. La fin de ta lettre est plus tendre et plus raisonnable, et dans toutes ces disparates ma tendresse se flatte d’apercevoir les derniers soupirs de la déraison, et le bon cœur et le bon sens qui combattent contre elle et qui resteront vainqueurs ; c’est le vœu continuel de la plus tendre des mères.


11 juin 1779.

Je t’écris encore un mot, ma chère petite, afin de te calmer un peu dans ta solitude. Tu donnes une tournure assez adroite à toutes les petites sottises que tu m’avois dites. Mais l’œil pénétrant de la bonne maman, préfère la bonhomie d’un aveu, aux subterfuges de l’amour-propre. Quoi qu’il en soit, laissons là le passé et tachons de ne penser qu’à l’avenir, où j’aime à me flatter que tu me donneras beaucoup de satisfaction. Au reste, si tu veus que je ne croye point les expressions de ta tendresse exagérées, tu as un moyen plus facile et plus utile pour toi que tous ceux que la langue française peut te fournir ; tu n’as qu’à faire dans mon absence tout ce que mon affection me fait désirer pour ta santé physique et morale. Cet accord constant entre tes paroles et tes actions détruira tous les soupçons d’exagération, et je t’assure qu’alors tu pourras me dire les choses les plus vives et les plus douces, sans que je fasse d’autre reflexion que celle de mon bonheur.

J’irai te voir fort tard samedi ; prie Mlle B. de ne point arranger le bal avant de me parler. Adieu, mon cher enfant.


Germaine Necker n’avait guère plus de treize ans lorsque sa mère lui conseillait ainsi « de faire sa cour à cette bonne raison qui sert à tout et ne nuit à rien. » À cet âge, sa santé subit une grave atteinte. Elle tomba dans un état de faiblesse qui alternait avec les périodes de surexcitation nerveuse. Ses parens s’inquiétèrent et appelèrent Tronchin, le médecin de Voltaire, des femmes à la mode et des gens d’esprit. Tronchin ordonna un changement de vie absolue ; plus de travail ; plus de conversation ; le repos d’esprit, la liberté la plus complète et le séjour de la campagne. On fut obligé de conduire la jeune fille à Saint-Ouen, où on la laissa seule avec son amie, Mlle Huber, tandis que ses parens étaient retenus à Paris à l’hôtel du contrôle général. Dans cette retraite solitaire, et loin de toute surveillance, elle put en toute liberté se livrer à ses goûts. « Elle parcourait, dit Mme Necker de Saussure, dans ses notices, les bosquets de Saint-Ouen avec son amie, et les deux jeunes filles vêtues en nymphes ou en muses déclamaient des vers, composaient des poèmes, des drames de toute espèce, qu’elles représentaient aussitôt. »

Ce trouble apporté dans ses plans d’éducation fut un coup sensible pour Mme Necker. Elle crut toute sa vie que sa fille avait singulièrement perdu à cette interruption prématurée des leçons qu’elle lui donnait, et comme Mme Necker de Saussure lui faisait compliment quelques années après de la prodigieuse distinction qu’on devinait déjà chez sa fille, elle lui fit cette réponse singulière : « Ce n’est rien, absolument rien, à côté de ce que je voulais en faire. » Mais ce mécompte imaginaire fut peu de chose auprès du chagrin plus réel qu’elle ressentit en constatant bientôt que sa fille échappait de plus en plus à son influence et à son autorité. Comme un jeune cheval en liberté qui n’obéit plus à la main et qui ne connaît plus la voix du maître, l’enfant se livrait à des ardeurs d’imagination, à des vivacités d’esprit, à des saillies de caractère qui déconcertaient et désolaient sa mère, tandis que l’indulgence de M. Necker l’encourageait au contraire dans cette sourde révolte. De cette période paraît dater en effet l’intimité du père et de la fille. Jusque-là, les relations de M. Necker avec la petite Germaine n’avaient guère dépassé la mesure de celles qu’un homme absorbé dans des préoccupations de toute nature peut entretenir avec une enfant dont la journée est en grande partie prise par des leçons. Mais lorsque, durant ces brillantes et difficiles années de son premier ministère, M. Necker harassé de fatigues, accablé de soucis, trouvait le soir à son foyer une enfant, presque une jeune fille, qui déployait pour lui procurer un instant de distraction les dons merveilleux de son esprit ; le sentiment de l’amour et de l’orgueil paternel ne pouvaient manquer de se développer dans son cœur et de le porter à fermer les yeux sur les innocens écarts de cette nature exubérante. Il y avait dans le caractère de Germaine Necker un coin de drôlerie, de gaîté que Mme Necker lui reprochait comme un penchant à la dissipation et qui répondait au contraire, en dépit de ses apparences graves, à certains côtés de la nature de M. Necker. Aussi saisissaient-ils tous deux, de préférence, les momens où ils se trouvaient seuls ensemble pour se livrer aux élans de cette gaîté. Un jour que pendant le déjeuner on était venu appeler Mme Necker pour quelque affaire, elle fut surprise d’entendre en revenant un grand vacarme dans la salle à manger, et, comme elle ouvrait la porte, de voir son mari et sa fille, leur serviette nouée autour de leur tête en guise de turban, danser en rond autour de la table. Elle jeta sur eux un regard étonné, et tous deux, honteux comme des écoliers en faute, reprirent leur place sans mot dire.

