Le Secrétaire intime/Chapitre 13

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Le Secrétaire intime
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XIII.

Quintilia était assise auprès de sa fenêtre, et contemplait la nuit, plongée dans une douce rêverie. Son visage avait une expression de sérénité que Saint-Julien ne lui avait pas vue depuis longtemps. Il s’était présenté avec un sentiment de haine et d’arrogance. L’attitude calme de la princesse lui imposa ; et, obéissant à un signe qu’elle lui fit, il s’assit sans oser dire une parole. Ginetta sortit et tira la porte sur elle. Aussitôt qu’elle fut seule avec Julien, la princesse lui tendit la main, et lui dit d’une voix ferme et douce : « Soyons amis. »

Saint-Julien céda plus à son trouble qu’à son penchant en touchant respectueusement la main de la princesse ; puis il resta debout et décontenancé. Elle lui fit de nouveau signe de se rasseoir à quelques pas d’elle, et il obéit.

« J’ai été sévère envers vous, Julien, lui dit-elle avec dignité et avec douceur. Vous avez été injuste envers moi ; vous avez voulu me traiter comme une autre femme, et vous vous êtes trompé. Je suis depuis longtemps dans une situation exceptionnelle ; mon caractère, mon esprit et jusqu’à mes manières ont dû porter un cachet particulier. Peut-être l’empreinte en est-elle mauvaise. Je sais qu’elle a choqué bien des gens, je sais que je suis souvent méconnue. Je ne dirai pas que cela m’est indifférent, je n’ai ni cet orgueil ni cette philosophie ; mais ma destinée est arrangée d’une certaine façon qui rend inévitables et même nécessaires toutes les choses que je fais, tous les goûts que j’ai, et par conséquent tous les soupçons que je laisse naître. Mon rôle se borne à conserver assez de force pour ne pas dévier d’une ligne dans la route que je me suis tracée, et tous les efforts de ma raison tendent à voir clair dans ma vie et dans mon cœur. Jusqu’ici j’ai repoussé avec succès toutes les influences extérieures ; je suis restée ce que Dieu m’a faite, et, comme un métal brut, je ne me suis façonnée à la guise de personne.

« On ne s’isole pas impunément, Julien, et j’ai dû m’attendre à inspirer la défiance et la haine. Elles ne m’ont pas fait céder un pouce de terrain. La personne qui est aujourd’hui devant vous est la même qui entra dans son indépendance il y a dix ans, et qui traversa toutes choses sans y rien laisser d’elle. J’ai pris beaucoup d’autrui, je n’ai rien donné qu’à Dieu et à une tombe. »

Ce mot de tombe se mêla à je ne sais quelle idée dans l’esprit de Julien. Il éprouva une certaine terreur dont il ne put se rendre compte.

La princesse continua :

« Absolument insensible aux petites ambitions qui eussent pu enivrer une autre, résolue à vivre en moi-même, et ne trouvant la vie possible qu’avec un sentiment et une idée étrangers à tout ce qui m’environnait socialement, je me suis arrangée pour rendre au moins supportable l’existence que j’avais embrassée. Je me suis livrée à tous mes goûts, j’ai cherché toutes les distractions, toutes les amitiés qui me tentaient. J’ai aimé la chasse, la fatigue, la science, l’étude, et j’ai rêvé l’amitié, ayant, comme je vous l’ai dit, enseveli l’amour à part. L’amitié m’a souvent trompée, et cependant j’y crois encore. Mon âme s’est habituée à l’espérer. Si cette espérance devient irréalisable, je saurai encore bien vivre sans elle. Il y a quelque chose dans cette âme qui peut se passer de vous tous ; mais ma vie peut être plus belle, mon cœur plus stoïque, ma conduite plus ferme, ma conscience plus heureuse si l’amitié me sourit. C’est pourquoi, Julien, je fais pour vous ce que je n’ai fait que pour bien peu de gens : je m’explique et je me justifie. Si vous avez l’âme fière et le cœur pur, comme je n’en doute pas, vous comprendrez quelle preuve d’amitié je vous donne ici. »

