Le Sens de la vue chez Victor Hugo

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Le Sens de la vue chez Victor Hugo
Revue des Deux Mondes3e période, tome 101 (p. 834-859).
LE
SENS DE LA VUE
CHEZ VICTOR HUGO

M. Taine exprime quelque part le regret que les peintres, les poètes, les romanciers de génie ne trouvent pas plus souvent « un ami psychologue » pour les observer et les interroger sur la manière dont ils sont directement affectés par les objets extérieurs. La science et la philosophie s’accordent, en effet, à déclarer qu’il existe, pour chacun de nous, « un rythme spécial de l’appareil des sens, » auquel tient notre connaissance de l’univers avec les rêves qu’elle entraîne. D’où il suit que le tour d’imagination esthétique personnel à chaque individu, la façon dont les figures se forment dans son esprit, l’intensité avec laquelle elles s’imposent, l’ordre dans lequel elles se présentent, dépendent avant tout des conditions dans lesquelles l’impression première se produit en lui. Des témoignages directs sur les données élémentaires de la sensibilité chez un artiste digne d’attention seraient donc d’un inestimable intérêt pour la critique. Malheureusement, les biographes ne prennent d’ordinaire aucun souci de lui préparer de semblables documens, et les sources profondes de la fantaisie créatrice restent dans l’ombre.

Nulle part cette ignorance n’apparaît plus flagrante, plus choquante même qu’en ce qui concerne Victor Hugo. Dix fois ses admirateurs et ses amis ont entrepris d’écrire son histoire ; aucun d’eux n’a jamais songé que, pour l’intelligence d’un poète qui associe aussi étroitement et aussi constamment que lui l’idée à la sensation, le détail de la vie matérielle a une importance hors de pair. Non-seulement ils ne nous apprennent rien sur ses habitudes physiques, sur son impressionnabilité organique et cérébrale, sur ses facultés de perception et d’observation, mais encore ils écartent toute chance d’explication psychologique, en nous laissant ignorer à quels événemens particuliers et à quelles réactions intimes correspond chacune de ses œuvres. Ni ses proches, ni ses disciples ne se sont avisés, — même au temps de la glorieuse vieillesse où il était devenu évident que d’un pareil homme rien ne serait, plus tard, indifférent, — de noter, au jour le jour, les voyages ou les courses qu’il faisait, les choses qu’il voyait, les gens qu’il rencontrait, les livres qu’il lisait, les récits qu’il en faisait, de manière à préparer la tâche à l’historien futur.

Il faut bien l’avouer, le maître lui-même, dans ses recueils qui comprennent des poésies de toutes les époques, souvent sans date, parfois même antidatées, n’a pas paru désireux de se prêter à une pareille recherche; et ses héritiers ont sans doute cru lui rester fidèles en prenant à tâche de l’entraver. Car on ne saurait interpréter autrement l’esprit dans lequel a été organisée, il y a deux ans, certaine Exposition des dessins de Victor Hugo, qui a achevé de désespérer les critiques ambitieux d’étudier sur textes le développement d’une imagination sans égale. Au lieu de grouper tous les croquis d’après leur origine et leur date, — ce qui eût permis de rapprocher de l’impression plastique les compositions littéraires qu’elle a inspirées, et de suivre, au cours de la comparaison, ces changemens imperceptibles, si gros de conséquences, que les années et les circonstances amènent dans les opérations élémentaires du cerveau d’un poète, — on a tout démarqué, tout mêlé.

Est-ce par crainte de laisser voir les matériaux dont se servait le poète, et, par là, de diminuer l’étonnement que cause sa puissance créatrice ? La foule seule peut être sensible à un souci de ce genre; et en effet, le mystère qui enveloppe les sources du Nil ajoute sans doute quelque grandeur à l’idée qu’elle se fait du fleuve. Mais le psychologue ne se résigne point à payer si cher la certitude de ne pas être troublé dans sa vénération, — et il persiste à chercher.

Quel recours lui reste-t-il donc, si tous les documens lui manquent? Un seul assurément, c’est de demander aux œuvres elles-mêmes le secret de l’obscure « collaboration de la nature de l’esprit » qui leur a donné naissance.

M. Hennequin, dans ses essais de Critique scientifique, a mis en jeu beaucoup de théorie et d’appareil pour établir cette vérité très simple qu’une œuvre d’art est toujours l’expression d’une personnalité physique et psychique déterminée, et qu’il est possible, en la considérant comme un signe, de distinguer la nuance de sensibilité et le tour particulier d’imagination qu’elle suppose chez l’auteur. Il faut le louer pourtant d’y avoir autant insisté, car le terrain doit être considéré comme déblayé désormais des difficultés qui l’encombraient : nous pouvons tenir pour acquis qu’une investigation dirigée dans ce sens et portant sur la série entière des ouvrages par lesquels Victor Hugo a, pendant soixante ans, manifesté son génie, ne saurait être vaine. Il ne reste plus dès lors qu’à marquer les limites et les obstacles qu’elle ne manquera pas de rencontrer dès que l’investigateur voudra se piquer de précision. La chose irait de soi s’il suffisait d’établir, pur des indications vagues et générales, que la vision du monde, personnelle à notre héros, transparaît constamment au travers des images que sa fantaisie lui suggère; mais ce qui est en question, dans l’étude plus scientifique que littéraire dont nous traçons ici le plan, c’est évidemment une formule précise de la sensibilité du poète, qui nous livre le secret de son imagination même. Est-on en droit d’espérer qu’une pareille formule puisse se dégager aisément de l’analyse des impressions que la poésie met en œuvre?

Il ne faut pas se dissimuler tout d’abord que ce qu’on nomme sensation ou perception, même à considérer les cas les plus déterminés, la vue d’un arbre, par exemple, ou l’audition d’une parole, n’est pas le résultat pur et simple d’une opération sensorielle, du fonctionnement mécanique de l’œil ou de l’oreille : le fait unique où vient se fondre la multitude des impressions élémentaires apportées par les fibres du faisceau nerveux, doit son unité, sa signification, son caractère, spécial en chacun de nous, à l’attraction exercée par l’ensemble de la personnalité, c’est-à-dire « à l’influence de notre vie mentale passée, à la teinte particulière de notre expérience et de nos émotions dominantes[1], » en somme, à une foule de causes secondes qui échappent à l’analyse.

Encore, n’est-ce là qu’une complication générale et commune : que sera-ce si l’on entreprend de démêler le travail propre des sens et d’en distinguer les résultats originaux, non plus dans les manifestations spontanées de la vie journalière, mais dans l’œuvre réfléchie d’un écrivain dont le but est tout autre que de traduire ce qu’il a senti? Que d’élémens nouveaux à considérer! D’abord, les servitudes inévitables de la langue littéraire, surtout de la langue poétique, l’équivoque des mots, les figures du style, les tropes de la rhétorique ; puis les illusions concomitantes qui tendent à fausser, chez les plus simplistes, le sens expressif du terme usuel et la valeur de l’épithète descriptive, les associations inaperçues, les métaphores inconscientes, les formules irréfléchies, tout cet « enivrement du verbe » que Leibniz appelait spirituellement le psittacisme humain; enfin les traditions régnantes et les procédés de métier, les exigences de la composition et de la prosodie, le souci de l’effet à produire : que devient, dans tout cela, la donnée primitive ?

N’est-ce pas à désespérer de pouvoir jamais, au moins par la méthode d’analyse, ressaisir les impressions directes et sincères que le contact de la nature a provoquées dans le cerveau du poète?

Heureusement la végétation parasite, sous laquelle restent enfouies ces impressions, subit elle-même, en sa croissance superficielle, l’influence du fond qu’elle recouvre, et c’est toujours la nature et la qualité de ce fond qu’elle manifeste. Songez-y, en effet : chez tous les écrivains, les mêmes causes étrangères tendent à modifier l’expression de la sensibilité native, et pourtant, dans l’œuvre de chacun, la sensibilité demeure personnelle et se révèle de façon à n’être confondue avec aucune autre. C’est que les principales de ces causes déviantes sont des habitudes individuelles, lentement acquises par l’accumulation de sensations analogues, où se trahit encore la forme particulière du tempérament qu’on cherche à définir.

Enfin un dernier scrupule doit être levé. Pour déterminer le caractère propre de tel ou tel sens chez Victor Hugo, — du sens de la vue, par exemple, — c’est-à-dire pour mesurer les déviations que son œil fait subir aux objets qu’il perçoit, — ne faudrait-il pas posséder de ces objets une image indépendante de ces perceptions?

