Le Sexe et le poignard/03-1

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Éditions de l’Épi (p. 119-130).



TROISIÈME PARTIE
CÉSAR IMPERATOR













I

LA GUERRE DES GAULES

 César, revenant de ce qu’on a nommé la conquête de la Bretagne, chevauchait muettement sur la terre incertaine que se disputaient depuis des siècles les Suessions et les Séquanes.

Son butin, ramené de l’île, qui devait être un jour l’Angleterre, était considérable, mais les épreuves avaient été dures. Casivellanus, le roi breton, avait pratiqué une dure guerre de fatigues et de guérillas. On s’était enfoncé dans un pays pauvre, sans approvisionnements. La cavalerie avait beaucoup souffert et les troupes étaient lasses. Pour des paysans venus des rives du Pô, car c’était là qu’on recrutait surtout les légions, ç’avait été un labeur épuisant que la marche en ce pays humides, où les brouillards stagnaient des mois entiers, où l’or était rare et le bétail maigre. Et voilà qu’en débarquant sur le sol gaulois, la quatrième année d’une guerre infinie et toujours ravivée, César connaissait le glas des mauvaises nouvelles. Son fidèle courrier Domicharés, lui avait remis treize plis apportés en hâte en Rome. La fille de César, Julie, épouse de Pompée, était morte, et sans doute, avec elle, disparaîtrait l’amitié, toujours réduite d’ailleurs, de son associé.

Mais ce n’était pas tout. Certes, l’ambitieux César apprit avec indifférence que Catulle venait de mourir aussi. Ce poète, d’abord ami, s’était montré épouvantablement réactionnaire, depuis ses amours malheureuses avec Clodia.

Un autre poète, Lucrèce, disparaissait également, mais ne laissait aucun vide. Il était bien oublié, l’auteur de De Natura Rerum ! Une chose amusa même César de son décès, ce fut que le sombre philosophe ait cru devoir user, comme poison amoureux, d’une décoction de cantharide. Comme si une femme experte n’était pas le meilleur excitant… voire mortel…

La chose comportait à ses yeux un certain comique… Mais il y avait des événements plus lourds et menaçants. Crassus était parti en Mésopotamie. Déjà vieux, obstiné et brutal, il avait toutes les qualités d’un chef destiné aux catastrophes. César le pressentait et se voyait bientôt seul devant Pompée, toujours omnipotent. La Gaule qu’il avait annexée depuis deux ans, restait encore toute à conquérir comme au premier jour. Certes, il y avait toujours des richesses à prendre et des esclaves à vendre. L’Aquitaine n’avait pas vu jusqu’ici un seul soldat romain. Mais cette toile de Pénélope, sans cesse reprise, lassait le Proconsul.

L’année précédente, il avait, sans se rendre à Rome, dépensé soixante millions de sesterces pour agrandir le Forum. Il songeait maintenant à faire construire un magnifique palais pour les comices par tribus, dans le Champs de Mars. Par ses deux agents secrets, Oppius et Balbus, il avait fait avancer, sur signature, des sommes considérables à près de cent sénateurs. Mais qu’importait tout cela devant les faits brutaux. Pompée s’avérait chaque jour plus nettement maître à Rome. Les deux favoris de César, Mamurra et Labiénus, par leur luxe abusif et leurs constructions de trop splendides palais, avaient irrité l’aristocratie romaine et le peuple en même temps. Mamurra passait en outre pour être le favori, la « femme », de César qui pratiquait l’amour socratique. De plus, les élections restaient défavorables. César avait pu acheter un des Consuls : Caïus Gemellus. Mais Caïus Claudius et Cnéius Calvinus qu’on savait devoir prendre les faisceaux étaient ses ennemis. Les tripotages électoraux atteignaient d’ailleurs un tel degré que les Consuls de l’année précédente avaient pu vendre leurs moyens secrets pour l’élection nouvelle, contre quatre cent mille sesterces. César était certes à l’aise dans la corruption, mais seulement quand il pouvait agir sur place. De loin, il serait la victime de tant d’aigrefins. Son amis Clodius, pourtant, tenait bon. C’était un homme étonnant. Le seul à Rome qui osât siffler et injurier Pompée en plein Sénat. Avec cela, généreux, souple, et merveilleusement apte aux intrigues politiques.

