Le Secret de Wilhelm Storitz/10

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Hetzel (p. 119-128).

X


Ainsi, plus de doute sur l’intervention de Wilhelm Storitz. Nous étions en possession d’une preuve matérielle, et nous n’étions plus réduits à de simples présomptions. Que lui ou un autre fut le coupable, c’était, en tous cas, à son profit qu’avait été accompli ce vol bizarre, dont le mobile et l’explication nous échappaient d’ailleurs.

« Doutez-vous toujours, mon cher Vidal ? s’écria le capitaine Haralan, dont la voix tremblait de colère.

M. Stepark gardait le silence. Dans cette étrange affaire, il y avait encore une grande part d’inconnu. Si la culpabilité de Wilhelm Storitz était incontestable, on ignorait par quels moyens il avait agi, et il n’était pas certain qu’on réussit jamais à le savoir.

Pour moi, à qui le capitaine Haralan s’adressait d’une manière plus directe, je ne répondis pas. Qu’aurais-je pu répondre en effet ?…

— N’est-ce pas ce misérable, continua-t-il, qui est venu nous insulter, en nous jetant à la face ce Chant de la Haine, comme un outrage au patriotisme magyar ? Vous ne l’avez pas vu, mais vous l’avez entendu !… Il était là, s’il échappait à nos regards !… Quant à cette couronne souillée par sa main, je ne veux pas qu’il en reste une feuille !…

M. Stepark l'arrêta au moment où il allait déchirer la couronne.


M. Stepark l’arrêta, au moment où il allait la déchirer.

— N’oubliez pas que c’est une pièce à conviction, dit-il, et qui peut servir si, comme, je le pense, cette affaire a des suites.

Le capitaine Haralan lui remit la couronne, et nous descendîmes l’escalier, après avoir une dernière fois visité inutilement toutes les chambres de la maison.

Les portes du perron et de la grille furent fermées à clef, les scellés y furent apposés et la maison resta en l’état d’abandon où nous l’avions trouvée. Toutefois, sur l’ordre de leur chef, deux agents demeurèrent en surveillance aux environs.

Après avoir pris congé de M. Stepark, qui nous demanda de garder le secret sur cette perquisition, le capitaine Haralan et moi, nous revînmes à l’hôtel Roderich, en suivant le boulevard.

Mon compagnon ne pouvait se contenir, et sa colère débordait en phrases et en gestes d’une grande violence. J’eusse vainement essayé de le calmer. J’espérais, d’ailleurs, que Wilhelm Storitz avait quitté ou quitterait la ville, lorsqu’il saurait que sa demeure avait été visitée et que la police possédait la preuve du rôle joué par lui dans cette affaire.

Je me bornai à dire :

« Mon cher Haralan, je comprends votre colère, je comprends que vous ne vouliez pas laisser impunies ces insultes. Mais n’oubliez pas que M. Stepark nous a demandé le secret.

— Et mon père ?… Et votre frère ?… Ne vont-ils pas s’informer du résultat de la perquisition ?

— Évidemment, mais nous leur répondrons tout simplement nous n’avons pu rencontrer Wilhelm Storitz, et qu’il ne doit plus être à Ragz, ce qui me paraît probable, d’ailleurs.

— Vous ne direz pas que la couronne a été découverte chez lui ?

— Si, mieux vaut qu’ils le sachent. Mais inutile d’en parler à votre mère et à votre sœur. À quoi bon aggraver leurs inquiétudes ? À votre place, je dirais que la couronne a été retrouvée dans le jardin de l’hôtel et je la rendrais à votre sœur. »

Malgré sa répugnance, le capitaine Haralan convint que j’avais raison, et il fut convenu que j’irais chercher la couronne chez M. Stepark, qui ne refuserait sans doute pas de s’en dessaisir.

Cependant, il me tardait d’avoir revu mon frère, de l’avoir mis au courant, et il me tardait plus encore que son mariage fût accompli.

Dès notre arrivée à l’hôtel, le domestique nous introduisit dans le cabinet où le docteur nous attendait avec Marc. Leur impatience était extrême, et nous fûmes interrogés avant même d’avoir franchi la porte.

Quelles furent leur surprise, leur indignation, au récit de ce qui venait de se passer dans la maison du boulevard Tékéli ! Mon frère ne parvenait pas à se maîtriser. Comme le capitaine Haralan, il voulait châtier Wilhelm Storitz avant que la justice fût intervenue. En. vain je lui objectai que son ennemi avait sûrement quitté la ville.