La condition paraît d’abord chimérique ; elle ne l’est pourtant point, si l’on sait user des sources d’informations dont la critique dispose. La première est la Nature qui, de nouveau et impartialement observée, servira de terme fixe dans la comparaison qu’on établira entre la réalité nue et la représentation donnée par l’écrivain. La seconde est l’œuvre poétique elle-même où le rapprochement et l’opposition des différentes peintures d’un même spectacle feront ressortir l’élément variable de l’impression.

Ainsi les bords du Rhin, la campagne de Jersey, les rochers de la Manche n’ont guère changé d’aspect depuis un siècle : plaçons-nous en face de ces objets tant de fois décrits par Hugo, et regardons-les avec toute la sincérité, l’ingénuité dont nous sommes capables. efforçons-nous d’éliminer de notre sensation tout élément exceptionnel ou individuel ; et, revenant à l’œuvre du poète, nous commencerons à discerner ce que ses descriptions doivent à sa sensibilité particulière.

Mettons ensuite en regard plusieurs exemplaires du même tableau littéraire, exécutés à divers momens de sa vie, — une « aurore, » un « crépuscule, » une « vue de mer, » empruntés aux Feuilles d’automne, aux Contemplations, à l’Année terrible, — et la variété même des interprétations successives nous permettra de mesurer avec une exactitude relative la part que le sujet et l’objet ont prise à la formation des images représentées.

Certes, une telle étude, même ainsi limitée, laisse encore quelque place à l’hypothèse et peut-être à l’artifice, — mais d’autant moins qu’elle se garde mieux des prétentions excessives. Elle deviendrait bien vite suspecte si elle visait à l’explication totale et fondamentale du génie dont elle recherche les origines sensorielles ; elle paraît se justifier d’elle-même si elle se présente simplement comme une portion de la multiple enquête qui doit être instituée sur la vie et l’œuvre du plus grand de nos poètes, comme une modeste contribution à la monographie définitive qui se fait encore attendre.


I.

La sensation capitale et prédominante pour Victor Hugo est la vision. Choses vues, ce titre d’un des ouvrages récemment parus du maître peut servir d’épigraphe à toute son œuvre, si l’on veut interpréter assez largement le mot pour y comprendre non-seulement les impressions directement traduites, mais encore leur évocation mentale. C’est-à-dire que, chez lui, l’imagination créatrice, qui simule si souvent l’hallucination et le rêve, prend toujours la forme visuelle :


Je vis dans la nuée un clairon monstrueux…
Je vis cette faucheuse : elle était dans un champ…
Un soir, dans un chemin, je vis passer un homme…


Ce tour revient, dans son œuvre, à chaque fois qu’il veut exprimer la naissance d’une pensée subite ; toute idée est une image qui s’impose à ses yeux, toute inspiration se résout en apparition.

L’effort même de la méditation abstraite n’est que a la fixité calme et profonde des yeux ; » la conscience réside dans « le grand regard d’en haut qui ne quitte jamais le crime ; » ce n’est pas devant une voix irritée que s’enfuit Caïn, mais devant « un œil tout grand ouvert dans les ténèbres. » Et la fraternité, qui unit tous les êtres vivans, vient de ce que toutes les prunelles reflètent le même infini en contemplant le même ciel.

C’est donc là qu’il faut chercher le type de l’impression représentative par laquelle l’existence extérieure se manifeste au cerveau de Victor Hugo.

Aussi bien la rencontre est-elle heureuse pour la critique, car si chaque sensation contient en germe toutes les lois de l’esprit, il n’en est pas de plus dégagée, de plus claire, de plus consciente que la sensation visuelle, ni qui puisse nous apprendre davantage sur la nature intime et profonde du génie que nous voulons étudier.

Le seul renseignement direct que nous puissions emprunter ici aux biographes, c’est que Victor Hugo avait d’excellens yeux. D’après le Témoin de sa vie, il lui arriva un jour, étant tout enfant et élève de la pension Cordier, de mieux distinguer à l’œil nu les caractères d’une enseigne fort éloignée que ses camarades ne pouvaient le faire avec une lorgnette marine, ce qui lui valut un éloge où le répétiteur mit tout son esprit : « La longue-vue, c’est la vôtre. » Plus tard, lorsqu’il montait, vers le soir, avec Sainte-Beuve, sur les tours de Notre-Dame pour voir coucher le soleil, « il distinguait de là-haut, au balcon de l’Arsenal, la couleur de la robe de Mlle Nodier. » On sait, du reste, qu’il pratiqua jusqu’à sa mort le dédain des lunettes.

Sainte-Beuve donne plus de valeur à l’indication en cherchant à définir[2] le procédé descriptif que le poète tient du caractère propre de sa vision : « Son imagination est si rapide qu’elle se meut sur chaque point à la fois; elle devient analytique, à force d’être alerte et perçante; jamais il ne rencontre une tour dont il ne compte les angles, les faces et les pointes... »

Le trait est d’importance, mais notre curiosité ne s’en trouve point satisfaite ; nous voulons savoir ce qui frappe ces yeux si vifs, quels genres d’objets ils se prêtent naturellement à réfléchir, afin d’entrevoir d’avance quelles images reparaîtront ensuite dans son cerveau et s’épanouiront dans sa poésie.

Une précision est ici nécessaire.

Il semble, au premier abord, que la vue nous fasse connaître des aspects multiples du monde extérieur : n’est-ce pas d’elle que nous tenons la première notion de la forme et du mouvement, que le toucher détermine plus tard et complète? Pourtant la sensation de lumière colorée est bien la seule que nous puissions rapporter directement et exclusivement à notre œil. A vrai dire, cette sensation n’est pas tout à fait simple : la couleur proprement dite exige, pour être perçue, d’autres conditions que la lumière éclairante, à savoir une sorte d’équilibre entre la puissance de l’organe et l’intensité du foyer lumineux. Beaucoup de lumière noie les couleurs, comme peu de lumière les efface ; l’œil ne distingue les variétés du prisme que lorsqu’il n’a aucun effort à faire, ni pour saisir une clarté insuffisante, ni pour écarter un éclat excessif. Mais ces deux elémens sont trop intimement liés pour que l’analyse psychologique les sépare, et l’on peut poser en principe qu’étudier la sensibilité visuelle d’une personne, c’est rechercher la mesure dans laquelle l’œil et le cerveau sont, chez elle, impressionnables aux excitations ambiantes de la couleur et de la lumière.

On comprend sans peine que cette impressionnabilité soit infiniment relative et variable d’un individu à l’autre : la perception de la couleur surtout se meut dans un cercle d’émotions nerveuses si voisines, si approximativement équivalentes qu’elle exige une délicatesse d’organes peu commune. Rarement elle est parfaite ; rarement même elle est sincère et positive ; le plus souvent, les termes dont nous nous servons pour désigner des nuances chromatiques correspondent à une habitude verbale, à une association convenue plutôt qu’à un discernement d’ordre optique. « Sur vingt-cinq personnes qui entrent ici, disait Th. Gautier, il n’y en a pas trois qui voient la couleur du papier. » Comme ces différences sont évidemment révélatrices d’un certain état de l’appareil visuel, qui n’est pas sans relation avec l’état général du cerveau, ni, par conséquent, avec le mode de formation et d’évocation des images, l’étude de la sensibilité esthétique chez un artiste tel que Victor Hugo doit nécessairement comprendre l’analyse de ces données élémentaires, et ce n’est pas manquer de respect au génie que de chercher là une des raisons de son originalité.


II.

Une tradition littéraire, dégénérée en lieu-commun de conversation, veut que Victor Hugo soit le plus merveilleux « coloriste » des poètes modernes. D’après Th. Gautier, qui pensait s’y connaître, « l’auteur des Orientales et de la Légende eût été un grand peintre, s’il eût daigné l’être. » Naguère encore, à propos de l’exposition de ses dessins, la critique s’est prononcée unanimement dans le même sens, les artistes de profession menant le chœur. Il y a sans doute quelque témérité à remettre en discussion une opinion si bien assise ; nous oserons pourtant le faire, en prenant Hugo lui-même pour arbitre.