Parfois M. Necker ne se contentait pas de cette complicité tacite, et lorsque, à son avis, Mme Necker réprimandait trop sévèrement sa fille, il prenait ouvertement sa défense. Celle-ci trouvait alors un malin plaisir à appuyer sur l’autorité de son père la résistance qu’elle opposait aux volontés de sa mère, et ce fut cet appui prêté par M. Necker à l’indiscipline de sa fille qui fit souffrir Mme Necker bien plus (autant qu’il est possible de pénétrer dans ces replis du cœur) que les sentimens de jalousie dont on s’est trop empressé de l’accuser. En effet, dans les pages intimes qu’elle n’écrivait que pour elle, elle n’attribue jamais ce qu’elle appelle injustement le refroidissement de son mari à la prédilection qu’il témoignait à sa fille, et si elle fait allusion à cette prédilection, c’est en exprimant l’espérance de laisser après sa mort un vide moins sensible dans la vie de M. Necker. Mais elle croyait de bonne foi sa fille engagée dans une mauvaise voie ; elle s’irritait de la résistance que rencontraient ses conseils, et son irritation se tournait en tristesse lorsque M. Necker prêtait à cette résistance un appui un peu inconsidéré. Cependant, même ainsi soutenue dans sa lutte, la jeune fille avait parfois des retours où elle rendait justice aux sentimens de sa mère. Un jour quelqu’un lui ayant dit assez maladroitement : « Votre père paraît vous aimer mieux que votre mère, » elle répondit sur-le-champ : « Mon père pense davantage à mon bonheur présent, et ma mère à mon bonheur à venir. »

Si M. Necker était un père indulgent, il n’était pas un père aveugle. Son œil pénétrant excellait à démêler les prétentions, les vanités, les ridicules, que son esprit caustique excellait à corriger par une raillerie douce. « Je dois à l’incroyable pénétration de mon père, disait plus tard Mme de Staël, la franchise de mon caractère et le naturel de mon esprit. Il démasquait toutes les affectations, et j’ai pris auprès de lui l’habitude de croire que l’on voyait clair dans mon cœur. » M. Necker ne flattait pas davantage tous les goûts de sa fille ; entre autres il s’attachait à combattre celui qu’elle témoigna de bonne heure pour la carrière littéraire, et lorsqu’il la voyait dès l’âge de quinze ans s’absorber dans la composition de quelque nouvelle ou de quelque pièce de théâtre, il l’appelait M. de Sainte-Écritoire. Peu s’en fallut même qu’il ne réussît à détruire chez elle ce penchant. Voici, en effet, ce qu’elle écrivait dans un journal qu’elle tint pendant quelques mois, à l’âge de dix-neuf ans :


Mon père a raison. Que les femmes sont peu faites pour suivre la même carrière que les hommes ! Lutter contre eux, exciter en eux une jalousie si différente de celle que l’amour leur inspire ! Une femme ne doit avoir rien à elle et trouver toutes ses jouissances dans ce qu’elle aime. Je me peins Mme de Montesson[5] versant des larmes sur la chute de sa pièce. Et quel effet feront les mêmes larmes quand la sensibilité les fera couler ! Si l’on pouvait en avoir de bleues, de jaunes, de différentes couleurs, je passerais d’en répandre sur des sujets différens ; mais les mêmes seront versées pour l’amour-propre et pour la tendresse. C’est horrible !


Cependant l’influence de M. Necker, même à cette époque, ne fut pas assez forte pour empêcher sa fille d’entreprendre son portrait. C’était le moment où Mme Necker écrivait celui que M. Necker a eu plus tard l’idée assez singulière de publier à la suite des Pensées et Mélanges de sa femme. Piquée d’émulation, Germaine Necker voulut faire de son côté, en traitant le même sujet, l’essai d’une faculté naissante qu’elle avait employée jusqu’alors à écrire des nouvelles ou des drames. Le portrait qu’elle traça commence ainsi :


Je choisis un sujet qui passe mes forces ; mais quand j’aurai écrit tout ce que je puis exprimer, je sentirai encore qu’il reste tout ce qu’il m’a été impossible de rendre et je saurai mieux que personne combien je suis loin d’avoir tout dit. Je demande donc d’avance qu’on rende justice à mon cœur, et si la nature ne m’a pas accordé ce style brûlant qui transmet les plus vives émotions de l’âme, qu’on ne croye pas ce que j’écris égal à ce que j’éprouve.


Pris par sa femme et sa fille pour juge du concours, M. Necker refusa de se prononcer ; mais sa fille crut deviner ses sentimens en écrivant dans son journal : « Il admire beaucoup celui de maman, mais le mien le flatte davantage. »


IV.

Durant ces années un peu pénibles pour Mme Necker, un nouvel incident vint augmenter encore la tension de ses rapports avec sa fille. L’enfant avait grandi ; à l’adolescence avait succédé la jeunesse, et, dans un temps où les filles se mariaient de bonne heure, la question de son établissement ne pouvait manquer de préoccuper ses parens. Ce n’était pas en effet chose facile que de marier à la cour de Louis XVI une jeune fille appartenant à la religion prétendue réformée. Depuis que la main puissante de Louis XIV avait ramené toute la noblesse à l’orthodoxie, il n’était personne, parmi les protestans de France, qui fût en position de prétendre à la main de Mlle Necker. Il ne fallait pas penser à lui faire épouser un catholique dans un temps où la cérémonie religieuse constituait seule le mariage et où pas un membre du clergé n’aurait consenti à bénir ce que nous appellerions de nos jours un mariage mixte. La destinée de Germaine Necker était donc de s’unir, soit à quelque Genevois compatriote de son père (mais peut-être M. et Mme Necker rêvaient-ils pour leur fille une vie plus brillante que celle de l’aristocratie genevoise dans ses beaux et tristes hôtels des rues hautes), soit à quelque étranger sujet d’un prince protestant. Il faut ajouter que Mme Necker était, et avec raison, difficile. Elle ne cherchait pas seulement quelqu’un qui sût apprécier et chérir sa fille, mais quelqu’un qui tînt aussi à singulier honneur de devenir le gendre de M. Necker. Elle voulait que, par l’éclat de son rang à l’étranger, le mari de sa fille rehaussât encore la situation que M. Necker occupait en France. Elle voulait en un mot qu’il eût « l’auréole. » C’était là ce qu’il fallait, suivant elle, au gendre de M. Necker. Mais ce gendre ne s’était pas encore présenté, et M. et Mme Necker ne voyaient pas sans inquiétude leur fille approcher de sa dix-huitième année, lorsque, dans un voyage à Fontainebleau, où ils avaient suivi la cour, ils rencontrèrent le second fils de lord Chatham, le jeune William Pitt.