Saint-Julien, subjugué, s’inclina profondément. Elle lui fit signe qu’elle avait encore à lui parler, et elle continua :

« Rester fidèle à un serment, à un souvenir, à un nom, ce n’est pas un rôle possible à proclamer pour une femme riche et adulée ; ce serait chercher la raillerie, porter un défi à tous les désirs, s’exposer à des dangers qui ne sont pas dans la vie ordinaire. Je gardai mon secret aussi religieusement que mon cœur ; et, repoussant toute explication, toute proclamation de sentiment, je marchai dans une voie cachée sans dire où je prétendais aller. J’y marchai sans affectation, sans hypocrisie, sans plaintes, sans forfanterie ; j’y marchai le front levé, la main ouverte, l’esprit libre, l’œil clairvoyant et l’oreille fermée à la flatterie. Voyez-vous que j’aie fait beaucoup de mal autour de moi ?

— Non, Madame. Je sais que vous êtes un bon prince, dit Julien attendri. Hélas ! pourquoi ne voulez-vous être que cela ?

— Ne me plains pas et ne m’admire pas, répondit-elle. D’abord ma souffrance fut amère ; mais Dieu fit un miracle, et je devins heureuse. Ceci est un secret que je ne puis te révéler maintenant, mais que je te dirai, j’espère, quelque jour. Sache bien seulement que j’ai eu dès lors peu de mérite à garder ma résolution, et que les avantages de mon sort l’ont emporté de beaucoup sur ses inconvénients. Ces inconvénients ont été graves pourtant, Julien, et vous me les avez fait sentir plus cruellement qu’un autre. Vous m’avez jugée sur les apparences, comme vous faites tous, et vous avez dit : Cela n’est pas, parce que cela n’est pas probable. Avec un tel raisonnement on évite cent déceptions et on manque une amitié. Manquer une amitié, Julien, c’est faire une grande perte, car, si l’on rencontrait une seule amitié parfaite dans toute sa vie, on pourrait presque se passer d’amour. Honneur aux âmes courageuses qui se livrent, et qui n’ont pas peur des trahisons ! celles-là boivent la coupe d’Alexandre et risquent leur vie pour conquérir un ami. Eh bien ! moi, j’ai cherché des amis, et pour les trouver j’ai joué plus que ma vie : j’ai exposé ma réputation, et Dieu sait si elle a dû être salie et insultée par ceux qui ne m’ont pas comprise, et qui m’ont prise pour le but de leurs viles ambitions. En les détrompant, je suis devenue leur ennemie, et il n’est point de calomnie si noire qu’ils n’aient inventée. Vous avez cru peut-être, en me voyant continuer ma route, que je n’entendais pas les cris et les huées dont on me poursuivait ? Vous pensez que j’accueille imprudemment un homme comme confident, comme serviteur ou comme ami, sans savoir qu’on le fera passer pour mon amant, et que peut-être lui-même ira s’en vanter. Je sais ou je prévois tous les dangers de mes hardiesses ; mais j’ose toujours : je puise mon courage à une source inépuisable, ma loyauté. Le monde ne m’en tient pas compte ; mais je marche toujours, et j’arriverai peut-être à le convaincre. Un jour il me connaîtra sans doute, et si ce jour n’arrive pas, peu m’importe, j’aurai ouvert la voie à d’autres femmes. D’autres femmes réussiront, d’autres femmes oseront être franches ; et sans dépouiller la douceur de leur sexe, elles prendront peut-être la fermeté du vôtre. Elles oseront se confier à leur propre force, fouler aux pieds l’hypocrite prudence, ce rempart du vice, et dire à leur amant : « Celui-ci n’est que mon ami, » sans que l’amant les soupçonne ou les épie…

— Rêve doré, répondit Julien, espoir d’une âme enthousiaste !