Le premier témoignage qui se présente à l’encontre de la tradition est tiré des dessins mêmes qu’on a l’imprudence d’invoquer : aucune de ces pages illustrées au jour le jour, pendant une période de plus de trente ans, n’offre la moindre trace de couleur proprement dite. L’absence totale d’un des principaux modes d’expression de la vie physique, chez l’artiste qui en fut le constant interprète, n’est vraisemblablement pas dénuée de signification; nous n’y insisterons pourtant pas, car la remarque atteindrait quiconque, maniant le fusain ou le burin, se prive volontairement des ressources propres de la peinture, c’est-à-dire des élémens de la gamme chromatique qui se développe dans les raies de l’arc-en-ciel. L’examen attentif de ces esquisses à l’encre ou à l’aqua-tinta nous suggère une remarque qui va plus à fond dans le même sens : non-seulement la teinte propre des objets n’y est pas directement imitée par la touche de matière colorante, mais elle ne s’y révèle même pas par le procédé de traduction spéciale que comporte ce genre d’art, j’entends par les nuances ombrées qui expriment le degré d’absorption dans chaque couleur. Il y a bien des ombres, mais elles correspondent aux divers mouvemens de la lumière sur les surfaces, non à la coloration intrinsèque des choses.

N’est-on pas conduit par là à penser que cette singularité du dessin provient d’un caractère singulier de la perception chez le dessinateur, — et qu’il eût encore donné lieu à la même observation s’il eût usé librement des moyens de la polychromie?

La meilleure preuve que cet indice de sa manière ne tient pas à l’indigence du procédé qu’il emploie, c’est que la multiplicité illimitée des tons, qui vont du blanc au noir, se prête évidemment à l’expression relative de la couleur, ainsi que l’attestent les camaïeux de la Renaissance et du XVIIIe siècle, les transpositions de Rembrandt et de Rubens, les planches de Porporati et de Le Bas, qui valent des peintures.

Victor Hugo traite la couleur comme s’il ne la sentait pas : les images semblent se décalquer sur sa rétine ainsi que sur une plaque photographique. Elles se distinguent les unes des autres parce qu’elles sont plus ou moins éclairées, non parce qu’elles sont diversement teintées; aucune notation propre, indépendante de la lumière ambiante, ne trahit jamais la nature intime qu’elles manifestent. Ces mille nuances équivalentes où s’exprime la richesse de la vie, mais dont la variété ne correspond pas à une différence d’intensité, — le vert tendre, le bleu clair, le mauve, le blond, le gris, — ne peuvent évidemment toucher cet œil, qui ne s’émeut que des oppositions et des discordances. Tous les êtres, pareillement incolores, semblent plongés dans une lumière qui se reflète inégalement sur eux et leur prête ainsi, par le dehors, un semblant d’individualité. On dirait que c’est cette lumière même qui crée les formes en les délimitant, comme ferait un regard émané d’un œil tout-puissant qui aurait la faculté miraculeuse de réaliser dans l’espace la vision intérieure qu’il y projette.

Un tel document n’est assurément pas sans valeur, car il est bien certain que Victor Hugo a dû peindre la nature comme il la voyait. Gardons-nous pourtant d’y attacher trop d’importance : il se pourrait que l’habileté technique qu’exige le dessin lui ait seule manqué ; n’arrive-t-il pas que, dans une même personne, inégalement douée pour deux arts différens auxquels elle se livre, se trahissent deux aptitudes, sinon deux tempéramens opposés? Fromentin n’écrivait pas comme il peignait. Ce n’est pas dans les distractions de l’homme, mais dans l’œuvre où l’artiste s’est mis tout entier, qu’il faut chercher l’expression directe de sa sensibilité.

Écartons les dessins de Victor Hugo et relisons ses écrits.


III.

Ici la tâche de l’analyste est moins simple; il doit craindre d’être dupe des mots : de multiples influences que nous avons énumérées tendent constamment à fausser, chez un écrivain, la signification des termes relatifs aux impressions sensorielles. Pour dégager les perceptions natives et les restituer dans leur intégrité, il faudra tenir compte de toutes les circonstances qui ont pu modifier la langue et les procédés d’expression de notre poète. Un tel travail ne pourra donc être mené à bonne fin que par une rapide revue de la vie et de l’œuvre de Victor Hugo considérées dans leur dépendance et leur unité.

Les premiers vers n’offrent qu’un intérêt secondaire à notre recherche; les mots exprimant la couleur qui s’y rencontrent ne dénotent ni une sensation directe ni un effort pour rendre le détail d’une nuance qu’il aurait lui-même distinguée. Aussi l’auteur peut-il à bon droit affirmer, dans la préface des Odes, que, pour lui, « la poésie n’est pas dans la forme des idées, mais dans les idées elles-mêmes, » jugement qu’il complète en condamnant l’antithèse comme un procédé extérieur et artificiel. Jusqu’alors, en effet, la « forme » est ce qu’il y a de moins personnel en lui, si l’on entend par là l’élément concret et sensible de l’expression, l’empreinte que la pensée garde de son origine physique et d’où lui vient le pouvoir d’évoquer à son gré le monde matériel qu’elle a traversé.

On sourit en songeant à l’importance que cette « forme » maintenant dédaignée va bientôt prendre dans l’œuvre de Victor Hugo, mais on comprend sans peine qu’il la considère encore comme indifférente, puisque les mots avec leurs images ne lui rappellent aucun « événement intérieur, » aucune émotion entrée par les yeux et répandue ensuite dans l’âme.

La faute n’en est pas tout entière aux influences littéraires qu’il subit à ce moment, car ce n’est pas ainsi que ce Chateaubriand, « qu’il voulait être ou rien, » comprenait le style et la poésie. Si le peintre d’Atala et de l’Itinéraire mérite de passer pour un novateur et un chef d’école, si l’on a pu dire qu’il a tout ensemble préparé et ouvert notre siècle littéraire, c’est précisément parce qu’il a rajeuni les « formes » extérieures de la langue classique que le XVIIe siècle avait usées jusqu’à la trame, c’est parce que, selon un mot heureux, « il nous a légué quelques visions éternellement fraîches. » Ce qu’il y a d’original en lui, ce n’est ni ses idées ni sa rhétorique, mais son style régénéré par l’appel à l’impression neuve, qui, de la description, procédé de développement artificiel, fait une sorte de document psychologique et autobiographique.

Voilà ce que Victor Hugo n’a pas compris d’abord, et il serait puéril de s’en étonner, l’observation directe n’étant pas une recette qui puisse s’enseigner et se transmettre. C’est un axiome reconnu que nul mortel n’a jamais profité de l’expérience d’autrui; cela est vrai surtout en littérature, où il y aurait contradiction à ce qu’on exprimât personnellement ce qu’on n’aurait pas personnellement senti ou pensé.

Mais, en dépit des théories dont s’abuse sa naïveté d’écolier, Victor Hugo est trop vraiment poète pour se contenter longtemps des formules toutes faites que l’éducation littéraire prête indifféremment, comme une monnaie courante, à tous les écrivains dociles de son temps. Bientôt son cœur s’éveille et l’inspiration qui lui souffle ses vers cesse de se porter sur les sujets extérieurs et factices dont l’emphase l’avait d’abord séduit, Moïse sur le Nil, la Fille d’Otaïti... Il aime et éprouve le besoin de dire ses chagrins et ses espérances ; la sincérité du sentiment entraîne la simplicité de l’accent.

Comme tous ceux qui souffrent, il fait un retour sur lui-même et y retrouve la trace de ses premiers voyages, l’image à demi effacée des pays traversés pendant l’enfance. Alors, à son insu, et grâce à cette mystérieuse unité du fond et de la forme qui est l’essence même de toute poésie véritable, une curieuse transformation s’accomplit dans son style : incapable encore de discerner et d’exprimer des nuances originales, prises sur le vif dans les spectacles que lui offre la nature, il découvre dans sa mémoire les couleurs vraies dont ses yeux se sont jadis instinctivement remplis et demeurent depuis lors imprégnés. Voici d’abord :


Le hussard rapide
Parant de gerbes d’or sa poitrine intrépide
Et le panache blanc des agiles lanciers,
Et les dragons mêlant sur leurs casques gépides,
Le poil taché du tigre au crin noir des coursiers;


puis le ciel d’Italie, l’arc-en-ciel « qu’un or fluide arrose, » descendant sur l’Adriatique « comme un pont de nacre; » enfin, « les couvens et les bastilles d’Espagne, » les « sombres tours » de Vittoria, le soleil de feu où « Burgos dresse sa cathédrale aux gothiques aiguilles. » Ce ne sont là que des reflets sans doute, « un vague faisceau de couleurs incertaines » rapporté de ses « courses lointaines; » mais c’est assez pour donner la vie à des images qui ne sont déjà plus « des fantômes d’air battu, » puisqu’on y sent vibrer un reste d’impression ingénue.