Une bande de spadassins avait été payée pour le tuer. Mais lui, entouré de quelques fidèles dont trois femmes d’Asie, défiait Rome et fascinait la jeunesse dorée du Latium, toujours plus moqueuse et débauchée et qui goûtait le courage gai. Elle méprisait aussi les vieux usages et voulait changer l’antique moralité des Caton.

Aussi, par un curieux phénomène, Clodius avait-il derrière lui tous les fils de l’aristocratie, utilisés pour soutenir le chef de la démagogie : César.

Ce n’était point suffisant, néanmoins, que d’avoir Clodius, à un politique aussi fin que César. Il gardait des ennemis cachés et redoutables comme cet Eurysace, ancien esclave, fournisseur des farines à l’État et soumissionnaire des banquets. Cet homme possédait vingt-cinq millions, et, quand tant de gloires d’antan nous sont restées inconnues, il a laissé un mausolée intact après dix-neuf siècles passés. Eurysace, comme la plupart des affranchis, était sénatorial. Il espérait même par quelques passe-droits habiles, pouvoir, acquérir une magistrature curule. Scaurus, fils d’un autre profiteur jadis marchand de charbon au bord du Tibre et devenu richissime, n’était pas non plus avec César. Il lui restait à vrai dire Antoine et Curion, de famille noble tous deux, et qui devaient lui rendre d’immenses services lors du passage du Rubicon. Pour l’instant, ils étaient disqualifiés. D’abord, ils pratiquaient entre eux l’amitié antique qui touche à l’amour et on les nommait le mari et la femme. Ensuite, ils étaient perdus de dettes. Même Antoine, poursuivi, dut se sauver en Grèce à ce moment-là.

Cœlius était encore un fidèle de César. Mais jadis amant de Clodia, sœur et maîtresse de Clodius, maîtresse de Catulle et de tant d’autres, il avait tout sacrifié pour elle, qui maintenant le détestait. Et cela le rendait fou. Salluste, curieux homme, fort intelligent et jadis riche, restait césarien. Toutefois, il avait gaspillé sa fortune et devenait emprunteur trop avide. Et puis, pouvait-on se fier à lui ?…

Ainsi, César songeait et passait en revue ses chances, ses soucis, ses craintes et ses désirs. Il regrettait la confiance donnée à ce Gabinius, bon danseur, mais trop honnête et d’une perspicacité abusive, qui n’avait pas voulu le servir utilement jusqu’ici. Et les soucis du Proconsul quittaient Rome pour revenir à cette maudite campagne des Gaules. Apaisée ici, la révolte renaissait aussitôt ailleurs. Ces Gaulois restaient inaccessibles à la terreur qui réussit toujours dans le Latium. Comment les dompter ?

Voilà que le roi des Carnutes, créé par César, venait d’être assassiné. Les Belges, rudes soldats, avaient massacré six cohortes romaines. Il fallait maintenant remonter vers le nord, au secours de Quintus, homme fidèle, mais disposant de trop peu de soldats…

Ah ! quand donc pourrait-on annoncer sans crainte de démenti, la soumission de ce pays obstiné ?

Ainsi méditait le chef au pas de son cheval.

Dans les marais et les forêts, les légionnaires infatigables s’enfonçaient d’un pas régulier. Les soldats de César, autant les fils de la Louve que les Gaulois enrôlés, les Germains et même des sémites venus d’Afrique par l’Ibérie, étaient tous d’étonnants guerriers. Le casque attaché derrière la nuque sur le haut paquet de bois, d’outils et d’aliments, ils allaient impassiblement dans l’atmosphère humide et automnale. Devant le gros, les éclaireurs, toujours Grecs ou Siciliens, précédaient encore une avant-garde de six cohortes prêtes au combat. Tous marchaient avec soin en ce pays plein de dangers. César suivait les cohortes, avec ses lieutenants familiers et les aigles. Labiénus, déjà propensé à le trahir, venait de partir pour Rome ; mais Mamurra, éphèbe gracile et souriant, Titus Postumius, Marcus Antonius et Marcus Servilius, soldats dévoués et malins, chevauchaient derrière lui.

