Le Salut par les Juifs/Chapitre 21

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Joseph Victorion et Cie (p. 83-88).

XXI


Or, leur volonté précisément, était infernale. Ces maudits se savaient puissants et leur détestable joie consistait à retarder indéfiniment ce Règne glorieux attendu par les captifs, en éternisant la Victime.

Le Salut de tous les peuples était, par leur malice, diaboliquement suspendu, — au sens figuré comme au sens propre, — et celui des Apôtres qui avait été pharisien et qui comprenait sans doute ces choses mieux que personne, s’était vu forcé d’avouer qu’on n’était sauvé qu’ « en espérance », rien qu’en espérance, et qu’il fallait encore attendre la Rédemption, en exhalant, avec le dolent Esprit du Seigneur, des « gémissements inénarrables[1] ».

Le refus de ces canailles immobilisait effroyablement, par minutes et par secondes, les plus rapides épisodes et toutes les péripéties de la Passion.

Le fétide Judas baisait toujours son Maître au Jardin et le déplorable fils de la Colombe, Simon-Pierre, ne s’arrêtait plus de le renier en « se chauffant » au Vestibule.

Crachats, Soufflets, Meurtrissures pleuvaient sans interruption ni merci, en même temps que le vacarme des Injures et le fracas surnaturel des Cinq mille Coups de lanières plombées mentionnés par la tradition, retentissaient plus horriblement que jamais, grossis et multipliés par tous les échos de la Douleur de la terre, comme le carillon des ouragans.

Sous le haut portique d’une colossale demeure d’où semblaient sortir les ténèbres, le morose Pilate se lavait les mains depuis mille ans et songeait sans doute à se les laver mille ans encore, pour savoir s’il n’obtiendrait pas de quelque océan ce qu’il avait inutilement espéré de tous les fleuves.

Et devant ce juge oblique, l’impardonnable Couronne, l’authentique « Buisson de feu » qui coiffait le Fils de la Vierge, enfonçait toujours ses pointes atroces dans le Chef divin du Supplicié que le travail des flagellateurs avait fait brûlant comme un tison.

L’énorme cri des tueurs de Dieu grondait plus fort que le rugissement obstiné d’une cataracte, aggravé par la voix plaintive des agneaux destinés à l’immolation pascale, qu’on entendait à chaque instant du côté de la Piscine probatique…

Et cette Croix de démence, le clouement et le déclouement du Christ, ses langueurs inexprimables et les Sept Paroles qu’il prononça, la Station de la Mère et cette Mort d’entre les morts qui épouvanta le soleil pendant trois heures ; tous les détails enfin de cette ribote scandaleuse de tortures dont le seul pressentiment consume les extatiques, étaient impitoyablement distincts et discernables, fixés à jamais dans le temps et dans l’espace, ankylosés par un infrangible vouloir.

« Descendat nunc de cruce… Qu’il descende maintenant de sa croix et nous croirons en lui. Destructeur du temple de Dieu, sauve-toi toi-même. » Il n’y avait pas à sortir de cet ultimat. Rien ne finissait parce que rien ne pouvait finir et que les choses finissantes renaissaient aussitôt partout.

On saignait avec Jésus, on était criblé de ses plaies, on agonisait de sa soif, on était souffleté à tour de bras en même temps que sa Majesté sacrée, par toute la racaille de Jérusalem, et les enfants même qui n’étaient pas nés tressaillaient d’horreur dans le ventre de leurs mères, quand on entendait le Marteau du Vendredi Saint.

Les laboureurs sanglotants allumaient alors de pauvres flambeaux dans les sillons de la terre, pour que cette nourrice des malheureux ne fût pas infécondée par l’inondation des ténèbres qui s’épandaient du haut du Calvaire, ainsi qu’un interminable panache noir, au moment du Dernier Soupir.

C’était, en ce jour, le grand Interdit de la compassion et du tremblement. Les oiseaux migrateurs et les fauves habitants des bois s’étonnaient de voir les hommes si tristes, et les animaux sans colère suaient d’angoisse au fond des étables en entendant pleurer leurs pasteurs.

Les chrétiens à l’image d’un Dieu Très-Haut descendu si bas se reprochaient avec amertume de l’avoir fait à leur ressemblance et craignaient de regarder le plafond des cieux…

Depuis les Matines du Jeudi absolu jusqu’à l’immense alléluia de la Résurrection, le monde était livide et silencieux, artères liées, forces percluses, « chef languide et cœur dolent ». Arbitraire absolu de la Pénitence. Une seule porte lugubre environnée de pâles monstres accusateurs était entr’ouverte pour aller à Dieu. Les vitraux éclatants s’éteignaient. Les bonnes cloches ne tintaient plus. C’était à peine si on avait l’audace de naître et on n’osait presque plus mourir.

Vainement on s’efforçait de consoler la Vierge aux Épées dont les yeux brûlés de larmes ressemblaient à deux soleils morts. Cette Face maternelle, qui paraissait exiler tout réconfort, était devenue un volcan d’effroi et jetait par terre les multitudes…

« Qu’il descende ! » hurlaient toujours les chacals de la Synagogue. — Pourquoi donc, ô Israël ? Est-ce pour le dévorer, ce nouveau Joseph engendré dans ta vieillesse, à qui tu as fait une si belle « tunique de diverses couleurs[2] » et que voici dans les bras en croix de cette Rachel immobile qu’on ne peut pas consoler ?


  1. Rom., VIII, 24, 26.
  2. Genèse, XXXVII, 3.