Ces Souvenirs d’enfance, qui revêtent une forme si différente des précédentes compositions, marquent une date importante dans l’œuvre de Victor Hugo. D’abord, c’est une transition pleine d’intérêt entre le lieu-commun littéraire et l’expression directe de la nature. Ensuite, il se trouve que cette inspiration spontanée a révélé au poète un moyen de rendre vivantes et personnelles les conceptions qu’il veut mettre en œuvre : c’est de ne jamais isoler l’idée des conditions sensibles dans lesquelles elle s’est produite, de lui laisser son enveloppe physique en la représentant par les sensations dont elle est le signe effacé.

Aussi, à partir de cette année 1823, un profond changement s’opère-t-il dans les descriptions de pure imagination que Victor Hugo nous offre encore : au lieu des épithètes de nature et des adjectifs de convention dont il se contentait naguère, il évoque maintenant les impressions visuelles que les voyages des premières années ont gravées dans son cerveau tout neuf, et il distribue ces couleurs ressuscitées, sur les objets imaginaires, d’après les analogies qu’il découvre ou qu’il crée, — comme on se sert d’un pot de peinture pour enduire indifféremment une chose ou une autre.

Ainsi s’expliquent ces tableaux éclatans qui devancent et annoncent les Orientales;


Médine, aux mille tours d’aiguilles hérissées,
Avec ses flèches d’or, ses kiosques brillans...
... Où sous de verts figuiers, sous d’épais sycomores,
Luit le dôme d’étain du minaret des Maures.


Ce n’est pas là une ville de pure fantaisie, c’est Grenade ou Séville qui revit dans sa mémoire et dont il transpose, en quelque sorte, l’image en la projetant sur la contrée où son rêve s’égare.

Certes ce changement, si gros qu’il soit de conséquences, n’a pas pour résultat immédiat de bannir des vers de Victor Hugo toute la phraséologie littéraire, qui, jusqu’alors, a marqué chez lui l’absence d’impressions vraies : l’indication pittoresque est encore trop souvent substituée chez lui à l’expression juste, c’est-à-dire que le poète invente et groupe à son gré les traits physiques de la description en vue de produire un effet déterminé, — plaisir esthétique, étonnement ou terreur, — Tout à fait indépendant de l’aspect réel de l’objet qu’il décrit. Voici un amusant exemple de ce procédé. En 1823, Victor Hugo, au souvenir de la Bible où sa grand’mère lui faisait épeler ses lettres, revoyait simplement « les images des saints, protecteurs des hameaux; » en 1824, il corrige cette réminiscence sincère, mais plate, et la complique de détails de fantaisie destinés à la rehausser : « Le ciel d’or, les saints bleus, les saintes à genoux,.. » ce qui tendrait à faire croire qu’il avait appris à lire dans un précieux missel du moyen âge.

Il serait pourtant injuste de méconnaître que le procédé pittoresque « prépare le procédé naturaliste. » Aux couleurs de convention se substitueront peu à peu les sensations directes dont elles tiennent la place. Chaque mot de cette langue étincelante contient déjà comme une vibration de lumière qu’il reste à rectifier et à mettre au point. Ce sera l’œuvre de l’observation dont le souci ne va pas tarder à apparaître dans le cerveau surchauffé où tant de rêves bourdonnent.

L’examen des œuvres de cette première période n’aura pas été inutile à notre investigation : il permet d’entrevoir, à travers les images verbales ou factices, les tendances natives de la sensibilité du poète. La façon dont jaillit et se dispose chez lui la représentation pittoresque révèle l’aspect sous lequel les phénomènes extérieurs s’imposent le plus fortement à ses yeux, et les souvenirs d’enfance viennent corroborer ce témoignage direct. Partout la vision offre le même caractère : elle est vive, intense, ardente. Et cette vivacité, cette intensité, cette ardeur ne dépendent pas de la coloration propre des objets perçus, mais d’une espèce de vibration lumineuse qui les enveloppe indistinctement. Victor Hugo n’est jamais frappé de la couleur des choses, mais de l’éclat des choses colorées. Ce qu’il y a d’original, de purement sensoriel dans sa perception, c’est une faculté exceptionnelle de s’éblouir aux jeux de la clarté rayonnante. Les notations chromatiques qu’il met en œuvre dans ses descriptions n’ont pas d’autre utilité que de produire, par leur contraste, un effet de ce genre dans l’ordre imaginaire. Ainsi ne cherchez pas pourquoi, dans le Feu du ciel, la tunique du roi de Sodome est « blanche; « c’est pour mieux trancher sur la flamme « bleue » du soufre. Qui trairait les chamelles, sinon les négresses dont les u doigts noirs » font si bien ressortir la pâleur du lait!

Là doit se borner cette première analyse, qui, poussée plus loin, ressortirait plutôt à la critique de l’imagination qu’à l’étude des sens.


IV.

L’année 1825 offre un intérêt tout particulier dans l’histoire de Victor Hugo. Peu fortuné jusque-là, il commence à voir la vie lui sourire : pensionné, décoré, acclamé pour les deux volumes qu’il vient de publier, il peut songer à quitter le cercle un peu étroit où il est resté enfermé depuis le retour d’Espagne, et à entreprendre de nouvelles courses pour étendre l’horizon de ses yeux et de son esprit.

Trois voyages en quatre mois, — Blois, Reims et la Suisse, c’est-à-dire les merveilles de la Renaissance, les splendeurs du sacre royal et les sublimités de la nature alpestre, — c’est beaucoup pour qui n’a presque pas franchi depuis douze ans l’enceinte de Paris. Victor Hugo est à l’âge où les impressions déposées dans le cerveau y germent et fructifient. Aussi est-ce une bonne fortune pour nous que de pouvoir saisir sur le fait, dans la relation qu’écrivit le poète lui-même du dernier et du plus important de ces voyages, l’apparition d’une faculté d’observation personnelle et d’expression immédiate que rien ne faisait prévoir dans les Ode déjà parues.

Le trait commun de toutes les sensations que l’auteur a pris soin d’y noter, à mesure qu’elles l’ont ému ou intéressé, est une incapacité presque complète à démêler les nuances de la couleur : le vert, qui revient dix fois sous sa plume, — ce qui s’explique par la nature des lieux traversés, bois, ravins et montagnes, — n’est jamais analysé, ni même interprété par une image, de manière à permettre au lecteur de « voir » à son tour ce qu’on prétend lui peindre : le lac et les glaciers, les mélèzes, les châtaigniers, les gazons et les sapins, tout cela est vert, simplement et uniment vert. Le bleu est donné comme « foncé» ou comme « azuré, » selon qu’il s’applique à l’eau ou au ciel, et le jaune n’apparaît qu’une fois, dans un sens forcé, à propos des flots d’un torrent « dorés comme une chevelure blonde. »

Mais, en revanche, que de traces laissées par l’impression de la lumière et de ses dégradations ! Dix-sept mots pour rendre la limpidité, l’éclat, l’étincellement ; — seize pour le blanc et ses variétés, la neige, la nacre, le brouillard, — dix-huit pour le noir et ses dérivés, le gris, le sombre, l’ébène : — voilà des témoignages irrécusables qui viennent confirmer ce que les tableaux du maître nous ont déjà appris. Dans les sites décrits, comme dans les paysages peints, la lumière triomphe, enveloppant, noyant, pénétrant tout le reste. Nous suspections l’apparente richesse des couleurs imaginaires répandues dans les Odes : le poète lui-même nous donne raison. L’illusion verbale une fois dissipée, sa vision se montre à nous avec son véritable caractère, qui est une extrême plasticité aux chocs et aux oppositions de lumière, jointe à une extrême indifférence aux impressions légères des couleurs équivalentes.

Une telle formule, pour vague et incomplète qu’elle soit, marque un point d’arrêt dans notre étude; elle nous fournit un terme de comparaison auquel nous pourrons rapporter les œuvres postérieures du poète, afin de juger de la sincérité de son art.