« S’il n’est pas à Ragz, s’écriait-il, il est à Spremberg !

J’eus grand’peine à le modérer, et il fallut que le docteur joignît ses instances aux miennes.

— Mon cher Marc, dit le docteur, écoutez les conseils de votre frère, et laissons s’éteindre cette affaire si pénible pour notre famille. Le silence sur tout ceci, et on aura bientôt oublié. »

Mon frère, la tête entre ses mains faisait peine à voir. Je sentais tout ce qu’il devait souffrir. Que n’aurais-je pas donné pour être plus vieux de quelques jours, pour que Myra Roderich fût enfin Myra Vidal !

Le docteur ajouta qu’il verrait le gouverneur de Ragz. Wilhelm Storitz était étranger, et son Excellence n’hésiterait pas à prendre un arrêté d’expulsion contre lui. L’urgent, c’était d’empêcher que les faits dont l’hôtel Roderich avait été le théâtre pussent se renouveler, dût-on renoncer à en donner une explication satisfaisante. Quant à croire que Wilhelm Storitz disposât, comme il s’en était vanté, d’un pouvoir surhumain, personne ne pouvait l’admettre.

En ce qui concerne Mme Roderich et sa fille, je fis valoir les raisons qui commandaient un silence absolu. Elles ne devaient savoir, ni que la police eût agi, ni qu’elle eût démasqué Wilhelm Storitz.

Ma proposition relative à la couronne fut acceptée. Marc l’aurait, par hasard, retrouvée dans le jardin de l’hôtel. Il serait ainsi démontré que tout cela provenait d’un mauvais plaisant, que l’on finirait par découvrir et que l’on châtierait comme il le méritait.

Le jour même, je retournai à la Maison de Ville, où je réclamai la couronne à M. Stepark. Il consentit à me la remettre, et je la rapportai à l’hôtel.

Le soir, nous étions réunis dans le salon avec Mme Roderich et sa fille, lorsque Marc, après s’être, absenté un instant, rentra en disant :

« Myra… ma chère Myra… voyez ce que je vous rapporte !…

— Ma couronne !… s’écria Myra, en s’élançant vers mon frère.

Ma couronne !…

— Oui, répondit Marc, là… dans le jardin… je l’ai trouvée derrière mi massif où elle était tombée.

— Mais comment ?… comment ?… répétait Mme Roderich.

— Comment ? répondait le docteur. Un intrus qui s’était introduit parmi nos invités. Il ne faut plus penser à cette absurde aventure.

— Merci, merci, mon cher Marc, » dit Myra, tandis qu’une larme coulait de ses yeux.

Les journées qui suivirent n’amenèrent aucun nouvel incident. La ville reprenait sa tranquillité habituelle. Rien n’avait transpiré de la perquisition opérée dans la maison du boulevard Tékéli, et personne ne prononçait encore le nom de Wilhelm Storitz. Il n’y avait plus qu’à attendre patiemment — ou plutôt impatiemment — le jour où serait célébré le mariage de Marc et de Myra Roderich.

Je consacrai tout le temps que me laissait mon frère à différentes promenades aux environs de Ragz. Quelquefois, le capitaine Haralan m’accompagnait. Il était rare alors que nous ne prissions pas le boulevard Tékéli pour sortir de la ville. Visiblement, la maison suspecte l’attirait. D’ailleurs, cela, nous permettait de voir qu’elle était toujours déserte, et toujours gardée par deux agents. Si Wilhelm Storitz avait paru, la police aurait été immédiatement avertie de son retour et on l’eût mis en état d’arrestation.

Mais nous eûmes bientôt une preuve de son absence et la certitude qu’on ne pouvait, actuellement du moins, le rencontrer dans les rues de Ragz.

En effet, convoqué le 29 mai par M. Stepark, j’appris de sa bouche que la cérémonie d’anniversaire d’Otto Storitz avait eu lieu, le 25, à Spremberg. La cérémonie avait attiré, paraît-il, un nombre considérable de spectateurs, non seulement la population de Spremberg, mais aussi des milliers de curieux venus des villes voisines et même de Berlin. Le cimetière n’avait pu contenir une telle foule. De là, accidents multiples, quelques personnes étouffées, lesquelles trouvèrent, le lendemain, dans le cimetière une place qu’elles n’avaient pu y trouver ce jour-là.