Celui-là avait bien l’auréole, autant par le nom qu’il portait que par le feu du génie qui brillait déjà dans ses yeux. A peine âgé de vingt-trois ans, il avait déjà rempli dans le ministère de lord Rockingham les importantes fonctions de chancelier de l’échiquier et si haute était l’estime où on le tenait dans son pays que personne ne faisait doute de le voir bientôt rappelé au pouvoir. C’était bien là le gendre que Mme Necker avait rêvé, et son imagination s’enflamma à l’idée de préparer cette union. Tout ce qu’elle avait souhaité semblait réuni sur cette tête : la religion, le nom, la situation, le génie naissant. Quelle ne serait pas l’influence que M. Necker exercerait désormais sur la France s’il donnait sa fille à l’homme qui serait peut-être un jour le premier ministre de l’Angleterre ! Mais lorsqu’elle s’en ouvrit à sa fille, malgré tout ce qui dans ce projet de mariage aurait pu séduire une jeune imagination, elle vint se heurter contre une répugnance invincible. Y a-t-il véritablement, comme le prétendent certains esprits rêveurs, des pressentimens mystérieux qui viennent tout à coup, dans la nuit où nous vivons, éclairer notre route obscure d’un rayon bienfaisant ? Quoi qu’il en soit, l’instinct ou le hasard conseillèrent mieux la jeune fille que la sagesse humaine de sa mère. Lorsque, bien des années après, quelqu’un s’avisa de faire compliment à celle que Napoléon Ier avait injustement bannie de la chute de son persécuteur et de sa prochaine rentrée en France : « De quoi me faites-vous compliment, répondit-elle vivement, de ce que je suis au désespoir ? » Si elle avait épousé William Pitt, sa vie n’eût été qu’un long désespoir de se sentir unie par un lien indissoluble, elle, si Française de cœur, si fidèle aux principes de la révolution, à l’implacable ennemi de la révolution et de la France. Mais dans un temps où les parens étaient accoutumés, ne l’oublions pas, à prendre l’entière responsabilité du mariage de leurs enfans, ce refus de sa fille parut à Mme Necker dicté par une volonté capricieuse, et cette nouvelle résistance à ses conseils, dans une circonstance aussi grave, lui parut un nouveau manque de tendresse et d’égards[6].

L’année suivante, la santé toujours chancelante de Mme Necker reçut une nouvelle et plus grave atteinte. On lui conseilla un voyage à Montpellier, où elle devait trouver les soins d’un médecin alors célèbre, le docteur Lamurre. L’inquiétude fut générale parmi ses amis. Mme Necker elle-même crut toucher à ses derniers momens et prit ses dispositions suprêmes. Dans une lettre pathétique qu’elle adressait à son mari, elle lui fit de touchans adieux, et mieux éclairée sur les sentimens de profonde tendresse qu’il n’avait jamais cessé de lui porter, elle s’alarmait du coup qu’il allait recevoir, tout en remerciant Dieu d’avoir épargné à sa faiblesse l’épreuve de survivre à un époux si cher. En même temps, elle laissait par écrit à sa fille de tendres et solennels conseils dont l’accent montre que certaines blessures vivement senties n’avaient point cependant altéré chez elle la sollicitude et la tendresse maternelles :


Écoute avec attention, mon enfant, les derniers conseils et les derniers ordres de ta mère. Pense qu’ils ont un caractère qui doit te les rendre presque sacrés. Tu as peut-être quelques reproches à te faire de la conduite que tu as tenue envers moi, si tu la compares avec la satisfaction que tu aurais pu me donner ; mais si je viens réveiller dans ton âme quelque remords de sensibilité, c’est pour te donner les moyens de l’appaiser pour jamais. Tu peux encore tout réparer, et me rendre plus heureuse après ma mort qu’il n’eut été en ta puissance de le faire pendant ta vie. Je laisse à ton père tous les droits que j’avois à ta tendresse joints à ceux qu’il a déjà sur toi. Tiens lui lieu, s’il est possible, de ce cœur qui sur la terre ne vécut que pour lui ; tu auras d’autres devoirs, mais qui s’enchaînent tous à celui-là. Vis avec lui ; ne l’abandonne point à sa douleur. Ne te laisse jamais abattre s’il rejette d’abord tes consolations. Etudies tout ce qui peut calmer son imagination et arrache-le à la solitude, quelque résistance qu’il t’oppose. Qu’il remplisse le soin que je lui confie de conserver mes cendres pour qu’elles se mêlent un jour avec les siennes ; mais que ce soin ne l’occupe pas trop. Tâche d’être avec lui lorsqu’il viendra verser quelques larmes sur mon tombeau ; joins y les tiennes et crois que tu m’auras rendu la plus heureuse des mères. Oh mon enfant, que trouveras-tu dans le monde qui vaille la satisfaction que tu éprouveras en te disant : J’obéis à mon Dieu, je console le plus digne des pères et je donne à la mémoire de ma mère l’hommage qu’elle désira toujours de moi. Oui, tu me vois à présent sur ces limites qui séparent la vie de l’éternité. ; je poserois la main sur l’une et sur l’autre pour attester et l’existence d’un Dieu et le bonheur qui naît de la vertu. Je désirais que tu épousasses M. Pitt. J’aurais voulu te mettre dans le sein d’un époux d’un grand caractère ; je voulois aussi avoir un gendre à qui je pusse confier le soin de ton pauvre père, et qui sentît le prix de ce dépôt. Tu n’as pas voulu me donner cette satisfaction. Eh bien, tout est pardonné si tu rends à ton père et à toi-même tout ce que j’attendois de cette union. Multiplies-toi pour produire les distractions que l’Angleterre, l’état d’un gendre et les affaires auraient pu donner à ton père. Où qu’il veuille aller, suis-le ; vis dans sa maison ; ne permets pas sans motifs essentiels qu’il passe une nuit sous un autre toit que celui que tu habiteras. Livres-toi à ton bon naturel ; tu ne feras que des fautes en t’en éloignant, et crois-moi, une caresse de ton père, une bénédiction de ta mère, versés sur toi du haut des cieux, te paraîtront plus délicieuses que bien des éloges. Laisses ce monde que tu as mal connu : vis pour ton Dieu, pour ton père et pour tes autres devoirs. Tu verras combien les jouissances du cœur sont plus douces que celles de l’amour-propre. Oh ! mon enfant ! ton caractère, n’est pas formé ; ta tête te trompe souvent ; prends la religion, pour guide et pour caractère. Ta tâche est grande ; sur la terre je ne vivois que pour ton père, car tu étais pour moi une portion de lui-même. Eh bien, il faut que tu prennes ma place auprès de lui. Tu seras femme et mère ; pour réunir ces devoirs au premier, apprends à ton mari et à tes enfants que l’on père doit être pour eux : sur la terre le centre de tout. Toi-même alors deviendras leur trésor commun. Vos prières se réuniront vers le ciel, et je les entendrai.


