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Ernest Flammarion (p. --264).




Le Serviteur





DU MÊME AUTEUR :

Horizons et coins du Morvan.

Pas comme les autres.

Les Manigants.

Jules Renard et son œuvre.

Robes Noires.

La Bancale.

Les Sports aux champs.

Juliette la jolie.

Sous d’humbles toits.

L’Héritage.

La Guerre sur le Hameau.


Pour paraître :

Le Village.

l’Éclaircie.

Le Petit.

Le Palais de cristal.

Les Trois Hérauts.


En préparation :

L’Abbaye, roman du xiie siècle.

Les Grandes Orgues.

Le Taureau et les Bœufs.

La Guerre des vieilles classes.






HENRI BACHELIN


Le Serviteur



PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, rue racine, 26

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction
réservés pour tous les pays





Droits de traduction et de reproduction

réservés pour tous les pays

Copyright 1918.

by Ernest Flammarion.





PREMIÈRE PARTIE

I

Aujourd’hui me voici, comme chaque année, de retour au pays. Je ne t’ai pas vu, comme les autres fois, m’attendant à la barrière de la petite gare, et regarder si j’étais sur la plate-forme du wagon. Lorsque tu m’avais aperçu, tes yeux clignotaient un peu. J’embrassais d’un coup d’œil le décor d’eau, de prés et de bois montants qui brusquement se plantait, comme si je l’avais avec moi apporté de Paris.

Pour dix sous chacun, nous aurions pu monter en voiture, mais avec ton tablier et tes sabots, tu aurais eu honte. Elle est réservée pour ceux qui ne savent jamais que faire de leur argent, ou qui ont toujours peur de se fatiguer. Il faut croire que chez nous paresseux et riches ne sont pas très nombreux, car souvent elle revient, vide, à son point de départ. Le cheval ne s’en plaint point, mais le conducteur court grand risque de ne jamais pouvoir y faire figure de voyageur.

Nous nous en allions à pied par la route de l’Etang du Goulot. Des gens, que nous croisions, te disaient :

— Eh bien, vous voilà heureux que votre fils soit revenu ?

Tu te contentais de rire en hochant la tête. N’ayant point l’habitude de manifestations éperdues de tendresse, tu tenais à te charger de ma valise : c’était ta seule façon de te trahir. Mais, la dernière fois elle aurait été trop lourde pour toi qui cependant t’étais habitué à porter des fardeaux.

Je suis arrivé à la maison : tu n’y étais pas non plus. Je savais que tu n’y serais pas, mais de ne pas t’y trouver j’ai été ému plus que je ne pourrais dire. Ce n’est plus celle où j’avais l’habitude de te voir, la maison aux deux grandes pièces carrées où tu étais plus heureux qu’un roi dans son palais. C’en est une autre, plus petite, où tu n’as vécu que deux mois. Elle aurait fait plus que te suffire pendant des années, car tu étais content de l’avoir.

C’est tant qu’il en faut pour nous, m’écrivais-tu. Oui : c’était « tant qu’il vous en fallait. » Mais, maintenant que tu n’y es plus, la petite maison s’est tout à coup agrandie. Ton fauteuil est encore au coin de la cheminée, mais il tend les bras vers l’éternité.

Pour te voir, il faut aujourd’hui aller plus loin que la gare, plus loin que la maison. Il faut suivre le sentier qui, entre des haies et des murs de jardins, monte au cimetière. J’ai dû attendre que la nuit fût venue, puisqu’il faut d’abord s’occuper de soi et des vivants tout en pensant aux autres, je veux dire : à toi, et à ceux parmi lesquels tu es descendu. Les portes du cimetière étaient fermées, mais j’ai l’habitude d’escalader son mur bas. J’ai marché entre les tombes.

Elles ne se ressemblent pas toutes. Il y en a dont seuls une petite croix de bois blanc et un renflement du sol indiquent la présence ; d’autres sont surmontées de monuments que je me garderais de juger prétentieux : croix de bois et chapelles de pierre ont été plantées et bâties par la douleur humaine, et la même clarté nocturne les blanchit pareillement. Celles-ci sont entourées de clôtures de bois peint en noir, celles-là de grilles de fer peintes en blanc. Ici l’on voit de nombreuses couronnes, là un seul bouquet de fleurs fanées dans un pot de grès ou dans une boîte en fer battu mi-enfoncée dans la terre molle. Il n’y a pas de chapelle au-dessus de toi, mais autour de toi il y a une clôture de bois peint en noir. Tu n’as pas de nombreuses couronnes, mais tu as mieux qu’un simple bouquet de fleurs.

Un clair de lune admirable s’étendait sur le cimetière, sur la ville, sur la plaine, sur les bois et sur les montagnes ; un de ces clairs de lune comme on en voit en septembre par les étés chauds, qui font croire que les champs moissonnés à ras de terre sont couverts de neige.

C’était une de ces nuits où la pensée ne peut que s’éparpiller en rêves. Il suffisait d’écouter un grillon dans une touffe d’herbe, un chien aboyer au loin à l’entrée d’une cour de ferme.

Comme il était enfoui dans le passé, le jour de décembre où ceux qui te portaient enfonçaient leurs talons dans la terre détrempée par les pluies d’hiver, où le vent dispersait jusqu’aux villages les plus reculés du canton le glas que sonnaient pour toi ces cloches que tant de fois tu avais sonnées !

Alors je t’ai vraiment retrouvé. Comme les tiens quand tu m’apercevais sur la plate-forme du wagon, mes yeux se sont mis à clignoter.



II

Si de toi, jadis, il n’y a pas longtemps encore, j’ai pu médire, que je le regrette ! Mais je sais que tu me le pardonnes, toi qui jamais n’as dit « un mot plus haut que l’autre », toi, le doux, le pacifique, qui te réservais tes dernières années de souffrances muettes, et ta dernière heure avec ton cri :

— Mon Dieu, je vous donne ma vie pour qu’Henri devienne bon !

Tu me posais des questions, auxquelles je ne répondais guère que par monosyllabes, sur ma vie, sur mes occupations, sur mes repas. Tu n’as jamais su combien j’étais ému à voir les efforts que tu faisais pour me montrer que tu t’intéressais à mon travail. Mais vivre à Paris nous rend autres que nous ne sommes. Nous en venons avec des idées sur notre supériorité intellectuelle et morale. Nous croyons qu’il est indispensable à tous les hommes, pour leur développement, de connaître des noms et des œuvres de poètes, de philosophes, de musiciens, de peintres, de sculpteurs. Notre orgueil ne nous laisse point admettre que, sans le secours de personne, des saints se soient fait, de l’homme et de l’univers, une image qui vaut bien celle que, laborieusement et à coups de lectures, nous finissons par nous en tracer. C’était plus fort que moi : je ne pouvais me résoudre à te donner ces détails qui t’auraient fait si grand plaisir. Et tu es parti — qu’il en est souvent ainsi ! — sans me bien connaître, sans savoir ce qu’il y avait au fond de moi-même, puisque tu as demandé que je devienne bon. Mais ce n’est pas du tout ta faute.

Tu te tenais au coin du feu, dans un de ces vieux fauteuils en osier que ne vendent pas cher ces marchands ambulants qu’on appelle chez nous tantôt « bohémiens », tantôt « pacants ». Tu ne les aimais pas, ces hommes qui ne se fatiguent guère, toi l’acharné au rude travail, ces errants qui vont d’un bout à l’autre du monde, toi qui de trente années ne sortis point de cette petite ville de trois mille âmes. Mais ne les injuriant point, ni ne les repoussant, tu ne me grondais pas quand à une femme qui paraissait malheureuse j’avais donné deux sous.

Mais ce n’est pas surtout te reposant au coin du feu, dans ton fauteuil, que je te revois. Pour rester assis, il fallait que tu fusses devenu incapable de travailler : jusqu’à ta soixante-septième année, tu n’avais pas gagné assez d’argent pour pouvoir vivre de tes rentes. Dernièrement on me disait de quelqu’un :

— Et puis, il n’est pas d’une famille riche : son père était colonel.

Tu n’aurais pas du tout compris. Tu aurais peut-être cru que l’on se moquait de toi. Pour ne les avoir point fréquentés, tu n’as jamais su qu’il existe des gens pour qui l’on est pauvre quand on n’a pas au moins vingt mille francs de rentes qui, bon an, mal an, vous tombent sans même que vous vous donniez la peine de détacher vos coupons : la banque à laquelle vous avez remis vos titres en dépôt se charge de le faire. Nous appartenions à cette catégorie de la société, nous, où l’on considère comme des riches, non pas même un colonel, mais le percepteur du chef-lieu de canton, mais les receveurs des contributions indirectes aux appointements de cent cinquante francs par mois. On ne saurait trop préciser, pour ceux qui ne savent pas. La vie et la pauvreté dans une petite ville ne leur apparaissent qu’au milieu d’un clair-obscur où ils distinguent mal. Je ne veux pas dire que nous ayons été de ces pauvres qui vont mendier leur pain. Courageux, tu avais l’esprit d’économie. Mais, ce pain que nous n’allions pas mendier, c’était toi qui le gagnais. Que tu fusses tombé malade à quarante ans, et nous étions réduits à la misère. J’ai revu ton livre de comptes. J’ai constaté qu’en l’année 1901, par exemple, vous aviez dépensé pour vous deux neuf cent cinquante francs. Si j’en retranche les six louis du loyer annuel, je trouve que vos frais de nourriture, d’entretien et de chauffage se sont montés, pour vous deux, à deux francs vingt sept par jour, à quelque chose comme vingt-trois sous pour chacun. Il doit exister quelque part des gens qui diront que ce n’est pas beaucoup. Mais vos dépenses étaient proportionnées à vos recettes. Puis, les mêmes, réflexion faite, estimeront qu’avec vingt-trois sous par jour on ne meurt pas de faim, que vous n’êtes pas à plaindre, qu’il y en a de plus malheureux. Si tu avais l’esprit de révolte, tu les traiterais de misérables.


III

Des jeunes gens traversent les salons, habiles à ne pas glisser sur le parquet luisant, précédés du renom de toute une race. D’avoir souvent regardé les portraits de leurs aïeux peints à l’huile et accrochés dans les galeries des châteaux, ils auront toujours sur le front et dans les yeux comme le rayonnement d’une gloire impersonnelle. Un essaim de souvenirs illustres bourdonne autour de leur tête. Si loin qu’ils remontent dans l’obscurité des temps, ils marchent à coup sûr, sans avoir à tâtonner contre les humides parois du souterrain noir : à chaque pas qu’ils font ils se retrouvent dans leurs ancêtres.

D’autres sont nés dans des maisons bourgeoises auxquelles il ne manque que des tours à poivrière et qu’une façade un peu plus patinée par le temps pour faire figure de châteaux. Tout près ronflent les moteurs d’une usine. Dès leur plus tendre enfance, ils se sont accoutumés à considérer le peuple des travailleurs et des domestiques comme une fourmilière qu’ils ont le droit de disperser à coups de badine, s’il leur en prend fantaisie, aux quatre coins du ciel.

D’autres ont eu pour pères ces héros au sourire si doux, qui n’étaient suivis que d’un seul houzard. Mais c’est déjà beaucoup de n’être, à la distance réglementaire, suivi que d’un serviteur. Tu n’étais pas accompagné, toi, respectueusement : tu fus de ceux qui suivent.

Que l’on ne s’y méprenne pas ! Ce n’est point par une espèce de forfanterie à rebours que je me réclame de toi. Les pauvres ne sont pas tout, et tu serais surpris, le premier, que je songe à m’en glorifier. Je dis seulement qui tu fus, qui je pourrais être : je ne le crie point par-dessus les toits. Pourtant je ne voudrais ni le taire, ni le murmurer à voix basse. On est allé si loin chercher des modèles de vie, — jusque chez ces héros d’exception dont l’âme ne pouvait se déployer que sur l’immensité du monde transformé en champ de bataille, — que je ne puis ne pas penser à toi, héros obscur que n’environnent ni les éclats des trompettes ni le fracas de l’artilierie, saint qui jamais ne seras canonisé.

Pour ne les avoir pas plus fréquentés, tu ne sais pas davantage ce qu’inventent nos penseurs d’au jourd’hui. Je ne crois pas que tu aies jamais su qu’il existât des mots tels que « littérature » et « philosophie ». Or, bien plus que des mots, ce sont des citadelles que défendent, à force de discussions, d’arguments et de livres, les fils de ces seigneurs, de ces maîtres de forges, de ces officiers, à qui la fortune amassée par leurs parents et leurs ancêtres permet ces loisirs. Ils cultivent en serres chaudes les idées et le lyrisme, comme certains bourgeois de chez nous cultivaient quelques plantes rares : moins par conviction que par désœuvrement. Mais je ne peux oublier que tu étais chargé de mettre, au pied de ces plantes rares, le fumier malodorant. Et ce n’est pas tout à fait ma faute si, pour toutes leurs vaines œuvres, j’éprouve une répulsion que je ne puis surmonter. Ils croient régenter l’univers, et c’est la mode passagère qui oriente leurs prétendus efforts. C’était toi qui avais raison, dans ta simplicité, dans ton humilité dont ils n’auraient pas découvert le sens profond s’ils t’avaient connu, quand tu disais que nous sommes « moins que rien », et que Dieu à lui seul est plus fort que nous tous réunis. Je t’envie d’avoir ignoré leurs orgueils injustifiés. Tes certitudes n’en étaient que plus fortes. Tu ne t’es pas demandé laquelle des cent routes tu devais prendre.

Tu l’ignores absolument, mais, dans ton humilité de simple, tu ne serais pas étonné d’apprendre qu’il existe des écrivains pour qui l’on ne commence à être une âme méritant qu’on la mette en valeur, qu’à partir de cent mille francs de rente. Le « pauvre peuple », c’est avec dégoût qu’ils le laissent à ses tas de fumier des champs et des jardins. Pour la bienséance — car ils fréquentent les églises — ils ne contesteront pas que vous n’ayez une âme, mais il n’ont que dédain pour ce que vous pouvez penser, dire et faire, gens ordinaires que vous êtes, gens de peu, gens de rien ! Si, par exception, ils consentent à fixer sur vous leur regard à monocle, c’est que vous êtes affligés de quelque tic, ou que quelque tare monstrueuse vous impose à leur attention. Sois assassin, si tu veux te concilier leur bienveillance !

Tu l’ignores absolument, mais, dans l’esprit de douceur avec lequel tu acceptes ton sort, tu ne serais pas étonné d’apprendre qu’il existe des écrivains pour qui l’on ne commence à être un homme qu’à la condition d’être en perpétuelle révolte. Le « pauvre peuple » ne vaut pour eux que groupé en bandes de forcenés qui pillent, brûlent, tuent. Ils disent que conseiller la résignation c’est vouloir la déchéance et la mort. Pauvres gens, qui ne soupçonnent rien de la solidité de nos existences ! Comme si nous résigner signifiait nécessairement que nous cessions de lutter pour vivre ! Comme si accepter équivalait à s’endormir ! Comme si, au contraire, la forme supérieure de la résignation n’était pas de se fixer le but le plus élevé que chacun de nous peut atteindre en développant toutes ses énergies ! Mais vois-tu Grosjean montant en chaire ou rendant la justice ? Il n’y résistera point et, s’il consent à l’avouer, c’est avec plaisir qu’il reprendra les manchons de sa charrue. Nous n’avons pas, pour les autorités, de respect fétichiste. Nous savons qu’elles se trompent, exagèrent, frappent à tort, mais nous n’estimons pas davantage que le « pauvre peuple » soit impeccable. Qu’il fasse son métier, et ses vaches seront bien gardées. Estimons-nous à notre juste valeur. Si nous sommes nés geais, et de toute évidence destinés à le rester, sarclons en nous tout désir de nous parer des plumes du paon.


IV

Nous n’avons à la maison ni lettres de noblesse, ni parchemins attestant l’ancienneté de nos origines ; mais regarde comme je nous retrouve dans la suite des siècles !

Sous les Romains, ces hommes qui vont jambes nues mais la poitrine couverte d’une cuirasse étincelante d’or, et la tête, d’un casque d’argent, es-tu colon ou esclave ? L’un ou l’autre, tu n’as pas grande liberté d’aller où tu veux, et il faut que tu travailles, comme tu dis, « dur et ferme ». Colon, tu quittes les cités où l’on t’accable de redevances et d’impôts, pour te réfugier dans des campagnes sauvages où du moins le maigre fruit de tes peines t’appartiendra. Tu ne demandes pas grand’chose, et tu as raison, car tes vœux resteraient inexaucés. Plaines et vallées jadis fertiles ne sont plus qu’étangs et marais, et tu vis dans une cabane de branchages et de roseaux. Parfois ta misère est si grande, que tu es tenté de suivre ceux qui se révoltent. Tu entends prononcer les noms de Sacrovir, de Vindex et de Sabinus. Mais tu ne bouges pas, car le christianisme, qu’on te prêche, t’enseigne à supporter tes maux et même à les bénir. Tu entends prononcer les autres noms de Pothin, et de Blandine, ta sœur lointaine. Et j’ai beau regarder très attentivement, avec le secret désir de t’y voir : je ne te découvre point dans les rangs des Bagaudes. Peut-être est-ce parce qu’ils sont trop nombreux : cent mille, qui assiègent Autun et renversent ses remparts !

Sous les Francs, ces hommes qui se parent de la dépouille des ours, des veaux marins, des aurochs et des sangliers, qu’es-tu ? Te voici serf pour des siècles. Entre tes maîtres, tu n’as que l’embarras du choix. Serf d’un domaine royal, tu n’en aurais qu’un. Habitant de ta mince châtellenie, tu en as vingt. Es-tu aubain, manant, roturier, rustre, ou vilain ? N’y regardons pas de si près. Tu es serf et travailles pour tes maîtres. Si tu n’as aucun droit, tu as des multitudes de devoirs. Guerres intestines, invasions des Arabes et des Normands ravagent le pays, et c’est de grand cœur que tu te soumets à la condition de mainmorte pour obtenir, d’un seigneur ou d’un abbé, une parcelle de terrain dont la culture te fasse vivre. Sous Charles le Grand, tu es tenancier pour le compte d’une abbaye, et il te vient aux oreilles que l’empereur a écrit : « Qu’on ait bien soin de notre famille, et qu’elle ne soit réduite par personne à la pauvreté ! Si un serf veut nous dire contre son chef quelque chose d’important, qu’il ne soit pas empêché de venir jusqu’à nous ! » Tu ne songes pas à user de l’autorisation.

Sous les rois de France, ces hommes qui sont assis sur un trône de velours, couronne en tête et sceptre en main, immobiles, muets, graves, augustes, que deviens-tu ? Es-tu serf de la glèbe, abourné, bénéficial, franc à la mort, servagier, congéable, coutumier, foncier ? Ne cherchons pas trop loin. De tenancier, vas-tu te réveiller, un beau matin, propriétaire, de serf, homme libre ? Le désires-tu ? Je ne voudrais pas l’affirmer. Et c’est peut-être encore parce que je regarde mal : je ne te vois point dans les rangs de ceux qui, excités et conduits par Hugues de Saint-Pierre, habile mécanicien, réclament à l’abbé de Vézelay une charte de commune. Je ne sais pourquoi il me semble que tu tiennes à ta sujétion et que tes chaînes te soient légères. Tu dis avec Guibert de Nogent : « Commune, mot nouveau et détestable. Et voici ce qu’on entend par ce mot : les gens taillables ne paient plus qu’une fois l’an à leur seigneur la rente qu’ils ui doivent. S’ils commettent quelque délit, ils en sont quittes pour une amende légalement fixée et, quant aux levées d’argent qu’on a coutume d’infliger aux serfs, ils en sont entièrement exempts. » Déjà tu reconnais qu’il y a, dans l’ordre spirituel aussi bien que temporel, des hommes qui te sont supérieurs, et il se peut qu’il te soit agréable de leur être soumis. Tu ne fredonnes pas le chant de révolte de l’époque : « Nous sommes hommes comme ils sont. » Tu sais que Dieu, quand il eut créé le monde, y plaça trois espèces d’hommes : les nobles, les ecclésiastiques et les vilains. Il donna les terres aux premiers, les décimes et aumônes aux seconds, et condamna les derniers à travailler toute leur vie pour les uns et pour les autres . Tu viens de passer par les terreurs de l’an mil. Tu as souffert de la faim et de la soif, de la chaleur et du froid. Des orages ont ravagé tes récoltes, des maladies ton pauvre corps usé. Le ciel t’apparaissait troué d’autant de prodiges que d’étoiles, sillonné d’autant de signes effrayants que de ces monstres errants dont la queue lumineuse menaçait de balayer la terre : déjà nous payions la rançon de nos crimes. Puis tu t’es réveillé comme d’un cauchemar : c’était un matin de la vie où l’alouette chante au-dessus des blés verts, et tu remerciais Dieu de t’avoir épargné dans sa colère. Tu te remets au travail, et, sous la direction d’un moine très-savant, tu aides à bâtir une belle église toute en pierres sculptées.

Certes, tu ne ressembles pas à ce serf de l’abbaye de Saint-Benoit, du nom de Stabilis, qui, devenu misérable par la suite des temps, quitta la terre où il était né, et vint s’établir, non loin de chez nous, en Bourgogne. Tu ne t’es pas, comme lui, enrichi par ton travail. Tu n’as pas, comme lui, changé ta condition de paysan contre le noble métier des armes. S’il n’y avait plus de serfs, que deviendrait le monde ? Mais tu as cessé d’être mainmortable et taillable à merci. Tu n’as point suivi Hugues de Saint-Pierre contre qui, d’ailleurs, l’abbaye, où s’incarnait le principe de tradition et d’autorité, finit par avoir raison. Mais, sans le vouloir, tu as bénéficié du grand mouvement de révolte contre ce principe.

Il s’en faut encore de beaucoup que la vie te soit clémente. Parfois, c’est en vain que tu laboures la terre : autant vaudrait labourer le sable, et tu te dis tout bas que le Christ et les Saints sont endormis. Tu dois à l’abbaye et au château des droits multiples de corvée, de gîte, de guet, d’ost, de pacage, de banvin, de banalités. Tu dois, pour le compte de l’abbé et du seigneur, faucher, faner, labourer, scier les blés, les rentrer, les battre, fournir pour les charrois harnais et bêtes, charrettes et conducteurs, faire les chemins, vider les écuries, curer les étangs, chasser les loups. Pour payer à qui tu dois, tu serais souvent embarrassé, sans la coutume de notre pays. Voici ce qu’elle dit au sujet, par exemple, des blés et des bœufs : « Pour ce que les bleds viennent tant par le labeur de l’homme que par le labeur du bœuf ou cheval qui laboure, et que coutumièrement le « laboureur hyverne les bêtes labourantes au lieu de son vray domicile et le plus proche de soy qu’il peut, car l’œil du maistre repaist le cheval ou le bœuf : on a estimé que la disme a du profit qui vient du labeur de l’homme et des bestes doit venir au Curé du domicile ou du lieu où les bestes sont hyvernées, et la disme du profit qui vient de la terre doit venir au seigneur dismeur du territoire où la terre est située. » Toi, tu ne refuses pas de payer, mais nombre de tes frères y renâclent. Tu sais que la dîme est le cens que tu dois à Dieu et le signe de son domaine universel ; mais, eux, il faut qu’on les menace d’excommunication s’ils ne veulent pas solder intégralement ce qu’ils doivent sur le blé, le vin, les fruits, le foin, le lin, le chanvre, le fromage, et les portées des animaux. Tu sais que ceux qui retiennent la dîme compromettent le salut de leur âme. Et Dieu leur envoie la sécheresse et la famine.

Je te vois dans ton village, qui ne s’appelle pas encore commune, mais qui déjà est une paroisse. Voici l’église, qui vous sert non seulement de lieu de réunion pour prier, mais de grenier commun, de halle, et de forteresse en cas d’agression. Voici le manoir avec son rez-de-chaussée dont le carrelage est de terre battue, où tu vas rendre tes comptes. Ta maison ? Une hutte dont la charpente est faite d’un treillage de lattes de bois ; en guise de mortier, de la boue ou de la paille. Pas de cheminée : tu allumes ton feu au milieu de ta hutte, et la fumée sort par la porte. Pas de fenêtre, et la lumière entre par la porte. Pas de lit : tu couches comme tes bêtes, sur une litière. Pas de mobilier : quelques vieilles étoffes, et la vaisselle indispensable. Vêtu de drap grossier, tu te nourris de pain, d’œufs, de poisson et de lard. La viande de bœuf, tu n’y goûtes qu’aux jours de grande fête. Tes frères ont l’habitude des beuveries, des disputes et des rixes. Tu les laisses danser et jouer aux quilles, regarder bateleurs et colporteurs, écouter ménestrels et vendeurs de spécifiques. Mais tu sors de ta hutte aussitôt qu’est signalé un de ces moines mendiants qui racontent de si belles histoires sur la ville de Rome, fondée jadis par la duchesse de Troie, dont les habitants, païens à l’origine, furent rachetés par Pierre et par Paul, où l’on voit les corps d’onze mille martyrs, où il suffit de se rendre pour gagner douze mille ans d’indulgences, où l’on vous montre des langes de l’Enfant Jésus, la verge d’Aaron et des branches du buisson ardent du milieu duquel le Seigneur parla à Moïse. Tu ne sais ni lire ni écrire : ta vie intérieure n’en est que plus riche. L’univers est peuplé de forces invisibles pour d’autres, réelles pour toi. Innombrables sont les saints que tu vénères, avec qui tu vis en perpétuelle communion. Tu t’adresses à eux plus facilement qu’à ton seigneur, parce que tu ne les vois pas. Tu demandes à saint Eloi de guérir tes chevaux, à saint Didier de te débarrasser des taupes qui ravagent tes champs. As-tu mal aux yeux ? Tu invoques sainte Claire. Veux-tu t’assurer de belles récoltes ? Tu ne commences de labourer qu’après avoir promené trois fois du pain et de l’avoine, avec un cierge allumé, autour de ta charrue. Veux-tu conserver intacte ta récolte ? Tu places du buis bénit sur le fourrage. Veux-tu empêcher tes poules de s’égarer ? Tu traces une croix sur ta cheminée, quand tu en as une. Tu as peur du diable, des sorcières et des loups-garous. Les fées et les lutins qui dansent à minuit sur nos bruyères, tu ne sais qu’en penser : viennent-ils du ciel ou de l’enfer ?

Et tu vas ainsi d’année en année, de siècle en siècle, toujours pareil à toi-même. Les guerres ne sont pas ton affaire : elles regardent les gens d’armes. Mais, plus tu vas, et plus tu en souffres : il y en a une qui dure cent ans ! Elle dure pourtant moins que toi qui résistes à tout.

Si je peux te voir au déclin des temps anciens et à l’aube des temps nouveaux, ce n’est point la figure monstrueuse et terrible de Jacques Bonhomme que j’aperçois. Elle exista, je le sais ; mais, à côté d’elle, la tienne se précise dans une atmosphère d’automne où l’on entend les cloches et non le tocsin, pacifique et résignée. Déjà tu connais les paroles de l’Évangile : « Heureux ceux qui sont dans l’affliction, car ils seront consolés ! » Tu n’es point celui qui réclame ni qui pille. Jamais tu ne prends ta hache pour enfoncer des portes, et tu sais que la faux n’a été créée que pour la moisson.


V

Enfin, voici le premier roi qui s’appelle « le père du peuple ! » Lorsqu’il traverse les campagnes, tu l’acclames, sachant qu’il a dit : « J’aime mieux voir mes courtisans rire de mes épargnes que mon peuple pleurer de mes dépenses. » Mais il meurt, sans successeur en bonté, et te voici de nouveau supportant le poids de la vie, Guerres de religion, peste et famine s’attaquent à toi. Chassés de vos maisons dévastées, dans les forêts vous vous nourrissez d’herbes sauvages. Pour labourer, vous vous assemblez la nuit, comme des hiboux, et vous vous attelez à la charrue. Des loups qui pullulent et se jettent sur toi en plein jour, ou des hommes d’armes qui te rançonnent, tu ne sais lesquels sont tes pires ennemis. Certes, voici bien le dimanche de la poule au pot, et c’est un autre bon roi dont tu retiendras le nom, mais ce n’est qu’un vœu. Tu ne t’es pas enrichi, bien au contraire, car « la terre même montre ses cheveux hérissés et demande d’être peignée pour nous rendre ses fruits accoutumés. »

Tu vis, sans en rien savoir, sous un grand roi qui fait un grand siècle. Entends-tu les violons, là-bas, aux jardins réguliers de Versailles ? Vois-tu ces princes chamarrés et ces dames poudrées ? Écoute-les soupirer dans les bosquets, aux fêtes du soir où le ciel allume toutes ses étoiles ! Mais pour la deuxième fois tu te lèves de ton sillon, et je te vois « noir, livide et tout brûlé du soleil, attaché à la terre que tu fouilles et remues avec une opiniâtreté invincible » et toujours serf. Tu as bien le temps de t’occuper des fêtes ! « Le pauvre peuple travaille incessamment, ne pardonnant ni à son corps, ni quasi à son âme, c’est-à-dire dire à sa vie, pour nourrir l’universel royaume ; il laboure la terre, l’améliore, la dépouille. Il n’y a saison, mois ni semaine, jour ni heure, qui ne requière un travail assidu. Et de son travail il ne lui reste que la sueur et la misère. Ce qui lui demeure de plus présent s’emploie à l’acquit des tailles, de la gabelle, des aides « et des autres subventions. Il a été vu, ensuite des années stériles, manger l’herbe au milieu des prés avec les brutes ». Et voici qui est bien de toi… et bien du père du « grand roi ».

Allant au secours d’une de ses provinces envahie par les Espagnols, il vit, dans les campagnes, des avoines toutes fauchées, quoiqu’elles fussent encore vertes, et plusieurs paysans assemblés autour de ce dégât, mais qui, au lieu de se plaindre de ses chevau-légers qui venaient de faire ce bel exploit, se prosternaient devant lui et le bénissaient.

— Je suis bien fâché, leur dit-il, du dommage qu’on vous a fait là.

— Ce n’est rien, Sire ! répondirent-ils. Tout est à vous. Pourvu que vous vous portiez bien, c’est assez.

— Voilà un bon peuple, dit-il à ceux qui l’accompagnaient.

Mais il ne leur fit rien donner, ni ne songea à les faire soulager des tailles.

S’il y avait songé, vous auriez sans doute refusé.

Maintenant, ce sont maltôtiers, intendants et gouverneurs qui fondent sur toi. Tu as à nourrir et à loger les garnisaires. En sortiras-tu, vieux besogneux ? Ton visage ruisselle, et ton corps. Tes pieds nus sont noirs de poussière. Allons ! Encore un coup de houe pour le Roi ! Un autre pour Monseigneur le Dauphin ! Un autre pour Mme de Montespan ! Un autre pour Mlle de La Vallière ! Et d’autres à l’infini, pendant des jours, des mois et des années, pour tous ceux que tu dois nourrir ! Vieil homme accablé, comme ton frère l’âne sous son bât ! Lui du moins, parfois rue, parce qu’il obéit à l’instinct. Mais nous autres, les hommes qui réfléchissons, nous nous disons que telle est notre destinée. Et vous êtes ainsi quelques centaines de milliers à peiner sans trêve pour toujours payer, et pour économiser quelques liards que vous dissimulez aux garnisaires, pendant que vos frères commencent à lever la tête pour voir passer les carrosses dorés de la suite du roi, et à serrer les poings et les mâchoires. Te voici à tes heures d’affaissement ou de chômage : « Il n’y a point de nation plus sauvage que ces peuples. On en trouve quelquefois des troupes à la campagne, assis en rond au milieu d’une terre labourée et toujours loin des chemins ; mais, si l’on en approche, cette bande se disperse aussitôt. » Ah ! Comme je vous vois bien, pauvres oiseaux des champs que, seul, le chasseur a intérêt à découvrir !

Tu arrives au dernier siècle de ta grande misère. Le devines-tu ? Le désires-tu seulement ? Tu avances avec peine. La dernière étape sera rude, je t’en préviens, mais tu ne la redoutes pas. Écoute ce que dit de toi le plus grand honnête homme du grand siècle, notre compatriote, et dont l’âme conserva, parmi la mollesse des mœurs, la dureté de notre granit : « Il ne faut pas s’étonner si des peuples si mal nourris ont si peu de force. À quoi il faut ajouter que ce qu’ils souffrent de la nudité y contribue beaucoup : les trois quarts n’étant vêtus, hiver et été, que de toile à demi pourrie et déchirée, et chaussés de sabots dans lesquels ils ont le pied nu toute l’année. Que si quelqu’un d’eux a des souliers, il ne les met que les jours de fêtes et dimanches. L’extrême pauvreté où ils sont réduits (car ils ne possèdent pas un pouce de terre) retombe par contre-coup sur les bourgeois des villes et de la campagne qui sont un peu aisés, et sur la noblesse et le clergé, parce que, prenant leurs terres à bail de métairie, il faut que le maître qui veut avoir un nouveau métayer commence par le dégager et payer a ses dettes, garnir sa métairie de bestiaux, et le nourrir lui et sa famille une année d’àvance à ses dépens. Le pauvre peuple y est encore accablé d’une autre façon par les prêts de blé et d’argent que les aisés leur font dans leurs besoins, au moyen desquels ils exercent une grosse usure sur eux, sous le nom de présents qu’ils se font donner après les termes de leur créance échus. Beaucoup d’autres vexations de ces pauvres gens demeurent au bout de ma plume pour n’offenser personne. » Attends ! Tu n’as pas fini, car l’hiver se met de la partie. Rivières et fleuves sont couverts de glace. De grosses pierres éclatent, chênes et noyers se fendent jusqu’aux racines. Ce qu’il te reste de pain de chènevis, qui te brûle l’estomac, tu le casses à coups de hache, puis le ronges après l’avoir fait dégeler sous le fumier. Ta maison, couverte de chaume et de roseaux et qui depuis des siècles s’est à peine modifiée, ressemble à une glacière. Tes enfants se dispersent parmi les haies et les buissons pour y chercher des racines qu’ils dévorent. Tu n’as pas fini, car voici les inondations et de nouveaux impôts. Momie vivante en haillons de toile, tu te nourris maintenant de pain de fougères « et le royaume se tourne en un vaste hôpital, de mourants et de désespérés ». Tes filles, véritable fumier ambulant, n’ont ni bas ni souliers. Ta femme, à vingt-huit ans en paraît avoir soixante-dix tant elle est courbée, tant sa figure est ridée et durcie par le travail. Ah ! Tu peux être fier de toi ! Tu n’as pas entendu les violons du roi. Tu n’entends donc pas davantage les éclats de rire qui partent des fins soupers de Paris ? Tu n’écoutes pas celui qui dit que tu es bête à manger du foin ?

