Le Secrétaire intime/Chapitre 08

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Le Secrétaire intime
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VIII.

Une grande fête se préparait au palais. Jamais Julien n’avait vu un tel luxe et de si folles dépenses. Personne ne pouvait plus aborder la princesse s’il ne venait l’entretenir de chiffons, de lustres et de musiciens. Le pauvre secrétaire intime, étranger à toutes ces choses, errait pâle et triste au milieu de ce désordre, dans la poussière des préparatifs et dans la cohue des ouvriers. Trois jours entiers s’écoulèrent sans qu’il vît la princesse. Il tomba dans une noire mélancolie et pleura son beau rêve effacé, ses douces illusions perdues. Le matin de la fête, elle se souvint de lui et le fit appeler pour lui remettre le costume qu’il devait porter ; elle lui donna gravement les instructions les plus frivoles, lui demanda conseil sur la coupe des manches que Ginetta lui essayait ; puis elle oublia sa présence et le laissa sortir sans s’en apercevoir.

Le bal fut magnifique. Grâce à la plus bizarre et à la plus folle des inventions de la princesse, toute la cour représenta une immense collection de papillons et d’insectes. Des justaucorps bigarrés serraient la taille ; de grandes ailes d’étoffe, montées sur du laiton imperceptible, se déployaient derrière les épaules ou le long des flancs ; et l’on ne pouvait trop admirer l’exactitude des nuances, la forme des accidents, la coupe et l’attitude des ailes, et jusqu’à la physionomie de chaque insecte reproduite par la coiffure du personnage chargé de le représenter. Le bon abbé Scipione, métamorphosé en sauterelle, gambadait agréablement dans son mince vêtement de crêpe vert tendre. Le pimpant Lucioli, emprisonné dans une écaille bombée de satin marron, et le ventre couvert d’un gilet rayé de noir et de blanc, représentait admirablement un hanneton de la plus grosse espèce connue. La grande et mince marchesa Lucioli, ex-mistress White, était fort brillante sous un long corps de velours noir et de grandes ailes de taffetas jaune rayé de noir. Avec sa longue face pâle, les déchiquetures de ses ailes et sa démarche péniblement folâtre, on l’eût prise pour ce grand papillon nommé Podalyre, qui est si embarrassé de sa longue stature que les hirondelles dédaignent de le poursuivre et le laissent se débattre contre le vent, pêle-mêle avec les feuilles jaunies et dentelées du sycomore. Le beau page Galeotto représentait le charmant papillon Argus ; les pierreries de toutes couleurs ruisselaient sur ses ailes de velours bleu tendre, doublées d’un satin nuancé de rose, d’abricot et de nacre. La Ginetta portait un corselet d’azur rayé de noir ; elle était coiffée de ses cheveux bruns relevés en grosses touffes sur ses tempes. Belle avec sa tête large et plate, mince dans son corsage étroit, folâtre sous ses transparentes ailes de crêpe bleu, elle offrait le plus beau type d’agrillon-demoiselle qu’on eût vu depuis longtemps. Quant à Julien, on l’avait déguisé en antyope, avec des ailes de velours noir frangées d’or.

C’était la princesse elle-même qui avait présidé au choix et à la distribution de tous ces costumes. Elle avait consulté vingt savants et compulsé tous les traités d’entomologie de sa bibliothèque pour arriver à une perfection capable de donner le délire de la joie au plus grave de tous les professeurs d’histoire naturelle. Elle avait assorti chaque rôle, ou au moins chaque couleur, au caractère ou à la physionomie de chaque personnage. On voyait autour d’elle de belles Vénitiennes déguisées en guêpes, en noctuelles, en piérides ; de brillants officiers convertis en cerfs-volants, en capricornes, en sphinx. On vit plusieurs jeunes abbés en fourmis et le majordome en araignée. Ou admira beaucoup le sphinx Atropos. La manthe précheresse eut un plein succès, et les femmes jetèrent des cris d’épouvante à l’aspect du grand bousier sacré des Égyptiens.

Mais parmi ces cohortes aériennes, Quintilia se distinguait par la richesse et la simplicité de son costume. Elle avait choisi pour emblème le blanc phalène de la nuit. Sa robe et ses ailes de gaze d’argent mat tombaient négligemment le long de sa taille. Elle avait pour coiffure deux marabouts blancs qui, s’abaissant de son front sur chacune de ses épaules, représentaient fort agréablement deux antennes moelleuses.