— Non, je ne suis pas enthousiaste, reprit-elle ; mais je me connais, je me sens, et quand je porte mes regards sur le passé, je vois toute ma vie faite d’une seule pièce, et je me dis que certes je ne suis pas la seule au monde qui n’ait jamais menti. Ne me prenez pas pour une femme vertueuse, Julien. Je ne sais pas ce que c’est que la vertu ; j’y crois, comme on croit à la Providence, sans la définir, sans la comprendre. Je ne sais pas ce que c’est que de combattre avec soi-même ; je n’en ai jamais eu l’occasion. Je ne me suis jamais imposé de principes, je n’en ai jamais senti le besoin ; je n’ai jamais été entraînée où je ne voulais pas aller : je me suis livrée à toutes mes fantaisies sans jamais être en danger. Un homme qui n’a pas en son âme de plaie honteuse à cacher peut boire jusqu’à perdre la raison et montrer à nu tous les replis de sa conscience. Une femme qui n’aime pas le vice peut ne pas le craindre ; elle peut traverser cette fange sans faire une seule tache à sa robe ; elle peut toucher aux souillures de l’âme d’autrui comme la sœur de charité touche à la lèpre des hôpitaux, elle a le droit de tolérance et de pardon, et si elle n’en use pas, c’est qu’elle est méchante. Être méchante et chaste, c’est être froide ; être chaste et bonne, c’est être honnête. Je n’ai jamais cru que cela fût difficile pour les âmes bien dirigées ; mais combien peu le sont en effet ! Je plains celles que la fatalité a flétries, et je ne les outrage pas. C’est le grand tort qu’on me reproche, Julien, je le sais ; je sais le blâme que m’ont attiré certaines amitiés ; je sais avec quelle ironie on a accueilli mes efforts quand j’ai voulu soutenir et consoler ceux que la foule accablait. C’est ici que j’ai fait usage de la force que Dieu m’avait donnée et que j’ai permis à mon orgueil de se lever pour faire face à l’injustice. C’est à cause de cela que j’ai livré mon front aux outrages des Juifs et couvert mon cœur d’une cuirasse d’airain pour y protéger la pitié. Ceux qui se sont réfugiés sous mon égide n’ont pas été livrés, et la populace s’est enrouée à crier après moi.

— Je le sais, Madame, dit Julien ; depuis deux ou trois jours seulement je regarde autour de moi, et je sais ce que pensent de vous-même ceux qui vous craignent et qui n’osent pas le dire. Je sais qu’en vous voyant accueillir des femmes décriées et protéger des hommes persécutés, on vous accuse de partager leurs égarements passés. Et j’admirerais le courage avec lequel vous les relevez, si je ne prévoyais, si je ne savais qu’il vous faudra les rabaisser et les rejeter où vous les avez pris…

— Vous pensez, Julien, qu’il n’y a pas de cure complète pour mes malades ? Moi, je ne désespère jamais de personne. Nous avons raison tous deux : vous, si vous me donnez un conseil de prudence ; moi, si je m’impose un devoir de miséricorde. Toute la question est de savoir si j’ai assez de force pour accepter les conséquences fâcheuses de mes dévouements : si je l’ai, qu’a-t-on à me reprocher ? n’ai-je pas le droit de me nuire ?

— Quel étrange caractère ! dit Julien. Je ne sais si j’en suis ravi ou épouvanté.

— Vous me dites ce qu’on m’a souvent dit, reprit-elle. Moi, je m’étonne de sembler étrange ; et quand je commençai, je m’attendais à ne rencontrer que des auxiliaires et des amis. Quelle fut ma surprise quand on me fit entendre que j’étais folle ! Folle ! mais je m’étonne toujours de le paraître ! C’est vous, c’est vous tous qui êtes fous, et non pas moi qui suis folle !

— Mais, Madame, quel bien fait-on aux méchants en protégeant leur insolence ?

— Je hais l’insolence et ne la protège pas. Je n’accueille que le repentir et la souffrance.

— Ou l’hypocrisie qui en prend le masque ?