Clos et parqué de père en fils dans ton hameau, sans autre enseignement que le prône du dimanche, l’esprit raccorni par la misère, depuis des siècles tu n’as pas plus changé que ta maison. Tu es né vieux, mais immortel. Tu es né à l’âge où l’on abandonne les vastes espoirs et les vains projets. Tu représentes, de notre peuple, la force résistante dont la pire misère n’aura point raison. Plus le sol est aride, et plus tu t’y incrustes. Plus le fardeau est lourd, et plus tu t’arc-boutes, sans songer à le rejeter d’un coup de reins. Tu ne sais pas que l’on s’occupe de t’en débarrasser. S’il faut te le répéter, je crois que tu ne le souhaites pas. Quand ce sera fait, tu t’assoiras au bord de ton champ, gêné d’une liberté dont tu ne sauras que faire, les mains soudain plus lourdes de n’être plus chargées de chaînes, l’âme chavirée d’entendre, dans le lointain, les coups de feu répondre aux coups sourds du tocsin, et la flûte moqueuse du Ça ira se marier aux trompettes ardentes qui sonnent la révolte.


VI

Un grand écrivain a dit d’un de ses maîtres, dans le château natal duquel il avait passé toute une nuit sans dormir :

— J’ai pensé à cet homme qui a commencé là, et qui a rempli un demi-siècle du tapage de sa douleur.

J’ai pensé à toi dont la vie commença et finit dans ce pays, dont la tombe même, à cette heure, ne se différencie des autres que pour moi. J’ai pensé à toi qui n’as point demandé que l’on t’ensevelît dans le roc, la tête tournée vers un Océan que tu ne connaissais pas, et qui reposes ici, la tête tournée vers la grande croix de fer, et vers l’église.

Je n’avais rien, en ce moment, d’un de ces jeunes hommes romantiques qui, parmi les ombres ou sous l’éclatant clair de lune, se drapent dans le manteau mouvant de leur mélancolie. Mes pieds étaient comme tellement enracinés — pour quelques minutes et sans doute pour toujours — dans cette terre dont maintenant tu fais partie, que je n’éprouvais le besoin ni de m’agenouiller, ni même de me découvrir. Je ne te faisais pas une visite de cérémonie : j’étais ici chez moi.

Ceux qui dorment là, dans le vieux cimetière de simples sépultures, et dans le cimetière neuf des caveaux de famille, je les ai presque tous connus. Certes, je n’aurais qu’à m’approcher de certaines pierres tombales à moitié cachées par le lierre et les hautes herbes, et depuis plus d’un siècle rongées par la pluie, pour y lire des dates de naissances qui remontent à 1750, à 1763, à 1768. Mais ces chiffres mêmes sont gravés au-dessous de noms qui me sont familiers et qu’ici l’on prononce encore chaque jour. Quant aux autres qui t’ont précédé là de quelques années même, je peux dire que je les ai tous connus. Ce ne sont pas eux que je viens voir ; mais, comme ils t’entourent, en même temps qu’à toi je leur rends visite. Ici je suis à la fois chez moi et chez toi.

Il y a des petits qui, depuis, ont été relevés et dont les cendres n’ont jamais dû tenir beaucoup de place. Avec eux j’ai esquissé mes premiers pas dans nos petites rues et joué mes premiers jeux à l’ombre des murs ou des arbres. La mort leur a fait signe de bonne heure. J’ai dû assister à leur enterrement. On me mettait des gants noirs qui me piquaient les doigts. J’étais trop jeune encore pour sentir des larmes me piquer les yeux. Et ils sont venus prendre rang ici, pour le jour de la résurrection dans la vallée de Josaphat.

Il y a là des gamins et des gamines de douze ans qui ont été relevés, et dont les cendres tenaient peut-être un peu plus de place. J’allais à l’école avec eux. Elles, je ne les fréquentais pas, mais je les connaissais. La vie déjà leur avait fait des promesses qu’elle n’a point tenues. Mais la mort leur a fait un signe auquel ils ont dû obéir. J’ai assisté à leur enterrement. J’étais enfant de chœur. Je portais la croix ou balançais l’encensoir. Derrière le manche de la croix j’aurais voulu pouvoir me dissimuler pour que l’on n’aperçut pas mon visage. Je m’efforçais de balancer l’encensoir en ayant l’air de ne penser à rien. Et ils venaient prendre rang ici, pour le jour de la résurrection dans la vallée de Josaphat.

Il y a là des jeunes gens et des jeunes filles qui sont morts à vingt ans, d’accidents ou de maladies de poitrine. J’étais loin d’ici quand ils se sont courbés en gémissant sous le poids de la mort, mais je les connaissais tous par leur nom, par leur prénom, par un sobriquet. La vie leur avait fait des promesses qu’elle n’a pas toutes tenues. Au premier coup de faux qu’ils ont donné dans la moisson des joies humaines, ils se sont affaissés sans forces sur le sillon. Il a fallu qu’on les transportât au champ du repos éternel, où ils ont pris rang pour le jour de la résurrection dans la vallée de Josaphat.

Il y a là des hommes et des femmes de quarante ans qui sont morts d’accidents ou de maladies. Ils avaient déjà fondé une famille. Pour eux le soleil des premiers bonheurs s’était couché. Dans l’affaissement des passions, ils attendaient que le clair de lune de la vieillesse épandît sur eux sa paix et sa sérénité. Ils espéraient dans le repos des longs jours près des tisons, lorsque le vent d’hiver passe à toute vitesse comme un cheval échappé dont les naseaux fument, et tape des sabots contre les portes qui tremblent mais résistent. Leur destinée était de se reposer ici, où ils ont pris rang pour le jour de la résurrection dans la vallée de Josaphat.

Il y a là de ces vieux et de ces vieilles qui à partir de soixante ans n’avaient plus d’âge, et qui n’apercevaient pas à l’horizon l’aube du jour où ils pourraient cesser de travailler. Les hameaux, les villages, la petite ville s’étaient habitués à leur va-et-vient, même lorsqu’ils marchaient avec le fraternel appui de deux bâtons noueux comme eux. La mort leur a fait signe en temps voulu. Mais, comme les jeunes gens, comme les jeunes filles, ils n’ont répondu que par un gémissement à son appel. Et ils sont venus ici prendre rang, pour le jour de la résurrection dans la vallée de Josaphat.

Sans doute pourrais-je dire qu’absorbé dans une muette douleur je restai longtemps yeux baissés, comme quelqu’un qui songe. Mais non. Je n’ai pas regardé que ta tombe.

Je les ai toutes vues, soudées d’en dessous les unes aux autres comme les alvéoles d’une ruche, et de dessus, toutes également visitées par la lune. J’ai revu celle de ton père et de ta mère, que je n’ai connus que courbés par la vieillesse, lorsque j’étais encore petit : ils t’ont précédé là, comme tu m’y précèdes. Je les ai revus un instant dans leur maison couverte de chaume ; ils avaient une grande cour où l’herbe poussait abondante, et un jardin dans lequel, bien des étés avant celui-ci, l’on avait tué deux serpents qui sifflaient. Je les ai revus vieillis, mais s’accrochant à la vie comme des naufragés se cramponnent au bateau.

J’ai revu les tombes de tous ceux qu’ensemble nous avons enterrés quand nous étions, toi sacristain, moi enfant de chœur. Trente années de suite tu les as conduits à leur suprême demeure. Tu disais familièrement :

— Quand on est couché là-haut, on est bien tranquille.

Tu t’étais habitué à regarder la mort en face. Mais peut-être, malgré tout, crierait-on d’épouvante si on la voyait, si on la sentait au moment précis où elle se dresse, où elle vous frappe.


VII

C’est ici le lieu de rendez-vous de la douleur. C’est ici que le prêtre asperge le cercueil sur lequel on n’a pas encore jeté la première pelletée de terre, que les femmes ont des convulsions, que les hommes pleurent silencieusement, que les enfants crient, les uns : Mon papa ! les autres : Ma maman !

C’est ici, au-dessus de notre petite ville, le carrefour où aboutissent toutes les routes de la vie, celles que l’on brûle sur des voitures rapides aussi bien que le chemin creusé d’ornières où le vieux s’attelle à la charrette pour aider son âne à la hisser jusqu’au haut de la côte.

C’est ici seulement que se rencontrent les générations, jusqu’au jour où elles se trouveront réunies, revivifiées, dans la vallée de Josaphat. Leurs cendres sont confondues en une fine poussière qui fait cause commune avec la terre d’où nous tirons notre origine. Et leurs traditions, parmi ce clair de lune diffus, brillent d’un éclat précis, comme la lucarne d’une ferme sous le soleil d’août, à deux heures de l’après-midi. Où furent-ils ensevelis, les hommes de ces temps anciens où saint Germain d’Auxerre, lorsqu’il traversa notre pays, fit des ours une grande destruction et chassa les démons qui le suppliaient ? Eux-mêmes, nos ancêtres, devaient les apercevoir, avec leurs cornes, embusqués derrière les chênes et tapis dans les buissons. Toi-même me parlas souvent du démon que tu voyais siégeant à l’entrée de l’enfer, armé de sa fourche à trois dents.

Où furent-ils ensevelis, ces serfs du moyen âge qui, vêtus de peaux de bêtes, se terraient à la tombée de la nuit dans leurs misérables huttes et peut-être parmi les rochers que l’on trouve dans nos bois ?

Où furent-ils ensevelis, ces humbles artisans dont il ne subsiste point trace dans l’histoire ? Et ces petits marchands pour qui leur comptoir était l’axe de la vie de l’univers ?

Un peu partout, sans doute, mais, les derniers, surtout autour de la vieille église disparue. Je devine qu’il y a de leurs cendres mêlées à l’humus des bois, à la terre des champs, au sol des routes. Pour les revoir, je ne veux pas attendre qu’éclate la trompette de l’Archange.

Je ne regarde pas que les tombes. J’aperçois quelques maisons de la petite ville dont les humbles toits de paille, d’ardoises ou de tuiles sous le clair de lune ne se différencient plus.

Je ne regarde pas que ces maisons. Mes yeux retrouvent l’immense plaine avec ses bois confus, avec ses villages qu’il faut avoir vus bien des fois pour les reconnaître. Ceci qui luit sous la lune, est-ce l’étang de Vaurins, un des toits d’ardoises de Marné ? Je sais que c’est l’étang. Les fermes, les villages, je les devine tous, ceux de la plaine, ceux des bois, avec leurs chaumières à fenêtres sans rideaux et leurs granges dont les aires sont plus propres que les carreaux des chaumières, avec leurs ruelles sales et leurs champs soigneusement entretenus ; je les devine tous, dispersés autour de la petite ville ; et, ce soir, tous pour moi rayonnent mystérieusement vers le cimetière.

Et cette plaine, que bornent des montagnes et le ciel, devient soudain pour moi comme une autre vallée de Josaphat. Je n’ai pas besoin de crier le Surgite, mortui ! Il me semble qu’ils se lèvent d’eux-mêmes, ceux qui n’ont jamais eu de sépulture, ceux qu’autrefois on enterrait au hasard, ceux de l’ancien cimetière qui entourait l’ancienne église, ceux du nouveau qui fait face au porche de l’église neuve. Tu te lèves comme eux. Vous formez une masse confuse de générations rapprochées. Vous êtes le raccourci de l’histoire de quinze siècles de notre peuple. Vous vous soutenez, comme vos maisons dans la petite ville, comme vos chaumières dans les villages sont liées par la poutre faîtière. Vous vous êtes transmis de main en main, comme le véritable flambeau de la vie, le sentiment de l’ordre, du travail, de la probité, et la croyance en Dieu. Je vous vois tous, portant les instruments nécessaires à la culture des jardins et des champs. Religieux, vous l’étiez tout naturellement, d’une religion qui n’était pas pure de tout alliage, mais qui remplissait de certitude vos âmes simples et vous aidait à supporter les misères d’ici-bas. Il y a eu parmi vous des saints du travail, comme il y en eut de la prière. Vous êtes la vieille France en sabots, en bras de chemise, en cotillons courts ; la vieille France qui a peiné pendant des siècles sans se plaindre, la vieille France des artisans probes et des « ahaniers » soumis ; la vieille France qui allait puiser de l’eau aux fontaines des prés, aux sources dans les bois, qui ne brûlait dans ses cheminées que du bois de ses arbres ; la vieille France qui ne travaillait que pour économiser, et n’économisait que pour avoir la force de travailler plus longtemps. Elle se contentait de son sort. Et c’était d’elle que tu avais hérité l’esprit de soumission.

Je me garderai d’exalter l’indifférence, aussi bien que de mépriser l’enthousiasme de voir et le désir d’apprendre. Mais je ne puis me retenir d’aimer ta certitude. Tu devais penser que, si loin que tu ailles, si avant que tu descendes, tu n’épuiserais le monde ni dans son étendue, ni dans sa profondeur ; qu’il est beau d’essayer de se répandre en tous sens, mais qu’il vaut mieux connaître la mesure de ses forces pour les appliquer à une tâche appropriée ; qu’il faut, pour atteindre un but, ne le placer ni trop loin ni trop haut ; que, si partir est bon pour les uns, rester est meilleur pour les autres. Ceux-ci pour se trouver doivent aller se chercher très loin, comme s’ils ne pouvaient sentir leur âme que souffrante et s’épanouir qu’en se contractant. Ceux-là ne se connaissent qu’en restant en contact avec la terre natale : si la vie les en arrache, ils en gardent pourtant l’image ineffaçable. Si, comme elle a fait pour toi, elle les y ramène pour toujours vers la trentaine, rien ne peut plus les ébranler. C’est ainsi qu’on voit dans les villages et dans les petites villes des existences solidement assises que ne troublent ni les cris de fête, ni les clameurs révolutionnaires des grandes cités.

Ces réflexions, je ne prétends pas que tu te les sois toutes formulées de cette manière, mais je sais que tu les portais en toi-même.


VIII

Toute ta vie m’est apparue dans la grandeur de sa simplicité. J’en ai fait la découverte par cette nuit de clair de lune sur les champs moissonnés à ras de sillons. Je l’ai vue devant moi, droite, inébranlable dans sa fermeté, forte au point de résister à tous les assauts de la moquerie, belle à pouvoir conquérir tous les cœurs.

Tu étais né dans ce Morvan qu’un de ses fils décrivait en des phrases rugueuses comme son pays même :

« C’est un terroir aréneux et pierreux, en partie couvert de bois, genêts, ronces, fougères et autres méchantes épines, où on ne laboure les terres que de six à sept ans l’un ; encore ne rapportent-elles que du seigle, de l’avoine et du blé noir pour environ la moitié de l‘année de leurs habitants qui, sans la nourriture du bétail, le flottage et la coupe des bois, auraient beaucoup de peine à subsister. Tout ce qui s’appelle bas peuple ne vit que de pain d’orge et d’avoine mêlées dont ils n’ôtent même pas le son, ce qui fait qu’il y a tel pain qu’on peut lever par les pailles d’avoine dont il est mêlé. Ils se nourrissent encore de mauvais fruits, la plupart sauvages, et de quelque peu d’herbes potagères de leurs jardins, cuites à l’eau, avec un peu d’huile de noix ou de navette, le plus souvent sans ou avec très peu de sel. Il n’y a que les plus aisés qui mangent du pain de seigle mêlé d’orge et de froment. »

C’est de ce « bas peuple » que par ton intermédiaire je descends. Car un peu moins de deux siècles après, à l’époque où tu naquis, alors que Louis-Philippe Ier régnait sur la France, les choses n’avaient pas tellement changé que l’on ne pût écrire :

« Les Morvandiaux, hommes et femmes, sont en tout temps chaussés en sabots ; ils les font fabriquer chez eux à bon compte avec un pied de verne ou de bouleau qu’ils achètent rarement : ils aiment mieux le couper en maraude dans la forêt voisine. Leur sobriété est extrême. Le matin, la soupe assaisonnée avec un peu d’huile de navette ou un filet de lard. On n’y emploie pas le beurre, la majeure partie du lait étant réservée pour la nourriture des veaux. À midi, on mange du pain avec des pommes de terre en purée, ou des haricots verts ou secs, ou bien un gâteau de blé noir, ou de la picoulée, sorte de bouillie d’avoine. Les plus misérables, sont réduits à manger leur morceau de pain sec. Le soir, la soupe encore et des pommes de terre au naturel et à discrétion. »

Ce fut là ta nourriture tout le temps que tu vécus avec tes parents et qu’ils exploitèrent leur ferme entourée de terrains ingrats. Que de fois tu m’as parlé de tes années d’enfance ! Non pas, certes, en me donnant beaucoup de détails. Mais, pour qu’elles ressurgissent dans leur âpreté pittoresque, il me suffit de me rappeler quelques mots de toi, pareils à ces flammes claires montant d’un feu de broussailles allumé par un berger devant un rideau de bois que la brume de novembre semble vouloir effacer.

Vous étiez cinq frères, dont aucun n’était préféré aux quatre autres : toujours affairée, votre mère n’avait le temps ni de vous embrasser ni de vous battre. Sommairement vêtus, en toute saison vous portiez des sabots ferrés, parce que les clous s’usent moins vite que le bois. Il n’y avait pas de domestiques. En toute saison également il fallait que tout le monde fut levé de bonne heure. C’était la famille qui peine, héritière des serfs du haut moyen âge, puis de Jacques Bonhomme, depuis le père âgé de quarante ans jusqu’au plus petit des gamins qui n’a pas encore cinq ans, dans l’espérance de pouvoir se reposer un peu avant de mourir, ou simplement parce que l’homme a été fait pour travailler la terre. Parfois, la Saint-Martin venue, il était dur de payer le montant du fermage à l’abbé Petitier, le propriétaire. Vous ne mangiez un peu de viande que lors des grandes fêtes. Vous ignoriez l’existence de la vigne. Vous n’aviez que du pain de seigle mélangé de pommes de terre. Le froment était bon pour les riches : ton père le vendait. Je vous vois rassemblés tous les sept les soirs d’hiver, à l’époque où Louis-Philippe Ier régnait sur la France, et où l’on signalait des bandes de loups dans les bois. Je vois votre ferme qui certainement ressemblait à celles que l’on décrivit comme il suit :

« Les habitations du laboureur et du manœuvre et celles des petits fermiers sont toutes construites en pierre de granit ; mais les toits sont couverts en paille, et les chambres pavées avec un dallage grossier. Les pignons sont souvent adossés à des buttes de terre pour y chercher un abri contre les vents, au risque à peu près certain d’y trouver de l’humidité. Les gouttereaux s’arrêtent au niveau des planchers sans aucun renchaussement ; de sorte que les greniers et les chaffauds, placés sous un angle trop aigu, ne laissent presque point d’espace pour le logement des grains et des fourrages.

« Pour entrer dans les maisons, il arrive plus souvent de descendre une marche que de la monter. Les habitations sont mal aérées. Excepté chez les particuliers qui jouissent de quelque aisance et qui se donnent une fenêtre ou deux, la chambre n’est éclairée que par une seule croisée partagée en quatre petits carreaux sur un châssis dormant. S’il fume, on laisse la porte ouverte, et l’hiver on gèle au coin du feu.

« Les granges, les écuries, les toitons, tout est ordinairement contigu et de plain-pied avec la maison. Souvent une porte d’intérieur fait communiquer la maison avec l’étable. Dans les habitations les plus misérables du haut Morvan, il n’est pas rare de voir la volaille se jucher sur une claie suspendue dans la chambre à coucher, et le coq qui chante le réveil perche sur le ciel du lit.

« Le mobilier, dans chaque maison, est réduit au contingent le plus exigu. Chaque coucher se compose d’un châlit, avec une paillasse et une toile renfermant la plume des oies et des canes qu’on dépouille à cet effet deux fois par an de leur duvet ; un traversin, avec une manière d’oreiller, une couverture de poulangis grossier, et des rideaux de bouege ou de grosse serge de couleur verte ou jaune, qui entourent le lit carrément : c’est un abri contre le froid et une sorte de cabinet de toilette pour les femmes quand il y a plusieurs ménages dans la même chambre. Au pied du lit est ordinairement une armoire, et plus souvent un coffre pour mettre le linge et les hardes : genre de meubles qui oblige à culbuter tout ce qui est dessus pour atteindre ce qui est au fond ; une mêt pour la panification ; deux perches suspendues au plafond par des cordes pour recevoir les pains et les y tenir à l’abri des rats ; un dressoir, composé de trois ou quatre rayons de bois, porte la vaisselle et sert à étaler des plats et assiettes de faïence grossièrement coloriée ; au milieu de la chambre principale est, en permanence, une table longue pour manger, et, parallèlement, un banc de chaque côté, avec deux ou trois chaises près du feu où, pour chenets, il n’y a souvent que deux pierres plates ; et, dans les coins du foyer, un ou deux escabeaux formés avec les débris d’un joug brisé, pour asseoir les petits enfants. La bassie est ordinairement dans un coin de la chambre. Sur fa pierre supérieure on place une cruche à l’eau en grès avec un seau et une casse en cuivre jaune dont tout le monde se sert pour boire ; au-dessous est la pierre à laver, avec un trou pour laisser écouler les eaux, sales plutôt que grasses, dont l’issue, souvent près de la porte, tombe dans une auge en bois, pour en faire profiter les porcs, familiers de la maison. »

C’est dans une de ces maisons que tu naquis et vécus tes premières années. Il me semble qu’il y devait faire chaud, l’hiver, même quand la porte était ouverte à cause de la fumée. Il me semble que le vent devait souffler plus fort qu’aujourd’hui, la neige rester plus longtemps sur les prés et dans les sentiers. Il me semble que les paroles prononcées sous le manteau de la vaste cheminée devaient être chargées de plus de sens et de plus de mystère. Il me semble que les vieilles légendes devaient être alors beaucoup plus vieilles qu’elles ne le sont aujourd’hui.


IX

Vous alliez « en champs ». Vous meniez paître vaches, cochons et moutons. Le plus jeune était chargé des oies, mais il avait peur du jars quand celui-ci, le cou tendu raide, se mettait à siffler. Dans un bissac, pour votre repas de midi, vous emportiez du pain noir, du fromage, des noix sèches. Parfois, à force de taper sur un morceau de silex avec le dos de la lame de votre unique couteau, vous réussissiez à allumer du feu : c’était pour vous un motif de légitime fierté. C’était à votre intention que l’été garnissait les ronces de mures juteuses, que l’automne piquait à la pointe des épines des haies les prunelles violettes et acides. Aux approches de l’hiver nèfles et châtaignes vous étaient d’un précieux recours. Au printemps vous cherchiez les nids. Vous étiez cinq qui, chaque matin, s’en allaient du nid où chaque crépuscule les ramenait.

La nourriture intellectuelle, vous n’en aviez cure, et personne ne s’en préoccupait pour vous. Votre père ne savait pas lire, votre mère non plus. Vous enfermer entre les quatre murs d’une école qu’aucune loi ne vous obligeait à fréquenter eût pesé lourd à vos épaules. Vous étiez lâchés en pleine campagne sauvage encore ignorée des touristes comme de jeunes animaux qui, ne pensant même pas que la vie mérite d’être vécue, se contentent de vivre. Vous étiez isolés du reste du monde. Point de chemins de fer. Pour trouver la diligence à Lormes, il fallait faire trois bonnes lieues. Et pourquoi l’y aller chercher ? Vous sept, et ceux des fermes voisines, et ceux des hameaux d’alentour, et ceux de la commune de Brassy, rien ne tendait à vous attirer hors de votre pays. Quelques nourrices seulement s’en allaient à Paris. Et tu me racontais l’histoire du grand Pierre qui, ayant été y retrouver sa femme et ayant couché dans une chambre où tictaquait une pendule, s’était levé vers minuit ; agacé, la prenant pour une souris grignotante, il l’avait réduite en miettes d’un solide coup de bâton bien appliqué quoique au juger dans les ténèbres. Et il s’était bien promis de ne plus jamais retourner voir sa femme à Paris.

Tu riais quand tu me racontais et cette histoire et d’autres ; et tu ne manquais point d’ajouter :

— Non ! Jamais ! Jamais !…

Ce qui signifiait pour toi, et pour moi qui te voyais et t’entendais :

— Jamais sous la voûte des cieux on n’a vu pareille chose !

Mais comment dirai-je ? Il y avait dans ton rire infiniment plus d’admiration que de moquerie. Il semblait que tu te fusses senti le frère — ou le fils, — du grand Pierre de la Montée Ces « pauvres laboureurs » des trente premières années du xixe siècle, c’étaient de solides et rasés paysans qui devinaient l’heure à la position du soleil, de la lune et des étoiles. Ils ne concevaient point d’irréalisables désirs. S’il leur arrivait d’entendre une pendule, ils la brisaient. Le superflu ne leur était pas nécessaire. Chez eux, c’était moins ignorance que dédain. Et tu estimais qu’ils avaient choisi la meilleure part.

La vie pour les fermiers avait beau être dure en Morvan sous Louis-Philippe Ier : à force d’économiser liard par liard, un jour arrivait où écus et pistoles sonnaient clair dans le bas de laine. Et parce qu’on voulait les faire fructifier tel était fermier la veille qui, le lendemain ouvrait auberge sur une route où, dimanches et jours de foire, les paysans allaient et venaient. Ce fut à quoi se résolut ton père. Et l’on vit, au pignon de l’une des dernières maisons de la route de Lormes à Brassy, se balancer au gré du vent cette branche de genévrier qu’on appelle « bouchon ».


X

Pour vous, venir à Lormes c’était vous rapprocher de la grande vie de l’univers. Vous alliez vivre au chef-lieu du canton dont Brassy n’est qu’une des communes. Lormes avait une population de trois mille âmes, et deux écoles pour les garçons. On vous envoya dans celle que dirigeaient les Frères de la Doctrine Chrétienne. Il n’y a pas besoin de cinq gamins pour faire marcher une auberge. Pour y arriver, vous aviez près d’un kilomètre à franchir, et vous emportiez votre goûter de midi, comme quand vous alliez « en champs ». Le menu était resté le même.

Tu m’as parlé du frère Saint-Dié qui vous donnait des coups de tabatière sur la tête et de règle sur les doigts quand vous vous dissipiez, ou que vous ne saviez pas vos leçons.

Vous alliez au catéchisme dans la vieille église qu’on eut si grand tort de remplacer par une neuve. Elle était devenue trop petite, dit-on, pour contenir tous les fidèles. Mais elle était restée assez grande pour contenir et pour illustrer les souvenirs de huit siècles. Je m’en voudrais de ne pas transcrire ici, en épitaphe, ces lignes qui lui ont été consacrées :

« L’église par sa seule position au sommet de la montagne de Saint-Alban, ainsi nommée de l’illustre martyr auquel elle est dédiée, est d’un accès difficile et incommode en hiver. Elle se compose de deux parties bien distinctes par le genre d’architecture. La nef, avec ses deux bas-côtés étroits, ses piliers massifs et grossiers, sa tour basse et lourde, ses deux portes en plein cintre, annonce au premier coup d’œil une construction du commencement du xiie siècle. Le chœur, terminé par un large pignon percé de trois fenêtres symboliques, est séparé des bas-côtés par des piliers cylindriques et sans chapiteaux, au sommet desquels naissent des nervures prismatiques : il date du xvie. Les deux chapelles du Sud, dont Tune est dédiée à la sainte Vierge et l’autre à saint Nicolas, sont de la même époque ; celle du Nord ne fut fondée qu’en 1620. Le maître-autel, tiré de l’ancienne Chartreuse du Val-Saint-Georges, est un assez beau morceau de sculpture. »

Mais vous ne vous désintéressiez pas des travaux de la campagne. Une auberge est une maison où l’on vient boire moyennant finances ; seulement, les bénéfices ne suffiraient pas à faire vivre l’aubergiste. Et vous possédiez, aux environs, des prés et des champs qu’il fallait labourer, ensemencer, faucher et moissonner. Il fallait aussi rentrer les récoltes de foin, et de blé, et de pommes de terre. Il y avait la grange, la cour verte d’herbe, et l’écurie où les jours de foire la clientèle remisait ses voitures, ses charrettes et ses ânes. De plus, vous éleviez des cochons, des poules et des canards, et il y avait près de l’écurie une petite mare où ils allaient tous, à l’exception des poules bien entendu, se vautrer et barboter. Il vous arriva plus d’une fois de rentrer de l’école et d’avoir à peine le temps de déposer vos livres — les mêmes servaient pour vous cinq : c’était déjà bien beau que l’on vous fît instruire un peu. — pour aller aider votre père dans ses prés et dans ses champs. Il n’était pas commode. Il bougonnait toujours. Je l’ai connu. Il ne parlait pas de son grand-père qu’il avait dû connaître, et qui sans doute était né à l’époque où Louis XIV régnait sur la France.

Le lendemain matin vous ne saviez pas vos leçons. Le frère Saint-Dié avait alors le choix entre la tabatière et la règle.

J’ai beau chercher à me représenter l’enfant que tu étais alors. Je ne te vois te distinguant de tes frères et de tes camarades ni par des manières différentes, ni par des succès scolaires. Déjà ta destinée était de passer inaperçu de ceux qui ont des yeux pour ne point voir. Tu y aidas plus d’une fois toi-même par ton effacement volontaire, étant un de ces milliards d’épis, anonymes dans l’histoire, qui ne poussent que pour être fauchés un jour par la mort. C’est seulement lorsque la meule écrase leurs grains qu’on se rend compte qu’ils donnent beaucoup plus qu’ils n’avaient reçu.


XI

À douze ans tu fus comme tout le monde, je veux dire : comme tous ceux qui ne continuent pas jusqu’à la minute de leur mort de dormir dans le berceau des richesses acquises par leurs ancêtres, comme tous ceux qui s’arrachent à leur famille pour chercher ailleurs fortune c’est-à-dire de quoi ne pas mourir de faim. Fils d’un petit fermier — d’un humble métayer, dirais-je, si ce mot était usité dans nos pays, — devenu pauvre aubergiste, que pouvais-tu devenir toi-même, sinon le domestique des autres ? Tu continuais les serfs du haut moyen âge et, un peu plus près de nous, Jacques Bonhomme. Mais tu avais aussi commencé de vivre au temps où Louis-Philippe régnait sur la France. Et Jacques Bonhomme, lui, commençait à penser que la domesticité pouvait « rapporter » à ses fils plus d’argent que le travail de la terre. C’est ainsi que, depuis, nos pays sont devenus de véritables pépinières de valets et de femmes de chambre. Certainement, il en faut. Ils reviennent vivre chez nous en rentiers, et ils veulent imiter les manières distinguées de leurs anciens maîtres. Quand je me moquais d’eux, tu ne me comprenais pas, sachant qu’il y a place sur la terre pour tout le monde, et qu’il faut que tous les métiers soient exercés.

Vous n’aviez pas perdu de vue votre ancien maître, l’abbé Petitier. Il était curé de Sougy, par là-bas, quelque part, très loin de Lormes bien que ce fût dans la Nièvre, « du côté de Nevers ». Il avait besoin d’un petit domestique. Tu fus à sa disposition.

Il y a là des paysages qui ne ressemblent guère aux nôtres : d’immenses prés, des saules à l’infini, les rivages de la Loire qui ne sont que des bancs de sable parsemés de bouquets d’arbustes maigres. Tu étais loin de nos petits étangs, et de nos grands bois, et de nos chênes puissants, et de nos durs foyards. Là, tu vécus des années, soumis et patient, très peu payé, mais nourri et ne coûtant pas un liard à tes parents : eux et toi, vous n’en demandiez pas plus. Tu dus apprendre à servir la messe. Il te fallut savoir par cœur les répons en latin : tu y réussis, à force de volonté. Tu soignais le cheval, nettoyais la voiture, et t’occupais du jardin et de la basse-cour. Le curé Petitier ne te donnait ni coups de tabatière, ni coups de règle.

