Le Second Rang du Collier/Chapitre VII

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Félix Juven (p. 216-246).


VII


Une grande dame russe, nouvellement installée à Paris, la princesse *** manifesta le plus vif désir de faire la connaissance de Théophile Gautier. L’espoir de le rencontrer, par hasard, ne se réalisant pas, elle se décida à écrire au poète son admiration pour lui et la joie qu’elle aurait de le voir.

La petite lettre parfumée, timbrée d’un chiffre d’or, fut apportée par Charles Yriarte, qui connaissait la princesse et était en relation avec mon père. L’aimable messager donna quelques détails biographiques sur la noble dame, dont Paris, disait-il, allait s’engouer : orpheline, presque en naissant, elle avait hérité, à l’âge de six mois, de huit cent mille livres de rente. Sous l’œil indulgent d’une grand’mère, elle avait grandi, pareille à une plante rare, entourée de soins et cependant libre, comme si l’on eût combiné pour elle la serre et la forêt vierge. Jeune fille, elle ne fit rien qu’à sa tête et soumit tout à ses caprices. D’assez bonne heure, elle s’était mariée ; elle avait deux fils. Maintenant veuve, belle, jeune, indépendante et frondeuse, elle courait le monde sans entraves et sans soucis, un peu folle peut-être, mais d’une folie russe et délicieuse.

La princesse priait Théophile Gautier de vouloir bien venir dîner le lendemain, chez elle, dans l’intimité. Assez curieux de voir cette étrange et séduisante personne, mon père accepta l’invitation.

Nous étions couchées depuis longtemps quand il revint de chez la princesse ***. Mais nous ne dormions jamais que d’un sommeil léger et inquiet, tant que le père n’était pas rentré. Pour moi, quand il mettait la clef dans la serrure, ce faible choc m’éveillait aussitôt et j’écoutais tous les bruits familiers et rassurants qui se succédaient alors : — la porte refermée, le verrou poussé, la clef jetée sur le guéridon, dans l’angle du vestibule où la lumière attendait ; puis la montée tranquille de l’escalier et les pas sonnant sur le parquet de la chambre. — Ce n’était pas tout encore : Théophile Gautier ne manquait jamais devenir dire bonsoir à ma mère et, assis près du lit, de lui raconter, en détail, tout ce qu’il avait fait et vu. Notre chambre communiquait avec celle de ma mère et la porte restait ouverte. J’entendais donc toujours, sans en rien perdre, les narrations. Mais, ce soir-là, il fut très bref : la princesse *** était extrêmement aimable et assez originale ; il avait trouvé l’installation somptueuse et le diner excellent ; un sterlet du Volga y figurait, ce succulent poisson dont il n’avait pas goûté depuis son voyage en Russie et dont il était très friand… Puis il bâilla longuement et s’alla coucher.

Le lendemain cependant, durant une absence de ma mère, il nous en dit un peu plus. La princesse l’avait à la fois charmé et presque scandalisé.

— Elle est grande, un peu trop grande même pour une femme : cela lui donne beaucoup de majesté, malgré le galbe assez enfantin de la tête. Son corps a des souplesses et des grâces de chatte, ou des mouvements brusques et saccadés de jeune cabri. Après dîner, elle a chanté « Il Bacio » en mon honneur, car elle ne regardait que moi, et en accentuant les paroles passionnées de la valse, par des tortillements, des pâmoisons, des œillades, tellement provocantes que j’en étais tout interloqué. Si nous avions été seuls, ces manières m’eussent paru assez claires, mais elles l’étaient moins en la présence de vagues comparses, graves comme des augures et qui semblaient les trouver toutes naturelles. Je m’en suis tiré par quelques madrigaux, assez vifs, et la dame a l’air enchantée de moi. Huit cent mille livres de rente, dès l’âge de six mois, cela vous donne dans la vie un imperturbable aplomb et un beau dédain du qu’en-dira-t-on… Après tout, la belle Russe est peut-être tout simplement une sorte de Célimène instinctive et innocente, qui a la fantaisie d’atteler un poète à son char !

Dans la journée, la princesse envoya des fleurs, accompagnées d’une lettre : elle remerciait de la bonne soirée de la veille et indiquait les jours privilégiés où elle recevait seulement ses amis.

Paris commençait à s’occuper d’elle ; dans toutes les fêtes officielles elle faisait sensation, par son allure, sa beauté et ses toilettes, très magnifiques. On racontait qu’elle avait une fois sauté au cou de sa couturière, qui lui livrait une robe particulièrement admirable, et s’était écriée :

— Mais tu n’es pas ma couturière, tu es mon amie !…

Théophile Gautier retourna chez la princesse et prit plaisir à la fréquenter ; il s’établit entre elle et lui ce que nous appellerions aujourd’hui « un flirt », mais le mot n’était pas encore à la mode. Elle recherchait son avis et ses conseils en maintes circonstances et ses envoyés parcouraient sans cesse la route de Neuilly. Quand le père était absent, nous dissimulions autant que possible, pour les lui donner en particulier, les lettres, bien faciles à reconnaître, qui venaient de la princesse. Nous avions remarqué qu’il évitait de parler d’elle, excepté avec nous : non qu’il eût rien à cacher, mais il lui eût été pénible d’entendre formuler sur elle quelque appréciation désobligeante.

Un soir, vers dix heures, un équipage s’arrêta devant notre porte. La voiture était vide et le valet de pied remit un billet très pressant : la princesse suppliait Théophile Gautier de venir chez elle, tout de suite. Il partit assez effrayé, mais il trouva la belle Russe debout devant sa psyché, essayant le costume de Salammbô qu’elle devait porter à un bal travesti chez la comtesse Walewska. Il s’agissait de savoir si le costume seyait, si rien ne manquait, si les détails étaient exacts : avec l’approbation de son grand ami elle serait tranquille.