Les salles étaient tapissées et jonchées de fleurs ; des échelles de soie, cachées dans des guirlandes de roses, étaient tendues le long des murs ou suspendues aux voûtes. Les plus hardis grimpaient sur ces frêles soutiens, se tenaient accrochés, les ailes pliées, au-dessous des plafonds, se balançaient entre les colonnes, ou s’élançaient de l’une à l’autre en agitant leurs ailes diaphanes. C’était un spectacle vraiment magique, et dont la nouveauté enivra Saint-Julien un instant. Mais des angoisses inattendues l’arrachèrent bientôt à ces naïves satisfactions. Quintilia, entourée d’hommages et de vœux, se livrait au plaisir d’être admirée avec tant de jeunesse et d’enivrement que Saint-Julien crut ne plus pouvoir douter de l’erreur où six mois de retraite et de bonheur calme l’avaient plongé. «  Insensé ! se dit-il, comment ai-je pu croire que cette femme avait autre chose dans le cœur que la vanité de son sexe et l’orgueil de son rang ? comment ai-je pu m’abuser à ce point sur la galanterie et le désordre qui règnent ici ? Quel plaisir a-t-elle pris à me duper et à se duper elle-même sur de prétendus projets philanthropiques, sur les hautes ambitions d’une âme généreuse, lorsque le plus ardent de ses vœux, la plus enivrante de ses joies, c’est une fête ruineuse et le fade hommage des cours ! »

Et malgré ces tristes réflexions, il la suivait avec anxiété ; il épiait tous ses regards, il se glissait à son insu sur tous ses pas. Lorsqu’elle semblait s’occuper d’un homme plus que d’un autre, son cœur battait, sa tête s’égarait, il était prêt à faire une scène ridicule ; puis il s’arrêtait pour se demander compte de ses propres agitations et pour s’effrayer de ressentir l’amour en même temps que l’aversion.

Dans le mouvement d’une valse, la coiffure de la princesse s’étant un peu dérangée, elle s’esquiva et entra dans ses appartements pour la réparer. Elle ne voulut pas appeler à son secours Ginetta, qui était emportée par la danse au fond des salles du bal. Elle se retira donc seule et sans bruit dans son cabinet de toilette ; mais au moment d’en fermer la porte, elle vit derrière elle une pâle figure : c’était Saint-Julien qui l’avait suivie. Dans le délire de son chagrin, il s’était imaginé lui voir échanger un signe avec Lucioli, et il avait perdu la tête.

« Et que veux-tu, Giuliano ? lui dit-elle avec surprise ; tu sembles triste ou malade ! As-tu quelque chose à me dire ? Que puis-je faire pour toi ?

— Je vous dérange, Madame, répondit-il d’une voix entrecoupée ; ordonnez-moi de vous laisser seule.

— Non, reprit-elle avec une parfaite insouciance, assieds-toi sur ce divan pendant que je vais raccommoder ma plume ; et si tu as quelque confidence à me faire, je t’écoute. »

Julien s’assit et garda le silence. Quintilia, debout devant son miroir et lui tournant le dos, refit sa coiffure tranquillement. Quand elle eut fini, elle pensa à lui et le regarda dans sa glace. Il était prêt à se trouver mal.

Elle vint droit à lui, et lui prenant la main avec une assurance qui semblait partir de la bonté de son cœur au moins autant que de la hardiesse de son caractère : «  Tu as quelque chose, lui dit-elle, tu souffres, tu es malade ou malheureux, lequel des deux ? Parle, je suis ton amie, moi. »

Saint-Julien pencha son visage sur les belles mains de Quintilia et les couvrit de larmes.

«  Tu es amoureux, lui dit-elle en les lui pressant avec affection.

— Oh ! Madame !

— Oui, n’est-ce pas ?

— Eh bien ! oui !

— De qui ?

— Je n’oserais jamais…

— C’est de la Ginetta ?

— Non, Madame.

— Alors c’est de moi ?

— Oui, Madame.

— Et bien ! tant pis pour toi, répondit-elle avec un geste d’impatience voisin de la colère ; tant pis pour nous deux ! »

Saint-Julien crut l’avoir blessée dans l’orgueil de son rang. « Pardonnez-moi, lui dit-il, je suis un sot et un insolent. Vous allez me chasser ; mais je préviendrai vos ordres à cet égard : tout ce que j’aurais osé désirer était un mot de pitié avant de perdre pour jamais le bonheur de vous voir.

— Eh ! mon Dieu, tu ne sais ce que tu dis, Saint-Julien. Je ne te chasserai pas, et si tu pars, ce sera bien contre mon gré. Tu me crois offensée, tu te trompes. Si je t’aimais, je te le dirais ; et si je te le disais, je t’épouserais. »

Saint-Julien fut tout étourdi de ce discours, et faillit se frotter les yeux comme un homme qui vient de rêver. Mais il sentit aussi tout ce que cette franchise avait de mortifiant pour lui. Il baissa les yeux et balbutia quelques paroles.

«  Allons, ne prends pas cet air désespéré. Vois-tu, Julien, tous les jeunes gens sont fats ou romanesques. Tu n’es pas fat, mais tu es romanesque ; tu te crois amoureux de moi, tu ne l’es pas. Comment le serais-tu ? tu ne me connais pas.