À dix-huit ans, tu crus pouvoir prétendre à de plus hautes destinées, et t’en allas vraiment chercher fortune, cette fois, à Paris. Tes moyens ne te permettaient pas de rester indéfiniment à ne gagner à peu près que ta nourriture. Pour toi, Paris ce fut Vincennes. Tes occupations consistaient à frotter les couteaux dans un hôtel où prenaient pension des officiers d’artillerie. Le soir, ta besogne accomplie, au lieu d’aller te promener tu gagnais ta mansarde où tu lisais, à la clarté d’une bougie collée sur la table en bois blanc. De toutes tes lectures, tu ne te rappelais plus que certaines figures et quelques passages des Misérables : Jean Valjean, l’évêque Myriel, Waterloo. Ni Fantine, ni Cosette, ni Marius n’avaient frappé ton imagination ni ton cœur. Même aux environs de ta vingtième aimée tu n’étais pas un sentimental. Déjà tu faisais des économies que tu déposais à la caisse d’épargne. Tes heures de liberté, tu les employais à découvrir Paris qui t’émerveillait. Tu allais aussi voir tes frères qui l’un après l’autre y étaient venus : la famille que naguère vous formiez, qui se réunissait le soir autour du feu, la rude vie l’avait pour toujours dispersée. Il était écrit que jamais plus vous ne vous retrouveriez tous les sept assemblés. Tes frères non plus ne prétendaient point à de magnifiques situations : l’aîné était sergent de ville, deux autres garçons de restaurant, le quatrième valet de chambre. Le métier de sergent de ville est excellent, à cause de la retraite assurée ; mais, ayant amené un bon numéro, tu n’avais pas fait ton service militaire.

Tu le fis « en 70 ». Je te vois sous les armes, soldat modèle et qui ne discutais point l’idée de patrie, puisque chez toi c’était un sentiment profond. Tu fus à Gravelotte et à toutes les batailles qui se livrèrent sous Metz. Tu me parlas des balles et des obus qui pleuvaient autour de vous et sur vous, des nuits à la belle étoile ou sous la tente, des étapes, de la cuisine vite faite et parfois plus vite eacore mangée. Tu n’eus même pas une écorchure. Fait prisonnier, tu fus emmené à Magdebourg. Là tu écrivis tes souvenirs de campagne sur un carnet de papier rugueux que j’ai tenu, jadis, plus d’une fois entre mes mains et que d’autres mains ont pour toujours égaré ; je ne me console pas de ne l’avoir point retrouvé. Des Prussiens, tu avais conservé la vision d’hommes à barbe jaune ou rousse, goinfres, et qui criaient à tout propos : Capout ! Tu croyais à l’Alsace-Lorraine comme à la patrie. Ta voix tremblait quand tu parlais des « Adieux de l’Alsace à la France » qu’après la guerre jouaient tous les orphéons, toutes les fanfares, toutes les musiques militaires, tous les orchestres :

France, à bientôt ! Car la sainte espérance
Emplit nos cœurs en te disant adieu.
En attendant l’heure de délivrance,
Pour l’avenir, nous allons prier Dieu.

Tu fus « délivré » avant l’Alsace. À Vincennes, tu retrouvas tes occupations. Deux ans après tu te mariais. À vous deux vous possédiez quelques économies. L’instant était venu de fonder une maison et une famille. Vous auriez pu rester l’un et l’autre à Vincennes ou chercher une place à Paris. Tu pouvais alors prétendre à devenir sergent de ville. Mais, héritier de toutes ces générations de « pauvres laboureurs », c’était la campagne seule qui te faisait signe. Pourtant tu ne trouvas pas tout de suite ton équilibre.


XII

Ma mère était née à Tour-de-Pré, un village de la commune de Provency, non loin d’Avallon. Elle aussi avait dû travailler de bonne heure. Leur chaumière, un peu différente d’aspect de celles de notre Morvan, n’en était ni plus riche, ni plus confortable. Bâtie en pierre friable et recouverte de paille, une seule fenêtre étroite l’éclairait. Ils étaient six, dont deux garçons et deux filles que les nécessités de la vie avaient eu vite fait d’éparpiller.

Dès l’âge de sept ans, elle avait été servante dans un moulin, aux appointements annuels de deux doubles de blé pour ses parents et, pour elle, d’une robe, d’un tablier et d’une paire de sabots. Elle ne les usait pas, marchant presque toujours pieds nus. Elle avait peur quand la nuit on renvoyait « quérir » dans les prés la jument qui, par bonheur, n’était pas méchante. Parfois le Serein gonflait et faisait tourner trop vite la roue du moulin. Elle avait peur aussi des revenants et des sorcières.

Elle avait ensuite été domestique à Avallon chez une dame veuve dont le fils, qui « étudiait pour être officier », la taquinait un peu ; mais elle était défendue par la bonne dame. Elle apprit à faire le marché. Elle apprit aussi à frotter les cuivres ; il n’y en avait pas dans la chaumière de Tour-de-Pré, ni même au moulin.

Puis elle aussi s’en était allée à Paris.

Vos destinées avaient été semblables, et vous étiez presque « pays ». Tu vins avec elle vivre à Tour-de-Pré. Ton premier soin fut de faire bâtir une maison. J’en ai sous les yeux, le coût détaillé de ta main. Tu la payas 1831 fr. 83. Les centimes n’ont pas été oubliés, parce qu’il faut avoir de l’ordre, et que tout de même il s’en fallait de trois sous seulement qu’il y eût à donner dix-huit cent trente-deux francs. C’est une somme. Mais pour ce prix tu avais ta maison. D’ailleurs, tu n’en profitas guère que trois ans. Et tu n’y vécus pas en rentier. Tu travaillais dans une fabrique de ciments de Vassy. Bientôt la poussière t’eut fait tousser. Puis la nostalgie te prit du Morvan. Dans ces pays plats plantés de vignes tu ne te trouvais pas chez toi. On sentait partout l’odeur forte de la pressure. À perte la maison fut vendue. Vos meubles furent chargés sur un chariot attelé de deux bœufs, et ce fut le retour au pays natal que depuis des années tu n’avais pas vu.

Je te vois découvrant, du dernier tournant de la route, l’église neuve. Le clocher de la vieille ne montait pas aussi haut dans le ciel, mais il me semble qu’il le touchait quand même de plus près.

Je te vois marchant derrière le chariot et rentrant, à l’âge de trente-quatre ans, dans ton pays que désormais tu ne devais plus quitter. Sous son apparente uniformité, ta vie avait été mouvementée. Pour ne s’être pas brisée sur de magnifiques écueils, pour n’avoir pas été poussée vers ces rivages classés où seules échouent les destinées illustres, elle n’en avait pas moins passé de vague en vague. Nos étangs ne sont pas comme la mer bouleversés par la tempête. J’ai vu le vent rider notre lac des Settons. Je l’ai vu aussi creuser l’Atlantique. À dater de ce jour ta vie rentrait à son port d’attache. L’ancre allait solidement mordre entre les rochers.

Je te vois marchant derrière le chariot qui portait toute votre fortune : quelques meubles, du linge, et des ustensiles de cuisine. Je ne dis pas que, voyageur lyrique, tu aies salué de la voix, ni du geste, ni même d’un battement de cœur, ton pays natal. Aurais-tu voulu le faire que tu avais trop la pudeur de tes émotions pour les exprimer, et même pour leur permettre de se développer au dedans de toi-même. Il n’y avait pas en toi de cercles concentriques.

Tu retrouvas ton père et ta mère. Il y avait pour vous deux de la place dans leur auberge. C’était une longue maison basse divisée en deux grandes pièces dont chacune avait sa porte sur la cour, sa cheminée et son lit. L’une servait de salle : l’autre fut à votre disposition.

Tout de suite tu te mis à chercher du travail. Tu en trouvas chez quelques commerçants et chez quelques bourgeois. Puis, le poste de sacristain étant devenu vacant, tu l’acceptas en 1880. Tu ne le quittas guère qu’un an avant de mourir. Trente années environ tu fus le serviteur de Dieu dans son église. Tu avais trouvé ta voie.

Il ne m’apparaît point qu’avant cette date tu aies été particulièrement attiré par la religion. Réservé, pacifique, tu l’étais ; pieux, je ne le crois pas. Je ne veux pas faire de toi un de ces saints dont de belles légendes nous ont conté les précoces extases. Ce fut seulement pas à pas que tu t’acheminas vers le plus haut sommet de perfection qu’il te fût donné d’atteindre. Tu ne volais pas comme avec des ailes. Tu marchais du pas traînant et un peu lourd de celui qui, dès l’aube de sa vie, a connu la fatigue.

Pour te rapprocher de l’église, tu louas, près des Promenades, cette maison où tu restas trente ans. Elle ne t’a jamais appartenu. Mais tu l’as faite tienne et nôtre. Encore aujourd’hui, je ne puis passer devant son seuil sans être tenté de le franchir : nous y avons laissé, moi plus que mon enfance, toi le meilleur de ta vie qui se trouva désormais partagée entre les jardins et l’église, entre le travail et la prière.




DEUXIÈME PARTIE

I

C’est dans une petite ville que nous vivons. Ceux qui ne savent pas diront que c’est un village parce que, de la place de la mairie, il suffit de marcher un quart d’heure dans la direction des quatre points cardinaux pour rencontrer partout des champs, des prés et des bois. Ils diront que c’est un village parce qu’on n’y voit point fumer d’usines, parce qu’on n’y trouve ni grands cafés, ni le plus petit théâtre. Ils diront que c’est un village parce que l’histoire de France nulle part n’en fait mention. Excusons-les. Nous savons, nous, que c’est une petite ville et cela nous suffit.

J’en atteste son conseil municipal et son hôtel de ville au fronton d’ordre ionique, sa brigade de gendarmerie et son juge de paix, ses receveurs de l’enregistrement et des contributions directes, ses notaires, ses médecins et ses pharmaciens, ses deux bureaux de tabac et ses cinq petits cafés où nous n’entrons pas, mais qui se passent de nous pour faire des recettes. J’en atteste son église et ses quatre écoles, ses douze foires et sa louée du lundi de la Pentecôte qui attirent à elle les populations des neuf communes dont elle est le centre en tant que chef-lieu de canton et des marchands de bœufs qui viennent de très loin. J’en atteste les routes où circulent les chariots chargés du bois et des grains qu’elle vend, les camions lourds des denrées qu’elle achète, les diligences qui parfois lui amènent des visiteurs. J’en atteste les poteaux plantés le long de ses routes que relient des fils de fer qui n’en finissent pas, et qui commencent Dieu sait où ! Je sais déjà que ce sont les poteaux du Télégraphe, qui servent à porter le poids des dépêches. Suis-moi. Contre l’un d’eux tu me verras appliquer mon oreille. Rien. Aucun bruit. Le Télégraphe dort. Regarde-moi. Tu me verras frapper violemment du pied contre le poteau, écouter, puis courir à toutes jambes : je suis sûr, maintenant, d’avoir réveillé le Télégraphe, ce mystérieux personnage, qui va se lever et me poursuivre pour me tirer les oreilles, si je ne lui échappe par une fuite précipitée. J’en atteste, enfin, sa grand’ rue, pavée, et sa place de l’hôtel-de-ville, qui ne l’est pas, toutes deux bordées de magasins et de boutiques où l’on trouve toutes les marchandises, ou presque, de l’univers.

Libre à eux, maintenant, de la traverser avec indifférence, et même avec dédain ! Libre à eux de fixer sur elle, comme sur toi, leur regard à monocle et de considérer ses habitants comme d’étranges indigènes ! Sans doute écriraient-ils volontiers, aujourd’hui encore : « J’approche d’une petite ville, et je suis déjà sur une hauteur d’où je la découvre. Elle est située à mi-côte, une rivière baigne ses murs et coule ensuite dans une belle prairie ; elle a une forêt épaisse qui la couvre des vents froids et de l’aquilon. Je la vois dans un jour si favorable que je compte ses tours et ses clochers : elle me paraît peinte sur le penchant de la colline. Je me récrie et je dis : « Quel plaisir de vivre sous un si beau ciel et dans ce séjour si délicieux ! » Je descends dans la ville où je n’ai pas couché deux nuits que je ressemble à ceux qui l’habitent ; j’en veux sortir. » Tu ne remarqueras point la finesse extrême de ce trait : « elle me paraît peinte sur le penchant de la colline. » Mais tu ne comprends ni ce mépris, ni cette hâte de partir. Qu’ont donc de si répugnant ceux qui vivent là ? Ah ! Sans doute, ils ne sont pas très instruits. Ils s’inquiètent peu des intrigues de la Cour et de la Ville. Ils ignorent qu’on représente des tragédies, qu’on prononce des Oraisons funèbres, qu’on peigne, qu’on sculpte, qu’on arrange, pour flatter les yeux du Roi, de magnifiques jardins. Sans doute, ils n’ont point ces belles manières qu’on cultive comme des fleurs rares. Mais comme on perd à ne point essayer de les comprendre, à vouloir partir tout de suite ! Qu’elle soit située à mi-côte, au milieu de la plaine, au sommet d’une montagne, c’est dans la petite ville qu’on peut le mieux surprendre les pulsations du pouls de notre pays. Ailleurs, il lui arrive d’être déréglé par de brusques accès de fièvre. Il bat, ici, avec la perpétuelle monotonie des balanciers de nos vieilles horloges qui jamais ne s’arrêtent.

Mais n’en est-il pas des petites villes comme de nous ? Les quelques-unes d’entre elles dont on connaisse les noms, n’est-ce pas au hasard qu’elles le doivent, soit qu’une réputation de ridicule s’attache à elles, — partout il faut des comiques et des pitres, — soit qu’une grande bataille ait été livrée non loin d’elles, soit qu’elles aient donné le jour à quelque homme célèbre à qui elles dressent, au bon endroit, une statue, soit qu’un monument classé leur attire des touristes ? Les autres, comme celle où nous vivons, c’est un petit point noir sur la carte. On ne s’occupe pas plus d’elles que de toi. Elles sont la France anonyme, comme toi le peuple anonyme. On les laisse dormir dans le silence et dans l’ombre, comme toi, sans rien soupçonner des richesses que vous recelez. Chaque famille y a son histoire, et chaque maison la sienne ; presque toujours, d’ailleurs, les deux se confondent. Et c’est de toutes ces histoires privées qu’est faite celle de la petite ville. Mais cela ne va pas plus loin, car ce n’est pas des histoires des petites villes qu’est faite l’histoire officielle de la France. Elles n’y apparaissent point, ou que si peu ! Nous ignorons s’il en pourrait être autrement, mais nous savons qu’elles existent et que, sans elles, l’histoire de la France ne serait pas ce qu’elle est. C’est bien d’elles, surtout, et de leurs habitants, que notre grand compatriote disait au grand Roi : « C’est encore la partie basse du peuple qui, par son travail et son commerce, et par ce qu’elle paie au roi, l’enrichit et tout son royaume ; c’est elle qui fournit tous les soldats et matelots de ses armées de terre et de mer, et grand nombre d’officiers, tous les marchands et petits officiers de judicature ; c’est elle qui exerce et qui remplit tous les arts et métiers ; c’est elle qui fait tout le commerce et les manufactures de ce royaume, qui fournit tous les laboureurs, vignerons et manœuvriers de la campagne ; qui garde et nourrit les bestiaux ; qui sème les blés et les recueille ; qui façonne les vignes et fait le vin ; et, pour achever de le dire en peu de mots, c’est elle qui fait tous les gros et menus ouvrages de la campagne et des villes. »

Regarde attentivement sur la carte, comme avec une loupe, chacun de ces points noirs. Si ton regard a la force des rayons du soleil, tu les verras, dans une brusque flambée, se dissocier pour se développer prodigieusement. Chacun de ces points noirs, ce sont plusieurs centaines de maisons groupées au bourg, plusieurs dizaines qui forment villages et hameaux. Ce sont des routes et des chemins, des rivières et des ruisseaux, des jardins et des champs, des landes et des bois. Tu verras, depuis des siècles, des dizaines de millions d’hommes et de femmes dont le travail aura été la seule gloire, depuis les âges où, dans nos forêts, les druides sacrifiaient sur les dolmens jusqu’à l’année où, sur l’autel neuf de notre église neuve, pour la première fois fut célébrée la messe. Tu verras, au Moyen Âge, notre petite ville, d’abord paroisse, puis obtenant sa charte de commune, s’entourer de fossés et de murailles flanquées de tours. Tu la verras lutter, comme ses sœurs inconnues, obstinée, patiente et forte. Tu la verras, peu d’années avant la grande révolution, avec ses maisons la plupart si mal bâties et si peu élevées que de la main tu peux facilement toucher le bord inférieur de leur toit. Et tu verras que, si en histoire elle n’est même pas un point noir, elle est pour nous, dans le temps et dans l’espace, à la fois le centre vers qui nous rayonnons, et notre point de départ, et notre point d’arrivée.

Ah ! Ils passeront à côté d’elle, méprisants parce qu’elle n’est pas célèbre. Mais, sa gloire, c’est justement de ne pas l’être, comme pour nous, nos titres de noblesse, c’est de n’en pas avoir. Elle et toi, à la fin des fins, vous vous imposez à l’attention parce que, trop longtemps, ils n’ont même pas soupçonné que vous puissiez mériter un regard distrait. Vous avez été les ouvriers de la première heure : que du moins à la douzième vous puissiez vous asseoir à la table du Père ! Parce que jamais vous n’avez réclamé votre salaire, qu’il vous soit enfin versé intégralement, sinon au centuple !


II

C’était une maison comme on en voit beaucoup dans les petites villes ; une maison d’ouvriers qui tient le milieu entre la chaumière du paysan et la demeure du bourgeois.

Son mur pignon fait face aux Promenades. Les premiers rayons du soleil levant sont pour lui. Par la rectangulaire petite lucarne d’aération ils pénétreraient comme des flèches si elle n’était ; aveuglée par un bouchon de paille. À mesure qu’il monte dans le ciel, le soleil rencontre la fenêtre et les carreaux de la porte vitrée. Et il descend jusqu’au vieux banc de grès sous lequel les poules se creusent des nids, et jusqu’au pied de cette vigne qui n’a jamais donné beaucoup de raisins : les guêpes même n’y trouvent pas leur vie. Les raisins sont trop durs.

À ceux qui veulent gratter leurs souliers ou leurs sabots, la maison présente en guise de décrottoir deux marches de granit à arêtes inusables que pourraient lui envier ces maisons plus fortunées que sont les monuments publics dans les grandes villes. Mais chez nous le granit serait pour rien, s’il ne fallait que tout le monde vive, les tailleurs de pierres comme les autres. Après avoir gratté tes sabots, tu ne frappes pas à la porte. Tu l’ouvres ou tu la pousses. Te voici chez toi.

La maison ne t’appartient pas, mais tu en paies le loyer à la date convenue : jamais un jour de retard. Un mois avant que passe le propriétaire, les six louis sont préparés dans le tiroir de gauche de l’armoire. Mais, sil n’oublie pas ses droits, le propriétaire connaît ses devoirs. Il ne vient qu’à la date convenue. C’est un petit homme trapu, à visage rasé, qui possède trois ou quatre maisons dans le quartier des Promenades. Il a une cinquantaine d’années et habite à quelques lieues d’ici dans une commune moins importante que notre petite ville. Il ne voyage qu’à pied, connaît les routes mètre par mètre de cailloux que cassent les cantonniers. Il connaît mieux encore, arbre par arbre et buisson par buisson, les chemins de traverse qui réduisent la longueur du trajet. Il arrive guêtré, la lanière de cuir de son bâton enroulée autour du poignet. Certaines maisons, il n’y entre qu’avec méfiance, devinant qu’on va lui parler maladies, chômage forcé, qu’on ne lui paiera que la moitié du terme. Il ne sait pas élever la voix, et certains de ses locataires ne l’ignorent pas. Il a beau tenir son bâton : certains de ses locataires savent qu’il ne s’en sert que pour s’aider à marcher. Mais, lorsqu’il gratte ses souliers sur la première, puis sur la deuxième pierre de notre seuil, son visage s’épanouit. Chez nous il n’y a ni maladies, ni chômage. C’est le matin. Tu travailles au dehors. Mais ma mère est là. Il n’a qu’à étendre le bras, et à laisser son reçu préparé. Ce n’est pas lui qui jamais te donnera congé. Les bons payeurs sont rares. Nous pourrons demeurer ici jusqu’au jour de notre mort : la maison nous appartient.

Voici les deux alcôves où, derrière les rideaux, les deux lits dorment tout le jour. Au-dessus de chacun d’eux un crucifix est accroché avec un bénitier et une branche de buis bénit. Ce sont deux lits de noyer verni. Vous avez chacun le vôtre.

À ta gauche voici, côte à côte, les deux armoires, la plus grande, sœur des lits, en noyer verni, la plus petite en bois plaqué d’acajou. Dans celle-ci sont suspendus pantalons et gilets de travail, et le pantalon noir et la redingote noire que tu revêts le dimanche et, quand il le faut, les jours de semaine pour un enterrement, pour un mariage. Dans celle-là ce sont les piles de linge toujours soigneusement lavé, reprisé, repassé. Il y a douze paires de draps : nous avons des nuits devant nous.

Voici, tout près des armoires, la table ronde, sœur des lits et de la grande armoire, en noyer verni. Les quatre coins d’un tapis tombent devant ses quatre pieds qu’ils cachent : ainsi c’est le tapis qui a l’air de la soutenir.

Voici les deux grands placards aménagés dans les murs profonds comme en ont seules les vieilles maisons des petites villes. Ouvre-les. Nous trouverons un peu de tout sur leurs rayons. Nous sentirons l’odeur des colonies de fourmis qui les envahissent ; mais nous finirons bien par les détruire. Ouvre-les, et il nous viendra par bouffées comme l’odeur de moisissure du passé. Qui avant nous vécut dans cette vieille maison ? Nous ne nous le demandons pas. Maintenant elle est à nous.

À ta droite voici la cheminée dont les jambages et la tablette sont de bois peint en noir. De chaque côté de la pendule ce sont les statues blanches de la Vierge et de saint Joseph, et des chandeliers dont nous ne nous servons pas, et la lampe à huile à qui les longs soirs, dès l’automne, redonnent périodiquement toute son importance, et des photographies anciennes et de récentes, et des vases à fleurs. Sans feu, la cheminée est si fraîche, en été ! Sur la plaque de fonte j’appuie avec délices la paume de mes mains. L’hiver, elle est indispensable : elle devient un personnage autour de qui l’on fait cercle pour l’entendre raconter ses histoires. Je l’aime ; accroupi devant elle, immobile et silencieux, j’écoute pétiller les étincelles et suinter les bûches. Par toutes ses langues de feu qui se dressent se recourbent, s’allongent, elle me parle.

La pendule, en marbre, fait beaucoup moins de bruit que les grandes horloges des autres maisons. Elle ressemble à une petite vieille qui trottinerait perpétuellement. On l’entend heurter, de son bâton, le bois de la cheminée. Elle n’a été mise au monde que pour marcher. Elle ne s’arrête jamais, que lorsqu’elle se sent trop fatiguée. Alors, pour qu’elle reparte avec une provision nouvelle de courage, tu la réconfortes, tu la remontes.

Flanqué de deux chaises de paille, un fauteuil couvert de velours rouge semble donner audience devant chacun des lits. La pièce est pavée de carreaux aussi soigneusement lavés chaque matin que l’est une fois par semaine le linge. Ils sont si propres et si luisants qu’ils ont l’air, eux aussi, d’être repassés.

À elle seule, cette pièce est pour mon enfance un univers qu’à mon intention tu aurais créé. Ces murs, ce n’est pas toi qui les as fait sortir de terre ni monter jusqu’à la hauteur où poutres, solives et plafond les réunissent pour nous mettre à l’abri du vent qui souffle horizontalement, de la pluie et de la neige qui obéissent à la verticale, sauf lorsqu’elles sont contrariées par le vent. Mais il ne les domine jamais au point de leur imposer sa propre direction, et elles ne restent pas tellement libres qu’elles puissent conserver la leur. Elles vont alors suivant une ligne oblique dont ne s’effraient ni les murs droits, ni le toit en pente douce. Tu n’es responsable de l’existence ni des murs, ni des plafonds, ni du toit. Mais ces meubles, mais ces mille objets dont chacun occupe la place qui lui fut assignée sur la cheminée, dans les armoires, dans les placards, sur la table, c’est à toi que les doit la maison. Ce sont eux qui lui donnent sa physionomie personnelle. Ils sont si nombreux que mon enfance ne se familiarise pas également avec tous. Ils sont si nécessaires qu’elle n’imagine pas qu’un seul d’entre eux puisse lui manquer. Ils sont si beaux dans leur utilité qu’ils semblent avoir été créés exprès pour nous, comme notre monde avec ses eaux, ses bois et ses jardins a été fait pour être le paradis terrestre de l’homme. Ici c’est toi qui es le maître. Tu entres avec tes sabots. Ils sont si lourds que je ne puis soulever les deux à la fois. Dans un seul, mes deux pieds tiendraient facilement.

Et il n’y a pas que cette pièce. Juste en face de la porte d’entrée et séparant les deux alcôves, voici un corridor étroit et court. Ceux qui entrent ici pour la première fois peuvent penser qu’il conduit à la cave. Mais nous savons que la cave est plus loin et qu’on trouve, après avoir suivi le corridor, une deuxième pièce qui est comme une autre maison. Deux vieux l’habitaient, que j’ai vus sans les voir, à l’époque où mes yeux s’ouvraient. On les appelait le père et la mère Louis. Je sais qu’ils étaient l’un et l’autre très vieux. Leur place eût été plutôt dans la chaumière enfumée d’un village ; mais, de cette pièce où ils vivaient, ils n’avaient pas eu de peine à faire comme une chaumière. Avec sa grande cheminée où deux pierres plates remplaçaient les chenets, ses quelques meubles anciens et ses murs non recouverts de papier, elle eût fait bonne figure auprès de la ferme de ton enfance. Les deux vieux s’en sont allés nous savons bien où : ils n’en reviendront pas. On a abattu la mince cloison de briques qui fermait le petit corridor. Nous nous sommes agrandis : nous avons loué la maison où vivaient le père et la mère Louis. Elle a sa porte et sa fenêtre percées dans le mur gouttereau qui regarde le sud-ouest : en été, le soleil ne les visite qu’à partir de dix heures du matin ; l’hiver c’est seulement en allant se coucher qu’il leur dit bonsoir. Ainsi nous avons deux demeures bien différentes, quoique abritées sous ce même toit ; celle de la ville, dirais-je, et celle du village à qui le séjour et le souvenir du père et de la mère Louis donnent un cachet d’ancienneté qui me la rend chère. Dirai-je encore que c’est elle que je préfère ? Elle sert de cuisine, de salle à manger, de buanderie les jours de lessive, et de chambre de débarras. Derrière un rideau sont accrochés des vêtements. D’être tout près de la cave ses murs suintent, et par larges plaques le plâtre gonfle et menace de tomber. Il y a au plafond des taches d’humidité et de fumée. En toute saison il y fait froid. L’hiver nous n’y allumons de feu que par les très grandes gelées : nous nous tenons dans la maison de ville.


III

Mais nous savons que les propriétaires sont honnêtes et qu’ils nous en donnent toujours pour notre argent. Le nôtre estime que, pour cent francs de lever annuel, nous avons droit à plus que ces deux pièces. Et c’est pourquoi nous sommes maîtres d’un grenier, d’une cave, de deux toits à poules et d’un toit à lapins, d’une fontaine, dune cour, d’un jardin et d’un champ.

Sur toute la longueur de îa maison, le grenier s’étend comme un monde où il fait obscur et chaud. Pour la chaleur, ce doit être parce qu’il est plus près du soleil, tant il me paraît inaccessible. Toi qui n’as peur de rien, tu y montes souvent. Les barreaux de l’échelle sont familiers à tes sabots. C’est de là-haut qu’après avoir jeté bottes de trèfle et de paille, bois de moule et fagots, tu descends dans un panier les oignons et les haricots qui ont séché sous les tuiles. Je t’écoute marcher. Tes pas tantôt font craquer le plafond, tantôt roulent sourdement comme le tonnerre des cieux.

Il y a peut-être plus d’un siècle que la cave fut creusée dans le roc. On y entre de plain-pied. La voûte en est cintrée comme celle d’une église. En été, le vin y est au frais. Dans la saison des pluies, une source, au fond, détrempe le sol battu et vient remplir, dehors, près de la porte, un creux taillé dans le roc où les poules boivent. J’aime la cave pour tout ce qu’elle renferme. Il y a tant de choses que j’ai peur de m’y aventurer. Il y a certainement des araignées à l’affût au centre de leurs toiles, ou suspendues au bout de leurs fils qui ne cassent jamais, mais peuvent s’allonger indéfiniment. Près de la source, il doit y avoir des crapauds. Lever des pierres humides, remuer ces caisses pleines de charbon de bois, de pommes de terre, pour effleurer quelque chose de mou qui sent mauvais ? Certes non !

Quand j’entre, je n’y vois goutte. Le coffre des carottes se dessine. Voici la pelle, la bêche, le râteau, les angles de la pile de bois, le tas de fagots. L’ombre s’enfuit par le soupirail, comme de la fumée : il ne reste plus que la lumière.

Je m’y forge un tas d’idées. C’est une cave très ancienne, vaste. Je suis persuadé qu’elle est là depuis des centaines d’années. Autrefois de vieilles gens ont dû y venir, l’homme avec des sabots même pas noircis, la femme en coiffe blanche et avec un cotillon qui ne lui descendait pas plus bas que les genoux. Qui sait si, à quelque endroit, dans un creux du mur, ils n’ont pas caché leurs économies ? Je ne le dis à personne, mais je n’y viens jamais sans frapper un jour ici, un autre là. Cela fait : Toc, toc. Et cela veut dire :

— Pierre, ouvre-toi pour me montrer ce que tu caches.

Pourquoi ne serait-ce pas comme dans les livres ? Les vastes caves des châteaux d’autrefois étaient pleines de cachettes mystérieuses : qui les découvrait était riche pour toujours.

Mais, ici, les pierres sont sourdes ou ne veulent pas entendre. Et je sors de la cave avec un panier de pommes de terre et une bouteille de vin.

C’est là que dans un coin se tient le tonneau de vin que l’on remplace dès qu’il sonne clair, là que pommes de terre, carrottes et choux attendent dans leurs casiers, à notre disposition, que nous ayons besoin d’eux, là que sont entassés de vieilles planches pourrissantes, quelques tonneaux vides et les deux cuviers pour les lessives, là que tu scies le bois à la clarté d’une bougie dans la lanterne, là que sont remisés ta brouette et tes outils de jardinier. La cave et le grenier sont plus que des compléments de la maison. Ce sont presque deux royaumes différents. Dans l’un il fait sec, mouillé dans l’autre. Ici l’on soulève de la poussière ; là on marche dans de la boue. Si, par impossible, il y avait une inondation, si le déluge venait à recouvrir nos pays, j’ai la sensation que nous pourrions vivre confortablement dans le grenier comme dans une autre maison. Si, par impossible, l’ennemi venait à réenvahir nos pays, j’ai la sensation que nous pourrions organiser notre vie dans la cave comme dans une autre maison. Nous nous défendrions. J’en atteste cette vieille baïonnette russe qui fut fabriquée avant 1814, et que je vois fichée solidement entre deux pierres de la voûte. Malgré tous mes efforts, je n’ai pu l’en retirer. Toi, cela te serait facile, en cas de besoin. Dans la cave il y a des crapauds, et des rats dans le grenier. J’ai presque aussi peur de ceux-ci que de ceux-là. Tu montes au grenier comme tu entres dans la cave : sans trembler. Là encore tu es chez toi. Quand ils te reconnaissent, rats légers et lourds crapauds se hâtent de rentrer dans leurs trous : ce sont eux qui ont peur. Moi, certainement ils me dévoreraient.

Que dire des toits où dorment nos poules, où se succèdent nos générations de lapins ? C’est toi qui les cures, qui en enlèves le guano et le fumier. Nos poules et nos lapins m’apparaissent comme des personnages qui font partie de notre famille qu’ils agrandissent. Sans doute il y a la vie des villages où l’on a des bœufs, des vaches et des ânes. Qu’en ferions-nous ? Du moins y participons-nous par les lapins et par les poules. J’ai conscience que nous pourrions presque vivre sur nos propres ressources et nous passer de viande de boucherie. Je constate que jamais nous n’avons besoin d’acheter d’œufs. Le sentiment que j’ai de la solidité de notre vie s’accroît de plus en plus. Il me semble parfois que nous sommes riches.

Grâce à la fontaine nous pourrions aussi, pour peu que nous y tenions, nous passer du vieux puits où toutes les femmes du quartier viennent, à heures fixes, remplir leurs seaux. Elle est creusée non loin de la cave et du toit des poules. C’est de l’eau de source qui l’alimente. L’été la tarit. Le reste du temps, parce que nous ne la soignons pas, elle n’est pas très claire. C’est égal. Si nous voulions nous en occuper, nous pourrions boire de l’eau de notre fontaine. Et cette certitude me suffit. En cas d’inondation, nous n’en aurions que faire. Mais que l’ennemi vînt à réenvahir nos contrées : pourvu que ce ne fût pas en juillet, elle nous serait d’un précieux recours.

La cour n’est point sablée comme ces parterres que l’on trouve devant les maisons des bourgeois. C’est un grand espace ouvert à tous les vents et à tout venant. Je m’en aperçois bien le jour où, tous les deux mois, la foire se tient sur les Promenades : les paysans y remisent leurs voitures aux roues desquelles ils attachent leurs ânes. C’est sur la cour qu’ouvrent les portes des habitations de nos bêtes. C’est dans la cour, sur un bloc de granit qui affleure, que tu fends les souches les plus résistantes.