Il ne faut pas croire, en effet, qu’au retour de ce voyage où il vit pour la première fois la nature avec ses propres yeux, Victor Hugo ait immédiatement et absolument rompu avec les habitudes littéraires qu’il tenait de son éducation : les révolutions de ce genre ne se font point brusquement; à mesure seulement que s’étendra le champ de son expérience, il remplacera les formes vides de la langue conventionnelle par les fraîches impressions qui vont se multiplier dans son cerveau.

Les Orientales, écrites en 1826 et 1827, représentent encore une période de transition dans l’histoire de son génie : l’idée seule de décrire, ou plutôt de dépeindre en usant de toutes les ressources dont dispose la palette poétique, une contrée qu’on n’a pas vue, montre assez que l’artifice est toujours le fond de son imagination. D’ailleurs, la subite éclosion de cette fantasmagorie exotique dans le cerveau d’un jeune Français revenant de Suisse, est un phénomène qui mérite quelque attention.

Non pas qu’il soit besoin de longues réflexions pour découvrir comment a pu lui venir « la pensée de s’aller promener en Orient pendant tout un volume ; » et il importe peu vraiment « qu’il dénie à la critique le droit de questionner le poète sur sa fantaisie, de lui demander pourquoi il a choisi tel sujet, broyé telle couleur, cueilli à tel arbre, puisé à telle source. » Nul n’ignore qu’en 1827, au lendemain de Navarin, la France, l’Europe entière, avaient les yeux fixés sur l’Asie-Mineure et la Grèce : les noms de Canaris et de Botzaris étaient dans toutes les bouches ; Paris chantait les Messéniennes, Byron venait de mourir à Missolonghi.

Non pas même qu’il soit difficile d’établir que les premiers élémens de ces représentations imaginaires sont tout simplement empruntés aux souvenirs de ses voyages anciens à travers les pays du soleil, et surtout dans cette Espagne « à demi africaine et à demi asiatique, qui est encore l’Orient : » la préface du livre en donne assez de preuves involontaires.

Non, ce qui est étrange, ce qui demande explication, c’est qu’une pareille entreprise ait pu aboutir à une œuvre d’art aussi voisine de l’idéal entrevu par le poète; c’est que les couleurs restées empreintes dans le cerveau de l’enfant se soient aussi subitement et aussi aisément ravivées pour se projeter sur les rêves qui obsédaient la pensée du jeune homme ; et que ces « vagues lueurs lointaines » aient éclaté à plaisir en un flamboiement capable de donner aux Orientaux mêmes l’illusion de l’Orient.

Il y a là un cas de phosphorescence cérébrale qui suppose d’autres antécédens que la simple réminiscence. Un aveu de Victor Hugo, jeté comme au hasard dans la préface, indique le point où doit porter l’analyse : « l’idée de ces Orientales lui a pris, d’une façon assez ridicule, l’été passé, en allant voir coucher le soleil… »

Un seul mot à reprendre : ce n’est pas « l’idée » du livre qui lui est venue ainsi, elle était dans l’air ; c’est la disposition psychologique, — et physiologique aussi, — sans laquelle il lui eût été impossible de l’écrire, c’est l’impression de chaude lumière dont son cerveau avait besoin de s’imprégner pour élaborer des couleurs qui eussent au moins l’apparence orientale. Si mécanique que soit le procédé, si artificiel le résultat, ce recours à la sensation pour modifier la sensibilité ne doit pas passer inaperçu. Cette multiplication effective de l’impression n’a plus rien de commun avec l’amplification rhétorique qui enflait les épithètes pittoresques des Odes. Le poète arrive ainsi à provoquer en lui-même une véritable hallucination, au cours de laquelle les images latentes se réveillent, se teignent de la clarté rayonnante dont les yeux sont saturés, et reparaissent avec une intensité de vie qu’elles n’avaient jamais eue.

Ne cherchons point quelles étaient leurs couleurs propres avant cette transfiguration : l’éclat de l’atmosphère ambiante a tout effacé ; il reste des fanfares lumineuses dont les modulations ne relèvent plus du thème sur lequel elles furent improvisées.

Veut-on savoir jusqu’à quel point la donnée première peut devenir indifférente en pareil cas ? L’étendard des États-Unis porte des étoiles d’or sur un champ d’azur. Victor Hugo le voit ainsi : « un ciel doré semé d’étoiles bleues. » Pourquoi ? Parce que l’azur s’échauffe, au contact de son ardente prunelle, jusqu’à se confondre avec la lumière même, et que l’étoile ne peut plus se détacher sur ce fond brillant que par le scintillement irisé qui la distingue de la flamme solaire.

Il y a plus, ce ne sont pas seulement les images des impressions vraies qui s’avivent ainsi par l’effet de l’intense vibration répandue dans la région cérébrale : les mots eux-mêmes, — j’entends les termes effacés et de seconde main qui ne correspondent évidemment à aucune sensation personnelle, — les mots usuels semblent s’enflammer et étinceler à leur tour, sous l’influence de cette fulguration intérieure. Ce qui « tire l’œil, » dans les Orientales, c’est moins la couleur locale, empruntée aux souvenirs de voyages ou de lectures, que la vivacité propre du procédé de peinture, l’espèce de vernis adhérent à l’image verbale, l’intensité d’expression donnant l’illusion du paroxysme senti. Certains tableaux, tout imaginaires, de ce recueil sont dans ce sens d’incomparables merveilles : tel ce fragment du Feu du ciel :

La nuée éclate;
La flamme écarlate
Déchire ses flancs,
Et jette tremblante
Sa lueur sanglante
Sur les frontons blancs.

Son flot vert et rose
Que le soufre arrose
Fait, en les rongeant,
Luire les murailles
Comme les écailles
D’un lézard changeant.


Prouesse de virtuose, soit; — mais l’arrangement littéraire n’explique pas l’étrange scintillement de ces pièces fausses, usées déjà par tant de mains : j’y reconnais encore la trace d’un vrai rayon de soleil entré par les yeux jusqu’au cerveau.

Malgré tout, nous ne trouvons guère à glaner dans ce champ d’épis vides et de fleurs séchées : faut-il donc croire que la rénovation annoncée par le voyage de 1825 a aussitôt avorté? Non, mais nous avons à dessein séparé, dans les Orientales, tout ce qui est imitation ou fiction d’Orient d’avec les impressions sincères qui s’y sont glissées, et qu’il est temps d’analyser.

C’est durant la composition de ces poèmes éclatans et superbes que Victor Hugo est devenu romantique, c’est-à-dire qu’il a compris la poésie de l’ombre et du clair-obscur. Certes, le romantisme met en jeu des théories, un système esthétique, et nous n’avons pas la prétention d’expliquer par des raisons d’ordre sensoriel une conversion d’esprit de cette importance. Il faut pourtant reconnaître que la nouvelle doctrine littéraire, — non plus qu’aucune autre, — ne réside pas tout entière dans les idées, qu’elle comporte des formes et des couleurs appropriées sans lesquelles elle ne sortirait jamais de l’abstraction. Le romantisme est une méthode d’art, soit, mais c’est aussi un procédé de style, — et le style n’a de caractère que par les impressions personnelles qui s’y laissent voir. Nous devons donc trouver, à l’origine du romantisme, une source de sensations nouvelles qui intéressent notre recherche.

A l’époque où Victor Hugo méditait les Orientales, écrit le Témoin de sa vie, « il allait chaque soir contempler l’horizon dans les environs de Paris, et étudier, comme un peintre, les effets de lumière. » Sainte-Beuve a raconté ces promenades sur les hauteurs du Mont-Parnasse ou de la montagne Sainte-Geneviève, qui ne furent point inutiles au poète : s’il n’y découvrit ni Stamboul ni Médine, — qu’il avait le tort de vouloir peindre, — il apprit à distinguer les aspects imprévus, et les nuances changeantes que la lumière donne aux objets, selon qu’elle les frappe suivant tel ou tel angle.