C’est le triste privilège de la mort de purifier et d’agrandir les cœurs. Peut-être, dans l’éducation qu’elle avait donnée à sa fille, Mme Necker était-elle tombée dans cette erreur de vouloir la façonner trop semblable à elle-même et n’avait-elle pas compris ce qu’il faut laisser à la jeunesse d’originalité et d’indépendance ; peut-être dans certaines circonstances avait-elle obéi à des sentimens trop personnels et n’avait-elle pas senti assez tôt qu’avec les années le détachement devient la grande sagesse de la vie. Mais lorsqu’elle se croyait à la veille de quitter la terre, cette femme pure et passionnée n’avait pour elle-même ni une pensée ni un regret ; son unique préoccupation était d’adoucir sa perte pour ceux qui allaient lui survivre, et c’était elle-même qui encourageait sa fille à prendre après sa mort dans le cœur de M. Necker cette place que peut-être elle avait souffert de se voir disputée. Elle consentait à être oubliée, pourvu que son mari fût moins malheureux.

Mme Necker ayant échappé à cette crise, ces conseils ne passèrent peut-être jamais sous les jeux de sa fille ; mais les inquiétudes que Germaine Necker éprouvait de son côté pour la santé de sa mère amenèrent entre elles une scène touchante qui rapprocha ces deux natures à la fois trop différentes pour bien se comprendre et trop semblables pour ne pas se heurter par leurs ressemblances mêmes. J’emprunte le récit de cette scène au journal de la jeune fille :


Ce 12 août.

J’ai éprouvé hier une peine sensible ; maman passe de très mauvaises nuits depuis quelques jours. J’ai été lui demander des nouvelles de sa santé ; elle m’a parlé avec un sentiment si triste et si douloureux, elle m’a montré tant d’inquiétude de l’ennui que mon père devoit éprouver du spectacle continuel de ses souffrances qu’elle m’a déchiré le cœur. Je l’ai rassuré par toutes les raisons que ma tendresse pour elle et la vérité m’ont suggérées, mais touchée jusqu’au fond de l’âme d’une horrible pensée, fausse, totalement fausse, Dieu merci ! je suis tombée à genoux : « L’être suprême, lui ai-je dit, entendra nos prières si continuelles et si vives, j’en suis sûre ! j’en suis sûre ! » Étouffant de larmes je fus prête à m’évanouir. « Ah ! s’écria ma mère, tu m’as rendu heureuse pour longtemps. » Je me retirai précipitement, je ne retournai plus chez elle de la matinée, je ne lui parlai plus de ce moment. Il est des mouvemens si naturels, si involontaires, qu’il semble que ce que l’on diroit d’eux leur oteroit le charme. D’ailleurs je voulois éviter de répéter une scène cruelle ; le sentiment n’en est pas moins dans le cœur, lorsqu’une réunion de circonstances ne forcent pas l’explosion ou qu’on sait la contenir. Elle dit à mon père : « J’ai retrouvé dans ta fille la sensibilité, la physionomie de son enfance. — Je crois, répondit mon père, qu’elle ne l’a jamais perdue. » Ah ! sans doute, quoique le caractère de maman soit bien moins analogue avec le mien que celui de mon père, je l’aime encore avec une tendresse qui pourroit passer pour un premier sentiment, s’il n’en existoit pas en moi-même de plus forts. Pourquoi faut-il que cette malheureuse Angleterre ait développé contre moi, la roideur et la froideur de maman. Isle maudite, source présente de mes craintes, source à venir de mes remords, pourquoi faut-il que toutes ces offres brillantes soient venues m’oter le droit de me plaindre de mon sort et le rendre cependant plus malheureux. Faut-il qu’elles soient venues m’obliger à choisir, à vouloir ce que j’au-rois tant aimé qu’on me forçat de faire, et me plonger dans une incertitude si terrible qu’il n’y a pas un argument qui ne soit combattu par l’autre. Je n’ai pas varié extérieurement parce qu’un mouvement du cœur m’entraîne, mais seule agitée, effrayée… Ah ! c’en est fait, je ne puis aller en Angleterre !


Ce journal, dont j’ai déjà cité plusieurs fragmens, n’a été malheureusement tenu par Germaine Necker que pendant un temps assez court. Durant quelques semaines, elle y consigna jour par jour les menus événemens de sa vie quotidienne, le souvenir de ses impressions personnelles et le récit des conversations auxquelles elle assistait dans le salon de Saint-Ouen. Sur la première page, on lit cette épigraphe qui est tirée de l’un des ouvrages de M. Necker : « Le cœur de l’homme est un tableau qu’il faut voir à la distance où le sage ordonnateur de la nature l’a placé. » Immédiatement au dessous la jeune fille avait écrit ces mots : « Tourne le feuillet, papa, si tu l’oses, après avoir lu cette épigraphe. Ah ! je t’ai placé si près de mon cœur que tu ne dois pas m’envier ce petit degré d’intimité de plus que je conserve avec moi. » Mes lecteurs me sauront peut-être gré d’en détacher quelques fragmens. J’en extrairai d’abord un portrait de la maréchale de Beauvau, cette aimable et noble femme, qui dispute à Mme Necker l’honneur d’avoir offert au XVIIIe siècle le modèle de la tendresse conjugale[7], et un jugement sur le duc de Choiseul qui venait de mourir.


Ce 21 juillet.

Qu’il m’en coûte pour me réveiller. Ah ! ce n’est pas le caractère du bonheur que de craindre tant de commencer la journée, de redouter le moment où tous les souvenirs vont rentrer dans le cœur, et de préférer à la vie une image de l’anéantissement. Le sommeil me fait souvent trembler ; l’âme et le corps ensemble immobiles paraissent avoir alors une destinée trop pareille ; mais, non, non ! le sentiment de soi subsiste encore, et c’est lui qui caractérise l’existence morale.