Grâce au jardin et grâce au champ, nous pouvons nous dispenser d’acheter des légumes. Pour y arriver il faut marcher trois ou quatre minutes : ils sont situés sous le mur du cimetière. Le terreau du jardin s’étend sur un plan nettement horizontal, grâce à la terre rapportée que maintient un mur de pierres sèches le long duquel court une vigne qui, pas plus que celle de la maison, ne suffit à nourrir les guêpes. Ici et là, tu as beau mettre du fumier. Nous pourrions boire de l’eau de notre fontaine : jamais nous ne boirons du vin de nos trois pieds de vigne. À peine pouvons-nous manger quelques-uns de leurs raisins, de ceux du moins dont n’ont pas voulu les guêpes. Notre pays est trop austère pour que jamais la joie du vin ruisselle à torrents de ses entrailles de granit. Nous ne sommes plus ici à Tour-de-Pré. Le champ dévale, presque en pente raide, vers le bois de la Cascade. Il y a le carré des pommes de terre pour nous, le carré du trèfle pour les lapins, les carrés de blé de Turquie et d’avoine pour les poules. Dans le jardin ce sont des poiriers et des pommiers, des choux, des carottes et des poireaux, du persil, du cerfeuil, de l’ail et de la salade. On n’a qu’à se baisser pour arracher, qu’à étendre le bras pour cueillir. Tu n’as, toi, qu’à te courber pour bêcher, qu’à tendre le bras pour arroser. Grâce au jardin et grâce au champ, grâce à toi qui les cultives, nous vivons sur nos propres ressources. Il ne nous manque qu’une grange, qu’une batteuse et qu’un four pour que nous puissions nous passer du boulanger.

Mais je n’y songe même pas. Je ne rêve pas d’une vie différente de celle que je découvre à mesure que j’y vois plus clair. Elle m’entoure de tous côtés. Elle épouse exactement tous les retraits de ma pensée, ou plutôt c’est ma pensée qui se moule sur elle. Il n’y a pas une défectuosité, pas un vide. Avec toutes ses dépendances, avec tous ses compléments, la maison fonctionne comme une machine parfaite. C’est toi qui l’as mise au point, qui la surveilles, qui la diriges. Notre vie ne s’en va pas au hasard, le long de routes indéterminées. Sur les deux rails de l’ordre et du travail qui la maintiennent, elle avance avec une force tranquille. Elle n’est point haletante. Lorsqu’elle s’arrête, c’est pour se reposer aux gares des beaux dimanches, par des matinées claires où le soleil est tout neuf sur les marronniers reverdissants, par de chaudes après-midi où les cloches des vêpres fatiguent l’air qui tremble autour des ardoises étincelantes du clocher aigu.


IV

C’est ici, entre la maison et le champ, que tu as vécu trente années de ta vie.

De bonne heure tu avais pris l’habitude de ne point flâner au lit, hiver comme été levé avant les poules. C’était toi qui leur ouvrais la porte. Elles saluaient leur délivrance en jacassant comme des femmes. Je ne suis pas sur que tu n’aies jamais causé avec elles. Nous ne craignions pas les incursions des renards, mais il y avait d’autres renards qui, la nuit, ne se gênaient guère pour ouvrir avec leurs mains les portes des poulaillers. Alors tu comptais nos poules. Elles défilaient devant toi comme à la parade. Je sais que tu t’amusais à les regarder l’une après l’autre, chacune avec ses petites manies de personne grave et mûre, ou de personne évaporée, ou de personne facilement apeurée. Il y eut une période où nous en avions trois, parmi les autres, qui nous faisaient rire. Des fois nous les voyions partir.

Car elles ne peuvent point passer leur vie entière aux alentours de leur toit. Il y a longtemps qu’elles connaissent, sur le bout du bec, la cour avec ses brindilles de fagots et ses débris de tuiles. Elles savent aussi que, sous les grosses pierres qu’on remue trop peu souvent, des vers délicieux vivent à fleur de terre : quelle bonne aubaine pour elles quand, afin d’essayer ma force, j’en déplace une ! Mais cela n’arrive pas tous les jours. Je me fatiguerais vite. La cour ne change point. Pour changer d’air, elles vont faire un tour de côté du champ de Fournillon qui touche au nôtre, et tu penses bien que c’est la première qui va devant.

Ceux qui ne les connaissent pas croient qu’elles se ressemblent parce qu’elles ont deux pattes, un seul bec et beaucoup de plumes. Nous savons bien, nous, qu’il n’en est rien. La première est distinguée comme une demoiselle riche qui va au pensionnat des sœurs où l’on apprend le piano ; ses pattes sont fines ; elle porte une aigrette qui sort de chez la meilleure modiste. La deuxième, coiffée d’une espèce de petit bonnet qui la fait ressembler à une paysanne, a des plumes jusqu’aux ergots. Quant à la troisième — qu’elle nous le pardonne ! — nous voyons nettement que sous le bec elle a comme de la barbe. Et tu penses bien que c’est elle qui vient la dernière.

Elles sont parties en cachette, profitant de ce que le coq était occupé ailleurs. Lorsqu’il ne les verra plus il sera bien attrapé. Elles en rient sous cape. Moi, sans avoir l’air de rien, je les suis. Tout à l’heure tu nous rattraperas avec ta brouette. Elles marchent l’une derrière l’autre, comme à la procession. Elles sont déjà loin de la cour, mais elles ne sont pas encore arrivées au champ. Elles pourraient se servir de leurs ailes ; elles préfèrent les garder fermées, dignement. Mais c’est la deuxième qui est la plus fière d’avoir des plumes jusqu’aux ergots.

Elle est aussi la plus tranquille, étant au milieu : là elle ne craint rien, ni personne. Rusée comme une paysanne qui porte ses œufs au marché, elle prend bien garde de faire un faux pas. Aussitôt arrivée dans le champ que Fournillon vient de moissonner, elle se met à glaner du bec : elle n’est pas venue là pour s’amuser. Et, tandis que la première s’arrête à l’ombre de la haie pour rêver, la troisième va s’assurer de près que les épis, déjà liés en gerbes, n’ont pas des barbes plus longues que la sienne.

Tu sais bien que je n’exagère pas. Calme et doux, tu avais hérité, de ta longue série d’ancêtres rudes et narquois, le sens de la plaisanterie naturelle, et comme naïve, et comme ingénue. Tu n’y pensais même pas. Tu dois te rappeler aussi l’histoire de Jules Ferry.

Quand j’avais sept ans, ces deux mots pour moi n’en faisaient qu’un, et de ma plume d’élève tout nouveau des Frères, j’aurais écrit tout simplement : Julferri. Et c’est bien sous cet aspect, en un seul mot si j’ose dire, que je le revois, celui de nos jeunes poulets que tu avais surnommé ainsi. Il avait, lui, non de la barbe sous le bec, mais une touffe de plumes de chaque côté du bec ce qui lui donnait un aspect de jeune homme grave. Depuis, à défaut de Jules Ferry en personne, j’ai vu son portrait. J’en demande pardon à sa mémoire : notre poulet lui ressemblait étonnamment. Tu ne t’étais pas trompé.

Il était sérieux comme un fils de notaire qui se prépare à faire de bonnes études de droit, et qui serait venu au monde avec deux touffes de favoris poivre et sel. Il picorait avec dignité, laissant ses frères se battre, plumes hérissées, cou gonflé, pour rien, pour moins que rien, par humeur querelleuse.

À tout propos tu te servais de lui comme de terme de comparaison.

— C’est comme Jules Ferry, disais-tu.

Ainsi il était mis à toutes les sauces, en attendant…

Souvent aussi tu parlais de l’article sept. Pour moi ces deux mots pareillement n’en faisaient qu’un, mais, à l’accent dont tu les prononçais, ils ne me disaient rien qui vaille. Et il était rare qu’en même temps tu ne parles point de Jules Ferry. Je me demandais quelles accointances il pouvait y avoir entre un article et notre poulet. Mais ces questions, je ne me les posais qu’à moi-même, et j’étais bien incapable d’y répondre. Tout l’été passa ainsi. Le quinze août amena les grandes vacances, et le premier mardi d’octobre la rentrée. Le ciel se mit une voilette de brume grise. J’avais eu le temps de me lier avec Jules Ferry. Il venait manger l’avoine dans le creux de ma main. Nous étions devenus une paire d’amis.

Or, le matin de la Toussaint, comme je revenais de servir la messe à la chapelle des sœurs, je te vis dans la pièce du fond occupé à te raser. Tu me dis :

— Regarde-le donc ! Tu ne le vois pas ?

Tu me désignais sur le billot, dans un angle sombre, quelque chose que je ne distinguais pas. Je m’approchai. Je vis mon ami, les pattes liées et retenues sur le billot par deux de tes lourds coins à fendre le bois, le bec touchant le fond d’un petit plat posé sur les carreaux. Doux, mais, en cela pareil à presque tout le monde, tu estimais que les bêtes sont faites pour être tuées et mangées. Tu étais de ceux dont on dit qu’ils ne feraient pas de mal à une mouche et qui, pour tuer un lapin, de la pointe du couteau lui font sauter un œil.

Ayant fini de te raser, tu le pris par les pattes . Je vis ses petites paupières rabattues : elles étaient légèrement bleuies, et il y avait du sang sur ses plumes. Non seulement tu n’avais pas de remords, mais tu dis en riant :

— Ah ! la saloperie ! S’il n’avait pas eu ses favoris, on l’aurait bien gardé encore un peu de temps ; mais je ne pouvais pas le voir sans penser à l’article sept.

C’est seulement plus tard que je compris pourquoi mon ami, à cause de sa ressemblance avec Jules Ferry, avait été victime de l’article sept. Et nous souhaitons, n’est-ce pas ? qu’il en ait été la seule.

Après avoir délivré les poules, tu allais donner de l’air et de la lumière à nos lapins. Eux, ils n’étaient pas autorisés à sortir. Chaque matin nous les retrouvions à leur poste, les oreilles droites, l’œil vif, le museau toujours aussi agité. Selon la saison tu leur jetais du trèfle ou leur donnais leur pâtée de pommes de terre mélangées de son. Tu étais le bienvenu. Tu te distrayais quelques minutes à les regarder manger : leur museau n’en était ni plus ni moins mobile. Ils le remuent comme les bœufs ruminent.

Regardant aussi le ciel, d’après son état tu pronostiquais quel temps il ferait jusqu’au lendemain. Humant l’air toujours pur du matin, qu’il fût frais en été, ou glacial en hiver, tu plaignais ceux qu’invariablement le soleil trouve au lit quand il fait si bon dehors : pour toi toutes les nuits étaient trop longues.

L’hiver, c’était toi qui allumais le feu, allant et venant dans la maison comme un de ces bons génies des légendes qui suppriment toutes les menues difficultés de la vie. Et sur les murs la mèche de ton bonnet de coton projetait son ombre mouvante.

Parfois tu disais :

— Il y a une fameuse épaisseur de glace sur les vitres.

Quand à mon tour je me levais, deux heures après toi, je les apercevais, derrière les rideaux, bizarrement fleuries : la chaleur du poêle n’était pas encore arrivée jusqu’à elles. La pièce était grande ; et, malgré les bourrelets, la bise et le froid insidieux réussissent à pénétrer partout. Mais tu ne t’en inquiétais pas, sachant que le poêle aurait le dernier mot.

Le reste du temps, c’était encore toi qui allumais le fourneau à charbon de bois sur lequel tu mettais à réchauffer le café préparé de la veille. Tu avais un faible pour le café, mais, nos moyens ne te permettant pas de le boire pur, tu l’additionnais d’une suffisante quantité de chicorée.

On ne te revoyait guère qu’à huit heures, pour la soupe. Tu ne t’attardais pas, les coudes de chaque côté de ton assiette. Le travail te réclamait, et il fallait attendre midi pour que nous fussions réunis à table. Jamais l’appétit ne te faisait défaut : jouer des bras sur la terre te servait d’apéritif. Tu mangeais plus de pain et de légumes que de viande, et buvais plus d’eau que de vin, nos moyens ne nous permettant pas de remplacer trop de fois l’an le tonneau dans la cave.

Le crépuscule seul te ramenait à la maison. Nous mangions la soupe tantôt, dans la belle saison, porte et fenêtre ouvertes, tantôt, à partir de l’automne, le volet de la porte assujetti et les volets de la fenêtre fermés, la lampe posée au milieu de la table. Auparavant tu avais verrouillé poules et lapins pour jusqu’à l’aube du lendemain : tu ne redoutais pas qu’ils fussent malades pendant la nuit.


V

Je me rappelle quand le temps des veillées était venu. Pour toi c’était tout de même une période de repos relatif. Plus que durant l’été tu profitais de la maison. Le ciel persistait à rester gris. Un beau jour, vers une heure de l’après-midi, nous entendions crier des canards sauvages qui passaient lentement au-dessus de la petite ville. Ils nous saluaient à leur façon. Sans doute aussi se moquaient-ils du coq de fer que sa situation officielle immobilisait à la pointe du clocher. Ils entreprenaient un long voyage pendant lequel ils n’auraient à compter que sur leurs propres forces. Tu ne les enviais pas, ni ne les suivais des yeux, ni ne te représentais les bords ignorés où ils se rendent. Mais nous savions que les temps étaient venus. Les cris de ces voyageurs nous annonçaient que l’heure allait sonner du repos au coin du feu.

Nous mangions la soupe entre cinq et six heures. Après quoi nous entamions la veillée.

Tantôt nous étions seuls, à nous trois. Tu en profitais pour mettre de l’ordre dans tes comptes, pour équilibrer le budget de tes recettes et de nos dépenses, pour constater exactement, à un sou près, combien il y avait d’argent dans le tiroir de l’armoire. Tu me dessinais, sur la marge d’un vieux journal, des oies que je trouvais très bien faites et mêmes jolies. Lorsque j’en avais à ma disposition tout un troupeau que je pouvais diriger au gré de ma fantaisie, tu te mettais à lire des vies de saints. Ou bien, te rapprochant du poêle, tu écossais des haricots, puis cassais du fagot pour allumer le feu du lendemain. C’étaient des heures où avec force, je le jure, je nous sentais comme retranchés hors de la petite ville, de la France et du monde. Je prenais plaisir — je gardais pour moi mes sensations, — à nous imaginer vivant au milieu des bois dans une hutte de charbonniers bien chauffée : j’aurais voulu entendre des loups aiguiser leurs griffes sur le granit inusable de notre seuil. Notre maison me tenait lieu de hutte. Je m’y voyais à l’abri de la faim et du froid. Si je frissonnais, ce n’était que de bien-être. Bien calé sur ma chaise, je baignais dans le sentiment de ta force. Quand je te voyais faire tes calculs, mettre de côté l’argent pour les dépenses ordinaires du mois, et pour le bois, et pour le charbon, et pour une paire de sabots, je me disais que nous ne serions jamais pris au dépourvu, que nous n’étions pas une de ces familles qui vivent au jour le jour, et que tu n’étais pas de ces hommes qui, leur tâche quotidienne achevée, se disent qu’ils en ont bien assez fait, et allument leur pipe. C’est toi qui, sans le faire exprès, par ton seul exemple, m’as fait découvrir le sens d’une certaine vie, de tous ceux qui, comme nous, ne peuvent compter que sur leur propre effort, de la vie de tous ceux qui, un peu avant ou un peu après la trentaine, ont à cœur de vivre dans une maison qui ne soit pas un caravansérail, ni une chambre d’hôtel où tous les passants se succèdent.

Tantôt nous entendions frapper à la porte, et alors tu bougonnais, disant :

— Allons ! On va encore se coucher tard, ce soir ! Sûrement qu’ils ne seront pas partis avant huit heures.

Tu n’aimais pas les visites. Or, c’en était une, car nous avions des relations. Elles n’étaient pas nombreuses. Car tu n’aimais pas plus aller chez les autres que tu ne tenais à ce qu’ils vinssent chez nous. Mais tout le monde ne te ressemble pas. Tu disais : Entrez ! Et, quand on ouvrait la porte, c’était comme si toute la nuit noire et tout l’hiver blanc de neige fussent entrés chez nous. Sur le seuil on secouait ses sabots, ou ses galoches, ou ses souliers. J’entendais plus distinctement la chouette se plaindre du froid sur les branches des sapins. Mes oies refusaient soudain de me suivre dans la neige que la lampe éclairait jusqu’aux limites où sa lumière se dispersait en poussière de clartés vagues. La porte refermée, on voyait à qui l’on avait affaire.

C’était — mais très rarement, car il n’aimait pas à sortir après la tombée de la nuit, — « Monsieur le Curé ». Il a cet aspect distingué qu’on voit à certains prêtres nés de bonne famille. Tandis que d’autres, même avant la quarantaine, grossissent, se laissent pousser des touffes de poils au creux des oreilles et des narines, portent des soutanes sales et des chaussures de paysans, il se tient droit, ne prend pas de corpulence, et ses cheveux longs qui commencent à grisonner lui bouclent sur la nuque. Son père, toute la petite ville le connaît, et ne l’appelle que « le père Pesle. » Quelques saintes âmes, qui s’offusquent de ce que l’on traite si familièrement « le père de M. le Curé », ne lui disent jamais que « M. Pesle » et ne lui parlent qu’avec déférence. Il n’en est pas émule moins du monde. Il aime mieux les hommes qui lui tapent sur l’épaule en disant : « Eh bien, père Pesle, si nous allions boire le vin blanc ? » Car il a un faible pour la bouteille. Jusqu’à l’âge de cinquante ans, il a exploité une ferme à vingt-cinq lieues de chez nous. Il a été le maître qui fait le tour de ses domaines, guêtre de cuir, la pipe à la bouche et les mains dans les poches, n’ayant pour occupation que de distribuer le travail. Encore fallait-il qu’aux moments de presse il mit la main à la pâte. Depuis que son fils a été nommé chez nous curé-doyen, il se repose, ne faisant plus œuvre de ses dix doigts, sciant de temps à autre une bûche pour se dégourdir les bras. Chaque année, en septembre, M. le curé prend trois hommes de journée — tu es un des trois, — qui lui scient sa provision de bois pour l’hiver. Le père Pesle vous regarde : il va jusqu’à vous donner des conseils. Mais il se refuse à ce que ce soit un autre que lui qui mette le vin en bouteilles : il n’a pas confiance en un étranger qui ne se gênerait pas pour goûter au vin. Chaque matin, pour se dégourdir les jambes, — sans doute en ont-elles plus besoin que ses bras, — il descend en ville avec un grand panier à couvercle : il tient à faire les commissions, et, le Jeudi, c’est lui-même qui au marché discute des prix avec les femmes des villages. Il ne va pas que dans les boutiques, ni que sur la place : son panier connaît le parquet et les banquettes des cafés. Il rentre tard, mais il y a toujours une vraie foule à l’épicerie, à la boucherie : pas moyen de se faire servir !

C’était le vicaire qui consentait à me donner des leçons de latin. Il lui arrivait de s’ennuyer dans sa chambre où il était seul, et, comme elle était exposée au Nord, d’y avoir froid malgré sa cheminée prussienne. Tu respectais en lui le caractère sacerdotal. Parce qu’il savait le latin, tu ne doutais pas qu’il ne connût tout. Tu voyais en lui plus qu’un homme. Même lorsqu’il venait chez nous, certains soirs d’hiver, tu ne pouvais oublier qu’il revêtait couramment l’aube, la chasuble, la chape. Tu ne lui disais pas vous. Tu ne lui parlais qu’à la troisième personne.

— Monsieur l’abbé a bien raison… Je suis tout à fait de l’avis de monsieur l’abbé.

Tu ne pouvais pas lui donner tort. Il t’aurait été impossible de ne pas être de son avis. Le monde comprend différentes catégories spirituelles, de même qu’il se divise en castes sociales d’inégale valeur. Il ne t’en coûtait pas de reconnaître que, de même que tu n’étais pas un bourgeois, tu ne fusses pas un prêtre. Des jardins des riches comme du sanctuaire de l’église tu n’étais que l’humble serviteur. Même chez toi où tu étais le maître, tu ne l’oubliais pas, heureux de redevenir, chez toi, le serviteur de tes maîtres du dehors. C’est l’orgueil qui nous perd. C’est l’orgueil qui fait que la plupart des hommes réclament des salaires plus élevés que ceux auxquels leur donnent droit et leur science et les services qu’ils rendent. Certes, nous n’ignorons pas qu’il n’y ait sur terre de grandes injustices. Nous n’estimons pas que les riches aient toujours raison, mais nous savons qu’ils ont leurs raisons d’être ce qu’ils sont. Tu ne connaissais point la jalousie. Tu n’enviais ni ceux qui vivent de leurs rentes, ni ceux qui dans des ateliers ou dans des boutiques gagnaient beaucoup plus d’argent que toi en se fatiguant moins. Tu devinais que nous devons connaître chacun nos limites, et que ce n’est point se résigner à la médiocrité que d’être satisfait de cultiver seulement son propre jardin sans convoiter celui du voisin. Il suffit qu’il y pousse de beaux légumes, que les arbres fruitiers ne soient pas improductifs, et qu’il y ait place pour quelques humbles fleurs.

Tu ne réclamais ni le partage des biens, ni le bouleversement de la société. Si tous les ouvriers devenaient riches du jour au lendemain, ce serait du joli ! Il y en a quatre-vingt-dix-neuf sur cent qui ne voudraient plus rien faire. Car nous les connaissons bien : ils ne vont au travail qu’en rechignant. Nous connaissons aussi Lavocat, qui ne fait œuvre de ses dix doigts, et dont les gamins vont voler, la nuit, dans les champs et dans les toits les légumes qui se laissent toujours arracher et les poules qui, parfois, résistent en gloussant. Cela ne vit que de rapine. Lavocat n’aura rien de plus pressé, lorsqu’il possédera de l’argent, que de « faire » tous les marchands de vins d’ici, de l’Étang du Goulot à la route d’Avallon. Aussi bien Lavocat est-il un de ceux qui ne connaissent pas leurs limites.

C’étaient les trois Frères de la Doctrine Chrétienne qui dirigeaient l’école libre. Il y avait le frère Stanislas, petit, rose et gras, le frère Mansuy, de taille moyenne, brun et sec, le frère Théodore, grand, les pommettes rouges, et maigre. Tu t’entendais bien avec eux. Tout en les respectant, tu te trouvais moins éloigné d’eux que du vicaire. Et, surtout aux environs du premier janvier, tu te laissais aller à leur offrir la goutte. Ils refusaient d’abord pour la forme, mais le frère Théodore, dont le nez était presque aussi rouge que les pommettes, plus mollement que les deux autres. Dire que la conversation s’engageait, ce serait peut-être exagérer. Tu écoutais plus que tu ne parlais, n’ouvrant guère la bouche que pour les approuver et renforcer leurs affirmations. Pour nous ils détenaient les secrets de la seule véritable éducation. Et, si tu leur rappelais les coups de tabatière et de règle du frère Saint-Dié, ce n’était jamais qu’en riant. Tu savais n’avoir rien de semblable à redouter d’eux, aujourd’hui que nous les recevions dans notre maison où nous leur offrions la goutte. Je le sentais, et j’en étais fier. Je sentais aussi que, protégé par toi, je n’avais rien de semblable à redouter d’eux. Et puis je pensais que jamais le frère Saint-Dié n’avait dû taper très fort. Je me rappelle qu’un soir le frère Stanislas prophétisa la venue prochaine de l’Antéchrist : tu l’approuvas avec plus de conviction que jamais. Ce fut une de mes plus grandes émotions. Je pensais aux supplices qui nous étaient réservés, à nous qui de si près touchions à l’église. Et c’étaient des soirs où, dans de vieilles maisons entourées de neige et de bise, les grandes histoires, les belles légendes que se transmettent les hommes prennent un sens concret et deviennent susceptibles, pour qui les creuse, d’une application immédiate. Et c’est ainsi que peut-être un de nos ancêtres, expirant en l’an mil, a pu croire prochaine la fin du monde.

C’était Forestier, le sabotier, à qui nous unissaient de vagues liens de parenté. Vous n’étiez pas du même avis. Forestier se prétendait libre-penseur. Nous ne nous en fournissions pas moins de sabots chez lui : le bois des sabots n’a pas de couleur autre que la noire. Vous n’étiez pas du même avis, mais on le savait une fois pour toutes. Vous ne discutiez pas. Vous parliez de la pluie et du beau temps, Forestier de ses sabots, toi de ton travail chez les autres. Toute parole prononcée était pour moi parole d’Évangile, même quand il n’était pas question de l’Antéchrist. Vous étiez des hommes qui jamais n’avaient été des enfants comme moi, et qui depuis très longtemps avaient épuisé le contenu de la vie et la somme des connaissances humaines. Et Forestier qui avait devanture de boutique sur la grand’rue, Forestier qui était conseiller municipal, ne pouvait parler qu’à bon escient.

C’étaient les Girard, à qui nous unissaient des liens encore plus vagues de parenté. Leur maison était située à plus d’un kilomètre de la nôtre, humblement blottie en face d’une de ces habitations bourgeoises à qui il ne manque que des tourelles pour faire figure de châteaux. Elle appartenait à une famille dont le fondateur était arrivé à Paris en sabots, sous le règne de Charles X. Mais sa destinée avait été différente de la tienne. Il avait pu acheter une étude d’avoué. Ses enfants et petits-enfants avaient marché sur ses glorieuses traces, et chaque été une nuée d’avocats et d’avoués, et de futurs avocats et avoués, s’abattaient sur les pelouses de la maison agrandie et transformée. Girard était dans le secret de ses hommes supérieurs puisqu’en leur absence il entretenait la maison et que, durant les vacances, il était promu à la dignité de cocher, soignant les deux chevaux et, dans un immense char à bancs, voiturant le long des routes ses maîtres, et leurs femmes, et leurs enfants, et leurs domestiques. Toi et moi, nous avions un certain respect pour Girard. C’eût été ton idéal de n’être attaché qu’à une seule maison. Puisqu’il en était autrement, tu ne te plaignais pas de ton sort.

C’étaient les Bide, à qui nous unissaient des liens presque imperceptibles de parenté. Bide ne travaillait pas comme toi chez les autres. Il avait assez de champs et de prés pour s’occuper. Il avait même, hors de la limite géologique de notre pays, des vignes dont il pouvait boire le vin. C’était un vin, sans doute, un peu aigrelet, mais qui devait flatter le palais de son propriétaire. Bide ne dépendait de personne. Et, comme c’était un homme un peu taciturne, à toi comme à moi il en imposait. Il y avait des silences qui permettaient d’entendre la glace se former sur les vitres, pendant que le poêle, où nous ne remettions pas de bois, faisait craquer ses jointures, comme quelqu’un qui s’étire, sa journée finie.

Nos hôtes se retirant, une fois de plus la porte s’ouvrait. Lorsqu’ils partaient les pieds dans la neige et la tête dans les rafales, il me semblait qu’ils s’en allassent très loin, dans des pays inconnus peuplés de chouettes et de loups. J’étais tenté de leur crier, comme je lavais lu dans mes premiers livres d’histoires : « À la grâce de Dieu ! »


VI

D’autres événements encore m’aidaient à approfondir la signification de la maison telle que tu l’avais faite. Tout le monde sans doute n’en aurait pas gardé le souvenir. Peut-être toi-même ne t’ont ils pas frappé : ce n’était pas nécessaire. Tu pouvais te dispenser de rêver.

À distance, les étés que nous y avons vécus ne m’apparaissent pas dépourvus de charme. Ce ne sont pourtant pas eux que je préfère. Mais je n’oublie point nos repas de midi.

L’eau tirée du puits était froide dans le pot. Le vin était frais dans la bouteille qu’on venait d’apporter de la cave. Les murs épais résistaient victorieusement à la pénétration de la chaleur. Le volet de la porte était mis, fermés ceux de la fenêtre. À peine entendait-on voler une mouche : croyant à la nuit, les autres dormaient. Mais nous entendions dans les maisons voisines grésiller du lard, le bruit d’une fourchette contre un verre, le hoquet d’un litre qu’on débouche. Le reste était ce silence que l’Angélus de midi semblait annoncer pour la petite ville, ce silence des siestes et du lourd sommeil à quoi, du fond du ciel bleu, le soleil préside comme une éclatante veilleuse. L’eau et le vin étaient frais. Et les pommes de terre nouvelles arrachées dans notre champ et les petits pois cueillis hier dans notre jardin étaient si naturels et si bons que, bien qu’un peu de vapeur montât de la cocotte, ils me paraissaient aussi frais que le vin et l’eau.

Ensuite tu t’asseyais dans un des fauteuils où tout de suite tu t’endormais. Dans la « maison de ville » comme dans celle « du village » porte et fenêtre étaient fermées, volets mis et clos. Les mouches ne troublaient pas ton sommeil, nous non plus. Tu dormais la tête renversée sur le dossier, la bouche grande ouverte, les poings sur tes genoux. Tu aurais pu dormir une partie de l’après-midi : nous n’avions pas besoin de te réveiller. Le sens de la nécessité du travail n’était pas atteint en toi par le sommeil. Une heure n’avait pas sonné que tu étais debout. Tu avais du courage.

Le soir, quand la nuit collait tellement à la terre qu’il devenait impossible de travailler, tu consentais à t’asseoir sur le pas de la porte, parlant alors très peu, te contentant de regarder les étoiles. Leur anonymat les faisait pour toi plus mystérieuses encore. Leur lumière vacillait comme, au souffle du vent, la flamme d’une bougie dans une lanterne. Elles étaient innombrables. Qui les allumait chaque soir au fond des espaces ? Et tu pensais selon ton habitude qu’ici bas nous sommes « moins que rien ». Tu n’estimais pas que concevoir le monde ce soit le créer. N’ayant pas le vain orgueil des philosophes qui se paient de mots, tu estimais que l’univers fut créé une fois pour toutes, et qu’il n’est pas nécessaire, pour qu’une pierre ait son existence propre, que nous eu ayons conscience. Si l’on avait tenté de l’expliquer tous ces systèmes qui nous sont venus d’outre-Rhin, d’abord tu n’y aurais rien compris, puis tu te serais mis à rire.

En été, cependant, portes et fenêtres étaient plus souvent ouvertes que fermées. On vivait plus dehors qu’à l’intérieur de la maison. J’en prends à témoin ces soirs où nous restions sur le seuil jusqu’à dix heures, attendant que la brise soufflât sur les baguettes feuillues des tilleuls des Promenades.

Nous ne nous mêlions pas souvent aux groupes, mais il faisait si clair que nous voyions tout, et si sonore, que nous entendions tout. Tu dois te rappeler encore, pour en rire, ce qui se passa un de ces soirs-là.

Sur les bancs de grès, de granit, de bois, presque tout le monde du quartier était assis. Les hommes, en bras de chemise, fumaient leur pipe ; les femmes, selon leur habitude, étaient loquaces. Les gamins regardaient le ciel sillonné d’éclairs de chaleur qui les effrayaient un peu, troué d’étoiles, toujours les mêmes, toujours aussi douces, qui les tranquillisaient. Il y avait là Mme Viollet, Mme Leprun, d’autres encore, et la mère Nadée, une vieille gardeuse de chèvres qui sentait fort, mais on était habitué à son odeur. Il y avait aussi Garuchet, le clairon des pompiers. Sauf les jours de revue et les nuits d’incendie, un clairon de pompiers est un homme comme les autres. Et, ce soir, ou plutôt cette nuit-là, Caruchet, de son métier peintre en bâtiments, était assis, lui aussi, en bras de chemise, et fumait sa pipe.

C’était une nuit d’été comme on n’en voit qu’au-dessus des petites villes. De temps en temps, les tilleuls des promenades frissonnaient comme s’ils avaient eu peur de quelque chose. On devinait le vol d’une chauve-souris sous les sapins.

On entendait des hannetons venir de l’Arbre de la Liberté que représente un petit chêne, entouré d’une grille. On se reposait des fatigues de la journée. On tâchait d’oublier la chaleur en respirant l’air délicieux qui descendait, tout frais, des montagnes.

De quoi eût-on pu parler, sinon de la chaleur ? La mère Nadée dit :

— Dans les bois tout est sec ! Les feuilles sont grillées. Avec une allumette, ça flamberait en un rien de temps.

La conversation, alors, tomba sur le feu, sur les incendies qui éclatent on ne sait comment. Un homme fredonna la lugubre sonnerie de la générale : il traîna sur la dernière note, l’ut grave. Et chacun frisonna, sans savoir pourquoi, comme les tilleuls qui avaient peut-être peur de quelque chose. Loriot dit ;

— Caruchet, va donc chercher ton clairon ! Tu nous sonneras ça !

— Est-ce que tu es fou ? répondit Caruchet. Pour que tout le monde croie qu’il y a le feu !…

— Ta boucheras le pavillon.

Caruchet ne se faisait prier que pour la forme. Il n’était pas fâché d’exhiber ses talents. On disait qu’il n’y en avait pas un comme lui pour sonner du clairon. Il ne faisait jamais de couac, et il pouvait souffler très longtemps, sans s’arrêter.

— Ma foi, dit-il, c’est bien pour vous faire plaisir.

Sa maison était à vingt pas du banc des voisins près desquels il était venu s’asseoir. Il alla décrocher son clairon qui pendait entre l’armoire et la cheminée. En revenant, il en mouillait déjà l’embouchure.

Et ce fut juste pendant ce temps là que la mère Nadée dit :

— Regardez-donc là-bas, derrière les bois de Sommée. Est-ce qu’on ne dirait pas qu’il y a le feu ?

Elle était bavarde comme pas une, cette mère Nadée ! Il fallait qu’elle parlât. Elle s’ennuyait, toute la journée, seule avec ses chèvres. Elle se rattrapait, le soir venu.

Tout le monde tourna les yeux vers le point de l’horizon qu’elle indiquait. On était du quartier de l’église, et notre église est bâtie sur une hauteur d’où l’on découvre, à la ronde, une grande étendue de pays, plaine et montagnes.