— Il est vrai que j’ai été dupe, Julien ; ce sont les épines du chemin. On se pique les pieds et l’on saigne. Mais faut-il donc retourner en arrière quand on entend plus loin des larmes et des cris qui vous appellent ? La crainte d’être trompé ! pour les esprits qui sentent le besoin de bien faire, c’est une lâcheté qu’il faut vaincre. On ne fait l’aumône qu’à ses dépens.

— Hélas ! Madame, vous étiez née pour être reine d’un grand peuple et faire de grandes choses.

— Ou bien, répondit-elle en souriant, pour être sœur de la Miséricorde ; c’était là le plus beau rôle, et je l’ai manqué.

— Mais quel bien avez-vous donc réussi à faire ? dit Julien tristement. Vos prisons sont élargies, vos hôpitaux sont plus sains, et votre bonté est un refuge pour tous ceux qui l’invoquent. Mais, pour avoir amélioré le sort des misérables, vous avez ennobli leurs âmes anéanties, leurs mauvais penchants, ou leur lâche fainéantise ? Nous en avons souvent parlé, Madame, et vous m’avez avoué que vos vœux à cet égard n’avaient pas été souvent exaucés. Prenons un exemple auprès de nous et dans une classe plus élevée, ajouta-t-il, poussé par un reste d’intention insidieuse et méfiante. Lucioli passait pour un fourbe et un ambitieux. Votre tolérance a fermé les yeux longtemps, et vous l’avez élevé jusqu’à votre confiance ; et pourtant il vous a fallu ensuite voir clair et le repousser.

— C’est encore une épine qui m’est entrée au talon, répondit-elle. Le jour où cet humble serviteur est devenu insolent, je l’ai repoussé, en effet ; et si j’avais profité de la leçon, Julien, je ne vous aurais pas attiré auprès de moi ; je ne vous aurais pas donné ma confiance, dans la crainte que vous ne fussiez un second Lucioli. Vous voyez bien, mon ami, que les fous ont leur sagesse qui en vaut bien une autre. »

Cette réponse attendrit Julien.

« Vous êtes bonne et grande, lui dit-il, et je ne mérite peut-être pas votre amitié.

— Attendez, Julien, lui dit-elle en souriant, nous ne sommes pas encore réconciliés. Je vous ai expliqué mon caractère et mes idées ; vous m’avez comprise. Il vous reste à me croire, et je ne vous ai donné aucune preuve de ma sincérité. »

Julien tressaillit de joie, croyant toucher à la solution de tous ses doutes. Dans son âme rigide, le besoin d’estimer était bien plus grand que le besoin d’aimer ; aussi cette parole de Quintilia lui fut-elle plus douce qu’une parole d’amour.

« Oh ! oui, s’écria-t-il ingénument, donnez-les-moi ces preuves, afin que je pleure de repentir à vos genoux, afin que je vous respecte et vous bénisse à jamais. Oui, oui, prouvez-moi que vous êtes vraie, et je ferai tout ce que vous voudrez. Je resterai toute ma vie à votre service ; j’étoufferai mon amour dans mon sein plutôt que de vous en importuner jamais. »

Il s’arrêta, car il vit le regard de Quintilia s’attacher à lui avec froideur et une sorte de dédain. Il y eut un instant de silence si pénible à Julien, qu’il se mit à marcher avec agitation dans la chambre.

La princesse reprit sa marche calme et lui dit, en lui montrant une grande cassette de bois de santal incrustée de nacre :

« Je puis ouvrir le coffre que voici et vous donner des preuves irrécusables de la loyauté de toute ma vie. Je pourrais vous montrer en moins de cinq minutes sur quoi se fondent toutes les calomnies débitées contre moi, et à quel point les secrètes vanteries de Lucioli, et celles de bien d’autres avant lui, ont été vaines et odieuses. Mais en sommes-nous là, Julien, et votre amitié est-elle à ce prix ? »

Julien n’osa répondre ; il pâlit et resta immobile.

« M’avez-vous jamais vue faire quelque chose de mal ?