Mme de Beauveau vint hier nous faire une visite avant d’aller à Ségrais. Charme infini de cette femme. Ce n’est rien qui vous enlève hors de vous-même ou au-dessus, mais c’est dans votre état habituel un des grands plaisirs que la conversation puisse vous donner ; un naturel simple, un esprit raisonnable, de la facilité plutôt que de l’aisance, un ton de grande dame, mais qui semble venir plutôt de ce qu’elle se montre telle qu’elle est que de ce qu’elle voit les autres tels qu’ils sont ; par conséquent, les mêmes manières avec les rangs différents, je ne dis pas les mêmes discours, car ce serait alors confondre les personnes ; connaissant parfaitement les caractères et n’apercevant pas les ridicules, vrai signe de bonté qui met à l’aise avec elle ; ne généralisant pas, je crois, infiniment les idées, mais vivement intéressante quand elle parle d’un homme ou d’un événement considérable ; donnant à penser plus qu’elle n’a pensé elle-même, mais uniquement parce qu’elle n’a pas donné du temps à sa pensée : elle en a l’instinct plus que la réflexion. Elle a sûrement beaucoup d’imagination, et je parierais que dans sa société tout le monde ne lui croit pas cette qualité, parce que l’éclat et l’inconvénient de l’imagination vient de la faculté d’inventer et elle ne sait que transmettre, mais avec une vérité extrême. Elle compte tous les détails de tout ce qu’elle a vu et on dirait qu’elle a choisi à plaisir les circonstances les plus propres à intéresser. Une sensibilité, je ne dirai pas ardente, je ne dirai pas profonde, mais vraie, mais bonne, mais continuelle ; une manière d’aimer son mari simple, touchante et qui paraît naturelle à ceux mêmes qui le connaissent. Il y a des femmes qui aiment plus leur mari qu’elle n’aime le sien, mais elles le disent encore un peu plus que cela n’est, et comme la mesure de ce qu’elles ajoutent est inconnue, aimant plus, elles font cependant moins d’effet que Mme de Beauveau. Nous la comparions avec Mme de Grammont[8]. Elle me disait en confidence que quelqu’un prétendait qu’elle était plus vraie que Mme de Grammont et que Mme de Grammont était plus sincère, fine distinction. Il me semble, comme je le disais à Mme de Beauveau (car on pouvait le lui dire), que le naturel de Mme de Grammont frappe plus que le sien parce qu’elle montre des défauts et qu’elle a du mérite à être naturelle, mais comme on serait par choix ce que Mme de Beauveau est par nature, on vante moins cette qualité en elle. Son esprit n’est pas par traits ; je ne suis pas étonnée qu’elle ne puisse pas l’allier avec celui de Mme d’Houdetot ; mais en conversation avoir de l’esprit, c’est son état habituel. Elle a de l’esprit comme les femmes sont jolies. Quelquefois cependant, elle se livre à des discours sur les plats qui sont sar la table, sur mille détails minutieux ; mais alors il semble que la bonté de son caractère donne trop de bonhomie à son esprit, et puis je crois qu’elle aime assez à étendre son espace en se promenant de bas en haut ; aller de hauteurs en hauteurs n’est pas donné à tout le Monde. Elle aime aussi le contraste de la succession de deux conversations si différentes ; pour moi j’aimerais assez qu’on ne se reposât de la pensée que par la grâce, de l’éloquence que par la gaieté, et que le genre plat ne trouvât jamais la place dans les ombres mêmes de tableau.

Estime qu’elle fait de M. le Dauphin, son affection pour elle. Son opinion sur M. de Choiseul qu’elle devrait écrire : de l’étoile dans sa vie et dans sa réputation ; de l’audace plutôt que de l’élévation d’âme ; une confiance extraordinaire et que l’événement a justifié ; gagnant une fois à l’armée cent mille écus au jeu, montant sa maison sur cette dépense et l’ayant soutenue de même jusqu’à sa mort ; de la générosité dans ses sentiments, de l’orgueil à l’excès ; peu d’esprit, c’est étonnant à dire, mais du bonheur encore dans son esprit ; des coups de dés lumineux en affaire, point de logique ; plus aisé à gouverner en choisissant les momens qu’en se servant de la raison ou de l’éloquence. Sa sœur supérieure à lui ; son désespoir de s’humilier, sur la fin de ses jours, jusqu’à demander de l’argent à Beaumarchais, à Foulon qui ! avait autrefois traité comme il le méritait. Divers traits enfin qui semblent en faire un homme plus noble que grand, plus heureux que distingué, ne pouvant faire effet que pendant sa vie sur la nation française, généreux dans un sens plus étendu que l’acception ordinaire, ayant des mouvemens qui lui tenaient lieu de principes et peut être encore plus mobile que sensible et faible autant que bon.


Bien que ces deux portraits ne soient assurément pas indignes de l’auteur de Delphine, cependant de toutes les pages de ce journal les plus intéressantes sont celles où, toute vibrante encore de quelque impression vive qu’elle vient de recevoir, Germaine Necker traduit déjà avec éloquence ses émotions et ses terreurs imaginaires.


Ce 28 juillet.

Quel horrible spectacle s’offre à mes yeux en m’éveillant ! Je vois de mon lit une bierre couverte d’un drap blanc, au milieu de la cour, devant la demeure de celle qu’on vient d’y enfermer. C’est elle, ce sont ses membres, ce sont ses traits ; qu’est-il donc arrivé ? Ceux qui l’aiment souffrent que la terre la couvre à jamais.