Sans parler du Pas d’armes du roi Jean qui nous montre « le profil et le front gris » de la cité, les Orientales fourmillent de ces vues brèves et saisissantes d’une ville aperçue d’en haut : les dômes « qui dans l’ombre étincellent comme des casques de géans; » les tours qui « dressent comme des caps leur édifice sombre, » les clochers qui « dentellent l’horizon violet... »

L’œil de Victor Hugo s’assouplit merveilleusement à ces exercices d’observation, et son cerveau s’emplit de visions précises, originales, exactement teintées, qui se substituent peu à peu aux images verbales et aux esquisses de souvenir. Ce n’est pas, à proprement parler, de couleur positive qu’il enrichit alors sa palette, car les silhouettes fantastiques, que ses besoins actuels d’imagination le poussent à chercher dans les brumes du soir, ne s’irisent guère des reflets de l’arc-en-ciel ; il leur suffit d’être « pourpres » ou « livides » suivant le rôle et l’occasion ; mais il s’initie aux multiples phases de la lutte quotidienne entre l’ombre et la clarté, dans l’expression de laquelle il n’aura pas de maître.

Aussi tous les tableaux vraiment observés des Orientales tranchent-ils singulièrement en sombre sur le fond éblouissant de la fiction : ce ne sont guère que crépuscules et clairs de lune, et « longs flots de fumée


Qui baignent, en fuyant, l’angle noirci des toits.


En vain le poète, attaché à son dessein, cherche-t-il à écarter la réalité pour rentrer en lui-même et y susciter, par un effort de pensée.


Quelque ville mauresque, éclatante, inouïe,
Qui, comme la fusée en gerbe épanouie,
Déchire le brouillard avec ses flèches d’or ;


son « beau rêve d’Asie avorte, » et il s’arrête à pleurer le mensonge évanoui...

Ne le plaignons pas trop de s’éveiller des songes où le berçait le chant illusoire des mots; la nature offre à ses yeux enfin ouverts une splendeur vraie qui éclipse tous les mirages. C’est vers elle qu’il va se tourner maintenant pour la pénétrer de son génie et l’absorber tout entière en son regard.


V.

La période qui s’étend entre 1828 et 1840 correspond au complet épanouissement et au parfait équilibre de la sensibilité visuelle chez Victor Hugo. La tradition littéraire et la fiction pittoresque ont fait place à une observation sans cesse en éveil qui note et fixe le trait sensible, avant que l’imagination s’en empare pour en faire une métaphore où il risque de se déformer. Aussi est-ce surtout dans les œuvres de ces douze années que nous avons chance de trouver des traces d’impressions immédiates et de sensations exactes pouvant servir d’élémens à la formule que nous poursuivons.

Si l’on parcourt les quatre ou cinq recueils parus entre les Orientales et le Rhin, une remarque s’impose : toutes les descriptions et peintures, toutes les images faisant tableau qu’on rencontre au passage, reproduisent ou évoquent un seul et même objet, le ciel. Sans doute la campagne, les arbres, l’étang, la mer même apparaissent dans ces vers, mais seulement comme offrant des surfaces où le ciel se mire : la nature entière n’existe que par reflet du firmament qui l’enveloppe.

Trois couleurs franches s’y détachent : le bleu, le jaune et le rouge, — et les impressions où elles sont notées sont toutes également issues de l’observation du ciel.

Le bleu, c’est « l’azur, » c’est-à-dire une clarté attendrie, épurée de son ardeur, tamisée de ses rayons violens, un éclat doux, profond et uniforme, qui n’est qu’un état de la lumière et se confond au besoin avec elle.

Le jaune prend le nom « d’or n en poésie, mais cette hypallage ne doit pas nous tromper ici sur les nuances variées qu’elle sert à désigner, et qui n’ont ni la précision ni la stabilité de l’apparence métallique. Le mot « or » exprime, chez Victor Hugo, un certain effet de rayonnement à travers une vapeur, une poussière légère, où les atomes semblent s’enflammer. C’est ainsi que les nuages sont comparés à des « blocs de marbre aux veines d’or, » à des « édifices aux étages d’or, » à des « coursiers aux caparaçons d’or, » où semble passer la main de Dieu.

Si le rayonnement vient à s’affaiblir, à se refroidir, et ne miroite plus qu’à la surface du corps éclairé au lieu d’en pénétrer les particules, l’effet change, et l’or se mue en « argent; » « l’éventail » que la lune étend sur les flots est d’argent ou d’or selon l’heure, aussi bien que « l’étang, lame d’argent, que le couchant fait d’or.»

Enfin ce même rayonnement devient rouge quand il s’échauffe à traverser les vapeurs du matin ou du soir ; et les « pourpres sanglantes « de l’aurore ou du crépuscule, les horizons « rougis de l’or des scarabées » ou « frangés de carmin, » les « feux de forges » et les « reflets de braise » ne sont que de la clarté diluée dans l’air épaissi.

Ainsi ces trois couleurs célestes s’évanouissent devant l’analyse, ou plutôt se fondent en une sensation de lumière dont elles expriment seulement les nuances. Les couleurs en effet n’ont de fixité que dans les objets terrestres et matériels; au ciel, il ne faut pas songer à saisir


Tout ce que nous voyons, brumeux ou transparent,
Flottant dans les clartés, dans les brumes errant...


Victor Hugo a esquissé lui-même une formule de sa vision, en dénonçant


Ce merveilleux soleil, ce soleil radieux,
Si puissant à changer toute forme à nos yeux;


et il faut entendre ici le mot « forme » au sens aristotélique, comme enveloppant les déterminations de tout ordre.

Au contraire de Palestrina, il voit toutes choses « par l’angle étincelant, » et les êtres ne lui apparaissent que par les reflets qui tracent leurs contours. « l’ombre et le rayon » s’émoussant l’un l’autre tour à tour, voilà les deux pôles de sa sensibilité visuelle, et, partant, les deux principes de son imagination poétique.


VI.

La constitution optique que nous venons de définir est trop profonde pour pouvoir varier selon les vicissitudes de la vie ; pourtant, au cours des quarante années qui suivent, on peut surprendre un changement continu et graduel dans la vision du monde reflétée par le cerveau du poète. Non qu’elle se modifie en ses traits essentiels, mais ces traits mêmes se simplifient, se roidissent, s’exagèrent, au point que l’œil, réduit à un fonctionnement élémentaire, devient de moins en moins sensible à l’apparence propre des objets, et que la perception finit par dégénérer en une sorte de rêve intérieur.

Les premiers indices de cette altération se montrent dans les deux volumes[3] que Victor Hugo rapporta de sa double excursion aux bords du Rhin. Les dispositions dans lesquelles il allait revoir les montagnes, les forêts, les lacs et les ravines avaient bien changé depuis 1825 : il partait avec l’intention de faire un voyage utile, presque un voyage mémorable, où la poésie, l’histoire, la politique même, trouvassent leur compte. Il ne cherchait pas des couleurs et des formes, mais des images et des idées : les beautés du paysage devaient avant tout lui suggérer des vues profondes, et il avait, — à Paris, — ébauché le drame que lui inspireraient les vieux burgs palatins.

Comment s’étonner dès lors qu’il n’ait rien vu librement, à force de regarder tout délibérément, dans cette promenade de touriste qui tourna en expédition d’artiste? A travers l’exaltation des souvenirs romantiques et l’évocation des scènes d’horreur qu’il rêvait d’y produire, le décor original, mais sans majesté, du Rhin, cette nature déchiquetée et pittoresque lui apparut grandiose, terrible, épique, — eschylienne, pour tout dire, car il fallait bien que l’idée de théâtre intervînt ici pour marquer l’emphase.

Dans un pareil état d’esprit, la sensation n’a jamais le temps de se constituer comme fait organique indépendant; elle subit, à peine ébauchée, l’influence de l’excitation cérébrale, et se modèle sur l’image qu’une analogie plus ou moins lointaine vient à éveiller. La vision la plus simple devient ainsi métaphorique, et la donnée sensible y tient une part de plus en plus secondaire, tant elle met de complaisance à s’accommoder aux exigences de l’imagination.

Analysez par exemple cet effet de crépuscule : « Quelques étoiles semblaient clouer au zénith le suaire noir de la nuit étendue sur une moitié du ciel et le blanc linceul du crépuscule déployé sinistrement sur l’autre. » Essayez maintenant de vous représenter, — non intellectuellement, mais sensoriellement, — quelle apparence du ciel peut donner cette figure à un contraste de clarté : je doute que l’expérience vous fournisse une seule impression qui puisse s’adapter à une interprétation aussi pittoresquement symétrique.