On ne l’a pas oublié, Otto Storitz avait vécu et était mort en pleine légende. Tous ces superstitieux s’attendaient à quelque prodige posthume. Des phénomènes fantastiques devaient s’accomplir à cet anniversaire. À tout le moins, le savant Prussien sortirait de sa tombe, et il ne serait pas surprenant qu’à ce moment l’ordre universel fût singulièrement dérangé. La terre, modifiant son mouvement sur son axe, se mettrait à tourner de l’Est à l’Ouest, rotation anormale dont les conséquences, amèneraient un bouleversement universel du système solaire !… Etc., etc.

Tels étaient les bruits qui couraient la foule. Toutefois, en dernière analyse, les choses s’étaient passées de la manière la plus régulière. La pierre tombale ne s’était pas soulevée. Le mort n’avait point quitté sa demeure sépulcrale, et la terre avait continué de se mouvoir suivant les règles établies depuis le commencement du monde.

Mais, ce qui nous touchait davantage, c’est que le fils d’Otto Storitz assistait en personne à cette cérémonie. C’était la preuve matérielle qu’il avait effectivement, quitté Ragz. J’espérais, quant à moi, que c’était avec la formelle intention de n’y plus jamais revenir.

Je m’empressais de communiquer cette nouvelle à Marc et au capitaine Haralan.

Cependant, bien que le bruit de cette affaire se fût notablement assoupi, le Gouverneur de Ragz ne laissait pas de s’en inquiéter encore. Que les prodigieux phénomènes, dont personne n’avait pu donner une explication plausible, fussent dus à quelque tour d’adresse merveilleusement exécuté ou à toute autre cause, ils n’en avaient pas moins troublé la ville, et il convenait d’empêcher qu’ils vinssent à se renouveler.

Qu’on ne s’étonne donc pas si son Excellence fut vivement impressionnée, lorsque le chef de police lui fit connaître la situation de Wilhelm Storitz vis-à-vis de la famille Roderich et quelles menaces il avait proférées !

Aussi, lorsque le Gouverneur connut les résultats de la perquisition, résolut-il de sévir contre cet étranger. En somme, il y avait eu vol, vol commis par Wilhelm Storitz, ou à son profit par un complice. Si donc il n’eût pas quitté Ragz, on l’aurait arrêté, et, une fois entre les quatre murs d’une prison, il n’est pas probable qu’il en eût pu sortir sans être vu, comme il était entré dans les salons de l’hôtel Roderich.

C’est pourquoi, le 30 mai, la conversation suivante s’engagea entre son Excellence et M. Stepark.

« Vous n’avez rien appris de nouveau ?

— Rien, monsieur le Gouverneur.

— Il n’y a aucune raison de croire que Wilhelm Storitz ait l’intention de revenir à Ragz ?

— Aucune.

— Sa maison est toujours surveillée ?

— Jour et nuit.

— J’ai dû écrire à Buda-Pest, reprit le Gouverneur, à propos de cette affaire dont le retentissement a été plus considérable peut-être qu’elle ne le mérite, et je suis invité à prendre des mesures pour y mettre fin.

— Tant que Wilhelm Storitz n’aura pas reparu à Ragz, répondit le chef de police, il n’y aura rien à craindre de lui, et nous savons de source certaine qu’il était à Spremberg le 25.

— En effet, monsieur Stepark, mais il peut être tenté de reparaître ici, et c’est cela qu’il faut empêcher.

— Rien de plus facile, monsieur le Gouverneur. Comme il s’agit d’un étranger, il suffira d’un arrêté d’expulsion…

— Un arrêté, interrompit le Gouverneur, qui lui interdira, non seulement la ville de Ragz, mais tout le territoire austro-hongrois.

— Dès que j’aurai cet arrêté, monsieur le Gouverneur, répondit le chef de police, je le ferai signifier à tous les postes de la frontière. »

L’arrêté fut signé séance tenante, et le territoire du royaume interdit à Wilhelm Storitz.

Ces mesures étaient de nature à rassurer le docteur, sa famille, ses amis. Mais nous étions loin d’avoir pénétré les secrets de cette affaire, et plus loin encore d’imaginer les péripéties qu’elle nous réservait.