Je vois encore cette bonne femme dans ses vêtemens villageois, étincellante de vie, robuste, joyeuse, sans défiance de l’avenir, à cinquante ans mariée depuis huit mois à un homme plus jeune qu’elle, qui l’aimait, qu’elle aimait, enyvrée de ce retour de printems à la fin de son automne, reconnaissante de ce bonheur inatendu, consacrée aux soins des malheureux, perfectionné par la félicité, un ange dans la jouissance, spectacle aussi beau et plus doux qu’un ange dans l’infortune. Une maladie contagieuse, la petite vérole, la saisit, et elle meure et son cadavre occupe la place qu’elle remplissait pendant sa vie ! Il suffit d’avoir vu vivante celle qu’on voit ensevelir, pour frémir de tous ses sens à ce spectacle. Au-dessus de sa chambre étoit une horloge, et, la sachant à l’agonie, chaque coup que j’entendois : « Voici, m’écriois-je, le dernier pour elle, une âme va s’envoler vers le ciel, elle va savoir ce que les plus grands esprits ignorent. » Quelle image de dégoût et de terreur la mort représente, la mort en général ; la sienne ne fait pas la même impression ; un regret sensible, une espérance consolante, voilà ce qu’elle rappelle. La destruction, cette pensée terrible, ne frappe plus l’esprit, et notre âme d’avance se détache de ce corps que le temps, consumera. Mais la mort de ce qu’on aime ! Dieu, ces idées sombres pour la pensée, que seroient-elles pour le cœur ! L’on verrait ces ministres de mort porter leurs mains sur ce qu’on aime ; au bruit de leurs chants funèbres, ils vous enleveroient ce corps qu’on s’efforceroit de ranimer par les cris de son désespoir. Chaque son de la cloche annoncerait les pas qu’ils feroient vers la tombe, et son silence plus affreux encore signifieroit que tout a disparu. Non, de tels malheurs quand on les sent, on ne les supporte pas. Ah, souverain don de la Providence, bonheur de pouvoir mourir, que vous calmez mes craintes ! Quand mon cœur égaré se représente les plus horribles malheurs, immortelle où fuirois-je ? Comment échapperais-je à la terreur ? mais la douce pensée de ma mort ôte à celle de ce qui m’est cher une partie de son horreur. Cependant quand l’instant de la séparation sera venu que j’expire la première ; cet instant où j’apprendrois la mort de ce que j’aime, cet instant que je lui survivrais, rassembleront trop de tourmens. J’ai attaché ma vie à ceux qui suivant les probabilités ont moins d’années à parcourir. Oh ! mon Dieu, du fond de mon âme, entends l’accent le plus vrai qui en sait jamais sorti, épargne à mon cœur un malheur que je ne veux pas nommer et s’il m’arrivoit jamais, pardonne à mon âme d’aller te rejoindre et d’attenter sur ton ouvrage.


Ce 29.

Je ne suis donc pas morte encore. L’âme remplie de ces sombres pensées, les ténèbres et le silence de la nuit m’avaient presque inspiré de la terreur ; je ne suis pas étonnée qu’on ne veuille pas coucher dans la chambre où quelqu’un vient de mourir. Ce ne sont point des idées pusillanimes qui m’en empêcheroient, mais l’imagination fortement fixée sur une seule pensée enfante des visions, ou du moins suspend pour un moment ce beau don de la Providence, l’imprévoyance de la mort. Par un trait de la bienfaisance divine, les hommes dont la pensée atteint à ce qui doit arriver dans des milliers d’années, dont l’esprit combine tout ce qui est probable, tout ce qui est possible, ne s’occupent point de la mort, et l’on voit par l’impression profonde que les objets funèbres font sur eux, qu’ils leur rappellent pour ainsi dire ou bien affirment une pensée qui leur sembloit inconcevable et incroyable. Hier au soir, un orage affreux s’est fait entendre ; le mouvement de la nature a un grand empire sur l’âme ; tous les efforts de l’art des hommes ne l’agitent point aussi puissament ; la nature a été faite pour l’homme et l’analogie se fait sentir par l’émotion qu’elle lui cause. J’étois seule, je n’entendois que le bruit de l’orage, celui des habitans de la terre avoit cessé, un calme mélancolique s’emparoit de mon cœur à l’abri ; j’entendois la pluie tomber en torrens, la foudre réveilloit à chaque instant dans mon âme l’idée de la puissance de Dieu et du danger que je courois. Un sentiment de confiance m’élevoit vers le ciel, et pour me rassurer encore, je repassois dans ma pensée tout ce qui pouvoit me rendre indifférente à la perte de l’existence ; fatale énumération lorsque la mort ne la suit pas ! J’étais déjà résignée, mais comme je ne tiens mon courage que des idées sensibles, j’étois ferme et cependant baignée de larmes. Cette contagion de la petite vérole aussi, pendant l’orage, dans les égaremens de mes rêveries, je m’en supposois attaquée ; cette manière de mourir me faisoit horreur ; il faudroit éloigner de soi ceux qu’on aime, se refuser le charme de la mort, le bonheur de leur donner les dernières marques de tendresse que ce fatal moment rend si solennelles et si touchantes ; ne pas leur parler dans cet instant, où tout ce qu’on dit a un si grand caractère de vérité. Ah ! ce moment qu’on les voit, lorsqu’on sait qu’on ne les verra plus, semble rassembler à la fois les jouissances de toute la vie. Quel malheur aussi si la maladie troubloit l’esprit, vous rendoit une autre que vous-même. Quoi ! l’on traiteroit avec froideur ce qu’on adore ; malgré lui, dans sa pensée, quelquefois votre image et l’insensibilité se joindroit ensemble. Je le sais, il est affreux et faible de recevoir quelque impression par le délire des mourans, mais le déchirement de la douleur est causé par le souvenir des derniers adieux, et quel est le cœur qui veut épargner des regrets à ce qu’il a de plus cher ? On cherche à consoler tous ses autres amis, mais désirer d’être moins aimée de l’objet d’une affection passionnée ! C’est la seule fois qu’on soit personnelle dans un sentiment dont le premier effet est de transporter son existence dans celle de ce qu’on aime. Je hais aussi cette maudite maladie parce qu’elle défigure ; on ne pourrait plus sur son visage peindre sa pensée, attacher ses yeux éteins sur ce qu’on auroit le plus aimé, les ranimer du feu de son âme, conserver l’expression de la tendresse au milieu des angoisses de la mort, quand la parole manqueroit se servir encore de ses regards, et quand les yeux se fermeroient placer sur son cœur la main de ce qu’on adore pour le faire jouir encore de ces derniers battemens. Qu’il seroit horrible d’emporter en expirant la terreur d’avoir communiqué à ce qu’on aime le poison qui vient de vous consumer ; l’on veut qu’il pleure, mais qu’il vive ; ce n’est pas mourir que de laisser sur la terre des objets de sa tendresse : c’est échapper à l’anéantissement, et dans nos derniers momens mêmes la perspective de la mort de ce qui nous est cher conserve encore toute son horreur.