Voici une autre notation de même genre : « C’était un de ces grands paysages crépusculaires où les montagnes se traînent sur l’horizon, comme d’énormes colimaçons, dont les rivières et les fleuves, pâles et vagues dans la brume, semblent être la trace argentée. » L’image est plus familière cette fois: est-elle plus juste, j’entends au regard de la sensation visuelle qu’il s’agit de traduire? Non certes, car il n’y a aucune proportion entre le mince fil luisant qui représente un cours d’eau vu du haut d’un sommet lointain, et les larges masses sombres qui s’écrasent au-delà dans la nuit.

Découvrez-vous la moindre trace de souvenir physique dans ce petit tableau final : « Au ciel flotte une dernière lueur rose qui ressemble au reflet d’un autre monde sur le visage blême d’un mourant ? »

— « Ici (dit le guide, en montrant un gracieux lac), un village tout entier s’est englouti. » Victor Hugo s’approche, déjà ému; il trouve la couleur de l’eau « inquiétante. » On lui conte des détails navrans sur l’accident ; en partant, il écrit sur son calepin : « On dirait une cuve pleine de vert-de-gris. »

Ne lui parlez point des couleurs prises en elles-mêmes, indépendamment des impressions qu’elles doivent traduire : « La mer est un saphir, le ciel est une turquoise, » voilà tout ce que ses yeux lui ont appris, ses yeux fascinés par ces « magnifiques échanges d’ombres et de rayons qui se font entre le ciel et la terre. »

Le voyage de 1843, aux Pyrénées, ne révèle point une autre disposition ; seulement, comme le tour d’imagination du poète a changé depuis ces jours d’adolescence où il cherchait à se représenter ses premières courses à travers le monde, l’Espagne lui cause la plus étrange déception : « Hélas ! Irun n’est plus Irun ! Irun ressemble aux Batignolles ! Et Fontarabie ! Elle était restée dans mon esprit comme la silhouette d’un village d’or, au fond d’un golfe bleu, dans un élargissement immense... Je ne l’ai pas revue comme je l’avais vue. » Il est moins gêné avec les sites qui lui étaient encore inconnus et qu’il peut modeler à sa guise. Ainsi c’est à Pampelune, où il n’est jamais allé, qu’il reconnaît enfin l’Espagne: « Tout un monde qui sommeillait en moi s’éveille, revit et fourmille dans ma mémoire... le voilà plus resplendissant que jamais. »

Le long exil du maître et le voisinage constant de la mer n’ont fait que déterminer et fortifier cette tendance à regarder toutes choses en soi-même, à substituer la suggestion Imaginative à la donnée sensible, dès qu’il s’agit d’une représentation poétique. La métaphore est désormais le seul procédé de signification dont il use. C’est un moyen concret et saisissant qui a parfois l’avantage de susciter directement aux yeux une impression que l’esprit serait impuissant à traduire par des signes abstraits : ainsi « le flot huileux et lourd décomposant ses moires, » la « cuirasse écaillée de la mer, » voilà qui rend merveilleusement un aspect rapide et précis qu’on aurait quelque peine à analyser. Mais combien de fois, en revanche, la figure est-elle amenée par tout autre chose que par la note particulière de la sensation ! c’est, le plus souvent, la pensée présente ou plutôt l’état mental général du poète qui fournit le thème de la comparaison implicite : la pleine lune devient à volonté une « hostie, » ou une « tête coupée ; » le croissant une « faucille, » un « fer à cheval « ou un « hausse-col ; » la bande de pourpre qui borde le ciel au couchant, une « épée sanglante, » « un verrou de fer rouge » barrant la porte des nuits, etc. Parfois même l’image se réduit à une allusion spirituelle, sans aucun rapport physique avec l’objet perçu qu’elle prétend caractériser : ainsi la « crête-rouge du coq-matin, » la bruyère a camail violet » du vieux mont qui officie.

Il faudrait, pour bien faire, démêler dans toutes ces figures les deux élémens constitutifs de l’impression visuelle : d’abord le trait sensible qui a été recueilli à l’exclusion des autres, — premier indice du caractère dominant de la vision, — ensuite le rythme spécial de l’appareil optique pendant cette opération, duquel dépend la physionomie de l’image, tantôt fine et discrète, tantôt violente et tourmentée. Deux questions se posent donc : pendant cette seconde moitié de sa vie où l’imagination se mêle si étroitement à la sensibilité dans la représentation du monde extérieur, que voit Victor Hugo? Comment voit-il?

Sur le premier point, nous devons avouer que le spectacle infiniment divers et changeant de la mer et du ciel qui s’y réfléchit ne paraît pas avoir révélé de colorations bien particulières et bien nouvelles au poète. Une seule teinte est directement exprimée, celle qu’on désigne souvent par le terme vague de pourpre, et qui va du jaune au rouge à travers les tons de la flamme. Il serait facile d’accumuler les images suscitées par cette impression : « avalanches d’or, cuivres du soir, forge de l’abîme, barre de feu posée entre le ciel noir et le ciel bleu, verrou de fer rouge, etc. »

Pour tout le reste de la gamme chromatique, le sens de la couleur semble s’être appauvri et même altéré, car il est devenu presque réfractaire aux nuances intermédiaires. Celles-là mêmes que Victor Hugo a notées ou analysées, au spectacle de la mer, ne dénotent point, à proprement parler, des impressions directes et simples. Considérez avec attention ce tableau de phosphorescence : « Un flamboiement qui n’est pas rouge, qui n’a rien de la grande flamme vivante des cratères et des fournaises ; aucun pétillement, aucune ardeur, aucune pourpre, aucun bruit. » Voilà la perception vraie, et elle est exactement rendue; mais poursuivez : « Ce n’est pas l’incendie, c’en est le spectre, l’embrasement livide d’un dedans de sépulcre par une flamme de rêve, on ne sait quelle clarté faite d’aveuglement, lumière-fantôme où l’ombre entre comme élément. » Ne sentez-vous pas ici plutôt un effort intellectuel qu’une sensation positive? Tout au moins, les images dont cette sensation s’enveloppe et se complique évoquent-elles plutôt des idées que des traits physiques, en sorte qu’elle s’évanouit en une conception abstraite, en un thème à description qu’on peut développer sans avoir jamais vu cet état de la mer.

Le principal, sinon l’unique objet de la vision, pour Victor Hugo, reste la lumière blanche, la lumière rayonnante. Plus que jamais, c’est par l’éclat réfléchi qu’elle s’impose à ses yeux, non par la clarté diffuse dentelle baigne et imprègne les objets. Le regard du poète ne pénètre pas plus la nature que celui du Satyre ne distingue d’abord Vénus,


Ceinte du flamboiement des yeux fixés sur elle.

Il ne voit dans la mer mystérieuse et profonde que le miroir où le ciel se reflète, la « cuirasse écaillée » où étincelle l’éclair; dans les vagues changeantes qui étalent devant nos yeux un peu du secret de l’abîme, qu’une a troupe d’oiseaux blancs » voltigeant à travers des « plaques d’argent » et des « traînées d’or... »

Je ne dirai certes pas qu’il est devenu incapable de rendre les variétés délicates de la clarté qui naît ou s’évanouit dans les vapeurs de l’aube ou du crépuscule, car il n’est rien de plus achevé que Stella dans ce genre ; cherchez pourtant à quoi se réduisent les traces d’impression proprement visuelle dans ce merveilleux tableau. En réalité, il n’y a qu’un détail où la sensation se trahisse :


La lueur argentait le haut du mât qui penche,
Le navire était noir, mais la voile était blanche.


Oui, cela est vu, mieux que vu, senti, — c’est-à-dire perçu avec émotion et fixé à jamais dans le cerveau par l’ébranlement, de qualité unique, qu’a subi la rétine. Mais cela même est une impression tranchée — l’opposition de deux taches, l’une sombre, l’autre brillante, qui frappent l’œil par l’éclat de ce contraste.

Quant au reste, le « sourire divin » dont le ciel s’illumine, la « blancheur molle » où transparaît l’étoile, « comme une âme à travers une perle, » si ce n’est pas de la fantaisie pure, c’est tout au moins un développement littéraire où se dilue et s’évapore une impression trop vague pour être directement exprimée.