— Ça pourrait bien être ce que vous dites, mère Nadée ! répondit Mme Leprun déjà inquiète. Mais ce n’est tout de même pas sûr. Est-ce qu’il n’y a pas des charbonniers par là-bas, depuis quelque temps ?

— Des charbonniers ! s’exclama Loriot. Est-ce que des meules de charbon, même non couvertes, feraient une lumière pareille !…

Car on ne voyait pas de flammes, mais seulement — si toutefois c’était un incendie, — leur réverbération derrière la ligne sombre des arbres de la forêt. C’était plutôt comme une lueur vague qu’éteignait — pour la laisser réapparaître la minute d’après, — l’aveuglante clarté des éclairs de chaleur, qui ne cessaient guère.

Et, comme Caruchet rentrait dans le groupe, Loriot lui dit :

— Attends un peu. Ne bouche pas ton pavillon. Tu vas peut-être sonner la générale pour de bon !

— Qu’est-ce qui est donc arrivé ? demanda Caruchet.

— Tiens : regarde un peu là-bas.

Caruchet regarda. Il n’en vit ni plus ni moins que les autres. Mais, décidément, Mme Leprun n’était pas tranquille, parce que son mari faisait partie de la compagnie des pompiers. À cette heure, éreinté par une journée de rude travail — il extrayait des pierres dans une carrière de granit, — il dormait à poings fermés. Est-ce qu’il allait falloir le réveiller ? Alors elle dit :

— Ma foi, si c’est les abrutis de Sommée qui brûlent, il n’y a qu’à les laisser. Ils sont bien capables de mettre le feu eux-mêmes, pour toucher l’assurance.

Cela, en effet, s’était déjà vu. Et les gens de Sommée — un village d’une cinquantaine de maisons, — avaient, sans que l’on sût au juste pourquoi, une réputation détestable : on les disait procéduriers, chicaneurs, menteurs.

Mais on n’était pas de l’avis de Mme Leprun, la mère Nadée surtout. Elle avait découvert cet incendie possible. Elle tenait à son idée.

— Ça pourrait bien être à Lhuis-Naulin ! dit-elle.

Lhuis-Naulin est un autre village, moins important, à un kilomètre de Sommée.

— Sommée, Lhuis-Naulin, répondit Mme Leprun, ils sont tous les mêmes.

— C’est pas une raison, affirma Loriot, pour les laisser griller, à supposer que ça soit le feu.

Car on ne savait toujours pas, bien que l’on continuât à écarquiller les yeux. Derrière les bois, depuis cinq minutes, c’était la même réverbération.

Caruchet non plus n’était pas tranquille. Devait-il, oui ou non, sonner la générale ? Si vraiment il y avait le feu, les bâtiments auraient le temps de brûler avant que, du village, quelqu’un n’arrivât à la petite ville demander du secours. Mais si ce n’était pas le feu ?

— Ma foi, dit Loriot qui était pompier, je vais toujours me mettre en tenue. Comme ça, s’il faut partir, je serai prêt.

On admira son héroïsme. On resta là, à regarder. Au fond on en voulait à la mère Nadée. On se disait :

— Est-ce qu’elle avait besoin de troubler notre tranquillité ? Les autres — ceux de la Grand’Rue, de la route d’Avallon, de l’Étang-du-Goulot — ne voient pas cette lueur derrière les bois. Ils n’ont pas la même responsabilité que nous. Nous voudrions bien rester à prendre le frais sur nos bancs jusqu’à minuit, mais nous ne pouvons pas laisser brûler comme ça les gens de Sommée. Et tout ça, c’est la faute de cette vieille bavarde.

Elle, cependant, imperturbable, disait :

— Je ne sais pas si je me trompe, mais ça a l’air de rudement flamber.

— Taisez-vous donc ! répondit, agressive cette fois, Mme Leprun : on ne voit presque plus rien !

Mais Mme Leprun exagérait, car la lueur devint une clarté. Caruchet attendait, le pavillon de son clairon sur la bouche, comme pour la revue du Quatorze Juillet, prêt à souffler…

Loriot revint, casque en tête, la ceinture de sauvetage bouclée autour des reins : rien que cela, tout de suite, donna l’idée du feu.

Et puis, ma foi, Caruchet n’y tint plus, car la clarté de derrière les bois se résuma brusquement en une gerbe de flammes qui — c’était bien son tour ! — éclipsa les éclairs de chaleur. Il porta son clairon à ses lèvres…

— Ah ! mon Dieu ! C’est-y possible ! s’exclama Mme Leprun, qui courut chez elle réveiller son homme.

Caruchet sonnait la générale : il n’avait pas bouché son pavillon, je te le jure ! Toute la petite ville fut en désarroi, troublée dans son repos. On se précipitait aux nouvelles. Chez nous, en cas d’incendie, tout le monde « marche », tout le monde va faire la chaîne. Cette nuit-là, tout le monde, ou peu s’en faut, partit.

Quant à la mère Nadée, triomphante, elle regarda le feu, de son banc, puis, comme cela ne changeait pas, elle alla tranquillement se coucher.


VII

C’étaient surtout l’automne et l’hiver qui mettaient en valeur la maison.

Dans les derniers jours de septembre, le Bibi de la Maladrerie nous amenait un chariot de bois de moule et de souches. Pour moi c’était une date. Nous allions avoir des provisions qui tout l’hiver nous permettraient de narguer le froid. Quand les deux bœufs du Bibi pénétraient dans notre cour, j’aurais trépigné de joie. C’était comme s’ils nous avaient appartenu. Je vivais un instant de la vie que je rêvais de mener dans un village où nous aurions possédé les bêtes, les champs et les prés nécessaires pour pouvoir nous passer de tout le monde. Mais tu avais fait la maison de telle manière que les bœufs du Bibi remplaçaient ceux que nous n’avions pas.

Je montais sur le chariot pour aider à décharger. Je laissais les souches trop lourdes pour moi. Il y avait de la terre à leurs racines. Les bœufs ne bougeaient pas. Le Bibi avait dressé son aiguillon contre leur joug. C’était un obstacle qu’il ne leur venait même pas à l’idée de renverser. Parfois seulement un frisson parcourait leur robe blanche quand les mouches les harcelaient de trop près ; ils les chassaient alors d’un coup du fouet de leur queue souple. Et ils continuaient de ruminer.

Quand le déchargement avait pris fin, le Bibi entrait. À ses sabots comme aux racines des souches il y avait de la terre. Il voulait les laisser dehors, mais nous lui disions :

— Allez-vous bien garder vos sabots ! Ici, ce n’est pas un palais.

Le Bibi s’y trouvait presque dans son milieu. J’étais heureux de l’y voir ; pour un instant il complétait la physionomie de notre « maison de village ». Il s’asseyait. Il n’avait pas besoin d’une de nos fourchettes. Son couteau, fixé au gilet par un long cordon de cuir, lui en tenait lieu. Comme il était parti des bois vers deux heures du matin, il avait faim et soif. Une bouteille de vin et une omelette de quatre œufs ne l’effrayaient pas. Je le regardais manger et boire en pensant au chemin qu’il avait dû faire en pleine nuit dans les bois.

Janvier ou février ramenait le « repas du cochon ». C’est une vieille coutume de nos villages, et de nos petites villes pour ceux qui, dans les faubourgs, y mènent un peu la vie des paysans. On tue le cochon, qui crie. On le grille, et les gamins dansent tout autour. On le hisse la tête la première pour l’ouvrir et le dépecer. En lui tout est bon, jusqu’aux sabots. Tout étonné des richesses qu’on a devant soi, on se dit que jamais on n’arrivera à les épuiser. Et l’on invite les autres au festin. Chaque année nous étions les invités des Girard. Ce jour aussi était une date pour moi et dans un autre sens, pour toi qui jamais ne sortais le soir. Mais, si tu avais refusé, les Girard se seraient fâchés. Il faisait chaud dans leur petite maison à plafond bas. Comme nous y étions une douzaine à nous sentir les coudes, on oubliait bien vite que sur la route gelée février soufflait à perdre haleine. On oubliait qu’il y eût des pauvres avec qui l’on avait soi-même plus de traits de ressemblance qu’avec les riches. Mais on estimait aussi que, pas une seule fois dans l’année, les bourgeois ne faisaient un repas qui valût celui du « cochon » : c’était la revanche annuelle des paysans des villages et des ouvriers-paysans de la petite ville. Le cochon en faisait tous les frais : bouillon, boudin, pieds aux choux, rôti, tout venait de lui. Ceux qui l’avaient engraissé oubliaient qu’ils l’eussent connu vivant : sa destinée avait toujours été de finir sur cette table, victime et héros de ce repas triomphal auquel il méritait bien de donner son nom. Tu buvais et mangeais peu. De t’être couché tard et d’avoir changé ton ordinaire, invariablement le lendemain matin tu avais mal à la tête. Une année, enfin, si tu ne tuas pas le cochon, tu te décidas à en acheter la moitié d’un. On nous l’apporta tout dépecé, tout préparé. Comme les gamins qui dansent autour de lui quand on le grille, j’aurais volontiers sauté de joie devant le saloir. Que nous ne fussions de vrais paysans, il ne s’en fallait que d’une moitié de cochon. Et nous allions avoir des provisions qui longtemps nous permettraient de narguer la faim. Toi aussi tu donnas des « repas de cochon ». Nos seuls invités furent les Girard. Je regrettais qu’on ne dînât point dans notre « maison de village » et que le Bibi de la Maladrerie, avec son couteau, ne fût point parmi les invités. Mais les Girard avaient droit à certains égards.

L’hiver n’est pas seulement sur notre maison. Toute la petite ville est envahie par la neige. De temps en temps, peut-être pour se réchauffer, les cantonniers passent avec un traîneau en forme de coin, tiré par un âne, et qui, tant bien que mal, fait sa trouée le long des rues, des chemins et des routes jusqu’aux dernières maisons de chaque faubourg. Après, c’est la solitude des bois : à la grâce de l’hiver !

Viens avec moi jusqu’aux premiers arbres ! Gercé, fendu, le sol des sentiers creux sue de la glace comme les sapins, en été, suent de la résine. L’air froid pique comme des milliers d’aiguilles fines. Si tu glisses, ne compte pas sur les branchettes pour te retenir ; gelées, elles cassent comme verre.

Sur les chênes, tu verras encore des feuilles, mais si jaunes qu’elles semblent être artificielles, comme si, de zinc, elles s’étaient rouillées sous les pluies du dernier automne. Plus rien de vert, que les houx et le buis. Toute la vaste plaine est blanche, d’une blancheur qui fait mal aux yeux, doux à l’âme. Allons ! Nous avons de la neige sur la planche. Rentrons prendre nos quartiers d’hiver éternel.


VIII

Ta prenais sur les heures de repos que tu aurais dû t’accorder pour travailler chez nous. Sans doute, pendant la journée, maman pouvait s’occuper des lapins ; elle pouvait aller demander au jardin et au champ les légumes dont nous avions besoin ; elle pouvait même couper le trèfle à la faucille au fur et à mesure que se manifestait l’appétit de nos lapins. Mais cela n’eût pas suffi à faire marcher la maison. Tu te réservais les plus dures besognes. La cave, la cour, le jardin et le champ étaient les quatre domaines où s’exerçait ton activité que n’avait pu réduire le travail chez les autres. Te remettre au travail chez nous était pour toi comme un délassement.

En été, à trois heures et demie du matin tu étais debout. Tu prenais le chemin du champ, et marchais dans la rosée. Tout humides, les petites feuilles des épiniers étaient d’un vert plus tendre qu’à l’heure de midi. Des limaces rouge sombre se promenaient parmi l’herbe mouillée et sur le gravier avec une vitesse supérieure à celle des escargots. Les lézards n’étaient pas encore sortis de chez eux. Et les hautes orties pâles s’inclinaient tantôt avec mollesse aux derniers souffles du vent frais, tantôt plus bas peut-être qu’elles n’eussent voulu lorsqu’elles étaient secouées par le manche de tes outils posés en travers sur ta brouette. Les alouettes chantaient au milieu des airs, et beaucoup d’oiseaux sur les arbres des haies. À cinq heures tu sonnais l’Angélus, puis jusqu’à huit heures tu travaillais chez les autres. Alors tu rentrais manger la soupe. Mais, n’ayant pas oublié les oiseaux, tu disais :

— J’ai entendu des oiseaux, des oiseaux !… C’en était un vrai concert.

Ce sont les seuls concerts que tu aies jamais entendus. Ce sont peut-être les plus beaux, dans la fraîcheur et sous la pure lumière des matins d’été.

Ta journée chez les autres finissait à sept heures du soir. Mais, t’étant dépêché de manger la soupe, tu rechargeais tes outils sur ta brouette. En route pour le jardin et le champ, jusqu’au moment où il fallait que fut sonné l’Angélus du soir, à la tombée de la nuit, vers huit heures et demie.

Parfois je t’accompagne. Nous marchons sur la terre chaude. Des chauves-souris passent. Nous savons que, lorsqu’on entend la cloche de Magny, c’est signe de pluie pour le lendemain. Je suis l’allée centrale du jardin ; je vais jusqu’au bout pour avoir devant moi vingt lieues de plaine accidentée. Je m’amuse à lancer mon regard de tous côtés, n’importe où, comme une légère balle de sureau retenue par un fil, que je suis sur de ramener toujours à moi. Aux approches du crépuscule, les bois se confondent avec les prés. De Marné, seuls les toits apparaissent, comme posés au ras du sol. L’église de Cervon montre juste le bout de sa flèche ; le coq, dans l’indécis des premières ombres, fait penser à un héron solitaire sur les marais. Toujours au hasard, la balle de sureau fait ricochet sur l’eau d’un étang, s’en va le long d’une route poussiéreuse, mais tout à coup revient parce que la route s’enfonce dans un bois où elle ne peut faire autrement que de se perdre. Elle reste un instant piquée à la corne d’un bœuf comme une boule de bilboquet sur la pointe du bâtonnet. Maintenant la voici sur toi. Tu ne la sens pas. Mais je te regarde longuement, courbé sous le crépuscule. Tu désherbes, pioches, bêches, sarcles, arraches. Tout à l’heure, tu ne te croiseras point les bras sur la poitrine comme le paysan de ce tableau que tu ne connais pas et qui récite sa prière au son de l’Angélus : l’Angélus, tu le sonneras toi-même, de tes bras infatigables.

Peut-être cependant se seraient-ils fatigués à la fin des fins, si nous avions vécu sous le régime d’un été perpétuel. Même alors tu te serais refusé à repérer les limites de tes forces physiques. Tu répétais que nous avons été créés pour le travail. Sous cette malédiction qui pèse sur nous depuis la faute de nos premiers parents, tu courbais la tête avec plus de joie que de résignation. Pied à pied tu disputais à chaque jour ses minutes de lumière. Tu ne t’arrêtais que la nuit venue, sauf pendant les grandes chaleurs après déjeuner. Mais enfin il te fallait bien accepter les différences des saisons, et la lune de décembre n’eût point, à huit heures du soir, projeté ton ombre sur le carré où la neige avait pris la place du trèfle rouge. Tu n’étais pas de ceux qui, bouleversant leur vie, mettent la charrue avant les bœufs. Tu savais que le jour est fait pour le travail, et la nuit pour le sommeil. Tu n’ignorais pas qu’il ne fût de bon ton, à Paris, de se coucher à cinq heures du matin, et que ceux-là seuls qui ont ainsi occupé leur jeunesse peuvent connaître ce qu’ils appellent la vie.

Comme nous n’avions point d’âne, c’était toi qui sur ta brouette ramenais du champ à la maison l’avoine et les pommes de terre. Tu ne faisais pas qu’un voyage. Mais tu ne regardais pas plus à la fatigue de tes jambes qu’à la fatigue de tes bras.

Il y avait toujours à faire. Et je ne parle même plus du jardin ni du champ. Dans la cave, sur le sol mou, tu fendais les souches les moins dures et sciais le bois de moule. Parce que tu avais partout le sentiment de l’ordre et de la rectitude, tu l’empilais en un tas rectangulaire : tu t’entendais parfaitement à en établir les coins avec des morceaux entrecroisés. Tu mettais le vin en bouteilles. On a vite fait d’y attraper une courbature quand on n’en a pas l’habitude, mais tu résistais à tout. Les jours de lessive, tu transportais les deux cuviers avec le « sarrau » lourd de cendres, allant et venant de la maison au puits avec deux seaux alternativement vides et pleins. Toujours sur ta brouette tu portais le linge au lavoir où tu retournais le prendre. Il s’égouttait des deux côtés, et juste au milieu des traces humides la roue creusait la sienne dans le sable sec.

Dans la cour, à proprement parler, tu ne travaillais pas ; mais tu y faisais tes évolutions. Tu y chargeais et déchargeais ta brouette. Tu la traversais avec une botte de paille piquée à la pointe de ta fourche, avec du trèfle sur les bras, avec un panier, avec une bouteille à la main. Tu y parlais à haute voix bien qu’elle fût entourée de maisons et de toits d’où les lapins ne sortaient jamais. Mais tu ne redoutais pas les indiscrétions des lapins ; nos voisins et toi, vous vous connaissiez depuis longtemps.

C’est surtout dans les petites villes que chacun devrait savourer son bonheur. On n’y voit guère de ces arrogants ni de ces moqueurs qui dans les rues vous bousculent. Il n’y a guère de ces rivalités qui, dans les grandes villes encombrées d’ateliers et de bureaux, vous dressent l’un en face de l’autre, l’injure aux lèvres et la menace aux poings. Notre maison où tu rentrais chaque soir était le lieu de ta distraction et de ton repos. En elle tu trouvais le complément du bonheur qui pour toi consistait à consacrer au travail toutes les minutes de tes journées. Il n’y a rien de plus terrible, disais-tu, que de rester à ne savoir que faire de ses dix doigts.


IX

Car tu ne faisais pas qu’aller de notre maison à notre champ. Tu allais, de notre maison, dans toutes celles où il y avait pour toi de l’ouvrage, dans toutes celles où l’on consentait à te faire travailler.

Poli avec tout le monde, c’est toi qui saluais, toujours le premier, les commerçants, les rentiers, et ces importants personnages que sont les fonctionnaires.

Tu passais dans nos petites rues, poussant ta brouette ou les bras ballants, avec des chaussons de laine dans une paire de sabots que tu ne trouvais pas lourds. Il n’y a rien de tel que de ne pas prendre l’habitude des bottines vernies. Et j’ai beau faire. J’ai beau tâcher, quelquefois de me répandre, de devenir quelque chose comme un jeune homme du monde : c’est toujours de toi que je viens c’est toi qui me précèdes partout. Mes yeux, toute mon enfance, ne se sont reposés que sur tes mains déformées, à la longue, par le manche de la pioche et de la cognée, que sur ton front souvent soucieux. Je t’ai va rire parfois : je ne t’ai jamais vu sourire. Si je songeais à mes aïeux, c’étaient d’autres fronts pareils au tien, d’autres mains pareilles aux tiennes, que je voyais dans la pauvre ferme de ce pays de rochers et de bruyères.

Rentré dans ton pays avec l’idée d’y vivre de ton travail, tu représentais une bonne volonté et deux bras qui ne demandaient qu’à s’employer. Peu t’importait à quelles besognes. Au jour le jour tu appris, en le pratiquant, ton métier de jardinier. C’en était assez pour la petite ville et pour toi. Personne ne songeait à te demander de créer un jardin. Il suffisait que tu pusses entretenir ceux qui existaient déjà. C’est ainsi que bientôt tu sus cultiver les melons, greffer les arbres fruitiers, couper le gazon des pelouses, blanchir la chicorée, égaliser les bordures de buis, mettre ce qu’il faut de fumier aux endroits qui en ont besoin, écheniller, tailler les haies, marcotter, ramer les pois, et que sais-je encore !

Mais tu n’étais pas seulement jardinier. Tu étais le journalier qui exécute pour le compte des autres les mêmes travaux que chez lui, mettant le vin en bouteilles, sans en boire une goutte, sciant le bois de moule et fendant les souches, aussi soigneusement que si c’eût été pour nous. Tu aimais le travail bien fait, et ignorais l’existence du mot « sabotage ». On te rétribuait selon tes mérites. Tu travaillais de toute ta force, en toute loyauté, ne regardant pas avec arrogance les maîtres de quelques heures ou de quelques journées. Tu ne manifestais point l’insupportable orgueil de ces ouvriers qui se disent : « Si je venais à me croiser les bras, c’est le patron qui serait embêté ! » Les patrons ont souvent des torts : il se peut qu’ils ne les aient jamais tous. Les tiens, pour toi, avaient toujours raison. Tu obéissais même à leurs domestiques. Ce n’était point platitude, mais connaissance exacte des obligations de ta vie et conscience de la nécessité de l’ordre social.

Tu faisais partie de la grande famille de ces ouvriers que l’on ne rencontre guère que dans les petites villes. Il y en a aussi quelques-uns dans les communes d’au moins cinq cents âmes. Il n’y en a point dans les villages où chaque paysan possède sa maison, son pré, son champ, et ne travaille que pour son propre compte. Tu faisais partie de cette grande famille d’ouvriers qui, comme l’a dit un écrivain de nos pays, n’ont pas de métier spécial : ils savent seulement tout faire. Qu’on vous appelle, et vous accourez. Parfois même vous n’attendez pas : vous allez vous proposer. Vous êtes tous vêtus à peu près de la même façon : presque tous vous portez un vieux chapeau de feutre noir vite déformé. Quelques-uns, les plus vieux, sont coiffés de casquettes à oreillettes qu’ils rabattent quand le froid pince. Vous possédez à peu près tous les mêmes outils. Ce sont vos seuls frais de première mise et d’installation : une pioche, une bêche, un râteau, un sarcloir, une fourche en fer, un sécateur, une scie, une hache, une cognée, des coins, une brouette. La brouette est pour vous la voiture à âne des paysans des villages ; elle sert à tous usages. Vous limez vous-mêmes votre scie. Quand vient à se briser une dent du râteau, vous la remplacez par un long clou. Dans chaque petite ville les bourgeois sont assez nombreux pour que vous ne mouriez pas de faim. Et puis, quand l’ouvrage manque ici, on peut en trouver là. Ainsi beaucoup parmi vous, suivant la saison, s’engagent pour des coupes de bois. Pendant des jours ils ne manient plus que la hache, la cognée et la scie : les voilà devenus bûcherons. Ils s’engagent aussi pour la durée de la moisson. La faux leur redevient familière, et voici qu’ils sont semblables aux paysans des villages. Beaucoup parmi eux boivent et fument. Ils connaissent le chemin des auberges et du bureau de tabac.

Dans les jardins des riches, les après-midi d’été, tu portais le poids de la chaleur sans te plaindre, puisque chaque heure de travail t’était payée cinq sous ; il te fallait rester penché douze minutes sur la terre pour gagner cinq centimes. Car tu n’étais pas de ceux qui flânent, s’en vont de droite et de gauche, bavardent avec les servantes, se dérangent même dix minutes pour aller boire un verre à l’auberge d’en face. Tu songeais qu’un verre de vin rouge coûte vingt-quatre minutes de travail. Tu n’entrais ni dans les auberges ni dans les cafés parce que tu savais le prix de l’argent, et que ni les cafetiers ni les aubergistes ne font cadeau de leur « marchandise ». Tu ne fumais pas. Le tabac donne mal à la tête. C’est un poison. Il faut travailler deux heures durant pour en gagner un paquet de cinquante centimes. C’est une grande force dans la vie que d’avoir, comme étalon de ses besoins et de ses désirs, le prix d’une heure de son propre travail. On peut se passer de distractions. Il faut que toujours la volonté soit tendue, qu’à pas un seul endroit elle ne fléchisse.

Et puis tu voulais en donner aux riches pour leur argent. Tu n’ignorais pas que gagner « cinq sous de l’heure » oblige à ne pas se reposer une minute.

Pourtant, les jeudis où je n’allais pas à l’école et, durant les grandes vacances, les jours où il faisait « par trop étouffant », vers quatre heures nous te portions du vin frais mélangé d’eau du puits. Plusieurs fois ainsi je t’ai trouvé dans le jardin de « la Marie de Mme de La Reynière ». La bonne d’une veille dame n’a pas le temps de bêcher ses carrés ni de sarcler elle-même ses allées. Dans un coin, face au Sud, il y avait dés ruches autour et à l’intérieur desquelles les abeilles faisaient diligence, comme toi dans le jardin. Mais je me sentais plus à mon aise près de toi qu’aux environs des ruches. Les abeilles travaillent ; seulement, elles savent se défendre et même attaquer. Toi, tu ne savais pas attaquer ; et tu ne savais guère te défendre. À l’ombre courte des framboisiers nous nous asseyions sur la terre molle et chaude. Tu disais que, sous ton chapeau de joncs tressés, tu ne souffrais pas du tout de la chaleur, que tu étais « on ne peut plus au frais », et que ce n’était pas la peine de t’apporter à boire. Tu n’aimais point que l’on se dérangeât pour toi. Mais ce vin frais te faisait du bien. Et, pour rattraper le temps perdu, quelques minutes au plus, pour reprendre ta bêche tu n’attendais pas que nous fussions partis.

Ce n’était point par crainte que tu agissais ainsi, mais par conscience de ton devoir. Ceux qui t’employaient savaient qu’il était inutile de te surveiller, et ils ne le faisaient pas. Si la Marie de Mme de La Reynière était entrée dans son jardin au moment où tu étais assis sur la terre que tu venais de remuer, elle ne se serait pas dit que tu lui volais son argent. C’était une grosse femme à visage rond. Un bonnet blanc cachait ses cheveux gris. Elle marchait les mains croisées sur son ventre gonflé. Il y avait des années qu’elle était au service de Mme de La Reynière. C’était une servante des temps anciens, comme toi un ouvrier des temps qui ne sont plus. Quand elle parlait de sa maîtresse, elle disait : Notre dame.

Aujourd’hui, elle n’est pas loin de toi.

Il y avait d’autres maisons où, vers quatre heures, la bonne t’appelait. Un verre de vin, du pain et du fromage t’attendaient sur la table de la cuisine. Tu prenais toi-même le pot d’eau, ne pouvant pas sentir le vin pur. Tu évitais de salir, même dans la cuisine. Le Bibi voulait poser ses sabots avant d’entrer chez nous. Nous lui disions : « Allez-vous bien garder vos sabots ! » Toi, personne n’aurait pu t’empêcher de poser les tiens. Tu aurais bien voulu voir que Mlle Geneviève eût du travail à cause de toi ! Tu n’aimais pas déranger les autres. Si tu avais fait tomber quelques miettes de pain, tu prenais toi-même le balai, et toujours essuyais le coin de table. Mlle Geneviève était une vieille fille coiffée en bandeaux et qui parlait d’une voix chevrotante. Elle ne savait ni lire ni écrire. Elle avait une cinquantaine d’années. Presque aussi loin qu’elle remontât dans ses souvenirs, elle se voyait au service de Mme Camille, la sœur de ton ancien maître, l’abbé Petitier. Il n’était plus curé de Sougy. Il était depuis longtemps revenu se fixer à la Montée de Brassy, près de sa ferme. Là, il menait la vie tranquille du curé de campagne qui n’a même pas le souci d’une petite paroisse. Plusieurs fois par an il venait à Lormes. Il passait par la maison, et vous parliez de l’époque où tu lui servais la messe. Il avait les joues rouges et des touffes de poils dans le nez et dans les oreilles. Ses mains tremblaient. Mlle Geneviève aussi avait vécu jadis à la Montée, mais pas dans la ferme : dans la maison des maîtres. Vous aviez à peu près le même âge. Comme la Marie de Mme de La Reynière, c’était une servante des temps anciens. Vous vous ressembliez. Et puis vous aviez des souvenirs communs du même pays. Elle connaissait comme toi l’histoire du grand Pierre. Tu t’entendais bien avec elle.

Vous connaissiez tous les deux l’histoire du canard.

Les Blandin avaient succédé à ton père dans l’exploitation de la ferme de la Montée. Il n’apparaissait pas qu’ils s’y fussent enrichis, puisqu’à plus de soixante ans ils travaillaient encore. Ils avaient à verser des redevances, du consentement de l’abbé Petitier, à Mme Camille. Elle ne s’appelait pas que Camille. Ce n’était que son prénom. Il y avait peut-être dans la petite ville dautres femmes qui s’appelaient aussi Camille, mais, elle, c’était une dame importante, veuve depuis longtemps, et riche : son prénom suffisait à la distinguer des autres. Il n’y avait, ici, qu’une Madame Camille.

C’était un peu comme dans l’ancien temps où les poules que tu étais obligé de donner à ton seigneur devaient avoir assez grandi pour pouvoir voler du sol à l’échelle, de l’échelle à la mangeoire et de la mangeoire au perchoir, où ton seigneur acceptait ton avoine pourvu qu’une truie, enfermée trois jours sans nourriture, consentit à s’en nourrir. Allons ! Ton seigneur n’était pas trop exigeant.

C’étaient deux vieilles gens qui peinaient d’un bout à l’autre de l’année, tellement qu’il ne leur restait pas une minute pour se plaindre.

À la Saint-Martin, ils apportaient pour Mme Camille un sac d’écus. À chaque foire, c’est-à-dire une fois par mois, ils apportaient à Mlle Geneviève, une volaille. Mlle Geneviève n’était pas une méchante vieille fille, au contraire ! La moindre complication dans sa vie la faisait trembler. Elle avait un peu un profil de chèvre, et ne parlait que pour être de l’avis de tout le monde. Et il fallait, avec cela, qu’elle fît marcher la maison, Mme Camille, toujours à l’église ou à la chapelle des sœurs, quelquefois partie en voyage vers quelque sanctuaire renommé, ne pouvant jamais être en contact avec les fournisseurs ni avec ses fermiers.

Mlle Geneviève avait dit une fois pour toutes à Blandin :

— Vous savez, mon bon Blandin, ce n’est pas pour vous ennuyer, mais ne m’apportez jamais de canards. Je n’aurais pas le courage de leur couper le cou !

Elle tuait facilement une oie, un poulet, même un lapin. C’était une affaire d’habitude. Mais elle n’avait pas pu apprendre à tuer un canard : c’était plus fort qu’elle.

Ce qui n’empêcha pas Blandin, le matin de la foire de mai, de partir avec, dans un panier, un canard !

Il n’avait, pour le moment, aucun poulet présentable. Ses poules pondaient toutes, que c’en était une bénédiction. Sa femme, pourtant, en aurait bien sacrifié une, mais lui, Blandin, depuis bientôt quarante ans qu’il travaillait pour les autres, commençait à y voir clair. Il se disait :

— Je ne suis pas plus avancé aujourd’hui que le premier jour ! On n’a pas un centime devant soi.

Et il ne voulut pas céder. Il dit à sa femme :

— Garde tes poules, du moment qu’on peut vendre les œufs. Moi, je vais lui porter un canard. C’est déjà bien joli !

Qui aurait cru cela de Blandin ?

Il partit donc, dès le lever du jour. Il avait trois bonnes lieues à faire. Une houssine à la main, il poussait devant lui trois cochons qu’il espérait bien vendre à la foire. Pourtant, au fond, il n’était pas trop rassuré. Près d’un demi-siècle de servitude lavait aplati à tel point qu’il ne pouvait plus se relever que pour retomber tout de suite après. Au premier kilomètre, il eut envie de retourner sur ses pas, pour changer son canard contre une poule. Mais il se raidit et poursuivit sa route.

Dans le panier, le canard n’était pas malheureux. Il voyageait sans se fatiguer. C’était déjà quelque chose. Il pensait bien un peu à sa cane, à ses canetons. Mais comme il ne pouvait pas savoir qu’on allait lui couper le cou, il se disait :

— Je les reverrai tout à l’heure.

Les trois cochons eux trottinaient en grognant.

À l’entrée de la ville, Blandin les laissa sous un toit d’auberge, près du champ de foire. Puis, toujours son panier au bras, il s’en fut chez Mme Camille.

— C’est vous, Blandin ? lui dit Mlle Geneviève. Entrez donc !

C’était une grande cuisine où d’énormes meubles se trouvaient à leur aise. La cheminée était si vaste que l’on s’étonnait que Mme Camille ne demandait pas à ses fermiers de lui amener des bœufs pour les y faire rôtir. Les cuivres luisaient. Les arbres du jardin laissaient trembler, sur les vitres des hautes fenêtres, une ombre mobile et verte, Blandin enleva sa casquette, et posa sur la table son panier. Mlle Geneviève souleva le couvercle, et, tout de suite, vit le bec du canard. Elle regarda Blandin. Allait-il, maintenant, manquer d’assurance ? Ma foi, ce fut tout juste. Car il commença par s’excuser.

— Qu’est-ce que vous voulez, mademoiselle Geneviève ! dit-il. Nos poulets sont trops petits…

— Mais vous savez bien, mon bon Blandin, que je ne peux pas tuer un canard ! Vous n’aviez qu’à apporter une poule !

— Une poule ! Une poule ! riposta-t-il. C’est facile à dire ! De ce moment, elles pondent toutes, on ne peut pourtant pas perdre des œufs…

Il voulait ajouter :

— Pour vous faire plaisir. Mais il se retint. Il en avait déjà tant dit qu’il en était étonné lui-même. Dans son panier, le canard commençait à s’agiter. Il aurait bien voulu se dégourdir un peu les pattes.

Mlle Geneviève était contrariée.

Que faire ? Elle tournait, virait dans sa cuisine. À la fin, elle se décida :

— Pour une fois, dit-elle, remportez votre canard. Ça comptera comme si vous aviez apporté quelque chose.