Les deux fils de la princesse, deux gamins de dix ou douze ans, soulevaient le plus haut qu’ils pouvaient, chacun un candélabre, pour bien éclairer leur superbe maman, dont ils paraissaient très fiers.

Le costume eut beaucoup de succès, le soir de la fête ; il causa même un peu de scandale : les journaux de l’opposition clabaudèrent sur la chaînette d’or que les vierges carthaginoises portaient entre les chevilles et que la princesse n’avait pas voulu supprimer. Mais les clameurs lui importaient peu et n’altérèrent pas sa sérénité.

L’amour des lettres et la fréquentation des poètes avaient fait naître dans son esprit une haute ambition, qu’elle avoua bientôt : elle voulait écrire un livre !…

Chez une personne d’un caractère aussi résolu, du désir à l’accomplissement, l’espace fut court. Le livre avança vite, mais pour le mener à bien, les conseils et l’assistance de Théophile Gautier furent, plus que jamais, indispensables : il refit, anonymement la courte préface, et, comme l’héroïne de cette sorte d’autobiographie, éprouvait une gêne à peindre elle-même son portrait, elle le pria de vouloir bien le tracer, à sa place, mais en exprimant très sincèrement tout ce qu’il pensait d’elle.

L’auteur disait dans la préface :


Je n’ai pas la prétention d’être un écrivain ; je suis étrangère, j’ai peu d’expérience, mais je regarde et je vois. Je viens de passer quelques mois dans cette grande ville qui s’intitule la lumière du monde ; je ne puis me vanter de la bien connaître, je tiens à prouver du moins que je l’ai observée, et à conserver les impressions que j’ai reçues.

Je demande l’indulgence du lecteur pour ces pages futiles : j’ai dit ce que j’ai vu, simplement, comme je l’ai pensé. Tout est vrai dans ce livre, même le petit roman de cœur qui en est le fond.

On y chercherait vainement des portraits. Je n’ai peint que des tableaux ; s’il s’y trouve quelques ressemblances, c’est que j’aurai eu des souvenirs involontaires.

En réunissant mes notes sur cette société où j’ai vécu une saison, j’ai cherché plutôt un amusement qu’un succès, je ne serai donc ni surprise ni blessée des critiques que l’on m’adressera sans doute. Je les accepte d’avance, en déclarant néanmoins qu’elles ne changeront rien à mes opinions ; tout au plus, m’apprendront-elles à en modifier la forme. J’ai mes convictions et mes idées : bonnes ou mauvaises, je les garde ; elles m’appartiennent en propre, et j’ai pour principe que dans ce monde il faut être soi, c’est la seule manière d’être réellement quelque chose.


Et voici le portrait, où l’on retrouve aisément la couleur et le style de celui qui l’a exécuté :


C’est une de ces femmes qui ne sauraient passer inaperçues et qu’on ne peut oublier lorsqu’on les a rencontrées une fois. Grande, svelte, sa taille est d’une élégance et d’une désinvolture sans pareilles. Son visage n’a point de régularité, cependant il est adorable ; ses yeux ont une expression de douceur et de mutinerie qui attire les femmes et qui captive les hommes ; elle a des dents de perle, un sourire où la bonté tempère la malice, une peau de satin ; des cheveux blonds, qu’elle a la coquetterie de porter bouclés, sans s’inquiéter de la mode, donnent de l’éclat à son teint de rose du Bengale ; elle éblouit d’abord, elle plaît ensuite, et quand elle a plu on l’aime bientôt, car chaque jour on découvre en elle de nouvelles qualités ; son âme est pleine de poésie, elle est d’une honnêteté et d’une franchise rares ; incapable de tromper, elle ne croit à la perfidie que contrainte par l’expérience, encore elle s’efforce d’en douter souvent.

Son immense fortune ne lui sert qu’à faire des heureux ; elle ne peut voir souffrir personne et elle devine bientôt les douleurs qu’elle peut soulager, avec l’instinct des grandes natures ; la sienne est pleine de contrastes.

Elle est gaie, elle est triste ; elle est emportée et docile ; elle est généreuse et défiante ; elle a mille idées dans la tête et mille sentiments dans le cœur, qui se croisent et se contrarient ; un entraînement la pousse dans une voie, elle y court, elle s’y jette avec passion ; une réflexion, un pressentiment, un caprice l’arrêtent, elle retourne subitement en arrière et rien ne peut la ramener.

Versatile et constante, elle changera vingt fois par jour d’opinions, de projets et de désirs ; pourtant ses affections ne varient pas, son cœur ressemble à un de ces lacs dont on voit le fond, où les plantes marines, les cailloux brillants, semblent à la portée de la main, et dont la profondeur est immense. C’est une enfant par la grâce, c’est un philosophe par la pensée.

Elle a la câlinerie de la torpille, elle endort les soupçons, elle s’empare de ceux qui sont les plus en garde contre elle, et cela sans aucun plan d’envahissement arrêté, uniquement par le charme qu’exhale toute sa personne, comme les fleurs exhalent leurs parfums. Elle est créée pour séduire, ainsi que les violettes pour embaumer.

Avec une telle personnalité, la coquetterie ne peut faire défaut. Elle est involontaire, mais c’est dans son essence même, il ne faut pas le lui reprocher. Cette coquetterie n’est pas cruelle, elle ne blesse que sans y toucher. Anna veut être aimée : il y a chez elle un foyer ardent qu’elle croit inépuisable et dont elle ne calcule pas les effets, encore moins les ravages.