Ce fut peu de temps après le moment où son affection pour son père se traduisait d’une façon si touchante que fut conclu le mariage de Germaine Necker avec le baron de Staël-Holstein, ambassadeur de Suède à Paris. Je n’ai point à revenir ici sur les négociations assez longues qui ont précédé ce mariage, M. Geffroy en ayant fait ici même l’objet d’une étude très intéressante[9]. Il me semble cependant que mon savant collaborateur a été dans son travail un peu injuste pour M. et pour Mme Necker. Il s’étonne et s’indigne presque qu’au moment ou M. de Staël, encore simple attaché à la légation de Suède, sollicita pour la première fois la main de Mlle Necker, M. Necker ait d’abord écarté ces ouvertures et qu’il ait attendu pour les écouter, d’avoir reçu l’assurance que Gustave III consentirait à nommer M. de Staël ambassadeur à Paris. Tout résignés que M. et Mme Necker fussent à donner en mariage à un étranger leur fille unique et chérie, il est cependant assez naturel qu’ils aient voulu se ménager l’espoir de la conserver auprès d’eux, et lorsque directement informés de l’extrême intérêt politique que Gustave III prenait à ce mariage, ils demandaient au roi d’accorder, comme gage de cet intérêt, le rang d’ambassadeur à M. de Staël, qui en faisait déjà les fonctions, ils favorisaient l’avenir du jeune ménage en même temps qu’ils assuraient le séjour de leur fille en France. M. Geffroy s’étonne également que Gustave III ait consenti à nommer M. de Staël son ambassadeur à vie, ou à payer comme dédit une pension de 25,000 francs par an. Sur ce point, M. Geffroy aurait raison, mais les choses ne se sont point passées tout à fait ainsi qu’il les a racontées fort naturellement, sur la foi d’une lettre de Mme de Boufflers, une des correspondantes de Gustave III, qui servit tout le temps d’intermédiaire. J’ai en effet sous les yeux une pièce plus sûre ; c’est le contrat passé par-devant Mes Duclos et Mony, notaires au Châtelet de Paris, entre « très haut et très puissant seigneur son excellence Éric-Magnus Staël de Holstein, chevalier de Holstein, chevalier de l’ordre de l’Epée, chambellan de sa majesté la reine de Suède et ambassadeur extraordinaire de sa majesté le roy de Suède auprès de sa majesté très chrétienne, demeurant à Paris, rue du Bacq, faubourg Saint-Germain, paroisse Saint-Sulpice d’une part, et messire Jacques Necker, ancien directeur des finances, noble baron de Coppet, seigneur de Bière, Bérole et autres lieux, membre du conseil des soixante de la république de Genève, et noble dame Louise Curchodi de Nasse, son épouse, stipulant pour eux et en leurs noms et pour Anne-Louise-Germaine Necker, demoiselle mineure, leur fille, à ce présente et de son consentement, demeurante avec lesdits sieur et dame ses père et mère, rue Bergère, paroisse Saint-Eustache, d’autre part. » Ce contrat, qui porte la signature de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de tous les princes de la famille royale, contient en effet sous l’article 2 la clause suivante :


En considération dudit mariage, Sa Majesté le Roy de Suède a bien voulu assurer à son excellence mondit sieur futur époux, ainsi qu’il le déclare :

1o La jouissance du titre et des émolumens pendant six années au delà des six premières, dont le cours est commencé, de sa dite qualité d’ambassadeur extraordinaire, auprès de Sa Majesté très chrétienne, sans préjudice d’une prolongation ultérieure si Sa Majesté le Roy de Suède continue à être content de ses services.

2o Une pension de vingt mille livres tournois de France, payables en tous lieux à sa dite excellence mondit sieur futur époux dès le moment qu’elle cesserait d’être revêtue du titre d’ambassadeur extraordinaire auprès de Sa Majesté très chrétienne.


Ainsi ce n’était pas à vie, mais, pendant douze ans, que Gustave III s’engageait à conserver M. de Staël comme ambassadeur. Or si l’on réfléchit qu’à cette époque les cours de rang secondaire avaient pour habitude de changer rarement leurs ambassadeurs, et qu’en particulier le comte de Creütz, le prédécesseur immédiat de M. de Staël, avait été accrédité à Versailles pendant plus de vingt ans, l’engagement pris par Gustave III de conserver M. de Staël comme ambassadeur pendant douze ans paraîtra d’une nature moins singulière et d’une exécution moins difficile qu’il ne le serait assurément de nos jours. Il en est de même de la pension de vingt mille livres tournois promise au cas où ses fonctions d’ambassadeur seraient retirées à M. de Staël. En effet, de ce contrat il résulte que M. Necker constituait en dot à sa fille la somme, énorme pour le temps, de six cent cinquante mille livres, tandis que ses émolumens d’ambassadeur constituaient le plus clair des apports de M. de Staël. Une pension sur la cassette royale (que ce fût celle du roi de Suède ou celle du roi de France) était alors une source de fortune aussi fréquente qu’honorable, et je ne vois pas pourquoi la prévoyance paternelle de M. Necker, cherchant à compenser l’inégalité qui existait entre sa fille et son gendre, paraîtrait digne de blâme. Quant à l’inclination respective des deux époux qui, d’après M. Geffroy, n’aurait pas été suffisamment consultée, cette considération fort grave assurément ne paraît pas avoir tenu moins de place dans l’union de Mlle Necker avec M. de Staël que dans tous les autres mariages du temps ; est-il d’ailleurs bien certain que dans les mariages d’aujourd’hui cette considération passe toujours avant toutes autres ? Il ne faut non plus oublier que M. de Staël avait fort bien réussi à la cour de France, qu’il passait pour avoir de l’esprit et qu’il était agréable de sa personne. Tel du moins il apparaît dans un assez beau portrait qu’on peut voir encore à Coppet, où il est représenté en perruque poudrée et en justaucorps de velours noir avec des revers rouges, portant à son côté, dans la ceinture de son épée, la clé de chambellan de la reine de Suède. Aussi les amis de M. et de Mme Necker furent-ils unanimes dans les félicitations qu’ils leur adressèrent au sujet du brillant mariage que leur fille venait de conclure, et Marmontel pouvait-il se vanter en présence de cette approbation générale d’avoir le premier signalé à Mme Necker tout ce que ce parti présenterait d’avantageux.