— Non, Madame, je n’ai rien vu de tel, répondit-il.

— Ai-je jamais exprimé une idée basse ? ai-je montré un sentiment vil durant six mois que nous avons passés tête à tête dans mon cabinet ?

— Non, Madame.

— Avez-vous eu parfois une entière confiance en moi ?

— Oui, Madame, presque toujours.

— Qu’est-ce qui vous l’a donc ôtée ?

— Ne me condamnez pas à vous le dire, Madame ; des apparences, des récits ridicules, la présence de Ginetta auprès de vous, votre air et vos manières par moments, et, plus que tout cela, vos bizarreries, vos goûts si opposés entre eux et qui se succèdent sans s’exclure ; tout ce que je ne comprends pas m’effraie… Mais qu’avez-vous à faire de mon estime ?

— Je ne vous la demande pas, Monsieur, répondit la princesse, j’espérais pouvoir la réclamer. »

Ils gardèrent de nouveau le silence, et la princesse, faisant un visible effort pour dompter sa propre fierté, reprit la parole.

« Vous êtes brutal, lui dit-elle, et nul homme de votre âge n’a osé me parler comme vous faites. C’est cela qui fait que je vous estime et que je voudrais être estimée de vous. Voyez pourtant ce que c’est que la confiance, Julien ! ne tiendrait-il pas à moi de penser en cet instant que vous êtes le plus rusé et le plus habile des ambitieux qui se soient cachés sous une écorce rude et franche ? Pourtant je sais que vous ne me trompez pas, et que bien réellement vous me mettez le marché à la main. Votre départ ou ma justification. Ma justification ! ajouta-t-elle avec une expression de dépit, tenez, voici la clé de ce coffre ; » et elle la jeta avec colère aux pieds de Julien.

— Je ne la ramasserai point, dit-il avec dépit à son tour ; vous me regardez comme un insolent ; je l’ai mérité et je m’en vais.

— Adieu donc ! lui dit-elle en lui tendant la main ; il est malheureux que nous n’ayons pu rester amis comme nous l’avons été. »

Il s’approcha pour prendre sa main, et il vit qu’elle pleurait. Toute sa colère tomba, et, s’arrêtant devant elle avec la gaucherie d’un enfant qui n’ose pas demander pardon, il se mit à pleurer aussi.

« Ah ! Julien, lui dit-elle, est-il possible que mes amis me fassent tant souffrir ! Pourquoi ne sont-ils pas comme moi, pourquoi ne croient-ils pas en moi comme je crois en eux ? Qu’est-ce qui brise donc ainsi mes affections ? pourquoi toutes les sympathies que j’inspire sont-elles étouffées en naissant ? pourquoi suis-je méprisée par les uns, méconnue par les autres ? Qu’ai-je fait pour cela ? Quand toute ma vie a été un éternel sacrifice à l’amitié, faudra-t-il que j’achète la confiance de ceux à qui je donne la mienne. Quand je vous ai ramassé dans un fossé, un jour que vous étiez blessé, haletant, couvert de poussière et assez mal vêtu, pourquoi ne vous ai-je pas pris pour un vagabond et un aventurier de bas étage ? pourquoi ai-je cru à la candeur de votre regard et à la noblesse de vos paroles ? J’ai donc l’air faux et l’expression ambiguë, moi ? Eh quoi ! vous demandez aux autres ce que vous devez penser de moi ! votre cœur ne vous le dit pas, je n’en ai donc pas su trouver le chemin ? Et que m’importe votre estime quand je l’aurai forcée ? Vous me rendrez ce qui me sera dû, et votre âme ne me donnera rien…