La princesse a toujours été heureuse ; la fortune, la naissance, la position, la beauté, l’esprit, elle a tout reçu du ciel ; un seul malheur l’a frappée en sa vie, la perte d’un mari qu’elle aimait tendrement, bien qu’il ne fût pas pour elle tout à fait ce qu’elle méritait et ce qu’elle avait le droit d’attendre.


Rien que pour ce portrait, — tracé on dirait presque avec émotion, — qui fixe une si séduisante figure, ce livre vaudrait d’être sauvé de l’oubli. Dans la suite du volume, l’auteur cite ce mot de Théophile Gautier : « On est discret en amour, par volupté. » Et ailleurs il raconte un épisode du bal travesti donné par la comtesse Walewska :


Je fus aussi attaquée par un masque en manteau vénitien que je nommerai sur-le-champ : ce nom est célèbre parmi les plus illustres ; c’est T. G. ; il me fit des compliments sur mon costume de Salammbô que j’avais tâché de rendre le plus exactement possible et il causa longtemps avec moi. C’est un plaisir qu’il me donne souvent et dont je sens tout le prix.


Le livre intitulé : Une Saison à Paris, fut édité par Dentu ; mais, au dernier moment la princesse ne voulut pas se décider à le mettre en vente et prit toute l’édition, qu’elle distribua, comme elle le voulut.

Puis cette étoile vagabonde s’envola de Paris, alla rayonner en d’autres cieux ; mais elle revint, toujours fantasque, toujours fidèle à ses amis. Paris de nouveau s’occupa d’elle, de son luxe, de ses bizarreries. On parla quelque temps d’un tabouret assez original qu’elle avait inventé pour ne pas chiffonner en voiture, lorsqu’elle se rendait aux fêtes des Tuileries, les jupes immenses, enguirlandées et fanfreluchées, que la mode d’alors imposait aux femmes. Ce tabouret était une espèce de champignon planté au milieu du coupé : elle s’y asseyait, après qu’on avait soulevé ses jupes et ses jupons pour les laisser retomber, ensuite, tout à l’entour, en les disposant le mieux possible. Le valet de pied était exercé à cette fonction, et la princesse acceptait son aide avec une dédaigneuse impudeur.

Dans ses voyages, elle avait visité la Tunisie : à l’occasion d’une matinée que l’on préparait chez la comtesse de Castellane, le bey de Tunis lui fit présent d’un magnifique costume d’odalisque, qu’elle voulait revêtir pour figurer à cette fête, en des tableaux vivants. Comme lors du premier voyage, Théophile Gautier fut convoqué pour donner son avis et ses conseils. On lui demanda quelque chose encore. Le tableau dans lequel la belle orientale devait se montrer, nonchalamment étendue sur un divan, représenterait le Harem de Tunis ; mais l’odalisque devait reparaître dans un autre tableau et, cette fois, réciter quelques vers : elle n’en voulait point d’autres que ceux de son poète préféré. Il s’agissait de les composer, et, travail plus difficile sans doute, il fallait lui apprendre à les dire, avec grâce et sans trop d’accent. Comment ne pas obéir aux caprices de l’exquise princesse ? Théophile Gautier improvisa les vers qu’elle désirait et les lui fit répéter. Voici cet impromptu :

L’ODALISQUE À PARIS


« Est-ce un rêve ? Le harem s’ouvre,
Bagdad se transporte à Paris,
Un monde nouveau se découvre
Et brille à mes regards surpris.

« Pardonnez mon luxe barbare,
Bariolé d’argent et d’or ;
J’ignorais tout, un maître avare
M’enfouissait comme un trésor.

« À l’Orient mon élégance
Laissant son antique oripeau
Saura bientôt faire une ganse
Et mettre un semblant de chapeau.

« À tout retour je suis rebelle :
Qu’Osman cherche une autre houri !
Il est ennuyeux d’être belle
Incognito, pour son mari ! »


La princesse débita les vers d’une façon charmante et obtint un très vif succès.

Bientôt elle disparut encore, et je ne sais plus rien d’elle.



L’arrangement de l’atelier, qu’il avait fait construire au second étage de la maison, occupait toujours mon père ; il y pratiquait, autant qu’il le pouvait, des améliorations et des embellissements. Les murs étaient revêtus maintenant d’armoires de chêne : la partie haute formait une bibliothèque ; la partie basse, une sorte de buffet à nombreux tiroirs, larges et plats, destinés à enfermer les gravures.

Il était malheureusement un peu tard pour prendre soin de tant de publications précieuses, que le grand critique d’art avait reçues des éditeurs. La place manquait pour les conserver, les cartons ne suffisaient pas, et, avec une insouciance, traversée de quelques regrets, il avait laissé de superbes gravures s’entasser au hasard, se ternir à la poussière, se jaunir à la fumée, se maculer d’encre, et les chats en faire leur litière. Ces tardifs tiroirs en sauvèrent quelques-unes, encore intactes, et assurèrent le sort des nouvelles venues.

La question du chauffage, en hiver, prenait une grande importance : Théophile Gautier était extrêmement frileux, surtout — ce qui peut au premier abord sembler paradoxal — depuis qu’il avait séjourné en Russie. En ce pays, le froid est un danger avec lequel on ne plaisante pas : mon père en avait fait lui-même l’épreuve un jour qu’il aventurait un peu trop son visage hors du haut collet de peau d’ours. Tout à coup un passant, armé d’une poignée de neige, s’était jeté sur lui et, l’aveuglant de poussière glacée, lui avait vigoureusement frotté la figure, indifférent aux cris, injures et coups de poing par lesquels la victime stupéfaite se défendait de cette inexplicable agression. Il fallut en remercier cet inconnu, pourtant, car, sans son intervention secourable, Théophile Gautier laissait en Russie son nez, qui était en train de geler.