Enfin, on n’aurait pas épuisé le contenu de la sensation visuelle chez Victor Hugo si l’on n’y faisait une part distincte au noir, qui, pour lui, est une couleur positive. Il faut même ajouter que la sensation à laquelle correspond cette désignation se révèle si intense, si profonde et si violente qu’elle donne l’illusion d’une clarté perçue. Tantôt c’est à travers la métaphore que cet effet s’accuse, — « la porte énorme de l’ombre, » la a gueule de la nuit; » — Tantôt c’est dans l’expression immédiate, — « les blocs d’obscurité, » les « stagnations d’ombre » et « les flaques de nuit. »

Un vers résume cette particularité de la vision tournée vers l’invisible :


L’obscurité lugubre apparut toute nue :
On eût dit qu’elle était l’ombre qui la revêt.


Ce noir-là, c’est encore de la lumière; tout au moins, c’est un des deux pôles opposés vers lesquels s’orientent les couleurs qui décomposent la lumière ; car, on le sait, toutes les couleurs qui résultent d’une prédominance de rayons réfléchis et non absorbés, les couleurs claires et brillantes, tendent à se confondre avec l’éclat qui les avive et à se perdre dans la blancheur rayonnante ; toutes celles, au contraire, qui s’imprègnent dans les choses et semblent enfouir leur clarté dans les pores de la matière, les couleurs mates et sombres, ont leur terme et, pour ainsi dire, leur idéal dans la noirceur absorbée.

En sorte que, pour un sens optique tel que celui de Victor Hugo, les données chromatiques primitives et typiques sont le blanc et le noir, représentant essentiellement les deux modes suivant lesquels les corps reçoivent la lumière.

Nous atteignons là le principe même de la sensibilité visuelle que nous avons entrepris d’analyser; mais cette explication, si fondamentale qu’elle soit, ne suffit pas à rendre compte des déformations particulières dont témoignent les derniers ouvrages du maître. La vision simplifiée et accentuée y trahit de profondes modifications dans le fonctionnement de l’appareil où se forme l’image : c’est le second point qui s’impose à notre attention.

Tout d’abord, par l’effet de la méditation continue, de l’obsession des images, du poids constant des soucis, le regard du maître, autrefois si souple et si alerte, est devenu fixe, ce qui donne à sa perception une précision, une netteté, une rigueur par où s’explique le caractère des métaphores suscitées : « Coups de lumière, déchirures de soleil, lames d’argent, barres de feu, plaques de lumière, flaques d’ombre, éclaboussures d’étoiles...» De là cette impression de contraste, de saillie, cet effet de « repoussoir » qu’entraîne toujours l’effort de l’œil pour isoler un objet de son voisinage.

La conséquence immédiate de cette fixité est que le champ coloré, ainsi touillé et analysé, ne subsiste pas à l’état de fond mat et uni : la tension de l’appareil fait saillir dans la teinte plate une foule de points lumineux, et la couleur se résout en un fourmillement où se recompose la lumière blanche. Voilà pourquoi l’œil bandé ne perçoit plus que l’éclat, — c’est-à-dire les rayons réfléchis, — et non la nuance absorbée par la surface miroitante.

Mais aussitôt, par l’effet de la même fixité persistante, l’éclat se change en scintillement, et les couleurs, d’abord évanouies, reparaissent dans la décomposition du prisme amenée par le miroitement : elles jaillissent, régulières et uniformes, dans l’alternance géométrique des rayons, nettes, distinctes et sans nuances, avec la vivacité vibrante de l’éclair, aussi différentes de l’espèce de teinture inerte et molle dont semblent imprégnées les choses matérielles qu’un arc-en-ciel diffère d’un champ de fleurs.

L’homme qui voit ainsi rapporte fatalement toute couleur aperçue dans les objets à tel ou tel élément du spectre que l’effort de son regard y développe; il tire ses définitions ou comparaisons de l’aspect des seuls objets qui scintillent naturellement et constamment à tous les yeux, les astres et les pierres précieuses. Victor Hugo en vient bientôt là, sous l’influence des causes d’altération diverses qui affectent son tempérament, durant les longues années de solitude et d’exil passées au bord de la mer. Les nuances fines et changeantes de l’aurore prennent peu à peu pour lui la certitude et la dureté de ton du minéral : c’est « une fumée de saphirs, d’onyx, de diamans; » la voûte stellaire est une effrayante queue


De paon ouvrant ses yeux dans l’énormité bleue...


Tellement qu’à l’heure


Où Midi, le plus effréné des Jordaens,
Jette son flamboiement d’astre et de coloriste,


l’Univers apparaît à ses yeux enfiévrés comme « un amas de clartés, de braises, de rayons, de rubis, » donnant l’impression « d’un immense dragon constellé » de pierreries...

Un pareil étincellement ne peut aboutir qu’à l’éblouissement : à mesure que la vieillesse diminue, chez Victor Hugo, la force de réaction organique, la tension musculaire amène plus vite l’afflux de sang qui frappe le nerf optique de congestion momentanée. « La fixité calme et profonde des yeux » a pour terme nécessaire l’irradiation cérébrale où sombrent toutes les sensations comme tous les rêves du poète. Nous avions vu les couleurs se séparer en deux groupes : les unes, tenant de la clarté et représentant la joie, la liberté, la bonté, la vie; — les autres, tenant de la nuit et représentant le malheur et le mal, la servitude et la mort : dualisme qui se résumait en l’antithèse de la lumière et de l’ombre, principe de toutes les allégories et même de toutes les conceptions du poète. Mais ce manichéisme n’est pas la dernière étape de l’esprit de Victor Hugo, pas plus que le contraste n’est la dernière forme de sa sensibilité. Toute ombre obstinément contemplée s’évanouit en clarté, comme tout problème médité se résout en évidence. La muraille de l’Être,


bloc d’obscurité funèbre,
Monte dans l’Infini vers un brumeux matin,
Blanchissant par degrés sur l’horizon lointain,
Et, commencée en nuit, finit dans la lueur...


Le poète, qui a les yeux tournés vers l’avenir, ne voit plus que cette aube, et c’est avec un cri de joie qu’il s’abîme tout entier dans l’unité rayonnante :


Ténèbres, je ne vous crois pas,
Je crois à toi, jour, clarté, joie !


L’œil de Victor Hugo nous est apparu presque insensible à la couleur proprement dite, c’est-à-dire à l’impression statique qui résulte de l’adaptation de la rétine au flux continu et uniforme émanant des rayons absorbés dans les surfaces matérielles. Il faut pour mettre en branle le faisceau de ses nerfs optiques, ou le choc des rayons réfléchis produisant la sensation d’éclat, ou, à défaut de cette impulsion extérieure, l’effort interne que provoque tout contraste de clarté, en rendant nécessaire une accommodation spéciale de l’appareil visuel.

Cet œil est donc essentiellement énergique au point de devenir, en certains cas, automate; j’entends par là qu’il prend une part prépondérante à la perception, qu’il réagit contre la donnée sensible jusqu’à en altérer la puissance et la valeur. La sensation de pourpre dont il est obsédé ne représente pas une couleur déterminée : l’aveugle de Cheselden distinguait vaguement, avant l’opération, le « rouge, » en même temps que le blanc et le noir, parce que le rouge n’est qu’un effet réflexe de la lumière s’infiltrant à travers le sang de l’œil jusqu’au cerveau où elle va produire une impression de chaleur et de bourdonnement. Un autre aveugle, interrogé sur l’idée qu’il se faisait du rouge dont il parlait souvent, répondait qu’il le concevait comme « un grand bruit, un tumulte qui se serait fait dans sa tête. » En sorte que la prédominance de cette sensation trahit, dans l’appareil visuel de Victor Hugo, un état constant de tension, d’agitation qui se répercute, en quelque sorte, sur les objets extérieurs, en les teignant des reflets de sang dont sa prunelle est empourprée.

Cet œil, enfin, n’a rien du miroir immobile et passif que postule la théorie commune de la perception : je le comparerais plutôt à une de ces « plaques sensibles » qui développent, sous l’impression lumineuse, des puissances imprévues d’ombre et de clarté, creusant les perspectives, projetant les saillies, défigurant l’image à force d’en accuser les contours et les reliefs, — ou même, si j’osais braver le rire de Molière, à cette mythologique statue de Memnon où les rayons du soleil éveillaient mille échos cachés qui n’étaient que la réponse du Dieu à l’appel de la lumière.


LÉOPOLD MABILLEAU.

  1. James Sully.
  2. Article du Globe, 1826.
  3. Il y faut joindre la première partie du volume qu’on vient de publier, et qui contient des lettres sur la fin de ce voyage (septembre-octobre 1839.)