Blandin fut stupéfait de tant de bonté. Et il remercia, en phrases simples, mais bien senties, Mlle Geneviève.

Blandin s’en alla, son panier au bras. Ce n’était pas encore tout de suite que le canard allait pouvoir se dégourdir ! Il le mit dans un coin sous un hangar, sortit ses cochons, qu’il vendit presque tout de suite, bien avant midi. Il les vendit même un bon prix. Décidément, aujourd’hui, il avait toutes les chances. La vie lui souriait. Il aurait pu aller casser la croûte à l’auberge : il préféra partir. Il avait hâte d’annoncer à sa femme ces bonnes nouvelles.

Elle n’en revint pas, quand elle le vit avec le canard. Ils le lâchèrent. Il alla rejoindre sa cane et ses canetons qui commençaient à s’ennuyer de lui.

Puis, Blandin et sa femme, en rangeant dans un petit sac de toile l’argent des cochons, eurent ensemble la même idée.

Et, le dimanche suivant, puisque Mlle Geneviève avait été si accommodante, si bonne, la mère Blandin partit de la ferme, au lever du jour, pour lui porter une poule !

Aujourd’hui Mlle Geneviève n’est pas loin de toi.


X

Mais c’était chez M. Teste que tu travaillais le plus. Sur ton livre de comptes je relève que, seulement de 1892 à 1906, soit en l’espace de quinze années, tu n’as pas gagné moins de 5.829 francs, soit 388 fr. 60 par an. Ce sont là des chiffres ! Pour arriver à ce résultat tu n’avais pas travaillé pendant plus de 23.316 heures, au cours de ces quinze années, soit 1.554 heures par an. Tu n’aimais pas à insister sur tes mérites. Je n’insiste pas davantage. Pour M. Teste tu avais de l’admiration. M. Teste avait débuté sur la place dans une boutique de librairie-papeterie que tenait sa femme. Il y exerçait lui-même le métier d’horloger. M. Teste avait fait de bonnes études au petit séminaire. Après quoi ayant cessé d’éprouver du goût pour le sacerdoce, il était rentré dans le siècle. Peu à peu il faisait fortune. Sa librairie était bien achalandée en services de porcelaine, en maroquinerie, en couverts d’argent, en porte-plumes, en cahiers, en ces mille objets qui sont tantôt de nécessité, tantôt de luxe. On y trouvait même des dictionnaires pour écoliers. Quant aux autres livres, nous avons à mieux employer notre argent qu’en l’achât de ces romans qui racontent toujours les mêmes choses. C’est absolument comme les feuilletons des journaux que dévore la jeunesse : on n’y raconte que des balivernes. Le soir, tu n’en as pas besoin pour t’endormir. Il te suffit de la fatigue de ta journée. De plus, M. Teste était devenu bon horloger, comme toi bon jardinier : par la pratique de son art. Enfin il servait d’intermédiaire entre les banques de Paris et ceux d’ici qui, comme toi, avaient chaque trimestre quelques coupons à toucher. M. Teste était un « scientifique », sans cesse imaginant de nouvelles installations mécaniques dont il réussissait à réaliser quelques-unes. Témoin de ses essais, tu fournissais parfois la main-d’œuvre, et revenais émerveillé, disant :

— Non ! Jamais ! Jamais !…

Absolument comme après m’avoir raconté l’histoire du grand Pierre de la Montée.

M. Teste était parfois brusque pour toi. Tu ne lui en gardais pas rancune. Les grands hommes ont le droit de n’être pas comme nous autres qui dépendons d’eux et qui, surtout, connaissons beaucoup moins de choses. Où aurais-tu trouvé à gagner 388 fr. 60 par an si tu t’étais fâché ? Et, surtout, que serait devenue l’inégalité sociale obligatoire si tu lui avais répondu ?

Aujourd’hui, il n’est pas loin de toi.

D’autres maisons te retenaient beaucoup moins que celle de M. Teste. Tu ne leur consacrais que quelques journées par an. C’est ainsi que tu sciais le bois des Frères et celui de M. le Curé. Tu soignais particulièrement ce travail. Aux bûches on n’eût pas découvert une écharde.

Beaucoup de ceux qui t’ont fait travailler ne t’ont pas connu. Tu étais pour eux un ouvrier pareil aux autres. Quand le crépuscule, sauf en été, amenait la fin de ta journée chez eux, il leur arrivait de te dire :

— Pierre, donnez donc un coup de main pour rentrer le bois dans la cuisine.

Tu ne leur comptais pas ton quart-d’heure, ta demi-heure de travail supplémentaire. Pour toi une heure commencée n’était pas une heure finie. Elle n’avait de valeur d’échange que dans sa totalité. Et même cela te semblait si naturel que souvent, de ton propre gré, tu t’offrais avec tes deux bras pourtant fatigués.

Je ne veux pas dire que tu ne te sois pas rendu compte de ta vie. Car tu étais heureux que j’aie trouvé une place à Paris, dans ce qu’on appelle un bureau. Tu me disais :

— Certainement, je vois bien que tu ne gagnes pas des mille et des cent. Mais, là, tu es toujours assis. Été comme hiver, tu es à l’abri du soleil, de la pluie et de la neige. Moi, il y a des fois où je ne suis plus qu’une eau, et des fois où j’ai les pieds glacés, les mains gelées, avec des crevasses qui me font mal.

Mais c’était notre vie. Maman aussi, de laver dans l’eau couverte de glace qu’il fallait casser à coups de pioche, ses mains n’étaient plus, comme tu disais, « qu’une crevasse ». C’était la vie de ceux à chaque jour de qui suffit sa peine, parce que le lendemain vient, lui aussi, avec sa peine. Mais si tu parlais de tes souffrances, ce n’était pas pour t’en plaindre : elles faisaient partie de ton travail.


XI

Il ne te restait pas beaucoup de temps pour fréquenter les hommes de ton âge ni pour te distraire. D’ailleurs tu n’en éprouvais pas le besoin.

À peu près une fois l’an tu faisais un long voyage : jusqu’à la Grange-Billon, jusqu’à l’ancienne auberge qu’avaient ouverte ton père et ta mère. Elle n’était plus maintenant qu’une maison ordinaire. Le vent pouvait souffler sur la route de Brassy : il ne secouait plus la branche de genévrier décrochée du pignon. Ton père et ta mère vivaient de la pension que tes frères et toi leur serviez, depuis que les partages avaient été faits. Nous y allions le dimanche après vêpres, presque toujours au mois de janvier. Nous les trouvions au coin du feu, remâchant leur vie d’autrefois, et poussant, par habitude prise, de ces gémissements qui font que la vieillesse ressemble à l’enfance.

Nous allions même plus loin. Deux cents mètres plus haut, à la corne d’un bois où l’on aurait ensuite pu marcher longtemps sans en sortir, le seul de tes frères qui fût, comme toi, revenu de Paris, habitait une maison sur le seuil de laquelle tu ne grattais pas souvent tes souliers du dimanche. C’était presque comme si vous aviez été l’un pour l’autre deux étrangers. Ni l’un ni l’autre vous n’étiez des sentimentaux. La vie ne vous avait pas, comme aux riches, laissé le temps de cultiver en vous le champ des émotions d’une enfance vécue en commun dans un pays sauvage.

Aller et retour, cela représentait au moins deux bons kilomètres. Je ne dirai point que tu rentrais fatigué, mais tout désorienté. C’était comme si tu avais été de retour d’un très long voyage. Tu venais pourtant de revoir le coin où s’étaient écoulées les années d’avant ta première communion. Mais du champ qui surplombe la route, de l’étang Baron, de la route même, aucun souvenir ne t’avait fait signe, pâle dans le crépuscule gris. Rude et rigide, tu n’emportais avec toi que les soucis de ta vie actuelle. Le passé, pour toi, c’était un horizon lointain que ne pouvaient plus atteindre tes regards. Ce n’étaient que tes souliers d’homme de cinquante ans qui écrasaient le gravier sur la route où, gamin de dix ans, plus d’une fois tu avais dû courir pieds nus.

Tu ne fréquentais pas les hommes de ton âge. Je ne t’ai pas connu un seul véritable ami avec qui tu prisses plaisir à avoir de longues conversations. Pour les rencontrer il t’aurait fallu aller les chercher aux heures du repos dans les cafés et dans les auberges. Car presque tous y vont. C’est là que parfois se nouent de solides relations devant une demi-douzaine de canettes. Ce sont des endroits où l’on vient oublier qu’il faudra demain se remettre au travail. Dans la fumée des cigarettes et des pipes tandis que sur le tapis vert les billes blanches et rouges s’entrechoquent et que sur d’autres tapis les cartes s’abattent comme un vol de mouettes, il y a là de belles heures à vivre. Tout le monde va au café, depuis le maire jusqu’aux petits commerçants, en passant par les bourgeois. Tous les ouvriers comme toi vont à l’auberge et quelques-uns même qui ont des idées de grandeur, au café. Il y a des soirs de contentement où ils se disent : Après tout, on n’en est pas à un sou près. Et, au café, ils paient six sous leur apéritif qui, à l’auberge, ne leur en aurait coûté que cinq. Mais ne sont-ils pas citoyens français comme le maire, comme tout le monde ? Et ils voudraient bien voir qu’on s’avisât de leur interdire l’entrée des cafés ! Parce qu’ils ont des sabots ? C’est quand ils affectent de les frotter sur le parquet qu’ils sont le plus fiers de ne pas porter de bottines.

Il ne te serait pas venu à l’idée de formuler de pareilles revendications. Tu n’y entrais que lorsque tu avais, ici et là, à présenter des traites. À la fin M. Teste s’était lassé de réparer des montres. Sa fortune personnelle l’autorisant à entreprendre de plus vastes opérations, il avait fondé une petite banque. Étant à la disposition de ceux qui t’employaient, tu devins garçon de recettes. Tous les cinq jours tu partais à une heure de l’après-midi avec une liasse de papiers et de la monnaie dans une sacoche. Les fins de mois, et surtout les fins de trimestres, et par-dessus tout les fins de semestres, tu n’avais pas trop de toute ta journée. M. Teste pouvait avoir confiance en toi : tu ne t’en irais pas avec le montant des encaissements. Malgré ta bonne volonté, malgré l’attention que tu y mettais, il t’arrivait de rentrer avec une pièce fausse. Tu rentras même une fois avec un déficit de cinquante francs. Toi qui d’habitude ne dormais pas beaucoup, tu fus plusieurs nuits de suite à ne pas fermer l’œil ; serais-tu obligé de rembourser de ta poche ? M. Teste n’alla point jusque-là.

C’était lors de tes tournées que tu voyais ces commerçants qui vivent au jour le jour. À la présentation de la traite ils font semblant de fouiller dans leur caisse qu’ils savent vide. Ils ont l’air tout étonné de n’y pas trouver sou qui vaille. Tu les regardais, et c’était toi qui te sentais gêné. À leur place tu aurais remué ciel et terre. Car tu faisais honneur à tes engagements. Au surplus nous payions toujours argent comptant. Et tu te glorifiais — tu en avais le droit — de n’avoir jamais dû « un centime à personne ». Mais la plupart d’entre eux étaient des piliers de cafés où ils laissaient le plus clair de leurs bénifices. Dans ces conditions les caisses des cafetiers devaient être approvisionnées d’or. Il n’en était pas toujours ainsi, certains d’entre eux buvant avec leurs clients à s’en rendre malades et à en mourir. Quand ils t’offraient un verre, qu’ils eussent ou non fait honneur à leur signature, tu refusais toujours, d’abord parce qu’il te déplaisait de boire, ensuite parce que tu aurais souffert de contribuer, pour si peu que ce fût, à leur ruine.

Quand tu rencontrais dans les rues des hommes de ton âge, c’était bonjour, bonsoir, quelques phrases sur la pluie et le beau temps. Tu n’avais pas avec eux d’idées ni de sentiments communs. Ils étaient presque tous pour toi comme ton frère : des étrangers, ou peu s’en fallait.

Les soirs d’été tu aurais pu, quittant notre seuil, te mêler au groupe qui, quelques maisons plus loin, en racontait de bien bonnes au clair des étoiles. Il suffisait d’entendre s’épanouir leurs rires pour s’imaginer l’épanouissement de leurs faces. Tu ne bougeais pas, préférant ta solitude, n’étant pas fait pour te mêler à des groupes dont tu aurais été obligé de prendre le ton. Tu ne te hérissais pas de piquants. Tu te dissimulais si bien depuis toujours que personne ne songeait à s’apercevoir de ton absence : on eût été beaucoup plus étonné de te voir.


XII

Tu aimais bien moins encore les jours de réjouissances publiques.

La veille du Quatorze-Juillet, ce n’était pas vous, les employés de l’église, qui sonniez les cloches : leurs cordes, ce soir-là comme le lendemain matin, revenaient de droit aux cantonniers de la ville. Le petit canon faisait son possible pour tonner tout près de l’arbre de la Liberté. Tout ce bruit te donnait mal à la tête. Dirai-je qu’il te donnait aussi mal au cœur ? Ce soir-là tu ne restais pas longtemps sur le pas de la porte. Et, tandis que la foule circulait sur les Promenades où des lampions étaient accrochés à des fils de fer tendus de tilleul à tilleul, tandis que les flonflons de la retraite aux flambeaux arrivaient jusqu’à nous, tandis que des pétards éclataient à ras de terre et que des fusées ambitionnaient de rejoindre les étoiles filantes, tu te couchais.

Tu n’aimais pas le Quatorze-Juillet. Avec ce que tu savais d’histoire, tu pouvais te représenter les massacres et les noyades dont il avait été le prélude. Tu voyais des hommes déguenillés parcourant les rues de Paris et portant au bout de leurs piques des têtes échevelées et défigurées. « L’œil d’une de ces têtes, sorti de son orbite, descendait sur le visage obscur du mort, la pique traversait la bouche ouverte dont les dents mordaient le fer ». Tu ne t’écriais pas dans ton indignation : Brigands ! Est-ce comme cela que vous entendez la Liberté ? Tu gardais pour toi tes idées d’héritier des « ahaniers » et de Jacques Bonhomme, de celui du moins qui acceptait son sort.

Ce soir-là les trois cloches pour tes oreilles sonnaient le tocsin. Tu t’étonnais que le canon ne fût point braqué sur l’église : il est vrai qu’il ne lui aurait pas fait grand mal.

Le jour même du Quatorze-Juillet, si toutefois ce n’était pas un dimanche, tu travaillais comme d’habitude. Ceux qui t’imitaient n’étaient pas nombreux. Que t’importaient, le matin, le tir et, l’après-midi, la revue des pompiers que pourtant on venait voir des villages de la petite ville et des communes du canton les moins éloignées, les attractions diverses : tonneau, course en sacs, mât de cocagne, et, le soir, le concert donné par la fanfare et le feu d’artifice ? C’étaient deux soirs et une journée où la bière coulait à flots dans les cafés et dans les auberges, où l’on prononçait, au banquet de la municipalité, des discours appris par cœur et vantant la République et les bienfaits de l’école laïque. Or nous estimions que les trois Frères détenaient les secrets de la véritable éducation. Et de toute cette poudre du canon, des pétards et des fusées, se dégageait pour nous comme une odeur de guerre. Le soir du Quatorze-Juillet, tu te couchais plus tôt encore que la veille.

Il y avait encore la fête du premier Dimanche de Mai. Pour être moins bruyante — ce n’était pas la faute du canon, bien qu’il se reposât ce jour-là, — elle n’en était pas moins courue. Elle était comme la reconnaissance officielle du retour du printemps dont les bienfaits, depuis le 21 mars, avaient eu le loisir de s’affirmer. Parfois pourtant il faisait froid et gris. Mais cela n’empêchait point « les populations » de s’y rendre à l’heure des vêpres. À ce moment-là tu étais occupé. Mais tu aurais parfaitement pu y faire un tour bien avant la tombée de la nuit.

Tu ne t’imagines pas ce que c’est. Comme sur le pont d’Avignon l’on y danse. Tout le monde danse sous les chênes du bois de Narvaux, un peu au-dessus de la vieille route de Corbigny. Il y a là Bonoron avec son violon qui n’est pas exactement accordé de quinte en quinte ; et Bonoron lui-même ne pince les cordes qu’au juger des doigts bien plus que de l’oreille, juché sur un tonneau vide qui résonne quand il le frappe du pied pour ne pas perdre la mesure.

N’importe ! Viens voir comme tout le monde se trémousse, jeunes et vieux ! Regarde comme les yeux brillent, comme les poitrines se soulèvent ! Est-ce le vent tout simple, ou le vent de la danse, qui retrousse ainsi jupons des jeunes et cotillons des vieilles ? Ils tournent tous, dans la joie du printemps, emportés par un tourbillon qui les entraîne et les laisse, à l’instant où la ritournelle casse comme une corde de violon, haletants et brisés.

Viens voir comme ils boivent ! Maltat et sa femme, qui ont dressé là leur ramée, ne savent plus où donner de la tête. On leur demande du vin. On leur demande de la bière. Ils ne cessent pas de remplir des litres aux deux tonneaux qu’ils ont calés avec des pierres et de la mousse. Et ils en ont deux autres, en réserve, qui ne pèseront pas lourd ce soir, à dix heures.

Viens voir les blanques, et le tir, et le manège des chevaux de bois ! Les gamins et les gamines qui n’ont pas encore l’âge de danser tournent sur le manège : c’est leur manière de se laisser entraîner par le tourbillon de joie du printemps revenu. Ils poussent des cris qui se confondent avec les notes aiguës du violon.

Viens voir l’herbe et les feuilles repoussées ! Le bois t’attend. Contre l’écorce de ce chêne tu colleras ton oreille, et tu entendras la sève monter des entrailles de la terre jusqu’à la moindre de ses branches. Regarde au-dessous de la route tous ces arbres qui dévalent vers le creux du ravin où coule la cascade : là aussi le printemps travaille. Il est partout à la fois, et c’est presque d’un seul coup qu’il a tendu au-dessus de la terre et des rochers ce dôme de verdure qui nous permettra de narguer l’été.

Mais tu secoues la tête. Tu me dis :

— Non. Ça ne m’intéresse pas. Les vêpres finies, je rentrerai à la maison. Je mettrai mes chaussons et, jusqu’à l’heure de la soupe, je lirai La Croix et mon livre de Méditations pieuses. Ces fêtes-là, vois-tu, ce n’est bon qu’à nous détourner du droit chemin. Nous sommes ici-bas pour travailler et pour nous occuper de notre salut. Un jour de repos par semaine, c’est tant qu’il nous en faut. Mais ce n’est pas une raison d’en profiter pour aller à des fêtes pareilles. Tu me dis que c’est à cause du printemps. C’est bien possible. Mais, pour moi, le printemps c’est la saison où les journées commencent à devenir plus longues. Et puis je n’ai jamais dansé. Quand j’étais à Vincennes, au lieu de fréquenter les bals, je lisais dans ma mansarde. Est-ce que tu te souviens de Jean Valjean ?

Il y avait enfin la fête du Lundi de la Pentecôte. C’était la plus importante de toute l’année. Le 14 juillet se célébrait partout. Quant au premier dimanche de mai il n’attirait guère, au bois de Narvaux, que les gens de la ville. Le Lundi de la Pentecôte était bien différent. Il créait dans toute la région, je veux dire : jusque dans les cantons voisins, un mouvement dont pour une journée notre petite ville était le centre d’attraction. C’était comme un jour de foire, mais où tout le monde serait venu en habits du dimanche, car le Lundi de la Pentecôte était à la fois plus qu’un jour de foire pour les paysans, et plus qu’un dimanche pour ceux qui jamais n’allaient à la messe.

Je n’en veux pour preuve que ces voitures de marchands ambulants qui, dès l’avant-veille s’installent au beau milieu des Promenades, dans l’enceinte où, les jours de foire, sont rassemblés les bœufs, où, l’après-midi de chaque dimanche, se réunissent les hommes de ton âge qui aiment mieux jouer aux quilles que d’écouter les beaux psaumes des Vêpres. Les voitures, je ne te dirai point de venir les voir : tu ne m’écouterais pas. Mais je les connais, car ce sont à peu près toujours les mêmes. Je ne te les décrirai pas une par une, car elles se ressemblent toutes. Ce sont à la fois des maisons et des boutiques roulantes que trament, les plus pauvres un âne, les plus riches un cheval. Sous presque toutes se balance, au gré des cahots de la route, une grande claie qui est l’incertaine demeure des volailles. Aussitôt la voiture arrivée à destination, liberté est donnée aux poules, qui n’en abusent pas. Elles sont dans un pays inconnu. Elles ont beau entendre chanter les coqs : elles n’éprouvent pas le désir de lier connaissance avec nos poules. Et tu penses bien qu’elles ne viendront pas leur demander, pour quelques nuits, des places sur le perchoir de notre toit. Et les maîtres des poules se contentent pareillement du lit qui tient un peu trop de place dans la voiture, et à la tête duquel s’ouvre une petite fenêtre à toute petite persienne. Ils font leur cuisine en plein air. Je rôde autour d’eux. Je les écoute. Ils n’ont point l’accent de nos pays. Ainsi le Lundi de la Pentecôte attire ici des gens qui viennent de beaucoup plus loin que des cantons voisins : j’en conçois une certaine fierté.

Maintenant les voici qui enfoncent dans le sol piétiné par les bœufs des piquets dont la pointe aiguë est garnie de fer. Toutes les pièces instantanément s’adaptent : elles en ont l’habitude. Et, en une demi-journée, l’enceinte intérieure des Promenades est couverte de toiles de baraques, comme le bois de Narvaux l’est de feuilles.

Il y a aussi les aubergistes du pays dont chacun installe sa ramée. Aujourd’hui Maltat n’est pas seul. Il ne le regrette pas, car ni lui ni sa femme n’y pourraient suffire Tout cela, je peux presque le voir de chez nous, sans me déranger. Notre maison n’est qu’à une vingtaine de pas des Promenades.

Dès le lundi matin, c’est l’ouverture de la fête qui durera jusqu’à une heure avancée, pour nos pays, de la nuit. Le matin, c’est la louée des domestiques, le prétexte et l’occasion de la fête. Les bergers portent un flocon de laine à leur casquette. « Ceux qui veulent se louer comme moissonneurs ont un épi de blé à la bouche. Les charretiers mettent un fouet autour de leur cou. Les autres domestiques se recommandent par une feuille de chêne, une plume de volaille ou une fleur. »

Mais c’est l’après-midi, jusqu’à la tombée de la nuit, que la fête bat son plein. Il y a plus d’un tir : et l’on entend les coups de fusil. Il y a plus d’un buveur : et l’on entend sauter les bouchons des bouteilles de limonade, le champagne du pauvre. Il y a plus d’un chaland : et l’on entend tourner les blanques qui grincent. Il y a beaucoup d’enfants : et les deux manèges de chevaux de bois gagnent de l’argent. Il y a beaucoup de monde : et l’on voit des blouses bleues, des casquettes, des sabots, des bottines, des chapeaux, des redingotes. On marche. On piétine. On entre sous les ramées. On stationne devant les étalages. On cause. On s’interpelle. On rit. On fume. On danse sur le parquet installé de la veille. Bonoron n’est plus seul ; il est renforcé d’un cornet à pistons et d’une basse. On l’entend un peu moins, mais personne ne songe à s’en féliciter. Parfois une vielle grince. La vielle, c’est un peu la voix de notre pays gris l’hiver et toujours rude. Même la voix de la vielle ne te dit rien.

J’aurais beau te tirer par la manche : tu ne viendrais pas. Tu me dis :

— Ce n’est pas moi qui ferais seulement un pas pour voir ça.

Ce premier pas, tu ne pourrais point le faire. Et les dix-neuf autres te coûteraient bien plus encore.

Non. Décidément, tu n’étais point fait pour te mêler aux foules que soulève la marée de la joie de vivre. Les fêtes ordinaires des hommes n’étaient pas pour toi. Leurs échos ne troublaient point ta sérénité intérieure, mais tu n’éprouvais pas le besoin de les entendre de plus près. Le renouveau même du printemps ne t’atteignait pas.

Et c’est ainsi que tu continues de dormir, insensible à la brise qui, peut-être à l’invitation de ce clair de lune, vient de se lever. Ne sens-tu pas frissonner les dahlias et les pensées qui parent ta tombe ? Les fleurs mêmes ne t’attiraient pas. Oublierais-je donc que tu mettais du fumier sur leurs racines ?

Mais je devine que tu me vois et que tu m’écoutes. Quand je fréquentais l’école maternelle que dirigeait sœur Marthe, les jours de grande neige tu m’y portais sur tes épaules. Le reste du temps tu m’y menais par la main. Tu ne pourrais plus me porter. Mais je peux encore te laisser me conduire à l’école de ta vie.


TROISIÈME PARTIE

I

Pour voir l’église, je n’ai pas besoin de me retourner : je sens derrière moi sa présence. Je n’ai même pas besoin que la lune, par miracle rebroussant chemin, allonge par-delà ta tombe l’ombre pointue du clocher. Je la vois avec ses piliers, avec ses vitraux, avec ses chapelles. Je la vois, à cette heure, si pleine d’ombre, je l’entends si pleine de silence que le craquement d’un confessionnal, que la mince clarté de la veilleuse devant le tabernacle font penser à quelque surnaturel visiteur dont ce bruit et cette lumière dénonceraient la présence. Si j’étais aujourd’hui, à neuf heures du soir, par mégarde enfermé dans l’église, je ne jure point que je n’aurais pas peur. Sans doute, pour déjouer les attaques, m’adosserais-je au mur, face aux ténèbres et au silence ; mais, de ne voir et de n’entendre venir personne, ma nuit se passerait à trembler dans l’attente.

C’est la nuit que le voile du Temple se déchire. On aperçoit les étoiles innombrables, et l’on songe à toutes celles qu’on ne voit pas. La nuit, dans les campagnes, est l’heure de Dieu pour tous ceux qui jamais ne s’endorment qu’en pensant à leur salut et se réveillent en sursaut avant le chant du coq, comme si les grandes vagues de l’infini venaient battre contre les volets clos de leur maison.

Je n’ai pas besoin de me retourner pour voir l’église. Je sais qu’elle est là. Ses fondations descendent dans la terre plus bas encore que tu n’y es descendu. Si son ombre ne s’étend pas vers moi, la lune la projette sur une partie de la petite ville, sur beaucoup de toits qui n’en ont pas conscience.

Ce n’est point la « chapelle sur le bord d’une rivière rapide ». C’est « une pierre éternelle », mais non point « dressée auprès d’une eau qui s’écoule ». Partout notre pays est celui de la stabilité et de la force. Tu y cherches des rivières, et tu n’y découvres que des étangs. Tu voudrais y trouver de ce sable fin que rivières et fleuves entraînent dans leurs cours et déposent tout le long de leurs bords comme en paiement de leur passage, et tu te heurtes au granit dont carriers et casseurs de pierres sont payés pour connaître le grain dur.

Par quelque route qu’on arrive, c’est elle que d’abord on aperçoit, bâtie sur un terre-plein qui domino notre petite ville. Sa façade regarde l’ouest, d’où viennent les pluies ; son abside, boursouflée de chapelles rondes que séparent des tertres gazonnés, reçoit les premiers rayons du soleil levant. De quelque côté qu’on la voie, elle s’impose : ramassée sur elle-même, avec son clocher qu’on dirait posé juste au-dessus du chœur quand on la regarde de l’est, harmonieusement allongée pour qui l’examine du sud. Les hirondelles et les nuages connaissent son coq. Elle est trop bien placée pour ne pas souffrir des intempéries des saisons. Le ciment de ses murs s’écaille. Les pierres de ses piliers extérieurs se fendent lorsqu’il gèle fort. Les jours de grand vent des ardoises s’envolent de ses toits. Ses nefs, son chœur même sont trop clairs. Il n’y a pas, sur ses vitraux neufs, cette délicate poussière des siècles qui tamise la lumière. On n’y trouve point cette obscure clarté, ce demi-jour mélancolique qui sont l’âme des anciennes églises. On y chercherait vainement des statues de saints en bois à peine dégrossi, des inscriptions taillées à même les dalles, illisibles parce que les pas de vingt générations ont fini par en effacer les lettres. Tout y est d’aujourd’hui, depuis la grande chaire sculptée jusqu’aux petits bénitiers en porcelaine blanche. Il suffit de regarder l’ouverture cintrée de la tribune pour s’étonner de n’y point voir, en une double flûte de Pan, les tuyaux de montre d’un orgue.


II

Avais-je raison de dire que l’ancienne fût plus belle ? N’obéissais-je pas à une de ces impressions de commande dont tu n’avais, toi, nullement souci ? Je ne brûlerai pas maintenant ce que tout à l’heure j’adorais. Mais je ne me sens plus le droit de parler ici de l’art du moyen âge, ni de l’architecture, ni de la statuaire modernes. À quoi bon ? Ceux et celles qui viennent prier ici n’en cherchent pas si long. Pourquoi exiger d’eux plus qu’ils ne font eux-mêmes ? Je pourrais te citer le cas d’un écrivain qui, converti au catholicisme, n’avait pas si bien dépouillé le vieil homme qu’il ne protestât rageusement contre le mauvais goût des prêtres et des fidèles d’aujourd’hui, de même qu’avant sa conversion il notait avec âpreté les mille petites tares de la vie la plus quotidienne. Les statues et l’exécution des chants liturgiques le faisaient particulièrement souffrir. Il ne pouvait prier avec ferveur que dans un décor de choix. Toi et les fidèles de nos pays, vous n’avez pas de pareilles exigences. Et c’est tant mieux, car elles demeureraient insatisfaites. L’harmonium de deux jeux et demi, et le frère Théodore qui presque toujours n’en joue que d’un doigt, vous suffisent. Que feriez-vous d’un orgue à trois claviers, et d’un organiste qui vous jouerait une passacaille de Buxtehude et des fugues de Bach ? Vous n’y verriez que du feu. Vous n’y entendriez que du bruit. Vous préférez les airs des cantiques du père Lambillotte. Que feriez-vous du plain-chant grégorien chanté comme il doit l’être ? Vous préférez qu’il soit exécuté — c’est le cas de le dire. — par Thomas, le chantre, cordonnier de son métier, et qui s’entend mieux à tirer le ligneul qu’à filer les neumes. Plus les notes sont hautes, et plus il donne de la voix. Beaucoup de personnes de l’assistance admirent qu’un homme, à lui tout seul, puisse chanter aussi fort, et l’on dit : — Ma parole, il y a des moments où l’on n’en entend plus le frère Théodore !

Elles vous suffisent aussi, ces représentations en stuc tout frais du Sacré-Cœur, de la Vierge et de Jeanne d’Arc. Et même vous les trouvez plus belles que telle statue en bois noirci par les siècles. Vous ne vous demandez pas, je ne veux pas me demander si vous avez tort ou raison. Vos oreilles et vos yeux sont ainsi faits.

On dirait qu’elle a jailli vers le ciel comme un grand cri d’une âme en détresse. Mais elle demeure attachée à la terre par de puissantes racines qui sont de granit, de chaux et de ciment. Ni le vent, ni les portes de l’enfer ne prévaudront contre elle. Elle s’élève si haut qu’on la voit de très loin.

Elle est le lieu où se réunissent beaucoup de femmes qui éprouvent le besoin de prier, et quelques hommes, surtout ces messieurs du Conseil de Fabrique dont la place est marquée au Banc-d’Œuvre. Tu n’avais qu’une chaise dans le chœur, près de la crédence de marbre sur laquelle on voyait les burettes avec le manuterge, le bénitier avec son goupillon. Cette chaise te suffisait ; pour prier, nul besoin d’être agenouillé sur du velours.

Je n’ai pas besoin, moi, pour voir l’église, de me retourner. C’est de loin que je la vois le mieux, par exemple de Paris, ou d’ici, près de toi, les yeux fermés. J’aurais beau vouloir la retrancher de ma pensée : je ne le pourrais pas plus que supprimer mon enfance. Je souffrirais de la comparer aux cathédrales célèbres : sous leurs voûtes circulent des touristes indifférents, guide en mains et l’étui noir de la jumelle battant sur leur cache-poussière beige. À la vérité il en vient quelques-uns ici ; mais ce qu’ils regardent surtout, c’est le panorama que du cimetière on découvre. Parfois, les beaux matins d’été, quand tu as laissé la grand’porte ouverte à deux battants, ils entrent. Ces étrangers sont pour moi des intrus. Que ne puis-je les chasser du Temple ! C’est comme s’ils entraient dans notre maison. Mes souvenirs, que presque chaque jour multiplie et qui prospèrent à l’ombre de ce pilier, dans cette chapelle silencieuse, dans les deux sacristies, dans le chœur, à la tribune où pendent les cordes des trois cloches, ces touristes passent devant et marchent dessus sans en soupçonner la présence. Ils ne sentent point qu’ils ne sont pas chez eux. Notre église est le lieu de la solitude, du recueillement et de la prière. Elle est grande. Pourtant il n’y a point place en elle pour ceux qui parcourent le monde en quête de sensations toujours nouvelles devant des horizons sans cesse renouvelés. Chez elle, chez nous, ils ont vite lait de s’ennuyer. Elle ne leur offre ni ces vitraux anciens, ni ces sculptures naïves qu’ils prisent si fort. Elle ne propose point à leurs courtes méditations l’actualité, toujours vivante dans les vieux monuments, d’un passé que des pierres travaillées rattachent au présent. Ils s’en vont tout de suite. Bon voyage, touristes ! Nous, nous restons ici, dans cette église que tu connais tout entière, de la charpente du clocher aux larges dalles : et, ces dalles, tu les connais une par une.