Contre le froid du dehors, en ce pays, on se défendait par des fourrures, graduées d’après les fluctuations du thermomètre ; aussitôt franchi le seuil des maisons et les pelisses retirées, on jouissait d’une température délicieuse et partout égale : c’était l’été. Les femmes, toujours décolletées, ne portaient que des robes légères en mousseline ou en gaze.

Mon père aurait bien voulu enfermer chez lui une tiédeur pareille et il s’y efforçait, mais nos demeures sont mal closes et mal construites pour conserver la chaleur. Ce qu’il importait d’établir tout d’abord, c’était la double fenêtre usitée en Russie ; l’une des deux fenêtres, même, est cimentée au commencement de l’hiver et ne s’ouvre jamais. La grande baie vitrée de l’atelier fut donc fortifiée d’une autre. Un calorifère Joly, du nom d’un fabricant qui, bien avant le système des poêles mobiles, avait inventé la double enveloppe et la combustion lente, fut installé dans la pièce. Il y en avait un autre au rez-de-chaussée, dans le vestibule, qui tiédissait la maison. Celui-là était presque haut comme un homme et muni de bouches qui chauffaient plus spécialement la salle à manger et la chambre de mon père. Quand on fermait les unes, les autres donnaient avec plus de force, et bien souvent on entendait le maître crier du seuil de sa chambre :

— Envoyez-moi de la chaleur !…

Mais c’était dans l’atelier qu’il obtenait, le plus facilement, la température de serre chaude qui lui plaisait. Il interrogeait à chaque instant son thermomètre et ne le laissait pas descendre au-dessous de 22 ou 21 degrés. Aussi on étouffait un peu et personne ne voulait rester auprès de lui.

D’ailleurs, malgré ce titre d’atelier, ce n’était pas toujours là l’endroit que Théophile Gautier choisissait pour écrire : chose extraordinaire, rien de fixe n’était installé, dans la maison, en vue de son travail ; ce lieu que tout homme, même qui ne fait rien, appelle « mon cabinet » ou « mon bureau » n’existait pas pour lui. Au moment de se mettre à l’œuvre, il cherchait le dictionnaire de Bouillet, qui, appuyé sur un autre livre, formait pupitre ; il le plaçait sur n’importe quel coin de table, puis essayait de rassembler « tout ce qu’il faut pour écrire… » L’encrier et les plumes vagabondaient ; souvent il ne trouvait pas de papier, et la bonne devait courir acheter, chez l’épicier, un cahier de papier à lettres. Il ne réclamait ni le silence, ni la solitude, aimant, au contraire, à être un peu dérangé. On allait le voir un instant, l’embrasser, le plaindre d’être forcé de travailler. Alors il montrait les pages déjà remplies de cette jolie écriture si nette et si fine.

— Tu vois, disait-il, comme c’est bien écrit !… Remarque que je boucle les é, malgré la petitesse des lettres !… Et pas de ratures ; au bout de ma plume la phrase arrive retouchée déjà, choisie et définitive : c’est dans ma cervelle que les ratures sont faites.

Lorsqu’il composait des vers, Théophile Gautier rôdait du haut en bas de la maison, lentement d’un air désœuvré ; mais on l’entendait marmonner par instants : l’on savait à quoi s’en tenir et l’on n’avait pas l’air de savoir, car, par une sorte de pudeur, il voulait garder le secret de son effort, tant que le poème n’était pas fini. Quand il était las de se promener, il s’asseyait sur le tapis, au coin de la cheminée de sa chambre, s’étayait de coussins et oubliait son cigare, toujours éteint, toujours rallumé. Sur des bouts de papier, des dos de lettres, des coins d’enveloppes, il écrivait ses premiers brouillons, mais rarement le jour s’achevait, sans qu’il nous appelât pour nous montrer, soigneusement recopié, le poème terminé.

J’ai vu naître ainsi le Souper des Armures, la Montre, la Source, Ce que disent les Hirondelles, le Château du Souvenir, beaucoup d’autres poésies, pas assez, hélas ! Car la vie harcelait toujours, le loisir manquait, et, au lieu de rêver dans le parterre des roses, il fallait cultiver le potager.



Quelle surprise, un matin d’hiver, d’entendre le père, toujours levé le premier, pousser des exclamations et nous appeler à grands cris :

— Venez ! Venez vite ! Venez voir si j’ai la berlue : il n’y a plus de jardin, il est remplacé par un lac !

— Un lac ?…

C’était exact : notre jardin et celui du propriétaire étaient complètement submergés ; l’eau venait baigner la première marche des escaliers de la terrasse et engloutissait les buissons ; les squelettes d’arbres émergeaient plus ou moins, selon la distance et la pente du terrain ; on ne voyait que le toit treillage de la tonnelle, et, plus loin, derrière elle, la potence où l’on suspendait la balançoire avait disparu.

La Seine, grossie par des pluies continuelles, avait débordé sur ses berges, en même temps que par des infiltrations elle envahissait sournoisement tous les jardins du voisinage.

Nous restions ébahis de voir le ciel se refléter là où, la veille, s’étendait des pelouses. Après tout, c’était plutôt amusant et nous ne risquions rien, vu la hauteur de la terrasse qui portait notre maison. Nous parlions de nous procurer un bateau pour naviguer sur ce lac.