— Vous avez raison, dit Saint-Julien en se jetant à ses pieds ; gardez vos preuves, je n’en veux pas. Gardez votre amour à celui qui l’a mérité. Quant à mon respect, à mon dévouement, à mon amitié, si j’ose répéter le mot dont vous vous servez, mettez-les à l’épreuve. Vous avez vaincu une nature bien méfiante et bien chagrine. Il faut que Dieu ait récompensé votre grandeur d’âme d’une puissance bien grande sur l’âme d’autrui. Ah ! ne vous plaignez plus ; vous trouverez des amis toutes les fois que vous le voudrez ; et d’ailleurs, si les amis vous manquent, je tâcherai de me mettre en cent pour vous obéir. »

Quintilia, tout en larmes, se jeta à son cou ; il l’embrassa avec l’effusion d’un frère. En ce moment on frappa doucement à la porte, et la princesse alla ouvrir elle-même ; c’était la Ginetta qui était chargée d’une commission pressée. La princesse passa avec elle sur le balcon, en faisant signe à Julien de rester. Leur entretien lui sembla long ; et, cédant à l’émotion délicieuse dont son cœur était plein, il désirait vivement voir reparaître Quintilia, et en recevoir encore quelque parole d’amitié avant de se retirer. Dans son impatience, il touchait aux objets qui étaient épars sur le bureau sans les regarder et presque sans les voir. Il se trouva qu’il eut dans les mains la montre de la princesse, et qu’il l’ouvrit machinalement comme pour compter les minutes que la Ginetta lui dérobait. En jetant les yeux sur l’intérieur de la boîte, un froid mortel passa dans ses veines. Un souvenir confus et douloureux l’oppressa, puis une curiosité irrésistible s’empara de lui. Il se pencha vers une bougie, et lut distinctement le nom de Charles Dortan.

« Infâme ! » dit-il d’une voix sourde en jetant avec violence la montre sur le bureau ; puis il la reprit, voulant bien se convaincre que ses yeux ne l’avaient pas trompé. Il lut de nouveau le nom fatal, observa la boîte de platine avec les incrustations d’or émaillé ; elle était absolument pareille à celle que le voyageur pâle lui avait montrée à Avignon, le matin de son départ, dans la cour de l’auberge.

Cette histoire, qui d’abord l’avait vivement ému, lui était bientôt sortie de l’esprit. À cette époque, Julien, beaucoup moins expérimenté, était beaucoup plus en garde contre ses impressions. Il s’était dit que le récit du voyageur était romanesque et invraisemblable, que son nom et son visage n’avaient pas fait le moindre effet sur la princesse, et que M. Dortan lui-même n’avait pas soutenu son rôle jusqu’au bout, puisqu’il n’avait pas osé lui adresser la parole. Ce devait être un maniaque ou un hâbleur impertinent, déterminé à se jouer de la simplicité de son interlocuteur. Enfin, cette aventure n’était plus revenue que confusément et comme un rêve absurde et pénible dans la mémoire de Saint-Julien.

En acquérant la preuve irrécusable de la sincérité de Charles Dortan, une indignation profonde s’empara de lui. Cette femme, qui exposait si magnifiquement la prétendue franchise de son âme et qui en offrait des preuves, ne lui parut plus qu’une effrontée comédienne, une coquette odieuse, jouant tous les rôles pour son plaisir, et méprisant toutes les vertus qu’elle affichait.

Elle rentra en cet instant, et Julien fit tous ses efforts pour cacher l’état où il était ; mais il prenait une peine inutile : la princesse pensait à tout autre chose. Elle erra dans sa chambre d’un air empressé, et dit à Ginetta, à plusieurs reprises : « Vite, vite, mon mantelet avec un capuchon de velours et la petite lanterne sourde… » Tout à coup elle s’aperçut de la présence de Julien, et parut un peu contrariée de ce qui venait de lui échapper dans sa préoccupation. Néanmoins elle vint à lui avec beaucoup d’aplomb, et lui tendit la main en lui donnant le bonsoir. Saint-Julien baisa sa main lentement en tâchant de prendre l’insolence affectée d’un courtisan, et il lui adressa la phrase la plus impertinente qu’il put inventer. Elle ne l’entendit pas et lui répondit : « Oui, oui, à demain. Bonne nuit, mon cher enfant. »