III

Il ne suffit pas d’aimer son travail, ni d’aller avec une résignation joyeuse au-devant de la tache de chaque jour. Il ne suffit pas de thésauriser pour la vie présente : il faut aussi mériter le ciel. Sans doute tu espérais en cette récompense, mais sans que cela te diminuât, bien au contraire, puisque ta douceur n’en était que plus grande.

L’église était pour toi beaucoup plus qu’un endroit où tu travaillais comme dans les jardins : tu n’y entrais jamais qu’avec le sentiment de pénétrer dans la maison de Dieu. Ce n’était pas seulement pour gagner un peu d’argent que chaque samedi tu balayais les nefs et le chœur, secouais les tapis, rangeais les chaises, préparais les bougies, mais parce que la maison de Dieu doit être nette et qu’on ne doit pas pouvoir y rencontrer un grain de poussière.

De cette maison, les deux sacristies, qui de chaque côté du chœur se regardaient, étaient comme l’office, mais la nôtre surtout, celle « des enfants de chœur ». Il y avait six placards, trois à droite, trois à gauche. À la porte massive faisait face une petite fenêtre à vitres losangées soudées par du plomb. Des barreaux de fer, scellés à l’extérieur dans la pierre, ne la protégeaient guère contre les rafales. Dans le placard des enfants de chœur, les soutanes rouges, et les noires, elles surplis blancs étaient accrochés à des patères. Dans le second les chapes de toutes couleurs étaient pliées en deux sur de longues tringles de bois horizontales et mobiles sur pivot. Le troisième était le tien et celui du suisse : il contenait vos deux cannes, celle du suisse plus belle et plus lourde que la tienne, sa hallebarde, son épée, ses deux chapeaux, ta calotte de velours et ton médaillon suspendu à une chaînette. Dans les trois autres, à gauche, il y avait les chandeliers de toutes formes et de toutes tailles, depuis les plus petits, en nickel, jusqu’à ceux, en bronze massif et doré, que tu ne sortais que pour les grandes fêtes, les bannières, en temps ordinaire gainées de serge verte, et qui n’apparaissaient dans toute leur gloire que les jours de processions, les croix, les bénitiers, les encensoirs, les cierges, les paquets de bougies, et ces cartons noirs sur lesquels, tu le sais bien, sont peintes en blanc des têtes de morts. On y respirait une odeur d’encens et de bougies mélangée du parfum de cette anisette que les boulangers mettent dans le pain bénit, quand on le leur demande. Là, nous nous babillions tous, toi, le suisse et nous, les enfants de chœur, comme des acteurs pour la représentation d’un très ancien mystère. Nous autres, nous étions trop jeunes encore pour prendre au sérieux notre rôle. Mais, lorsque notre enfance était exubérante, tu nous imposais silence : même fermée, la porte de notre sacristie donnait accès direct à la maison de Dieu.

L’autre était la « sacristie du clergé » que représentaient, à eux deux, le curé-doyen et son vicaire. Un grand buffet qui rejoignait le plafond en occupait, sur toute la longueur, la moitié de la superficie. Au-dessous de la tablette tu pliais et rangeais soigneusement, sur des planches à glissières, les différents ornements ; chasubles, étoles, manipules, amicts. Au-dessus, dans différents compartiments, il y avait les pales, les corporaux, les hosties, les calices et l’ostensoir. Là, quand nous étions rassemblés quelques minutes avant les cérémonies, nous gardions le silence. Dans l’ordre de l’importance spirituelle, la sacristie du clergé était de plusieurs degrés au-dessus de la nôtre. Nous regardions se vêtir l’officiant qui nous tournait le dos. Toi, tu te tenais dans un coin, les deux mains croisées sur ta canne de jonc verni de noir. Par habitude, tu appuyais dessus. Elle pliait, et le jonc finissait par se rompre.

Ton balai passait partout, aussi bien derrière la grand’porte que dans le chœur. Sous les chaises et sous les bancs, il n’y avait pas un centimètre carré des dalles qu’il ne visitât, que ce fût le long de la nef principale, des deux nefs latérales, de la nef déambulatoire, dans les deux chapelles du transept ou dans les trois de l’abside.

Nous nous rappelons ces belles matinées des samedis d’été quand le soleil pénétrait, du côté de l’Epître, à travers les vitraux dont certains représentaient des saints. De splendides rayons s’allongeaient jusque « du côté de l’Évangile », et il y avait là, comme spiritualisme, toute la lumière du matin. Quand tu arrosais les dalles et qu’un souffle de brise arrivait par la grand’porte ouverte, il y avait là, comme spiritualisée de se mêler au parfum persistant de l’encens, toute la fraîcheur du matin. Aucun bruit ne parvenait des alentours. Le cimetière est un endroit bien silencieux, n’est-ce pas ? Les huit ou dix maisons dont se compose le quartier de la cure ont emprunté, ce semble, à l’église et au cimetière proches, des habitudes de paix qu’on ne rencontre pas ailleurs. Et puis, sur sa plateforme d’où elle domine toute la petite ville, tout entourée de pelouses, la maison de Dieu ne voisine que de loin et de haut avec les maisons des hommes.


IV

Des cinq chapelles, celle de Notre-Dame de Lourdes était la plus belle. Sa voûte, plus bleue encore que le ciel, est semée d’étoiles dont l’or ne scintille jamais. Son autel est toujours paré de fleurs si jolies qu’on ne distingue point les artificielles des naturelles. Sur ses murs sont peints de mystiques attributs que poétise notre imagination : tour d’ivoire, porte du ciel, et deux anges, pieds nus et vêtus de longues robes qui laissent pourtant s’éployer leurs ailes.

Mais le chœur est vraiment le cœur de l’église. C’est vers lui que tout converge. C’est dans sa direction que sont tournées toutes les chaises. C’est de lui que tout part. Jamais tu ne le traversais sans faire une génuflexion. Tu étais chargé de l’entretien de la veilleuse qu’on ne laisse s’éteindre que deux jours par an : le jeudi et le vendredi saints. Elle brûlait dans un lustre lourd et doré devant le tabernacle. Flottant sur une rondelle de liège, elle baignait dans l’huile que tu renouvelais le soir, après avoir sonné l’Angélus. Quelquefois je t’accompagnais dans l’église envahie par l’ombre comme elle l’est à cette heure même où je cause avec toi. Tu n’avais pas peur. Mais, moi, si tu ne m’avais pas tenu par la main, je me serais enfui. J’avais la sensation d’être… Où donc ? Au ciel ? À huit ans, cela ne m’eut pas fait trembler. Non. Je m’imaginais transporté dans un pays mystérieux où, soudain déchaînées, des forces inconnues pouvaient jouer de moi comme la tempête d’un fétu de paille. Mais, tant que tu me tenais par la main, je me sentais solidement enraciné. J’aurais voulu ne pas te suivre jusque dans le chœur où j’allais être en contact direct avec la puissance de Dieu ; seulement la peur de rester isolé était la plus forte. Lorsque, te haussant sur la pointe des pieds, tu attirais à toi le lustre, il se faisait dans l’église comme un bruit de tonnerre. Là-haut, au-dessus de la voûte, les poids remontaient, cédant à ta force. Et c’était pour moi comme si tu avais ébranlé la voûte du ciel.

Mais le clocher est la tête de l’église. Munies d’abat-sons, ses quatre baies sont quatre bouches qui envoient aux quatre coins de l’horizon les proclamations des cloches. Elles sont trois, là-haut, la petite, la moyenne et la grosse. Il faut les avoir vues, immobiles, accrochées au milieu des énormes poutres qui s’enchevêtrent, dans le silence du clocher clair où la lumière semble être à son printemps, où l’air frais circule avec douceur. Une chauve-souris, qui vole là-bas au-dessus des voûtes de la nef, vient les effleurer d’une aile veloutée, et retourne vite dans son royaume d’ombre. Parfois, portés sur les ailes invisibles du vent, un grain de sable, un fétu de paille frappent imperceptiblement sur le métal sonore. On dirait alors qu’une de nos cloches soupire. Trente années durant, trois fois par jour tu sonnas l’Angélus pour rappeler à notre petite ville que trois fois par jour il était l’heure de songer à la prière. Tu ne te contentais pas de le sonner : tu le récitais en même temps. Tu ne connaissais pas le latin, mais, à force d’entendre répéter certaines phrases, tu avais fini par les savoir par cœur et par les comprendre. Tu tintais les trois premiers coups, et tu prononçais mentalement :

Angelus Domini nuntiavit Mariæ : et concepit de Spiritu sancto.

Puis, pendant que s’éteignaient les sonorités de la grosse cloche frappée par le marteau, tu récitais l’Ave Maria.

Tu tintais les trois seconds coups, et tu prononçais mentalement :

Ecce ancilla Domini : fiat mihi secundum verbum tuum.

Puis, pendant que s’éteignaient les sonorités de la grosse cloche frappée par le marteau, tu récitais un autre Ave Maria.

Tu tintais les trois derniers coups, et tu prononçais mentalement :

Et Verbum caro factum est. Et habitavit in nobis.

Et, pendant que s’éteignaient les sonorités de la grosse cloche frappée par le marteau, tu récitais un dernier Ave Maria. En deux minutes, tu revivais tout le drame qui précéda celui de notre rédemption et dont les échos ne sont pas encore éteints dans nos âmes. Et tu voyais saint Joseph qui n’avait pas, lui non plus, de temps à perdre avec son métier de charpentier. Et tu voyais la Vierge Marie qui, tout de même, devait être obligée de s’occuper de son ménage. Elle filait au rouet dans l’embrasure d’une fenêtre cintrée : et, tandis que l’Ange du Seigneur lui annonçait au’elle serait la mère du Christ, le lys des champs n’avait pas un frisson.

L’hiver, tu partais avant six heures du matin avec ta lanterne allumée. Tu avais beau connaître le chemin.

— On n’y voit ni ciel, ni terre, disais-tu.

Depuis la veille, les rafales avaient eu le tempes d’accumuler la neige au tournant des petites rues contre les murs. Et lu emportais non seulement ta lanterne pour y voir clair, mais aussi ta pelle, pour te frayer ta route. Et c’était tout à fait comme dans les temps anciens, quand l’homme, isolé et réduit à ses propres forces, avait à lutter contre les éléments. Tu n’étais plus en France, ni même dans notre Morvan où des routes, pourtant, ont été percées qui n’existaient point à la date de ton enfance, où les petites villes se sont agrandies et transformées. Tu étais sur un point de la terre où l’hiver régnait en maître absolu, ou personne avant toi ne s’était levé pour te faciliter de marcher dans la neige. C’était à toi de te frayer ton chemin. Les cantonniers sont assez payés pour prendre l’initiative de faire la grasse matinée.

Tu sonnais l’Angélus à cinq heures précises en été, à six heures précises en hiver, toute l’année à midi précis et, le soir, à la tombée de la nuit. Pour le matin et pour midi, la petite ville avait plus confiance en toi qu’en l’horloge de sa mairie qui parfois se détraquait : de trente années tu ne te détraquas jamais, ni ne te départis du besoin de l’ordre et de l’exactitude. Seul chargé du service du chœur et de l’intérieur de l’église, tu ne l’étais pas seul des cloches. Tu n’aurais pas suffi à les sonner toutes les trois en même temps, les veilles et les jours de grandes fêtes. Il y avait le sonneur, et les gamins pour qui tirer sur les cordes était une grande joie. Mais les trois Angélus quotidiens t’étaient réservés.

Les dimanches étaient pour toi de beaux jours de repos et de prière. Dès le matin tu te rasais. Vêtu presque comme un bourgeois, tu mettais tantôt des bottines à élastiques, tantôt des souliers à lacets. Portant une chemise à plastron blanc et à faux-col, pour un jour tu cessais d’être l’ouvrier qui s’en va en sabots à son travail. Tu assistais à la messe basse de huit heures, à la grand’messe et aux vêpres. C’était ce jour-là surtout que se révélait toute la signification de l’église. Elle attirait tout à soi. À notre époque il y venait encore beaucoup de monde. On y voyait même de ces vieux et de ces vieilles qui, dès le matin, partaient de leurs villages éloignés d’une ou deux lieues. Ils arrivaient une heure trop tôt. Agenouillés sur leur chaise, assis sur leur banc, ils attendaient sans s’ennuyer le commencement de la cérémonie. Ne connaissant personne que Dieu, ils ne rendaient jamais visite qu’à lui. Solliciteurs patients, ils tenaient à n’être pas en retard. C’étaient des vieux et des vieilles comme on n’en voit plus aujourd’hui. Vous vous disiez bonjour d’une inclinaison de tête. Dénombrant l’assistance et prenant plaisir à constater que la petite ville et ses villages n’eussent pas oublié le chemin de l’église, tu te disais qu’il y avait encore de la piété dans les âmes, et que sans doute à cause de cela Dieu se souviendrait pour nous de sa miséricorde.

Rappelle-toi certaines vêpres d’hiver.

Au moins, ce n’est pas seulement pour obéir aux préceptes liturgiques que tu as sur l’autel allumé six cierges. Il fait si sombre que, partout, brûlent des bougies supplémentaires ; dans les stalles du chœur, et sur l’harmonium, parce que le frère Théodore se fait vieux et qu’il est obligé, à chaque instant, de regarder ses doigts. Encore, malgré les bougies, se trompe-t-t-il, mais ce doit être la faute du froid : les mains tremblent. Dehors la neige tombe. Elle forme, au bas des vitraux, des bourrelets blancs comme pour empêcher le vent d’entrer dans l’église où il ferait trop froid. Très peu de monde. Les saintes filles, quelques dames. Toutes ont apporté leurs chaufferettes dorées où brûle du charbon de terre.

Je n’ai pas besoin de tenir ouvert an livre pour chanter les versets des Psaumes. Je les sais par cœur, depuis si longtemps que je les répète. Les mains dans les manches de ma soutane d’enfant de chœur, je me recroqueville contre le pilier, derrière l’harmonium, sur mon tabouret. Les soufflets qui montent et descendent alternativement me font penser au vent qui gémit dehors. Avec des frissons à fleur de peau, heureux, je me dis :

— Plus tard, lorsque je serai grand, je me souviendrai de ces vêpres d’hiver.

Par anticipation j’y trouve du charme.

Blanc et noir, le dallage du chœur a l’air glacé. L’abbé Lemaître pose de temps en temps son bréviaire pour se frotter les mains. Ce serait un supplice, s’il y avait une procession, que de porter la croix ou les chandeliers de nickel. Les saints eux-mêmes, sur leurs socles, dans l’ombre qui envahit tout, semblent avoir froid ; saint Martin, s’il était ici, regretterait d’avoir donné la moitié de son manteau.

Je songe à des vêpres dans une église plus étroite, plus vieille, une église où il fait sombre même en été. Ce serait aujourd’hui la nuit complète. Il n’y aurait pas de dames à chaufferettes dorées : rien que des vieilles avec de gros sabots tout bosselés de neige. Je me trouve bien dans mon coin obscur où personne ne me remarque. Je ne sens pas le froid, et voudrais passer là toute ma vie. Quand, les Vêpres finies, le moment vient de rentrer à la maison, où m’attend un bon feu, je frissonne, le cœur serré.

Tu te tenais dans le chœur, près de l’autel, et tu suivais les offices dans un petit livre. Je sais que tu aimais les paraboles des Évangiles, lorsqu’il est question du méchant homme qui part semer l’ivraie, et des ouvriers de la dernière heure, et de l’arbre que l’on reconnaît à ses fruits, et de Lazare le pauvre qui repose dans le sein d’Abraham.

Tu connaissais aussi l’Apocalypse. Je n’étais guère rassuré lorsqu’à la suite du frère Stanislas tu prédisais l’avènement prochain de l’Antéchrist. Tu répétais que, venu le jour du Jugement dernier, tous les morts, nous tous, nous nous lèverons au son de la grande trompette de l’Ange porté sur les nuées. Nous rejetterons, comme d’inutiles manteaux, les pierres de nos sépulcres pour attendre la sentence du Souverain Juge. Heureux alors ceux qui pourront suivre l’Agneau !


V

Pour toi chaque cérémonie avait sa raison d’être et son sens propre. Elles n’étaient pas de vains simulacres, ni un déploiement de pompe destiné seulement à frapper les yeux et l’imagination. Elles s’adressaient surtout à nos âmes. Mais tu te serais fait scrupule de ne point préparer selon les rites exactement tout ce qui était nécessaire à leur célébration.

Baptêmes, mariages et enterrements te trouvaient à ton poste, toujours attentif et grave. Que ce fût un enfant qui entrât dans le sein de l’Église, ou un vieillard que l’on conduisît au cimetière, tu étais là. Ainsi tu savais ce qui se passait dans chaque famille et les voyais tous, chacun à son heure, le visage rose de joie ou blanc de tristesse. Tous les enfants étaient baptisés, et il y avait excessivement peu de mariages et d’enterrements civils. Une vie humaine s’ouvrait et se fermait comme un livre sous le regard de Dieu.

Mais tu ne les connaissais pas seulement pour les voir à l’église. Lorsqu’il le fallait, tu te rendais chez eux, que ce fût dans la petite ville ou dans les villages. Aux mourants le vicaire portait l’Extrême-Onction. Il disait, en entrant :

Pax domui huic, et omnibus habitantitibus in ea.

Et c’était presque toujours une pauvre maison d’ouvriers, puisque les bourgeois qui vivent de leurs rentes ne sont pas nombreux chez nous. C’était une maison faite d’une seule pièce, avec deux lits contre le mur du fond. Dans un de ces lits un homme ou une femme geignait, tout en se rappelant certains cas miraculeux où des moribonds avaient été sauvés par l’application des huiles consacrées. Lorsque tout n’était pas préparé, tu donnais les indications nécessaires. Il fallait une nappe blanche sur un guéridon ou sur un coin de table, une bougie allumée, un crucifix, de l’eau bénite et une branche de buis bénit dans un verre. Quelquefois on allait chercher tout cela chez les voisins. Et le malade continuait de se plaindre. Et tu pensais qu’un jour viendrait où il en serait de même pour toi, mais chez nous tout serait prêt bien avant l’heure. La cérémonie terminée on regardait le malade pour découvrir sur ses traits l’expression d’un mieux immédiat et sensible. Il y avait un instant de détente. On se reprenait à espérer. La paix était entrée dans la maison et dans les âmes de tous ceux qui l’habitaient.

Durant les deux semaines d’après Pâques, tu allais dans les villages, marchant à cinq pas en avant du vicaire en surplis qui « portait le Bon Dieu » aux vieux et aux vieilles sans forces pour venir faire leurs Pâques à l’église. De toute l’année, c’étaient tes seules promenades. Encore ne le faisais-tu que pénétré du sentiment de la présence réelle de Dieu que tu précédais. Comme si c’eût été la nuit, tu portais de la main gauche la lanterne ronde où brûlait une bougie, tandis que ta droite, tout le temps que vous mettiez à traverser la petite ville, agitait la sonnette. Des femmes, sur votre passage, se mettaient à genoux à l’endroit même où elles se trouvaient, avant que vous ne fussiez arrivés à leur hauteur. Après, c’étaient les bois, les champs et les près où, selon les hasards des années, il restait de la neige, bien que les cloches de Pâques eussent proclamé le retour du printemps. Parfois sur la route vous rencontriez des paysans ; d’autres, parfois, de leurs champs où ils étaient occupés à « rouler » leurs blés, vous apercevaient. D’ailleurs tu sonnais pour les avertir. Et, se découvrant, ils s’agenouillaient sur la terre molle et noire de leurs sillons. Et le vent du matin gonflait le surplis blanc du vicaire, mais il n’avait pas raison de la flamme de la bougie qui, sur la route des hommes, traçait, comme une étoile, l’autre route de Dieu.


VI

À peine les grandes villes sont-elles effleurées par la succession et par les différences des saisons. On y passe, sans presque s’en apercevoir, de l’hiver au printemps. Même en janvier, les appartements des riches y peuvent être fleuris de roses. Et les murs des maisons montent si haut, de chaque côté des rues, que l’on n’aperçoit point le ciel dans toute son étendue mais comme découpé capricieusement en minces tranches grises ou bleues. Chez nous il n’en va point de même. Chaque saison a son visage particulier dont les traits, pour toi, sont encore accentués par les différences des quatre grandes « saisons religieuses » : l’Avent, le Carême, le Temps Pascal, et le Temps qui suit la Pentecôte.

Ce sont cinquante-deux semaines qui s’étendent devant toi comme la plaine que d’ici je découvre. Mais toutes n’ont pas la même teinte, il y en a de jaunes, de grises, de blanches, de vertes, de roses. Des yeux non avertis ne les différencieraient pas. Toi, tu les connais. Et de grands arbres se dressent, éternels comme nos chênes, dont l’ombre s’étend à la fois sur plusieurs d’entre elles, qu’elle influence : un de ces arbres se nomme Noël, un autre Pâques, un autre Pentecôte, le dernier. Toussaint. Deux ou trois autres plus petits, sveltes et blancs comme des bouleaux, ce sont les fêtes de la Vierge, dont la principale est l’Assomption. Que peut te faire que des savants aient discuté les Évangiles et contesté l’inspiration de toute l’Écriture ? Tu l’ignores. Et chaque année religieuse rouvre pour toi le prodigieux cycle de la vie éternelle d’un Dieu fait homme. Tu ne sais pas d’histoire qui t’émeuve davantage. Tu n’as pas vu jouer de drame qui te passionne plus que celui de la Passion. L’église en est le théâtre dont tu es un des machinistes, mais c’est avec foi que tu t’acquittes de ton travail.

Voici les quatre dimanches de l’Avent où pour la messe et pour les vêpres tu ne prépares d’ornements que violets : symbole de la pénitence. Nous attendons la venue du Sauveur. Introïts, oraisons, graduels, épîtres, évangiles, antiennes et hymnes exaltent et précisent cette attente angoissée. L’heure est venue de nous réveiller de notre sommeil. Nous sommes plus près de notre salut que nous n’avons jamais cru. Regardons le figuier et tous les arbres : lorsque leurs fruits se forment l’été n’est pas loin : ainsi pouvons-nous prévoir que le règne de Dieu est proche. Le Seigneur va venir pour sauver les Nations. Que les cieux laissent sur nous pleuvoir leur rosée. Nos iniquités nous ont emportés comme le souffle du vent ; Dieu nous a dérobé sa face, et nous a abandonnés aux mains de nos iniquités. Et nous écoutons le vent d’automne, qui est déjà un peu le vent d’hiver, secouer les vitraux pendant que se répandent sous les voûtes les lamentations du chœur. De bonne heure la nuit tombe. Où es-tu ? Dans notre église neuve ? Oui. Mais tu es aussi dans la vieille où, durant des siècles, nos pères ont répété les mêmes airs de plain-chant. Tu le sais. Du moins tu le sens dans les profondeurs de ton âme.

On se couche de bonne heure, l’hiver, dans notre petite ville. Les poules sont obligées, elles, de s’endormir dès qu’il fait nuit, vers quatre heures du soir. Elles auraient plaisir à veiller un peu, mais il leur est défendu d’avoir de la lumière dans leur toit. Grâce aux bougies, aux lampes, dans les maisons, on peut aller jusqu’à sept heures, grâce aux poêles aussi. Mais dans les rues, où il n’y a ni poêles, ni lampes, — simplement quelques réverbères qui s’éteignent avec tranquillité dès que le vent souffle, — à partir du crépuscule, on ne pourrait voir âme qui vive. Il s’en faut que minuit soit ici l’heure du crime. Minuit est l’heure où tout le monde, depuis longtemps, dort à poings fermés, pendant que le poêle achève de s’éteindre et que la gelée fait au clair de lune, de si jolis dessins sur les vitres.

Comme c’est une très vieille habitude, ou dit aux enfants :

— Jamais tu ne pourras attendre, sans t’endormir, jusqu’à minuit. Il vaut mieux que tu te couches tout de suite. Je te réveillerai quand il faudra.

Et les petits qui, pourtant, voudraient bien assister à cette messe qui se dit la nuit, font tous leurs efforts, la soupe mangée, pour résister au sommeil qui rôde autour d’eux. Mais ils ouvrent trop grands leurs yeux, qui ne tarderont pas à se fermer d’eux-mêmes. Lorsque, le lendemain matin, au bruit des cloches qui sonnent Noël, ils se réveillent, la messe est finie !

Mais aujourd’hui, je suis grand. L’année prochaine — qui est bien proche, — je vais faire ma première communion. J’accepte bravement de me mesurer avec le sommeil ; je le mets au défi. Les mains sous la lumière de la lampe, je veux faire face à cinq heures de veillée. Je m’installe, m’arc’boute, le dos rond tourné au poêle. Ce ne sont pas les belles histoires à lire et à relire, qui manquent. Dans l’Almanach du Pèlerin que ce matin même m’apporta le facteur, il y a des contes de Noël si beaux que je serais heureux d’en pouvoir écrire de semblables.

Ne me dis pas que, dans d’autres maisons, on se réunit pour la veillée, on boit, on mange, et que ceux de mon âge jouent à cache-cache dans les pièces sombres, ou derrière les rideaux des lits. Je suis mieux là. Du ravissement de ma lecture, je ne sortirai que pour entrer dans la joie de vivre ma messe de minuit.

Ce sont des bergers qui jouent de la flûte. C’est juste au-dessus de l’église que les sons de la flûte rencontrent les voix célestes qui descendent des claires étoiles.

L’heure est venue. L’heure se tient debout sur le seuil de la maison, pareille à un de ces anges dont la robe est si blanche qu’elle fait tache sur la neige même.

Je me lève, et prends mes sabots. Ah ! cette fois, tu ne demandes pas mieux que de sortir avec moi ! Il ne t’en coûtera point de ne te coucher qu’à une heure du matin.

Les cloches sonnent tant qu’elles peuvent, dans le vaste silence de la nuit d’hiver.

Quel froid dehors ! Je frissonne.

La petite ville n’est plus la même. Les maisons n’ont plus de ces prolongements de leur vie intérieure, — porte ouverte, femme qui bavarde assise à sa fenêtre, poules qui entrent, qui sortent l’une après l’autre, — qui les agrandissent, qui les complètent ! Maintenant, chacune d’elles est une solitude enfermée entre quatre murs, et recouverte par un toit. De leur âme, rien ne transpire. La lumière même des bougies et des lampes, s’arrête, transie, aux vitres, et meurt tout de suite, en un faible éclat, sur la neige du chemin.

N’entrons pas tout de suite dans l’église. Arrêtons-nous un instant sur la plate-forme où la bise souffle, où nous seuls pouvons deviner, sous la neige, l’emplacement des pelouses qui reverdiront au printemps prochain. Ne regardons pas trop loin. Nous n’apercevrions même pas, à l’horizon, les bois où les loups doivent à cette heure trembler de tous leurs membres. Contentons-nous de la petite ville qui, elle non plus, contre toutes ses habitudes, ne s’est pas encore endormie. On veille, dans l’attente d’un grand événement : cette heure, pour nous qui n’avons pas entendu, comme dans les cathédrales, chanter les premières vêpres, appartient encore à l’Avent.

Mais c’est l’église, qui va vivre d’une vie intense ! Maintenant à chacun des piliers, une bougie brûle, plantée dans une applique dorée. Les deux lustres sont allumés. Et, comme cela ne suffit pas, d’autres bougies luisent tout autour du chœur. Il y en a même de disposées, en forme d’étoile, au-dessus du grand Christ qui domine le maître-autel. Jamais, même le Dimanche de la Dédicace, elle n’est aussi brillamment illuminée par tes soins. Comme tu le dis, « elle n’est plus qu’une lumière. »

Je passe devant la crèche où je reconnais la Vierge, saint Joseph, et l’Enfant. Voici les bergers, avec quelques moutons. L’âne est présent, le bœuf aussi. Fatigués de leur journée, ils voudraient se coucher sur la paille ; mais la paille est occupée par un saint, par une sainte, et par un enfant qui vient de descendre du ciel. Ils restent debout. Ce sont deux bonnes bêtes, qui n’oseraient pas réclamer le repos auquel elles ont bien droit. Ce sont pour nous de vieux amis. J’envie leur patience et leur sérénité. C’est cette nuit-là qu’ils nous parlent à leur façon, si nous savons comprendre leur silence et leur exemple.

Et ce n’est pas le jour des Rois-Mages, mais je les vois, enveloppés dans des manteaux lourds de pierreries, sortir de leurs palais à tours si hautes qu’à leur faîte on doit être beaucoup plus près des étoiles.

Ils vont, silencieux et graves, dans la nuit des temps.

Ils s’effacent chaque année un peu plus. Mais je les vois, merveilleux de netteté. Le vent des déserts souffle sur leurs longues barbes.

Dans quinze jours, ils arriveront à la crèche. C’est aujourd’hui qu’ils se mettent en marche.

La messe commence. Je suis assis sur mon tabouret d’enfant de chœur. J’ai beau rêver : mes yeux clignotent nerveusement. Mais ce ne peut être que la faute des bougies et des lustres. Je vais bientôt avoir douze ans : je suis de taille à passer une nuit blanche.

C’est une tradition que, tous les ans, du haut de la tribune où pendent les cordes des cloches, où dort un vieil harmonium que l’on ne réveille que lors des grandes fêtes, le menuisier chante Minuit, Chrétiens ! Il y a peut-être, dans la petite ville, de meilleurs chantres qui connaissent, si peu que ce soit, la musique. Mais aucun n’a des poumons aussi solides, une voix qui se répande si pleinement jusqu’au fond de l’église. Dans le chœur, Thomas n’a qu’à se bien tenir et qu’à dévorer en silence sa honte. Tout à l’heure, à l’Agnus Dei, il prendra sa revanche. La mélodie part de la tribune. Je ne l’entends pas : je la vois. Il faut qu’elle fasse tout le tour de l’église. Or elle est partout à la fois. Elle se multiplie. Des échos se la renvoient. Elle se rencontre, se heurte à elle-même, étonnée, sous ces voûtes que la lumière des bougies n’atteint pas. Elle passe, joyeuse, près des lustres. Mais, là-haut, dans l’ombre, on dirait quelle frissonne de la crainte d’effleurer les molles ailes d’une chauve-souris.

D’autres cantiques suivent. On y parle d’anges, de hautbois, de musettes, d’une attente qui a duré plus de quatre mille ans. Je suis quelque part, sur la terre ; des fils mystérieux me relient à des milliers de générations disparues que je vois, agenouillées, les mains jointes, les regards vers les nuages d’où tombera la céleste rosée.

C’est à la messe de minuit qu’aboutissent pour nous — comme les routes aux maisons du repos et de la joie, — les quatre dimanches de l’Avent où l’on a dit la messe avec des ornements violets, et les vêpres à l’heure du crépuscule chargé de brume froide quand le vent secoue la grand’porte de l’église.

Après, il y en a qui parlent de réveillon. Il faut s’asseoir encore à des tables, pour manger et boire.

Décidément, je ne suis pas assez grand. Je me couche tout de suite. Mes yeux se ferment, malgré moi, d’eux-mêmes : tout à l’heure, ils se sont trop grands ouverts.

Ce n’est pas seulement le jour même de la fête : Noël dure au moins quinze jours, jusqu’au dimanche de l’Épiphanie où tu vois tous les peuples de la terre prendre le chemin de l’étable, chacun portant ses présents. Tu apportais, toi, un cœur pur et une âme pacifiée. Pour ceux qui ne songent qu’aux biens d’ici-bas, ce sont quinze jours de réjouissances, du réveillon au gâteau des Rois. Les enfants soufflent dans des trompettes en fer-blanc et tapent sur des tambours dont la peau ne résiste pas longtemps. Les familles se font des visites. Les hommes boivent la goutte sur des coins de tables. Toi, tu ne sors pas. Plus que jamais ta vie se partage entre la maison et l’église. Tu te hâtes de rentrer. Tu mets tes pantoufles et, près du poêle qui ronfle, plus que jamais tu lis et relis tes vies de saints.