Au moment du déjeuner, nous nous aperçûmes que nous étions séparés de la cave. J’en étais spécialement chargée : je devais surveiller la mise en bouteilles, du vin, le bouchage et le cachetage ; j’avais même voulu, de mes propres mains, imprimer sur la cire le cachet de mon père. C’était une bague qu’il portait toujours, un chaton de cornaline, sur laquelle était gravée cette devise : Vivere mémento[1]. Je prétendais que, le V et le B se confondant presque dans certaines langues, on pouvait lire : Bibere mémento[2], devise parfaite. Me jugeant responsable du vin, j’estimai qu’il était de mon devoir d’aller le conquérir. Je fis porter un baquet et une perche au bas de l’escalier, décidée à risquer la traversée. Mon père voulut s’y opposer, mais je n’obéissais pas toujours et j’étais déjà… au large. Le tunnel sous la terrasse n’était pas envahi par l’eau, les caves étaient à sec et mon expédition héroïque fut des plus faciles ; seulement, au retour, je n’osai pas surcharger l’embarcation : je criai que l’on descendit un panier au bout d’une corde, du haut du mur, devant le tunnel, ce qui fut fait, et l’on monta le vin très facilement.

Le baquet nous amusa quelques jours ; très enhardies, ma sœur et moi, nous entreprenions, à tour de rôle, de plus lointaines navigations. Puis l’eau commença de baisser. Mais, la nuit suivante, le thermomètre étant descendu très bas, elle gela.

Je ne pourrais pas expliquer comment cela se fit, mais il est certain qu’elle gela en pente. Devant l’escalier du propriétaire au-dessus de la vaste pelouse, sur tout le jardin, la glace formait une sorte de montagne russe très unie et très douce. Elle était solide : des glissades furent organisées tout de suite. Le baquet changea de rôle : on s’asseyait dedans, on lui donnait un élan, et il se mettait à descendre en tournoyant et s’en allait très loin.

Le père, un peu inquiet, nous surveillait et cherchait à mettre un frein à nos imprudences, en nous chantant ce fragment de chanson :


Il est moins dangereux d’glisser
Sur le gazon que sur la glace…


Mais tout à coup le baquet le tenta : il entra dedans et se laissa emporter.

Le jeu lui plut tellement qu’il ne le cessa plus et accapara le baquet. Nous étions très contentes de le voir partager notre plaisir, et nous remontions pour lui le véhicule, ce qui était assez pénible ; on y attachait des cordes et on s’y attelait : on tirait de son mieux, en s’égayant de quelques chutes.

Toto, prévenu, prit part au divertissement, puis il avertit Rodolfo, « Bœuf en Chambre » et quelques autres ; Dumas fils, Robelin, vinrent en voisins ; de nombreux baquets furent apportés ; on fit des traîneaux avec des chaises renversées, on glissa sur des planchettes… Un temps clair et ensoleillé nous favorisait, on s’amusait follement ; mais rien ne valait le spectacle de Théophile Gautier, assis dans ce baquet, semblant faire corps avec lui, grave, imperturbable, pareil à une idole hindoue et qui glissait sur la pente en tournoyant lentement.

Tant qu’il faisait jour, nous ne pouvions pas nous arracher de là, et cette frénésie dura presque une quinzaine. Mais un soir la glace craqua, se fêla d’un bout à l’autre, le dégel disloqua tout ; puis la terre but cette eau, et le jardin réapparut, noir, vaseux, raviné, abominable !…

Alors le dos voûté du père Husson s’arrondit, entre les bras de sa brouette, et le brave jardinier, armé de la pelle et du râteau, commença à réparer, méthodiquement, le désastre.



La rue de Longchamp, comme son nom le proclame, aboutit au fameux champ de courses.

Mon père recevait des cartes, donnant accès dans les tribunes et nous allions, quelquefois, voir courir, sans prendre un bien vif intérêt à ce genre de sport. Le grouillement de la foule élégante sur les pelouses, la cohue des équipages, scintillant au soleil, nous amusaient plutôt, et cela rompait le calme et le silence de notre retraite.

Nous avions trouvé une façon très agréable de nous rendre à Longchamp, c’était par la rivière. Une barque venait nous attendre tout près du jardin, et, sans fatigue, sans poussière, nous remontions doucement le fil de l’eau. Nous débarquions derrière les tribunes, qui sont édifiées à une centaine de pas de la berge.

D’habitude, nous ne restions guère sur les gradins encombrés ; nous n’avions aucun pari engagé, la victoire de tel ou tel cheval nous était indifférente, et cette agitation frénétique dont nous ne partagions pas l’émoi nous lassait bientôt. Nous retournions vite à notre barque, et nous prolongions, le plus possible, la promenade sur l’eau, dont mon père était toujours charmé.

Un soir, après une journée chaude, à l’heure exquise où le soleil tombe et où l’air se rafraîchit, nous nous attardions, pour ne rien perdre des jeux de la lumière, pour attendre « l’effet », comme disent les peintres.

Le batelier avait l’ordre de ne pas ramer ; le courant seul nous ramenait, tout doucement, vers Neuilly.

J’étais, moi, debout à l’avant du bateau, pour signaler les obstacles : car les autres passagers voguaient à reculons, assis dans le même sens que les rameurs. Une barque venait à notre rencontre. Ceux qui la montaient riaient et chantaient ; elle approchait assez vite. Un monsieur, vêtu avec recherche, se tenait à la pointe de l’embarcation, debout, comme moi, et tournant aussi le dos à ses compagnons. Il avait le teint uni et bronzé, les yeux et les cheveux très noirs : je pensai qu’il devait être marseillais. Quand il fut plus près, je vis qu’il portait la rosette d’officier de la Légion d’honneur.