Le mariage fut célébré le samedi 14 janvier 1786 dans la chapelle de l’ambassade suédoise. Suivant l’usage du temps, Mme de Staël passa sous le toit de ses parens les premiers jours qui suivirent la cérémonie. Mais, le jeudi de lai semaine suivante, elle dut quitter les liens où s’était écoulée sa jeunesse pour aller occuper l’hôtel de l’ambassade de Suède, qui était situé rue du Bac. Au moment de partir, elle adressa à sa mère une touchante lettre d’adieux qui achèverait de montrer, s’il en était besoin, que pas plus chez la fille que chez la mère, les dissentimens dont j’ai parlé n’avaient détruit la tendresse :


Ma chère maman,

Je ne reviendrai pas ce soir chez vous. Voilà le dernier jour que je passe comme j’ai passé toute ma vie ! Qu’il m’en coûte pour subir un tel changement ! Je ne sais s’il y a une autre manière d’exister ; je n’en ai jamais éprouvé d’autres et l’inconnu ajoute à ma peine. Ah ! je le sais, peut-être j’ai eu des torts envers vous, maman. Dans ce moment comme à celui de la mort, toutes mes actions se présentent à moi, et je crains de ne pas laisser à votre âme le regret dont j’ai besoin. Mais daignez croire que les fantômes de l’imagination ont souvent fasciné mes yeux, que souvent aussi ils se sont placés entre vous et moi et m’ont rendu méconnaissable. Mais je sens en ce moment à la profondeur de ma tendresse qu’elle a toujours été la même. Elle fait partie de ma vie et je me sens toute entière ébranlée, bouleversée au moment où je vous quitte. Je reviendrai demain matin, mais cette nuit je dormirai sous un toit nouveau. Je n’aurai pas dans ma maison l’ange qui la garantissait de la foudre ou de l’incendie. Je n’aurai pas celle qui me protégerait si j’étais au moment de mourir et me couvriroit devant Dieu des rayons de sa belle âme. Je ne saurai pas à chaque instant des nouvelles de votre santé. Je prévois des regrets de toutes les minutes. Je ne veux pas vous dire, maman, à quel point ma tendresse pour vous ajoute à la force de mon cœur. La vôtre est si pure qu’il faut faire passer par le ciel tous les sentimens qu’on lui adresse. Je les élève vers Dieu ; je lui demande avec une ardeur passionnée qu’il fasse cesser vos souffrances ; je lui demande d’être digne de vous ; le bonheur viendra ensuite, viendra par intervalle, ne viendra jamais ; la fin de la vie termine tout et vous êtes si sûre qu’il y en a une autre, si sûre que mon cœur n’en peut douter.

Je ne finirois pas ; j’ai un sentiment qui me feroit écrire toute ma vie. Agréez, maman, ma chère maman, mon profond respect et ma tendresse sans bornes.

Ce jeudi matin, chez vous encore.


Le mariage de Mme de Staël devait donner un nouvel éclat au salon de ses parens. Au lieu de prendre à la conversation qui se tenait devant elle une part inégale, toujours prête à se réfugier derrière le fauteuil de son père, dès qu’elle avait attiré l’attention sur elle par quelque saillie, elle ne tarda pas à en devenir la reine et à y diriger les propos. C’était le moment où ce que nous appellerions de nos jours l’opposition libérale se réunissait presque chaque jour chez M. Necker et où son salon, de purement littéraire qu’il avait été d’abord, était en train de devenir presque entièrement politique. Mais, pour bien marquer ce changement, il me faut revenir de quelques années en arrière et entrer dans quelques détails sur la vie et la carrière de M. Necker, dont jusqu’ici j’ai volontairement laissé la figure un peu dans l’ombre.

  1. Ce fut dans cette même famille Vernet que le petit-fils de Mme Necker, le baron Auguste de Staël, trouva en 1827 la compagne de sa vie, a la tendresse de laquelle il fut enlevé au bout de quelques mois de mariage, et qui est morte elle-même le 11 décembre 1876, après être toujours demeurée fidèle à son nom et à sa mémoire.
  2. M. Louis Necker, frère de Jacques Necker, et connu plus tard sous le nom de Necker de Germani.
  3. M. Necker venait alors de faire paraître son ouvrage intitulé de l’Importance des opinions religieuses.
  4. Mlle Huber, depuis Mme Rilliet, cousine et amie d’enfance de Mme de Staël, a laissé de ses relations d’enfance avec elle un intéressant journal auquel Mme Necker de Saussure a fait quelques emprunts.
  5. Charlotte-Jeanne Béraud de la Haie de Riou, marquise de Montesson, née en 1739, morte en 1798, unie par un mariage secret au duc d’Orléans. Elle avait fait représenter au Théâtre-Français, le 6 mai 1785, une pièce intitulée la Comtesse de Chazelles, qui dut être retirée à la suite d’un insuccès complet.
  6. Lord Stanhope a parlé dans son Histoire de William Pitt, mais sans y ajouter foi, de ce projet de mariage ainsi que de la réponse théâtrale qu’aurait faite M. Pitt : « Je suis déjà marié à mon pays. » Lord Stanhope a eu raison de mettre en doute la réponse que Pitt ne fut jamais, comme on vient de le voir, mis en mesure de donner mais le projet de mariage est des plus certains. Wilberforce en parle également dans ses Mémoires.
  7. Marie-Charlotte de Rohan-Chabot, en premières noces comtesse de Clermont d’Amboise, et en secondes noces femme du maréchal prince de Beauvau, née en 1729, morte en 1807. Voir sur le maréchal et la maréchale de Beauvau la publication intitulée : Souvenirs de la maréchale princesse de Beauvau (Paris, Techener), qui avait été préparée avec autant d’art que de délicatesse par l’arrière-petite-fille du maréchal, Mme Standish, née Noailles, et qui a été éditée par ses enfans.
  8. Béatrix de Choiseul-Stainville, duchesse de Gramont (et non pas Grammont), sœur du duc de Choiseul, née en 1730, morte sur l’échafaud le 17 avril 1794.
  9. Voyez la Revue du 15 septembre 1865.