VII

Nous entrons dans une période indécise comme la saison elle-même. Nos âmes oscillent entre le souvenir de Noël et l’espoir de Pâques. Tu te rappelles ces après-midi de Février où, quand luit un soleil de plus en plus clair et doux, la bise n’en siffle pas moins âpre ni mordante. C’est là toute l’atmosphère des Quarante-Heures et du Carême. Toi, tu ne prends pas garde au soleil : tu sais que le temps est venu de la pénitence. Les Quarante-Heures ont été instituées pour nous détourner des coupables divertissements du Carnaval et pour nous disposer à passer saintement le temps du Carême. Et voici que les prières se multiplient, et que sur nos fronts le prêtre trace une croix grise avec les cendres des rameaux bénits de l’année précédente que tu as brûlés, et que nous faisons maigre trois fois la semaine, et que chaque vendredi ramène l’exercice du chemin de la croix à l’église. Tu t’arrêtes avec le clergé devant chacun des quatorze tableaux où l’on voit des soldats romains armés de la lance, les filles de Jérusalem éplorées, des chevaux blancs qui se cabrent. Les lumières de la messe de minuit sont éteintes. Nous sommes pareils à des ombres qui circulent le long des nefs obscures. Il semble que toute la détresse humaine se soit réfugiée ici et que la terre doive se casser en morceaux si Dieu ne serre pas le globe dans sa main. Les statues elles-mêmes souffrent. À partir du dimanche de la Passion tu les recouvres de voiles violets pour qu’on ne voie point leur visage. Sans doute, c’est un peu le printemps qui entre dans l’église, huit jours avant Pâques, avec ces rameaux que jeudi dernier nous avons coupés dans le bois de la Cascade ; mais les ornements sont plus violets que le buis n’est vert. Sans doute tu les entends bruire aux mains des petits qui font exprès de les agiter ; mais tu écoutes surtout la récitation du long évangile selon saint Mathieu. Et les événements se précipitent. Le Jeudi saint les cloches s’en vont, et l’église n’a plus de voix ; tu éteins la veilleuse devant le tabernacle ouvert et vide, et le cœur de l’église cesse de battre. Ce sont des jours dont chacun laisse sur ton âme une profonde empreinte, cinq jours, du Mercredi saint au soir du lundi de Pâques, où tu es beaucoup plus à l’église qu’à la maison, préparant et défaisant le reposoir, apprêtant les ornements, les cierges et les bougies, toujours avec le même zèle, chaque année comme si c’était pour la première fois. Les trois cérémonies les plus émouvantes des premières heures du Samedi saint sont la bénédiction du feu nouveau, dont le rite exige qu’il jaillisse d’une pierre que l’on frappe, celle du cierge pascal dans la cire duquel on enfonce cinq gros grains d’encens, celle enfin de l’eau baptismale. À mesure, nous nous sentons renaître. C’est comme une lumière neuve qui, ce matin, pénètre dans l’église : en même temps que le feu nouveau, ne vient-on pas de bénir aussi le soleil ? Regrettons-nous que le Carême se soit si longtemps attardé ? Non. Sa présence nous était nécessaire. Mais nous sommes heureux qu’ait sonné l’heure de son départ. Tu découvres les statues. Tu rallumes la veilleuse. Les cloches attendaient depuis plus de deux heures. Cela s’est préparé lentement. Il y a eu la lecture des douze prophéties entrecoupées d’oraisons, puis le chant des litanies. Elles sentaient bien qu’il y avait quelque chose dans l’air, et dans le chœur dont les chants tournaient de plus en plus à l’allégresse. Quand elles ont entendu le Kyrie de la messe royale, elles ont commencé à frémir sur leurs poutres. Mais, au Gloria, elles n’ont pu davantage y tenir : elles sont parties, mais à toute volée. Écoute-les : elles chantent, à leur façon, Alléluia. Le Christ est ressuscité. Elles le font savoir à la petite ville, à ses villages et à ses hameaux. Les jardins, les prés, les champs et les bois ont leur part de la bonne nouvelle. Toi aussi, ton front s’illumine. Tu t’étais enfermé dans le sépulcre de la pénitence. Or voici que la pierre se soulève, et que tu peux participer à la grande joie spirituelle. Range les ornements violets.

Tout est plus clair, tout est plus beau le dimanche de Pâques, même si le ciel est gris, même, comme cela se voit parfois dans nos pays, si la terre est blanche de neige. Tout est éclairé, pour toi, par une lumière dont le foyer est en toi. Ce n’est pas seulement sous les espèces de l’hostie que tu communies avec Dieu, mais, dans un sentiment de reconnaissance pour ce qu’après l’hiver et le Carême il ait fait le printemps et Pâques. Tu n’avais pas avant aujourd’hui remarqué vraiment que l’herbe reverdit, ni qu’il y eut des violettes.


VIII

Ensuite, c’est toute une série de fêtes qui nous tiennent en haleine. Sans elles, les nombreux « dimanches après la Pentecôte » seraient dépourvus de variété. Tu vois bien ces après-midi de Juillet et d’Août, où nous finirions par nous endormir au ronronnement de l’harmonium du frère Théodore. Tu as beau suivre les vêpres dans ton livre : le sommeil serait plus fort que toi. L’église est fraîche, mais le soleil ne l’épargne pas. Ses murs sont épais, mais nombreux sont ses vitraux. Ainsi, fatalement, nous nous ensommeillerions dans l’accoutumance de cérémonies toujours pareilles. Les fêtes ont des coups de trompette qui nous réveillent et entretiennent notre activité spirituelle.

Certes, ce n’est pas les quatre matins de la procession de saint Marc ni des Rogations que nos yeux seraient tentés de se fermer. Ces processions ont été instituées pour détourner de son peuple la colère de Dieu et pour le prier de bénir les fruits de la terre qui commencent alors à croître. Les haies des chemins que nous suivons sont tout humides, comme si elles venaient d’être aspergées d’eau bénite. Le parfum de l’encens domine les senteurs qui montent de la terre rajeunie. Chaque matin nous nous transportons sur un point différent des petits faubourgs, à l’endroit où une croix indique qu’ici c’est la campagne qui commence. Les chantres invoquent tous les saints : Patriarches et Prophètes, Apôtres et Evangélistes, Pontifes et Confesseurs, Docteurs de l’Église, Prêtres et Lévites, Moines et Ermites, Vierges et Veuves. L’officiant bénit et encense les jardins, les prés et les champs. Et ce sont des instants où l’on sent plus que jamais qu’il est six heures d’un matin du beau mois de Mai et que vraiment le ciel visite la terre.

Or, le jeudi de l’Ascension, c’est la terre qui rend visite au ciel. Le Sauveur nous quitte, sous les apparences du corps qu’il emprunta à notre humanité ; mais son esprit demeure avec nous, et son souvenir habite dans nos âmes. Tu es de cœur avec les douze apôtres qui le voient disparaître. Il te semble qu’il ait du mal à se détacher du sol : la pitié qu’il a pour nous suffirait à l’y retenir. Si tu regardais plus attentivement, tu verrais ses yeux se voiler de larmes. Mais il le faut. Et, miraculeusement, et par un prodige dont tu ne doutes pas, il s’élève, par ses propres forces, dans la direction du soleil. Tu ne peux pas le suivre longtemps du regard ; la lumière de Judée t’éblouit. Et voici qu’un nuage le dérobe. Mais, comme tu te tiens non loin des douze, deux jeunes hommes vêtus de blanc vous apparaissent. Vous ne les avez pas vus venir. Vous les découvrez brusquement. Tu ne doutes pas que ce ne soient des anges. Et ils vous disent :

— Que restez-vous ici à regarder dans le ciel ? Ce Jésus, qui a été enlevé d’avec vous dans le ciel, en reviendra de la même manière que vous l’y avez vu monter.

Il en est ainsi. Tu t’inclines devant les deux anges vêtus de blanc, sachant que le Christ vient de monter au ciel pour entrer en possession de la gloire qu’il s’est acquise par ses humiliations, et pour nous y préparer une place, et pour nous servir d’intercesseur auprès de son Père, enfin pour nous envoyer le Saint-Esprit.

Le Saint-Esprit descend le dimanche de la Pentecôte. Ce jour-là tu es encore de cœur avec les douze. Il fait chaud. L’air est calme. Mais tu entends soudain comme un bruit de tempête qui remplit toute l’église. Je ne dirai point que tu reçoives le don des langues parce qu’une langue de feu aurait palpité au-dessus de ta tête. Mais tu sais qu’il en fut ainsi pour les douze, et tu admires l’infinie puissance de Dieu.


IX

Le jour de la Première Communion l’église est aussi belle que pour les plus grandes fêtes, et plus pleine que jamais. On dirait que ce soit jour de communion en une même idée pour toute la petite ville et pour tous ses villages. Tout le monde est accouru. Pas une chaise, pas une place sur un banc qui reste libre. Tu te rappelles l’année où tu fis la tienne, et où tu n’étais pas celui que tu es devenu. Tu regardes dans le chœur les garçons vêtus de noir, et les filles, tout en blanc au milieu du transept. Tu voudrais être à leur place, et savoir ce que tu sais. Quand la date est venue pour moi, c’est moi que tu regardes. Je te vois bien. Mais je suis comme tu étais à mon âge. Je ne sais pas encore. Peut-être même ne saurai-je jamais ? Tout est doré sur l’autel : ornements, chandeliers de bronze, fleurs artificielles. Aujourd’hui c’est le soleil de Juin dont les rayons, transperçant les vitraux, répandent autour de nous une large coulée de lumière, et il faut regarder bien attentivement les cierges pour voir qu’ils brûlent.

Pour la Confirmation, c’est seulement tous les quatre ans que Monseigneur l’Évèque fait sa tournée. Viendrait-il chaque année que tu ne te familiariserais pas davantage avec lui. Il y a le Pape et les Cardinaux, mais ils sont trop loin de toi, le Pape surtout qui t’apparaît presque irréel dans sa soutane blanche, émanation de Dieu bien plutôt qu’homme semblable à nous. Monseigneur est la plus haute autorité spirituelle qu’il te soit donné d’approcher une fois tous les quatre ans. Il arrive dans sa calèche. Deux hommes vont se poster à l’entrée de la petite ville, à un tournant de la route d’Avallon. Ils emportent une perche longue de cinq mètres à la pointe de laquelle est attaché un morceau de drap blanc ; ils l’agitent, dès qu’ils aperçoivent les chevaux. Vous, les sonneurs, de devant l’église vous guettez le signal. Vous vous précipitez. Et deux minutes après les cloches chantent à pleine voix. Monseigneur est vêtu de violet. De petite taille, un peu replet, il a le regard fin. Il ne peut prononcer que de merveilleuses paroles. Avec respect tu baises l’améthyste de son anneau, et prépares ses ornements qui ne sont pas ceux d’un simple curé-doyen. C’est tout un déploiement de pompe inaccoutumée. On vient de très loin pour le voir. Heureux et fier que tes fonctions te fassent un devoir de t’occuper de lui, même si tu n’étais pas payé, tu ne lui demanderais pour récompense de tes services que sa bénédiction. Quand il est assis sur le trône que tu as toi-même dressé, la croix pectorale, la crosse, la mitre avec ses fanons, le grémial font de lui comme un personnage des vitraux de notre église. Tu serais tenté de te prosterner à ses pieds comme devant un saint.

Les deux dimanches de la Fête-Dieu font de partout jaillir les reposoirs entourés de branchages coupés le matin même. Chacun des quartiers que doit traverser la procession rivalise de zèle : lequel aura le plus beau ? Les maisons qui doivent voir se dérouler le long cortège cachent leur rez-de chaussée derrière des draps blancs où sont épingles des bouquets de fleurs frais cueillies. Il y a aussi des branchages dressés. Tu marches le premier, portant la bannière de saint Joseph, avec ta calotte de velours et tes gants blancs, les yeux baissés. Tu précèdes Dieu qu’à l’autre extrémité des deux onduleuses lignes de fidèles le prêtre expose aux regards dans l’ostensoir dont tremblent les rayons de bronze. Parfois tu te retournes : il ne faut pas aller trop vite. Il ne faut pas que la procession soit coupée. Dieu est un maître qui aime la rectitude. Tu veilles à ce que son cortège se déroule aussi magnifique, en tout cas plus émouvant que celui d’un roi.

Nous nous rappelons aussi le beau jour qu’est le Quinze Août. Des hauteurs du ciel, bleu comme le manteau que les Primitifs aimèrent à poser sur les épaules-de la Vierge, nous vient, dès le matin, comme le sentiment d’une grande fête qui se célébrerait parmi les étoiles. Elles disparaissent devant le soleil qui monte. Le vent souffle de plus en plus chaud. On chante la grand’messe. Posée sur sa châsse, la statue de la Vierge attend l’heure de la procession. Elle n’a qu’une fois l’an l’occasion de traverser notre petite ville ; et c’est aujourd’hui seulement qu’elle va de l’église à la chapelle du VieuxChâteau. C’est encore toi qui marches en tête. Il y a aujourd’hui, comment dirai-je ? un peu plus de laisser-aller. La Vierge est une douce maîtresse qui ne fronce jamais les sourcils. À date fixe, des générations ont accompli ce pèlerinage local qui dure une heure. Les costumes ont changé. On n’a pas toujours vu le suisse coiffé de son magnifique bicorne à plume blanche, ni les enfants de chœur en soutane rouge, ni les femmes ouvrant des ombrelles violettes, ni les membres de la Confrérie du Rosaire avec leur ruban bleu sur la poitrine. Ce n’a pas toujours été cette même statue qu’on a vue portée sur quatre épaules. Mais les sentiments de la procession n’ont pas changé. Nous voyons la Vierge idéalement debout sur le globe de notre monde, tandis que le vent de l’infini n’effeuille point les pétales des roses de Jéricho qui fleurissent ses pieds nus. Écoute les chants. On nomme la Vierge : étoile de la mer, tour d’ivoire, porte du ciel. On lui rappelle la salutation de l’Ange une après-midi que, dans le silence d’une maison où seul saint Joseph fait un peu de bruit, elle a vu apparaître le messager du Très-Haut. Ses ailes invisibles ont cessé de battre. Il se tient immobile devant elle, et ses pieds ne reposent point sur les dalles. Il tient un lys à la main. Il s’incline en disant : Je vous salue, Marie. Puis, sa mission remplie, il disparaît. Et le parfum du lys continue d’embaumer la chambre. Écoute aussi la cloche de la chapelle du Vieux-Château. Nous n’avons pas souvent occasion de l’entendre. Elle ne sonne guère qu’aujourd’hui, et que les jours, heureusement rares, où quelque formidable orage nous menace tous. Bien entendu, elle sonne aussi le jeudi et le samedi saints, fière d’annoncer, au même titre que ses trois grandes sœurs de l’église, son départ pour Rome et son retour. C’est une très ancienne voix de pauvre cloche solitaire dans un clocheton branlant recouvert, en guise d’ardoises, de lamelles de bois qui pourrissent. Mais, avant les nôtres, que d’oreilles elle a dû frapper ! Il nous suffit de l’entendre pour nous représenter la longue et indécise série de nos ancêtres, pauvres paysans vivant d’eau pure, de racines et de pain noir, humbles commerçants sur qui s’appesantissaient les rigueurs de la taille et de la gabelle, et qui avaient pourtant travaillé, de pères eu fils, pour édifier ces maisons et fonder ces familles dont l’ensemble constitue aujourd’hui notre petite ville. Combien d’entre eux ont fait, à cette date, le même chemin que nous aujourd’hui ! C’est tout notre passé qui ressuscite, au son de la vieille petite cloche.

Et puis les jours s’en vont. Ils passent l’un après l’autre comme des voyageurs qu’on ne reverra jamais. Le 6 Septembre de l’année prochaine n’aura point le même visage que le 6 Septembre de cette année. Tu le regarderas bien en face : il aura les cheveux un peu plus gris ; il traînera un peu plus ses sabots sur la route. Les jours passent. Comme moi qui m’amuse à donner des coups de pied aux poteaux du télégraphe, les jours secouent violemment les arbres. Les poteaux résistent, mais les arbres consentent à se séparer de leurs feuilles. Elles meurent. Et la Toussaint est bien l’achèvement du cycle de l’année religieuse. Après elle, tu recommenceras de vivre dans l’attente. Avec elle tu te remémores une dernière fois, comme on accorde un regard aux compagnons de route que l’on va quitter, les gloires, les luttes et les douleurs de l’Église triomphante, militante et souffrante. Les saints sont innombrables . Il n’y a pas que les cent quarante-quatre mille « marqués » des douze tribus d’Israël. Il y a encore une grande multitude que personne ne peut dénombrer, de toute nation, de toute tribu, de tout peuple et de toute langue. Ils se tiennent devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches. Et ils ont des palmes à la main. Tu les vois, jouissant de la béatitude éternelle, et n’aspires qu’à les rejoindre.


X

Ne pouvant pas tout de suite t’efforcer d’imiter la vie de Dieu descendu, par son fils, au milieu des hommes, tu pouvais te proposer en exemple ceux des hommes qui voulurent, dès leur vie terrestre, se rapprocher de Dieu : les saints. Il y en eut dont la condition ici-bas fut semblable à la nôtre. Tu pénétrais dans leur intimité. Tu les connaissais tous, depuis les exilés parmi les sables du désert, dans des cavernes faites d’un trou entre deux roches brûlantes, qui n’avaient pas tous les jours de l’eau à boire, jusqu’à ceux qui, dans des forêts humides et sombres, sous des branchages arrangés en toit de cabane, estimaient que pas plus que le Fils de l’Homme ils n’avaient besoin d’une pierre où poser leur tête. Tu les connus tous pour les admirer, pour tâcher de te modeler sur eux, mais dans la mesure où tu sentais que Dieu te le permît. Que serions-nous devenus si tu étais parti à travers ces bois où l’on finit toujours par rencontrer quelque silencieux monastère à la porte duquel il suffit de sonner ? Qu’aurions-nous fait si comme saint Benoît le More tu avais, à ta façon, vendu les bœufs que nous n’avions pas pour entrer chez les ermites de saint François ? Mais tu étais pareil à saint Guy, le pauvre d’Anderlecht, qui fut longtemps sacristain de l’église Notre-Dame de Laeken. Son occupation, disent ses biographes, y fut de parer les autels, d’enlever les araignées de la voûte, de balayer le pavé, de tenir le sanctuaire dans une propreté convenable, de nettoyer tous les vases, de plier les ornements et de mettre des fleurs sur les châsses des saints ; enfin il n’omettait rien de ce qu’il croyait pouvoir convenir à la majesté de la maison de Dieu, et il n’avait pas de plus grand plaisir que de travailler à la rendre agréable, pour y attirer les fidèles et leur inspirer des sentiments de dévotion. Quand Dieu le délivra des misères d’ici-bas pour lui donner l’immortelle couronne de l’autre vie, la nuit du dimanche où il mourut sa chambre fut remplie d’une lumière céleste au milieu de laquelle parut une colombe qui fit entendre ces paroles : « Que notre bien-aimé vienne maintenant recevoir la couronne d’une joie sans fin, parce qu’il a été fidèle. » C’est ainsi qu’il passa paisiblement de ce monde, l’an de N. S. 1012.

Tu ne te demandais pas si, venu l’instant, une colombe prendrait la parole au-dessus de toi, au milieu d’une clarté surnaturelle. Pareil miracle t’aurait étonné, et tu ne t’en estimais pas digne. Mais tu savais que Dieu est tout-puissant, et que les éléments, les animaux et nous-mêmes sommes dans sa main. Or ces miracles te semblaient être dans l’ordre naturel tel que tu le concevais : ils étaient la condition même de ces vies dont la lecture était pour toi une délectation spirituelle et un perpétuel sujet d’édification. Ton cerveau n’était desséché ni par la critique ni par le doute ; la foi au merveilleux y poussait ses fleurs les plus fraîches. Les Saints apprivoisaient les bêtes féroces des déserts et les bêtes sauvages de nos pays, et le loup devenait frère Loup. Ils suspendaient leur manteau à un rayon de soleil. Ils enfonçaient en terre un bâton desséché qui tout de suite prenait racine et se couvrait de fleurs et de feuilles. Des visions continuellement leur dévoilaient l’avenir.

Ils viennent de partout. Ils appartiennent à toutes les classes de la société. Il y a parmi eux des empereurs, des reines, des évêques, des docteurs de l’Église, des abbés, des moines, des religieuses, des servantes, des bergères. Tu ne connais pas de plus grands poètes qu’eux — est-ce moi qui te donnerai tort ? — qui conversaient familièrement avec Notre-Seigneur et avec la Vierge. Et, comme le merveilleux est de tous lieux et de tous temps, tu ne trouves pas extraordinaire qu’il y ait eu sur la terre, en même temps que toi, le vénérable Jean-Marie-Baptiste Vianney à Ars-en-Bombes, Mélanie à La Salette, et Bernadette à Lourdes. Ce sont là-haut, dans la lumière toujours égale de la béatitude, les cent quarante-quatre mille marqués du signe. Ce sont les chefs glorieux de l’immense armée de la prière. Ils ont mérité de se survivre dans la mémoire des hommes.

Pour toi tu n’exigeais pas tant. La part te suffisait qu’il plaisait à Dieu de t’accorder.

Anonyme dans l’armée du travail, ta destinée était de le rester dans celle de la prière, comme toutes ces bonnes vieilles demoiselles qui t’ont ici précédé ou suivi et dont la postérité ne saura point les noms, belles âmes que j’ai méconnues en des temps où mes yeux ne voyaient de l’arbre que son écorce. Mais vous n’aspiriez point à la gloire spirituelle de prendre place à côté de ceux que vous admiriez, vous teniez seulement à les suivre de loin. Qu’arriverait-il, si tous ceux qui prient devenaient saints à canoniser ? Ici comme ailleurs il faut une hiérarchie, et vous acceptiez d’être dans l’immense multitude des derniers.

Tous les vendredis elles se réunissent à l’église pour le pieux exercice du chemin de la Croix. Livre en mains,Mlle Délie prononce les invocations auxquelles les autres répondent. L’hiver, bien que Mlle Mariette l’éclairé avec une bougie, elle s’embarrasse dans les mots, car elle n’a guère l’habitude de la lecture à haute voix : ce n’est pas son métier. Elles vont de station en station, s’associant aux souffrances du Sauveur, de sa mère et des saintes femmes le long de la Voie Douloureuse. Que n’étaient-elles là-bas avec Véronique pour essuyer la sueur sanglante de la Divine Face ! Agenouillées devant les images, elles assistent à toutes les phases du supplice, de la mort et de l’ensevelissement. Elles prient pour elles-mêmes, pour celles que les soucis domestiques retiennent à la maison, pour celles qui ne veulent pas se déranger, pour toute la chrétienté.

Blanchisseuse de fin, Mlle Délie coule entre l’église et sa maison des jours paisibles, consacrés, comme les tiens, au travail et à la prière. Présidente de la Congrégation des Enfants de Marie, c’est elle qui, aux grandes processions, porte la bannière de la Vierge. Elles s’occupe aussi de l’Œuvre de la Propagation de la Foi, dont elle fait circuler le bulletin à couverture bleue. Tu le lis avec attention, jusqu’à la dernière ligne. Tu y médites sur des lettres de missionnaires qui se dévouent en de lointaines contrées. Tu vois les Laotiens dans leurs chaumières, bâties sur pilotis, à cloisons de bambou ; ils cultivent des vallées étroites qu’ils labourent avec leurs buffles ; ceux de la montagne, plus pauvres et sans bétail, se servent de leurs coupe-coupe et de haches grossières, et des femmes, jambes nues dans l’eau, repiquent le riz . Les noirs du Nyanza dressent près du rivage leurs cases pareilles à d’énormes ruches ; au son des flûtes et du tambour ils construisent une église en briques séchées au soleil. Les Patagons nomades emportent avec eux leurs cabanes faites de pieux et de peaux de phoques. Ainsi vas~tu, par la pensée, d’un bout à l’autre du monde, tout en t’occupant du salut de ton âme.

Mlle Mariette vit de petites rentes qui lui viennent de la vente d’un fonds de bonneterie à Troyes. Mlle Laure est propriétaire, dans notre canton, d’une ferme dont les revenus lui suffisent. Mlle Célestine fait des journées bourgeoises.

Mlle Colette a été très longtemps la servante du curé Pellé, le prédécesseur de notre doyen actuel. Quand elle était de mauvaise humeur, au presbytère elle molestait tout le monde. Comme le curé Pellé n’était pas assez riche pour l’emmener avec lui, — d’ailleurs il entrait dans une maison de retraite où il n’aurait eu que faire d’elle, — elle s’est loué une chambre dont la fenêtre donne sur la rue des Buis qui mène au cimetière. Elle a un commencement de goitre sur lequel elle étale les brides de son bonnet blanc. Elle y voit de moins en moins clair, mais ne veut pas entendre parler de lunettes. Elle ne s’est pas encore habituée à sa déchéance, et trouve que « du temps du curé Pellé » tout allait beaucoup mieux.

Mme Despert est la femme d’un Auvergnat que nous appelons, pour parler comme lui, « M. Déchepert ». Marchand de parapluies, il tient moins à vendre élégant qu’à vendre solide ; et leur commerce, malgré cela, marche si bien qu’ils songent à se retirer des affaires pour vivre de leurs rentes.

Avec deux ou trois autres demoiselles, avec trois ou quatre dames, elles constituent comme un état-major d’une douzaine de personnes sur qui M. le Curé peut compter en toutes circonstances. Sans doute, nous savons qu’elles ne sont point parfaites. Nous n’ignorons point qu’elles se disputent avec âpreté et la prééminence dans les bonnes grâces de M. le Curé, et le droit exclusif d’orner la chapelle du Sacré-Cœur. Nous n’ignorons ni leurs petits travers, ni leurs commérages. Mais tu te contentes d’en rire. Tu te dis que très probablement, si elles ne fréquentaient pas l’église, elles seraient encore pires. Puisqu’elles out chorsi de marcher dans la voie de la perfection, peu t’importe qu’elles n’avancent qu’à petits pas, ou, mieux, qu’elles piétinent sur place.

Tu n’étais point de ces apôtres brûlants qui vont confessant leur foi à tous les carrefours de la cité, te résignant à ce qu’il y eût des hommes à ne pas penser comme toi, mais je suis sûr que tu ne les oubliais pas dans tes prières. Tu n’en voulais à personne, et implorais la miséricorde du Très-Haut pour la chrétienté. La rosée du ciel tombe sur le pré du méchant comme sur le pré du juste.

Tu estimais qu’il était bon de vivre puisque, la vie, tu la devais à Dieu, et telle que te l’avaient faite, non pas le besoin ni les nécessités quotidiennes, mais ses mystérieux desseins. Tu pensais que lui seul est la source de la vérité, et que nous ne risquons point de nous égarer en suivant la route qu’il nous indiquait.

Tu savais qu’il intervient dans les affaires des hommes, qu’il a le droit de les punir ou de les récompenser, qu’il a à sa disposition le vent, le tonnerre, la grêle et la gelée, et le soleil, et les pluies opportunes. Tu trouvais naturel que les Saints fussent châtiés en même temps que les pécheurs. Si la rosée du ciel tombe aussi sur le pré du méchant, la foudre peut ne pas épargner la maison du juste. Cela ne te déconcertait point. Tu disais souvent :

— C’est tout de même le bon Dieu qui aura le dernier mot.

Plus d’une âme incertaine cherche sa raison d’être, qu’elle ne trouve pas toujours, dans un de ces héros glorieux qu’elle voudrait comme modèle, ou comme complément d’elle-même. Toi, tu avais trouvé Dieu. Tu as choisi la meilleure part ; qu’elle ne te soit pas enlevée !


XI

D’abord tu avais dû cesser de travailler dehors. Te morfondant au coin du feu, tu ne te reconnaissais plus. Tes forces peu à peu s’en étaient allées. Le cercle de ton activité se rétrécissait de semaine en semaine. Tu pouvais encore t’occuper de notre jardin et de notre champ, mais tu n’allais plus dans les jardins des riches. Toi de qui c’était la fierté d’être toujours à l’heure et de ne pas perdre une minute du temps que tu devais à ceux qui te payaient, voici que tu n’avais plus à travailler que pour ton compte. Tu te trouvais tout désorienté.

Puis tu avais dû cesser de l’occuper de l’église, ne marchant plus qu’avec de grandes difficultés. Ce n’était pas tout à fait le coup de grâce, mais il s’en fallait de peu. Toi dont c’était la joie intérieure et l’orgueil de tenir propre la maison de Dieu, toi qui ne regardais pas à lui consacrer des heures qui ne t’étaient pas payées, voici que tu étais obligé de remettre tes fonctions entre les mains d’un autre. Cette fois le centre de ta vie était définitivement déplacé. Dans cette situation que tu n’avais pas prévue, tu tournais sur toi-même comme pour te retrouver. Et tu ne te retrouvais pas.

Du moins pouvais-tu encore aller à la messe, jusqu’au jour où tu m’écrivis :

« Cette fois-ci, ça ne va plus du tout. C’est de pire en pire. Je suis allé à la messe le jour de la Toussaint, mais j’ai bien manqué y rester, j’ai cru que j’allais étouffer complètement. Aussi je n’y suis pas retourné depuis. »

Je devine combien il a dû t’en coûter.

Jusqu’au jour où, te couchant, tu ne sus pas que tu ne te lèverais jamais plus. Je ne parlerai point de tes souffrances : là encore tu fus un résigné.

Mais tu es retourné à l’église. J’ai revu les tentures noires et les têtes de morts. Toi qui avais assisté à tant d’enterrements, il me semblait te voir aller et venir autour de ton corps. Ma pauvre mère pleurait silencieusement. Et, comme lorsque j’étais enfant de chœur et que moi aussi, j’assistais à des enterrements qui me déchiraient l’âme, je faisais effort pour ne pas fondre en larmes.

Tu étais là, tourné vers l’autel d’où montaient les prières, vers le chœur où les chantres imploraient pour toi la suprême pitié, vers ce chœur que tu avais toujours soigneusement nettoyé, vers cet autel que tant de fois tu avais paré de fleurs. Toi qui t’effaçais devant tout le monde et qui semblais toujours douter de toi-même, n’était-ce pas encore toi que j’entendais dire :

Judex ergo cum sedebit,
Quidquid latet apparebit :
Nil inultum remanebit.


Quid sum miser tunc dicturus ?
Quem patronum rogaturus,
Cum vix justus sit securus ?

Ah ! C’est maintenant que je te voyais les mains jointes, ton chapelet sur la poitrine, les pieds l’un près de l’autre, les yeux fermés, et tes trente années de vie exemplaire dont chacun des jours se tenait près de loi, riche de travail et de prières, et disant :

— Celui est un Juste, Seigneur ! Il a mérité d’entrer en votre Paradis.

Tout ce qui de ta vie était resté caché pouvait apparaître au grand jour de l’éternité. De toi personne n’avait à tirer vengeance. Tu n’avais jamais insulté personne. Jamais tu n’avais dû un centime à personne. Tu avais toujours été poli avec tout le monde. Tu avais fidèlement récité tes prières du matin et du soir, et ton chapelet. Aussi souvent que te le permettait ton travail, tu avais assisté en semaine à la messe chantée du matin. Tu avais toujours modelé ta pensée sur la religion, et ton travail sur ta pensée, et ta conduite sur ton travail. Tu avais toujours dit que nous ne pouvons rien par nos propres forces, et que les Saints sont nos intercesseurs auprès de Dieu qui est tout. Tu connaissais les Saints. Ils devaient, eux aussi, te connaître : tu avais trop vécu, par la pensée, dans leur société. Tu pouvais l’adresser à saint Guy, le pauvre d’Anderlecht. Mais, le moment venu, tu reculais, te jugeant beaucoup plus pauvre de mérites que saint Guy.

Et c’était comme si je t’avais entendu protester :

— Non ! Je ne suis pas digne ! Je ne suis pas digne !

Ils t’ont descendu dans la terre, non loin de notre ancien jardin où j’avais planté un marronnier qui est perdu pour moi, mais qui, dans dix ans, aurait eu des branches assez longues avec assez de feuilles pour que, sur un banc, tu puisses t’asseoir et te reposer à son ombre. Tu en es séparé par toute la largeur de l’étroit sentier qui rampe entre le mur du cimetière et la haie du jardin. Mais non loin de ta tombe se dresse la haute croix à l’ombre de laquelle tu dormiras longtemps.


XII

Mais il me semble t’entendre me dire comme autrefois le soir où j’arrivais :

— Il est tard. Tu dois être fatigué de ton voyage. Couche-toi donc. D’ici quinze jours nous avons le temps de causer.

Je ne suis pas fatigué. Mais tu as raison.

Je venais de Paris. Tu t’inquiétais que je n’y fusse pas trop malheureux. Ils ne connaissent pas ce sentiment, ceux qui envoient dans la grande ville leurs fils armés de toutes pièces pour la lutte et décidés à jouer des coudes au milieu de la cohue. Tu ne rêvais pour moi qu’une vie semblable à la tienne. Tu ne tenais guère à ce que j’écrive, comme tu disais, « dans les journaux ». Je m’engageais là sur une route dont, pour ne les point connaître, tu redoutais pour moi les tournants.

En sens inverse, j’escalade de nouveau le mur du cimetière. Il fait toujours le même clair de lune : toute la terre en est ennoblie, jusqu’à ce sentier où je marche et que tant de fois tu as suivi ; j’en compterais tous les brins d’herbe. Mais je vois aussi les maisons, les rochers et les bois comme fondus ensemble dans un doux apaisement. Oui : nous avons le temps de causer. Il n’y a même plus besoin que nous soyons, comme autrefois, assis à la même table. Maintenant je te vois et je t’entends mieux. Ta mort, comme ce clair de lune fait de la terre, illumine pour moi toute ta vie.

Tu n’aimais ni la médisance, ni la calomnie, ni le mensonge, mais tu médisais du toi, tu te calomniais, tu te mentais à toi-même.

Riche de mérites, tu t’en disais pauvre. Fort, tu t’estimais faible.

Priant sans cesse, tu trouvais que tu ne priais jamais assez.

Tu ne tenais pas à te reposer, et tu te reposais le dimanche en travaillant pour Dieu. Tu ne doutais pas qu’il ne dut tenir ses promesses, mais tu doutais que tu eusses assez fait pour en être digne.

Te priver des fêtes des hommes, il ne t’en coûtait pas, et tu ne manquais pas de sanctifier les fêtes religieuses.

Tu ne tenais pas à connaître les joies de la terre, mais tu voulais avoir la joie de te sentir en règle avec le ciel.

Tu aimais le ramage des oiseaux, mais comme saint François d’Assise, de la confrérie duquel tu faisais partie : parce qu’ils chantent les louanges de Dieu.

Tu faisais fi des joies extérieures, mais tu recherchais celles qui viennent de l’âme.

Regardée du dehors, ta vie peut paraître grise. Vue du dedans, elle est claire et brillante, pareille, dans sa sérénité, à ce solide rocher de granit couronné de bruyère rose, mais sur lequel se brise l’inutile et voluptueux clair de lune.



Fin





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