Au moment où les deux embarcations se croisèrent, cet inconnu, du bout des doigts, m’envoya un baiser. Je me détournai avec indignation ; mais aussitôt j’entendis des cris de surprise, des exclamations joyeuses, et la barque, virant de bord, vint accoster la nôtre. Un de ces promeneurs connaissait mon père, et, tout heureux de le rencontrer, ne voulait pas manquer l’occasion de le saluer et de renouer des relations interrompues. C’était un journaliste fameux, le roi des reporters : Dardenne de la Grangerie, personnage d’une belle et aimable figure, mais d’une grosseur presque invraisemblable. Mon père avait fait, grâce à lui, la connaissance de Claudius Popelin et lui en gardait de la gratitude, car il sympathisait entièrement avec le maître émailleur, érudit et lettré.

Sur un ton solennel et d’une emphase volontairement exagérée, Dardenne de la Grangerie présenta le monsieur décoré :

— Son Excellence le général Mohsin-Khan, chargé, par sa Majesté le Shah de Perse, d’une mission extraordinaire.

Puis il présenta un autre Persan, grand, mince, élégant : un attaché à la légation de Perse à Paris. Il nomma ensuite Edmond et Lucien Dardenne, ses deux frères, plus jeunes que lui.

Le général, dont personne ne soupçonnait le méfait, avait un air penaud et contrit qui m’eût fait rire si je n’avais pas été si fâchée, mais je gardais, de mon mieux, sur mon visage l’expression du plus profond mépris.

Cependant la barque des nouveaux venus, bord à bord avec la nôtre, faisait le même chemin que nous. Mon père avait invité Dardenne de la Grangerie et ses compagnons à visiter sa petite maison.

— Qu’est-ce que vous chantiez donc tout à l’heure ? lui demanda-t-il. La voix porte sur l’eau, cela m’a paru joli.

— C’est le général qui chantait, avec son ami, une chanson persane. Ils vont vous la redire.

L’attaché, un peu intimidé, hésitait ; le général, très empressé d’être aimable, le décida. Ils chantèrent à l’unisson une mélodie très douce. Ils donnèrent la traduction des paroles :


Au coucher du soleil, j’irai sur les remparts de la ville, où le frère de ma bien-aimée se promène quelquefois.

Je ne verrai pas la sœur, hélas ! Mais je verrai au moins le frère de la sœur…


Nous longions les bords de l’île, qui appartenait alors à quelqu’un des Rothschild. Le soleil se couchait derrière elle et la traversait de rayons ; les pelouses resplendissaient : l’on avait un désir intense de fouler ce velours lumineux, de courir vers ces lointains féeriques. L’eau clapoteuse jouait avec les teintes exquises, que le ciel lui jette à cette heure-là.

Dardenne de la Grangerie était enthousiasmé :

— Ah ! qu’il ferait bon, s’écriait-il, se baigner dans cette eau, et dîner, ensuite, sur l’herbe dans cette île déserte et charmante !… Eh bien ! pourquoi ne le ferions-nous pas ?… Si Théophile Gautier voulait la lui demander, Rothschild ne refuserait certainement pas la permission de le laisser aborder quelquefois dans son île avec des amis… Le voulez-vous, maître ?… Je me chargerai, moi, de toutes les démarches. J’irai porter la parole en votre nom et vous n’aurez qu’un mot de remerciement à écrire, quand l’affaire sera faite.

Ce projet nous séduisait tous. Théophile Gautier se laissa convaincre, et donna mission, à Dardenne de la Grangerie, d’aller de sa part solliciter M. de Rothschild.

On débarqua, en attendant, à la hauteur du jardin. Les rameurs, chargés de ramener les bateaux au pont de Neuilly, où on les avait loués, devaient dire au cocher du général, qu’ils trouveraient là, de conduire la voiture au 32 de la rue de Longchamp.

Le général me poursuivait de ses regards suppliants, et, maintenant que nous n’étions plus séparés par l’eau, il allait vouloir me parler, s’excuser. Je l’évitai de mon mieux, mais il ne se découragea pas et, dans les petits chemins, qui menaient à notre jardin, entre les enclos, à moins de m’enfuir, je ne pouvais l’empêcher de marcher à côté de moi. Il voulut parler alors ; mais, tout à coup, très intimidé, il ne parvint qu’à balbutier une phrase confuse que je n’entendis pas. Je ne pus me retenir de lui jeter cette formule du Coran, que Nono m’avait apprise :

Na’ouzou, billahmin ech cheitân er redjim !

Ce qui est la façon musulmane de dire : Vade retro, Satanas !

La surprise du noble persan fut extrême ; tout déconcerté, il s’arrêta sous l’anathème… Ayant atteint la porte du jardin, je coupai au plus court pour gagner ma chambre. Tant que dura la longue visite, je ne parus pas au salon ; mais, quand j’entendis le mouvement du départ, je courus dans la chambre de ma mère, et, à travers les persiennes fermées, je vis la compagnie s’éloigner dans la voiture du général, une très élégante calèche à deux chevaux.

Théophile Gautier, si épris de l’Orient, avait été tout à fait séduit par ces deux persans. Tout d’abord, il n’avait pas cru à leur exotisme, soupçonnant une mystification du joyeux Dardenne. Mais, quand ils avaient chanté à demi-voix la chanson persane, il avait été convaincu. Il leur trouvait, en dépit de leur costume européen, une allure gracieuse et particulière, d’oiseaux rares parmi des moineaux.