— Eh bien, Madame, s’écria Saint-Julien, vous avez raison en ceci ; je ne vous connais pas, et si je vous connaissais, je serais ou radicalement guéri ou décidément incurable. Je vous aimerais au point de me brûler la cervelle, ou je vous haïrais assez pour vous fuir sans regret. Mais le fait est que je ne sais point qui vous êtes, et l’incertitude où je vis me dévore. Tantôt je vous prie dans le secret de mon cœur comme un ange de Dieu, et tantôt… oui, je vous dirai tout, tantôt je vous compare à Catherine II.

— Sauf les meurtres, les empoisonnements et autres misères semblables, qui, après tout, ne constitueraient pas une grande différence, dit la princesse avec une froide ironie. » Alors, prenant son éventail de plumes, elle s’assit en ajoutant avec un calme dérisoire : « Continuez, monsieur le comte, j’écoute votre harangue. »

— Raillez-moi, méprisez-moi, dit Julien au désespoir, vous avez raison ; traitez-moi comme un fou, je le suis. Et que m’importe votre colère ? que m’importe votre mépris ? Au moment de vous perdre à jamais, et ne risquant plus rien, je puis bien tout vous dire.

— Dites, Julien, répondit-elle tranquillement.

— Eh bien, je vous dirai, Madame, que cela ne peut pas durer et qu’il faut que je parte. Vous me traitez avec confiance, et je n’en suis pas digne ; vous m’accablez de bontés, et je suis ingrat. Au lieu de me borner à vous servir et à vous chérir en silence, je m’inquiète de toutes vos actions. Je vous soupçonne des plus infâmes turpitudes, je vous épie comme si j’étais chargé de vous assassiner. Je questionne vos gens, j’interroge vos regards, je commente vos paroles, je hais votre parure ; je voudrais tuer tous ceux qui vous admirent. Je suis jaloux, jaloux et méfiant ! Moquez-vous ! oh ! oui, moquez-vous ! Je me moque de moi-même bien plus amèrement que personne ne le fera. Depuis trois jours surtout je suis fou, complètement fou. Je suis à chaque instant sur le point de vous adresser des reproches et de vous demander compte de mes tourments ! Moi à vous ! moi, votre valet !… Madame, je sais que je suis votre valet…

— Vous prenez trop de peine, interrompit la princesse. Je ne pense pas à vous humilier, ces moyens sont bons pour qui n’en a pas d’autres. Vous n’êtes point mon valet, Monsieur, et vous ne le serez jamais. Je croyais m’être expliquée assez clairement tout à l’heure à cet égard. D’ailleurs, quand même vous le seriez, il y aurait un cas où vous auriez le droit de me parler comme vous le faites. Savez-vous lequel ?

— Dites, Madame, je n’ai plus peur : je suis perdu !

— Je vous le dirai sans colère et sans mépris. Ce cas, Julien, c’est celui où je vous aurais encouragé pendant seulement… combien dirai-je ? cinq minutes ?… Est ce trop ?

— Votre moquerie est sanglante, Madame, et je l’ai méritée ! Non, vous ne m’avez pas encouragé pendant cinq minutes ; vous ne m’avez pas adressé un regard, pas une syllabe qui m’ait donné droit d’espérer…

— À moins que vous n’ayez pris pour des preuves de mon amour ou pour des avances de ma coquetterie les attentions et les soins d’une honnête amitié, les témoignages d’une loyale estime… On m’avait souvent dit que les femmes au-dessous de cinquante ans n’avaient pas le droit d’agir comme je le fais ; que la franchise ne leur servait à rien ; que leur témoignage n’était pas reçu devant la prétendue justice du bon sens : j’en avais fait l’expérience… mais avec qui ? avec des sots et des lâches. Je vous prenais pour un homme capable de me juger.

— Madame, Madame, vous êtes injuste ! Vous m’avez interrogé d’un ton d’autorité, vous avez été au-devant de mes aveux. Tout mon tort est donc de n’avoir pas menti quand vous m’avez dit tout à l’heure : Si tu es amoureux, c’est de moi.

— Votre tort n’est pas de me le dire, Julien, mais c’est de l’être.

— Croyez-vous donc que de tels sentiments se commandent ?

— Peut-être ! si j’étais homme, je serais l’ami de Quintilia. Je la comprendrais, je la devinerais, et je l’estimerais peut-être !…

— Eh bien ! laissez-moi vous comprendre, dit Julien en se jetant à genoux sans s’approcher d’elle, et peut-être pourrai-je être votre ami en même temps que votre sujet.

— Monsieur le comte, dit la princesse en se levant, je ne rends compte de moi à personne. Depuis longtemps j’ai appris à mépriser l’opinion des hommes. N’avez-vous pas lu la devise de mon blason : Dieu est mon juge ? »

Elle sortit, et Julien, toujours à genoux, resta atterré à sa place.