Le Proconsul avait déjà ce masque creux et énergique qu’immortalisera la statuaire. Sous un nez mince et aquilin, la bouche se tordait avec une constante expression de mépris et d’ironie. Le front était haut et chauve. Deux plis descendaient des temporaux aux commissures, dénudant les muscles masseters, toujours tendus, et les pommettes. César s’en allait en rêvant, la face immobile et les yeux fixes. Son vêtement le « paludamentum » était couvert d’une chaude robe grecque flottant sur l’échine de son cheval, et que tenait une courroie autour de ses hanches. Sa cuirasse était derrière lui, sur la selle, avec le sceptre d’ivoire et l’aigle.

Les bordures d’or de la toge apparente sous la robe et les chaussures haut lacées à dessins rouges désignaient seules en lui le grand chef.

Derrière César venaient cent mulets porteurs des tentes et des matériaux nécessaires pour le dressage d’un camp. Le camp romain était en effet une ville, avec ses murs de bois, ses portes et ses tours de guet.

La nuit tombait. Les légionnaires cheminaient lourdement. On entendait leur pas net, dans son martellement écrasant et continu…

Un éclaireur apparut soudain arrêté sur un talus, levant la main vers le ciel pour attirer l’attention. César sortit des rangs et gagna le bord de cette voie à peine tracée, où pourtant l’ornière des chars gaulois se lisait. L’éclaireur laconiquement exposait la rencontre avec un groupe ennemi exterminé, dont un chef. Se penchant, il prenait alors au sol, par des cheveux, une tête dégouttante de sang. César regardait ce masque immobile. Il reconnaissait un ami de Komm, roi des Atrébates, vu jadis au pays des Eduens. Approuvant d’un geste, sans mot dire, il revenait à sa place et donnait alors des ordres. Au cri des centurions et des centeniers, le pas s’accélérait et les casques descendaient sur les fronts où ils avaient créé des sillons et des calus aux joues. C’est sans doute dans un de ces terrains coupés où le regard se perd, que devait se dissimuler l’ennemi dont l’avant-garde avait été surprise. On allait encore passer une rude nuit sur cette plaine bosselée et brumeuse ! Ah ! Rome, et les chairs douces de la Grecque Cithéride, qui professait l’amour selon un rituel plus ancien qu’Hésiode ! Ah ! boire le Falerne, mis en jarres avant que Sylla fût dictateur, en conversant avec le joyeux Clodius ou cet amusant Titulus Æas, l’homme le plus spirituel de Latium ! Entendre ces flûtistes Deliennes qui savaient, outre leur art et les danses, autant de philosophie qu’un Cicéron. Vivre enfin, avec, autour de soi, des amis armés, des richesses dans un temple, où l’on puisse à volonté puiser, et…

Une flèche sortant d’un buisson et visant sans doute César, venait dans la pénombre descendante frapper un légionnaire.

Un commandement sonnait. Dix hommes se jetaient sur la touffe broussailleuse d’où sortait un homme agile, presque nu, aux cheveux démesurés.

Une courte course. L’homme est atteint, César voit Accius, l’ancien boucher, celui qui dépouille le bétail, se pencher sur un corps étendu, son épée à la main et trancher…

À son côté, Mamurra poussait son cheval sans rien dire, il désignait à droite une vaste plaine rase et sableuse où rien ne venait. Il offrait son sourire de femme, retroussant le coin des lèvres sur ses dents blanches, et ce regard attirant, où les pupilles, triangulées par le coin des paupières semblent tant dire et promettre…

Et César commandait la halte…