Pendant plusieurs jours, il ne fut question que de ces étrangers, sur lesquels Dardenne avait donné quelques détails. Mohsin-Khan descendait du Prophète, par les femmes ; il occupait une situation importante en Perse, où sa rare intelligence était fort appréciée. La mission qu’il accomplissait en ce moment témoignait de la confiance et de l’estime qu’il inspirait au shah Nassar-ed-dine. Il parlait et écrivait parfaitement le français, était poète, jouait de la guzla et même du piano, et cet homme timide, doux, si correct dans sa redingote parisienne, officier de la Légion d’honneur et décoré de quatorze autres ordres, possédait un harem, des esclaves et des eunuques !…

Tout cela était bien fabuleux et bien intéressant. Je sentais s’évaporer ma fâcherie, pas très sérieuse, contre un personnage aussi singulier et qui m’était, au fond, très sympathique. Cela m’amusait, maintenant, qu’il y eût un secret entre lui et moi.

Dardenne de la Grangerie, rapporta bientôt la permission, très gracieusement accordée par M. de Rothschild : Théophile Gautier pouvait aborder l’île charmante, aussi souvent qu’il le voudrait et avec ses amis. Les gardiens du domaine étaient avertis. On allait donc prendre jour pour une délicieuse baignade, suivie d’un dîner sur l’herbe, en pique-nique. Mais, avant de convenir des dernières dispositions, Dardenne avoua qu’il avait laissé à la porte de la maison, dans le fiacre où elle devait bien s’ennuyer, « une jeune personne » ; — sa fille peut-être ? — En nous récriant de ne pas l’avoir su plus tôt, nous courûmes, ma sœur et moi, chercher l’abandonnée :

— Venez, mademoiselle… C’est très mal d’être restée si longtemps en pénitence.

Elle entra dans le salon.

— Madame Dardenne de la Grangerie, dit Dardenne en la présentant ; elle est si jeune, si frêle, à côté de moi surtout, que j’hésite souvent à avouer qu’elle est ma femme.

On eût dit, en effet, un gamin déguisé en fille. Le visage, fin et joli, montrait pourtant une certaine gravité pensive ; les cheveux noirs et la robe sombre, toute simple, sans le moindre bout de col ou de dentelle, formaient un cadre sévère au teint uni et légèrement doré.

Avec une assurance tranquille, elle salua mon père et lui serra la main, regarda toutes choses autour d’elle de l’œil curieux d’un oiseau.

Tin-Tun-Ling était debout, près du gros dictionnaire, dans notre coin habituel du salon ; il s’inclina devant la visiteuse, qui, l’ayant pris peut-être pour une potiche, eut un sursaut de surprise :

— Monsieur est Chinois ?…

Je lui expliquai, sans penser l’étonner le moins du monde, tant cela me semblait naturel, que je travaillais, lors de son arrivée, avec mon professeur Tin-Tun-Ling.

— C’est ici une maison peu banale, dit-elle en souriant.

Nous étions en juillet, il faisait un temps superbe, et le thermomètre montait à des hauteurs inusitées : il fallait profiter de ces circonstances favorables, prendre rendez-vous pour le lendemain, fixer le menu du pique-nique et la part de chacun. Le général et son ami étaient de la fête, bien entendu ; ils apporteraient du Champagne, une guzla, et beaucoup de tapis persans pour étendre sur le gazon. Dardenne demandait la permission d’inviter quelques-uns de ses secrétaires : il n’en avait pas moins de dix-huit, étant correspondant d’innombrables journaux de province et de l’étranger.

— Ma femme est le dix-neuvième ou plutôt le premier de mes secrétaires, ajouta-t-il, car elle est très bien douée pour la littérature et elle aura même du talent.

Cette prédiction s’est réalisée : Mme de la Grangerie publia plus tard, sous le nom de Philippe Gerfaut, plusieurs volumes très remarquables, entre autres deux petits livres : Pensées d’Automne et Pensées d’un Sceptique, qui firent sensation.

Le lendemain, la matinée se passa en préparatifs de cuisine, puis on alla retenir plusieurs barques munies d’échelles.

Théophile Gautier fut saisi tout à coup d’une vive inquiétude. Est-ce que vraiment nous savions assez nager pour risquer une pleine eau ? Il n’était jamais entré dans l’école de natation du pont de Neuilly, où nous avions fait nos études. J’avais beau lui conter mes prouesses, l’estime du maître nageur pour l’énergie de mon coup de pied, l’intérêt que le professeur avait pris à mon éducation, désireux qu’il était de m’opposer aux anglaises, dont la supériorité natatoire l’exaspérait, il n’était pas convaincu. Lui, le beau nageur d’autrefois, si fier du rouge caleçon d’honneur conquis aux bains Petit, il n’aimait plus l’eau froide. Cependant il décida qu’il se mettrait en costume de bains et resterait ainsi dans le bateau, prêt à piquer une tête, pour nous repêcher, à la première alerte.

Il fut vite rassuré, quand il nous vit dans l’eau, et reconnut que nous savions nager. Marguerite de la Grangerie était aussi de première force : il n’y avait donc pas lieu de s’inquiéter, on pouvait être tout au plaisir. Les jeunes frères de Dardenne et les secrétaires inconnus, se poursuivaient, en poussant des cris joyeux ; nous joutions de vitesse avec Marguerite, que déjà nous appelions « Meg », tandis que, dans le bateau, Théophile Gautier riait des histoires, que lui contait le jovial et spirituel journaliste.

Seul le général faisait une mine élégiaque et navrée, dont j’avais envie de rire et qui par moments me touchait. Tandis que je me reposais sur l’échelle, il s’accrocha de la main au bateau, et me dit très sérieusement :

— Si vous ne me permettez pas de demander mon pardon, je me laisse couler et je disparais.

— Pas pour longtemps : mon père se jette à l’eau et vous sauve… Épargnons-lui le rhume que cela pourrait lui causer !

— Croyez-vous à la fatalité ? Nous autres, musulmans, nous sommes fatalistes. Si vous me connaissiez mieux, vous comprendriez qu’une impulsion irrésistible seule a pu me faire commettre un acte aussi opposé à mon caractère. Avant ma raison, mon cœur a deviné, que cette minute allait bouleverser ma vie et que jamais je ne l’oublierais.

— Le mieux est pourtant de l’oublier. C’est à cette condition que je vous pardonne, au nom de l’hospitalité et de l’Orient que j’aime !

Là-dessus, je piquai une tête dans l’eau verte, et j’allai rejoindre les nageurs.

Derrière les buissons épais et des tentes improvisées, on se rhabilla dans l’île ombreuse ; et, tandis que les bonnes disposaient le couvert, on se promena, lentement, par les allées, autour des pelouses, nouvellement fauchées et bosselées de petites meules. Des corbeilles de roses embaumaient ; nous nous arrêtions pour en admirer les superbes variétés. Mohsin-Khan raconta, qu’en Perse, le parfum des roses était beaucoup plus violent et que, dans toutes les maisons, on recueillait les pétales pour en extraire la précieuse essence. Un jour, de jeunes folles, par jeu, l’avaient entièrement enseveli sous une jonchée odorante, si bien qu’il avait failli mourir : il s’était complètement évanoui et on eut grand’peine à le ranimer.

Théophile Gautier marchait auprès de Marguerite, qui l’avait tout à fait conquis ; à un moment, il resta en arrière et s’adossa à un arbre, puis reprit sa promenade plus lentement. Je devinais à son sourcil froncé, à ses pas distraits, que le loisir de cette belle journée lui inspirait quelque poème.

Bientôt on annonça le dîner. Dardenne de la Grangerie avait surveillé la disposition du couvert : n’aimant pas beaucoup, à cause de sa corpulence, à s’asseoir par terre pour manger, il était parvenu à découvrir l’habitation des gardiens de l’île, dissimulée je ne sais où, et à obtenir d’eux une petite table et quelques chaises. Mon père, ma mère et Marguerite y prirent place avec lui, tandis que les autres s’allongeaient sur les tapis de Perse étendus alentour.

Le soleil couchant nous criblait de rayons, qui faisaient étinceler les vaisselles, posées de travers, et alluma du même coup la gaieté des convives. Des mets variés circulaient, un peu au hasard, sans qu’il fût possible de leur conserver l’ordre prescrit. Dardenne s’ébahissait « d’une bête à jus » dont il ne pouvait définir l’espèce. C’était un foie de veau, entier, confectionné par notre cuisinière et qui avait l’apparence d’une grosse tortue. La salade russe se renversa à moitié sur les beaux tapis ; et l’on eut beaucoup de peine à démouler la glace.

Avec le Champagne, on porta des toasts, à Théophile Gautier, au shah de Perse, à la Seine, qui prêtait ses ondes, à Rothschild, qui prêtait son île ; puis Dardenne récita, de mémoire, des vers d’Émaux et Camées. Mais Théophile Gautier l’interrompit :

— Ceci est trop connu, dit-il, permettez-moi de vous offrir quelque chose d’inédit.

Et, se tournant vers Mme de la Grangerie, il modula ce sonnet, aujourd’hui si célèbre :


Les poètes chinois, épris des anciens rites,
Ainsi que Li-Tai-Pé quand il faisait des vers,
Mettent sur leur pupitre un pot de marguerites,
Dans leur disque montrant l’or de leurs cœurs ouverts.

La vue et le parfum de ces fleurs favorites,
Mieux que les pêchers blancs et que les saules verts,
Inspirent aux lettrés, dans les formes prescrites,
Sur un même sujet des chants toujours divers.

Une autre Marguerite, une fleur féminine,
Que dans le céladon voudrait planter la Chine,
Sourit à notre table aux regards éblouis.

Et pour la Marguerite un mandarin morose,
Vieux rimeur abruti par l’abus de la prose,
Trouve encore un bouquet de vers épanouis.

La joie et la surprise de Marguerite furent extrêmes et elle les exprima avec beaucoup de grâce, au milieu des acclamations et des applaudissements.

Le soleil était couché ; une pénombre grise nous enveloppait, sous le couvert des arbres, et rendait la compagnie moins bruyante et plus rêveuse. Dans le silence, on entendit l’eau, qu’on ne voyait plus, clapoter contre les rives ; mais la lune qui montait commençait à éclairer. Alors un arpège léger résonna, exauçant, tout à coup, le désir confus de tous, d’entendre de la musique.

C’était Mohsin-Khan qui avait pris sa guzla et préludait.

Il chanta une mélodie, mélancolique et passionnée, à laquelle les mots inconnus ajoutaient du mystère ; sans le comprendre, on devinait un chant d’amour, douloureux et ardent, et l’on écoutait, avec recueillement, la voix émue qui le disait.

Aux dernières notes, la lumière de la lune tomba sur le chanteur, jusque-là dans l’ombre, et l’on crut voir, en ses yeux, briller des larmes.

  1. « Souviens-toi de vivre. »
  2. « Souviens-toi de boire. »